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La Main à plume, dissidence surréaliste ou seconde Révolution surréaliste ?

La Main à plume,
dissidence surréaliste ou seconde Révolution surréaliste ?

Par Léa NICOLAS-TEBOUL

Conférence donnée dans le cadre de l’APRES à la Halle Saint Pierre
le 9 décembre 2023

Samedi 9 décembre 2023, 15h.
La Main à plume (1940-1944) : conférence introductive par Louis Janover.
Conférence par Léa Nicolas-Teboul. Lectures avec Morgane Tennessee.
Table ronde
sur la place de « La Main à plume » dans l’histoire du surréalisme, avec Anne Foucault, Louis Janover, Marine Nédélec et Léa Nicolas-Teboul.

 

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Mon travail vise à réinscrire la Main à plume dans l’histoire du surréalisme, à réhabiliter l’apport de la Main à plume au surréalisme. Et cela ne peut se faire sans questionner la construction de cette histoire ou interroger les raisons de l’oubli de l’expérience de ce groupe.

En 1953, Breton classe la Main à plume comme « activité de tendance surréaliste » pour la chronologie générale du surréalisme qu’il établit pour Flair1. La Main à plume serait un corps étranger, au statut peu clair.

Plus tard, la Main à plume sort progressivement de l’ombre, d’abord avec les émissions sur France Culture de Nadine Lefebure en 1966, puis avec le travail journalistique de Michel Fauré, publié en 19822. Mais c’est pour en faire une expérience dissidente, à part, déliée de l’histoire du surréalisme d’avant et d’après-guerre. Une expérience située finalement entre le groupe des Réverbères et le Surréalisme révolutionnaire.

Cette lecture revenait, du côté de l’histoire politique, à limiter la Main à plume à la résistance voire au compagnonnage avec le Parti communiste. Esthétiquement, elle situait volontiers la Main à plume dans les marges du surréalisme, comme l’étaient les Réverbères, revue post-dadaïste active à la fin des années trente, dont étaient issus plusieurs membres de la Main à plume.

Mon parti-pris est le suivant : c’est en réinscrivant l’expérience de la Main à plume dans l’histoire du surréalisme qu’on peut en saisir la portée. Quelle est la signification de cet objet d’histoire, à la fois extrêmement dense et ténu ? Quel geste critique constitue-t-il pour réfléchir l’histoire du surréalisme ?

Maintenir le surréalisme.

La Main à plume s’est formée au début de l’Occupation, à Paris, à l’automne 1940. Le groupe est d’abord une réponse, à ce qui est vécu comme une désertion : l’exil de Breton et d’une grande partie des surréalistes historiques aux États-Unis ou au Mexique. De fait, celles et ceux qui restent à Paris considèrent qu’il faut répondre à la catastrophe historique et à la crise du surréalisme qui lui est afférente. Soit parce qu’ils ont décidé de rester, soit, de manière plus fortuite, mais cela revient finalement au même, parce qu’ils n’ont pas eu les moyens de partir.

Plusieurs personnages centraux dans la formation de la Main à plume assurent la liaison avec le groupe surréaliste historique. Robert Rius, surtout, mais aussi Jean-François Chabrun, qui a rejoint les surréalistes, et la FIARI, tout jeune, en 1938. Ou encore Adolphe Acker.

Rius a été un ami intime de Breton dans les dernières années d’avant-guerre. A son départ de Paris, Breton lui remet les clés de l’appartement rue Fontaine et Rius est chargé de veiller sur les œuvres, les collections, de s’occuper de certains documents jugés compromettants. Péret, avant son départ, a participé aux premières discussions qui vont mener à la formation du groupe. Bref, la Main à plume n’a pas seulement une connaissance de seconde main du mouvement. Le surréalisme est une expérience bien vivante pour celles et ceux qui fondent le groupe.

Et c’est grâce à cette capacité de transmission et de rassemblement que de nombreux surréalistes d’avant-guerre vont collaborer à la Main à plume. Dominguez, Ubac, Hérold, des surréalistes belges, Mariën, Magritte. Des personnalités plus isolées comme Maurice Blanchard ou Léo Malet. Pour ce qui est de la participation d’Éluard à la Main à plume, elle a été active entre l’automne 1941 et l’hiver 1942, mais elle ne fait pas l’unanimité au sein du groupe et se solde par une rupture fracassante à l’été 1943, après le rapprochement Éluard / Aragon et la demande de réinscription d’Éluard au Parti.

Cependant, les forces vives de la Main à plume représentent une sorte de génération surréaliste spontanée qui adhère au surréalisme mais sans avoir participé au groupe avant-guerre. Ils viennent pour beaucoup des Réverbères, comme Noël Arnaud, Jacques Bureau, Régine Raufast. Mais pas seulement. Il y a d’abord Dotremont, qui arrive à Paris au printemps 1941, alors qu’il vient à peine de rencontrer Ubac à Bruxelles. Déjà poète intéressant et activiste surréaliste, il fait pendant toute la guerre la liaison avec la Belgique. Dans le courant de la guerre, arrivent aussi d’autres jeunes gens comme André Stil, Marco Ménégoz, Boris Rybak. Ces jeunes gens lettrés mais qui n’ont pas encore d’œuvres et viennent, pour certains, de milieux modestes, lient directement leur entrée en surréalisme à une prise de parti historique. C’est l’adhésion, disons, à une plateforme esthético-politique.

Cette plateforme implique une certaine idée de la poésie fondée sur l’égalité des intelligences et une confiance dans l’affectivité lyrique. Elle implique aussi une capacité de résistance idéologique à l’air du temps empoisonné de l’Occupation, et un positionnement éthique et politique, antifasciste et antistalinien.

Le groupe a édité une revue, qui a changé de nom à chaque numéro pour échapper à la censure allemande, très sévère envers la presse3. L’économie de la revue s’inscrit sans ambiguïté dans l’histoire des revues surréalistes : par le rapport entre les essais ou manifestes, les poèmes, les textes critiques consacrés à tel ou tel artiste, le travail plastique. Et aussi, par le travail du paratexte qui inscrit tous les textes signés dans une tradition critique et esthétique. Telle citation se moquant des grands hommes, un fait divers exaltant les fous, ou des collages de citations défendant le caractère collectif et universel de la poésie.

Le groupe a donc inventé un très grand nombre de formats et de types de publications pour répondre aux contraintes matérielles et à la censure allemande. Cette politique éditoriale consiste à faire vivre « l’état de présence surréaliste » dans le champ littéraire et artistique mais en refusant la politique de parution légale, adoptée par les revues de zone Sud déclarées à la censure de Vichy. En termes économiques, la Main à plume répond à la pénurie de papier, et au rétrécissement de l’espace social de l’art dégénéré, tout en éditant des livres de dialogue surréalistes de belle facture.

Le groupe a édité, par exemple, les Pages libres de la Main à plume, une collection surréaliste toute mince qui est paru en 11 fascicules entre janvier 1943 et janvier 1944. Chaque numéro était un simple feuillet replié et illustré. La collection a publié la cohorte des poètes et poétesses de la Main à plume mais a aussi réédité Pleine Marge de Breton et des contes de Péret datant des années 20.

Au-delà de son activité éditoriale, la vie collective de la Main à plume était extrêmement riche. Sur le plan des écritures collectives, des jeux, des œuvres en collaboration, mais aussi du travail de recherche théorique en commun. Le collectif était à la fois un lieu de création et un espace de débat et de formation politique.

Un des traits singuliers de la Main à plume est donc son insistance sur « le communisme du génie », comme l’a fait le premier surréalisme. Tous les numéros de la revue comprenaient des poèmes collectifs appelés « L’Usine à poèmes » ; de nombreux textes théoriques insistent sur cette tradition littéraire souterraine, qui va du romantisme allemand au surréalisme et qui fait de la poésie une faculté universelle et partagée.

L’autre pan de ce « communisme du génie », c’est l’intrication organique entre les militants et les poètes et plasticiens surréalistes. Ce que j’ai appelé trotsko-surréalisme en un seul mot. Le groupe est une caisse de résonnance des débats politiques, trotskisme, participation à la résistance. Pour des militants comme Adolphe Acker, Daniel Nat, Maurice Nadeau, la Révolution sociale et la philosophie du surréalisme font corps.

Les surréalistes voulaient une révolution comme ça, globale, bon j’ai marché dedans, puis je me disais, on était encore dans la guerre, je me disais, oui mais Breton est parti en Amérique, Péret est au Mexique, bon Éluard et Aragon sont devenus staliniens, mais qu’est-ce qui reste ? Alors j’ai participé à un petit groupe qui s’appelait la Main à plume où il y a eu des copains aussi d’arrêtés, il y en a qui ne sont pas revenus comme Robert Rius. Bon, on essayait de faire quelque chose, sur la base de cette révolution utopique.

(interview de Maurice Nadeau de 1989 par Jean-José Marchand, Archives du XXe siècle).

Comme si ce qu’il y avait de déclaratif, ou de spéculatif dans le projet surréaliste était pris au pied de la lettre à la Main à plume. Je pense à l’appel en ouverture de Décentralisation surréaliste, une plaquette éditée par André Stil au Quesnoy en étroite collaboration avec la Main à plume à Paris, qui est une sorte de réécriture de l’appel aux lycéens de Breton dans le Second Manifeste4.

Je pense aussi aux techniques de contre-propagande surréaliste qu’ont utilisées Henri Goetz et Christine Boumeester, souvent accompagnées de Christian Dotremont et Régine Raufast au début de l’Occupation. Ces techniques consistaient à distribuer des messages politico-poétiques dans les boîtes à lettres, les bancs des églises, ou bien à recouvrir certaines affiches de propagande nazie. Les messages surréalistes sont devenus des outils de proto-résistance à l’Occupant.

Je voudrais maintenant évoquer, rapidement, deux projets de la Main à plume particulièrement importants à mes yeux et qui témoignent de la dernière période d’activité du groupe. Pour ce faire, les recherches de nouvelles sources ont été particulièrement décisives puisque ces deux projets sont restés inédits. Ils ont été abandonnés l’été de la Libération, avec les conséquences que l’on verra sur la reconnaissance de la Main à plume après-guerre.

D’abord L’Objet, la dernière plaquette du groupe, fruit d’un an de recherche collective. Cette plaquette représentait un véritable aboutissement théorique pour la Main à plume, même si son processus d’élaboration a été très conflictuel, avec en toile de fond les conflits soulevés par la demande d’inscription de Jean-François Chabrun au Parti Communiste en janvier 1944. Or, cette plaquette témoigne d’une confrontation remarquable avec les grands enjeux théoriques du surréalisme des années trente, en particulier « Crise de l’objet » de Breton et débouche sur plusieurs propositions passionnantes.

La première vise à faire du quotidien un paradigme central des recherches surréalistes, à la veille de la sortie de la première Critique de la vie quotidienne de Lefevre.

Ce que j’ai appelé « surréalisme du quotidien » est tourné d’un côté vers une exploration de l’objet ordinaire, des banalités intimes et des usages. Cette méthode, Dotremont l’appelle « banalisation du surréalisme », par opposition à l’esthétique de la surprise et du dépaysement. Pour lui, cette « banalisation » est aussi une machine de guerre contre le caractère extraordinaire et séparé des objets artistiques, y compris surréalistes.

D’autre part, le surréalisme du quotidien s’appuie sur un dialogue renouvelé entre la philosophie du surréalisme et d’autres domaines de la connaissance, en particulier la science. Dans, « Moralité », la postface écrite par Rybak et de Sède, ce qu’ils appellent « le surréalisme lyrique » dialogue avec la physique quantique, la biologie et ouvre certaines propositions théoriques, que je qualifie de pré-structuralistes.

La plaquette L’Objet me paraît aussi être un aboutissement dans le parcours théorique de la Main à plume, au sens où ses propositions novatrices tentent véritablement d’incorporer à la philosophie du surréalisme l’expérience de la Main à plume, ce que le groupe a vécu et traversé pendant la guerre. Je pense par exemple à un texte de Jacques Bureau, « Le Clou », écrit depuis la prison de Fresnes et qui est un récit de sa relation avec un clou qui se trouvait dans sa cellule. Ce récit est un témoignage, presque un document. Et il interroge aussi, de façon épistémologique, la capacité de connaissance que nous offrent les objets isolés, extraordinaires, mis en valeur par le surréalisme.

A la même période, le groupe prépare une monographie consacrée à Jacques Hérold, qui devait réunir notamment un texte du peintre, version préliminaire de son Maltraité de peinture, plusieurs textes critiques de membres de la Main à plume et des reproductions de ses œuvres, notamment La Liseuse d’aigle, son chef-d’œuvre de la guerre. Au sein de la Main à plume, Hérold a trouvé un espace de survie matérielle et idéologique, qui lui a permis de développer son œuvre et sa pensée d’une manière absolument remarquable.

Et en quelque sorte de trouver sous le nom de cristallisation sa place au sein de la peinture surréaliste, place qui pourrait se résumer à ces propos datant justement des recherches collectives sur l’Objet : « le monde mou a cessé de vivre en 1944. J’oppose aux structures molles de Dali l’objet construit en aiguille, verre cassé, lames tranchantes, cristal. »

En particulier, Hérold a travaillé dans le compagnonnage de Boris Rybak, qui était biologiste. Et on voit dans leurs travaux respectifs un dialogue incessant entre la main du peintre et la pensée du chercheur en science. En binôme, ils ont aussi fabriqué de faux-papiers. Rybak a publié dans Informations surréalistes en juin 1944, le premier texte consacré à la peinture d’Hérold, « Attention peinture ». Hérold a illustré le Linceul des marées, un recueil poétique de Rybak. Et les recherches collectives sur l’objet de la Main à plume apparaissent toujours comme un soubassement existentiel et théorique de leurs activités.

Ces deux derniers projets de la Main à plume, qui étaient quasiment achevés l’été de la Libération, et particulièrement significatifs de l’activité du groupe, ont été abandonnés. Ce qui me paraît symptomatique de cette coupure qui arrive quasiment immédiatement à la Libération entre la séquence Main à plume et l’après-guerre. Alors même que La Révolution la nuit, la revue de Bonnefoy qui paraît en 1946 propose dans son premier numéro un texte sur l’Objet qui doit beaucoup aux recherches de la Main à plume5, et que le texte d’Hérold qui figure dans le catalogue de l’exposition internationale du surréalisme de 1947 est à peu de choses près celui qui devait figurer dans L’Objet. Mais plus personne, déjà, ne parle de la Main à plume. Le groupe se dissout l’été de la Libération.

Pourquoi cette coupure avec le surréalisme historique ?

La guerre représente une rupture historique et existentielle énorme. Cette jeune génération des « 20 ans en l’an 40 », comme l’appelle Simonpoli dans Le Surréalisme encore et toujours6 sort extrêmement meurtrie de la guerre.

Comme on l’a vu, le groupe était particulièrement politisé et exposé. La Main à plume comptait beaucoup de Juifs, d’étrangers, de gens très jeunes. Hérold, Acker, Rybak ont échappé aux lois anti-juives grâce à de faux papiers. Manuel Viola, qui signait alors ses textes J.-V. Manuel était un réfugié Espagnol, sans titre de séjour. Par sa composition sociale, le groupe a vécu de plein fouet la violence de l’Occupation. Tita, de son vrai nom Edita Hirshowa, une peintre juive roumaine et Hans Schoenhoff, un poète juif originaire des Sudètes ont été déportés et assassinés à Auschwitz en septembre 1942. Le poète Marc Patin est mort au STO. Et Robert Rius, Jean Simonpoli et Marco Ménégoz ont été fusillés par la Gestapo de Melun après avoir monté un maquis à Achères-la-forêt. Le maquis a été dénoncé. Jacques Bureau, qui était agent radio pour le réseau Buckmaster, a été arrêté et déporté en Allemagne. Mais il reviendra à la Libération.

La Main à plume a donc pâti de son « désir de vivre l’histoire », comme l’appelle Noël Arnaud dans la dernière plaquette de la Main à plume, L’Avenir du surréalisme, mais aussi d’une certaine marginalité sociale et politique. Comme si le maintien du surréalisme sous l’Occupation et ce qu’il implique était une expérience sans filet. On compte huit morts en tout à la fin de l’Occupation, ce qui est vraiment énorme pour un groupe qui a rassemblé environ une vingtaine de personnes.

Cette expérience-là est évidemment incommensurable avec celles des surréalistes d’avant-guerre, même les plus militants comme Péret. Cela représente une coupure historique et existentielle qui explique qu’à la Libération, il est très difficile de raccrocher les wagons entre ce qui reste de la Main à plume et le groupe de Breton.

Autre conséquence immédiate de la guerre, du point de vue du mouvement surréaliste international, la Main à plume est restée une sorte d’expérience insulaire, circonscrite à la période de la guerre. Alors même, paradoxalement, qu’elle tenait les murs du surréalisme historique. Pendant la guerre, il n’y a aucune communication avec ce qui se fait et se publie Outre-Atlantique. À l’été 1943, la Main à plume écrit une grande lettre à André Breton, qui synthétise son activité artistique et son parcours politique, mais cette lettre, confiée à une personne qui doit franchir la ligne de démarcation, n’arrivera jamais. Significativement, aussi, la première lettre de Péret à Rius après son départ arrive en décembre 1944. Elle demande assez joyeusement des nouvelles du surréalisme parisien, alors que Rius est mort depuis près de 6 mois.

La seule mention de la Main à plume qui est arrivée à Breton, à notre connaissance, c’est une lettre de Jacques Brunius, de Londres, qui a reçu Poésie et Vérité 42, le recueil d’Éluard édité par la Main à plume. Brunius signale ce recueil à Breton, ainsi que l’existence d’un groupe de « jeunes gens plus ou moins surréalisants » qu’il ne connaît pas, à l’exception de Dominguez7. Hors de France, par contre, des liens resserrés ont été maintenus avec les surréalistes belges, qui ont collaboré à pratiquement toutes les plaquettes collectives et ont co-signé Nom de Dieu!, un des tracts de la Main à plume dirigé contre Bataille et la revue Messages.

Mais ce sont surtout les conflits politiques à la Libération qui expliquent l’absence de descendance de la Main à plume. D’un côté, une partie des ex-Main à plume, Noël Arnaud, Christian Dotremont, Édouard Jaguer va former le surréalisme révolutionnaire, en adoptant une stratégie de rupture générationnelle avec le surréalisme de Breton et prôner le ralliement au Parti Communiste. Cette dissidence surréaliste est issue directement de l’expérience de la guerre mais elle ne se revendique alors pas du tout de la Main à plume, ni de son marxisme IVè Internationale, ni de ses recherches menées tout contre le corpus de Breton. D’un autre côté, les rares Main à plume qui sont rentrés dans le groupe surréaliste, Hérold et Acker, ne mentionnent pas tellement l’expérience de la Main à plume, qui est entachée, selon les mots de Nadeau de 1945, car nombre de ses membres ont sombré dans « l’opportunisme orthodoxe ».

La transmission de l’expérience de la Main à plume se retrouve donc complètement enrayée. Du côté de la mémoire de la guerre et de la résistance, personne ne reconnaît vraiment la contribution des surréalistes à la résistance intellectuelle, dans le contexte de centralisation autour du Comité National des Écrivains et du Parti. Mais la contribution de la Main à plume, pourtant décisive, au mouvement surréaliste international dont le centre de gravité reste Breton et le Nouveau Monde est tout aussi invisibilisée.

Pour comprendre cette absence totale d’héritage, il faut voir également que l’expérience de la Main à plume est complètement à rebrousse-poil des deux tendances structurelles où se retrouvent pris le surréalisme dans l’immédiat après-guerre.

D’une part, un mouvement d’institutionnalisation de plus en plus fort ; la peinture surréaliste est de plus en plus intégrée au marché de l’art. Ce mouvement, Artaud par exemple va le dénoncer dans ses lettres à Breton au sujet de l’exposition internationale du surréalisme de 1947. Dans le même temps, le surréalisme se retrouve marginalisé voire provincialisé, dans le contexte de dissémination du champ des avant-gardes.

Quelques pistes pour penser la place de la Main à plume au sein de l’histoire du surréalisme.

La Main à plume est trop arrimée au socle fondateur du mouvement surréaliste pour faire réellement dissidence. La Main à plume n’est pas non plus un revival de la Révolution surréaliste, la farce qui se répète une deuxième fois, car elle n’a cessé de se positionner en surréaliste face à l’héritage, c’est-à-dire de le réélaborer et de le critiquer.

S’il y a une notion donc, qui nous paraît rendre justice à la place de la Main à plume, c’est ce que Luca et Trost appellent en 1945 La Dialectique de la dialectique du mouvement surréaliste. Il ne s’agit pas de rompre avec le surréalisme historique mais au contraire de proposer un geste critique et vivant tourné contre le mouvement lui-même. De l’intérieur. En évoquant ses limites. Et en ressaisissant ses forces vives. Luca a d’ailleurs salué dans Le Surréalisme encore et toujours « l’ancien esprit combatif du surréalisme dont on sentait vraiment le besoin » (lettre à Brauner, s.d., 1946, fonds Brauner). Or, la Main à plume rejoint Luca et Trost sur ce point. Elle sort radicalement de l’économie morale et libidinale de l’avant-garde où il faut tuer le père pour inventer du nouveau. Elle est solidement ancrée dans le nerf central du mouvement surréaliste compris comme une tradition révolutionnaire ou inventée. Mais, du même coup, elle ressemble à une tentative de trancher dans la métaphore surréaliste, dont Nougé aussi avait déjà montré les limites dans les années trente.

Le surréalisme de la Main à plume, comme l’expérience Infra-noir en Roumanie, est radicalement expérimental et théorique. Surréalisme expérimental, parce qu’il repose sur une confiance dans ses propres moyens, sa propre activité. Il est isolé et semble quasiment rivé à la vivacité de ses découvertes. Surréalisme théorique, du fait de son ambition critique et politique, mais aussi de la guerre. La guerre, qui remet tout à plat, implique une reprise critique du passé surréaliste. De plus, les espace de travail et d’expression artistiques se trouvent rétrécis et, économie de moyen oblige, les artistes surréalistes réfléchissent ardemment leurs propres pratiques.

Cette ouverture à Infra noir et à la « dialectique de la dialectique » nous permet aussi de comprendre la guerre, non seulement comme une donnée tragique qui s’imposerait au mouvement de l’extérieur, une contrainte pesant sur la création surréaliste mais un moment de création et de réélaboration fondamentale, même s’il débouche sur un éclatement, des conflits et une dissémination du projet surréaliste.

Prendre en compte la guerre comme moment fondamental, c’est aussi faire du « sauvetage de la tradition » (Benjamin) un geste critique qui est partie intégrante d’une histoire (non-linéaire) du surréalisme. Sur le terrain généalogique, la vivacité de ce surréalisme dans la guerre tient à sa capacité à se rattacher au « communisme du génie » du début du mouvement mais aussi au dialogue décisif avec le surréalisme belge. Sur le terrain théorique, ce geste permet de situer les apports de la Main à plume sur le plan de la philosophie du surréalisme, du « grand surréalisme » que Bataille appelle à penser après-guerre.


