L’imaginaire linguistique du surréalisme

L’imaginaire linguistique du surréalisme

Raphaëlle HÉROUT

[Télécharger cette communication en PDF]

On a coutume de présenter le surréalisme comme un mouvement culturel qui s’est créé autour d’une réflexion importante sur le langage : c’est ce qui apparaît dans cette citation bien connue de Breton qui retrace l’impératif auquel répondait la création de ce mouvement :

[i]l est aujourd’hui de notoriété courante que le surréalisme, en tant que mouvement organisé, a pris naissance dans une opération de grande envergure portant sur le langage […] De quoi s’agissait-il donc ? De rien moins que de retrouver le secret d’un langage dont les éléments cessassent de se comporter en épaves à la surface d’une mer morte. Il importait pour cela de les soustraire à leur usage de plus en plus strictement utilitaire, ce qui était le seul moyen de les émanciper et de leur rendre tout leur pouvoir.[1]

Le but de cette communication sera de tirer quelques fils à partir de ces assertions pour voir comment les surréalistes ont mis à l’épreuve des intuitions et pensées sur le langage, qui n’ont pas nécessairement été théorisées, mais qui ont été éprouvées poétiquement, intuitions et pensées qui sont le fondement même de ce qu’on appelle, depuis Foucault, « l’ordre du discours ». Selon l’hypothèse de Foucault, nous sommes dans une société du discours et cette société produit des procédures d’assujettissement visant à surveiller les discours produits. Dans sa célèbre leçon inaugurale au Collège de France, il explique que :

dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. [2]

Ce que je voudrais montrer, c’est que c’est cette même conception politique du fort potentiel de toute parole qui informe la poétique surréaliste : il s’agit bien, par la création poétique, d’échapper aux procédures de contrôle des discours.

Plus particulièrement, si l’ordre nous intéresse, c’est bien pour le désordre qu’il rend possible, nous essayerons donc d’appréhender les tenants et aboutissants de cette « opération de grande envergure portant sur le langage » dans son rapport à l’ordre et au désordre ; le langage étant compris à la fois comme une institution sociale (le langage est un espace de partage) mais aussi comme le lieu de cristallisation de toutes les représentations qui informent la pensée. Nous verrons comment les surréalistes ont joué de la transgression des normes langagières pour conférer au langage la fonction d’opérateur principal d’un bouleversement de l’ordre social.

Quel est ce secret du langage ? Comment insuffler de la vie à un langage en perdition ? Comment est affirmé le lien à l’émancipation et enfin, de quelle nature est ce « pouvoir » des mots ? Ces questions, fondamentales pour l’étude du surréalisme, en constituent « l’imaginaire linguistique » que l’on comprend, grâce aux travaux d’A.M. Houdebine, comme le

rapport du sujet à la langue, la sienne et celle de la communauté qui l’intègre comme sujet parlant-sujet social ou dans laquelle il désire être intégré, par laquelle il désire être identifié par et dans sa parole ; rapport énonçable en termes d’images, participant des représentations sociales et subjectives, autrement dit d’une part des idéologies (versant social) et d’autre part des imaginaires (versant plus subjectif).[3]

Et l’imaginaire, chez Houdebine, fait référence à l’imaginaire selon Castoriadis, pour qui l’imaginaire est l’élément structurant originaire, sans lequel aucune société ne saurait exister. A partir des aspirations poétiques et émancipatrices des surréalistes, et avec les outils théoriques des pensées politiques de Castoriadis et Foucault principalement, il s’agira, aujourd’hui, d’esquisser une cartographie de leur imaginaire linguistique et d’en étudier les répercussions sur leur pratique poétique et sur la façon dont cette pratique poétique est pensée comme étant en prise directe sur la transformation souhaitée de la société.

Pour commencer ce panorama de l’imaginaire linguistique du surréalisme, on évoquera tout d’abord ce qui est à la base de toute activité de langage : à savoir les mots, dans leur façon de signifier et dans leur rapport aux choses. Les mots qui ne sont pas, pour les surréalistes, contrairement au titre de Leiris, « sans mémoire » ; ils convoient avec eux toute la tradition qui les a utilisés, tout un passé qui les a usés, toute une morale qui les a dénaturés : « [l]e devoir, et encore et toujours : le devoir. Très vite, le mot lui paraît suspect, très vite haïssable. »[4]

Cette suspicion, on la retrouve chez tous les surréalistes, et c’est elle qui fait que le sens et la fonction des mots va être interrogés :

Oui, nous étions au lendemain d’une guerre horrible. Il ne nous paraissait guère possible de nous servir des mots que nous entendions dans la bouche des Tartuffes, qu’ils appartinssent à l’industrie lourde ou à cette abjecte police politique de provocation et de mouchardage qui prenait avec Daudet et Maurras ce masque philosophique et littéraire, plus hideux encore que la chaussette à clous et les grosses moustaches du roussin sans malice.[5]

Non seulement, les mots sont pervertis par ce passé, mais ils sont présentés comme étant la matière première de la pensée : on pense avec les mots dont on dispose, et le problème survient rapidement lorsque l’on se rend compte que les mots, s’ils étaient bons à penser l’époque passée, ne sont plus suffisants pour penser et vivre vraiment l’époque en cours. C’est là le grain de sable dans l’engrenage pourtant bien huilé de la reproduction des discours qui apparaît dès les premiers textes surréalistes : l’idée qui ressort dans ces textes est que les mots qui sont disponibles pour ces poètes ne les satisfont pas :

J’ai vécu dans l’ombre d’une grande bâtisse blanche ornée de drapeaux et de clameurs. Il ne m’était pas permis de m’échapper de ce château, la Société, et ceux qui montaient le perron faisaient sur le paillasson un affreux nuage de poussière. Patrie, honneur, religion, bonté, il était difficile de se reconnaître au milieu de ces vocables sans nombre qu’ils jettent à tort et à travers aux échos.[6]

La référence à l’environnement qui a vu naître le surréalisme est évidente, ce qui est intéressant ici c’est que la dénonciation passe par les mots, les « vocables sans nombre ». Ce sentiment se retrouve chez Breton :

Le dit et le redit rencontrent aujourd’hui une solide barrière. Ce sont eux qui nous rivaient à cet univers commun. C’est en eux que nous avions pris ce goût de l’argent, ces craintes limitantes, ce sentiment de la « patrie », cette horreur de notre destinée.[7]

La critique porte bien sur le vocabulaire et plus précisément sur la façon dont le vocabulaire va constituer un pan du réel, dessiner la réalité, constituer un état de fait. Mais l’état de fait du quotidien des surréalistes ne leur convient pas, à la patrie, à l’argent, l’honneur, la religion, ils veulent substituer leurs valeurs d’élection :l’amour, la liberté, le rêve, le désir…

On trouve un exemple parmi tant d’autres chez Leiris :

C’était une rose énorme qui s’ouvrait comme une explosion de paroles, quand les gestes ne suffisent plus à démontrer l’amour et que par suite leur armature physique doit nécessairement se prolonger dans une armature imaginaire de pensées et de mots.[8]

Contre « l’univers commun », il y a l’univers imaginaire, l’univers verbal des surréalistes qui choisissent de réorienter l’emploi des mots vers quelque chose de plus réjouissant. Face à ces aspirations, les valeurs héritées contribuent à une véritable restriction des possibles, elles brident l’homme et favorisent non seulement une sorte d’auto-censure (on ne peut dire ou penser que ce qu’il est possible, en l’état, de dire ou de penser), mais aussi une sorte d’auto-mutilation puisque c’est l’être dans sa chair qui va être restreint, bridé. Cela apparaît chez Breton, dans ses entretiens avec André Parinaud

il n’avait été question, durant les années précédentes [avant 1914], que de briser tous les cadres fixes, que de promouvoir la plus grande liberté d’expression : qu’allait-il en advenir par ce temps de baillons sur toutes les bouches, sinon de bandeaux sur tous les yeux ? (Breton A, et Parinaud A, [1952], 1996 : p.30)

A ces images s’ajoute celle de Péret, pour qui la langue de la communication utilitaire  est une langue « émasculée » :

Pour ces hommes, la poésie perd fatalement toute signification. Il ne leur reste plus guère que le langage. Leurs maîtres ne le leur ont pas ôté, ils ont trop besoin qu’ils le conservent. Du moins l’ont-ils émasculé pour le priver de toute velléité d’évocation poétique, le réduisant au langage dégénéré du « doit » et de l’ « avoir ».[9]

Le fait que la langue, par son vocabulaire précisément, soit perçue comme une force d’aveuglement et de silence est un des poncifs surréalistes, et c’est ce qui donne corps au désir de s’émanciper des ces unités linguistiques qui vont entraver la pensée. Pour Crevel par exemple, les mots « sont à la fois des programmes électoraux, des étalons de valeurs morales, des monnaies d’échange, »[10].

Toute la critique du vocabulaire est présente dans cette courte proposition, avec à la fois la manipulation idéologique, la représentation de la société bourgeoise bien-pensante avec sa morale, et le thème du langage comme monnaie, mais bien sûr qui est une fausse-monnaie, une monnaie démonétisée puisque les mots ont subi une « inflation verbale » qui a dénaturé en les réduisant leurs capacités expressives. Ce thème de la fausse monnaie est très présent chez Crevel, on le retrouve aussi dans son roman Les pieds dans le plat :

Si les profiteurs n’aiment pas toucher au bas de laine, entamer le magot, (connais-tu le pays où fleurit l’avarice) ils sont, par contre, prodigues de belles paroles (connais-tu le pays où fleurit l’éloquence ?). Des mots, toujours des mots, des mots qui ont perdu toute valeur. On est en pleine inflation verbale. Cette fausse monnaie à peine fabriquée, son effigie prometteuse, déjà, s’encrasse. Ses traits s’effacent. Avec ce qui en demeure, on ne saurait reconstituer un visage. En parler bourgeois, rien n’a plus de sens, ne veut plus rien dire, ou plutôt n’a de sens, ne veut dire que par grimaçante, odieuse antiphrase.[11]

C’est précisément en réaction à cela que les surréalistes vont vouloir renouer avec un langage authentique, expressif, un langage qui ne soit pas un cache-misère, mais au contraire, qui puisse réellement appréhender intensément le réel.

Donc les mots, on l’a vu, ne suffisent pas à dire le monde : ils ne suffisent pas non plus à dire le sujet, l’être. C’est une topique chez Artaud : « Il me manque une concordance des mots avec la minute de mes états » écrit-il, entre autres phrases qui éprouvent la béance du sujet dans son impossibilité à se sentir exister dans la langue.

