Le surréalisme belgradois et le freudo-marxisme

LE SURRÉALISME BELGRADOIS ET LE FREUDO-MARXISME

 par Jelena NOVAKOVIĆ

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Références à Freud et à la psychanalyse

Le surréalisme serbe qui se développe à Belgrade, parallèlement au surréalisme français et dont les représentants entretiennent des relations étroites avec Breton et le groupe surréaliste de Paris, est marqué, lui aussi, par des références à la psychanalyse freudienne[1]. En 1923, dans son premier numéro, la revue Putevi [Chemins], dirigé par Marko Ristić, publie des renseignements sur Freud et la psychanalyse et dans le deuxième l’article « [De la psychanalyse de Freud] » de Dušan Matić qui met en évidence l’importance des découvertes freudiennes et examine la possibilité de les utiliser dans la création surréaliste qui conteste les données de la raison et tout le système de pensée régnant. En 1925 le numéro 6 de la revue Svedočanstva [Témoi­gnages] publie des poésies, des dessins, des lettres et diffé­rents textes choisis dans les archives des asiles d’aliénés, parmi lesquels se distingue le roman en images Le Vampire, écrit par un mythomane, et qui sera reproduit, dans une traduction de Monny de Boully, dans le numéro 5 de La Révolution surréaliste. En 1929, Koča Popović, qui fait ses études de philosophie à Paris, prête une attention particulière à la pensée gauchiste en Europe et à la propagation de la psychanalyse de Freud dans les cercles intellectuels parisiens. Il écrit une étude sur les recherches psychanalytiques intitulée « [Notes d’un asile d’aliénés] », qui est le résultat de ses visites dans un asile d’aliénés à Paris, mais qui est perdue[2]. La même année paraît le texte de Marko Ristić « [La pensée révolutionnaire] »[3], où la psychanalyse est présentée comme une lumière qui éclaire les coins sombres de la vie et qui produit des changements dans la conception de la morale. Dans l’ « [Introduction à la métaphysique de l’esprit] », publiée dans l’almanach des surréalistes serbes Nemoguće – L’Impossible (1930), Vane Bor rend hommage à Freud pour avoir découvert les actions inconscientes et montré le caractère répressif de la culture, et dans son texte « [Psychanalyse ou psychologie individuelle (à propos d’ un article de M. August Cesarec)] », paru dans le numéro 2 de la revue des surréalistes de Belgrade Nadrealizam danas i ovde [Le Surréalisme aujourd’hui et ici] (1932), il opte pour Freud à l’opposé d’Adler, en constatant « qu’une psychologie vraiment matérialiste ne pourra pas être fondée sans reprendre à la psychanalyse ses inventions fondamentales »[4]. La psychanalyse de Freud se présente comme un événement capital dans l’histoire de l’humanité.

Application des théories freudiennes

La création surréaliste, qu’elle soit verbale ou visuelle, se présente soit sous forme d’applications concrètes des théories freudiennes (textes et tableaux automatiques, récits de rêves, peintures oniriques), soit sous forme d’élaborations théoriques (théorie du désir, théorie de l’humour).

Les surréalistes de Belgrade glorifient le désir au sujet duquel ils lancent une enquête en 1932 dans [Le Surréalisme aujourd’hui et ici], et dans laquelle prennent part aussi les surréalistes parisiens (André Breton, Salvador Dali, Paul Éluard, René Crevel). En 1930 déjà, Vane Bor esquisse une théorie du désir dans l’« [Introduction à la métaphysique de l’esprit] » et en 1934 il traite de ce sujet dans son texte « [Talent et culture] ». Dans son élaboration théorique, il prend pour point de départ Le Malaise dans la culture, où Freud représente le développement de l’homme comme un processus de refoulement des instincts, en trouvant dans l’éducation et dans l’organisation sociale les sources d’affections nerveuses. Le refoulement des désirs a rompu « le rapport spontané de l’homme au monde extérieur »[5] et l’homme est devenu « un être misérable et faible, une fourmi capable de vivre son petit train-train quotidien », mais « profondément malheureux »[6].

Les seuls domaines où ce rapport spontané de l’homme au monde est conservé sont ceux de la poésie et de l’art. Dans l’Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel (1931), Koča Popović et Marko Ristić constatent que la valeur des produits artistiques est dans leur capacité de rendre possible l’expression de l’inconscient. Car, si, d’une part, « la faculté de lier les mots, de les faire mutuellement s’appeler et se répondre, appartient à cette participation directe de la conscience », d’autre part, « elle dépend de la question de savoir si et dans quelle mesure ces mots, dans leurs rapports mutuels, correspondent aux rapports de l’inconscient, aux hauts et aux bas, à la pulsation vivante et à la mobilité de l’inconscient, aux inégalités de la structure de l’inconscient, aux rugosités de son relief disharmonieux et perpétuellement changeant[7] ». De ce point de vue la création surréaliste a une fonction révélatrice.

Dans le cadre de la création verbale, cette fonction est accordée à l’écriture automatique, qui découvre « le fonctionnement réel de la pensée ». Les surréalistes belgradois ont commencé à la pratiquer assez tôt, avant de connaître ce qui se passait à Paris. En parlant des jeux de société où chacun devait réciter un poème par cœur et auxquels il participait lui-même quand il avait douze ou treize ans, Vane Bor dit que, au lieu de faire ce qu’on lui demandait, il se mettait à parler français automatiquement, en appréciant surtout la phrase : « Les rivières descendent dans les bateaux » qui l’obsédait et qui était antérieure et non moins belle que la phrase « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », que Breton mentionne comme un de ses premiers produits automatiques[8]. Selon le mot d’Oskar Davičo, à l’époque de sa prime jeunesse, il a entendu une « voix » qui s’était présentée à lui sous forme de mots qui provenaient des profondeurs marines[9] et avec lesquels il a commencé à jouer, en les associant d’une manière inhabituelle et peu logique. Ses textes automatiques seront insérés dans son livre [Anatomie] (1930). Parmi les surréalistes de Belgrade, c’est Marko Ristić qui publie en 1924 le premier texte automatique sous le titre « Exemple », dans le troisième numéro de la revue Svedočanstva [Témoignages], en le qualifiant d’« exemple d’écriture surréaliste sans aucune prétention au beau, au compréhensible » et comme un « pur document du courant de la pensée non appliquée »[10]. Une variante de l’écriture non dirigée est son « antiroman » Sans mesure (1928), où sa pensée suit automatiquement sa plume et où la description cède la place à la « radiographie » et aux « reflets en profondeur » où se dessinent les secrets enfouis dans l’inconscient.

L’inconscient est aussi l’objet principal de la création visuelle des surréalistes belgradois, qui ont toujours en vue le monde intérieur et qui ne considèrent la réalité extérieure que comme une symbolisation des désirs refoulés, qui est souvent le produit d’un hasard. L’huile sur toile de Vane Bor, Boules aux algues à l’horizon apparent (1928), conservée aujourd’hui dans le Musée d’art contemporain à Belgrade, est, comme le dit l’auteur lui-même, une image qui s’est présentée à lui, un matin, dans un demi-sommeil, et qu’il a peinte sans être conscient de ses implications théoriques, étant donné que, dans la réalité, les algues ne flottent pas au vent, mais dans l’eau et que l’horizon peint n’est qu’apparent[11]. Il s’agit d’une sorte de peinture automatique qui met en lumière le paysage intérieur du peintre, c’est à dire son inconscient. Une des méthodes privilégiées pour rendre visible cet inconscient est la « paranoïa critique » que K. Popović et M. Ristić définissent, en se référant à Salvador Dali, comme « un mécanisme de subversion, dont l’inconscient se sert activement afin d’introduire, par ses propres forces, une confusion fondamentale dans les constructions de la conscience et dans les relations de celles-ci avec la réalité »[12]. Vane Bor applique cette méthode dans son tableau Œdipe dans l’espace, reproduit en 1930 dans l’almanach L’Impossible et dont l’original est perdu. C’est un « tableau à double vision »[13] qui représente le trio freudien. La mère et son fils occupent le premier plan, tandis que le père est repoussé au second plan. Ce tableau pourrait aussi être vu d’une manière tout à fait différente si on le retourne, mais cette autre vision est cachée, « comme dans le subconscient » et elle n’est pas « réalisée au moyen d’une illusion d’optique », comme chez Dali, comme l’écrira Vane Bor plus tard, en remarquant que ce tableau avait été peint « avant la “paranoïa” de Dali »[14]. On dit que cette autre partie n’a pas été reproduite à cause de la censure. La même connotation œdipienne apparaît dans l’encre rouge Mère et fils (1929), conservée dans le legs de Marko Ristić.