1 A. Breton, « Flair – Chronologie du surréalisme 1916-1953 », http://www.andrebreton.fr/work/56600100515110.

2 M. Fauré, Histoire du surréalisme sous l’Occupation, La Table ronde, 1982.

3 La Main à plume, Géographie nocturne, Transfusion du verbe, La Conquête du monde par l’image….

4 André Stil, éditorial de Décentralisation surréaliste, Feuillets du 4.21, Le Quesnoy, juin 1943.

5 Yves Bonnefoy, « Pour une nouvelle objectivité », La Révolution la nuit n°1, 1946.

6 Jean Simonpoli, « À nos lecteurs », Le Surréalisme encore et toujours, Cahiers de poésie, numéro spécial 4-5, René Debresse, août 1943.

7 Lettre du 6 juin 1943, in À l’ombre où les regards se nouent, Éditions du Sandre, 2016, p. 171-77.

Nadja/Léona Delcourt et André Breton par J.-F. Rabain

Nadja/Léona Delcourt et André Breton

par J. -F. Rabain

Conférence de l’APRES,  qui s’est tenue à la Halle Saint-Pierre le 24 juin 2023.

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Nous allons parler de Breton et de Nadja. Nous allons découvrir les Lettres que Nadja a adressées à André Breton, des lettres d’une grande beauté, écrites par la femme réelle qui les a envoyées. Nous allons en effet rencontrer deux Nadja, celle qui a été rêvée et décrite par Breton dans son livre Nadja, un ouvrage qui a fasciné toute une génération de surréalistes et qui nous fascine toujours, et une autre Nadja, la femme réelle qui a rédigé ces lettres et que nous allons découvrir.

Deux comédiens, Yannick Rocher et Charles Gonzales, vont lire ici des textes essentiels. Yannick va lire les Lettres que Nadja a écrites à André Breton, lettres n’étant connues jusqu’alors que de rares spécialistes et Charles lira les passages les plus significatifs du livre d’André Breton. Ce sera donc un dialogue qui va s’instituer entre eux et chacun de vous pourra entendre ce qu’il souhaitera des mystères comme des limites de cet échange.

Avant d’évoquer ces Lettres de Nadja, un mot sur le surréalisme. Le surréalisme n’est pas un bric-à-brac d’idées invraisemblables ou absurdes dans le sens du mot que l’on entend à la télévision. Il ne se limite pas à la moustache provocatrice de Salvador Dali. Le surréalisme fut un grand mouvement littéraire qui a conduit ses pionniers à l’engagement révolutionnaire. Le surréalisme a réuni Marx et Freud, l’inconscient et le politique. Il a lié la révolution poétique – changer la vie – à la révolution – transformer le monde.

Dès son origine le surréalisme a été un mouvement multi – dimensionnel, à la fois poétique, politique et existentiel. Après Rimbaud et Hölderlin, le surréalisme a considéré la poésie, non seulement comme quelque chose que l’on écrit ou que l’on récite, mais comme ce qui devait être vécu. La poésie est considérée par le surréalisme non comme une variété de littérature, mais comme un « devoir-vivre », a écrit Edgar Morin.1

L’exploration du langage a été au cœur de l’expérience surréaliste. Le Surréalisme prend la suite du projet d’Arthur Rimbaud : transformer le langage, transformer le monde par les mots. Il faut « mettre le feu au langage », interpréter l’invisible, entendre l’infini. Il faut se faire « voleur de feu », comme l’écrit Rimbaud, entendre l’inexprimable, fixer les vertiges, « les choses inouïes et innommables ».

Le surréalisme fut donc iconoclaste en toute chose, sauf en amour. Le surréalisme a fait de l’amour un absolu de l’être humain. Il exalte l’amour courtois, l’amour-fou et l’érotisme. Un ouvrage d’André Breton s’appelle L’amour fou. Un autre de Georges Sebbag s’appelle André Breton, L’amour folie.2 Dans Nadja, comme dans L’amour fou ou Arcane 17, c’est la rencontre avec une femme, rencontre toujours « capitale », « subjectivée à l’extrême », « envisagée sous l’angle du hasard »,3 qui devient pour le sujet ébloui « la pierre angulaire du monde matériel ».4

Qui est donc Nadja, cette mystérieuse jeune femme rencontrée par André Breton, rue La Fayette, à Paris, le 4 octobre 1926 ? Qui est cette jeune femme qui disait s’appeler Nadja « parce qu’en russe, c’est le commencement du mot espérance – Nadyejda – et parce que ce n’en n’est que le commencement ». Avait-elle au moins existé ou bien était-elle une créature imaginaire, un personnage de fiction ? En suivant le récit de Breton, on savait qu’après leur rencontre et la décade enchantée qui s’en est suivie, Nadja avait très vite sombré dans la tourmente et la folie. Elle avait été internée à l’hôpital Sainte-Anne au cours d’un accès délirant, puis à l’hôpital psychiatrique de Perray-Vaucluse. Mais qui était-elle vraiment ? On ne savait rien d’elle, rien de son histoire, ni même son nom véritable…

C’est Georges Sebbag qui, le premier, a révélé le véritable nom de Nadja dans son livre André Breton l’amour-folie, publié en 2004, puis dans un article paru la même année dans la revue Mélusine. Nadja s’appelait Léona Delcourt. Henri Béhar cite également le nom de Léona Delcourt dans son livre André Breton, paru chez Fayard en 2005.5 Puis Hester Albach a retrouvé une des petites-filles de Leona et a pu reconstruire toute l’histoire familiale, qu’elle a publiée dans son livre Léona, héroïne du surréalisme, paru en 2009 chez Acte Sud.6 Son ouvrage contient également les certificats d’internement rédigés par les psychiatres, lors de l’internement de Nadja/Leona à Sainte-Anne, à Perray-Vaucluse, puis à l’asile de Bailleul, dans les Flandres, où elle a été internée jusqu’à sa mort en 1941.

L’ensemble des Lettres écrites par Nadja/Leona à André Breton a été connu du public lors de la grande vente de l’Atelier de Breton, qui a eu lieu en 2003, à l’Hôtel Drouot. Un lot de 29 lettres écrites entre le 9 octobre 1926 et le 4 mars 1927 a été vendu 140.000 euros et préempté par la bibliothèque Doucet.7 Toutes ces lettres avaient été conservées par Breton alors qu’il n’avait conservé, semble-t-il, aucune autre correspondance amoureuse. Ces Lettres sont aujourd’hui accessibles sur Internet.

Qui était donc Nadja ? Nadja s’appelait en fait Léona Delcourt. Il semble qu’elle ait emprunté ce nom, Nadja, à la danseuse aux seins nus Beatrice Wanger qui se produisait au Théâtre ésotérique, salle Adyar à Paris, et qui était une amie de Claude Cahun et de Marcel Moore.

Leona Delcourt est une enfant de la guerre et de la pauvreté. Léona, Camille, Ghislaine, Delcourt est née le 23 mai 1902 à Saint-André, dans la banlieue de Lille. Son père Eugène, Léon Delcourt, a été découpeur de bois puis typographe. Il avait hérité de quelques biens avant la naissance de sa fille qu’il avait bien vite dilapidé. Sa mère, Marie Mélanie Vivier, était d’origine belge et travaillait dans une usine de textile. Leona avait une sœur ainée, Marthe, de 6 ans de plus qu’elle, qui est morte en 1915 pendant la guerre, en pleine période de privation alimentaire de la zone Nord occupée par les allemands. Leona a alors 13 ans. Un petit frère, né avant elle en 1898, Charles, Camille, est mort à l’âge de deux ans, en 1900, deux ans donc avant la naissance de Leona. On peut remarquer que Léona porte le prénom de ce petit frère mort, Camille. (Leona, Camille, Ghislaine Delcourt). En 1907, naîtra ensuite une petite sœur, Marie Thérèse, Ghislaine.

Le père de Leona est mobilisé pendant la guerre de 14/18. Il est sur le front jusqu’en 1917. La mère de Leona doit donc élever sa famille avec très peu de moyens pendant toute la durée du conflit, en pleine zone occupée. D’après Hester Albach qui a interrogé une des petites filles de Léona, une certaine Ghislaine 8, on annonce à la famille que le père est mort sur le front en 1915. La sœur ainée de Leona, Marthe, meurt le jour même. En fait, le père de Leona reviendra bien vivant à la fin de la guerre.

En 1918, ce sont les troupes britanniques qui délivrent Lille. Leona a une liaison éphémère avec un jeune officier anglais. Elle est enceinte en 1919, à l’âge de dix-sept ans, et donne naissance à une petite fille le 21 janvier 1920. Léona lui donne le prénom de sa sœur ainée, Marthe, morte en 1915. L’officier anglais ne reconnaît pas l’enfant et Leona est donc fille-mère, comme on dit à l’époque. Que faire ? Que fait-on à l’époque lorsque l’on vit en province dans un milieu catholique traditionnel ? Leona refuse d’épouser le fils du charcutier de Saint André qui la demande en mariage et elle part à Paris avec l’accord de ses parents qui lui trouve un « protecteur », un vieil industriel argenté. C’était une pratique courante, semble-t-il, à l’époque, que d’avoir un « protecteur », surtout choisi par les parents, pour éviter que les jeunes filles qui venaient de province ne se retrouvent seules à Paris dans la rue.

Léona arrive donc à Paris en 1920 et trouve une chambre à l’hôtel Le Sphinx, boulevard Magenta. Elle a 18 ans. Elle essaie de trouver un emploi et mène une vie précaire. Elle a un protecteur, le juge Gouy, président de la cour d’assises de Nîmes, indique Henri Béhar dans le Dictionnaire Breton.9 Elle sort dans les restaurants à la mode, voit des films et des pièces de théâtre. Elle fume des cigarettes et sniffe de la cocaïne. Elle revient tous les quinze jours à Lille, voir sa fille et sa famille les bras chargés de cadeaux. Mais les protecteurs se lassent vite et Leona se retrouve bientôt seule et isolée. Elle participe à un trafic de cocaïne pour payer sa chambre d’hôtel mais se fait arrêter par la police. Il n’y aura pas suite grâce à l’intervention d’un protecteur. Elle se livre aussi à l’occasion à la prostitution en trouvant des clients à l’hôtel Claridge ou dans les cafés. On appelait « lorettes » les filles du quartier St Georges qui cherchaient des messieurs pas loin de l’église Notre-Dame de Lorette.

Quand André Breton rencontre Nadja, le 4 octobre 1926, rue La Fayette, elle a 24 ans. Breton en a 30. D’emblée cette rencontre s’inscrit pour Breton sous la lumière de l’inattendu et de l’exceptionnel. Peu avant leur rencontre, Breton avait été voir, trois mois plus tôt, une voyante, Mme Sacco, qui lui avait prédit de grands bouleversements, un voyage en Asie où il devait rester vingt ans et la direction d’un grand parti politique ! Il venait le jour même d’acquérir un livre révolutionnaire de Léon Trotsky.

La rencontre a lieu par hasard dans la rue. Alors qu’il erre sans but précis dans le quartier de la rue La Fayette, André Breton croise une jeune femme, pauvrement vêtue dont les yeux étrangement fardés le frappent et à qui il adresse la parole. Un visage particulier est sorti soudain de la foule anonyme… « Je n’avais jamais vu de tels yeux », écrit Breton. Les yeux et la tenue de la jeune femme qu’il aperçoit résonnent pour lui comme un appel, « un signal » écrit-il.10 Nadja lui « sourit mystérieusement comme en connaissance de cause… ». Déjà médium, déjà magicienne… « Qu’y a-t-il dans ces yeux ? », se demande Breton, « de la détresse et de l’orgueil… ». « La beauté sera convulsive, érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstantielle ou ne sera pas », écrit Breton dans L’Amour fou.11

Nadja/ Leona mène une existence incertaine, « perdue », écrit-elle, au hasard des rues et des cafés. « Je suis l’âme errante » 12 dit-elle à Breton. Nadja et André Breton vivent alors « une décade enchantée », comme l’écrit Georges Sebbag. Ils se voient quotidiennement du 4 au 13 octobre. Ils se donnent rendez-vous dans des cafés, découvrent ensemble les rues de Paris, la place Dauphine, le bassin des Tuileries. Nadja apparait comme une magicienne, elle devine et prévoit les événements. Elle déchiffre le monde comme un médium. Elle a toutes les qualités d’une voyante. « Le poète est un voyant », écrit Rimbaud. 13 Elle prédit le moment exact où une fenêtre aux rideaux rouges s’éclaire, place Dauphine.14 Hasard ? Coïncidence ? Ou synchronicité selon la terminologie de Jung ?

Nadja devine un souterrain qui contourne l’hôtel Henri IV. Elle pense communiquer avec Marie-Antoinette à la Conciergerie. Elle voit sur la Seine une main de feu… Elle perçoit dans la courbe brisée du jet d’eau des Tuileries l’image des pensées d’André Breton et des siennes, dans les termes mêmes d’un dialogue entre Hylas et Philonous – la matière et la pensée – du philosophe Berkeley que l’écrivain, justement, vient de lire.15

Chacun semble être dans une quête de soi et dans une quête de sens. Au Qui suis-je ? l’incipit du livre de Breton, correspond le dessin de Nadja Qu’est-elle ? « Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme », écrit Breton dans Nadja. De fait Nadja semble déchiffrer le monde. L’univers pour elle est sursignifiant. Elle est une magicienne qui va entrainer Breton dans un vertige d’intuitions et de convictions plus ou moins délirantes. Nous sommes en pleine surréalité, celle du rêve, forme nocturne du délire, dit Freud. Avec Nadja, les rideaux de la place Dauphine deviennent rouges et les pensées mêlées des deux amants se fondent et s’élèvent vers le ciel, puis retombent comme le jet d’eau du bassin des Tuileries. Un élancement brisé suivi d’une chute, dira-t-elle à Breton. 16 Nadja propose un jeu : « Ferme les yeux et dis quelque chose. N’importe, un chiffre, un prénom… Deux. Deux quoi ?.. Deux femmes. Comment sont ces femmes ?.. En noir… Ou se trouvent-elles ? Dans un parc… ». « C’est ainsi que je me parle, quand je suis seule, que je me raconte toutes sortes d’histoires. C’est entièrement de cette façon que je vis », dit-elle.17 Impressionné, Breton écrit : « Ne touche-t-on pas là au terme extrême de l’aspiration surréaliste, à sa plus forte idée limite ? ».18

On comprend l’étonnement et la fascination de Breton. Nadja ne fait pas autre chose ici que d’utiliser l’automatisme de la pensée qui définissait le Surréalisme dans le Manifeste de 1924. « Surréalisme : Automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement soit par écrit, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée en l’absence de tout contrôle exercé par la raison… ». On peut penser aussi aux Champs Magnétiques.

Le récit de Breton, Nadja, nous montre l’écrivain hésiter entre deux Nadja : la pauvre femme et le médium. Fasciné par la voyante qui déchiffre le réel, prévoit des apparitions, est traversée d’intuitions délirantes et déchiffre les mystères de Paris, Breton ne tarde pas, cependant, à revenir à la dure réalité en réalisant toute la précarité de la situation de Nadja. La magicienne est aussi une pauvre femme, isolée à Paris, menant une existence difficile, sans travail, errant d’hôtel en hôtel, couverte de dettes et ayant parfois recours à la prostitution. Breton l’aidera financièrement. Avec l’accord de sa femme Simone, il ira jusqu’à vendre un tableau, un Derain, pour l’aider à payer ses dettes.

Si Nadja fascine Breton, celui-ci a envouté Nadja. Les lettres qu’elle lui écrit sont fascinantes par l’intensité, la force de la passion qu’elle ressent. « André tu vis en moi » (Lettre 3) « Le ciel est à nous deux et nous ne formons plus qu’un » (Lettre 4). « Mon feu, je suis ton esclave et tu es mon tout » (Lettre 5). « Toi qui es tout pour moi, éclaire ma route de beauté pour que je te ressente de toute mon âme » (Lettre 20).

Cependant, après neuf jours de liens intenses et de fascination réciproque, après une nuit passée dans un hôtel à Saint-Germain-en-Laye, Breton espace les rencontres (le 13 octobre 1926). Cependant plus André Breton s’éloigne, plus l’attachement et la passion de Nadja s’affirment. Nadja se plaint dans ses Lettres d’être abandonnée. « Vous me délaissez par trop, mon ami, je m’étiole et m’anéantis dans plusieurs chagrins » (Lettre 18). « Je suis perdue, perdue dans la foule, perdue dans mes phrases » (Lettre 8). « Tout abandon est une lâcheté » (Lettre 27). Des idées de persécution apparaissent. « Oh monstre… que fais-tu de ma vie » (Lettre 18). Des fantasmes archaïques de dévoration, d’incorporation orale, de vampirisme et de possession surgissent. « Partout des gueules de loups s’entrouvent menaçantes » (Lettre 25) « Ta lèvre chérie me sucera ma vie » (Lettre 12). « Ne veux-tu me tuer ? » (Lettre 24). Nadja voit Breton comme un fauve dont elle serait la proie. « Fauve aux dents de scie » (Lettre 11). « Pourquoi dis, pourquoi m’as-tu pris mes yeux » (Lettre 5). « Une poétique de l’éclatement », écrira Marguerite Bonnet. Une des toutes premières lettres de Nadja, annonçait déjà la destruction à venir. « Dehors je suis automatiquement le trottoir qui conduit à la tombe… Douce vision enflammée de ma vie » (Lettre 2). Nadja évoque sa « survie » psychique dans la Lettre 20.

Les Lettres de Nadja sont des affirmations amoureuses à l’accent prophétique avant de devenir des suppliques. Elles disent l’absolu de l’amour, le consentement à la souffrance, le don total. « Il y a toi d’abord, toi avec tes cheveux, tes yeux et tes lèvres… – puis moi toute petite – guettant un aveu – le plus tendre aveu de ma vie – puis tout se transforme en souvenir et je te revois avec moi… mais dans cet autre monde où nous ne sommes que deux ». « (Je suis) celle qui se réfugie contre ton sein gonflé de bonheur et qui te serre désespérément pour te conserver, malgré tout et contre tout. « C’est un si grand amour cette union de nos deux âmes, si profond et si froid cet abîme… » (Lettre 8). « André, malgré tout, je suis une partie de toi – c’est plus que de l’amour » (Lettre 29).

Nadja croit à la mission supérieure de Breton. Il a quelque chose de grand à accomplir. Les métaphores du soleil, de la lumière, de la flamme le caractérisent. Dans ses dessins, Nadja représente Breton en aigle et elle en sirène ou en Mélusine. Breton est pour elle un « puissant magicien » (Lettre 25), associé au dieu égyptien Kneph, dieu créateur et référence alchimique (Lettre 11).

Certaines lettres évoquent le sentiment que Nadja est possédée : « Tu vis en moi… ». « Crois que tout mon être est plein de toi – et que ma main écrit ce que tu penses ». « Transmission de pensée, écho de la pensée, pensée magique… Idées d’influence et de possession », diront les psychiatres. Dans la passion, on croit posséder l’objet, mais c’est l’objet qui fait de nous un possédé, diront les psychanalystes.19

D’autres lettres expriment le sentiment d’abandon et un vécu d’effondrement. Une lettre de janvier 1927 est rédigée comme un poème : « Il pleut encore/ Ma chambre est sombre/ Le cœur dans un abîme/ Ma raison se meurt » (Lettre 23).

Nadja se révolte : « Pourquoi as-tu détruit les deux Nadja ?… Est-ce que je pouvais prévoir que tout sombrerait ainsi tout à coup .. Alors que je n’ai rien fait, alors que j’étais devenue ton esclave ?… Veux-tu me tuer ?… » (Lettre 24).

Breton refuse, à l’époque, de lui rendre un précieux cahier de notes auquel Nadja tenait particulièrement. Nadja se montre agressive : « Je ne suis pas un jouet. Vous aimez jouer la cruauté, ça vous va pas mal, mais je vous assure je ne suis pas un jouet… Je voudrais mon cahier… si pot-au-feu qu’il vous paraisse… » (Lettre 26). Quelque temps après que Breton lui eût rendu son précieux cahier 20, Nadja décida cependant d’elle-même de s’effacer de la vie de Breton. Elle lui redit son amour sans rien attendre en retour. « Merci André, j’ai tout reçu. J’ai confiance en l’image qui me fermera les yeux… J’ai foi en toi… Je ne veux pas te faire perdre le temps nécessaire à des choses supérieures. Tout ce que tu feras sera bien fait. Que rien ne t’arrête… André malgré tout je suis une partie de toi. C’est plus que de l’amour. C’est de la Force et je crois. Nadja ». (Lettre 29. Dernière lettre de Nadja. Date inconnue).

On a longtemps cru que Nadja et Breton s’étaient séparés au bout de neuf jours. Cependant les Lettres indiquent que la période de quatre à cinq mois qui a suivi a été fertile en retrouvailles et en évènements. Nadja réclamera en particulier à Breton, avec insistance, un cahier dans lequel elle avait confié ses propres impressions. La rétention de ce cahier par Breton déclenchera les foudres de Nadja, jusqu’au moment où elle s’apaisera après sa restitution.

Cinq mois après sa séparation officielle avec André Breton, Nadja fait une bouffée délirante, le 21 mars 1927. Elle est en pleine excitation maniaque, fait du tapage et dit qu’elle voit des hommes sur les toits. Le patron de l’hôtel Becquerel où elle loge appelle la police. On la conduit à l’Infirmerie Spéciale du Dépôt de la Préfecture de Police, quai de l’Horloge, puis à l’hôpital Sainte Anne et enfin à l’asile de Perray-Vaucluse près d’Épinay-sur-Orge où elle va rester quatorze mois.21

Le certificat d’internement du Dr Logre (sic) de l’Infirmerie spéciale dit ceci : « Idées d’influence. Se croit médium. On agit sur elle à distance, on lui parle, on devine ses pensées, on lui envoie des odeurs, on travaille son corps à l’électricité… Maniérisme. Langage bizarre, gestes impulsifs. Voit des individus sur le toit de sa maison ». Ce certificat évoque le syndrome d’automatisme mental décrit par G.G. Clérambault, que l’on retrouve dans les psychoses hallucinatoires chroniques.

Leona sera ensuite transférée le 16 mai 1928 à l’hôpital de Bailleul, près de sa famille. Le dossier psychiatrique de Leona Delcourt n’a pas pu être été retrouvé, mais Hester Albach a pu en consulter quelques extraits, grâce à l’un des petits-enfants.22

Leona Delcourt recevra les visites de sa famille mais son état se dégrade. Elle a des crises clastiques violentes, elle se promène nue, frappe les religieuses. On refuse de la laisser sortir en permission dans sa famille. On l’enferme définitivement. Les certificats de placement disent : « Démence précoce (1928), Démence paranoïde (1931), État schizophrénique (1939). Nadja est morte délirante, hallucinée et cachectique, à Bailleul, en janvier 1941, à l’âge de trente-huit ans. Elle meurt officiellement d’un cancer, mais sans doute de sous-alimentation, comme de nombreux malades mentaux pendant l’Occupation. C’est ce que l’on a appelé l’extermination douce. 23

Breton n’a jamais été rendre visite à Nadja, ni à Perray-Vaucluse, ni à l’asile de Bailleul où elle fut transférée en mai 1928.

Peut-être a-t-il tenté de la voir grâce à une recommandation de son ami psychiatre Gilbert Robin, mais, selon sa femme Simone et Suzanne Muzard, il ne s’y est jamais rendu.24 Seuls les parents de Leona ont pu venir visiter une seule fois leur fille à Perray-Vaucluse. On reprochera durement à Breton son attitude. Robert Desnos accusera Breton « de s’être repu de la viande des cadavres de Jacques Vaché, de Jacques Rigaut et de Nadja, une femme que l’on laisse croupir à l’asile ».