C’est aussi quelque chose dont on peut lire la trace dans L’immaculée conception, dans le dernier texte de la rubrique « L’homme » : « la mort » : Breton et Eluard écrivent, non sans ironie :

Je vais terriblement mieux. Les vains mots qu’on m’avait mis dans la bouche commencent à produire leur effet. Mes semblables me quittent. La main dans la crinière des lions, je vois l’horizon trompeur qui va une dernière fois me mentir. Je profite de tout et de ses mensonges en forme d’épluchure et de ce petit tour qu’il fait en passant toujours par chez moi. Rien ne me sert si bien que lorsqu’il me rencontre.[12]

Ce « je vais mieux » est absolument inquiétant, Si le sujet « va mieux », c’est qu’il n’est plus en conflit. On met donc des mots dans la bouche comme on prescrit des antidépresseurs, ou comme on faisait à l’époque des séances d’électrochocs, comme on fait taire un symptôme qui traduit une singularité socialement inacceptée. C’est précisément cette fonction qui va être refusée : celle des mots qui sont comme une médication donnée pour aller mieux, pour rentrer dans le rang, celle des mots vont être ce qui va lisser, aplanir tout ce qui peut censément sortir du cadre.

En cela, les mots sont aliénants, si on accepte la définition que Castoriadis donne, à partir de Lacan :

L’essentiel de l’hétéronomie – ou de l’aliénation, au sens général du terme – au niveau individuel, c’est la domination par un imaginaire autonomisé qui s’est arrogé la fonction de définir pour le sujet et la réalité et son désir. […][13]

Ce qui correspond donc ici aux « vains mots » imposés, mots qui font affirmer au sujet qu’il va mieux. Mais la suite de la citation de L’immaculée conception montre bien que la mission de ces « vains mots » n’est pas tout à fait remplie. Et c’est là où le langage va pouvoir être émancipateur, lorsqu’il permet de mettre à distance le discours qui s’est infiltré :

L’autonomie devient alors : mon discours doit prendre la place du discours de l’Autre, d’un discours étranger qui est en moi et me domine : parle par moi.[14]

Il y a donc une grande conscience de cette aliénation par le langage, et en même temps, puisque les surréalistes sont poètes, il y a également une confiance dans les possibilités de changer la donne ; on le voit chez Tzara par exemple, chez qui on retrouve les « vains mots » :

Mais, quand dans l’âme des vains mots brûle une nouvelle signification, à travers le désœuvrement d’une nature de plumes surgissent quelques courts oiseaux qui s’immobilisent avec insistance aux bords mêmes du précipice humain. [15]

On perçoit dans cette citation de Tzara, à la fois l’élan créateur qui peut donner lieu à un renouveau, à une régénérescence du langage et par le langage, mais également le danger qu’il y a à manipuler ainsi les mots, à jouer avec les nouvelles significations qui, changer le lien habituel des mots à leurs choses, peuvent faire entrevoir un certain précipice. Mais il n’y a pas d’action sans prise de risque, et ce risque, les surréalistes le prennent et l’appellent de leurs vœux :

A ce point en tout cas commence la pensée ; qui n’est aucunement ce jeu de glaces où plusieurs excellent, sans danger. Si l’on a éprouvé fût-ce une fois ce vertige, il semble impossible d’accepter encore les idées machinales à quoi se résume aujourd’hui presque chaque entreprise de l’homme. Et toute sa tranquillité.[16]

La tranquillité et l’impunité ne peuvent plus, dans la pensée surréaliste, se camoufler derrière un langage rassurant , au contraire : « les mots ont fini de jouer ». Leur entreprise poétique va être de redonner sens aux mots : soit, donner « plus de sens », de manière intensive, soit de manière extensive : avoir plus de sens pour dire le monde et donc pour le vivre.

Redonner sens aux mots, c’est aussi faire en sorte qu’ils soient vraiment signifiants et qu’ils ne soient pas que les ossements d’une pensée fossilisée, contrairement aux « mots apathiques » qu’invoque Char : « Ô mots trop apathiques, ou si lâchement liés ! Osselets qui accourez dans la main du tricheur bienséant, je vous dénonce. »[17] Char les dénonce précisément parce que, apathiques, ils ne peuvent pas rendre compte du réel, du « grand réel » qui est le seul à valoir d’être vécu. Ces mots apathiques, on les retrouve chez Artaud dans une de ses célèbres diatribes :

Oui voici maintenant le seul usage auquel puisse servir désormais le langage, un moyen de folie, d’élimination de la pensée, de rupture, le dédale des déraisons, et non pas un DICTIONNAIRE où tels cuistres des environs de la Seine canalisent leurs rétrécissements spirituels.[18]

Le problème est donc que le « Grand réel » et les « rétrecissements spirituels » sont constitués des mêmes mots. Pour ne pas rétrecir le grand réel, il y a donc deux options, soit inventer de nouveaux mots, « [offrir] un mot qu’on ne trouve pas dans le larousse »[19], ce qui est relativement peu fait dans le corpus surréaliste, soit changer l’usage que l’on fait du langage. C’est là je pense une des originalités du surréalisme : tous ces écarts linguistiques que l’on connaît, les détours vers l’impossible de langue sont crées et donnés à lire dans le but d’opérer un renouvellement des usages langagiers pour libérer non pas les mots, Breton s’en défend bien (réf. Futurisme) ni le langage, mais le sujet parlant, ce qui apparaît de manière explicite dans les propos d’André Breton  :

Nous nous exposions par là aux persécutions d’usage, dans un domaine où le bien (bien parler) consiste à tenir compte avant tout de l’étymologie du mot, c’est-à-dire de son poids le plus mort, à conformer la phrase à une syntaxe médiocrement utilitaire, toutes choses en accord avec le piètre conservatisme humain et avec cette horreur de l’infini qui ne manque pas chez mes semblables une occasion de se manifester.[20]

On connaît la critique de l’étymologie, celle de Crevel

A la psychanalyse de l’univers, de quel secours pourrait être la linguistique, si cette science, s’agît-il de langues mortes, savait, pour rester ou plutôt pour devenir vivante, remettre au point du temps qui fut le leur, ces familles de mots, dont, en vérité, elle se contente d’ouvrir les sépulcres, à seule fin de donner à s’extasier sur des cadavres rien que cadavres. Qu’il entre tant soit peu de dialectique dans l’étude des dialectes (et qu’on ne m’accuse pas de jouer sur les mots, quand, au contraire, je joue mots sur table), et le classique jardin des racines grecques et latines, au lieu de faire penser à un dépositoire d’affreux chicots, se repeuplera de ces membres vivants qui vont dans la terre chercher la nourriture des arbres et des plantes, et permettent ainsi, leur maturité aux fruits, à ces grains d’orge dont Engels, dans l’Anti-Dühring, constate que des milliers sont écrasés, bouillis, mis en fermentation et finalement consommés.[21]

Critique dans laquelle on trouve, autre poncif du surréalisme, la métaphore vitaliste du vocabulaire qui germe en opposition donc aux mots-épaves que déplore Breton. Cette critique de l’étymologie, on la trouve aussi dans l’étude plus documentée de Paulhan, « L’illusion de l’étymologie ». [22]

Sur cette critique de l’étymologie, je n’insisterai pas davantage, je vais passer à la deuxième partie de ma présentation, plus centrée cette fois sur la syntaxe. Breton parle donc d’une « syntaxe utilitaire ». Qu’est-ce qu’une syntaxe utilitaire ? C’est celle qui répond aux besoins utilitaires de la pensée dominante.

Peu à peu se décomposent
Les alphabets ânonnés
De l’histoire et des morales
Et la syntaxe soumise
Des souvenirs enseignés [23]

La syntaxe soumise précise l’image du langage avili, c’est l’ordre qui permet à toute pensée d’être canalisée, d’entrer dans une proposition, d’être communément admis et compris. C’est un cadre normatif que fait que toutes les pensées vont devenir phrase, selon un modèle appris. C’est justement contre cette syntaxe que les surréalistes vont déployer des efforts d’ingéniosité, pour la dévoyer, pour montrer qu’elle n’est qu’un possible parmi d’autres, pour tenter de saper les fondements non pas du langage en tant que tel, mais bien plutôt ceux des institutions qui détiennent le pouvoir de dire ce qui est bien ou mal en matière de discours, donc ceux qui édictent les normes, qui définissent le bien parler dont le corollaire évident est : le bien penser. Il faut donc affronter la raison grammaticale et chercher d’autres ordres possibles.

Cette syntaxe que mentionne Breton correspond elle-même à un ordre institué, c’est-à-dire que contrairement à ce qu’on a pu laisser croire, la syntaxe n’est aucunement un ordre naturel qui correspondrait au mouvement de la pensée, et en ce sens les déclarations de Breton rejoignent parfaitement des analyses comme celles que fera plus tard Françoise Gadet :

L’ordre de la langue ? Rien d’autre que l’ordre politique dans la langue. Une incessante surveillance de tout ce qui – altérité ou différence interne – risque de mettre en cause la construction artificielle de son unité et de renverser le réseau de ses obligations. Là-dessus, diverses positions politiques ont pu trouver à se fixer : dans une défense paranoïaque de la langue, ou dans une fascination à l’égard du « bon sauvage », censé détenir comme un privilège le pouvoir de briser l’ordre le la langue.[24]

Et on sait à quel point la pensée sauvage a passionné les surréalistes, et a fourni un modèle de libération de l’expression. Dans cette citation de F. Gadet, on remarque que, ce que Foucault explique pour l’ordre du discours se retrouve au niveau de la phrase : l’ordre de la phrase a une fonction régulatrice, de la circonscrire, d’empêcher tout débordement, de prévenir toute intrusion des affects. C’est donc un accompagnement très encadré de la pensée.

Cette idée d’un ordre « politique », on la trouve explicitement sous la plume de Breton en 1935, dans « Position politique de l’art aujourd’hui »  :

Il s’agissait de déjouer, de déjouer pour toujours la coalition des forces qui veillent à ce que l’inconscient soit incapable de toute violente éruption : une société qui se sent menacée de toutes parts comme la société bourgeoise pense, en effet, à juste titre, qu’une telle éruption peut lui être fatale.[25]

La métaphore de l’éruption, liée à la fois aux forces telluriques, et au jaillissement d’une intériorité, est récurrente dans l’esthétique surréaliste ; ici elle montre bien cette idée d’un inconscient jugulé qui ne doit surtout pas poindre sous peine d’entraîner avec lui toutes les constructions qui veillent à endiguer les manifestations de toute singularité.