Dans les années 1960, Vane Bor, qui a quitté clandestinement la Yougoslavie en 1944 pour s’installer à Londres et qui est resté fidèle au surréalisme jusqu’à la fin de sa vie, fait une série de tableaux qui glorifient l’érotisme, en suggérant l’irruption du désir tout-puissant qui viole les lois de la morale « dogmati­que »[15]. Il peint des objets-symboles, dont l’oiseau qui se présente comme le double de la femme, vue dans son double aspect, à la fois maternel et érotique (La Femme-œuf dans le paysage, La Femme-œuf aux chiens) (Oiseau mamelé dans le paysage), bienveillant, mais aussi menaçant, ce côté étant suggéré par la position des ailes mamelles qui sont souvent tournées vers l’intérieur (L’oiseau introverti, Deux oiseaux contemplent l’incendie). Ces tableaux ne sont pas sans rappeler la femme-oiseau du « [Rêve renversé] » de Breton[16], publié en traduction serbe dans le numéro 2 du [Surréalisme aujourd’hui et ici], aussi bien qu’à une suite de tableaux surréalistes où les parties du corps de la femme ou de l’homme s’identifient aux éléments de la nature (L’homme-oiseau de Vane Bor, L’arbre des yeux de Radojica Živanović-Noe, reproduit dans le numéro 3 du [Surréalisme aujourd’hui et ici]).

Ces tableaux demandent une interprétation psychanalytique que nous trouvons dans l’article « Bor, peintre de la nostalgie » de l’historien de l’art Dejan Sretenović, qui se réfère aux thèses de Rosalind Krauss sur la représentation surréaliste : « La lecture psychanalytique des femmes-oiseaux de Bor comme symboles surréalistes révélerait la chose suivante : les oiseaux sont des fétiches – des substituts qui atténuent l’anxiété apparue dès l’enfance lors de la séparation d’avec le sein maternel et le corps comme objet de projection érotique primaire (d’où l’insistance sur le fruit et les ailes-mamelles : l’artiste redevient l’enfant qui éprouve en toute quiétude la chaleur du corps maternel travesti en oiseau) mais également des symboles du complexe de castration qui semble être atténué par la transformation de la femme en fétiche phallique (la forme de l’oiseau rappelle les organes génitaux masculins)[17] ».

La psychanalyse freudienne a influencé aussi la conception surréaliste de l’humour, qui est mis au service de la négation de la réalité acceptée au profit d’une réalité soumise au principe du plaisir. En 1930, Ristić publie dans le journal Politika un article sous le titre « Humour et poésie » (dont la traduction française sera publiée dans le numéro XXX de Mélusine). En 1932, les surréalistes de Belgrade organisent une enquête sur l’humour (« L’humour est-il une attitude morale ? ») dans [Le Surréalisme aujourd’hui et ici]. Les réponses sont publiées dans les numéros 1 et 2 de cette revue. Celle de Marko Ristić, qui est la plus élaborée, paraîtra aussi, dans une version différente et sous le titre de « L’humour, attitude morale », dans le numéro 6 du Surréalisme au service de la Révolution, tandis que sa version originale paraîtra en français, sous le titre « Humour 1932 » dans le numéro XX de Mélusine [1988].

Dans son premier article sur l’humour, Ristić se réfère déjà à Freud qui considère l’humour comme une défense contre la pression des conditions extérieures de l’existence et comme une négation du principe de la réalité et il définit l’humour comme « un procédé par lequel le “moi” menacé se protège contre les offenses extérieures […] en les considérant comme motifs de son plaisir humoristique, en prouvant ainsi sa prédominance grandiose sur la situation réelle, en la défiant »[18]. L’humour se présente comme « une critique instinctive et authentique de l’ordre conventionnel mental et émotif »[19], donc comme un refus des conditions existantes de la vie. Ristić exprime la même position dans sa réponse à l’enquête sur l’humour : « Le moi se refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher ; bien plus, il fait voir qu’ils peuvent même lui devenir occasions de plaisir (Freud) »[20]. La revue [Le Surréalisme aujourd’hui et ici] exprime aussi l’orientation du surréalisme belgradois vers l’action concrète, si bien que la question qui se pose à propos de l’humour est celle de savoir s’il est une attitude morale. La réponse de Ristić, aussi bien que celles des autres surréalistes (Radojica Živanović-Noe, Koča Popović, Ðorđe Kostić, Ðorđe Jovanović) sont négatives : si, en tant que mise en question de la réalité insatisfaisante, l’humour a un aspect moral, en tant qu’attitude face à cette réalité, qui demande un engagement concret, il est en dehors de la morale pratique. Les réflexions des surréalistes belgradois sur l’humour s’éloignent de la psychanalyse freudienne pour s’orienter vers le marxisme.

Insuffisance des théories de Freud. Psychanalyse et marxisme

Ce qui intéresse les surréalistes belgradois dans la psychanalyse, c’est surtout l’aspect subversif de ses découvertes : en décrivant le mécanisme du refoulement, elle a mis en question la conception régnante de la structure psychique de l’homme, basée sur la prédominance de la conscience rationnelle, ce qui a entraîné « une négation de plus en plus profonde de la situation morale et spirituelle actuelle »[21]. Mais, tandis que Freud avait pour but de révéler au malade ses désirs refoulés afin de lui permettre de s’adapter à la vie sociale, c’est-à-dire, au fond, d’accepter ses pressions, tout en neutralisant leur action funeste sur sa vie psychique, les surréalistes belgradois, aussi bien que les surréalistes parisiens, se proposent d’abolir les contraintes sociales et morales et de rendre possible l’accomplissement des désirs. Aussi considèrent-ils la théorie de Freud comme insuffisante.

Pour Vane Bor, cette insuffisance est dans la conception même du désir, qui est statique et fixe, ayant en vue le désir individuel, isolé du monde extérieur, et non le désir dans son mouvement et dans son développement continu, dialectique. Dans son article « Contribution autocritique à l’étude de la morale et de la poésie (Le Surréalisme aujourd’hui II) », publié dans le troisième numéro du [Surréalisme aujourd’hui et ici] et repris dans Mélusine n° XXX, il se propose de la compléter par la théorie darwinienne de l’évolution : l’évolution n’est pas fondée sur l’affirmation du désir, mais sur l’adaptation de la conscience à la réalité. Aussi faut-il considérer le désir dans la dialectique du refoulement et de la libération. La triade freudienne de l’organisation psychique (id – ego – superego) cède la place à une nouvelle triade : désir primitif (thèse) – désir refoulé (antithèse) – désir libéré (synthèse dialectique du refoulement du désir et du désir primitif).

Popović et Ristić découvrent l’insuffisance de la théorie freudienne dans ses implications sociales et morales : « La psychanalyse comme méthode, qu’il ne faut pas confondre avec le “freudisme”, qui est un point de vue sur le monde, est non seulement appelée, sur la base de son expérience scientifique psychopathologique, à étudier et à interpréter le mécanisme psychique et son fonctionnement (par exemple : comment se joue ou se résout – pour chaque homme – ce conflit mystérieux de l’instinct sexuel et de l’instinct de mort), mais est appelée, et aujourd’hui peut-être est-elle la seule, à expliquer le mécanisme par lequel l’individuel est déterminé par le social, comme le matérialisme historique est le seul appelé à expliquer le mécanisme par lequel le social est déterminé par l’économie. », écrivent les auteurs de l’Esquisse[22]. Mais, en tant que doctrine, la psychanalyse n’a pas été capable de tirer de telles conclusions. Freud a montré une « hésitation timide » et a reculé devant « le renversement de la morale, qui devrait logiquement s’ensuivre des hypothèses de sa théorie »[23]. Incapable d’aller jusqu’au bout de sa théorie subversive, il se range, selon leur opinion, parmi les représentants de la même « pensée réactionnaire » contre laquelle il s’était implicitement révolté.

Cette idée correspond à celle de Wilhelm Reich qui fait la même distinction entre la psychanalyse et le freudisme et qui considère que la psychanalyse ne s’oppose pas aux prémisses fondamentales du matérialisme dialectique et que, par conséquent, elle pourrait être acceptée par le marxisme. L’article « Le matérialisme dialectique et la psychanalyse » (1929), où Reich a exprimé cette idée fera l’objet de l’examen critique de Koča Popović dans son essai « [La psychanalyse et le marxisme] », publié en 1934 dans la revue [Aujourd’hui], dont un des deux directeurs était Marko Ristić.

À ce sujet, il convient de citer aussi le mot de Dušan Matić : « Le dialogue surréalisme-marxisme a commencé dès l’été 1925 ; quelquefois, il me semble que ce dialogue est presque constitutif au surréalisme : il est le Noeud où Esprit et Révolution se rencontrent, se touchent, se brisent, se jugent, se collent (inévitablement), avec retard, d’un côté ou de l’autre, peu importe[24]. »

 Orientation du surréalisme belgradois vers une action politique

Pour les surréalistes de Belgrade, l’exploration des abîmes intérieurs de l’homme devrait aboutir à une action concrète qui pourrait non seulement, selon la formule de Rimbaud, « changer la vie » par l’affirmation de l’irrationnel, mais aussi et surtout, selon la formule marxiste, « transformer le monde » par la suppression des obstacles que la société bourgeoise oppose à la libération de l’homme[25]. En liant l’affranchissement du désir à l’affranchissement de la classe opprimée, ils s’orientent de plus en plus vers l’action politique au détriment des expérimentations surréalistes. Ce déplacement de l’accent de la transformation dans l’esprit à la transformation sociale, est annoncé dans le premier numéro du [Surréalisme aujourd’hui et ici] (1931). Dans son texte « [Maintenant et ici] », Ðorđe Jovanović remarque que le surréalisme n’est ni une « doctrine absolue », ni « une image philosophique du monde », ni une « nouvelle poétique », mais une « relation de la matière avec la conscience de l’homme », en soulignant que le désaccord de ses représentants avec « le conditionnement intégral de la vie dans la plus grande partie du monde » exige que « chacune de ses manifestations soit avant tout destructrice »[26].