On peut s’interroger sur l’attitude de Breton. A-t-il eu peur de la folie de Nadja ? S’est-il senti coupable d’avoir pu être l’instigateur de son accès délirant ? A-t-il eu peur lui-même de devenir fou au contact de la magicienne pré-délirante ? Une chose est certaine, seules les lettres de Nadja ont été conservées par Breton, alors qu’il n’a gardé aucune des correspondances des autres femmes qu’il avait aimées.

Breton a-t-il perçu la folie de Nadja ? Pour Marguerite Bonnet : « Trop de mirage poétique s’ordonnait autour de Nadja pour que Breton conçoive la moindre alarme ».25 Julien Bogousslavky dans son livre Nadja et Breton Un amour juste avant la folie, écrit : « Breton a noté dans son récit des éléments qui, a posteriori, s’intègrent dans le tableau d’une pathologie mentale psychotique, facile à évoquer une fois survenue la décomposition délirante et les hallucinations qui ont nécessité un internement ». « Seule l’étrangeté, aisément interprétable sous l’étiquette poétique, était au premier plan ». 26

André Breton évoque toute sa culpabilité dans son récit Nadja. Certaines pages ont même l’allure d’une confession. Cette culpabilité va poursuivre longtemps André Breton, comme en témoigne un rêve qu’il rapporte dans Les vases communicants, parus en 1932 quatre ans après la parution de Nadja en 1928. Breton raconte qu’il voit dans son rêve « une vieille femme en proie à une vive agitation, qui se tient aux aguets près des stations de métro Villiers et Rome (là où se trouvait l’hôtel du Théâtre où habitait Nadja) et qui lui fait l’effet d’une folle. Il redoute dans son rêve, écrit-il, quelque vilaine affaire de police ou d’internement. « Il s’est muni d’un révolver par crainte d’une irruption de la folle », écrit-il.

Breton avait envoyé son livre, Les vases communicants, à Freud et lui avait demandé d’interpréter ses rêves. Freud avait refusé en lui expliquant que l’on ne peut interpréter les rêves sans les associations du rêveur. Dans Les vases communicants, Breton interprète fort bien, lui-même, son rêve. La vieille femme qui semble folle est, pour lui, de toute évidence Nadja comme l’indiquent les stations de métro qui renvoient à la rue de Cheroy où la jeune femme habitait. Breton interprète son rêve comme « une défense » (c’est son terme) contre un éventuel retour de Nadja « qui pourrait avoir lu le livre la concernant et s’en être offensée ». (On n’a jamais su si Leona Delcourt avait eu le livre de Breton dans ses mains). Une défense également, écrit Breton, « contre la responsabilité involontaire qu’il aurait pu avoir dans l’élaboration de son délire et par la suite son internement ».27

Dernier point : une curieuse censure. Lors de la réédition de Nadja en 1963, Breton fait disparaître la mention de l’hôtel Prince de Galles, à Saint Germain-en-Laye, où il a passé la nuit avec Nadja. André Pieyre de Mandiargue souligne l’importance de cette omission. Il remarque qu’avec cette disparition Nadja prend une apparence plus spectrale que charnelle. Surprenante correction, donc, qu’il est difficile de ne pas référer aux sentiments de culpabilité éprouvés par Breton concernant l’acte sexuel et ses conséquences.28

La brève et soudaine illumination de la rencontre de Breton et de Nadja s’était donc rapidement obscurcie. S’apercevant que Nadja/ Leona s’est éprise de lui, Breton écrit dans Nadja : « Il est impardonnable que je continue à la voir si je ne l’aime pas… Dans l’état où elle est, elle va forcément avoir besoin de moi. Elle tremblait de froid hier, si légèrement vêtue ». Les pages qui suivent le récit de l’expédition à Saint-Germain-en-Laye témoignent de l’infinie tristesse d’André Breton devant la détresse de Nadja.29

On a pu qualifier cette rencontre de malentendu abyssal. Le livre de Christiane Lacôte-Destribats, Passage par Nadja, résume fort bien la complexité des enjeux. L’auteure souligne la passion amoureuse totale de Nadja et la réserve de Breton. Elle indique que « Nadja, qui vivait de commerces galants et de relations sexuelles tarifées, se perdit d’avoir pris à la lettre, et pour elle, l’amour célébré par Breton. Elle crut trop fort en être la merveille et s’inscrivit comme si elle en était l’âme ou la figure allégorique. Elle s’immobilisa dans cette place où elle ne pouvait vivre qu’un désespoir vain et absolu.

L’amour impossible fut alors pris dans les bruits du délire et de l’internement forcé ». 30

Nadja est plus une exploration de Breton-lui-même que le récit d’un amour dévastateur. Nadja/Léona occupe cependant tout le récit. « Si vous vouliez, pour vous je ne serais rien, ou qu’une trace », écrit-elle. Cette trace va désormais animer la pensée d’André Breton. Au Qui suis-je ?, suit le Qui vive ? qui privilégie pour lui l’alerte, l’éveil, le désir.

La trace de Nadja est aussi en nous. Elle continue à nous hanter…

J.F. Rabain


1Morin E. Les souvenirs viennent à ma rencontre. Fayard. 2019.

2Georges Sebbag. André Breton, l’amour folie et André Breton, 1713/1966, Des siècles boules de neige. JMP 2016.

3Breton A. L’amour fou. Folio. p 29.

4Breton A. Les vases communicants. Gallimard. Idées. p.83.

5Mark Polizzotti ne donne pas le patronyme de Leona (Delcourt) au moment de la parution de son livre sur André Breton en 1995 (Mark Polizzotti. André Breton. 1995. Traduction Gallimard 1999). Marguerite Bonnet non plus en 1992, dans son texte publié dans Folie et psychanalyse publié sous la direction de Fabienne Hulak. Georges Sebbag, le premier, a révélé le nom de Leona Delcourt dans son livre André Breton, l’amour folie paru en janvier 2004 (JM Place. 2004, page 51) puis dans un article paru en février 2004 dans Mélusine (Mélusine N°14. p. 144). Henri Béhar cite également le nom de Leona Delcourt dans la 2 édition de son livre André Breton. Le grand indésirable. Fayard. 2005. p. 218, (note 4). (Béhar Henri. André Breton. Le grand indésirable. 1ère édition. Paris. Calmann-Levy.1990).

6Albach H. Léona, héroïne du surréalisme. Acte Sud. 2009.

7Albach H. o.c. p 66.

8Albach H. Leona, héroine du surréalisme. Acte Sud 2009. p. 69. Hester Albach a retrouvé une petite-fille de Léona Delcourt, Ghislaine X, infirmière, qui lui a donné de nombreuses informations familiales. Marthe Delcourt, la fille de Leona, a eu sept enfants. « Dans la famille, écrit H Albach, on rendait Breton responsable du drame qui avait frappé Leona » (o.c. p. 71).

9Béhar H. Dictionnaire Breton. Ed Garnier. 2012. page 719.

10Ce n’est pas la rencontre de Frédéric Moreau et de Mme Arnoux dans L’Éducation sentimentale : « Ce fût comme une apparition… Il ne distingua personne dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux », écrit Flaubert. Ce n’est pas non plus la rencontre d’Aurélien avec Bérénice : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice il la trouva franchement laide », est l’incipit d’Aurélien.

11Breton A. L’amour fou. Folio. p. 26

12Breton A. Nadja. Gallimard Folio. 1964. p. 82

13Rimbaud A. Lettre à Paul Demeny. Le club du meilleur livre. 1957. p. 266.

14Hasard objectif = instant énigmatique où l’imaginaire croise le réel, faisant sens à notre insu. Synchronicité pour Jung = Coîncidence productrice de sens. Le principe de synchronicité pour C G Jung est un principe de relation a-causale. Une pensée intérieure trouve soudain sa confirmation dans un événement extérieur. Principe de simultanéité et de coïncidence.

15Voir Georges Sebbag. Le jet d’eau de Berkeley in André Breton.1713-1966. Des siècles boules de neige. Ed JMP. 2016. p.130.

16Breton Nadja. Folio. o.c. p.100.

17Breton Nadja Folio. o.c. p. 87

18En note. Breton Nadja Folio. o.c. Note p.87.

19Pontalis J-B. Elles Gallimard 2007 p 77.

20« Comment avez-vous pu m’écrire de si méchantes déductions de ce qui fut nous sans que votre souffle ne s’éteigne ? Comment ai-je pu lire ce compte-rendu, entrevoir ce portrait dénaturé de moi-même, sans me révolter, ni même pleurer ? ». Lettre 7. Cité par Georges Sebbag dans André Breton, L’amour-folie. Ed J.M. Place. 2004. p. 51.

21On a récemment redécouvert le dossier de Léona Delcourt de l’hôpital de Perray-Vaucluse. On apprend qu’elle est restée dans cet hôpital pendant plus d’un an car on attendait la réouverture de l’asile de Bailleul qui avait été détruit pendant la guerre de 14/18.

22Albach H. o.c. p. 246.

23Le film de Nicolas Philibert, Sur l’Adamant, nous montre combien l’écoute des patients et la continuité des soins a complètement changé notre rapport à la folie. La psychothérapie institutionnelle a proposé un nouveau modèle qui abolit les rapports de pouvoir et de savoir entre les soignants et les soignés, qui privilégie l’écoute et l’idée d’un apprentissage commun.

24Bonnet Marguerite. Nadja dans la maison de verre in Folie et psychanalyse dans l’expérience surréaliste. Sous la direction de Fabienne Hulak. Z éditions 1992.p 175.

25Bonnet M. o.c. p 175.

26Bogousslavsky J. Nadja et Breton Un amour juste avant la folie. L’esprit du temps. 2012. p 115.

27Breton A. Les vases Communicants. Gallimard. Idées. 1955. p. 38.

28Après sa nuit passée avec Nadja à l’hôtel Prince de Galles, à St Germain en Laye, Breton aurait dit à Pierre Naville qu’avec Nadja, « c’est faire l’amour comme avec Jeanne d’Arc ».

29Voir Mark Polizzotti. André Breton. Gallimard 1999. p.300/307.

30Lacôte-Destribats C. Passage par Nadja. Galilée 2015. p.152.

Les Mythologies de Leonora Carrington et Remedios Varo par M. Sebbag

Les Mythologies de Leonora Carrington et Remedios Varo

Monique Sebbag

Conférence de l’APRES, donnée le 13 mai 2023 à la Halle-Saint-Pierre

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Introduction

Ces deux artistes qui s’étaient exilées au Mexique ont été des amies inséparables de 1943 à 1963. Leurs œuvres de cette époque manifestent leur grande proximité. En effet, elles poursuivaient ensemble un projet grandiose, celui d’unir la raison et l’imagination, les sciences et les mythes. On reconnaît là le projet d’union des contraires cher au surréalisme. Imprégnées de surréalisme, elles ont été attirées par l’hermétisme. Réunir les opposés, c’est reconstituer le tout qui est un, selon la Table d’Émeraude d’Hermès Trismégiste, ou l’hermaphrodite originel des alchimistes. Tout y conspire, y sympathise avec tout. Notre psychisme est à son image, il est androgyne et sa souffrance est grande d’être désaccordé à l’harmonie cosmique. Sur ce sujet elles ont assimilé la pensée de Jung. Le projet pictural de Carrington et Varo se rapproche donc du Grand Œuvre de philosophes-mages, de l’Art Sacré alchimique. On pourrait alors imaginer Leonora et Remedios peignant comme on prie, avec dévotion, car elles s’élèvent spirituellement en spiritualisant les matières de leur art, en transmutant l’huile et les pigments en révélations, en apparitions.

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Le moment « Documents » avril 1929 – avril 1921 par Georges Sebbag et K. Kiefer

Bataille, Leiris, Einstein et
la revue Documents 

par Georges Sebbag

Communication ayant eu lieu le 8 avril 2023 à la Halle-Saint-Pierre

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Les langues de Carl Einstein.
Dialecte – francophonie – style

par Klaus H. Kiefer1

1.Contribution élargie à la présentation de Georges Sebbag : Bataille, Leiris, Einstein – Le moment « Documents » avril 1929 – avril 1921, Paris : Jean-Michel Place éditeur 2022, Association pour la recherche et l’étude du surréalisme, Halle Saint-Pierre, Paris, le 8 avril 2023 : Rencontres en surréalisme, organisées par Françoise Py.

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Le surréalisme serbe, l’imaginaire de la nuit, de nuit en nuit, clair-obscur, art nocturne

Les Serbes dans la grande
internationale surréaliste

Selon les mots de Paul Éluard dans L’Évidence poétique, Sade et Lautréamont se sont emparés « du triste monde qui leur était imposé ». À l’instar de Sade et Lautréamont, les surréalistes se sont emparés du vaste monde pour tenter de le rendre moins triste.

Le surréalisme est né et a grandi à Paris. Cependant, au groupe parisien se sont liés de nombreux artistes et écrivains d’une quinzaine de pays. Certains sont restés isolés dans leur pays, par exemple Octavio Paz au Mexique, César Moro au Pérou, Wifredo Lam à Cuba ou Takiguchi au Japon. D’autres ont constitué des groupes nationaux :

En Belgique , c’est là après la France que le surréalisme a été le plus vivant, l’activité démarrant sensiblement en même temps qu’à Paris. Notons que le manifeste La Révolution d’abord et toujours, suscité par la guerre du Rif et publié dans La Révolution surréaliste n° 5 d’octobre 1925, est signé par deux Belges, Camille Goemans et Paul Nougé qui ont déjà créé le groupe Correspondance avec Clément Pansaers et Marcel Lecomte. Une autre branche se constitue autour de Magritte et de Mesens. Après la fusion, de nouvelles recrues vont apparaître : Scutenaire, Irène Hamoir, puis Colinet, Marien… Dans les années 1930, un autre groupe se constitue à La Louvière autour d’André Chavée. L’histoire du surréalisme en Belgique ne fut pas un long chemin tranquille. Signe de vigueur d’une activité qui se poursuit jusqu’au début des années 1980, avec en cours de route l’émergence du surréalisme révolutionnaire, les liens avec Cobra puis le situationnisme.

En Angleterre, diverses expériences (comme le vorticisme) et expositions avaient préparé le terrain, le groupe s’est vraiment constitué en 1935 avec Roland Penrose, Eileen Agar, David Gascoyne et quelques autres. Viendront plus tard Maddox, Melville, Colquhoun… Avec des hauts et des bas, l’activité se poursuivra jusqu’aux années 1980.

En Tchécoslovaquie, à Prague, un groupe s’était constitué dès 1924, le poétisme tchèque, autour de Karel Teige et Viteslav Nezval. Il ne sera officiellement surréaliste qu’en 1935, avec des apports nouveaux comme les peintres Styrsky et Toyen. Avec l’arrivée de nouvelles générations (Effenberber, Petr Kral… ) une activité surréaliste, parfois clandestine, va perdurer jusqu’à l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Union soviétique en 1968.

Aux Canaries, à Santa Cruz de Tenerife, l’activité surréaliste est née en 1932 autour du poète Eduardo Westerdahl et de la revue Gazeta de arte, puis autour du peintre Oscar Dominguez. Les franquistes y mettront fin en 1936.

En Roumanie, le surréalisme a souffert des relations souvent difficiles entre Breton et Tzara, les avant-gardistes roumains ayant pris le parti de Tzara. Mais quand celui-ci se rallie au groupe de Breton, le surréalisme fait une timide percée à travers la revue unu.

Le groupe de Bucarest s’est constitué seulement en 1940 après un séjour à Paris de Gellu Naum et Gherasim Luca. Du fait de la guerre son activité débutera seulement en 1945, mais pour très peu de temps, n’ayant pu résister aux assauts du réalisme socialiste.

Et en Serbie… Avant de présenter le groupe de Belgrade, je voudrais m’arrêter un instant sur la perception de cette internationalisation au sein du groupe parisien. Ce sont les relations personnelles qui priment, en liaison avec les séjours de nombreux écrivains et artistes à Paris, la ville lumière qui exerce alors une forte attractivité. Des écrivains et des artistes dont les expérimentations et la réflexion sur les liens entre poésie et politique rejoignent celles du groupe d’André Breton.

L’internationalisation du surréalisme s’est donc faite le plus souvent de façon spontanée au gré des rencontres et des affinités. Et cela jusqu’en 1935. À ce moment-là, le mouvement surréaliste se trouve dans une sorte l’impasse. Le mode exploration du continent intérieur ne se renouvelle plus, provoquant une sensation de répétition. La rupture avec le Parti communiste accomplie, la volonté de transformer le monde est restée intacte, mais sans objectif précis. À l’heure où les totalitarismes s’installent en Europe, des membres du groupe ont le sentiment de tourner en rond, de ne plus trouver dans le surréalisme de réponses, de mots d’ordre, à la hauteur de leur attente, à la hauteur de la menace. Résultat : beaucoup quittent le groupe définitivement souvent pour un engagement purement politique.

Le groupe parisien s’amenuise alors même que s’accroit l’audience du surréalisme à travers le monde. Prenant conscience de ce phénomène, le surréalisme à travers son chef de file André Breton va le mettre à profit pour rebondir et se renouveler.

Ainsi va-t-on chercher à organiser cette internationalisation du surréalisme.  En témoigne, en ces années 1935-1936, la publication du Bulletin internationale du surréalisme. Quatre numéros qui paraissent tour à tour à Prague, Santa Cruz de Tenerife, Bruxelles et Londres, chaque fois sous la responsabilité conjointe du groupe français et de l’homologue concerné.

Une autre tentative de rassemblement, celle-ci dépassant largement les limites du surréalisme, a lieu deux ans plus tard avec la FIARI, Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant », fruit des rencontres de Breton et Trotski. Les dissensions internes et la survenue de la guerre mettront vite un terme à cette entreprise, elle aura cependant consolidé les liens avec le groupe surréaliste égyptien « Art et liberté », animé par Georges Henein.

Pour conclure, il faut bien reconnaître qu’au-delà d’une collaboration concertée, le mouvement surréaliste s’est étendu dans de multiples directions de façon telle qu’il a souvent échappé à ses fondateurs.

Revenons à la Serbie pour introduire Marco Ristic, l’un des meneurs d’un mouvement surréaliste serbe plutôt singulier dans sa genèse — singulier et autonome :

Partis d’une même volonté de rupture avec un monde qui a failli et d’une même admiration pour Lautréamont, Rimbaud ou Apollinaire, le surréalisme serbe et le surréalisme français ont connu des évolutions parallèles. De janvier 1922 à août 1924, paraît à Belgrade la revue Putevi [Chemins] dans laquelle s’expriment les principaux acteurs du futur surréalisme serbe avec des textes expérimentaux, des charges humoristiques et des critiques coups de poing, dans un esprit assez proche de celui des revues dadaïstes, en particulier de Littérature publiée à la même époque à Paris.

La rencontre était inévitable, la plupart des poètes et artistes serbes ayant séjourné quelque temps à Paris au cours des années 1920. Le premier numéro de La Révolution surréaliste en décembre 1924 invite à lire la nouvelle revue serbe Svedocanstva [Témoignages] ; laquelle, de son côté, rend compte du Manifeste du surréalisme d’André Breton et de plusieurs autres publications des surréalistes français.

Dusan Matic est le premier Serbe à participer aux réunions du groupe parisien qui se tenaient alors au Café Cyrano. Il est l’un des signataires du manifeste que nous avons déjà mentionné, La Révolution d’abord et toujours, avec Monny de Boully, autre Belgradois venu à Paris. Celui-ci, contrairement aux autres poètes serbes, écrira en langue française : c’est lui qui jouera le rôle de correspondant et traduira les auteurs serbes pour La Révolution surréaliste, cela jusqu’à sa rupture avec Breton et sa participation à l’activité du Grand Jeu.

Bien que ne figurant pas parmi les signataires de ce manifeste, dans le même n° 5 de La Révolution surréaliste, Marko Ristic a publié son poème Se tuer, où déjà affleure le thème de la nuit :

Ce n’est pas la grandeur royale
Qui s’en ira avec les fleuves
Je suis envahi par cette pourpre loyale
Du temps où toutes les nuits s’abreuvent

En 1925, Milan Dedinac fait paraître son recueil de poèmes, Javna Ptica [L’Oiseau public], et Ristic, en 1928, à son retour de Paris, son « anti-roman », Bez mere [Sans mesure] : ce sont les premières œuvres d’importance du surréalisme serbe. Cependant, c’est seulement en 1929 que les écrivains et peintres serbes, ceux que l’on a appelés « les Treize de Belgrade », constituent un groupe organisé, une centrale surréaliste, à l’instar de leurs homologues français, et ils se font connaître à coups de manifestes. 

L’année suivante, les Éditions surréalistes de Belgrade — distribuées à Paris par José Corti — publient l’almanach Nemogucé [L’Impossible], qui réunit tous les membres du groupe mais aussi, dans leur langue, plusieurs surréalistes français : Aragon, Breton, Char, Éluard, Péret… Comme leurs homologues français, les surréalistes serbes se proclament marxistes et révolutionnaires, ce qui n’est pas sans danger dans la Yougoslavie de l’époque. Courageusement, ils affirment leurs positions dans un manifeste que le nouvel organe du groupe parisien, Le Surréalisme au service de la révolution, reproduit dans son n° 3 sous le titre « Belgrade, 23 décembre 1930 ». Un texte violent aux accents révolutionnaires :

« … Se réclamer du Marquis de Sade, de Hegel et de Lautréamont […] Être possédé sans répit par la logique de la liberté, de la frénésie, de l’infini, et se rappeler : « défense de fumer », « ne pas se pencher en dehors », « tenir la droite », « entrée interdite ». Préconiser le scandale volontaire, la provocation, la démoralisation et exiger la gravité et l’honnêteté rigoureuse, élémentaire de toute parole et de tout acte. Rosser R. Drainatz et veiller au cœur du rêve, être dans le réel du rêve. Rejeter toutes ces infectes et belles belles‑lettres et écrire des poèmes. Ne pas pouvoir s’arracher à la ténèbre unique du Problème Total, et l’humour, cet humour forgé sur l’enclume du pessimisme. Vivre le désespoir irrémédiable et l’âpre espoir de la détermination sociale. Tout cela. Et tout le reste. »

Ce beau programme se terminant par un appel à la révolte eut l’heur de déplaire aux autorités qui en interdirent la diffusion. Néanmoins, pendant encore deux ans les surréalistes serbes réussirent à s’exprimer et, en 1931, ils lançaient une nouvelle revue, Nadrealizam danas i ovde [Le Surréalisme aujourd’hui et ici], qui réunissait à nouveau surréalistes français et serbes. L’année suivante, les Belgradois signaient la pétition des Français en faveur d’Aragon, inculpé après avoir publié le poème Front rouge. L’activité surréaliste se faisait alors de plus en plus politique dans un sens révolutionnaire, affirmant des positions communistes et contestant le régime dictatorial du roi Alexandre Ier. Lequel répondait par la répression.