On voit donc que le cadre normatif de la langue prévient tout jaillissement, toute éruption de l’inconscient dans la chaîne verbale et  dans la société. Ce qui est intéressant car cette image de l’inconscient comme bouillonnement intérieur, comme magma, renvoie aussi « lalangue », de Lacan, lalangue en un mot. Ce magma, on le retrouve également chez Castoriadis : il décrit la langue comme un magma qu’un sujet parlant va organiser pour créer des significations. Un magma n’est pas un chaos, c’est ce dont on peut extraire des organisations en nombre indéfini, et même infini ; ce qui explique que la production du sens n’est pas réductible à une simple combinatoire logique :

Et c’est parce que le magma est tel, que l’homme peut se mouvoir et créer dans et par le discours, qu’il n’est pas épinglé à jamais par des signifiés univoques et fixes des mots qu’il emploie – autrement dit que le langage est langage. […] Une signification n’est rien « en soi », elle n’est qu’un gigantesque emprunt.[26]

Il est donc possible d’ « emprunter » d’autres manières de produire des significations, d’explorer les chemins de traverse des relations signes-sens, et cela pour s’affranchir d’une pensée héritée, pour quitter les sentiers par trop balisés du déjà-dit, déjà-pensé et s’engager pour l’émergence d’une pensée nouvelle, propre à envisager de nouveaux objets de pensée, délestée des poids morts de la tradition.

Cette question de la signification devient donc centrale à partir du moment où est ressentie, et exprimée, l’idée que l’ordre normal de la phrase, du discours est un centre organisateur qui a vocation à neutraliser la portée potentiellement dangereuse, et même inquiétante de la parole. Face à cela, à cette sensation d’être tenu dans une discipline aliénante, la force de riposte va être l’imaginaire et la poésie.  Par ces deux moyens, il s’agit de se réapproprier la langue, de la faire sortir de son cadre normatif, d’explorer les possibles qu’elle contient en puissance. Donc il s’agit de rester dans la langue, mais de faire des pas de côté pour sortir des tracés pré-établis, pour tenter de nouvelles structurations syntaxiques, parfois même en « piétinant la syntaxe » comme le dit Aragon, sans vraiment le faire, pour tenter de nouvelles associations sémantiques, pour dissocier ce qui est toujours associé et tenter de provoquer des rencontres dans la langue, de faire surgir des étincelles.  « Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses ! » demande Breton, tout en précisant qu’il maîtrise parfaitement la syntaxe. Mais maîtriser parfaitement, ce n’est pas obéir aveuglément, c’est aussi savoir que l’on peut ne pas se laisser enfermer dans une voie d’expression, et pouvoir envisager d’autres possibles expressifs.

L’affirmation du lien d’incidence des mots sur les choses est au coeur de l’imaginaire linguistique des surréalistes : les mots sont l’interface entre le monde et la pensée, puisque nos perceptions sont dépendantes des mots. Ce qui est en jeu, dans le rapport entre ce qui est dit et ce qui pourrait être dit, avec un autre ordre, c’est donc l’appréhension du réel – qui doit rentrer dans les catégories linguistiques dont nous disposons, si ces catégories sont trop étriquées, c’est la vie même qui va en être impactée. Il y a donc un ordre des phrases qui peut s’avérer plus fécond que l’ordre classique :

On feint de ne pas trop s’apercevoir que le mécanisme logique de la phrase se montre à lui seul de plus en plus impuissant, chez l’homme, à déclencher la secousse émotive qui donne réellement quelque prix à sa vie.

On est donc là au cœur du rapport au langage : il faut repenser la mécanique des phrases afin justement que ce ne soit plus une mécanique neutre qui structure et objective rationnellement la pensée, mais que la phrase soit le fruit d’un acte de pensée. L’expression poétique va alors chercher d’autres structurations du discours que ce que le langage commun propose, elle va chercher à révéler le point d’inflexion qui permet le passage d’une langue de communication générale à une langue singulière.

On trouve quelques exemples d’ordre des mots perturbés chez Desnos, notamment deux exemples qui se ressemblent :

Le buvard fatigué de saigner dans les poèmes de deux générations d’imbéciles, l’encrier, la fenêtre, tout n’est-il pas logique et asservi à des fins limitées. Cependant j’ai vaincu la lassitude. Je n’ai perdu aucune de mes illusions ou plutôt je n’ai perdu aucune de ces précieuses réalités nécessaires à la vie. Je, je et je vis et désire et aime.[27]

Râle, à quoi bon les cris, la bave et le salpêtre

Un sommeil de mangeaille et de pourpre renaître

Tu, vous, les autres, nous, clames, clamez, clamons,[28]

Le procédé consiste à mettre de la distance entre le sujet et le prédicat, et potentiellement à créer une incertitude quant à l’attribution de l’un à l’autre. Ce qui a, comme effet, comme on le lit chez Leiris, d’ « entraîner les conjugaisons dans ses replis cachés de vrille »

Dès qu’il eut atteint une vitesse pleine et uniforme, il se mit à osciller sur sa base puis, brusquement, il bascula complètement et s’enfonça dans le sol, entraînant geôliers, condamnés et conjugaisons dans ses replis cachés de vrille.[29]

Et en cela, la conjugaison peut aussi sortir de son « mécanisme logique », comme on le voit chez Desnos, Prévert, ou Luca par exemple

Tu me suicides, si docilement
Je te mourrai pourtant un jour.
Je connaîtrons cette femme idéale
et lentement je neigerai sur sa bouche
Et je pleuvrai sans doute même si je fais tard, même si je fais beau temps
Nous aimez si peu nos yeux
Et s’écroulerai cette larme sans
raison bien entendu et sans tristesse.
sans.
Ceux qui pieusement…

Ceux qui copieusement…

Ceux qui tricolorent

Ceux qui inaugurent

Ceux qui croient

[…]

Ceux qui grignotent

Ceux qui andromaquent

Ceux qui dreadnougtent

Ceux qui majusculent

Ceux qui chantent en mesure

Ceux qui brossent à reluire

je te flore
tu me faune

je te peau
je te porte
et te fenêtre
tu m’os
tu m’océan
tu m’audace
tu me météorite

je te clé d’or
je t’extraordinaire
tu me paroxysme

Où sont changées les relations des sujets à leurs verbes, analyse à l’oral.

Ce problème de l’ordre des mots, ordre grammatical, on le retrouve chez Queneau, qui a été fortement marqué par la lecture des ouvrages de Vendryès, et qui le cite textuellement

«  [En chinook[30]] pour dire : l’homme a tué la femme avec un couteau, la phrase sera du type : lui elle cela avec || tuer homme femme couteau… Tout ce qui précède le tiret que nous avons introduit dans la phrase ne comprend que les indications grammaticales, [« en quelque sorte un résumé algébrique de la pensée »], les morphèmes ; les sémantèmes [ « les données concrètes »]sont données après. Ne nous étonnons pas trop d’une structure aussi singulière. Le français parlé connaît des tours qui sont très voisins de celui-là. On entend dire dans le peuple : Elle n’y a encore pas || voyagé, ta cousine, en Afrique. Ou Il l’ati jamais || attrapé, le gendarme, son voleur ? (p.102-103).)[31]

Là clairement ce n’est pas pareil, mais ça participe de la même réflexion sur le possible sentiment d’étrangeté au sein même de sa langue. Et la mise à l’épreuve de ce sentiment d’étrangeté est en soi générateur de nouveautés poétiques qui montrent que l’activité de langage peut s’accomplir avec une liberté que l’on n’éprouve pas dans le langage courant.

Si on parle d’imaginaire linguistique, c’est aussi parce qu’il s’agit, par un autre usage du langage, de tout porter atteinte à la fonction instrumentale qui lui est traditionnellement dévolue, de refuser sa valeur d’échange neutre, régulée, pour mettre l’accent sur les affects censément engagés dans tout acte expressif – affects qui sont jugulés par les normes, et qui font fi de la logique. Le surréalisme a donc bien été libérateur dans sa façon d’affronter la doxa, dans sa volonté de briser les automatismes de lecture et d’écriture, dans tout ce qu’il a mis en œuvre pour « réveiller » les possibilités d’expression.

Là encore, on retrouve Foucault lorsqu’il affirmait que « – le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer. »[32]

L’idée de faire entendre une voix singulière se situe, bien sûr au niveau de l’histoire littéraire en filiation et en réaction avec d’autres écritures, mais l’originalité fondamentale du surréalisme, il me semble, ne tient pas tant à l’émergence d’un style qu’à la volonté de créer des zones de résistance poétiques qui prennent à rebours la langue normale, la raison grammaticale, d’affirmer un contre-pouvoir langagier, pour enrayer la reproduction des pensées toutes faites.

Gramsci qui, sur bien des points, est très proche de Breton, malgré l’absence apparente de contact entre eux, expliquait que

La grammaire normative écrite présuppose donc toujours un « choix », une orientation culturelle, c’est-à-dire qu’elle est toujours un acte de politique culturelle nationale[33]

et je pense qu’il en va de même des recherches poétiques surréalistes : elles présupposent un choix, celui de l’insubordination qui s’attache à ne pas considérer la langue comme un donné brut, mais comme un possible, qui coexiste avec d’autres possibles qui seraient à actualiser. On peut lire cela chez Artaud par exemple, lorsqu’il évoque sa relation d’apprentissage avec les mots :

Je suis, paraît-il, un écrivain.

Mais qu’est-ce que j’écris ?

Je fais des phrases.

Sans sujet, verbe, attribut ou complément.

J’ai appris les mots,

ils m’ont appris des choses.

A mon tour je leur apprends une manière de nouveau comportement.

Que le pommeau de ta tuve patin

t’entrumêne une bivilt ani rouge,

au lumestin du cadastre utrin.

Cela veut dire peut-être que l’utérus de la femme tourne au rouge, quand le Van Gogh le fou protestataire de l’homme se mêle de trouver leur marche aux astres d’un trop superbe destin.

Et ça veut dire qu’il est temps pour écrivain de fermer la boutique,

et de quitter la lettre écrite pour

la lettre.[34]

Ce nouveau comportement, c’est le fait de « parler surréaliste à volonté », et c’est bien ce qui se joue dans les recherches langagières, les pratiques poétiques : faire entrer dans le cadre de la langue ce qui reste normalement incommunicable, ce qui est hors-langue, on pourrait dire ob-langue, comme on a de l’ob-scène, ce qui reste au ban des discours normaux, et en tant que tel, porte préjudice au sujet-parlant, privé de la réalisation physique, par la parole, de sa pensée, amputé d’une part de sa parole.