L’attitude des surréalistes de Belgrade est en accord avec celle d’Aragon dans son article « Le surréalisme et le devenir révolutionnaire », paru dans le numéro 3 du Surréalisme au service de la révolution (1931) où celui-ci exprime sa croyance que le surréalisme peut s’intégrer dans la lutte révolutionnaire contre la classe régnante tout en gardant son caractère spécifique. Dans la brochure [Position du surréalisme] (1931), signée par 11 membres du groupe belgradois et reproduite, dans la traduction française, dans le même numéro de la revue des surréalistes de Paris, sous le titre de « Belgrade, 23 décembre 1930 », les signataires font savoir que leur révolte contre la réalité sociale au nom de la libération intégrale de l’homme ne peut pas s’arrêter à « la négation de tout un monde de rapports », mais qu’elle doit devenir une action concrète qui va aboutir à « la destruction des conditions qui provoquent réellement cette révolte »[27].

Il ne s’agit pas encore de renoncer aux explorations de l’inconscient. Il convient de conserver le surréalisme, mais en le conciliant avec l’activité politique de la gauche et en liant la psychanalyse à une critique sociale. Dans leur explication du rôle de l’idéologie surréaliste dans le contexte du matérialisme historique, les auteurs de l’Esquisse se réfèrent aussi à la « paranoïa critique » de Salvador Dali. La revue [Le Surréalisme aujourd’hui et ici] continue à publier les résultats des expérimentations avec l’automatisme psychique et la simulation du délire paranoïaque, des textes automatiques, des récits de rêves, des reproductions de tableaux et de collages surréalistes. Mais, comme le remarque Dušan Matić, la psychanalyse n’était qu’un « accessoire théorique pour expliquer certaines choses qui dépassent une analyse purement psychologique » et le subconscient « n’était pas le subconscient purement freudien, mais un subconscient universel »[28].

L’introduction au numéro 2 (1932) de ladite revue annonce que, tout en publiant les résultats des expérimentations avec l’inconscient, ses rédacteurs tiennent compte du fait que ces expérimentations sont liées à « une influence directe de la réalité avec laquelle le désir entre en conflit »[29] et, dans leur article « Le surréalisme aujourd’hui. Introduction à une analyse générale du surréalisme », paru dans le même numéro, Ðorđe Jovanović et Vane Bor constatent qu’ « il faut interpréter le surréalisme à la lumière du matérialisme dialectique »[30].

De l’« autocritique du surréalisme » à sa défense : divergences

La tentative de relier les méthodes qui relèvent des différents domaines, du domaine psychologique et artistique d’une part, dont les explorations s’appuient sur la psychanalyse et prennent l’aspect de la « paranoïa critique » et, d’autre part, du domaine social, dont les examens s’appuient sur le matérialisme historique, met les surréalistes, comme l’ont remarqué certains critiques de Ristić[31], dans la situation contradictoire de défendre l’irrationalisme au nom des prémisses générales du matérialisme historique et la rationalité du mouvement révolutionnaire au nom de l’affirmation du désir ou de l’art qui ont leur source dans l’inconscient.

De cette contradiction fondamentale découlent les divergences au sein du groupe surréaliste de Belgrade. Ces divergences concernent surtout le rôle des surréalistes dans les actions de la gauche, comme le montrent les polémiques dans les numéros 2 et 3 du [Surréalisme aujourd’hui et ici]. Les uns (Matić, Davičo, Kostić et Jovanović) nient le surréalisme en tant qu’action concrète dans la réalité de leur temps et les autres (Aleksandar Vučo et Marko Ristić) considèrent qu’il est possible d’élargir le domaine du surréalisme en y intégrant une partie de la gauche. Mais ils entrent en conflit surtout avec les marxistes orthodoxes et les partisans de la littérature sociale, qui s’attaquent à leur tentative de lier la psychanalyse et le marxisme.

Leurs réponses aux critiques des marxistes orthodoxes paraissent dans la rubrique « [Autocritique du surréalisme] », dans le numéro 2 du [Surréalisme aujourd’hui et ici]. En constatant, dans leur texte « Le surréalisme aujourd’hui. Introduction à une analyse générale du surréalisme », qu’il faut faire la révision des positions surréalistes et interpréter le surréalisme à la lumière du matérialisme dialectique, Ðorđe Jovanović et Vane Bor ne contestent pas le surréalisme en lui-même, mais ils rejettent ses interprétations de la part de certains surréalistes eux-mêmes, ce qui signifie au fond rejeter certains de ses principes fondamentaux. Ils considèrent que la définition du surréalisme comme automatisme psychique dans le premier manifeste de Breton est insuffisante, voire erronée car elle prête à ce concept une signification philosophique qu’il n’a pas ; que la croyance de Breton dans la possibilité de résoudre dans l’avenir l’antinomie entre le rêve et l’action dans une sorte de réalité totale ou surréalité contient des éléments de nature métaphysique et idéaliste et que l’« antiroman » Sans mesure de Marko Ristić contient des éléments étrangers ou inadéquats[32].

Par contre, Aleksandar Vučo et Marko Ristić s’efforcent de conserver l’originalité de l’entreprise surréaliste et de la concilier avec la situation politique et sociale en Yougoslavie à cette époque. Dans son texte « [Une autocritique implicite] », Vučo constate qu’il n’y a pas d’abîme insurmontable entre les activités surréalistes et l’option sociale : celle-ci fait partie du programme surréaliste, où le désir se présente comme une « superstructure » de la liberté économique et sociale de l’homme. Le matérialisme historique, préoccupé surtout de changer les conditions extérieures de la vie de l’homme, a négligé sa libération intérieure. C’est cette libération intérieure qui exige le changement des conditions extérieures qui empêchent de désir refoulé de se frayer un chemin vers la conscience. Pour y aboutir, il faut travailler en collaboration avec la gauche.

Marko Ristić exprime son option dans son article « [Affaire Aragon] », paru dans le numéro 3 de ladite revue, où il se range du côté de Breton, en déclarant que sa brochure La misère de la poésie est « un exemple unique d’honnêteté de pensée, de fierté et de rigueur morale »[33] et en soulignant les contradictions entre la nouvelle position idéologique d’Aragon et sa position précédente. Par cet article Ristić répond aux critiques des gauchistes qui acceptent les surréalistes en tant qu’acteurs révolutionnaires qui agissent dans le domaine de la littérature en accord avec les positions de la gauche officielle, mais qui n’acceptent pas le surréalisme.

Dans ce numéro 3, l’autocritique du surréalisme cède la place à sa défense. Il ne s’agit plus d’interpréter le surréalisme à la lumière du matérialisme dialectique, mais de le défendre contre les critiques des idéologues marxistes. Si Vane Bor intitule son texte « Contribution autocritique à l’étude de la morale et de la poésie (Le Surréalisme aujourd’hui II) », où il reproche au surréalisme d’avoir compris le rapport entre sa poétique et un engagement révolutionnaire d’une manière statique, sans tenir compte des lois de l’évolution de la société et de l’économie politique, c’est moins une autocritique qu’une défense et un achèvement de sa théorie du désir esquissée en 1930 dans l’« [Introduction à la métaphysique de l’esprit] ». Dans leur article « [Incompréhension de la dialectique] », qui ouvre ce numéro, Dedinac, Popović et Ristić soulignent l’originalité de l’entreprise surréaliste et s’efforcent de montrer « à l’oeuvre » la précarité des attaques des gauchistes, fondées, considèrent-ils, sur de fausses prémisses et sur l’incompréhension des lois de la dialectique.

Disparition du mouvement surréaliste belgradois

C’est ainsi que le surréalisme se réalisait et s’étouffait à la fois, remarque Ðorđe Kostić dans son livre [Au foyer du surréalisme. Conflits][34]. Les uns allaient jusqu’à rejeter résolument le surréalisme en tant qu’action concrète dans la réalité culturelle et sociale de leur temps (Ðorđe Jovanović). Les autres voulaient moderniser la gauche dans sa lutte avec la droite en y intégrant les activités surréalistes (Marko Ristić). Au fond, les deux fractions se rangent du même côté et les différences concernent surtout leur rôle dans les actions de la gauche et la stratégie à utiliser pour changer le système politique et social[35]. La seule possibilité de conserver le surréalisme était l’idée que Matić, Davičo et Kostić ont exprimée dans leur brochure [Position du surréalisme dans le processus social] (1932) et qui était en accord avec celle d’Aragon dans « Le surréalisme et le devenir révolutionnaire » : le surréalisme devrait continuer à exister non comme un mouvement organisé, ce qui l’opposerait au mouvement révolutionnaire et aux partisans du matérialisme dialectique, mais comme un état d’esprit. Les surréalistes de Belgrade n’ont pourtant pas profité de cette possibilité s’étant tournés vers d’autres problèmes, si bien que, vers la fin de 1932, le mouvement surréaliste serbe s’éteint, non parce qu’il est dépassé, mais parce qu’il s’oppose à la gauche officielle. À la différence du groupe surréaliste de Paris, où les divergences disparaissent après l’abandon du groupe par ceux qui s’opposent à Breton, ce qui empêche le surréalisme français de sombrer dans l’idéologie marxiste, la vraie révolution étant pour lui, pour employer le mot de Maurice Nadeau, « la victoire du désir » [36], les divergences à l’intérieur du groupe belgradois se résolvent d’une manière pragmatique, par l’option pour une action révolutionnaire qui a en vue le changement du système social et politique. Les deux fractions s’unissent dans l’engagement dans une lutte concrète qui leur impose une discipline et une idéologie opposée aux tendances fondamentales du surréalisme.