Dusan Matic donne ce raccourci des événements  : « Les choses se précipitèrent  : en 1932, plusieurs arrestations et deux condamnations aux travaux forcés, de cinq à trois ans, par le Tribunal pour la Défense de l’État. »

Les surréalistes serbes persécutés, leurs amis français protestent avec vigueur ; dans Le SASDLR, René Crevel dénonce «  la terreur blanche contre des amis de la France » dans un article intitulé : « Des surréalistes yougoslaves sont au bagne ». Certains resteront en prison, les autres seront empêchés de s’exprimer publiquement. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’activité surréaliste ne se poursuivra plus que de façon clandestine.

Après la Libération du pays par les partisans de Tito, la Yougoslavie s’étant engagée dans la voie du communisme pour lequel les surréalistes avaient œuvré, on retrouvera certains d’entre eux dans des fonctions officielles – Marko Ristic pour sa part sera nommé ambassadeur à Paris.

C’est à ce Ristic, l’un des principaux animateurs et théoriciens du groupe surréaliste de Belgrade, que nous allons nous intéresser à travers un très beau texte datant de 1939, De nuit en nuit, que nous présente Jelena Novakovic

Michel Carassou
11 février 2023

De nuit en nuit fragments du manuscrit en PDF

L’imaginaire de la nuit dans le surréalisme par Jelena Novaković

Communication du 11 février 2023 à la Halle Saint-Pierre de Jelena Novaković sur « L’imaginaire de la nuit dans le surréalisme » et le surréalisme serbe.

« LE MIRACLE INEXPLICABLE DE LA NUIT1 »

Un aspect de l’imaginaire surréaliste2

INTRODUCTION

Le surréalisme de Belgrade, qui fait partie de la grande internationale surréaliste, a eu les relations les plus étroites avec le surréalisme parisien. Ces relations reposaient non seulement sur des contacts personnels qui datent du séjour des écrivains et des intellectuels serbes en France, après l’exode de l’armée serbe évacuée d’Albanie pendant la Première Guerre mondiale, mais aussi sur des tendances communes des deux groupes pénétrés du même esprit d’insoumission et de révolte, dans la crise spirituelle provoquée par la guerre. Ces tendances se manifestent par des thèmes et des concepts communs à travers lesquels […]lire la suite >>>>

1« Le miracle inexplicable de la nuit » est un vers du poème « Les flammes mauves » de Marko Ristić (Knjiga poezije, Beograd, Nolit, 1984, p. 97). Sauf indication contraire, c’est nous qui traduisons.

2Ce texte est issu d’une intervention à l’auditorium de La Halle-Saint-Pierre, qui a eu lieu le 11 février 2023.

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 « De nuit en nuit » 

Ainsi que la  communication de Jelena Novaković sur le livre de Marko Ristić « De nuit en nuit » qui a eu lieu le même jour, le 11 février 2023 à la Halle Saint-Pierre.

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Les Pouvoirs de l’art nocturne
Voyage dans le clair-obscur
(Autour de la publication du livre de Marko Ristić, De nuit en nuit)
par Jean-Yves Samacher

Communication du 11 février 2023 à la HSP dans le cadre de la journée d’étude sur le surréalisme serbe. Textes et présentations enrichies et améliorés.

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Marko Ristic, le clair-obscur et les pouvoirs de l’art nocturne par Jean-Yves Samacher

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(In)actualité du surréalisme (1940-2020), édité par Olivier Penot-Lacassagne

(In)actualité du surréalisme (1940-2020), édité par Olivier Penot-Lacassagne, les presses du réel, octobre 2022, 592 p.

Compte rendu par Catherine Dufour

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Maurice Nadeau dans son Histoire du surréalisme publiée en 1945 décrétait que le surréalisme, désormais inactuel, touchait à sa fin. Ce point de vue fit longtemps autorité, malgré l’activité ininterrompue du mouvement des années 1940 jusqu’à sa dissolution officielle en 1969 par Jean Schuster, et même bien au-delà. La somme inédite réunie par Olivier Penot-Lacassagne a choisi de s’intéresser à ce surréalisme d’après-guerre, longtemps négligé, qui connut toutefois un regain d’intérêt critique dans les années 2000. Les vingt-quatre contributeurs de l’ouvrage rendent justice à plus de sept décennies d’histoire d’un mouvement envisagé à l’international et mis en relation avec les grands bouleversements de l’Histoire.

Les articles sont organisés chronologiquement, scandés par divers documents (tracts ou lettres d’époque, témoignages ou jugements contemporains) qui font revivre un surréalisme réévalué à l’aune de son (in) actualité. Le lecteur est amené progressivement à se demander si, au-delà d’une mondialisation mercantile qui le crédite parfois d’une trompeuse actualité, le surréalisme ne revêt pas une autre actualité intemporelle, authentique et subversive. L’absence de chapitres est un choix éditorial qui tend sans doute à rendre compte d’une approche sans rigidité ni dogmatisme, ouverte à l’éclectisme des regards portés sur un surréalisme protéiforme. Par désir de synthèse, mon compte rendu rétablit néanmoins des repérages temporels et des titres thématiques, au risque de trahir un peu l’esprit d’un ouvrage foisonnant.

ANNÉES 1940 : activité du surréalisme sous l’Occupation / exil et retour de Breton

Olivier PENOT-LACASSAGNE (« Paris-New York, New York-Paris. Allers et retours surréalistes ») étudie comment, pendant la guerre, Breton et les nombreux artistes européens émigrés à New-York ont tenté de maintenir vivant l’esprit du surréalisme, malgré divers obstacles, dont le critique d’art Clément Greenberg ne fut pas le moindre, à cause de sa sévérité vis-à-vis d’une peinture surréaliste dévaluée comparativement à l’abstraction avant-gardiste.

Pendant ce temps, en France, le groupe de « La Main à plume » agissait contre l’Occupant. Léa NICOLAS-TEBOUL (« La Main à plume, 1940-1944 : renouveau du surréalisme dans la France de l’Occupation ? ») commente les activités et publications du groupe, dont Dotremont fut une figure essentielle. En juillet 1943, La Main à plume adresse une Lettre à Breton1, qui n’arrivera jamais à son destinataire. Celle-ci rendait compte d’une volonté de maintenir l’exigence surréaliste, loin des « déroulades de Messieurs Aragon, Éluard et Cie » et des « bêlements des agneaux mystiques ».

Un second article d’Olivier PENOT-LACASSAGNE (« L’esprit du surréalisme ») présente le point de vue new-yorkais de Breton dans ses Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non (1942), selon lequel le surréalisme serait encore la plus haute ambition émancipatrice pour l’avenir. Message difficile à entendre dans la France occupée… Au retour de Breton, en 1946, se pose la question cruciale de la nouvelle place du surréalisme. Le tract « Rupture inaugurale » de 1947, rédigé par José Pierre et approuvé par 52 signataires, tente de faire le point sur les relations entre surréalisme et politique depuis 1935. Mais un nouveau paysage intellectuel se dessine, incarné par des revues issues de la clandestinité comme L’Heure Nouvelle (1945-1946) d’Adamov, qui n’adhère plus au mythe idéaliste de Breton, ou Troisième Convoi (1945-1951), à laquelle participent Artaud et Bataille, et qui prétend remanier le surréalisme de fond en comble. Avec Bataille, ennemi de l’intérieur, la négativité s’impose comme valeur première d’un surréalisme qui devait désormais prendre en compte une conscience mutilée dans un monde en ruines. Artaud, qui en incarnait « l’ultime éclat et le naufrage », adresse en mars 1947 une Lettre à André Breton, violemment hostile au surréalisme « émasculé ». Blanchot pour sa part, de 1945 à 1947, ne se reconnaissait ni dans les publications du mouvement (Ode à Charles Fourier, Liberté est un mot vietnamien) ni dans l’exposition Le surréalisme en 1947.

Anne FOUCAULT (« L’expérimental contre l’ésotérique. Dissidence du surréalisme révolutionnaire, 1947-1948 ») se consacre à la dissidence de l’éphémère Surréalisme révolutionnaire qui, dans le sillage de La Main à plume, contestait la ligne idéaliste de Breton et ses amis pour renouer avec le marxisme dialectique des années 1930. De cette mouvance, représentée notamment par Dotremont, Magritte, Nougé, ou Noël Arnaud, naîtra CoBrA qui, intéressé par les expériences sensorielles du quotidien, préparait l’Internationale situationniste d’Asger Jorn, porteuse d’un héritage du surréalisme dont elle s’émanciperait progressivement.

Le tract Haute Fréquence (1951) marque une étape importante. La nouvelle équipe, incarnée en particulier par Jean-Louis Bédouin et Jean Schuster, œuvre pour une humanité « guérie de toute idée de transcendance, libérée de toute exploitation ». C’est l’heure où s’expriment de nouvelles avant-gardes qui, bien que se référant toujours à l’héritage surréaliste, cherchent à s’en dégager, comme le Lettrisme. Frédéric ALIX (« Pour une nouvelle conquête du concret. Le Lettrisme d’Isou contre le surréalisme ») relate la naissance tapageuse de ce mouvement, en 1946, sous la houlette d’Isidore Isou qui voulait en finir avec les rêveries surréalistes. Son Homme Nouveau brandissait une rationalité conquérante destinée à encadrer les nouvelles formes de l’art et de la poésie, sous gouvernance de la lettre, du corps et des cris.

Anne FOUCAULT nous décrit l’effort de petites revues (« Quelques revues dans les proches marges du surréalisme, 1944-1948) » qui, entre la fin de la guerre et l’immédiat après-guerre, ont, à leur façon, tenté de faire vivre un surréalisme en quête de redéfinition. Ces publications mineures se nomment Fontaine, Les Quatre Vents, Le Clair de terre, La Révolution dans la nuit ou Qui vive. Mais Bataille a des ambitions plus hautes pour sa propre revue, Critique (1946), qui aspire à un surréalisme animé par une liberté supérieure à celle de Sartre, un surréalisme de « l’être » non assigné aux œuvres, un surréalisme qui soit « pure pratique d’existence » comme disait Blanchot.

C’est à Fabrice FLAHUTEZ (« Quelques batailles du surréalisme, 1945-1959 ») qu’il revient de faire le bilan du surréalisme divisé d’après-guerre. En 1945 Benjamin Péret publiait Le Déshonneur des poètes, un pamphlet dirigé contre L’Honneur des poètes d’Éluard, recueil de poésie patriotique, communiste et bien-pensante. Sartre annonçait la fin du surréalisme dans Situation de l’écrivain en 1947. Pourtant, cette même année, la grande exposition conçue par Breton et ses amis, Le surréalisme en 1947, connaissait un grand succès, malgré l’ascension de la peinture abstraite. La voix d’Isou, qui essaya jusqu’en 1949 de se rendre sympathique à Breton, fut bientôt recouverte par les dissidents de l’Internationale lettriste (1952) qui voulaient « dépasser » un surréalisme compromis avec la société de consommation et l’Université.

ANNÉES 1950 : le surréalisme confronté au communisme, à Sartre, Camus, Blanchot, et au situationnisme

Le tract « Haute Fréquence », en mai 1951, marque la prise en main du surréalisme par une nouvelle équipe composée de Jean-Louis Bédouin, Gérard Legrand, Jean Schuster, André Pieyre de Mandiargues, etc., qui militent pour un surréalisme engagé dans son époque et une humanité « guérie de toute transcendance, libérée de toute exploitation ». Suivront d’autres tracts aux titres évocateurs : « Déclaration préalable » en 1951, « Au tour des livrées sanglantes ! » et « Hongrie, Soleil levant » en 1956. Blanchot, Breton, Dionys Mascolo et Schuster signent en 1959 une « Enquête auprès d’intellectuels français » contre le putsch d’Alger du 13 mai 1958. Mais Sartre, Camus, Blanchot et les situationnistes font entendre des voix qui peu à peu s’imposent.

Jeanyves GUÉRIN, (« Une chapelle littéraire de l’après-guerre. Le surréalisme vu par Sartre ») traque les références satiriques au surréalisme dans les romans et essais de Sartre et Beauvoir. Sartre blâme le surréalisme en tant qu’idéologie petite bourgeoise narcissique, mystique et peu engagée. Dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948) il défend la prose, qui signifie le monde, contre la poésie, dont se réclament les surréalistes. Jeanyves Guérin reproche au philosophe de minimiser l’importance du mouvement. Sartre devait certes nuancer son jugement, mais pour l’heure il voulait assurer sa place dans les institutions (Gallimard, NRF, CNE, PC) tandis que le système des réseaux, qui avait jadis profité à Breton, fonctionnait moins bien. La question du communisme et la guerre d’Algérie allaient creuser l’écart entre surréalisme et existentialisme…

La sensibilité anticoloniale des années 1950 sous-tend l’article d’Anaïs MAUUARIN (« L’invention du monde, 1952. Les ‘’arts primitifs’’ sous l’œil des cinéastes surréalistes ») qui compare deux films : Les Statues meurent aussi (1953) d’Alain Resnais et Chris Marker et L’Invention du monde (1952) de Michel Zimbacca et Jean-Louis Bédouin. Dans ce dernier, un moyen-métrage onirique au service d’une conception universelle du mythe et d’une fascination pour le primitif, l’anticolonialisme est loin d’être flagrant, ce qui en fait sa faiblesse par rapport au film de Resnais qui interrogeait le regard des cinéastes, le statut de l’objet muséal, et lisait le mythe comme construction colonialiste.

Christophe BIDENT (« L’expérience surréaliste de Maurice Blanchot ») analyse la complexité des relations de Blanchot avec les surréalistes, dont il retient deux points essentiels. Le premier est le paradoxe qui fit dire à Blanchot que le surréalisme, par son échec même, avait mis en lumière les vraies questions posées à l’écrivain, dont celle du langage qui se dérobait au Sujet, dans une perspective quasi lacanienne. Le deuxième point concerne la question politique, que Blanchot, tout en se référant au marxisme, posait en termes kojéviens proches de la « négativité sans emploi » de Bataille. Christophe Brident commente les écrits de Blanchot sur Breton, Leiris, Bataille et sur le trio Char, Michaux, Artaud. Dans les années 1950 Blanchot s’engage aux côtés de Breton, Mascolo, Schuster. Dans les années 1960, théorisant « l’absence de livre », il fait l’éloge de l’apport théorique du surréalisme. Le surréel, qui provoquait un champ magnétique, était proche du neutre, de « l’homogène » de Bataille, ou du « lisible » de Barthes. Commentant des romans de Blanchot (Thomas l’obscur), Brident montre que la quête esthétique et existentielle vers « la présence pure » et le « mouvement infini » qui animait son écriture était semblable à l’expérience surréaliste selon Breton.

JeanYves GUÉRIN (« Camus et le surréalisme : malentendus et incompréhension ») fait un relevé des échanges, points communs et incompréhensions qui ont rythmé la relation entre Breton et Camus. L’article multiplie les références prises dans des articles de revues, des conférences, des correspondances, des œuvres. Il montre comment ces deux hommes, qui avaient tous deux des affinités libertaires, n’ont jamais été véritablement amis, et se sont souvent mal compris, notamment sur la notion de révolte, qui a occasionné une polémique à rebondissements. L’homme révolté (1951) de Camus n’était certes pas celui de Breton… Et Breton n’aimait pas que Camus, qui ne connaissait que partiellement son œuvre, juge les surréalistes ou leur ancêtre Lautréamont. Il se sentait très éloignée de la pensée mesurée du philosophe. Les deux hommes ont malgré tout partagé certaines causes.

Reste le situationnisme (1957) dont Anna TRESPEUCH-BERTHELOT retrace l’itinéraire (« Les surréalistes face à des héritiers tapageurs. Dans l’antichambre lettriste de l’Internationale situationniste »). Debord et ses amis, influencés par le surréalisme puis le lettrisme, ont croisé le collectif CoBrA (1948-1951) d’Asger Jorn et Constant. Prônant la dérive psycho-géographique (une variante de la déambulation urbaine surréaliste), l’automatisme, la controverse, le scandale, ils renièrent cependant les surréalistes pour leur désengagement de la cause révolutionnaire, leur ésotérisme et leur sentimentalisme. Les situationnistes voulaient en découdre avec le capitalisme, le technicisme et le consumérisme des Trente Glorieuses.

ANNÉES 1960 : la révolte gronde, Front noir / La Brèche / La NRF et Breton / Mai 68 / Tel Quel, Change, Opus international

Les années 1960 sont celles d’une sensibilité croissante des surréalistes aux questions politiques. Les tracts s’insurgent contre la société de consommation, contre le stalinisme, et soutiennent les révolutions mondiales. Les titres, encore une fois, parlent d’eux-mêmes : « Déclaration sur le Droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » (1960), « Tranchons-en » (1965), tract qui accompagnait l’exposition L’Écart absolu, « Le Paysan du Tout-Paris » (1967) contre Aragon, « Pour Cuba » (1967), « La plate-forme de Prague (Paris-Prague avril 1968). Le surréalisme se sent renaître en soutenant le Viêtnam, Che Guevara, le Black Power. Sa fin officielle est pourtant proche, actée par « Le Quatrième Chant » (Le Monde, 4 octobre 1969) dans lequel Schuster, leader autoproclamé du groupe surréaliste après la mort de Breton en 1966, en prononce la dissolution, tout en esquissant une succession possible au « surréalisme historique », qui « ne saurait s’identifier au Surréalisme éternel ».

Dans une communication de 2019, Louis JANOVER (Front Noir, 1963-1967) explique les enjeux de sa revue (animée par Le Maréchal, Gaëtan Langlais, Georges Rubel, etc.) favorable aux conseils ouvriers insurrectionnels contre le « communisme de parti » et fidèle au surréalisme de Breton, d’Artaud ou du Grand Jeu. Une longue « Lettre ouverte au groupe surréaliste » parue dans le numéro 1 de Front Noir en 1963 attaquait Schuster pour avoir trahi le mouvement et s’être compromis avec une gauche française qui oubliait Trotski.

Marie-Paule BERRANGER (« La Brèche, 1961-1965. ‘’Nous n’avons pas fini d’avoir raison’’ ») nous parle de La Brèche qui, succédant à Bief (1958-1960), vit le jour sous la direction de Breton et reposa essentiellement sur Robert Benayoun, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster. Portée à la fois par la pensée analogique et le fouriérisme, cette revue accordait une large place aux images. Marie-Paule Berranger décrit en détail chacun de ses numéros et présente ses collaborateurs, dont un nombre important de femmes. Elle dégage les centres d’intérêt qui renvoient au surréalisme des origines. Politiquement la revue était réactive aux grands débats du temps (la guerre d’Algérie).

Émilie FRÉMOND (« Ce concert est trop beau », NRF n°172, avril 1967) analyse le numéro de la NRF consacré à André Breton et au mouvement surréaliste, peu de temps après la mort de l’écrivain. Hommages et témoignages s’y mêlent, de façon quelque peu confusionnelle. Certes Breton et le surréalisme y sont critiqués, mais l’ensemble est malgré tout hagiographique. Car Breton, contributeur de la Nouvelle NRF, était devenu un monument de l’histoire littéraire, qui cadrait bien avec le classicisme d’une revue peu sensible à l’actuel

Jérôme DUWA (« ‘’Pas de pasteurs pour cette rage !’’ : les surréalistes et l’événement 68 ») questionne la position inconfortable des surréalistes en mai 68. Le tract du 5 mai, dont le titre de Jérôme Duwa reprend la formulation, exprimait leur aspiration de toujours vers les « convulsions définitives ». Mais la jeunesse s’insurgeait contre un système dont ils avaient été les alliés objectifs car, de la première guerre mondiale à la révolution castriste, ils s’étaient contentés de prises de position verbales. Pour analyser leurs hésitations entre le recul critique et l’engagement effectif aux côtés de la jeunesse, Jérôme Duwa convoque Brecht, W. Benjamin, Blanchot, Leiris, etc. et met en perspective le rôle de l’intellectuel face à l’Histoire. Il conclut avec Mascolo que la prise de distance critique pouvait très bien contribuer au démantèlement du décor idéologique dans lequel se pensait le « vieux monde ».

Dans l’après 68, le surréalisme est confronté à deux revues dominantes, Tel Quel et Change, tandis qu’Alain Jouffroy dans Opus international en 1967 veut rester surréaliste.

Olivier PENOT-LACASSAGNE (« Le surréalisme à l’épreuve de Tel Quel ») suit pas à pas les relations entre les surréalistes et la revue Tel Quel (1960-1982). Sous l’influence de Blanchot, de Foucault et Derrida, d’Artaud et de Bataille, puis Barthes, Genette et Todorov, les telquéliens déclarent la mort à la littérature traditionnelle, à l’idéalisme de la pensée analogique, au psychologisme freudo-jungien. La langue désormais ne signifie pas mais se signifie, l’humain est pris dans un réseau de signes qui le signifient. Dépassé, le surréalisme se tourne vers des philosophes susceptibles de le régénérer, Fourier et Marcuse, qui inspirent l’exposition L’Écart absolu en 1965. L’Archibras de Jean Schuster, qui succède à La Brèche en 1967, se veut fidèle au surréalisme historique et appelle à l’engagement pour les révolutions du Tiers Monde. Cette même année Tel Quel publie le manifeste « Programme » qui inaugure une « rupture textuelle » (Sollers) aux antipodes des idéaux de Schuster. Tel Quel accuse le surréalisme d’obscurantisme et les surréalistes accusent Tel Quel de formalisme. En mai 1968 les telquéliens se tiennent à distance du trio Marx-Mao-Marcuse. Le couple Artaud/Bataille devient leur arme. Quand, après la dissolution du surréalisme, Alain Jouffroy tente une relance, sa « sauce néo-surréaliste » est combattue par Tel Quel, ce qui engendre des polémiques sans fin, tandis que le telquélisme s’oriente vers un maoïsme inconditionnel.

Issue d’une scission de Tel Quel, la revue Change (1968-1983) est fondée par Jean-Pierre Faye, Jacques Roubaud et Maurice Roche. Juliette DRIGNY (« Change et le surréalisme ») analyse cette revue vouée au « mouvement du change des formes » ou « transformationnisme ». Proposant une autre lecture d’Artaud et Bataille, elle se revendique de ce surréalisme fondamental dont Mai 68 était imprégné. La diversité de ses intervenants rompt avec le schéma du groupe uni autour d’un chef. Le surréalisme fascine Jean-Pierre Faye en tant que société secrète. « Ruptures » et « aléatoire » sont les maîtres mots de sa revue, de même que « hasard objectif », automatisme, inconscient, folie, révolution du langage. Mais la rigueur de Change, qui a rencontré le formalisme de Jakobson et le Cercle de Prague, n’est pas en phase avec le romantisme surréaliste. La folie y est envisagée sous la double autorité de la linguistique et de l’antipsychiatrie. L’inconscient n’est plus celui de Charcot ou Freud, mais celui de Foucault et Lacan. La grammaire générative de Noam Chomsky y joue un rôle central. Des liens se nouent toutefois entre Change et le surréalisme pour soutenir le surréalisme de Prague contre la répression de 1968. Change, à cause de son formalisme excessif, aura peu de postérité.