Les surréalistes cherchent donc à esquiver cela, à échapper à ce contrôle de la production discursive qui est aussi un contrôle de la raison sur le discours. En cela, la syntaxe correspond à l’appréhension logique de la parole, et on sait quel sort est fait à la logique. D’ailleurs Tzara va imaginer une « syntaxe de l’imperfection logique » :

Comme « Je m’appelle maintenant tu », la phrase : « Il était cerisier » prévoit l’éclosion et la possible volupté d’une syntaxe de l’imperfection logique érigée en un système dont les données ne sont pas moins concrètes que celles du pigeonnier connu mais où les fuites du temps loisible et de l’objet désigné – toute l’excrémentielle notion de l’espace sans laquelle on ne saurait accoupler l’idée de dieu à celle d’infini mathématique – posséderaient la fréquence des plus agréables promenades et des plus exquis artifices de la métaphore.[35]

Il s’agit donc d’engager un nouveau rapport au langage qui soit contre toute routine expressive, « [l]e langage peut et doit être arraché à son servage »[36] affirme Breton, car le servage langagier, la langue dressée, éduquée, le « bien parler », institutionnellement régis, agissent comme une force unifiante et régulent, par canalisation des possibles, pensées et affects. Il y a donc une hégémonie culturelle – au sens de Gramsci – du « bien parler », de la grammaire normative, qui permet une langue commune, mais surtout qui maintient la mainmise de pratiques linguistiques dont la légitimité est remise en cause. Gracq, dans son très bel ouvrage sur Breton, parle de la « supériorité de la pensée consciente […] sur la pensée caporalisée par les concepts et remise au pas des règlements logiques. »[37]

C’est donc avec une pleine conscience d’une domination linguistique que les surréalistes vont tenter de perturber les usages de la langue commune en ce qu’elle est l’emblème d’un embrigadement idéologique :

Le langage a été donné à l’homme pour qu’il en fasse un usage surréaliste. Dans la mesure où il lui est indispensable de se faire comprendre, il arrive tant bien que mal à s’exprimer et à assurer par là l’accomplissement de quelques fonctions prises parmi les plus grossières. [38]

Mais le langage ne se cantonne pas à cela,

S’il est indiscutable que l’invention du langage, produit automatique du besoin de mutuelle communication des hommes, tend d’abord à satisfaire ce besoin de relation humaine, il n’en est pas moins vrai que les hommes empruntent pour s’exprimer une forme toute poétique dès qu’ils ont réussi, d’une manière purement inconsciente, à organiser leur langage, à l’adapter à leurs nécessités les plus pressantes et ont senti toutes les possibilités qu’il recèle. En un mot, aussitôt satisfait le besoin primordial auquel il correspond, le langage devient poésie.[39]

Précisément parce que devenir poésie, c’est sortir de l’ordre « normal » du discours, c’est inventer son discours, en être le maître et non plus l’esclave. C’est ce rapport au langage qui permet la corrélation « poète donc révolutionnaire », et qui fait de la poésie l’exercice d’une pensée qui confine à la liberté.

Sur ce point on retrouve l’opposition que propose Françoise Gadet entre une « langue blanche », comme on dit un examen ou un mariage blanc, c’est-à-dire qui ne porte pas à conséquence ; c’est donc l’emploi machinal, reflexe, du langage, le langage sais la conscience du sujet, le langage qui fait l’économie de la pensée et de l’engagement du sujet dans sa parole ; et une langue « rouge » une langue qui implique son sujet parlant, une langue dans laquelle et par laquelle on puisse créer sa pensée. La langue surréaliste est donc la langue de la pensée libre, c’est aussi la langue qui permet d’affirmer cette liberté : on se rappelle du mot d’ordre de Breton :

chacun doit être libre d’exprimer en toutes circonstances sa manière de voir, doit être en mesure de justifier sans cesse de la non-domestication de son esprit. [40]

La domestication c’est donc à la fois la socialisation et la réduction à un modèle unique d’expression ; et à l’inverse, ce qui n’est pas domestiqué, c’est ce qui est resté sauvage, qui a donc gardé une énergie instinctive. Outre l’idée de non-domestication, ce qui est constitutif de l’imaginaire linguistique des surréalistes, c’est l’affirmation du lien entre la langue et la pensée. C’est un des poncifs surréalistes : la langue véhicule une « vision du monde », et en changeant quelques éléments de la langue, on peut modifier notre vision du monde, nos représentations. Il y a donc possibilité d’intervention de l’un sur l’autre et de l’autre sur l’un.

 

Mais, ce qui est communément éprouvé, c’est qu’il y a plus à dire que ce que l’on dit avec le langage commun, et ce surplus doit trouver une façon d’exister dans la langue. C’est ce qu’on peut lire notamment chez Artaud, lorsqu’il explique qu’il va falloir faire de la place, mentalement, pour des pensées nouvelles :

Ces forces informulées qui m’assiègent, il faudra bien un jour que ma raison les accueille, qu’elles s’installent à la place de la haute pensée, ces forces qui du dehors ont la forme d’un cri. Il y a des cris intellectuels, des cris qui proviennent de la finesse des moelles. C’est cela, moi, que j’appelle la Chair. Je ne sépare pas ma pensée de ma vie. Je refais à chacune des vibrations de ma langue tous les chemins de ma pensée dans ma chair. [41]

Et on sait combien sa langue est travaillée, même torturée par ces cris qui sont comme des jaillissements pulsionnels au sein d’un système régulé. Nous voyons clairement, dans cet extrait, la façon dont l’énergie créatrice, qui est une énergie physique qui passe par le cri et la chair, peut ne pas entrer dans le moule de la langue. Quand les « forces informulées » se confrontent au manque de mots, la pensée ne peut donc pas se former : « Je suis imbécile, par suppression de pensée, par mal-formation de pensée, je suis vacant par stupéfaction de ma langue. »  nous dit Artaud. Il y a donc une étrangeté au langage qui peut devenir une étrangeté à soi, on lit chez lui la trace laissée par des mots absents, des mots manquants, qui le privent, dans sa parole donc dans son être.

Le pouvoir des mots est tel qu’il entrave le sujet dans son être même, ce qui rend évidente l’impérieuse nécessité de forger, d’instituer des formes d’expressions qui permettent d’étendre les possibles expressifs. Si chez Artaud, c’est l’angoisse qui domine, ce sentiment de dissolution du sujet par non-adéquation du langage et de l’esprit se retrouve chez Breton :

Il ne tient peut-être qu’à nous de jeter sur les ruines de l’ancien monde les bases de notre nouveau paradis terrestre. Rien n’est encore perdu, car à des signes certains nous reconnaissons que la grande illumination suit son cours. Le péril où nous met la raison, au sens le plus général et le plus discutable du mot, en soumettant à ses dogmes irrévisibles les ouvrages de l’esprit, en nous privant en fait de choisir le mode d’expression qui nous desserve le moins, ce péril, sans doute, est loin d’être écarté. Les inspecteurs lamentables, qui ne nous quittent pas au sortir de l’école, font encore leur tournée dans nos maisons, dans notre vie. Ils s’assurent que nous appelons toujours un chat un chat et, comme après tout nous faisons bonne contenance, ils ne nous défèrent pas obligatoirement à la chiourme des asiles et des bagnes. N’en souhaitons pas moins qu’on nous débarrasse au plus vite de ces fonctionnaires…[42]

Pour conjurer ce sort, le travail poétique consiste à faire bouger le cadre rigide de la langue pour y accueillir ces pensées hors-normes, inédites. C’est dire qu’il y a bien un sentiment de dépossession, de perte de soi par l’effet soit d’expressions manquantes, soit d’un vocabulaire hétéronome à sa propre conscience, l’enjeu de l’imaginaire linguistique des surréalistes sera donc de reprendre les pleins pouvoirs de la parole, pour parvenir à une parole en nom propre.

C’est donc un autre accès au sens qui se construit, à partir d’anomalies créant des conflits interprétatifs dont le traitement cognitif génère de la signification, mais une signification autre, qui soit consciente de l’écart qui sépare ou du lien qui unit signifiant et signifié. Là où les normes langagières et linguistiques stabilisent la communication, l’usage poétique, surréaliste du langage va réinvestir les éléments de base de la langue, pour en faire un usage propre qui soit véritablement réfléchi, et qui ne relève pas du réflexe, de l’emploi machinal, mais qui, au contraire affirme puissamment le lien entre les mots et les choses et cherche dans le langage les moyens d’émancipation et de réappropriation des moyens mêmes de la pensée.

Avec cette idée des retrouvailles avec les facultés d’un langage libéré, langage qui est à portée de mot ou à portée d’imagination, nous voyons bien que la langue dessine et peut redessiner les contours du réel, elle est comme un sens, elle permet de percevoir le monde. On comprend donc pourquoi les créations surréalistes ont eu à cœur de donner corps à l’étrange, de créer des zones de turbulence langagière propres à déstabiliser le discours normal, à révéler une certaine part de la vie de l’esprit, qui est plus riche, plus libre, plus exaltante que l’ordinaire vie consciente.

C’est là où l’on peut affirmer que l’imaginaire linguistique du surréalisme joue à deux niveaux : libérer l’usage du langage pour libérer l’esprit de tout les sujets parlants des carcans moraux étayés par nos représentations héritées et laisser la place pour l’émergence de nouveaux possibles ; et libérer les sujets parlants eux-mêmes du poids de la norme, de l’uniformisation d’une société bien policée, d’une pensée unique. On comprend donc que l’affirmation de la non-domestication de l’esprit, dans son rapport à la subversion des cadres formels préétablis des normes linguistiques soit pensé en prise directe sur la transformation de la société. Le langage poétique, en déroutant le lecteur, va instiller les germes d’une autre réalité possible, une réalité où les valeurs chères aux surréalistes vont pouvoir s’exprimer, une réalité où « [les contraires] cessent d’être perçus contradictoirement », pour reprendre la formule de Breton.