Cette option, qui correspond, dans une certaine mesure, à l’évolution du surréalisme français de La Révolution surréaliste au Surréalisme au service de la Révolution (1930), est due à plusieurs causes politiques, historiques, culturelles. D’une part, c’est l’influence de la Russie et de la Révolution de 1917 et, d’autre part, la situation politique en Yougoslavie au moment où le surréalisme belgradois se constitue en mouvement[37] et où l’instauration de la dictature monarchique du 6 janvier 1929 et la Constitution octroyée du 3 septembre 1931, aussi bien que les arrestations et condamnations aux travaux forcés de quelques surréalistes belgradois (Oskar Davičo, Ðorđe Kostić, Koča Popović, Ðorđe Jovanović), incitent à la révolte. Comme le dit Dušan Matić dans son texte écrit à propos du décès de Breton, après ces arrestations, « le dialogue surréalisme – marxisme, Esprit – Révolution, le litige entre “il faut changer la vie” et “il faut transformer le monde”, à cette époque, dans certains pays, devinrent le drame de la lutte sociale, et non seulement, comme ailleurs, presque uniquement une discussion théorique. Le surréalisme, une forme particulière du surréalisme, y reçut une note grave et entra ainsi dans notre histoire[38] ».


[1] Cet aspect du surréalisme belgradois a déjà fait l’objet de nos recherches dans le cadre de nos études comparées sur les relations franco-serbes dans le domaine du surréalisme. Les résultats de ces recherches sont publiés dans notre article « Le surréalisme et la psychanalyse » dont nous reprenons certains passages dans cette communication (Voir : Jelena Novaković, « Le surréalisme et la psychanalyse », Filološki pregled / Revue de Philologie, XXXIV, 2007/2, pp. 31-42. Inséré, sous le titre « Le surréalisme et les acquisitions de la psychanalyse », dans : Jelena Novaković, Recherches sur le surréalisme, Sremski Karlovci – Novi Sad, Izdavačka knjižarnica Zorana Stojanovića, 2009, pp. 80-97).

[2] Cf. Gojko Tešić, « Otvorene ideje Koče Popovića », in : Koča Popović, Nadrealizam & postnadrealizam, Beograd, Prosveta, 1985, pp. 200-201.

[3] Marko Ristić, « Revolucionarna misao », Letopis Matice srpske, CIII, 322, 2, novembre 1929. Inséré dans: Marko Ristić, Uoči nadrealizma, Beograd, Nolit, 1985, pp. 167-179.

[4] Vane Bor, « Psihoanaliza ili individualna psihologija (povodom članka (povodom članka g. Augusta Cesarca) », Nadrealizam danas i ovde, 1932, No 2, p. 48.

[5] Vane Bor, « Talenat i kultura », Danas, No 4, 1er avril 1934, p.55.

[6] Ibid., p. 56.

[7] Koča Popović, Marko Ristić, Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel, Sous la direction de Paolo Scopelliti, Branko Aleksić et Jelena Novaković, Éditions Mimésis / Philosophie , No 44, 2016, p. 99.

[8] Voir : Branko Aleksić, « Simulacre de l’infini par Vane Bor », Stevan Živadinović Bor, Beograd, Muzej savremene umetnosti, 1990, p. 42.

[9] Oskar Davičo, Pre podne, Novi Sad, Progres, 1960, p. 10.

[10] Cité d’après : Marko Ristić, Uoči nadrealizma, p. 122.

[11] Vane Bor, « O automatizmu u likovnoj umetnosti », in: Stevan Živadinović Bor (Pojetike srpskih umetnika XX veka), Beograd, Muzej savremene umetnosti, 1990, p. 85.

[12] Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel, p. 51.

[13] Cf. Miodrag B. Protić, « Le pentacle poétique de Vane Bor », Stevan Živadinović Bor, p. 97.

[14] Cité dans : Dejan Sretenović, Urnebesni kliker. Umetnost i politika beogradskog nadrealizma, Beograd, Službeni glasnik, 1930, p. 183.

[15] Ces tableaux sont conservés au Musée d’art contemporain de Belgrade.

[16] Il s’agit du rêve du 5 avril 1931, repris dans Les Vases communicants, « un livre en préparation ».

[17] Dejan Sretenović, « Bor, peintre de la nostalgie », Stevan Živadinović Bor, Beograd, Muzej savremene umetnosti, 1990, p. 104.

[18] Marko Ristić, « Humour et poésie », Mélusine , No XXX, p. 156.

[19] Ibid., p. 157. Cette définition de l’humour correspond aux idées que Breton exprimera dans la préface de l’Anthologie de l’humour noir (1940), en se référant lui aussi à Freud et en considérant l’humour comme une défense contre la pression du monde extérieur.

[20] Cité d’après : Marko Ristić, « Humour 1932 », Mélusine, No X, p. 200.

[21] Koča Popović, Marko Ristić, Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel, p. 43.

[22] Ibid., pp. 111-112.

[23] Ibid., p. 30.

[24] Dušan Matić, André Breton oblique, Frontispice de Joan Miro, Fata Morgana, 1976, p. 62.

[25] Dans cet esprit, ils établissent une autre triade dialectique qui met en lumière les implications sociales des examens psychanalytiques : conscient – inconscient – ultra-conscient, ce dernier étant défini comme un dépassement dialectique de la contradiction entre le conscient et l’inconscient. L’ultra-conscient « ne s’oppose pas à l’inconscient », mais se nourrit de « son énergie subversive reconnue, pour aider l’homme à se libérer de la censure et à connaître son inconscient, sans priver son irrationnel de sa force créatrice (Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel, p. 113).

[26] Ðorđe Jovanović, « Sada i ovde », Nadrealizam danas i ovde, 1931, No 1, p. 13.

[27] « Belgrade, 23 décembre 1930 », Le Surréalisme au service de la Révolution, 1931, No 3, p. 32.

[28] À cette conception du subconscient correspond la définition que Matić donne du concept de surréel dans son livre André Breton oblique, en se référant à L’Amour fou où Breton parle des trouvailles que Giacometti et lui on faites ensemble: “… pour moi, le surréel serait le plus près du plan du sur-individuel » (André Breton oblique, 89).

[29] Nadrealizam danas i ovde, 1932, No 2, p. 1.

[30] Cité d’après : Djordje Jovanović, Vane Bor, « Le surréalisme aujourd’hui. Introduction à une analyse générale du surréalisme », Mélusine, No. XXX, p. 179.

[31] Zoran Gavrilović, « Iracionalistička estetika Marka Ristića », Svedočanstva, 1955, No 5, pp. 606-612.

[32] « Les cas où les erreurs sont totalement indépendantes et peuvent être rejetées sans la moindre interprétation sont relativement rares : “Que l’on utilise des matériaux pour fabriquer des meubles, des dynamos, le papier sur lequel j’écris, cela n’est nullement une preuve que ces matériaux ne sont pas illusoires. La fabrication d’un verre, son emploi quotidien, le bruit qu’il fait quand il se brise, le sang qui coule à l’endroit où je me suis coupé, le mal que cela me fait… et je ne suis toujours pas convaincu que le verre existe ! (Marko Ristić : Sans Mesure). » (Djordje Jovanović, Vane Bor, « Le surréalisme aujourd’hui. Introduction à une analyse générale du surréalisme », Mélusine, No XXX, p. 183).

[33] Marko Ristić, « Afera Aragon », Nadrealizam danas i ovde, 1932, No 3, p. 50.

[34] Cf. Ðorđe Kostić, U središtu nadrealizma. Sukobi, Beograd, Biblioteka Grada Beograda, 1991, p. 191.

[35] Cf. Ibid., pp. 191-192.

[36] Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1964, p. 155.

[37] On considère comme le début du surréalisme belgradois la parution, dans le journal Politika du 14 avril 1930, du texte signé par 13 surréalistes ou la parution de l’almanach Nemoguće – L’Impossible au mois de mai 1930.

[38] Dušan Matić, « Un chef d’orchestre », La Nouvelle Revue française, 1er avril 1967, No 172, p. 677.