Dominique DROUET-BIOT (« Opus international : le pas de côté d’Alain Jouffroy pour une ‘’recharge’’ surréaliste ») nous ramène au surréalisme par le biais d’Opus international. Sa thèse est qu’Alain Jouffroy, membre du collectif fondateur de cette revue publiée à partir de 1967, en même temps que L’Archibras de Schuster, s’en servit pour revivifier le surréalisme. Exclu par Breton en 1948, Jouffroy, qui gardait pour lui une admiration sans faille, développa une intense activité éditoriale pour faire connaître son mouvement. Dominique Drouet-Biot guide nos pas dans plusieurs numéros de cette revue où coexistent des surréalistes de la première heure avec des figures plus contemporaines. Jouffroy aimait l’éclectisme, la nouveauté, l’internationalisme, plaidait pour l’automatisme et le rêve, s’intéressait aux rebelles, à Godard, à Artaud et Bataille… Entre le rejet du surréalisme et sa sacralisation, il optait pour une position conciliante et pour la reconnaissance des surréalistes de l’ombre (Rodanski) ou des surréalistes contemporains. Mais il suscitait de nombreuses polémiques : c’était un « exclu », un hérétique qui prétendait réconcilier Aragon et Breton, le passé et le présent, et qui aspirait au leadership d’un mouvement dont le chef officiel était Schuster. Il était accusé d’être récupérateur et confusionniste et sa revue, enrichie de nombreuses reproductions, était perçue comme une revue d’art.

ANNÉS 1970 : le surréalisme étasunien / le surréalisme féministe / le surréalisme et Lacan / Coupure / Vaneigem

Effie RENTZOU (« Brève histoire critique du surréalisme aux États-Unis ») propose un panorama de la réception du surréalisme aux États-Unis, des années 1930 jusqu’à nos jours, à partir des grandes expositions qui firent date, des études universitaires, des revues ou tendances du marché de l’art. Dans les années 1980 fleurissent les études d’inspiration structuraliste, psychanalytique, sémiotique, féministe. Les approches transversales des cultural studies et le multimédia changent le regard porté sur le surréalisme, qui du petit cénacle parisien et masculin d’avant-guerre s’était élargi à un surréalisme globalisé, tous supports confondus, genré et ouvert aux différences culturelles. Des colloques et expositions récents confirment ces tendances, irriguées par les lectures postcoloniales, post-humanistes, écologistes, politiques et un travail d’archives qui ne cesse de s’enrichir.

On oublie souvent que, parallèlement au surréalisme de l’exil, il y eut aux États-Unis un authentique groupe surréaliste, étudié dans un article d’Olivier PENOT-LACASSAGNE dont le titre (« Poetry Matters ! Notes sur le surréalisme étasunien, 1966-2020) est un clin d’œil à l’actuel Black Lives Matter. Ce groupe vit le jour dans les années 1960, sous la bannière de Franklin et Penelope Rosemont, à Chicago. L’article étudie notamment les interactions avec la Beat Generation de ce surréalisme de combat qui, influencé par Marcuse, l’École de Francfort, les luttes anticoloniales, la contre-culture, soutint les luttes ouvrières et s’engagea de façon très radicale pour la cause des Noirs.

Consacré à la critique féministe du surréalisme, l’article de Katharine CONLEY (« ‘’La femme cachée ‘’ : gynocritique du surréalisme ») remonte à l’essai fondateur de Xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité (1971), pour nous introduire dans l’univers de la « gynocritique » étasunienne des années 1970, qui s’intéressa aux femmes surréalistes en tant qu’artistes et non plus seulement comme muses ou objets de désir. Cette gynocritique s’insurgeait contre le culte bretonien de « la femme enfant ». Katharine Conley commente plusieurs études de féministes américaines mettant en évidence le caractère androcentré de nombreuses œuvres surréalistes. Les publications recensées entrent en résonance avec les débats sur l’écriture féminine menés en France par Julia Kristeva, Hélène Cixous, Luce Irigaray. L’article se conclut sur la place des femmes dans quelques expositions récentes et sur l’état des publications actuelles de la critique féministe anglo-saxonne.

Audrey Lasserre (« Le surréalisme en héritage : en tête 100 femmes s’entêtent ») prolonge ce débat. Son titre est une référence au célèbre roman-collage d’Ernst, La Femme 100 têtes (1929) et au titre d’un numéro spécial des Temps Modernes, « Les femmes s’entêtent » (1974), auquel contribuèrent une quarantaine de femmes du MLF. L’article rappelle que les courants féministes des années 1970 se sont divisés autour de la notion de « différentialisme » féminin, opposée à la conception marxiste universaliste de l’égalité entre homme et femme. Inspirée par la révolution érotique de Marcuse, Xavière Gauthier alla jusqu’à forger le concept de « femellitude », antinomique de la notion de « féminité » qui charriait toutes sortes de stéréotypes. Elle élargit la liberté sexuelle à l’homosexualité, oubliée des premiers surréalistes, et aux perversions. Il apparaît que les féministes sont allées parfois plus loin que les surréalistes dans les domaines de l’art et de l’écriture, qui les ont si souvent exclues…

S’il est en congruence avec le lacanisme triomphant des années 1970, l’article de Jacqueline CHÉNIEUX-GENDRON (« Résonances entre surréalisme et psychanalyse, dans l’avant et l’après-guerre. Jacques Lacan, Guy Rosolato, André Breton ») porte essentiellement, dans une première partie, sur la « porosité de pensée » entre André Breton et Jacques Lacan dans les années 1930-1932. Par textes et œuvres interposés, Jacqueline Chénieux-Gendron montre comment chacun a servi de « grille de lecture » à l’autre, et comment ce dialogue a favorisé chez Breton une nouvelle conception d’un psychisme inconscient, structuré comme un langage, et d’une écriture poétique qui n’était plus une « écriture automatique » articulée avec la pensée du premier Freud, mais, en accord avec la « seconde topique », un « travail automatique » que Lacan l’avait aidé à concevoir et à formuler. L’article montre aussi comment, dans plusieurs textes de Breton, les influences freudiennes ont été médiées par la thèse de Lacan sur la paranoïa (1932). Une deuxième partie est consacrée au psychanalyste Guy Rosolato qui, à l’ère du structuralisme dominant, continuait à juger essentielle l’influence de Breton, Picabia ou Artaud.

Dans un entretien réalisé par Anne Foucault, Alain JOUBERT, peu avant sa mort en 2017 (« L’improbable rencontre du pouvoir politique et du surréalisme »), relate les raisons de sa rupture avec Schuster, trop proche du communisme. Déplorant, comme Breton en 1952, les manœuvres staliniennes préjudiciables au surréalisme, Joubert nuance toutefois le propos : les excès d’Aragon ne devaient pas faire oublier le surréalisme sacré de Jules Monnerot, ni le surréalisme hétérodoxe de Georges Bataille. Il rappelle qu’une troisième voie du surréalisme (après Marx et Rimbaud) avait été annoncée par Breton dans sa Conférence de Yale (1942) : « changer la réforme de l’entendement humain ». On pouvait donc concilier poésie et politique, ce que confirmait la lecture de Marcuse. Grâce à Fourier, Breton avait réhabilité un impératif omis par Marx : le Désir. Après avoir désavoué l’exposition tape-à-l’œil organisée par Patrick Waldberg en 1964, Joubert exprime sa nostalgie des scénographies subversives des grandes expositions E.R.O.S (1959) ou L’Écart absolu (1965) qui, faisant dialoguer Fourier et Marcuse, proposaient une « tentative de dépassement » poétique de la critique de la société de consommation.

Jérôme DUWA analyse la revue Coupure (« Par-delà le surréalisme historique : comment faire COUPURE, 1969-1972 ») animée principalement par José Pierre, Gérard Legrand, Jean Schuster. Cette revue, directement issue de la dissolution du groupe surréaliste, pensait acter une « coupure » définitive avec le mot « surréalisme »… qui serait remise en question par la publication, en six ans, du Bulletin de liaison surréaliste (1970-1976). La mise en page de Coupure suscitait le dépaysement visuel par des montages de « coupures » de presse, des citations anciennes ou actuelles, des associations de textes et d’images inédits, des détournements, etc. Les « sophistications de la maquette » s’accordaient parfaitement avec l’insertion de contenus révolutionnaires. Ce « convoi de rêves sans destination » reprenait à son compte le désordre créateur de mai 68. Le soutien d’activistes maoïstes condamnés à la prison, qui valut un procès à Schuster, était un signe de cette radicalité qui, finalement, renvoyait à l’esprit subversif du surréalisme historique. Mais Coupure cessa ses activités en 1972, à cause d’une impossible relance de cette énergie propre au surréalisme.

Fabien DANESI (« Seul le silence est efficace ») commente l’Histoire désinvolte du surréalisme (1977) de Jules-François Dupuis, pseudonyme de Raoul Vaneigem, ex-membre de l’Internationale situationniste. Vaneigem déplore que le surréalisme ait été récupéré par la société capitaliste, ce que Debord disait déjà dans La Société du spectacle en 1967. Le surréalisme était réformiste, idéaliste et bourgeois plus que révolutionnaire. Seules la rage de Benjamin Péret (Je ne mange pas de ce pain-là, 1936) et celle d’Antonin Artaud trouvaient grâce aux yeux de Vaneigem, adepte de la définition de la poésie par Lautréamont : « renverser le monde » par une « totalité du langage ». Fabien Danesi dévoile les affinités inconscientes de Raoul Vaneigem avec l’imaginaire surréaliste et souligne quelques-uns de ses aveuglements doctrinaires. Une note sur le livre de Vaneigem, rédigée par le surréaliste VINCENT BOUNOURE (« A propos des chiennes cocasses ») vient critiquer méchamment les situationnistes qui, pas plus que les surréalistes, n’ont pu échapper à l’emprise de la société de la consommation et du spectacle.

Des ANNÉS 1970 à AUJOURD’HUI : points de vue très contemporains, pour le meilleur ou pour le pire : Michel Deguy / BHL / Jean Clair / Régis Debray / Emilie Frémond, Yves Bonnefoy / Julien Blaine.

Michel DEGUY (« L’insignifiance qui nous menace… »), dans un entretien de 2019 avec Olivier Penot-Lacassagne, s’en prend à ce surréalisme dévalué qui « finit dans les vitrines d’Hermès » ou « dans la boutique farce-et-attrape du Mardi-Gras ». Le mot surréalisme, employé à tout bout de champ, est devenu insignifiant, alors que le surréalisme désigne le « dernier âge du grand romantisme européen »… dont le projet de changer la vie avait hélas échoué. Le surréalisme français avait pris fin en 1947, contrairement au surréalisme tchèque ranimé par la flamme révolutionnaire. Les tentatives de relève après la guerre ont été dérisoires. Méditant sur le grand œuvre de la poésie auquel Breton avait participé, Michel Deguy rend un hommage particulier à Paul Celan qui « fait césure » dans la médiocrité contemporaine des petits ressentis exprimés « comme ça vient » pour avoir un air surréaliste…

Un extrait de Bernard-Henri LÉVY (Le surréalisme, « ce cauchemar des lettres ») pris dans un chapitre de ses Aventures de la liberté. Une histoire subjective des intellectuels (1991) rend compte de son acharnement contre le « terrorisme » des avant-gardes et le « fanatisme » des surréalistes. Mais Annie LE BRUN, dans Qui vive (1991) se moque de ses amalgames et raccourcis, de ses comparaisons entre Nadja et Pol Pot, entre les surréalistes et les Khmers rouges, de son attitude « grand-guignolesque », de ses contrefaçons semées de « bourdes et de fausses interprétations ».

Hugo DANIEL (« Le symptôme Jean Clair. Sur une lecture problématique du surréalisme ») commente l’essai non moins ridicule de Jean Clair : Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes (2003). Il déjoue point par point les contresens, les faux historiques et la mauvaise foi d’un critique atrabilaire qui associe le surréalisme au fascisme, au nazisme, au stalinisme, à la pornographie et le rend responsable de la démoralisation civilisationnelle qui a conduit aux attentats du 11 septembre ! Hugo Daniel note que Jean Clair attaque l’hérésie marxo-freudienne des surréalistes et leur intérêt pour l’antipsychiatrie, oubliant que, dans leur approche de la folie, les surréalistes, en phase avec les plus grands philosophes du siècle (Foucault), ont contribué à une rupture épistémologique décisive.

Régis DEBRAY dans quelques extraits de L’Honneur des funambules. Réponse à Jean Clair sur le surréalisme (Paris, L’Échoppe, 2003) fait au contraire un vibrant éloge du surréalisme, pour son hétérogénéité, sa capacité de contagion et de résurgence, son abolition des dualismes au profit de l’imaginaire, ses prises de position en faveur des opprimés et contre les religions. Les surréalistes ont voulu faire de la poésie et de l’art une manière de vivre et ont rejeté la société du rendement et du loisir asservissant.

Émilie FRÉMOND enfin propose un article très érudit (« Le Surréalisme dans un salon. Du fantastique domestique à la domestication du rêve ») sur les recherches de designers modernes et contemporains désireux d’insuffler dans l’urbanisme, le mobilier et les objets du quotidien, la valeur subversive de Dada, du surréalisme ou du situationnisme. L’article remonte au design fonctionnel et utilitariste qui s’était emparé des utopies avant-gardistes dès les années 1930, pour ensuite les commercialiser et les reproduire à l’échelle industrielle (voir la Chaise Léda de Dali ou le Lit-cage de Max Ernst). Mais la Révolution peut difficilement habiter le salon bourgeois… Émilie Frémond regrette que le design actuel supposé avant-gardiste participe en réalité du gigantesque bazar mondialisé de l’art contemporain. Elle conclut toutefois par une exception : le design radical d’Ugo La Pietra, qui entretiendrait d’authentiques affinités avec les utopies de Magritte ou du Tzara de Grains et issues (1935)…

Un texte d’Yves BONNEFOY (« André Breton à l’encan : vulgaire ») publié dans Le Monde, le 5 février 2003, à l’annonce de la vente aux enchères de la collection Breton, exprime sa tristesse et son dégoût vis-à-vis de la « la vulgarité de cette entreprise de style grand magasin », qui éradiquait « jusqu’au souvenir de ce qui est aimant et libre ».

Julien BLAINE clôt l’ouvrage (« Je n’ai jamais affirmé ma position envers le surréalisme ») par une lettre-poème à Olivier Penot-Lacassagne, datée du 19 décembre 2018, qui évoque les avant-gardes dont il se réclame, taxant le surréalisme de « récupération académique de Dada », exceptés Artaud ou des précurseurs de génie comme Cravan, et rendant hommage à la célèbre définition de Breton : « Automatisme psychique pur par lequel… ».

On ne peut que féliciter l’ouvrage recensé d’avoir fait revivre un surréalisme longtemps jugé inactuel, méprisé ou étudié de façon disparate. Il apparaît, au fil des articles, que ce surréalisme a vécu au rythme de l’Histoire, traversé par des courants souvent conflictuels, enrichi de sa confrontation avec de nouveaux écrivains ou artistes et des avant-gardes émergentes. Il a influencé parfois souterrainement nos manières de vivre (le design) et dialogué avec les revendications très actuelles de culture ou de genre. Soumis, encore aujourd’hui, aux diatribes de quelques pamphlétaire inactuels, il a été légitimement célébré, depuis les années 2000, par de grandes expositions (Londres, New York, Paris). Ses exigences fondamentales ne cessent d’être actuelles pour ceux qui croient encore pouvoir changer la vie / changer le monde…

Mars 2023


  1. Les titres des tracts et documents reproduits dans le livre recensé, partiellement ou en totalité, figurent en caractères gras, comme les titres d’articles.

« Liaisons magnétiques », ou l’actualité surréaliste d’Édouard Glissant

« Liaisons magnétiques »,
ou l’actualité surréaliste d’Édouard Glissant

 

par Georges Bloess

« Liaisons magnétiques » : si j’emprunte à Patrick Chamoiseau cette formule, ce n’est pas par souci de commodité. Elle résume, à elle seule, le génie créateur d’Édouard Glissant, tout en le replaçant dans le sillage des Chants Magnétiques, ce texte inaugural du mouvement qui provoqua le séisme le plus profond dans l’art du 20 siècle. Inscrire l’auteur de Poétique de la Relation dans l’épopée surréaliste ? Pareil projet peut sembler suspect d’une volonté d’annexion. A y regarder de près, il ne manque pourtant pas de solides arguments.

Tout d’abord : Édouard Glissant n’est-il pas, pour ainsi dire, né en Surréalisme ? [… la suite en téléchargement ci-dessous]

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La grande monographie Chaplin, le mythe avant-garde de Bojan Jović

La grande monographie Chaplin, le mythe avant-garde de Bojan Jović

par  Branko Aleksić

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L’Institut de littérature moderne de Belgrade a récemment édité la monographie de Bojan Jović, Avangardni mit Čaplin (2018), qui mérite d’être signalée. A partir du moment où Tristan Tzara déclare que Chaplin a adhéré au mouvement dada (1919), son personnage entre dans les expériences polyphones d’artistes de l’avant-garde, qui se font l’écho parlant du film muet avec le petit vagabond au destin discontinu. Bojan Jović reproduit en pleine page la dédicace manuscrite d’Ivan Goll sur un exemplaire de son poème turbulent Chapliniade :

« à Tristan Tzara / poète balkano-américaino-européen / sombre frère de ce Charlot / 1 janvier 1921 »1.

Jović a compulsé aussi les découvertes de Deux fantaisies humoristiques pour Charlie Chaplin de Pierre-Henri Cami, sorties aux éditions Kickshaws, La Charité-sur-Loire en 190 exemplaires numérotés (2004), et du scénario pour un film animé cubiste, que Fernand Léger a proposé sans succès à Chaplin, connu seulement au début du XXI siècle (de l’héritage de Leger, in : Chaplin et les Images, NBC éditions, 2005).

Tandis que les études précédentes, comme celle de Norbert Aping, « Charli Chaplin in Deutschland 1915-1924 : Der Tramp kommt ins Kino », Marbourg, 2014, se sont limitées à rechercher l’influence de Chaplin dans un secteur restreint, Bojan Jović montre les manières différentes dont toute l’avant-garde européenne a utilisé le potentiel sémantique et esthétique du personnage. Tour à tour « primitif » (pour Henri Michaux), « anarchiste » (aux yeux d’Iris Barry, 1926 ; critique et théoricienne du cinéma, compagne de l’artiste vorticiste Wyndham Lewis), épique et humanitaire dans la Chapliniade d’Ivan Goll, le personnage de « Charlot sentimental » (poème d’Aragon, 1918 – dans les deux revues, Cinéma de Delluc et Nord-Sud de Reverdy, mais aussi les allusions dans Anicet ou le panorama (1921), est réinventé dans les travaux plastiques, enquêtes collectives (le numéro spécial Chaplin de la revue Disque vert 1924), mais aussi repensé dans les études théoriques comme celle de Soupault (éd. Plon, 1931) et de Viktor Šklovski (« Littérature et cinéma »). Au profit de cette théorisation, Bojan Jović cite aussi une version de l’essai de W. Benjamin, « L’œuvre de l’art en l’âge de reproduction » (Druckvorlage : Benjamin-Archiv, Ms 1011), et ne néglige aucun aspect de ce va et vient entre le nouvel art du cinéma et les autres arts. Celui du style de vie n’est pas le dernier. Le mythe Chaplin déteint sur la vie privée de l’acteur-artiste, et le groupe surréaliste se lève à sa défense dans le sordide affaire de son divorce américain avec Lita Grey (La Révolution surréaliste n° 9-10, 1927). Le manifeste a le titre anglais : « Hands off Love », puisque trois écrivains américains le cosignent – Paul Horreman, Eliot Paul, et Eugène Jolas, éditeur de Transition qui a présenté la variante tronquée du manifeste. Entre autres, le manifeste-protestation cite de la déposition de l’épouse de Chaplin, qu’il « a essayé de lui faire lire des livres où les choses sexuelles étaient clairement traitées ». Les surréalistes autour de Breton exigent, ironiquement, « le secret professionnel pour les femmes mariées », et se soulèvent contre les « droits les plus arbitraires » dans le mariage conventionnel. A la suite de son divorce (22-VIII-1927), Chaplin est devenu « un sacripant et un Vilain Monsieur » (les majuscules sont du groupe surréaliste) ; Lita Grey lui a fait mener « une vie de chien ». Or, City Lights – « Les Lumières de la ville », comédie dramatique américaine réalisée par Chaplin en 1931, a fait changer l’opinion au groupe surréaliste belgradois. Ðorđe Jovanović, à l’aile gauche du groupe, proteste dans la revue Nadrealizam Danas i Ovde – « Le Surréalisme Aujourd’hui et Ici », n° 1/1931, que ce film sonore dégrade Charlot en clown bourgeois et invalide complètement le manifeste « Hands off Love » par lequel l’ont honoré les surréalistes en 1927…

L’examen exhaustif de Bojan Jović de « la phénoménologie du Petit Vagabond » (titre du 1ᵉʳ chapitre), passe par les canaux de médias différents – film, dessin, caricature, poèmes et textes, jusqu’aux marges des journaux – les canulars. Le personnage irradie l’imaginaire et la culture populaires avec une telle puissance qu’on peut parler d’un tournant dans les rapports de l’art et du politique. Chaplin est apte à faire la satire du bouffon nazi moustachu dans le film Grande illusion (1940). Mais bien avant cette satire mortelle d’Adolf Hitler, à la suite des dadaïstes allemands (Der Dada n° 3/1920, proteste contre l’interdiction des films de Chaplin en Allemagne), les caricaturistes allemands et tchèques accaparent Chaplin pour le représenter s’attaquant à Joseph Goebbels, ministre de propagande nazie (« Rire au nez de Goebbels inimitable », p. 82) et la caricature tchèque du journal Die Simplicissimu, documentée p. 229 (« Mussolini : Chaplin hraje diktátory » – «Chaplin joue au dictateur Mussolini »). Le paradoxe que Chaplin n’a pas eu l’oreille ni le goût pour la poésie moderne, comme il l’écrit dans son Autobiographie en évoquant sa rencontre avec le poète Hart Crane, ajoute du piquant aux travaux de cette « usine de Charlot » qu’ont ouvert les artistes modernes. Le beau livre de Bojan Jović – 345 pages abondamment illustrées (et pour les raisons de droits de reproduction difficilement traduisible). L’auteur a eu raison d’insister: la vie et l’œuvre de Charlie Chaplin représentent le thème commun et probablement unique, presque incontournable, pour les représentants importants des mouvements vorticiste, expressionniste, dadaïste, futuriste, excentrique, constructiviste, et surréaliste.

Branko Aleksić
20 février 2023


1. Henri Béhar a prêté une attention particulière à la participation de Chaplin aux expériences artistiques de Tzara, qui voit pour la première fois les films de Charlot à Zürich dès 1918 (H. Béhar, « Chaplin et Dada », article paru dans l catalogue de l’exposition Charlie Chaplin dans l’œil des avant-gardes, au Musée de Nantes, octobre 2019-février 2020), accessible sur sa page personnelle: http://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/?s=charlot.

Georges Sadoul, André Breton [ou Louis Aragon ?] dans la Correspondance intégrale de Marie Bonaparte et Freud

Georges Sadoul, André Breton [ou Louis Aragon ?] dans la Correspondance intégrale de Marie Bonaparte et Freud

par Branko Aleksic 

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Marie Bonaparte, Sigmund Freud, Correspondance intégrale 1925-1939, édition établie et annotée par Rémy Amoureux, traduite de l’allemand par Olivier Mannoni. Paris, Flammarion, octobre 2022, 1084 p. ; bibliographie, index, illustrations en couleur et en noir et blanc.