Autrement dit, le langage peut être un moyen ou un outil pour refuser les règles du jeu de la pensée dominante, bornée dans un type de représentation. Là encore on retrouve Castoriadis lorsqu’il expliquait que :

C’est une chose de dire que l’on ne peut choisir un langage dans une liberté absolue, et que chaque langage empiète sur ce qui « est à dire ». C’est une autre chose, de croire que l’on est fatalement dominé par le langage et qu’on ne peut jamais dire que ce qu’il vous amène à dire. Nous ne pouvons jamais sortir du langage, mais notre mobilité dans le langage n’a pas de limites et nous permet de tout mettre en question, y compris même le langage et notre rapport à lui.[43]

 

C’est précisément cette intuition qui va donner au poète des moyens d’action, là où le cadre normatif de la langue prévient tout jaillissement, toute éruption imprévue. Entre une certaine fixité nécessaire à l’échange, à ce qu’il y ait du commun partagé entre les locuteurs, et une expression fixe, préétablie, qui balise la pensée et entrave l’émergence de nouveaux possibles de langue, il y a bien une solution de continuité, qui permet, poétiquement, de nier les ordres tout faits. Ainsi, tout ce qui organise le sens, tout ce qui impose une ligne de conduite est mis en crise par les surréalistes, le travail poétique sur la langue va créer les conditions de l’émergence d’un sens nouveau, en butte à l’hégémonie culturelle du discours normal, hégémonie dont la fonction est régulatrice. Face à cela la langue du surréalisme va permettre le jaillissement d’une parole incontrôlée, incontrôlable, va permettre des percées novatrices dans la langue dans un véritable défi lancé à la pensée : celui de son autonomie.

[1]     Breton A., Du Surréalisme en ses œuvres vives, [1955], in Œuvres complètes IV, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2008, p. 19.

[2]     Foucault M., L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1999, p. 10‑11.

[3]     Houdebine-Gravaud A.-M., L’imaginaire linguistique, Paris, l’Harmattan (Langue & parole), 2002, p. 10.

[4]     Ernst M., « Notes pour une biographie », [1959], Écritures, Paris, Gallimard, 1970, p. 12.

[5]     Aragon L., Pour expliquer ce que j’étais, Paris, Gallimard, 1989, p. 64.

[6]     Aragon L., Une vague de rêves, [1924], Paris, Seghers (Poésie d’abord), 2006, p. 10.

[7]     Breton A., « Introduction au discours sur le peu de réalité », [1924-1925], Point du jour, [1934], Oeuvres complètes II, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1992, p. 275.

[8]     Leiris M., Aurora, [1946], Paris, Gallimard (Collection L’Imaginaire), 1973, p. 44.

[9]     Péret B., Le déshonneur des poètes, [1945], Paris, Mille et une nuits, 1996, p. 23.

[10]   Crevel R., Le Clavecin de Diderot, [1932], in Œuvres complètes, Tome I, Paris, Éd. du Sandre, 2014, p. 731.

[11]   Crevel R., Les pieds dans le plat, [1933], Œuvres complètes, Tome II, Paris, Éd. du Sandre, 2014, p. 587.

[12]   Éluard P. et Breton A., L’Immaculée conception, [1930], Œuvres complètes I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1968, p. 313.

[13]   Castoriadis C., L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 139.

[14]   Ibid.

[15]   Tzara T., Grains et Issues, [1935], in Oeuvres complètes 3 : 1934 – 1946, Paris, Flammarion, 1979, p. 50.

[16]   Aragon L., Une vague de rêves, op. cit., p. 9.

[17]   Char R., Recherche de la base et du sommet, [1955], Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1995, p. 766.

[18]   Artaud A., La Révolution Surréaliste, n°3, avril 1925, in Œuvres, Paris, Gallimard, 2004, p. 129.

[19]   Tzara T., Œuvres complètes 1 : 1912-1924, Paris, Flammarion, 1975, p. 133.

[20]   Breton A., « Les mots sans rides », Les Pas perdus, Oeuvres complètes I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1988, 1798 p., p. 284.

[21]   Crevel R., Le Clavecin de Diderot, [1932], in Œuvres complètes, Tome I, op. cit., p. 731.

[22]   Paulhan J., « L’illusion de l’étymologie », Les Cahiers de la Pléiade, XI, hiver 1950-1951, p. 108‑130.

[23]   Éluard P., Poésie ininterrompue, [1946], in Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, 1968, p. 43.

[24]   Gadet F., La langue introuvable, Paris, Maspero (Théorie), 1981, p. 28.

[25]   Breton A., Position politique du surréalisme, [1935], OC II, op. cit., p. 438.

[26]   Castoriadis C., L’Institution imaginaire de la société, op. cit., p. 333.

[27]   Desnos R., Oeuvres, Paris, Gallimard (Quarto), 1999, 1394 p.

[28]   Ibid. p. 1223.

[29]   Leiris M., Aurora, [1946], op. cit., p. 66.

[30]   Le chinook est une langue amérindienne du nord-ouest des EU.

[31]   Queneau R., Bâtons, chiffres et lettres, [1950], Paris, Gallimard, 1994, p. 15.

[32]   Foucault M., L’Ordre du discours, op. cit., p. 23.

[33]   Gramsci A., Gramsci dans le texte, Paris, Editions sociales, 1975, p. 679.

[34]   Artaud A., « Textes écrits en 1947 », Œuvres, op. cit., p. 1516.

[35]   Tzara T., Personnage d’insomnie,  [1934], Œuvres complètes 3 : 1934 – 1946, Paris, Flammarion, 1979, p. 175.

[36]   Breton A., « Introduction au discours sur le peu de réalité », [1924-1925], Point du jour, [1934], OC II, op. cit., p. 275.

[37]   Gracq J., André Breton. Quelques aspects de l’écrivain, Paris, Corti, 1982, p. 179.

[38]   Breton A., Manifeste du Surréalisme, [1924], Oeuvres complètes I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1988, 1798 p., p. 334.

[39]   Péret B., Le déshonneur des poètes, [1945], op. cit., p. 23.

[40]   Breton A., Position politique du Surréalisme, [1935], OC II, op. cit., p. 413.

[41]   Artaud A., Œuvres, op. cit., p. 146.

[42]   Breton A., « Introduction au discours sur le peu de réalité », Point du jour [1925], OC II, op. cit., p. 278.

[43]   Castoriadis C., L’Institution imaginaire de la société, op. cit., p. 176.

L’ACTE SURRÉALISTE LE PLUS SIMPLE

L’ACTE SURRÉALISTE LE PLUS SIMPLE

par François NAUDIN

[Télécharger cette communication en PDF]

 

L’idée d’un Raymond Queneau « révolutionnaire » est difficile à imaginer. Non qu’il faille voir en lui un adversaire du progrès social (il se montre proche des humbles et sensible à leurs vicissitudes) ; non qu’il faille le compter au nombre des bien-pensants (il est très franchement du côté opposé) ; il n’est ni tiède ni timoré, mais il est discret et effacé. Un « révolutionnaire » se conçoit mal sans une dose de provocation, d’agressivité, de militantisme, de véhémence ; chez Queneau, rien de tout cela. Il l’a pourtant signée, Queneau, la proclamation d’août 1925[1] flétrissant la guerre coloniale de l’Espagne et de la France alliées pour pourchasser Abd El Krim dans les montagnes du Rif, et cette proclamation s’intitulait La Révolution d’abord et toujours. Alors ? Inconscience et fougue de la jeunesse ? Fanfaronnade ? Inadvertance ?

Rien de tout ça : licencié en philosophie, le Queneau de vingt-deux ans s’est conçu, s’est voulu partisan de la révolution, celle qui venait de balayer le pouvoir impérial en Russie afin d’implanter le socialisme sur l’ancien territoire des tsars : aucune autre révolution ne pouvait à l’époque rivaliser avec celle d’Octobre.

Révolutionnaire, c’est entendu, mais quelle espèce de révolution ? Est-ce celle que décrivent Marx et Engels en esquissant à grands traits les phases du développement du prolétariat, [retraçant] l’histoire de la guerre civile, plus ou moins larvée, qui travaille la société actuelle jusqu’à l’heure où cette guerre éclate en révolution ouverte, et où le prolétariat fonde sa domination par le renversement violent de la bourgeoisie.[2]

Queneau pourvoira, pendant son séjour sous les drapeaux, à l’indispensable réflexion autour de la notion de « révolution » et toutes les implications de pareil bouleversement en termes de coût social, humain et moral. Il ne peut souscrire à un mouvement qui exigerait un bain de sang pour changer la vie. Dans l’opinion du surréaliste enzouavé qu’est Raymond Queneau, il est cependant indispensable d’en finir avec les institutions, les privilèges, les égoïsmes qui ont entraîné la guerre, que le zouave conçoit comme scandale absolu. Il lui faudrait découvrir quelle action simple et non-violente suffirait à produire, dans la France d’après le conflit et toutes choses égales d’ailleurs, une révolution complète et essentielle. La révolution surréaliste est certainement la réponse, mais en quoi, au juste, consiste-t-elle ?

Une étude récente et approfondie de la pièce Les Mamelles de Tirésias, de Guillaume Apollinaire, m’a amené à réfléchir sur le terme « surréaliste » dont le poète qualifie son drame. En matière culturelle, le réalisme s’entend comme un mouvement littéraire et artistique de la seconde moitié du XIXe siècle. Ses représentants estimèrent que l’artiste, peintre ou romancier, devait imiter le plus fidèlement possible la réalité, représenter le réel sans l’idéaliser. C’est à ce phénomène que pensait Guillaume Apollinaire quand, avec la complicité de Pierre Albert-Birot, il choisit de sous-titrer sa pièce « drame surréaliste ». Il s’en explique dans les termes suivants :

On tente ici d’infuser un esprit nouveau au théâtre
Une joie une volupté une vertu
Pour remplacer ce pessimisme vieux de plus d’un siècle
Ce qui est bien ancien pour une chose si ennuyeuse
[…]
Non pas dans le seul but
De photographier ce que l’on appelle une tranche de vie
Mais pour faire surgir la vie même dans toute sa vérité
Car la pièce doit être un univers complet[3]

Paroles qui confirment l’intention d’Apollinaire de dépeindre la réalité le plus fidèlement possible et sans l’idéaliser, selon les visées du réalisme, mais de le faire superlativement. Or, le surréalisme, tel qu’entendu par les trois combattants en permission (Aragon, Breton et Soupault) qui assistèrent au drame le 24 juin 1917, constitue bien une tentative d’ajouter (sur-) un supplément de [rêve, ferveur, enthousiasme, exaltation, couleur, poésie…] à la réalité quotidienne (-réalisme) : changer la vie, la tirer vers le haut.