Il est à noter que certaines tendances surréalistes, fondées sur l’idée selon laquelle la poésie est à la fois « pensée » et « acte » et qu’elle ne se termine pas dans un poème, mais « quelque part là-bas, dans la vie » (Dušan Matić, « Poezija je u isto vreme i misao i akt ». Razgovor sa Boškom Ruđinčaninom, Bagdala, XXII, octobre 1980, No. 259, pp. 1-4), seront présentes dans les œuvres des surréalistes belgradois après la disparition de leur mouvement. Turpitude, rapsodie paranoïaque-didactique (1938), long poème de Ristić qui utilise la simulation du délire paranoïaque pour exprimer la conscience révolutionnaire et qui est saisi par la police, aussi bien que sa conception de la poésie comme « méthode de connaissance » et comme un « acte moral » exprimée dans son texte « [Le sens moral et social de la poésie] » (1934) et sa glorification de l’irrationnel comme source d’inspiration créatrice, exprimée dans son essai « De nuit en nuit » (1940), et plus tard, dans les années 1950, l’opposition de certains membres du groupe belgradois au réalisme socialiste, porteront des traces de la croyance surréaliste dans le pouvoir de l’irrationnel.

Des Vases communicants à Arcane 17, Breton était-il freudo-marxiste ?

Des Vases communicants à Arcane 17, Breton était-il freudo-marxiste ?

 Par Rizk-Urbanik

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Attribuer un tel qualificatif de manière aussi abrupte à Breton, personnage essentiellement antidogmatique peut paraître de l’ordre du contresens, du scandale, voire de l’hérésie. Qui plus est, ce concept de « freudo-marxisme » est particulièrement délicat à définir dans la mesure où il recouvre des mises en relation diverse des deux théoriciens majeurs du XIXe siècle, Freud pour la psychanalyse et Marx pour la philosophie fondatrice de la révolution prolétarienne.

La modalité interrogative vient tempérer avec prudence ce rapprochement qui n’a rien d’incongru et où il faut entendre, non pas une essentialité, mais un intérêt appuyé pour des doctrines faisant écho à un engagement poétique existentiel.

La dette des surréalistes, de Breton en particulier au psychanalyste Sigmund Freud ne fait aucun doute, comme l’atteste un nombre impressionnant de références à Freud répertoriées par Henri Béhar (elles sont au nombre de 109) dans son index. Moins nombreuses sont les mentions de Marx, de Engels ou de théoriciens socialistes (44), mais elles sont néanmoins réelles.

Un des thèmes fondamentaux du surréalisme est sans conteste le rêve, il en est même le matériau premier, au cœur de la vie psychique. Loin d’être un simple révélateur trahissant une couche inférieure inconsciente, il est pour ces poètes, la glaise primordiale qui relie le réel et la pensée. Dans le Manifeste du surréalisme de 1924, Breton définit ainsi cet aspect de la production poétique dans une inversion du supérieur et de l’inférieur :

 

« Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. »

 

Les travaux de Freud qui publie en 1899, L’Interprétation des rêves montrent que le rêve est la voie royale pour accéder à l’inconscient. Il ne pouvait y avoir que rencontre entre Breton et le grand penseur viennois sur ce point. Cependant, très vite une incompatibilité de perspective se fait jour. Pour le psychanalyste, le travail d’interprétation mené de concert avec le rêveur pourra rendre manifeste le contenu latent du rêve et au bout du compte le guérir. Pour le poète, il ne saurait être question d’une guérison, qui supposerait un retour à une normalité psychique, morale, sociale, toute remise en cause par le surréalisme. Comment alors formaliser les points de rencontre de ces deux perspectives, l’une normative, l’autre disruptive ?

La réponse est-elle dans la dimension collective, dans l’espoir de changer la vie, propre aux surréalistes, qui, comme Apollinaire, étaient « las de ce monde ancien » ?

La perspective téléologique d’un Marx qui prédisait la fin de l’histoire avec la disparition de la lutte des classes, la révolte devant les inégalités sociales, et le phénomène de l’exploitation, les insurrections étaient assurément en phase avec la volonté des surréalistes d’en finir avec toute forme d’oppression, qu’elle vienne de la bourgeoisie, de l’Église ou de l’État.

Le nœud de la question est sans doute de combiner ces deux philosophies de libération individuelle (la psychanalyse) et collective (les luttes marxistes) avec ce point de vue poétique nouveau qui ne sépare pas l’œuvre de la vie et qui promeut l’émancipation existentielle comme un fait poétique. Peut-on dire en ce sens que Breton était freudo-marxiste ?

Deux textes font particulièrement référence à ces données : il s’agit des Vases communicants, publiés en 1931 et Arcane 17 écrit pendant la seconde guerre mondiale, en 1944, au cours d’un voyage en Gaspésie. Tous deux de facture complexe en ce qu’ils combinent différents types d’écriture, essai théorique, récit à la première personne, prose onirique, voire ésotérique, ils manifestent bien le souci de libérer la vie matérielle et réelle par l’entremise du rêve. Entre les deux périodes, celle des années trente, préfascistes, qui incitent à l’engagement collectif et la fin de la guerre en exil, y a -t-il un itinéraire qui éloigne Breton du désir d’émancipation vers un point de vue strictement poétique et individuel ? Comment comprendre la formule finale d’Arcane 17 « La liberté, l’amour, la poésie » alpha et oméga de toute existence ?

Les Vases communicants, écrits en 1931, reprennent de manière métaphorique un principe de la physique qui décrit la relation d’équilibre entre deux fluides disposés dans des réceptacles différents, communiquant entre eux. Le propos principal de cet essai est d’interroger la relation du monde réel au monde psychique et de concilier le rêve, la réalité imaginée et le devoir-vivre. « Faire advenir le possible aux dépens du probable » passe-t-il par une aventure collective dans laquelle Freud et Marx peuvent être réconciliés avec la poésie ?

Une douzaine d’années plus tard, le long récit poétique Arcane 17 aborde un point de vue nettement plus intériorisé sur la question amoureuse en un hymne à la femme aimée et à l’amour. Sur le plan collectif, Breton s’interroge moins sur le devenir de la justice humaine qu’il n’est obsédé par la question de la paix et de la lutte anti-nationaliste. Petit à petit les critiques adressées à Freud et aux marxistes sont de plus en plus développées, au point que l’émancipation poétique reste l’unique perspective.

Nous étudierons donc successivement :

I La quête d’émancipation existentielle freudo-marxiste de Breton

II Les failles du freudo-marxisme ; la poésie seule transcendance et engagement existentiel

(La poésie est seule apte à résoudre les contradictions entre l’action et le rêve, l’individu et la société, l’idéalisme et le matérialisme)

III La poésie, la liberté, l’amour : le mysticisme du renouveau

I La quête d’émancipation existentielle freudo-marxiste de Breton

  • Le freudo-marxisme ou la libération totale de l’homme :

Qu’entend-on exactement par cette formule ? À quel penseur fait on référence qui aurait pu déterminer la pensée de Breton ? Diverses tentatives ont été élaborées déjà dans les années 20 et 30 en Allemagne et en Italie surtout pour concilier les découvertes psychanalytiques et le marxisme.

« À la psychanalyse qui proposait une théorie de l’âme, une méthode et une technique de soin dans le but de soustraire l’homme à son aliénation, […] le marxisme apportait une analyse des processus d’aliénation socio-historique qui se voulait objective. » (Encyclopédia Universalis, article Freudo-marxisme).

Dans les deux cas, l’analyse théorique devait aboutir à une action pratique et à un remède. La solution aux ratés d’une histoire personnelle était la cure analytique, la solution pour remédier à l’aliénation collective était la révolution prolétarienne. Si le parallèle des deux démarches est limpide, dès le départ les psychanalystes freudiens étaient réfractaires à toute idéologie et les marxistes méfiants, voire hostiles à la libération (ou la canalisation) des pulsions qu’ils voyaient comme un détournement des luttes révolutionnaires.

Ce furent surtout quelques psychanalystes qui pensèrent que l’on ne pouvait libérer les symptômes psychiques sans libérer les individus de l’oppression économique. Chaque freudo-marxisme puise en réalité différemment dans l’œuvre de Freud ou de Marx en y conjuguant à volonté une partie théorique.

Est-ce le procédé de Breton dont on peut douter qu’il ait lu Alfred Adler, Siegfried Bernfeld, Carl Fürmuller, Wilhelm Reich, Otto Fenichel, Paul Federn, Heinrich Meng, Ercih Fromme dès 1931 ? Pour ne citer que lui, Matérialisme dialectique et psychanalyse de Wilhelm Reich ne paraît qu’en 1933 en français (en 1929 en allemand).

Ce n’est en effet qu’après les luttes de mai 68 que l’on reconnut pleinement l’historicité du sujet, que l’on envisagea une relativité culturelle de l’inconscient et que symétriquement, une psychologie sociale des masses pouvait être envisagée.

Comment Breton s’est-il situé en tant qu’intellectuel et poète iconoclaste face à ces théories de l’émancipation ?