« Pourquoi une si longue préparation est-elle nécessaire pour s’habituer à cette rigueur parfaite, qui, semble-t-il, devrait s’imposer naturellement à tous les bons esprits ? C’est là un problème logique et psychologique bien digne d’être médité. » Henri Poincaré, La Science et l’Hypothèse (1902).

Dans l’enquête surréaliste sur le suicide, Maxime Alexandre fulmine contre Moïse, Jésus et Henri Poincaré – dans cet ordre-là ! – qui ont fabriqué le monde dans lequel nous vivons (La Révolution surréaliste, n° 2, 1925, p. 11). L’ultime ouvrage de Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, qu’il a mis de côté, de crainte de détrôner un grand homme du panthéon judaïque, avant d’être publié, toute liberté retrouvée en 1939, le trouble, tel « un esprit non exorcisé » (Moïse…, chap. Récapitulation, éd. P.U.F., p. 108). Freud utilise le même terme dans une lettre à Marie Bonaparte (1882-1962), princesse de Grèce et du Danemark, arrière-petite nièce de l’empereur Napoléon, lui promettant un travail commun afin de la « débarrasser des spectres » autour de l’analyse psychanalytique d’Edgar Alan Poe sur laquelle elle peine jusqu’en 1933. « Ce sera très intéressant », ajoute Freud, inébranlable (13-IX-1926). La seule partie de la littérature qui attire la princesse est précisément « la littérature fantomatique » (17-V-1926), et c’est en vain que Freud lui conseille, le 21-V-1926 : « ne lisez rien de terrifiant que puisse reproduire l’angoisse » (p. 86). Elle serre la main paternelle de Freud : « car j’ai besoin que vous me protégiez quand je lis ses horribles histoires », écrit-elle le 9-IX-1926. Freud a accepté de traiter en cure psychanalytique la princesse souffrant de frigidité (une névrose obsessionnelle, dit la lettre d’introduction de René Laforgue). Celle-ci, mariée à un homosexuel (Georges de Grèce), s’allonge nue avec ses amants : « comme si j’étais une momie, dans le sarcophage » (3-VII-1927). Son idée phobique de la copulation comme « l’agression virile » (28-XII-1934), provient de sa crainte de la pénétration ; et Freud d’analyser la tournure passive dans sa lettre du 17-XI-1934, non pas seulement comme une faute de langage inapte à penser la chose (lettre de Freud, Noël 1934, p. 793). Elle trouve donc son complice virtuel dans l’écrivain américain qui était sexuellement impuissant – excepté dans ses fantasmes avec les femmes mortes. M. B. cite à Freud l’étude de J. Krutch, qui l’a éclairée sur la question – E. A. Poe : A Study of Genius, de 1926. Peut-être qu’on devrait accepter le terme de « Poe fixé » que le prosateur Léon Baranger (1877-1943) a utilisé dans l’enquête surréaliste sur le suicide (La Révolution surréaliste, n°2, 1925, p. 10), ce Poe que Robert Desnos a classé dans le registre de « la décomposition mortuaire » (LRS n° 7, 1926, chronique intitulée d’après Poe, « L’étrange cas de M. Waldemar », p. 32)… Mais Marie Bonaparte assimile l’œuvre de Freud, de manière productive, à partir de Das Unheimliche : « J’ai lu L’inquiétante étrangeté ; à propos de Poe cela est merveilleux ! », s’exclame-t-elle (24-IX-1926). Avançons l’hypothèse de Poe comme l’un des points communs d’accord entre les surréalistes et l’univers fantasmagorique de Marie Bonaparte.

Rémy Amoureux qui a consulté ses papiers qu’elle a déposés aux États-Unis à la Bibliothèque du Congrès à Washington, apporte dans son Introduction (p. xii), l’écho positif que l’étude de Marie Bonaparte sur Poe a eue en son temps – « pour l’amener à échanger avec des écrivains comme Antonin Artaud, André Breton, Jean Cocteau, Maurice Sachs ou encore Stefan Zweig. »

Plus de neuf cent lettres de la correspondance Freud-Marie Bonaparte s’échelonnent entre 1925, – quand Freud l’a acceptée en cure psychanalytique – et 1939, un an après l’entrée des nazis à Vienne. En dépit de son inertie politique (il s’illusionne qu’on peut éviter les nazis « barbares », les 8-IV et 22-VI-1933, p. 721 et 735 ; puis se déclare prêt de supporter « un fascisme à l’autrichienne », le 19-II-1934, p. 767), Freud fut forcé de s’exiler avec sa famille en Angleterre, à Londres, grâce à l’aide de sa patiente et de l’ambassadeur américain Bullit. L’exorcisme de spectres politiques (les effarants préjugés raciaux, comme rattrapés par le nazisme), et d’esprits malsains dans les arts (chez Leonardo da Vinci, dont l’étude de Freud est traduite et annotée par Marie Bonaparte ; puis Poe, Céline, Proust et même un écrivain surréaliste énigmatique), documente la rigueur avec laquelle Freud mène la cure psychanalytique, ainsi que et sur l’histoire de la psychanalyse tout court.

Cet échange entre Freud et la souffrante princesse est tout d’abord une leçon formidable de traitement psychanalytique. Un peu plus d’un tiers de la Correspondance intégrale, présentée pour la première fois en français par Rémy Amoureux aux éditions Flammarion, dans un grand livre illustré de plus de mille pages, appartient à Freud qui, avec une patience stoïque supporte tous les « mouvements de rejet » de la part de la princesse (10-V-1926). Pendant treize-quatorze ans, Freud essaie de lui expliquer que les symptômes de sa névrose ne peuvent pas être éradiqués par une énième opération du sexe ni par ses liaisons compulsives, mais par un travail dans la tête… Tout le reste n’est, pour lui, qu’« amateurisme » (19-I-1935). Cet amateurisme se lit dans les deux tiers de la Correspondance qui appartiennent à Marie Bonaparte… La princesse s’entête que la chirurgie soit la seule voie possible vers l’orgasme sexuel. C’est en pure perte de temps que Freud lui martèle de déplacer « le sexuel vers l’intellectuel » (2-VIII-1932). Il semble conclure, et cela dès les débuts de la cure, le 23-XII-1925, « que [ces] expériences lui sont refusées »… Cette année fatidique de 1925 voit aussi la jeune Maryse Choisy (1903-1979), venir en analyse à Berggasse 19, puis faire une longue pause, effarée par les intuitions de Freud qui – exactement comme dans le cas de M. B. –, concernent l’enfance de la patiente (M. Choisy, Mémoires, éd. Mont Blanc, 1971). La future directrice de la revue Psyché (1949-1959), sera aussi la grande rivale de M.B. en France… Pour sa part, M. B. abuse souvent de sa cure : pendant une visite à Freud en villégiature, elle est capable de le retenir cinq heures entières. Freud s’en plaint amèrement, post festum (lettre du 21-V-1927, p. 236). Donc, elle lui promet laconiquement de ne plus « le tourmenter avec la frigidité » (17-XII-1931, p. 604)…

A part l’intérêt que la Correspondance générale revêt pour les données privées surtout pour Marie Bonaparte, ensuite pour Freud (sa conduite d’une analyse, en parallèle avec son travail tenace sur Moïse et, avec Bullit, entre 1930 et 1932, sur le « portrait psychologique » : Le président Thomas Woodraw Wilson ; l’affaire avec la vente de sa Correspondance intime avec Fliess des années 1887-1904), s’ajoute l’histoire de la psychanalyse internationale – en Autriche, Allemagne et Suisse, puis en France, avec la SPP. En dépit de tout son amateurisme comme analysante, Marie Bonaparte a l’immense mérite d’avoir popularisé l’enseignement de Freud en France : elle était l’une des chevilles ouvrières de la Société psychanalytique de Paris, et de la revue l’accompagnant. Une bonne partie de la Correspondance intégrale expose les hésitations quant à la traduction de la topique fondamentale de Freud : pour faire passer le « Es », M. B. et beaucoup d’autres, pendant des années sont pour « Soi » – contre le Ça, que propose Edouard Pichon. Le personnage du Dr A. Louis-Marie Hesnard (1886-1969), l’autre membre-fondateur de la SPF (en opposition des conceptions culturelles de Marie Bonaparte), est oublié dans les notices de cette édition. André Breton fut l’un des lecteurs qui ont fait la découverte de la psychanalyse de Freud à travers le Précis de psychiatrie du Dr Emmanuel Régis, et La Psychoanalyse que Régis a publié, en collaboration avec le Dr Hesnard, chez Alcan, en 1914.

Disons aussitôt que la traduction de l’étude de Freud sur le droit de la pratique d’analyse profane ou laïque (Die Frage der Laienanalyse, 1926ᵉ), par Marie Bonaparte, dans La Révolution surréaliste, n°9-10, octobre 1927 (illustrée par les reproductions de De Chirico, Tanguy et de deux « cadavres exquis », p. 25-32) n’est pas moins ignorée. Le texte de Freud, traduit sous le titre : « La question de l’analyse par les non-médecins », est publié avec la précision : « extrait du livre à paraître sous ce titre à la N.R.F. »). Or, cette publication n’a pas laissé trace dans la Correspondance intégrale, pas plus que dans la bibliographie Freud en français (cfr. p. 102). La raison en est toute simple : avant son long voyage à un Congrès de psychanalyse, Marie Bonaparte écrit une lettre à Freud le 10 août 1927, le voit personnellement à Vienne, et leur correspondance ne reprend qu’au retour de la princesse à Paris, en hiver 1927. – La LRS n° 9-10 avait paru entretemps.

André Breton qui a été en relation personnelle avec Freud depuis 1921, publia en 1938 un appel à la protection de Freud dans Trajectoire du rêve. L’année 1938 est aussi celle de la cessation d’activité de la Galerie surréaliste parisienne « Gradiva » (1937), nommée ainsi en hommage à l’étude psychanalytique que Freud a exercée en 1907 sur la nouvelle de Wilhelm Jensen. Une des découvertes que nous faisons dans les notes agencées par Rémy Amoureux à sa présentation de la Correspondance intégrale est que l’écrivain Georges Sadoul a collaboré, avec Marie Bonaparte et E. Zak, à la traduction du texte de la nouvelle de Jensen, publiée pour la première fois en 1931 (n. p. 437). De la série « Documents bleus » chez Gallimard, cette traduction sera rééditée après la Guerre en 1949, coll. « Les essais », et en 1971, coll. « Idées ». Cécile Marcoux, directrice de la Bibliothèque Sigmund Freud à Paris qui conserve une grande partie du legs de M. Bonaparte, a intégré ce fait dans sa bibliographie : Freud en français (éd. Société psychanalytique de Paris, 2012, p. 32).

Évidemment, dans ces notices, il nous faut reconnaître le surréaliste Georges Sadoul (1904-1969), qui collabore à l’époque à Le Surréalisme au service de la Révolution. Pourtant, sa collaboration sur la traduction de la nouvelle de Jensen n’a pas été remarquée dans le Dictionnaire général du surréalisme sous la direction de Biro et Passeron (P.U.F., 1982). Les deux notices, d’abord celle sur « Gradiva » de Jensen, ensuite celle sur Sadoul lui-même, ignorent ce fait. D’une part, Gérard Legrand attribue la traduction du texte de Jensen à M. Bonaparte seule (a. Gradiva », par Gérard Legrand ; Dictionnaire…, p. 188), et d’autre part, Sadoul est présenté uniquement comme fauteur des scandales politiques surréalistes de 1929, et ultérieurement historien du cinéma (G. A. Tiberghien, a. Georges Sadoul », id., 373).

La question d’un jeune écrivain que Marie Bonaparte apostrophé dans sa lettre à Freud, un an avant sa collaboration à la LRS, demeure pourtant irrésolue :

« j’ai lu le livre du jeune poète français, que je joins : il aurait mieux fait de rester médecin, et de se contenter, comme tel, de soigner des rhumes de cerveau. » (Saint-Cloud, 27-II-1926.) –

Rémy Amoureux note en bas de cette p. 25 de la Correspondance : ce jeune écrivain « n’a pas pu être identifié formellement. » Est-ce le fait que Breton a échangé plus tard avec Marie Bonaparte à propos de l’étude sur Poe (en 1933…), qui a fait l’éditeur avancer ici son nom ? Mais au contraire de ce que pense l’éditeur de la Correspondance, il ne pourrait pas s’agir d’André Breton qui a publié le Manifeste du surréalisme en 1924. Car, comme nous l’avons montré en présentant une lettre autographe de Freud à Breton de 1924, le livre de Breton voyage à Berggassse 19 dès sa sortie (cf. « Freud et les surréalistes, ses ‘fous intégraux’ », Topique, Revue freudienne, 2/2011). – Par conséquent, Freud n’a pas attendu la critique de M. Bonaparte en 1927, pour lire Breton dès 1924 !

Il faut donc chercher un autre candidat. Le jeune écrivain de la lettre de M. B., ne serait-il pas Louis Aragon ? L’auteur de son propre manifeste surréaliste, Une vague de rêves, dans la revue Commerce 1925, a posté le portrait de Freud, avec ceux de Raymond Roussel, De Chirico, Pierre Reverdy…, parmi « les Présidents de la République du rêve ». C’est précisément autour de la notion républicaine, qu’Aragon déclare dans sa polémique avec Drieu La Rochelle : « ça pourrait ne pas être parisien le mot République que tu me reproches… », mais, conclut-il : « Freud non plus n’est pas parisien » (lettre personnelle à Drieu, N.R.F., 1-IX-1925). Les autres références ne manquent pas pour inciter à penser à Aragon. Ancien étudiant de médecine, il venait de publier son recueil Le Mouvement perpétuel (éditions N.R.F.) en 1925… Et quand les temps changeront en critique sociale de la psychanalyse, de retour d’URSS, après le Congrès des écrivains à Kharkov, Aragon et Georges Sadoul signeront le tract en décembre 1930, où ils déploreront que

« certains disciples de Freud et peut-être (comme à la fin de sa vie Hegel, tirant de sa propre méthode des conclusions sociologiques qui ne trahissent que la vieillesse d’un homme) de nos jours Freud lui-même croient pouvoir faire servir la psychanalyse à des considérations qui viennent renforcer la société bourgeoise… » (Aux Intellectuels révolutionnaires).

Avec la même estime qu’Aragon envers « la Technique artistique… » parlait d’Edgar A. Poe – « A propos de l’Exposition Chirico » (LRS, n° 4, 1925, p. 31), André Breton citait les Marginalia de Poe (« Le surréalisme et la peinture », LRS n° 9-10, 1927, p. 43). Mais, à l’époque d’hégélianisme, le Second manifeste surréaliste propose de cracher, « en passant, sur Edgar Poe. » (LRS, n° 12, 1929, p. 2)… L’acte somatique de Breton est encore trop passionnel, sinon anachronique – révolte tardive, comme contre Rimbaud et Baudelaire, qui proposait une « prière » à Poe.

Même avant l’entrée en scène du freudo-marxisme, la princesse a eu des raisons de craindre cette critique sociale de la part des surréalistes – d’Aragon comme de Breton, d’Artaud comme de Sadoul ! – L’affaire Wilhelm Reich, puis Souvarine, qu’elle discute avec Freud, le prouve trop bien – avant que Freud n’explose dans une lettre reprochant à menu les privilèges sociaux et culturels dont la princesse se targue.

Wilhelm Reich (1897-1957), intéressé par les recherches sexologiques dans les antagonismes sociaux, s’est rapproché du communisme. Par conséquent, Freud l’appelle « le Dr Reich, le furieux… » (1-II-1928). Il est très suspect dans la revue Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse. « Reich a mené une tentative éhontée pour contaminer notre revue avec de la propagande bolchéviste », écrit encore Freud, le 17-I-1932. Et aux yeux de M. B., l’orientation gauchiste de la revue dirigée par Boris Souvarine, La critique sociale, menaçait la publication de Freud dans cette revue (2-II-1932, p. 619) ; mais Freud laisse faire. Lui qui déclare que les américains sont bons uniquement pour donner de l’argent, sollicite la « contribution » de M. B. pour les frais de la publication de la traduction allemande de son étude sur E. A. Poe pour qu’elle soit éditée. La survie financière de la maison d’édition privée, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, est menacée et Freud nomme comme directeur son fils Martin, en 1932. Un bref Avantdire à l’étude sur Poe, présente le cadeau donné à la princesse, à Vienne, le 29-VII-1932 (p. 651-652). Cet avant-dire a été précédé par une vibrante lettre personnelle (7-XI-1931, p. 593), plus détaillée. Tout honteux, Freud doit rappeler à M. B. que « la distinction entre la phase phallique et la phase proprement génitale » n’est pas de Karl Abraham, mais de lui, Freud (L’Organisation génitale infantile, date de 1923). Cette lettre de 1931, donne tout son poids au jugement en définitive positif de Freud dans la Correspondance avec Marie Bonaparte et son travail personnel sur la psychobiographie de Poe. « Ce ne sont pas seulement des applications, mais un véritable enrichissement de la psychanalyse. Même le chapitre délicat sur la théorie des pulsions est très réussi, la comparaison avec Baudelaire est tout à fait instructive, l’étude sur la présentation de l’Ics. [inconscient – R. Amoureux] chez Poe, en lien avec celle du rêve, est une première tentative à sa manière, dont je me réjouis d’avoir été le prétexte, et elle me semble très méritoire. » M. B. se vante qu’on ait vendu 180 exemplaires de l’édition française (13-VI-1933). Freud ne semble pas être en retard avec son orgueil à la sortie de Moïse, vendu aussitôt – et cela en allemand – dix fois plus, à 1800 exemplaires, en 1939.

La publication de cette Correspondance révèle aussi les champs-frontières entre la parole orale et écrite. Marie Bonaparte veut vénérer surtout les analystes d’origine juive, mais se trompe dans le cas d’Eugenia Sokolnicka qu’elle méprise…, jusqu’à que Freud la corrige, lui mandant que Sokolnicka est d’origine juive ! Sokolnicka (1884-1934), alias « Mme Soproniska » dans le roman Les Faux-Monnayeurs d’André Gide (qui a raturé son analyse avec elle), n’est pas la seule à en avoir fait les frais. Elle se trouve entre l’enclume et l’enclave – animosité de M. B. (jalousie féminine ?), et insinuations de Freud à la nouvelle du suicide de son ancienne patiente – « aventurière polonaise… », pour laquelle il n’a pas de « sympathie » (15-VIII-1934). Par contre, M. B. est capable de mener une aventure sexuelle pour se « venger » du sémitisme de Freud !… Entre autres révélations problématiques, transparait le fait que M. B. n’a pas hésité à reprendre les passages entiers des lettres de Freud – par exemple les questions de sublimation et du refoulement, dans sa lettre édifiante qu’il a appelé sa « conférence » en privé (27-V-1937). – Or, sans avertir le lecteur, dans son article dans la Revue française de psychanalyse, puis dans le livre de 1934, M. B. s’approprie les propos de Freud, ce qui provoque une équivoque, comme le note Rémy Amoureux (p. 925n).

Ne seraient-ce pas les raisons de lire avec la réserve avec laquelle Jacques Lacan a lu un ouvrage contemporain sur les instincts des années 1950, que l’auteur (non nommé), « aborde par l’ouvrage de Marie Bonaparte… » ? Lacan a constaté qu’on cite l’Introduction à la théorie des instincts (1952) de Marie Bonaparte, « sans cesse comme un équivalent du texte freudien et ce sans que rien n’en avertisse le lecteur… » S’il s’agit de Maurice Bouvet (l’analyste de M. B., comme de Maryse Choisy, qui écrira sur « un écoulement d’énergie instinctuelle… »), cela prouvera que l’auteur (toujours non nommé dans la raillerie de Lacan), « ne voit goutte au vrai niveau de la seconde main. » Cf. « Fonction et champ de la parole et du langage », 1953, in Écrits, p. 246-247.

Nous avons concentré notre article sur les questions autour de la présence de Freud dans l’œuvre surréaliste, jusqu’aux éphémérides, où peuvent paraître les revues La Révolution surréaliste et Commerce. Après la controverse Breton (c’est plutôt un autre jeune poète et ancien étudiant de médecine, L. Aragon, la cible de la critique de M. B., le 27-II-1926), puis G. Sadoul, ajoutons quatre-cinq autres informations complémentaires en guise de notices minimes, utiles pour la compréhension des endroits lacunaires dans cette editio princeps (p. e., l’oubli d’une notice sur Hesnard), autrement excellente en tout et pour tout.

Freud cite le mathématicien Poincaré. – « J’ai lu les épreuves. Le titre exact du livre de Poincaré que vous citez est La Science et l’Hypothèse », souligne M. B. dans sa lettre à Freud, le 13-VIII-1926 (p. 131). La notice éditoriale de cette Correspondance intégrale précise que l’ouvrage d’Henri Poincaré est de 1902. – En effet, dans son premier livre philosophique, édité chez Flammarion, « Bibliothèque de philosophie scientifique », Poincaré rassemble les articles et essais des années 1891, 1892, 1893, 1894, 1898. (La 2 éd. de 1907, incorpore un article de 1906). Mais le plus important reste à trouver : où Freud le cite.

Vinogradov : psychanalyste russe, que M.B. orthographie à l’allemande : « Winogradow (? - ?) » (lettre de M.B. à Freud, 15-IV-1928, p. 350 : Vinogradov a entendu parler par Max Eitingon du séjour parisien d’Anna Freud). – Parmi les scientifiques russes exilés à Paris, nous identifions Yuri Vinogradov, proche de Boukharine et Pavlov ; ce dernier a formulé la célèbre théorie du réflexe en s’inspirant d’études sur l’hystérie de Freud et Breyer
(M. Bonaparte assiste à sa conférence à Copenhague ; fait sa connaissance à l’occasion du X Congrès psychologique international ; et reprend son expression « stéréotype dynamique » ; lettre du 26-VIII-1932 à Freud, p. 660). Voir, en russe, V. Samoïlov, « Y. Vinogradov, Ivan Pavlov et Nikolaï Boukharine », Zvezda – « Etoile », N° 10, 1989, et l’étude d’Alexandre Etkind, traduite du russe (1993) : « Histoire de la psychanalyse en Russie », P.U.F., 1995 ; chap. 7, notes 44 et 86.

Le cousin d’Alexandre Iᵉʳ, roi de Yougoslavie p. 911. – Marie Bonaparte écrit à Freud d’Athènes, le 4-IV-1937, sur une croisière dans les îles grecques : « les amis Troisier [amant en titre de M. B., le Dr Jean Troisier, et son épouse] étaient aussi avec nous, un Yougoslave (le roi Alexandre) a été très agréable… » La notice de R. Amoureux corrige cette impossibilité, car le roi Alexandre Iᵉʳ de Yougoslavie a été assassiné en 1934, dans l’attentat à Marseille. – Or, il n’est pas plus possible qu’« il s’agisse d’un de ses enfants ». Petar, fils d’Alexandre Karađorđević, à l’époque n’a que quatorze ans. – Il est plus probable que Marie Bonaparte confond le roi (Freud l’appelle « Alexandre de Serbie » ; lettre à Zweig, 20-X-1932), avec son cousin, le prince-régent Pavle Karađorđević (Saint-Pétersbourg, 1893 – Paris, 1976). Eduqué en Suisse et en Angleterre, Pavle Karađorđević a été grand amateur et collectionneur des beaux-arts ; et, alors âgé de quarante-un ans, il a dû se montrer « agréable ».