Entre 1925 et 1929, le nom de Queneau ne figure en tête d’aucune plaquette de vers ni au bas d’aucun tableau, mais il a signé maints textes (articles, récits de rêve, critiques) publiés par La Révolution surréaliste et s’est solidarisé avec les diverses proclamations politiques, sociales et culturelles dont le mouvement était prodigue : il fut un surréaliste actif et convaincu.

Puisqu’il est ici question des « langages » du surréalisme, un petit détour historique s’impose. Dès l’arrivée au pouvoir des bolchéviks (1918), la langue russe avait été largement réformée, plusieurs lettres rares faisant doublon avaient été remplacées par le signe le plus usuel ; le signe dur final des mots masculins au nominatif singulier était supprimé. A partir de 1919, l’Europe redécoupée par les traités de Versailles et d’à peu près toutes les communes de la banlieue sud-ouest de Paris est animée par des initiatives oubliées ces temps-ci. En 1919-1920, la résurrection des états baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) comme de la Pologne et de la Finlande entraîne l’officialisation de leurs idiomes respectifs, jusqu’alors noyés dans l’empire russe ; il en va de même pour le tchèque, le slovaque et les langues slaves du sud (yougo-slaves) dégagées de l’empire austro-hongrois ou de l’empire ottoman. L’Etat libre d’Irlande, dès 1920, entend rediffuser l’irlandais dans toute l’île. A peine arrivé au pouvoir (1922), Staline lui-même, dans l’immensité de l’URSS, impose que toutes les langues locales, parlers sibériens, dialectes caucasiens et ainsi de suite soient recensés, transcrits en alphabet cyrillique et dotés de grammaires, lexiques, dictionnaires. Un peu plus tard, en 1928, Kemal Ata Turk exige que l’alphabet latin devienne le véhicule de l’anatolien (turc vulgaire), aux lieu et place de l’alphabet arabe.

Depuis 1925, avec le groupe surréaliste, puis en-dehors de lui à partir de 1929, Queneau cherchait l’idée, cherchait cette solution révolutionnaire susceptible de changer la vie. Cette recherche l’avait porté « aux confins des ténèbres » (son expression) à la poursuite chimérique de déviants ayant fait œuvre littéraire. Quête stérile en ce qui concerne la révolution ; quête dont les meilleurs résultats lui donneront matière à composer Les Enfants du Limon, en 1938. Lorsqu’en compagnie de Janine son épouse, Queneau arrive en Grèce à l’été 1932, l’est européen bruit de toutes les initiatives linguistiques mentionnées plus haut, mais le royaume hellène est pour sa part en proie à la diglossie. La katharevousa ou langue « pure » est, à l’époque, seule enseignée dans les écoles, et la démotique, langue du peuple (chacun a reconnu le radical « demo- » dans démotique), est la langue que parlait tout le monde. L’affaire ne sera résolue qu’en 1976 (!) par adoption de la démotique comme langue nationale officielle. Vous savez tous par exemple que le vin rouge était étiqueté « οἶνος ἐρυθρός » et se prononçait « κόκκινο κρασι » : a-t-on idée ?

En Grèce, Queneau commença par se perdre dans de prétendues traductions, depuis l’anglais (il avait emporté An Experiment with Time, de John W. Dunne[4], aux fins de traduction), depuis le français du XVIIe siècle (il confessera qu’il fut tenté de traduire Le Discours de la méthode, de René Descartes, en « français contemporain »), mais de son propre aveu, se laissa « tomber dans le bain romanesque[5] ». Cette notion de « traduction » d’un français vieux de trois siècles à celui que les gens causent aujourd’hui, cette diglossie grecque dont il mesure la féroce et niaise fatuité (la culture, la science, sont réservées aux « zélites » comme l’on dit ces jours-ci) font dans sa tête leur petit bonhomme de chemin.

Le remue-ménage linguistique autour de la France n’a pas ému le moins du monde les membres du groupe surréaliste, convaincus « comme tout le monde » de la suprématie française en tous domaines (Quelle que soit l’église ou la chapelle, la France en est la fille aînée, à jamais). L’existence de ramifications du surréalisme dans de nombreux pays, notamment des nations tout récemment constituées comme la Tchécoslovaquie, est prise par les Français comme manifestation d’allégeance au « génie » (d’autres disent « l’universalité ») de leur langue.

A la réflexion, et rétrospectivement, le mouvement surréaliste est très français, et même, très parisien. Ses membres se sont tous suffisamment appliqués à l’école, quel que soit le niveau final atteint, pour n’éprouver aucune difficulté à utiliser l’orthographe la plus correcte même quand leur écriture est strictement « automatique ». Les surréalistes s’expriment dans exactement la même langue que Loti, Barrès et France, français écrit étroitement assujetti aux prescriptions les plus académiques parce que, s’il en était autrement, les métaphores osées seraient peu compréhensibles et prêteraient le flanc à des accusations d’incohérence ou de maladresse ; je donnerai plus tard un exemple de ce genre d’interprétation. Le mouvement, dans son acception littéraire qui ne tarda pas à prendre le pas sur toutes les autres potentialités, s’inscrit dans l’élan suscité depuis trois quarts de siècle par Gautier, Bloy, Rimbaud, Lautréamont, Jarry, Jacob et Apollinaire de libération de la métaphore et de banalisation de l’absurde. Il n’est nullement envisagé de porter la révolution au sein de la langue même : paix à l’orthographe, paix au vocabulaire et longue vie à la syntaxe.

De son côté, Queneau ne peut faire semblant d’ignorer les phénomènes linguistiques autour de lui. Il en résulte qu’à ses yeux, l’utilisation du français tel qu’on l’écrit ne va pas de soi. Il a pu mesurer, entre l’automne 1914 et fin 1918, la différence entre l’Inn’gliche for zeu baccalauréat et ce que dégoisaient les Tommies du corps expéditionnaire en transit par Le Havre ; il a tenté de s’initier à divers idiomes morts ou vivants (égyptien hiéroglyphique, hittite, arabe…) ; il a été « bon » en latin et en grec antique au cours de ses humanités ; par la suite, il a lu Le Langage[6] de Joseph Vendryès et en a médité les leçons, mais encore, il a commencé de pratiquer Joyce dès 1922[7] en lisant The Portrait Of the Artist As a Young Man, puis la traduction d’Ulysses en français à parution en 1929. Enfin, il a lu Guénon et, par son intermédiaire, pris connaissance de la fort longue tradition scripturale chinoise et les réformes qui l’ont accompagnée.

Les premiers caractères apparaissent en -1530, trois mille ans avant l’édit de Villers-Côtterets. En -212 (année de la prise de Syracuse par les troupes romaines) par exemple, Li Si, premier ministre de Qin Shihuang, accomplit une réforme radicale de l’écriture chinoise et en rendit les tracés obligatoires. La destruction des anciens écrits fut ordonnée, quitte à exécuter aussi leurs propriétaires en cas de récalcitrance. L’empereur étant adepte du taoïsme, il en profita pour persécuter les confucéens. Le sancang, catalogue de caractères de Li Si, en comportait trois mille trois cents dont la forme s’imposait dans l’ensemble de l’empire. Par la suite, assez régulièrement, survinrent des améliorations de l’écriture dont la plus récente a été ordonnée par Mao Zedong : prenant explicitement exemple sur Qin Shihuang, le Grand Timonier a lui aussi un peu massacré les lettrés qui étaient soupçonnés de tenter de s’opposer à ses réformes. En Chine, les réformes de l’écriture et incendies de bibliothèques sont chaque fois des actes fondateurs au sens politique du terme.

Puisqu’il vient d’être question de brûler des livres, qu’il soit rappelé ici que non seulement Adolf Hitler se rendit ignominieusement coupable de ce genre d’exaction, mais juste avant lui, les autorités « morales (!) » étazuniennes et britanniques jugèrent utile de vouer Ulysses aux flammes. Ceci pour souligner, auprès de qui n’en serait point convaincu, que l’écriture, le livre, la littérature, la poésie sont de nature insoumise, insurrectionnelle, voire – et nous y voilà – révolutionnaire.

Constatant que les plus véhémentes hardiesses des surréalistes en matière justement de poésie n’ont, sur la vie qu’il s’agit de changer, qu’une influence à peine fluette, pour ne pas dire négligeable, Queneau envisage, dès 1937 (c’est ainsi qu’il présente la chose) une réforme du français écrit tellement étendue qu’elle équivaut à une refondation. Quand, plusieurs années plus tard, son schéma parvient au public (le petit public des critiques parisiens…), il en déchaîne les vitupérations. Le corps du délit tient dans les simples mots que je vous livre sur l’écran Haro sur le Queneau !

La première cause d’indignation contre la proposition de Queneau provient de la confiance que son auteur semble professer dans le discernement des locuteurs et lecteurs du français. Ces derniers, dans la vie, risquent d’opérer un impayable – ou tragique – amalgame entre un vase d’usage épulaire ou le matériau dont ce récipient est fait, un invertébré platode ou nématode, une préposition de direction, un élément constitutif de la poésie, une nuance du spectre visible et une fourrure d’appellation héraldique. Par bonheur, l’Acadéfraise y a mis bon ordre : chaque fois qu’un Français prononce le son [vèr], il l’épelle mentalement pour être bien sûr de dire ce qu’il prétend dire. Queneau suppose, et l’on mesure à cette aune le degré de présomption de la supposition, que le lecteur d’un texte quelconque serait en mesure, sans l’assistance de l’orthographe académique, de comprendre par exemple que [vèr], dans « Le Rayon vert », ne désigne ni un -rà-pied, ni un -de-terre, ni un -de-huit-pieds, ni un fond de blason, ni une direction, mais un paradis, un galant, un -de-gris, un feu, un pré bref, une portion du spectre électromagnétique de longueur d’onde comprise entre cinq cents et cinq cent cinquante nanomètres. Vous me direz que « Le Rayon », qui fait office de contexte, appelle le spectre, qui est rayonnement. Bon. Mais « Pantoufle de verre », hé ? Il y a même de pédants exégètes pour argüer qu’il ne s’agirait pas d’oxyde de silicium mais de support de mobilier héraldique : les pieds dans les écus… Vous murmurez : « métaphore surréaliste » ? Oui, en rafales : nous y sommes.