  • Penser l’émancipation matérielle, libérer l’amour :

La partie deux des Vases communicants s’achève sur une vision du progrès à l’échelle historique « dont la durée enraye passablement celle de ma vie » p. 137 VC. Sont associés la fin de l’exploitation capitaliste et la libération des femmes, et par là même la possibilité d’aimer et d’être aimé sans que la vénalité ne vienne oblitérer la sexualité. Breton cite Engels :

« Une génération d’hommes qui jamais de leur vie n’auront été dans le cas d’acheter à prix d’argent, ou à l’aide de toute autre puissance sociale, l’abandon d’une femme ; et une génération de femmes qui n’auront jamais été dans le cas de se livrer à un homme en vertu d’autres considérations que l’amour réel, ni de se refuser à leur amant par crainte des suites économiques de cet abandon. » (p. 137-138)

« Cette tâche […] doit […], livrer (à cet homme futur) en s’accomplissant la compréhension perspective de toutes les autres, c’est sa participation au balayement du monde capitaliste. »

Pleinement freudo-marxiste, au sens où il dresse un tableau de l’aliénation humaine, avec en sons cœur la frustration amoureuse, Breton en 1931 donne en modèle l’Union soviétique, qui à cette époque laisse encore apparaître en occident les flamboiements d’une redéfinition de la vie — libération sexuelle comprise. Plus progressiste, avancée, et en résonance avec l’actualité contemporaine, se trouve cette critique de la prostitution qui, selon lui, frelate toute relation amoureuse, non par pudibonderie, mais par absolutisme amoureux. Venant de décrire sa quête de la femme lors de ses déambulations dans les rues de Paris, et son refus de recourir aux prostituées, Breton fonde en théorie cette posture, belle manière de conjuguer l’analyse des superstructures et des infrastructures.

Il définit ainsi le rôle de l’intellectuel : « Tant que le pas décisif n’aurait pas été fait dans la voie de cette libération générale, l’intellectuel devrait en tout et pour tout, s’efforcer d’agir sur le prolétariat pour élever son niveau de conscience en tant que classe et développer sa combativité. » (p. 142 VC)

Faire la révolution est donc le devoir éthique et politique du poète, qui de ce point de vue est dans la continuité du prophétisme hugolien et de l’idéalisme romantique. Simplement, la dimension individuelle et érotique y est plus nettement préente.

Dans Arcane 17, Breton décrit de manière beaucoup plus poétique la misère humaine par une évocation de la nuit, aux activités sordides. « un tas de charbon, une trappe ou une voiture qui file ? Les uns vont concerter des projets sans envergure pendant que les autres feront valoir ou dissimuleront des intérêts sordides. […] ce sont ces messieurs de l’enterrement ».

Il évoque les intérêts de classe des contre-révolutionnaires par leur mépris des utopies : « la revendication humaine […] doit se retremper et se refondre parfois dans le désir sans frein du mieux-être collectif, très vite taxé d’utopie par ceux à qui il porte ombrage individuellement. » (A17, 52)

La méditation la plus surréaliste sur les révoltes humaines est assurément la dérive onirique à laquelle nous convie Breton en Gaspésie. Ayant aperçu des bouées rouges surmontées d’un fanion noir sur un littoral, une dérive mnésique figure les fenêtres parisiennes, « les drapeaux de toile rouge de certains ouvrages de voierie », puis les drapeaux rouges ou noirs d’une manifestation parisienne à laquelle il participa en 1913 à l’âge de 17 ans contre l’extension du service militaire à trois ans.

« Dans les plus profondes galeries de mon cœur, je retrouverai toujours le va-et-vient de ces innombrables langues de feu dont quelques-unes s’attachent à lécher une superbe fleur carbonisée. » (p. 17, à 17)

L’onirisme personnel jouxte la revendication libertaire :

« NI DIEU NI MAÎTRE. La poésie et l’art garderont toujours un faible pour tout ce qui transfigure l’homme dans cette sommation désespérée, irréductible que de loin en loin il prend la chance dérisoire de faire à la vie. » (p. 19)

  • Le primat du rêve : fusion de la vie matérielle et de la vie psychique

Dans son Essai Les Vases communicants, Breton n’a de cesse d’articuler les deux types d’aliénation psychique et sociale, et sa question centrale est d’établir la relation du rêve à la vie matérielle. Retraçant les difficultés historiques depuis la nuit des temps à établir une théorie du rêve, il évalue l’apport décisif de Freud sans pour autant reconnaître tous ses concepts. Il salue en lui la reconnaissance du rêve dans la continuité du psychisme.

« J’adopterai […] le jugement selon lequel l’activité psychique s’exercerait dans le sommeil d’une façon continue » (p. 28) Le rêve doit non seulement être reconnu, mais jugé indispensable à la vie, d’une utilité capitale : « A la très courte échelle du jour de vingt-quatre heures, il aide l’homme à accomplir le saut vital. »

Il salue en Freud la formulation du principe de condensation dans une dimension qui ne contient ni espace, ni temps, ni principe de contradiction. (p. 59) Breton donne le récit de rêves personnels qu’il interprète lui-même pour prouver la relation réciproque de la vie réelle et du rêve. Ainsi, ayant rêvé qu’on lui lui proposait dans un magasin une cravate à la mode représentant Nosferatu, il en retrace l’origine : la rencontre, la veille au soir, d’un vieux professeur réactionnaire, celui auquel s’en prend Lénine dans Matérialisme et empiro-criticisme, combinée à la présence de chauve-souris sous les arcades de l’hôtel qui ont « parachevé le personnage du vampire. » (p. 51)

Le rêve n’est cependant pas qu’une échappatoire aux pesanteurs de la vie matérielle, dont les caractéristiques peuvent être lues dans une étude de pathologie clinique, il est la racine essentielle de l’existence qui permet à la vie de se dérouler. C’est pourquoi, bien loin de nuire à l’action, il la permet et pourquoi il est constitutif de l’art surréaliste.

Le rêve et la construction de l’objet poétique reprennent le même principe d’assemblage arbitraire, de rencontre liée au hasard, comme ce cadavre exquis constitué d’une enveloppe vide dessinée fermée par un cachet rouge et vide, ourlé de cils et bordé d’une anse, dans lequel le poète voit un mauvais calembour « cils/anse — silence ».

Il reprend la formule de Lautréamont, « Beau… comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » pour lui donner une interprétation onirique.

« Si l’on veut bien se reporter à la clef des symboles sexuels les plus simples, on ne mettra pas longtemps à convenir […] que le parapluie ne peut ici représenter que l’homme, la machine à coudre que la femme ».

L’acte poétique est un acte sexuel émancipateur par ses rapprochements incongrus.

Le désir de plénitude existentielle est vectorisé par le désir de l’amour et qu’il soit pensé individuellement ou collectivement, c’est bien le triomphe du rêve que théorise le poète et qu’il pratique simultanément. Par conséquent, rêve, réalité matérielle et psychique, art se confondent chez Breton et on aboutit à l’idée que la poésie est la seule transcendance.

En cela, il importe d’émettre quelques réserves quant au freudo-marxisme de Breton.

II Les failles du freudo-marxisme, l’engagement poétique existentiel

Ou comment la poésie est la seule transcendance.

  • Ambivalence vis-à-vis de Freud :
    d
    ans le traité de 1931, Breton dès le départ fustige les excès du matérialisme et de l’idéalisme qu’il renvoie dos à dos. Il revendique une conciliation possible entre deux points de vue qu’il juge dogmatiques, excessifs et sans nuances. Les matérialistes se contentent d’ancrer la vie psychique dans les conditions d’existence ou dans les pulsions biologiques, et les idéalistes parlent d’âme en dédain du corps, et oublient les infrastructures. La synthèse que le poète souhaite opérer n’est pas exactement celle d’un freudo-marxisme reichien, d’abord car elle est engagement poétique existentiel, ensuite car un certain nombre de concepts et de dérives des deux corps de doctrines sont contestés par le poète.

L’ambivalence est parfaite dans la manière que Breton a de considérer Freud. Il est cité parmi les grands hommes que l’humanité compte :

« Ces aventuriers de l’esprit, […] ceux qui ont pris l’homme à bras le corps, l’ont sommé de se connaître en profondeur ou l’ont mis en demeure de justifier de ses prétendus idéaux – ils se nomment Paracelse, Rousseau, Sade, Lautréamont, Freud, ils se nomment Marat, Saint Just… » (p. 43, A 17)

Dès 1922, la méfiance est de règle lorsqu’il rencontre Freud à Vienne. Il relate ainsi son interview dans Les Pas perdus :

« Pour se figurer une des agences les plus prospères du rastaquouérisme moderne, le cabinet du professeur Freud avec des appareils à transformer les lapins en chapeaux et le déterminisme bleu pour tout buvard, je ne suis pas fâché d’apprendre que le plus grand psychologue habite dans une maison de médiocre apparence dans un quartier perdu de Vienne. » (OC Pléiade, t. 1, p. 255)

La première réserve ébauchée dans l’essai de 1931 faite au freudisme concerne son absence de sens dialectique — autant dire qu’il n’est pas assez marxisant — Breton reproche un nouveau dualisme non plus celui de l’âme et du corps, mais celui des pulsions et de leurs expressions. Il dénonce les théoriciens qui n’ont fait du rêve qu’une dégradation de l’activité de veille et des mystiques qui ont complètement séparé la vie réelle de la vie psychique, ce que fait selon lui le « moniste Freud ». Le caractère surnaturel du rêve n’est pas assez établi par Freud selon Breton, qui déplore que Freud n’ait rien dit du rêve prophétique.