Freud photographié par Marcel Sternberg à Maresfield Gardens. – Après le dessin « Freud à son bureau » par Max Pollak (1914), et les deux portraits de 1926, puis de 1936, par le viennois Ferdinand Schmutzer, pour la seconde édition de Selbstdarstellung – « Freud en auto-présentation », et la sculpture par Oscar Neman, sculpteur croate, S. Dali pendant sa visite de juillet 1938 croque les ultimes images. C’est en août 1938 que, à la demande de Zweig, Freud accepte qu’Ivelli fait la sculpture d’un autre buste, et qu’un photographe prend des clichés. Il parle de cette dernière séance dans sa lettre à Marie Bonaparte, le 22 août (p. 984). – De la Correspondance de Freud avec Zweig, nous savons qu’il s’agit du photographe autrichien Sternberg. Auparavant, il a « fait de magnifiques portraits de Shaw, Wells, etc., et il souhaiterait vivement accrocher votre scalp à sa ceinture… » Dont l’acte.

La bibliographie sélective de la Correspondance intégrale p. 1045-1059, cite les deux ouvrages de Stefan Zweig (1881-1942) à propos de Freud. Il faut résolument ajouter la Correspondance 1908-1939 (trad. fr. 1991, éd. Payot), qui va des jours romanesques à Vienne jusqu’à l’exil de Zweig, puis de Freud en Angleterre. Freud appelle l’écrivain <on compatriote, non sans raison, « mon ami Stefan Zweig » (lettre de 7-IX-1926 à Marie Bonaparte). Zweig a été le seul qui a pu avoir assez de prestige personnel – et de toupet !- pour présenter à Freud, à Vienne, les écrivains Romain Rolland (l4-V-1924) et Jules Romain (mars 1927), et de lui amener, à Londres, le 19 juillet 1938, le surréaliste Salvador Dali – « le seul génie dans la peinture de notre époque » (lettre d’introduction, 18-VII-1938 ; Correspondance 1908-1939 de Zweig et Freud). – Zweig est présent aussi dans la Correspondance intégrale de Freud et Marie Bonaparte, parce que, comme la princesse, il fomente le prix Nobel de littérature pour Freud (1935). Mais Freud a relégué aux oubliettes leur désir et leurs « mesures tactiques », bien conscient que son propre génie savant, ne réside pas dans la littérature. Ne faut-il pas le chercher plutôt dans les beaux draps des divans, ou de lits – des Litsetratures, comme l’orthographiait le dadaïste, et comme le démontre cette Correspondance intégrale avec une princesse qui s’affiche essentiellement impudique ?

12 février 2023
Branko Aleksić

Segura, Une saison avec Marianne. La dernière surréaliste par B. Aleksic

Segura, Une saison avec Marianne. La dernière surréaliste. Ed. Plein chant, coll. « La font secrète », XIX. Bassac, 2022, 92 p., 15 €

Marianne Ivsic (dite Ivšić, née Nikolić à Belgrade, en 1919, morte à Paris en 1995), artiste, à l’époque de la contestation révolutionnaire étudiante en 1968, a signé un tract de protestation, qu’Alain Segura juge comme « un des plus beaux tracts de Mai 68 ». Elle se prévalait de son amitié avec André Breton et Benjamin Péret, ce qui intimidait le groupe de jeunes anarchistes et situationnistes. Le livre de souvenirs enfouis de Segura rapporte les faits méconnus des relations entre Guy Debord et Marianne : il l’a appelée « la dernière surréaliste ». Elle se préférait en Anonyme du XXe siècle. Mais les lignes du pouvoir sont en fuite : arts, pensées, mode de vie – tout est englobé dans le projet d’Alain Segura de ressusciter les fantômes d’anciennes photographies, et de donner le nom au passé. L’écriture sensible, très réflective, découpe les tranches de l’archéologie de l’époque effervescente de Mai 68, où l’auteur avait dix-sept ans. Marianne devait déterrer avec un marteau et une scie les solives et les poutres des demeures extravagantes parisiennes qu’elle choisissait pour atelier, et où elle recevait le cercle d’amis poètes et artistes. Joe – – projette un monument éphémère à Charles Fourier, Segura lit les pages de son roman Don Juan, qui restera inédit… Selon Marianne, l’atelier du 42, rue Galande abrite pour quelque temps André Breton, menacé par la bombe que le commando de l’OAS a déposée dans sa boîte à lettres, au 42 rue Fontaine.

Le texte principal de ce livre a été présenté dans la revue A contretemps en mai 2011. Le livre entier a été propulsé en orbite à l’instigation de deux amis anarchistes serbes, Relja Knežević et Aleksa Golijan, l’un historien, l’autre traducteur, qui projettent un livre de documents et de poèmes inédits de Marianne, auxquels est dédié le volet « Vingt ans après ». Le titre de l’avant-dire, « Explosante fixe », fait allusion à la définition de la Beauté que Breton donna jadis dans L’Amour fou. Marianne cite Breton qui, lassé des expositions de peinture, disait avec l’ironie : « C’était beau… » Il parait évident que pour exprimer l’univers de Marianne on a besoin non seulement d’une Saison… de Rimbaud avec « Being beautiful », mais aussi de l’explosante fixe de Breton. On conclut qu’il y a des beautés et des beautés plus difficiles, elles sont, plus fixes elles restent en mémoire. C’est le cas du livre rimbaldien d’Alain Segura en souvenir de Marianne Ivsic.

12 février 2023
Branko ALEKSIĆ

Tombeau pour Tom Gutt

Tombeau pour Tom Gutt*, indomptable, indompté 

par Alain Delaunois

https://le-carnet-et-les-instants.net/2022/12/16/wallenborn-avec-tom-gutt/

Jean WALLENBORNAvec Tom Gutt. Souvenirs et choix de textes, Samsa, 2022, 260 p., 22 €, ISBN : 978-2-87593-384-3

wallenborn avec tom guttDans la vie professionnelle, Jean Wallenborn est essentiellement connu comme professeur et chercheur en sciences physique à l’ULB, où il a effectué lui-même ses études. Dans une vie parallèle, il a participé de manière essentielle, dès 1960-61, aux manifestations d’un petit cercle d’activistes surréalistes, regroupé autour du poète, écrivain, éditeur, avocat et polémiste bruxellois Tom Gutt (1941-2002). De ce petit noyau remuant et virulent, notamment par ses tracts, Louis Scutenaire disait : « Son gang et lui (Tom Gutt), c’est de très loin ce qu’il y a de meilleur dans le sillage du bateau surréaliste ». Wallenborn était déjà l’auteur, en 2016, d’une monographie qui révélait véritablement le parcours d’un peintre surréaliste anversois trop peu connu : Roger Van de Wouwer, l’incorruptible.

Jean Wallenborn récidive aujourd’hui, vingt ans après le décès de celui qui fut dès l’adolescence son ami, en publiant Avec Tom Gutt. Un ensemble de souvenirs sur le jeune étudiant mystificateur devenu un poète surréaliste engagé, accompagné d’un très bon choix de poèmes et de textes qu’on ne trouve guère dans les librairies. Tom Gutt, s’il a en effet beaucoup écrit et édité – très tôt, au sortir de l’adolescence, à l’entame de ses études de droit à l’ULB – n’a volontairement diffusé ses textes que de manière confidentielle, dans le cercle restreint de ce noyau amical, et parfois conflictuel, qu’il avait agrégé autour de lui ou dans ses parages.

L’ouvrage de Wallenborn est à cet égard remarquable par ce qu’il donne à lire – comme pour Van de Wouwer en peinture –, de l’activité poétique de Gutt : fourmillante, happant le réel, échappant au romantisme mou, mais surréaliste jusqu’à la chair du corps-blason féminin, toujours sensuel. Wallenborn propose ainsi au lecteur des suites de textes, plutôt qu’un poème d’ici ou de là. Osons cependant relever celui-ci :

Là où les saisons ne se risquent guère
charge tes mains de lilas
va comme une aube qu’on fend
(dans une rumeur de branches qui pourrissent)
comme une aube qui se retourne  [dans La désertion permanente, 1973]

et presque trois décennies plus tard :

La chanson prisonnière des lèvres
le début d’un mot sans suite
un regard long comme le souvenir
et lourd
tu lui porteras cela comme un bouquet d’herbe
elle ne te reconnaitra jamais
l’heure tombait    [dans L’avenir du charbon, 2001]

Tom Gutt poète, lecteur de Nougé autant que de Breton, acteur principal du film-pamphlet L’imitation du cinéma de Marcel Mariën, devenu l’intime fidèle du couple Scutenaire-Hamoir, est encore le fondateur des éditions Après Dieu (1961), des revues Vendonah (1963), Une passerelle en papier (1967), Le vocatif (1972-1992), et, dans les années 1990, La vie dure (avec Wallenborn) ou encore L’écho du Var et de l’Aveyron réunis (avec Gilles Brenta et Christine Wendelen). Avec son épouse, l’illustratrice et créatrice d’objets Claudine Jamagne, Gutt fut également l’animateur de la galerie La marée, sise au rez-de-chaussée d’une ancienne poissonnerie de Watermael-Boitsfort. Durant plus de deux décennies, il y accueillit (en signant de multiples préfaces toujours fines, subtilement en retrait mais d’un enthousiasme sans faille) des artistes surréalistes ou proches, Robert Willems, Armand Simon, Max Servais, Colette Deblé, Rachel Baes, Claude Galand, Adrien Dax, André Stas, Van de Wouwer ou encore Brenta.

Gutt écrivain réussit également la délectable prouesse de donner une suite et fin aux aventure du Comte de Monte-Cristo, Cette mémoire du cœur, ouvrage publié sous le pseudonyme (dédaigneux à son égard) de Thomas Rien, constitué en partie de collages d’autres auteurs (tel Scutenaire dans Les jours dangereux, les nuits noires) qui reçut, en 1988, le prix triennal du roman de la Communauté française. Et on ne saurait passer sous silence qu’il est à l’origine, avec l’aide logistique du galeriste Isy Brachot, de la publication de trois volumes de Mes inscriptions et du recueil de poèmes La citerne de Louis Scutenaire, ainsi que ceux d’Irène Hamoir.

Wallenborn ne s’épanche pas démesurément sur l’homme lui-même, ses amitiés et ses inimitiés, aussi fidèles et inflexibles les unes que les autres. Il évoque pudiquement une insurpassable cicatrice de l’enfance, des parents tragiquement disparus. Souligne le talent de rassembleur de celui qui, comme Mariën, s’évertua à mieux faire connaître les différentes générations du surréalisme en Belgique. N’élude pas non plus le caractère entier, blessant, agressif voire injurieux de Gutt, à l’égard de ceux qui n’adoptaient pas sa rigueur, sa révolte contre l’injustice, ou ceux qui l’avaient déçu. Mais rappelle combien Gutt pouvait pratiquer avec générosité au quotidien « cette mémoire du cœur », à laquelle Wallenborn, par ce salut fraternel et sans fard, contribue lui aussi, en toute fidélité.

Alain Delaunois

*Tom Gutt, chef de file jusqu’à son décès il y a vingt ans, en 2002, de la dernière génération active du surréalisme en Belgique. Ecrivain, polémiste et surtout poète méconnu.

Marie-Christine Brière: Hurlevent. Une anthologie autour de Cordes…

Marie-Christine BRIÈRE : HURLEVENT. Une anthologie autour de Cordes, du surréalisme et du féminisme.

Postface de Christophe Dauphin. Collection « Pour une Terre interdite », dirigée par Paul Sanda et imprimée par Rafael de Surtis. Cordes-sur-Ciel. 2022.

Par Françoise PY

80 pages. Avec six photos couleur originales de Ludwig Raynal prises à Cordes ou dans les environs de Cordes, deux photos noir et blanc des archives de l’auteure et la reproduction d’une aquarelle de sa main.

Ce recueil de poèmes — allant de 1965 à 2017 — choisis par Françoise Armengaud parmi les ouvrages publiés de Marie-Christine Brière (1941-2017) et parmi ses archives doit son titre à la maison familiale de Hurlevent à Cordes. Maison de vacances aimée qu’il a fallu quitter. Dans un poème intitulé « Ne vendez pas la maison », la poète écrivait :

Adieu la maison familiale, les étoiles qui risquent
leurs pointes sur le puech bourré d’aluminium
d’où les corneilles en colonies échappent des pruniers.
Mettez du sel pour les conteurs surgis des deux rives […]
Mettez du sel, il nous faudra traverser les Ténèbres.

On comprend que Jean Breton ait affirmé naguère que la poésie de Marie-Christine Brière « est un mélange de réalisme autobiographique, baroque et de surréalisme par l’image déferlante, dépaysante, à bout portant ». Citons encore à ce titre un poème extrait du Romancero contraire, publication posthume dans l’ouvrage Du rouge à peine aux âmes, consacré par Françoise Armengaud à la poésie de Marie-Christine Brière chez qui Christophe Dauphin décèle un remarquable don d’observation des annonces du réel, « que la poétesse sait élever au Merveilleux, dans la magie des jours heureux ordinaires ». Ainsi dans l’une des plus belles strophes de ce très long poème Romancero contraire :

C’était parfois les cinq heures les cinq doigts
de la main royale du midi occitan
les cinq châteaux de lumière en sandales
toucher c’est comme dire
dire c’est toucher des cinq doigts
et parler découvre, défait la pudeur
infuse du désir, a le goût du corps spirituel.

Françoise Py . Janvier 2023

Surréalisme et mythes celtiques par Patrick Lepetit


Surréalisme et mythes celtiques par Patrick Lepetit

Texte de la conférence donnée le dimanche 30 octobre 2022 à la Halle Saint-Pierre. Les numéros en rouge renvoient aux numéros des diapositives projetées dans la salle.

[Télécharger le texte en PDF]

Introduction

2a Lors de la publication, en 1978, d’un numéro spécial surréalisme international de la revue Le Puits de l’Ermite, Jean Markale déclare à Gérard Bodinier, auteur de l’article « Celtie et surréalisme – L’Antre des bardes » : 2b  » Le surréalisme et le celtisme, c’est pareil, mais il faut des nuances. Ils ont des démarches parallèles : ils refusent l’un et l’autre le dualisme et le socratisme. Le surréalisme est une vision du réel débarrassée de l’acquis méditerranéen, un détonateur pour le futur. Il arrive aux mêmes conclusions que le celtisme. » Que doit donc effectivement le surréalisme au celtisme compte tenu de la proximité objective entre eux ? Qu’est ce qui a pu interroger ou inspirer les surréalistes et leurs proches dans les mythes celtiques et quel a pu être l’impact de ceux-ci sur leur pensée et leurs productions ?

Le mythe est ici à prendre au sens étymologique de récit fondateur relatant des réalités, récit religieux d’une création originelle, mettant en scène des êtres surnaturels en lien avec le sacré, récit se référant à un ordre du monde antérieur à l’ordre actuel. Une manière de « retour sur le passé où dorment les doubles », comme dit Yves Elléouët. 3a Quant au celtisme, selon Paul-Marie Duval, c’est 3b » la projection instinctive sur le monde sensible d’une vision formée au plus profond de soi « . Et la Celtie, c’est moins, pour reprendre le mot de Michel Leiris à propos de la Bretagne, « une région qu’un microcosme, parcelle exemplaire du monde contenant tout », loin de toute « idéologie identitaire », tant il est vrai que le surréalisme ne saurait être d’un pays, fut-il virtuel.

C’est autour de quatre thèmes que j’ai décidé d’aborder la question, 4a les surréalistes et la Celtie, 4b le roman arthurien et la quête du Graal, 4c la ville engloutie, métaphore de la civilisation engloutie, et 4d la légende de la mort, titre emprunté à Anatole Le Braz. Autour de ces thèmes, un certain nombre de noms, 5a Julien Gracq, 5bAndré Breton ou 5c Yves Elléouët, pour les écrivains, 5d Leonora Carrington, 5ᵉ Yves Tanguy et 5f Ithell Colquhoun pour les peintres, parmi d’autres. Avec une place particulière pour 5 g Jean Markale qui, dans les années cinquante, joua de fait dans le domaine du celtisme le rôle d’initiateur qu’avait joué Kurt Seligmann dans celui de l’ésotérisme dans les années quarante, et qui fut de l’aventure surréaliste du début des années cinquante à l’année 1976, au moins, puisque l’on retrouve sa signature dans l’ouvrage collectif 6a La Civilisation Surréaliste, publié sous la direction de Vincent Bounoure dix ans après la disparition de Breton. Il est piquant de noter que c’est le fameux recteur de Tréhorenteuc, l’abbé Gillard, dont Breton avait fait la connaissance lors de ses séjours en Brocéliande, qui permit la rencontre entre les deux hommes ! C’est en effet sur la recommandation de cet ecclésiastique atypique et mal vu de sa hiérarchie que le jeune homme est reçu par Breton en 1950… Du reste, Breton conclut sa lettre de 1956 à Markale par ses mots : 6b « Veuillez, je vous prie présenter (…) mon discret souvenir au Recteur qui m’a fait boire dans le verre du pape après m’avoir découvert le Val sans Retour »…

7 [I. Les surréalistes et la Celtie]

Les surréalistes, comme je l’ai montré dans mon livre 8 Le Surréalisme : Parcours souterrain, se sont très tôt intéressés à l’ésotérisme dans leur combat contre la froide raison positiviste, “bourgeoise”, qui avait mené aux carnages de la Grande Guerre. En quête de racines, ils verront dans le celtisme la trace d’une “tradition” occidentale, « dans sa nudité éblouissante, comme elle se lève du ‘Combat des arbrisseaux’ dans Taliesin » dit encore Breton en 1962. Ayant toujours entretenu des liens étroits avec la Bretagne, ils ont compté parmi eux de nombreux Bretons, sous l’égide de 9a Jacques Vaché, bien sûr, né à Lorient et mort à Nantes. Dans le premier groupe, on relève ainsi les noms de 9b Péret, originaire de Rezé, en Loire alors inférieure, de 9c Tanguy, de 9d Baron… Un pays qui sera « l’autre lieu fictionnel » de la jeunesse 9ᵉ d’Alice Rahon qui se prétend née dans le Finistère alors qu’elle est originaire du Doubs mais passe bel et bien ses vacances chez ses grands-parents à Brest. Suivront plus tard 9f Claude Cahun, puis 9 g Gracq, qui n’est pas breton mais est venu aux mythes celtiques par le biais de Wagner et a longtemps vécu à Nantes, tout comme 9h Maurice Fourré, « homme de l’Ouest » pour qui donc « la quête du Graal n’est pas loin », comme l’écrit Breton dans sa préface à La Nuit du Rose-Hôtel, rédigée en août 1949 entre l’ile de Sein et la forêt de Paimpont. Sans oublier 9i Jean Markale, Charles Estienne, Yahne Le Toumelin, dont le journal Ouest France du 12 octobre 2022 révèle encore qu’à près de 100 ans, « elle parle sans cesse de sa cabane au Croisic », Jean Pierre Guillon, Jean-Claude Charbonel, 10 Suzel Ania ou Yves Elléouët, le gendre de Breton, qui de famille bretonne, reviendra dans le Trégor avec les Calder… Elléouët, l’auteur du 11a Livre des Rois de Bretagne et de 11b Falc’hun, à propos desquels Gilles Bounoure écrit : «  La veine à la fois rabelaisienne et épique de ces grands dits, ce qu’ils doivent à l’admiration de leur auteur pour l’Ulysse de Joyce et sans doute aussi pour (…) Maurice Fourré (sans parler de Jarry l’adulé), tout cela passa inaperçu. On ne comprit pas qu’au rebours des “celteries” passéistes et druidisantes alors en vogue, le triporteur de Falc’hun (…) prolongeait jusqu’en plein XX siècle le tournoiement des triskèles 11c marquant les monnaies gauloises ». Elléouët, comme dit Michel Dugué, un « auteur chez qui  » le temps de l’histoire s’efface au bénéfice de celui du mythe » qui, télescopant envolées lyriques et notations triviales dans un français parsemé de mots et tournures bretonnes inscrit le mythe dans le réel de 12a l’Armorique mais évoque aussi 12b « le pays kymry », 12c « Ivernia, l’ile de nos frères gaëls » et la 12d « Bretagne bleue », faisant gaiement un sort à la vision stéréotypée du pays datant du XIXsiècle et tuant ainsi dans l’œuf tout “folklorisme”. Et ce sans complaisance excessive : invoquant notamment les Irlandais Joyce et Beckett1 ainsi le Gallois Dylan Thomas2 qu’il apprécie particulièrement, il écrit : 12ᵉ  » Nous Celtes ivrognes errants / et tout pleins d’amertume » – ce que sont précisément les « Amis des anciens jours » du Livre des rois de Bretagne ! En parlant de Celtes d’Outre-Manche, il faut dire ici un mot d’une surréaliste méconnue, 13a Ithell Colquhoun, née aux Indes en 1906, mais d’ascendance maternelle cornique. Peintre et écrivain, mais aussi 13b druidesse dont la participation à de nombreux gorsedds est avérée, notamment à Paimpont en 1964, Ithell Colquhoun, très tôt intéressée par le celtisme et l’hermétisme, se rapprocha des surréalistes dans les années 30. Membre du groupe de Londres de 1936 à 1940, elle en fut exclue à cause de son trop grand intérêt pour l’occultisme mais elle se revendiqua toujours – à juste titre – de l’esprit du surréalisme. Son recueil Grimoire of the entangled thicket (Le Grimoire du fourré impénétrable), titre partiellement emprunté à un vers du « Combat des Arbrisseaux » de Taliesin, recèle un cycle de poèmes sur les fêtes des Celtes et un autre sur les mois de leur calendrier. Elle pensait que « le fond celtique en Grande Bretagne, et dans une moindre mesure en France, est l’équivalent collectif de l’inconscient réprimé chez l’individu (ce qui) explique pourquoi la race anglo-saxonne, qui joue le rôle d’un surmoi, se méfie de la race celte, l’imprévisible ça, et la méprise ». Auteur de deux livres singuliers sur l’Irlande en 1955 (The Crying of the Wind : Ireland) et la Cornouaille (The Living Stones : Cornwall) en 1957, elle finit par s’installer près de Land’s End, dans la vallée de 14a Lamorna, où elle vécut jusqu’à sa mort en 1988, un endroit où l’on trouve la plus grande concentration de vestiges archéologiques à l’hectare de toutes les iles britanniques et où l’esprit celte peut même prendre la forme 14b d’hallucinations auditives qui lui rappellent les « récits d’antan » à propos des cortèges de fées » ! Son œuvre picturale est caractérisée par l’utilisation fréquente de motifs floraux stylisés, détail qui prend un relief particulier à la lecture de ces lignes de Delmari Romero Keith à propos du travail de… Leonora Carrington : « L’héritage impressionnant laissé par les Celtes se mesure à leur haute maîtrise du dessin de la flore et de la faune. Les plantes revêtaient des significations religieuses selon qu’elles prenaient la forme de spirales, de ronces ondulantes, de feuilles de lotus, de palmes et de cercles concentriques. Les images de divinités, de monstres hybrides et d’animaux mythiques étaient ornées de motifs végétaux. Cette calligraphie rappelle 15 le Livre de Kells, manuscrit enluminé très élaboré de moines chrétiens irlandais du VIII siècle, dont le style en circonvolutions est proche de celui de Leonora » ! Une Leonora Carrington dont Elena Poniatowska écrivait en 2008 16 qu’elle était « la dernière surréaliste, la dernière survivante, la seule qui tienne du dolmen et du menhir, de la dalle et du pilier, de la pierre, de la roche et du lézard, de la bergère et de la semeuse. Leonora, déesse celte, druide, reine des spectres, maîtresse de l’inframonde, connait la formule des potions magiques et résout dans sa peinture les énigmes qui parfois nous angoissent dans la nuit obscure » ! Ithell Colquhoun et Leonora Carrington, ces deux femmes si proches… Breton lui-même, bien que né en Normandie, à Tinchebray, fut imprégné dans son enfance de l’atmosphère générale de l’Armorique et initié aux traditions et légendes bretonnes par son grand-père Le Gouguès. Imprégnation que manifeste symboliquement dans ses textes l’image récurrente de l’hermine, 17 « l’hermine assassine et pure (qui) règne sur la Bretagne » également représentée par Carrington dans une belle œuvre de 1950-51 ! Dans les années cinquante encore, 18 il rappelle qu’il est « d’ascendance maternelle purement bretonne et (que) (s)on patronyme donnerait à penser que cette filiation ne s’arrête pas là »… Il a parcouru la Bretagne en tous sens, à commencer par Nantes, « peut-être avec Paris », dira-t-il, « la seule ville de France où j’ai l’impression que peut m’arriver quelque chose qui en vaut la peine (…), où un esprit d’aventure au-delà de toutes les aventures habite encore certains êtres. » Il ne se familiarisera vraiment, comme ses amis, qu’assez tardivement avec les mythes celtiques. En témoigne cet extrait d’une lettre de 1956 à Markale à propos de la préparation de « Braise au trépied de Keridwen » : « Vous savez que je ne suis guère ferré sur le celtisme – et je le déplore spécialement. Je suis perdu si je ne dispose pas d’un minimum de documentation »… Le déclic, préparé par la sortie du Roi Pêcheur, de Gracq, en 1948 et la rencontre avec Markale, survient en 1954 avec la publication de L’Art Gaulois des Médailles, de Lancelot Lengyel puis en 1955 l’exposition Pérennité de l’Art Gaulois à Paris, partiellement organisée par Charles Estienne, Lancelot Lengyel et Breton lui-même, et à laquelle prennent part les surréalistes. Cela lui inspire deux textes, « Triomphe de l’Art Gaulois » et « Présent des Gaules ». Parallèlement à l’exposition, « le vieux fond arthurien fit surface » et plusieurs communications, par Adrien Dax, Lengyel et Markale, sont publiées dans Médium puis dans Le Surréalisme même en 1955. Suit en 1956 « Braise au Trépied de Keridwen », la préface de Breton au 19livre de Markale sur Les Grands Bardes Gallois – Aneurin, Llywarch Hen, Mirddyn et Taliesin… La manière dont Breton y présente l’auteur montre d’ailleurs qu’il connaît très bien Brocéliande. En 1981, lors de la réédition du livre, Markale écrit : « Pour André Breton, comme pour moi, (…) il fallait crier, par la voix des bardes du VI siècle, ce que nous sentions en nous-mêmes, à savoir que le réel qu’on nous imposait n’était qu’une imposture, et qu’au-delà de la vision quotidienne, il existait un point où toutes les contradictions s’estompaient, un point où le jour et la nuit n’étaient que les deux aspects d’une même réalité. » Pourtant, c’est plus de reconnaissance d’une convergence que de découverte qu’il s’agit : cet univers-là était déjà depuis longtemps celui de Breton.