Dans la proposition de Queneau de substituer un néofräsè au français traditionnellement orthographié, le deuxième élément d’extravagance, pardon, de scandale, consiste à demander aux Français de renoncer au mandarinat. Or, cette institution, bien qu’elle soit occulte, est très solidement implantée, surtout parmi les « de souche »

mettant l’orthographe à tous les mots,
une orthographe très bien[8]

qui se font gloire de leur maîtrise de la langue écrite par rapport aux défaillances des « autres » : les parvenus, les cancres, les laissés-pour-compte, les ouvriers, les péquenauds, les sous-développés, les migrants : tous des sots en trois lettres pour ignorer la nuance entre cuisseau et cuissot. L’orthographe permet de départager immédiatement le pauvre, le miteux, le zonard du junomme-très-bien. Le diplôme n’y changera rien : la non-conformité aux conventions de l’Acadéfraise suffit. Cela devient moins vrai ces temps-ci, mais jusqu’en 1970-1980, c’était encore la règle. Or, le finaud distingueur entre bonne et piètre orthographe est celui-là même qu’André Breton condamne parce qu’il

n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir […] avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur[9] […]

Un exemple tiré de Queneau rendra la chose plus explicite. Soit un concierge nommé Saturnin Belhôtel. Cet homme, pour des raisons aussi honorables que celles de tout chacun, se souhaite à la fois écrivain et philosophe. Il écrit la première phrase de son œuvre :

L’ouazo sang vola[10].

Il n’est pas besoin de poursuivre : l’image surréaliste (car c’en est une, et une belle !) est dissimulée, dézinguée, bousillée par l’orthographe impérialiste qui n’admet pas le larcin du fluide vital par le volateur mais exige que ce dernier prenne son essor, parce que c’est comme ça et pas autrement. Si, mettons, Desnos ou Péret avaient écrit la phrase, nul ne se serait aventuré à mettre en doute que le sang avait été dérobé. Mais, puisque le romancier met en scène un concierge et que dans ce mot, il y a cierge, alors il ne peut s’agir que d’une calamiteuse ignorance de l’orthographe. Surréaliste, l’on a beau avoir lu Ducasse et approuvé la proposition selon laquelle

La poésie doit être faite par tous. Non par un[11],

la sentence reste un vœu pieux, une de ces bonnes intentions dont est pavé l’enfer. Queneau ne l’entend pas de cette oreille.

Toutefois, ni une rationalisation de l’orthographe pour la rendre plus conforme à ce qui se parle, ni une remise à niveau de l’écrit pour en finir avec l’élitisme des nantis ne constitue l’essentiel de la quête de Queneau en matière de langue écrite. Ces deux propositions ont pourtant une solide composante sociale qui ne saurait déplaire à ceux des surréalistes qui embrassèrent avec ferveur le stalinisme, non plus qu’à ceux qui bientôt gagneront les rivages de la profession littéraire dans ce qu’elle a de plus conformiste.

Queneau propose, avec sa refondation de la langue écrite, un changement de la vie qui commencerait par améliorer considérablement celle des enfants, des écoliers. Tout désireux qu’ils furent de changer la vie, les surréalistes n’ont rien tenté pour modifier le sort des moutards et moutardes. Queneau, en revanche, s’en préoccupe : il a décrit son enfance dans Chêne et Chien ; il a narré les errements de l’adolescence de Théo Nautile dans Le Chiendent et surtout, il a fait surgir à l’avant-scène l’enfant Zazie. Jeune chêne ou chien écolier du Havre, lycéen solitaire puissamment écrasé d’ennui par son environnement du lotissement de Magnific Vista, cambrousarde à la découverte de Paris ont subi tous trois les malédictions de la condition scolaire. Enfants, nous aussi y sommes tous passés : nous avons déployé d’énormes efforts pour apprendre l’orthographe ; nos instructeurs n’ont épargné ni insultes, ni humiliations, ni châtiments pour nous l’inculquer. Et puis, même les parents les mieux intentionnés infligent à leur tour à leur progéniture les avanies de l’orthographe. Reprenons l’exemple des six avatars de [vèr] : verre ver vers vert vers vair. Inexorablement l’esprit pervers des instituteurs, dont le principal souci consiste à « faire chier les mômes » ainsi que si justement le dénonce Zazie[12], les a poussés à donner des leçons de brouillamini au prétexte d’« homonymes », mixés, pour que le chaos soit plus ample, avec les « synonymes ». Ceux qui ont su se dépatouiller (avec l’aide des parents, le plus souvent) peuvent ambitionner un avenir de ministre ; les autres feront d’excellents manœuvres. Les surréalistes, et même les staliniens parmi eux, n’ont pas relevé cet aspect de discriminant social de la langue écrite, et ont encore moins compris le parti qu’ils pourraient tirer d’une transgression flagrante de la diglossie nationale.

La troisième caractéristique du néofräsè est celle qui a le plus intéressé Queneau et le plus enragé ses détracteurs : le néofräsè est « marrant ». En toute rigueur, cet aspect du langage proposé par Queneau est le moins surréaliste : sans être des bonnets-de-nuit comme tant de leurs frères de plume, les surréalistes n’ont pas particulièrement brillé par la drôlerie de leurs écrits. Faut-il rappeler que Jacques Prévert, grand utilisateur de cocasserie, de narquoiserie, de burlesque, d’inénarrable bref de comique en général a été chassé du mouvement en 1929 ? Il n’est pas impossible de sourire, voire parfois de rire franchement à la lecture d’André Breton, mais ces épisodes sont rares et l’ambition de leur auteur n’est certes pas de généraliser pareilles dispositions. Dali est extravagant, oui, mais porte au sérieux même dans ses délires les plus poussés. J’avoue ne pas assez connaître les autres membres du groupe pour y distinguer les rieurs. Queneau, pour sa part, a pris d’entrée de jeu le parti d’en rire et s’y tient sans discontinuer.

Pourquoi n’y a-t-il pas de comique surréaliste ? Pourquoi les multiples langages du surréalisme ne comportent-ils pas un rameau rigolo ? Il est vrai que la poésie française n’a guère, traditionnellement, de composante comique, sinon des textes parodiques ou grivois. Héritiers, quoi qu’ils en disent, bien plus des symbolistes et des romantiques que de Lautréamont ou Jarry, les surréalistes sont demeurés dans le solennel. Autant Lautréamont et Jarry savent manifester de verve, autant ceux qui se revendiquent d’eux en sont parcimonieux jusqu’à l’abstinence.

Pour avoir essayé la mise en œuvre d’une orthographe profondément réformée, transcrivant les tics verbaux et impropriétés du langage oral ordinaire des crocheteurs contemporains du Port-aux-Foins, Queneau a découvert la vis comica de la chose et s’en est prévalu. Il en a même fait un de ses outils favoris dans sa panoplie stylistique. Incidemment, on écrit vis comica et on prononce, en hexagonal, umwr.

Il messiérait de confondre le néofräsè de Queneau avec d’une part, les jargon de Dubuffet ou paralloïdre d’André Martel comme d’autre part avec ce que je viens de désigner comme « hexagonal ». Ce dernier, dérivé savantasse et snobinard du français, consiste en l’enchaînement ininterrompu de locutions préfabriquées semées d’expressions à prétention anglo-saxonne. Le vocabulaire, assimilable à un lexique professionnel, y est très limité. L’hexagonal est d’usage courant à la radio ; les politiques de tous bords le pratiquent avec une rare dextérité. Ses diverticules météorologique et sportif usent du même fonds commun, avec quelques tournures spécifiques. Cette langue est le sommet apical de ce que détestaient les surréalistes : une concaténation « nonne-stop » de métaphores fourbues devenues clichés du genre « après avoir revu sa copie, X…, jusqu’à maintenant candidat l’eau-coste, a tiré son épingle du jeu pour entrer dans la cour des grands : résultat des courses, y a pas photo, il est qualifié pour participer à la primaire ».

Publiés au milieu du siècle dernier, les textes en jargon de Jean Dubuffet[13] constituent assurément une tentative d’aspect très quénien. Ces outrances sont un peu en avance sur les audaces les plus flagrantes de Queneau. Céline, à qui Dubuffet a présenté son jargon pour adoubement, aurait dit-on jugé « ya du labeur » – ce que leur auteur n’a pas pris pour un compliment et n’en était certainement pas un. Céline est mentionné par Queneau dans ses investigations autour de la transcription de ce qui se cause, ne serait-ce que pour souligner que l’apparence du naturel, de l’authentique, nécessitait énormément de « labeur » qu’il convenait ensuite de dissimuler. Le naturel reconstitué se doit de sembler naturel pour être naturel.

Le régent André Martel a de son côté inventé une langue poétique à son propre usage, qu’il appelle le paralloïdre. Il ne s’agit ni d’une tentative de parler prolo (comme l’on peut craindre qu’en a usé Dubuffet) ni d’une proposition de réforme, mais d’une adaptation du français à un chatoiement, à une labilité, à une onctuosité qui font défaut à la langue ordinaire. Martel use de janotismes, de télescopages, de concrétions. L’objectif n’est nullement d’imiter un quelconque langage parlé, mais une expressivité immédiate de l’écrit. Le paralloïdre exige, pour une meilleure compréhension, que l’on déclame le texte, ce dernier fait alors flamboyer sa mélodie, son euphonie, en titillant simultanément plusieurs acceptions possibles de ses mots inventés (d’où l’expression de chatoiement utilisée plus haut). Ni dans son intention, ni dans son usage (nul n’a fait usage du paralloïdre depuis que son papapafol est décédé), la langue poétique du Martelandre ne se compare au néofräsè de Queneau.

Je n’ignore pas les multiples propositions de super-langues à visées poétiques[14] (celle du « Grand Combat », d’Henri Michaux[15], notamment qui ont été formulées ça et là, mais elles me sont moins familières que le jargon dubuffetien ou le paralloïdre : je doute, de toutes façons, qu’elles se comparent au néofräsè.

Queneau a posé les lignes directrices de ce dernier en 1937, dans un texte demeuré inédit jusqu’aux années 1950[16] : la coïncidence entre les dates du jargon de Dubuffet et cette publication mérite d’être soulignée. De même, les conversations entre Queneau et Georges Ribemont-Dessaignes sur les déficiences du français écrit ont eu lieu en 1950, tandis qu’un exposé plus ample et théorique sur le néofräsè a été présenté par Queneau à la Sorbonne en 1955. Tout cela, même la conception initiale en 1937 d’une refondation du français sur la base du parler quotidien, est largement postérieur à la rupture entre Queneau et le surréalisme.
Et pourtant…
Si l’objectif consiste à « changer la vie » – l’expression se trouve, dans ces termes même, chez Breton, chez Péret (référence et révérence faites à Rimbaud) – s’il y a lieu de

retrouver le secret d’un langage dont les éléments cess[…]ent de se comporter en épaves à la surface d’une mer morte, comme l’écrit Breton dans Du surréalisme en ses œuvres vives[17], alors l’idée de Queneau prend des allures de démarche fondamentale, de tout premier pas dans cette direction. Car enfin, écrire a o u circonflexe t et prononcer « w » relève assurément de l’épave à la surface d’une mer morte, ou les mots n’ont pas de sens.