« Freud se trompe encore très certainement en concluant à la non-existence du rêve prophétique — je veux parler du rêve engageant l’avenir immédiat — tenir exclusivement le rêve pour révélateur du passé étant nié la valeur du mouvement. » (p. 23 VC)

Pour le surréaliste, c’est le rêve qui détermine l’existence dite réelle. Science de l’interprétation, la psychanalyse s’est contentée de mettre en rapport l’activité onirique avec toutes les strates du passé et de la mémoire en oubliant l’autre moitié de la temporalité : le futur. Pour le poète, le rêve — et pas seulement la volonté —, et les désirs déterminent la vie matérielle du sujet. Toute la suite du récit illustre comment les rêves d’un essentiel féminin permettent l’attente, la rencontre et la réceptivité face au hasard objectif. Breton réécrit Nadja dans ce texte, où il démontre par l’expérience la faille fondamentale du freudisme. L’existence est un rêve éveillé dans lequel la poésie/le désir amoureux transcende toutes choses.

C’est pourquoi l’éloge de Freud est presque perfide, consciemment ou pas, qui consiste à saluer la méthode d’interprétation du symbolisme. Or, cette doctrine lui était préalable. Les échanges épistolaires entre Breton et Freud publiés à la fin du recueil indiquent une grande susceptibilité de Freud, accusé de n’avoir pas cité ses sources.

« Freud lui-même […] semble, en matière d’interprétation symbolique du rêve, n’avoir fait que reprendre à son compte les idées de Vorkelt. »

Outre ces questions de divergences sur la compréhension du rêve, c’est surtout la place qui lui est accordée qui diverge d’un penseur à l’autre. Pour Freud, le rêve doit servir à l’interprétation de symptômes destinée à guérir un malade, tandis que pour le surréaliste il est la matière et la racine de l’être, vecteur de la vie. Au lieu de refouler ou de sublimer les pulsions, il s’agit pour le poète de lutter contre les oppressions, sexuelles ou politiques.

C’est pourquoi, féministe avant l’heure, pour Breton, la psychanalyse ne semble être pensée qu’au masculin et semble si peu adaptée à explorer le mystère féminin. (A 17, 74)

« Il aura fallu rejeter tous les modes de raisonnements dont les hommes sont si pauvrement fiers, si misérablement dupes, faire table rase des principes sur lesquels s’est édifiée tout égoïstement la psychologie de l’homme qui n’est aucunement valable pour la femme, afin d’instruire la psychologie de la femme en procès contre la première, à charge ultérieure de les concilier. »

  • Un militantisme antidogmatique :

 Lorsqu’il évoque ses premiers combats, ce n’est pas la lutte des classes qu’il dénonce en premier. Breton milite contre la religion, prône la lutte contre les oppresseurs, ceux de la bien-pensance religieuse, son idéologie et ses maîtres.

Dans Arcane 17,

« C’est l’amour de l’homme et de la femme que le mensonge, l’hypocrisie et la misère psychologique retiennent encore de donner sa mesure, lui qui historiquement pour naître a dû déjouer la vigilance de vieilles religions furibondes et qui commence à balbutier si tard, dans le chant des troubadours. » (p. 59, A 17)

Dans les Vases communicants, il se demande même si les moyens poétiques peuvent être légitimement asservis à quelque cause que ce soit, même la plus légitime, la cause antireligieuse (p 101). La gratuité inhérente à l’art en général et au surréalisme en particulier ne peut l’asservir à quelque cause que ce soit. De ce fait, le meilleur exemple d’art prolétarien sont les constructions du facteur Cheval, dont nous voyons une photographie.

Ce sont les institutions en général, les académies et les cénacles de tous ordres qu’il importe de proscrire et l’appartenance à toute école, esthétique, philosophique ou politique étant en contradiction avec l’engagement poétique. Une belle formule polémique énonce ce refus des institutions dans Arcane 17où il oppose le dogmatisme mâle de la fin du XIXe à l’esprit poétique de Rimbaud : « D’une part, le grand coup d’aile, rien moins que “changer la vie”, de l’autre la bave du rat mangeur de livres. » (P. 67, à propos de Rémy de Gourmont pourfendeur de Rimbaud.)

Pour simplifier, l’antimarxisme éclairé de Breton se fonde sur la critique du dogmatisme, la menace qu’il pressent d’une sclérose institutionnelle.

À la fin d’Arcane 17, il oppose le concept de libération, concept transitoire de la révolte éphémère contre un ordre injuste à la véritable liberté qui est une révolte active, durable, perpétuelle.

C’est pourquoi, il ne saurait se ranger sous la définition que Marx fait de l’intellectuel « après avoir interprété le monde, il s’agit de le transformer ». p. 149 VC

« Ainsi parvenons-nous à concevoir une attitude synthétique dans laquelle se trouvent conciliés le besoin de transformer radicalement le monde et celui de l’interpréter le plus complètement possible. Cette attitude, nous sommes quelques-uns à nous y tenir depuis plusieurs années et nous persistons à croire qu’elle est pleinement légitime. »

L’Amour/La poésie, la formule d’Éluard est sans doute cette synthèse active qui transforme la vie et affirme la transcendance de la poésie, mais une poésie vécue et en quelque sorte immanente/transcendante.

  • Une vision poétique de l’érotisme comme absolu

 Dans les Vases communicants, interrompant une partie théorique touffue, Breton évoque sa solitude, la nécessité de la rencontre, refusant de discréditer l’amour au nom du social :

« L’amour à le considérer du point de vue matérialiste n’est aucunement une maladie inavouable. Comme l’ont fait observer Marx et Engels (La Saint Famille), ce n’est pas parce qu’il décourage la situation critique […] ce n’est pas parce que l’amour pour l’abstraction n’a pas de passeport dialectique qu’il peut être banni comme puéril ou dangereux. » (p.80)

Quelle plus belle réconciliation du matérialisme dialectique et de la réhabilitation de l’érotisme que cette référence à un Marx freudien ? De fait, Breton glisse alors au récit de sa déambulation dans Paris, livré au hasard objectif, à l’attente d’une passante, petite sœur de Nadja.

Après avoir avoué que les prostituées ne le tentaient guère, il cite Engels théoricien de l’amour !

« Toujours du même point de vue matérialiste “c’est sa propre essence que chacun cherche chez autrui.” “Je me retrouvais hagard devant cette balance sans fléau, mais toujours étincelante : aimer, être aimé.” (p. 83)

“Sous mes yeux, les gens, les livres, les arbres flottaient un couteau dans le cœur.”

Le désir amoureux transforme la réalité en rêve. (p. 89). Les pensées sont des écureuils sauvages, et la femme croisée dans la rue évoque “la Dalila de la petite aquarelle de Gustave Moreau que je suis si souvent allé voir au Luxembourg.” “Aux lumières, ses yeux me firent aussitôt penser à la chute, sur de l’eau non troublée d’une goutte d’eau imperceptiblement teintée de ciel, mais de ciel d’orage.” (p. 90)

Une vision eschatologique se substitue à ces simples associations à la fin du récit de 1944. Un Breton hugolien exprime sa vision prophétique de l’avenir en une sorte de bouche d’ombre. (p. 125, A 17)

Devant le Rocher Percé, une vision ésotérique s’empare du poète :

“Et la proclamation, claironnée aux quatre vents, est en effet d’importance puisque des bouches rayonnantes gansées de soie arc-en-ciel ne se propage à tous échos que la nouvelle de toujours : la grande malédiction est levée, c’est dans l’amour humain que réside toute la puissance de régénération du monde.” (A 17, 59)

En une quinzaine d’années, après les épreuves de l’exil et de la guerre, ce que l’on pouvait encore qualifier de freudo-marxisme chez Breton devient un ésotérisme mystique, et la volonté de se libérer de toutes les idéologies.

III La poésie, la liberté, l’amour : un mysticisme du renouveau

  • La femme annonciatrice d’un monde nouveau :

Au cours de ses errances urbaines, Breton observe une femme qui passe devant l’hôpital Lariboisière, près de la gare de l’Est. Dans un lapsus significatif, Breton lit Maternité au lieu du nom de l’hôpital.

“Cette confusion, très semblable à celles qui peuvent se produire en rêve, témoigne, selon moi de la reconnaissance de la merveilleuse mère qui était en celui, sinon de ne pas mourir, du moins de me survivre.” (VC, 92)

De la femme naît un monde nouveau, elle est, comme chez Aragon dans le Roman inachevé, l’avenir de l’homme.