Les opuscules en jargon existent ; les livrets en paralloïdre existent aussi, mais il y a gros à parier que l’ensemble de textes le plus long écrit en néofräsè vient de défiler devant vos yeux pour illustrer mes propos. Illustrer, bien illustrer, comme le sont les manuels à l’usage des enfants des écoles puisqu’il est démontré qu’un bon dessin vaut mieux qu’un long discours. Vous n’avez pas de chance : vous avez aussi le long discours. La démonstration qu’offrent ces illustrations n’est pas aussi gratuite qu’il y paraît : ceux d’entre vous qui ont fait l’effort de tenter de lire se sont retrouvés dans la situation de qui apprend à déchiffrer, étape initiale avant la lecture de la langue maternelle ou d’une langue étrangère. Or, une fois déchiffré, certes, c’est du français. Simultanément, vous avez éprouvé l’aspect de codage que revêt l’écrit, puisque son référent, la langue parlée, est extérieur. La transcription que je présente n’est pas foncièrement différente de celle à laquelle vous êtes accoutumés, c’est seulement un autre code, un code simplifié. En l’intériorisant, vous avez oublié que l’orthographe est elle aussi un code. Certains ont même pu relever que le mode de codage que j’ai adopté diffère légèrement de la manière dont Queneau s’y prend. Ces différences, simples détails, ont pour origine la nécessaire adaptation du néofräsè à un clavier ordinaire d’ordinateur, en version azerty. Je reconnais en outre m’être directement rendu à la seconde étape envisagée par Queneau, celle qui est la plus exhaustive et radicale.

Il n’en reste pas moins qu’à l’évidence, Queneau s’est soustrait à un bel avenir de fou littéraire en ne publiant en néofräsè ni un roman, ni un conte, ni même une ou deux pages de démonstration (ce qu’il a fait avec sa « Traduction en joycien »). Le quenophile doit se consoler avec le seul « Doukipudonktan ? ». C’est sur cette pentasyllabe monophasée que mes efforts vont se concentrer, en conclusion de mon topo. Je laisse de côté les nombreux autres télescopages de même ordre, parce que « Doukipudonktan ? » est emblématique de la façon dont Queneau a détourné à la fois son idée refondatrice et ses aspirations révolutionnaires en faveur de sa virtuosité d’écrivain. C’est par cet incipit qu’est advenu le scandale ; c’est par lui qu’aurait pu s’amorcer la révolution.

Il me souvient avoir déjà décrit la scène suivante, mais j’éprouve à l’évoquer un tel plaisir que je vais la présenter de nouveau, avec tous les détails.

Un meussieu très bien, un de ceux qui mettent l’orthographe à tous les mots, une orthographe très bien, François Mauriac par exemple, trouve sur son bureau un volume de la Collection Blanche de la NRF/Gallimard. La couverture annonce : Raymond Queneau (notre homme fronce le nez : il n’ose pas penser : « Tous les égouts sont dans la nature », parce que, bien-pensant, il ne pense qu’en français conformiste)/ Zazie dans le métro/ roman. Heureusement que lui, il n’est pas édité par Gaston Gallimard ! Enfin (soupir), il ouvre, arrive au début et

Doukipudonktan ?

lui éclate en plein dans la… physionomie ; il chancelle comme qui aurait eu le ventre à hauteur du canon. Tout, tout, absolument tout en lui se révulse : ses préjugés de classe, ses valeurs de la droite et du centre, son complexe de supériorité de Bordeaux cru bourgeois (tout le monde ne peut être premier cru classé), son christianisme professionnel, ses humanités accomplies, sa dictée de Mérimée sans faute, son éternelle mention « bien », ses voyages en première classe, sa ferveur gaulliste, son vingt-deuxième fauteuil à l’Acadéfraise (le fauteuil des flics), jusqu’à son hormosessualité refoulée, tout vous dis-je, tout en lui ne fait qu’un tour. Et on ose appeler ça « roman », comme les précieuses études des turpitudes provinciales, textes exquis comme cadavres que pond notre homme !  Il ne peut articuler ni même concevoir « gnia d’quoi se la prendre et se la mordre », car de toutes façons, les moyens lui font défaut.

Je récapitule et explique. Queneau en use, avec sa pentasyllabe monophasée initiale, ainsi qu’en usèrent le concours de potaches et Jarry leur condisciple quand ils firent proférer par le Père Ubu, à l’acte premier, scène première itou, premier mot, LE mot. Dès lors dans Zazie dans le métro comme dans Ubu roi, les audaces subséquentes, éparses dans le texte, agissent comme des rappels de l’énormité inaugurale, comme des rimes pour ainsi dire, bien que nulle part dans le roman, la formule primitive ne soit répétée (à l’opposé de la clausule zazique, dont le rôle est de refrain, contrepartie humaine des versets réitérés du perroquet Laverdure). Le dérangement (dans le cas des académiciens, l’indisposition) causée par l’interrogation de tonton Gabriel exige que le lecteur s’attache au pied de la lettre, qu’il déchiffre au lieu de parcourir de façon cursive, si d’aventure Queneau avait caché d’autres monstres de ce genre dans son texte. L’on conçoit bien, dans ces conditions, pourquoi Queneau n’a pas TOUT écrit en néofräsè : il a remarqué à juste titre que

Unfoua kon sra zabitué, saira tousel,

et il s’ensuit que l’important est que le lecteur ne devienne pas habitué.

Dans ces conditions, l’utilisation des irruptions du néofräsè dans certains romans (et dans quelques poésies) de Queneau relève non du manifeste pour une refondation de la langue française écrite, mais bien plutôt (et c’est là que ressurgit le surréalisme) d’une sorte de métaphore, une métaphore au-delà de la métaphore traditionnelle. L’idée de Queneau selon laquelle il n’existe pas de différence fondamentale entre poésie et roman trouve ici une démonstration de plus. Bien entendu, la stricte orthodoxie surréaliste est complètement opposée à ce genre de notions, mais tout de même, si la métaphore doit effectivement être tendue à l’extrême, Queneau obtient une tension impressionnante.

Semblable au paratonnerre qui draine à soi les fulgurances de la foudre, le « Doukipudonktan ? » a donc réussi à concentrer toute la fureur exaspérée de tous ceux que Breton voyait « ventre à hauteur du canon » de l’arme dont on commet les actes surréalistes les plus simples. Il n’en manque pas un seul. La plus offusquée ne manqua pas d’être la bande des quarante, tous farouchement décidés à préférer, pour le français, l’embaumement plutôt que l’affranchissement. Les intentions stylistiques de Queneau seront expliquées bien plus tard, par Jean-Charles Chabanne, lors du colloque Raymond Queneau et les langages en 1982. Malheureusement nul n’a été hardi au point d’oser à son tour, dans un style différent, user du néofräsè.

Vous me permettrez de retracer, très sommairement, le cadre historico-politique dans lequel Queneau s’est envisagé révolutionnaire. Benito Mussolini et Joseph Staline (1922), Antonio Salazar (1932), Adolf Hitler (1933), Francisco Franco (1939, mais il a fait parler de soi plus tôt) et je sais que j’en omets quelques autres, envahissent la scène politique de leurs pays respectifs et de l’Europe en général. Les gouvernements démocratiques se montrent impuissants à épargner à leurs peuples les retombées de la rupture entre Breton et Queneau, qui déclencha la « crise de Vingt-Neuf » à Wall Street et aux Etats-Unis d’abord, puis un peu partout. C’est alors que Raymond Queneau conçoit une proposition révolutionnaire, qui ne consisterait à rien moins que refonder le français écrit, ce qui ne saurait manquer de se répercuter dans la nation entière et partout où s’étend son rayonnement. Pareille révolution serait complètement pacifique et complètement bouleversante, et nul ne peut prétendre savoir où elle s’arrêterait.

Toute ressemblance entre ce que je viens de décrire et les circonstances ou impuissances constatées en cette deuxième décennie du XXIe siècle serait purement fortuite.
Quant au programme politique portant refondation du français…
Chiche !


[1]    On peut la lire sur le site andrebreton.fr

[2]    Karl Marx et Friedrich Engels. Manifeste du parti communiste. (1847) Innombrables éditions.

[3]    Guillaume Apollinaire. Les Mamelles de Tirésias, Œuvres complètes, t. 1.

[4]    John W. Dunne.  An Experiment with Time.

[5]    Raymond Queneau. Odile in Œuvres complètes vol. II et Bâtons, Chiffres et Lettres

[6]    J. Vendryès. Le Langage, introduction linguistique à l’histoire. Paris, La Renaissance du livre, 1921

[7]    V. Florence Géhéniau. Queneau analphabète / Répertoire alphabétique de ses lectures de 1917 à 1976. A Bruxelles, chez l’auteur, 1992. Queneau ne lira Ulysses en langue originale qu’en1933.

[8]    Raymond Queneau. « Haute société ». Le Chien à la mandoline, in Œuvres complètes, vol. 1, page 197

[9]    André Breton. Second Manifeste du surréalisme, in Œuvres complètes vol. 1, page 783.

[10]   Raymond Queneau. Le Chiendent in Œuvres complètes, vol. 2.

[11]   Isidore Ducasse. Poésies …..

[12]   Raymond Queneau. Zazie dans le métro in Œuvres complètes, vol 3.

[13]   Jean Dubuffet.  Ler dla canpane, par Dubufe J., Anvouaiaje, par in ninbesil avec de zimaje, Labonfam abeber, par inbo nom, l’ensemble recueilli enfin dans  Pukifekler mouinkon nivoua, par Dubuffe Jan, fascicules élaborés entre 1948 et 1950.

[14]   Voir à cet effet Stéphane Mahieu, Le Phalanstère des langages excentriques, collection Biloba, Ginkgo éditeur, 2005

[15]   Henri Michaux, « Le Grand Combat », in Qui je fus recueilli dans L’espace du dedans. Paris, Gallimard, 1998.

[16]   Raymond Queneau. Bâtons, Chiffres et Lettres. Paris, Gallimard NRF, 1950 ; réédition coll. Folio, n°247, 1965. Pages 13 à 26.

[17]   André Breton.