Dans Arcane 17, cette idée qui jusqu’alors était limitée à l’autobiographie onirique prend une extension cosmique. Imaginant l’avenir après la fin de la guerre, où il souhaite des propositions radicales hors des cadres, devant la carence du langage de l’esprit, faire parler haut le langage du cœur et des sens :

“Que domine l’idée du salut terrestre par la femme, de la vocation transcendante de la femme, vocation qui s’est trouvée systématiquement obscurcie, contrariée ou dévoyée jusqu’à nous, mais qui n’en doit pas moins s’affirmer triomphalement un jour.” (p. 53 A 17)

Étant passé par un mysticisme swedenborgien, proche d’un Nerval qui convoqua l’essence du féminin à travers, Isis, la Vierge Marie, les filles du feu, l’actrice étoile, Breton à son tour reprend la longue suite des femmes idéalisées par la courtoisie. De Méduse à Mélusine, la femme-enfant, le mysticisme ésotérique fait du principe féminin l’alpha et l’oméga.

Nous sommes loin d’un freudo-marxisme, libérateur des oppressions politiques et sexuelles ! Non seulement, l’écriture a complètement changé, la perspective a perdu de son abstraction philosophique. En ayant fait le choix du mysticisme amoureux, il devient simultanément poétique. Parce que la poésie s’est fait chair dans le monde, l’érotisme s’est spiritualisé en devenant total.

La femme ne donne pas simplement la vie, elle est phénix et promesse de résurrection. La rencontre d’Elisa Binhoff à New York est évoquée au tout début du récit poétique, “ce cahier de grande école buissonnière”. Elle venait de perdre sa fille Ximena, tragiquement noyée au large du Massachussets. Cette épreuve, cette descente aux enfers est suivie du renouveau que permit la rencontre :

“Quand je t’ai vue, il y en avait encore tout le brouillard, d’une espèce indicible dans tes yeux.”

C’est par l’amour et par lui seul que se réalise au plus haut degré la fusion de l’existence et de l’essence […] alors que ces deux notions demeurent hors de lui toujours inquiètes et hostiles. »

Résoudre les contradictions, concilier le matérialisme et l’idéalisme, l’amour et le bien-être collectif était déjà le vœu exprimé dans l’essai de 1931. Les épreuves de l’exil et de la guerre, des séparations ont approfondi et renforcé le désir d’unité, qui ne pouvait que rejeter comme factices ou incomplètes les idéologies. La poésie dans sa toute grande liberté accompagne le poème d’amour à Élisa.

  • La poésie :

Le caractère absolu et intemporel de la poésie, essentielle à l’existence humaine n’exclut pas le rejet de la « vieillerie ».

« La pensée poétique est l’ennemie de la patine et elle est perpétuellement en garde contre tout ce qui peut brûler de l’appréhender : c’est en cela qu’elle se distingue par essence, de la pensée ordinaire. Pour rester ce qu’elle doit être, conductrice d’électricité mentale, il faut avant tout qu’elle se charge en milieu isolé. » (A 17, 10)

Breton reprend une métaphore de la physique chère aux surréalistes en écho à celle des Vases communicants : l’électricité ne peut cheminer qu’isolée sous peine de déperdition. Mais cette électricité désigne un mystère, celui de l’énergie vitale, du désir amoureux, de la pensée poétique, tous analogiques. Un paradoxe est énoncé selon lequel l’universalité de la pensée poétique jouxte la nécessité de se placer hors du commun, dans l’isolement et un espace éthéré.

Cette contradiction fait de la poésie un anarchisme, elle qui est symbolisée par le drapeau noir un peu plus loin (à la page 19) « Au-dessus de l’art, de la poésie qu’on le veuille ou non, bat aussi un drapeau tour à tour rouge et noir. »

Mieux encore, elle est associée à la Science avec qui elle partage l’exception d’être universelle. « Il ne pourra être question de nouvel humanisme que du jour où l’histoire, récrite après avoir été concertée entre tous les peuples et limitée à une seule version, consentira à prendre pour sujet l’homme. L’art et la science […] connaissent à peu près cet état de grâce. […]» (A 17, 49-50)

C’est pourquoi, peut-être, les philosophies que sont le marxisme et la psychanalyse (à laquelle Breton refuserait le statut de science) sont discréditées au profit d’une symbolisation plus hermétique, celle de l’ésotérisme.

Le titre du recueil Arcane 17 fait référence à la dix-septième lame du jeu de tarot et représente une femme versant de l’eau d’une amphore de chacune de ses mains. Elle est surmontée par huit étoiles dont une est plus lumineuse et centrale, d’un oiseau et d’un paysage bucolique. C’est aussi la 17e lettre de l’alphabet hébreu qui évoque en tant que signe la langue dans la bouche. Au centre de toutes ces correspondances, Breton place la femme dans son récit, comme elle se trouve au centre de la carte de tarot.

Faut-il y voir une véritable conversion au mysticisme ou bien le simple approfondissement d’une idée déjà présente en 1924 dans La lettre aux voyantes ou dans Nadja ?

Toujours est-il que ce sont les lisières de la connaissance qui fascinent le poète, éperdu du grand mystère du monde. La découverte d’Eliphas Levi à New York par l’intermédiaire de l’ouvrage d’Auguste Viatte, Victor Hugo et les illuminés de son temps publié en 1942 à Montréal a-t-telle été déterminante ? L’antidogmatisme, la volonté de préserver la liberté de la rêverie l’ont sans doute été tout autant.

  • La liberté suprême de l’analogie

Le principe d’analogie, essentiel à l’illuminisme semble une réponse plus appropriée à l’écrivain que les dogmes freudo-marxisants (qu’ils soient séparés ou conjoints) pour représenter et vivre l’existence dans le monde.

Partant d’une expérience biographique, une excursion en Gaspésie peu après la rencontre avec Élisa, le récit se transforme en une réflexion sur l’humanité, l’histoire et la nature. Poème d’incantation amoureuse, il est hymne à la liberté.

De l’une des fenêtres de la maison face au Rocher Percé, Breton en fait le cadre de l’écran sur lequel il projette sa propre exégèse du 17e arcane du tarot, l’étoile.

Scruter la vérité à travers un pertuis, telle est la grande entreprise du texte, aux antipodes des démarches des psychanalystes ou des théoriciens sociaux cherchant à rendre une lumière crue et méthodique sur le réel.

« L’ésotérisme, toutes réserves faites sur son principe même, offre au moins l’immense intérêt de maintenir à l’état dynamique le système de comparaison, de champ illimité, dont dispose l’homme, qui lui livre les rapports susceptibles de relier les objets en apparence les plus éloignés et lui découvre partiellement le mécanisme du symbolisme universel. »

Belle formule pour un désir de connaissance anti-totalitaire. L’interprétation positive est dénoncée pour son caractère accaparant et intolérant. L’esprit de Résistance au-delà du mouvement historique de lutte antinazie est porté aux nues comme un principe de vie quotidienne. L’homme doit se faire guetteur, à l’affût d’un signe aussi imperceptible qu’inattendu.

« C’est là, à cette minute poignante où le poids des souffrances endurées semble devoir tout engloutir que l’excès même de l’épreuve entraîne un changement de signe qui tend à faire passer l’indisponible humain du côté du disponible. » (p. 115 A 17)

Sans préjudice des mesures d’assainissement moral qui s’imposent en cette sombre veille de deux fois l’an mil, et qui sont essentiellement d’ordre social, pour l’homme pris isolément il ne saurait y avoir d’espoir plus valable et plus étendu que dans le coup d’ailes. »

CONCLUSION

Pour conclure brièvement, Ia question posée : « Breton était-il freudo-marxiste ? » était bien légitime. Il a cheminé aux côtés d’une démarche d’émancipation totale du genre humain, tout en restant, dès le départ indépendant, en plaçant l’engagement poétique au-dessus de tout.

Il est certain qu’on peut être sensible à l’évolution de sa pensée consécutive aux épreuves historiques et dire sommairement qu’il a été de moins en moins favorable au marxisme, tout en accordant à la vie psychique sa primauté. Il n’en demeure pas moins que fidèle à lui-même, il a conservé l’essentiel. Le « Devoir-être » suppose accomplir la vie, cette aventure au sens médiéval, par l’amour — l’avenir sera féminin.

 

Il a conservé pourrions-nous dire, non quelque doctrine aliénante, mais l’esprit de ce qui sera appelé après lui « freudo-marxisme ». L’esprit de recherche conceptuelle des débuts multiples de la psychanalyse tout autant que l’esprit libertaire des premiers théoriciens du social. La métaphore, plus que le concept est pour le poète le moyen de dire cet esprit bouillonnant.

Retenons ainsi la figure d’un Lucifer, ange de révolte, porteur de lumière, voleur de feu rimbaldien qui tout naturellement clôt Arcane 17 pour l’illuminer.

« L’ange Liberté, née d’une plume blanche échappée à Lucifer durant sa chute, pénètre dans les Ténèbres, l’étoile qu’elle porte à son front grandit devient “météore d’abord, puis comète et fournaise ‘. […] c’est la révolte même, c’est la révolte seule qui est créatrice de lumière. Et cette lumière ne peut se connaître que trois voies : la poésie, la liberté, et l’amour qui doivent inspirer le même zèle et converger, à en faire la coupe même de la jeunesse éternelle, sur le point moins découvert et le plus illuminable du cœur humain. »