Même si peu de surréalistes, à l’exception d’Artaud, se sont aventurés outre-manche, les mythes celtiques, par leur formidable charge poétique, les ont tout de suite marqués. Et ils continuent à le faire. J’en veux pour preuve le travail de Jean Claude Charbonel autour de ce « peuple imaginaire » que sont 20 les “Armorigènes”. Dans un entretien avec Laora Maudieu en 2008 il expliquait ainsi : « La notion de mythe et de légendes s’y retrouve tout à fait, et ce qui m’intéresse dans cette charge mythique et légendaire de la Bretagne, c’est celle qu’on 21 retrouve à la fois dans le cycle arthurien, le cycle du Graal, dans les poèmes traditionnels, les chants traditionnels bardiques du Pays de Galles du XIIᵉ siècle »… 22 Jean-Claude Charbonel a été à l’honneur, en compagnie de son ami le surréaliste gallois John W. Welson, lors de l’exposition 23 Surréalisme : l’Œil Celte à la Bibliothèque nationale du Pays de Galles, à Aberystwyth au cours de l’été 2011. Les œuvres de John Welson, dont la famille laboure, au moins depuis le Domesday Book de 1086, le « comté sauvage et désolé du Radnorshire, au Pays de Galles », sont  » un reflet du pays, de ses monts et de ses vaux, des mythes et de l’histoire qui reposent sous les collines couvertes de bruyères », collines dont les « sommets émoussés et les vallées encaissées » 24 prennent sous la lumière particulière l’allure de « grandes bêtes endormies », à moins qu’il ne s’agisse là d’“illusion”…

Les textes qui forment la Matière de Bretagne, au cœur du mythe, ces « romans de la Table Ronde (…) tenus dans le surréalisme en grand honneur », comme dit Breton, datent souvent des IV ou V siècles et ont été transcrits par des moines autour du IX siècle voire aux XVIIIe et XIX siècles par les “folkloristes” comme Hersart de la Villemarqué (Barzaz-Breiz, 1839), ou Anatole Le Braz, en France, Iolo Morganwg au pays de Galles ou James Macpherson, en particulier, en Écosse, dont on sait l’influence déterminante sur le Romantisme.

Les noms de Merlin, l’homme des métamorphoses, Tristan, qui meurt d’un amour fatal, et Lancelot, type même du chevalier arthurien, reviennent très tôt sous la plume des surréalistes. Peut-être sous l’influence d’Apollinaire qui avait remis le thème au goût du jour dès 1909 avec son 25 Enchanteur Pourrissant, l’un de « ses plus admirables livres », selon Breton, relecture parodique ou prosaïque du mythe, et aussi, c’est moins connu, avec la Très plaisante et récréative hystoire du très preulx et vaillant chevallier Perceval le Galloys, jadis chevallier de la Table Ronde, lequel acheva les adventures de Sainct Graal, au temps du noble Roy Arthus, revisitation de Chrétien de Troyes datant, elle, de 1918. Peut-être y a-t-il là également quelque souvenir de Saint-Pol Roux, ce Magnifique 26a que les surréalistes appréciaient tant et dont Elléouët évoque 26b la demeure aujourd’hui en ruines… Ou de Victor Ségalen, 27a ce « voyageur-né » à qui Jean Louis Bédouin consacrera un essai, né à Brest et retrouvé mort 27b en forêt d’Huelgoat. Ou de Jarry, 28 qui revendiquait hautement, selon Audoin, sa qualité de Breton – « non tant de la Bretagne côtière où pourtant il avait pêché aux crevettes dans son enfance, que de l’Ar-Coat, terre ignorée dont il semble s’être fait un refuge : un nid d’aigle – ou de faucon, selon que chacun se prononcera sur l’envergure ». “Faucon” se dit « Falc’hun » en Breton… 29 Xavier Grall qui, bien que chrétien avéré, brille quelque part de l’éclat surréaliste, résume ainsi la question : « La vraie matière de Bretagne, pour peu qu’on délaisse les niaiseries régionalistes, est surréaliste. Et l’a toujours été. C’est la nuit. Nous y sommes. (…) Max Jacob, Villiers, Corbière et ce jeune mort que nous pleurons, Yves Elléouët, sont Celtes et surréalistes. Et ces retables et ces saints dans leurs niches et ces démons et ces dragons. Et ces rois dans les rues d’Ys. Et ces femmes dans les lacs. Les malédictions, les enchantements. On ne peut dire le monde que poétiquement »…

30 [II. Le Roman Arthurien et la Quête du Graal.]

31 On sait l’importance que Breton accordait au premier roman de Gracq, Au Château d’Argol qu’il voyait comme une réécriture du mythe du Graal. Or, 32 Julien Gracq donne sans doute une des clés permettant de comprendre l’intérêt des surréalistes pour le roman arthurien en écrivant dans l’Avant-propos de sa pièce Le Roi Pêcheur, en 1948 : « Le compagnonnage de la Table Ronde, la quête passionnée d’un trésor idéal qui, si obstinément qu’il se dérobe, nous est toujours représenté comme à portée de main, figurent par exemple assez aisément en arrière-plan un répondant – au retentissement indéfini – pour certains des aspects les plus typiques de phénomènes contemporains, parmi lesquels le surréalisme… » Et le celtisme sous-tend nombre de ses textes souvent placés sous le signe de la Matière de Bretagne. La figure, par exemple, du Roi Méhaigné traverse toute son œuvre. Probable avatar de Bran le Béni, héros des Mabinogion gallois qui deviendra le Ban de Bénoïc de la Table Ronde, le Riche Roi Pêcheur, ce mutilé victime d’une blessure entre les cuisses, est une des figures-clé du Roman Arthurien sous sa forme tardive, christianisée. Figé par Chrétien de Troyes à la fin du XII siècle, il pourrait trouver son origine dans un récit plus ancien, relevant de la tradition orale, peut-être  » The Spoils of Annwn » (les Dépouilles de l’Abime), un poème attribué à Taliesin dans lequel Arthur et ses compagnons partent sur le navire Prytwenn vers Kaer Sidi – source d’inspiration probable du 33 Dernier matin à Kaer Sidhi de Yahne Le Toumelin. Quant au Graal, il n’est, avant Chrétien, qu’une simple coupelle ou un chaudron, comme il y en a tant dans la littérature arthurienne. Celui du Maître de l’Abîme, « Peir Pen Anwn, le chaudron d’inspiration et de renaissance » de Taliesin, chauffé par le souffle de neuf vierges – ici, on pense au cycle d’aquarelles 34 Dance of the Nine Maidens d’Ithell Colquhoun. Celui de la déesse Keridwen, figure clé du « Combat des Arbrisseaux », qui a inspiré 35 Yahne Le Toumelin, encore. La « jeune vieille Keridwen », qui, dans Falc’hun « fait bouillir un chaudron selon l’art des livres de Fferyllt afin qu’au bout d’un an et un jour, trois gouttes magiques de ‘grâce et d’inspiration’ soient obtenues ». Et, si c’est par le biais de Wagner que les mythes celtiques sont convoqués par Gracq dans « La Presqu’ile », il y décrit une errance à travers un « Marais Gât » qui évoque irrésistiblement la Terre Gaste entourant ce château du Roi Pêcheur où Perceval, dont le modèle gallois se nomme Peredur, n’ose poser LA question qui lèverait la geis, la malédiction qui pèse sur le roi impur et la contrée ! En tout état de cause, ce vase, est comme dit le surréaliste Octavio Paz, « un moyen de consécration et de métamorphose : ‘Boire la coupe de la vie’, vases sacrés des rituels, calices contenant des breuvages qui transforment, ressuscitent ou tuent, etc. La richesse d’associations à partir du vase est infinie et, à toutes, préside l’idée de changement ». Et Philippe Audoin de commenter : « Cette justification spontanée épuise à peu de choses près les aspects et les qualités qu’on peut prêter au Graal surréaliste, à partir d’une représentation parfaitement acceptable du Graal légendaire. »

D’origine anglo-irlandaise Leonora Carrington, considérait que son adhésion enthousiaste au surréalisme trouvait sa source dans les contes populaires irlandais que lui contaient sa nurse et sa grand-mère maternelle et, de fait, on en retrouve souvent l’esprit dans ses œuvres, comme ce 36 Cheval rouge du Sidhe, à tel point que le musée d’art moderne de Dublin lui a consacré, il y a peu, une exposition intitulée : Leonora Carrington, the Celtic surrealist. Elle a aussi écrit un « authentique roman surréaliste, 37 The Hearing Trumpet (1956 – Le Cornet Acoustique), qui est directement et explicitement un roman du Graal ». Leonora Carrington y décrit notamment, par la voix du « Facteur Taliessin (sic) », « barde errant », les tribulations du Saint Graal d’Irlande en Angleterre, puis en Amérique. On y apprend que le vase sacré a été dérobé à une sorte de déesse-mère, la Mère-Grand, ce qui a provoqué son bannissement de cette terre et par voie de conséquence, « abomination et désolation sur le genre humain ». Ce vol a été commis par les adorateurs de Dieu le Père, « initiés spéciaux » sachant bien « que leur pouvoir d’hypnose sur l’humanité ne pouvait durer si Mère-Grand reprenait possession du Graal ». Seule la restitution de « la Coupe (…) pour qu’elle la remplisse de Pneuma et la confie à la garde de son consorts, le Dieu cornu » peut permettre son retour… Seul, en fait, le basculement du monde permettra la découverte du Graal ! Le mythe du Graal rejoint ici la Grande Déesse et certaines croyances gnostiques, ce qui n’est pas étonnant quand on sait l’intérêt de Carrington pour l’ésotérisme ! Ce Graal-là peut sans doute aussi être rapproché du Chaudron de Keridwen et le « facteur Taliessin », proche parent du Troadic Cam d’Elléouët, également présenté comme un barde, pourvu d’une « fiole enchantée » contenant un « puissant élixir », n’est autre que le Taliesin dont Markale a tiré les textes de l’oubli !

Dans son court essai, « The Waterstone of the wise3 » (« L’Aquarium des sages »), publié en 1943 dans la partie surréaliste de l’anthologie New Roads, Ithell Colquhoun, clairement influencée par les Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non, donne sa propre vision du nouveau « mythe en rapport avec la société » qu’au nom du surréalisme (Breton) jug(e) alors “désirable” d' »imposer. » Parmi les éléments permettant de parvenir à sa définition, elle mentionne « the unceasing chauldron rimmed with pearls », le chaudron magique d’émail bleu bordé de perles, qui apparait dans « The Spoils of Annwn » et qu’elle semble avoir découvert dans le livre du “folkloriste” irlandais Thomas W. Rolleston Myths and Legends of the Celtic Race 38, qu’elle possédait. Son roman, Goose of Hermogenes, 39 probablement le « texte surréaliste le plus abouti en langue anglaise » contient également des allusions à la littérature du Graal et au roman gothique. Ithell Colquhoun, qui était aussi franc-maçonne, a par ailleurs appartenu du début des années 60 au milieu des années 70 à la loge du Saint Graal n°5, à l’Orient de Tintagel, une loge qui axait notamment son travail sur la recherche autour du « symbolisme et des légendes du Saint Graal et de la tradition Arthurienne » et dont les membres « s’efforçaient de mettre en pratique dans la vie quotidienne les principes mis en avant par la quête du Saint Graal. »

Même Aragon, qui toute sa vie se réclamera du surréalisme, le Aragon de 1942, se souvenant sans doute aussi d’Apollinaire, commet un Brocéliande dans lequel, autour du personnage de Merlin, il revendique la reprise de « tous les merveilleux français » : 40  » Le temps torride étreint l’arbre étrangement triste / Tord ses bras végétaux au-dessus de l’étang / Et des chaînes d’oiseaux chargent ce chêne-christ // L’enchanteur n’en est plus l’invisible habitant / Et si ce n’est Merlin qui s’est pris à son piège / Qui demeure captif dans le bois palpitant? » Un fragment qui fait écho à ce passage du poème « Merlin et la vieille femme » d’Apollinaire : 41 « Au carrefour où nulle fleur sinon la rose / Des vents mais sans épine n’a fleuri l’hiver / Merlin guettait la vie et l’éternelle cause / Qui fait mourir et renaître l’univers. » Un Merlin bien loin de celui dont Elléouët nous décrit, dans le Livre des Rois de Bretagne, de manière assez crue, les ébats avec une Viviane « extrêmement nue » dont la « chair drue le hantait » : 42 « Elle est venue dans la bulle d’air. ‘Tout ce que tu voudras, disait-elle. Fais de moi ce que tu voudras.’ Il l’a prise ; l’a écartelée. Pas un pli de sa chair qui n’ait été fouillé par le sexe… » – mais Apollinaire ne nous montrait-il pas déjà une Viviane prise de frayeur à l’heure où « coulaient le long de ses jambes les larmes rouges de la perdition » ! En tout état de cause, le vieux mage est encore à l’honneur en 1960 à l’occasion de l’exposition 43 Surrealist intrusion in the Enchanter’s Domain aux D’Arcy Galleries de New York. Et puis, Merlin n’est-il pas le nom que Jacqueline Lamba, l’amour fou de Breton, a choisi de donner au fils qu’elle a eu avec le surréaliste américain David Hare !

Pierre Mabille dans 44 Le Miroir du Merveilleux donne son interprétation, très surréaliste dans l’esprit, du Graal : « Et l’homme poursuit la quête du Graal ; il parcourt périlleusement les espaces à la recherche de la coupe d’or, grâce à laquelle le rite pourra se célébrer. Il heurte les invisibles obstacles, se meurtrit dans des essais infructueux ; il frappe aux portes closes ; il tend son effort frémissant vers la belle inconnue, vers celle dont la seule présence lui révèlera enfin le but qui est le sien, lui donnera la véritable connaissance du monde et rompra à jamais, par la vertu de l’amour, la stérile solitude. » Le Graal serait-il tout simplement la femme aimée ? On peut le penser en regardant La Goutte d’eau 45, ce très beau collage d’Aube Elléouët, l' »émerveillée-émerveillante », mais c’est en tout cas aussi l’opinion de Jean Markale qui écrit : « Le Graal, sous quelque forme qu’il apparaisse dans les textes, est une figuration féminine, et la quête que le chevalier entreprend pour découvrir le Graal est une quête de la féminité. »

Les surréalistes de l’après-guerre, s’identifient aux personnages du roman arthurien comme le montrent bien ces mots de Jean Louis Bédouin : « Ceux-là (les surréalistes autour de Breton) se veulent errants, et c’est à juste titre qu’on les comparerait en cela aux chevaliers légendaires de la cour d’Artus, qui ne consentaient jamais à s’arrêter, ni à se laisser arrêter, même par la fatigue, même par les monstres… » 46 Et si Gracq dit que certaines phrases de Breton « auraient pu sans invraisemblance trouver place dans la bouche du roi Arthur en son château de Camaalot », Audoin va jusqu’à la comparaison : « On ne rira pas, sinon sottement, que je présente Breton comme chevalier du Graal, le plus ardent, le plus et le mieux exposé, le plus aventureux, celui qui s’absente et dont on attend le retour. Était-il le Roi de la Table 47 ? Sans doute, mais pas comme on l’entend (…) Breton séduisait surtout par cette aura propre à ceux qui reviennent de loin, sans pour autant en être revenus. » Les surréalistes se sont parfois donnés des noms de chevaliers de la Table Ronde 89 ! Breton écrit ainsi à Elléouët : « Vous êtes aussi Lancelot du Lac au jeu des analogies quand je le pratique seul avec moi-même ». Lui-même s’identifiait parfois implicitement au vieil enchanteur4, à qui il est comparé – et on se souviendra ici que Merlin/Myrddin, est l’un des bardes de Markale. Stanislas Rodanski aussi prend le nom de Lancelo, mais sans “t” et fait grand usage de ce personnage, de la Dame du Lac et du Val sans Retour, dans son « Lancelo et la Chimère » où il écrit :  » L’horizon est moi, Lancelo le lointain « . Et c’est d’ailleurs sous le signe du Dernier Lancelot 49 que Jacques Hérold a placé le numéro 2/3 de la revue Cée consacré au poète en 1977 ! Mais c’est surtout à Tristan et Iseut, cette extraordinaire quête amoureuse à laquelle même la mort ne suffit à mettre un terme, qu’il fait référence : « Par la suite, j’appris que la plage à qui j’attribuais tant d’importance est celle de Penmarch. Penmarch, c’est là que Tristan agonisant se fit porter pour guetter sur la mer le retour d’Iseut la Blonde ». Or quelques lignes auparavant, Rodanski confiait : « Ce que je n’ai encore raconté à personne, c’est que j’écrivis mon nom dans le sable comme on le ferait sur une tombe »… Comment ne pas y repérer un processus d’identification et ne pas se demander si Iseut n’est pas, pour lui, cette « personnification du rêve » dont parle Markale ! Rodanski, mentionnant aussi « philtres et sommeils hypnotiques », poursuit ainsi : « Ce roman celtique me passionne depuis l’enfance. En 1947, je me rappelle avoir souvent dit à Véra (Hérold) que j’étais Tristan, l’abréviation que l’on donne à mon prénom – Stan au lieu de Stanislas – pouvant être la dernière syllabe de Tristan. J’ai depuis bien souvent médité sur ce roman. Je ne pense pas qu’il soit bon d’en faire une histoire. Mais je me fie par trop à la fatalité pour ne pas reconnaître que si j’en suis imbu, le hasard objectif – beau comme la rencontre d’un aviron et d’une aile blanche tachée de sang frais sur le bord de la mer – l’a justifié ». « Je ne pense pas qu’il soit bon d’en faire une histoire » ! C’est là l’aveu que la « matière de Bretagne » est bien une de ses sources d’inspiration… Une source à laquelle vient également s’abreuver Elléouët dans le Livre des Rois de Bretagne où Troadic, que l’arthrose tient « sous son funeste charme », attend qu’on lui apporte le bâton sans lequel un barde n’est pas un barde. Il « guette à l’horizon l’apparition des ‘Amis-des-Anciens-Jours’ (car) ils sont convenus ensemble, renouvelant l’histoire de Tristan, que la voilure du vaisseau les ramenant de l’ile sera(it), en signe de succès de leur entreprise, de la blancheur du lait (et que) dans le cas d’un échec, l’antenne arborera(it) l’obscurité du deuil »… Mais là aussi, Elléouët qui est de ces auteurs pour qui « le patrimoine culturel dont est riche la Bretagne, n’est pas seulement constitué de vieilles pierres, de paroles légendaires ou d’une longue tradition historique », mais se forge dans « ce qui du passé survit dans le présent et travaille l’avenir », ne se laisse pas emporter par le côté mythique du personnage et, maniant l’anachronisme avec talent, fait se télescoper, peu après, deux réalités qui valent bien la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection : son « Tristan de Loonois », « va, sur les vagues de la mer d’Irlande dont l’écume lui fait de beaux sabots de mie de pain. Il aborde à une terre avec ses villages dans les creux où les tracteurs caparaçonnés de purin et de paille – armures de rois africains – stationnent sur les places, devant l’église » ! 50 Le mythe, pourtant, fait toujours surface, fut-ce allusivement : bien qu’Arthur comme Tristan soient depuis longtemps associés à la Cornouaille, c’est à l’amant d’Iseut que l’on pensera en lisant 51 le poème “Tintagel” du même Elléouët. Ifern ien5 de l’amour !

S’il y a peu de représentations artistiques directes du mythe Arthurien chez les surréalistes, Thérèse Tremblais-Dupré émet une hypothèse troublante à propos des « objets merveilleux » des romans de la Table Ronde » : « Les objets merveilleux inhérents au ça, dit-elle, appartiennent à un monde totalement contraire ; sans origine, sans finalité, atemporels, échappant à toute loi du réel, ils sont étymologiquement ‘étonnants et impossibles’. » Françoise Hann prolonge cette idée en signalant, après avoir souligné la proximité chez les Celtes entre le monde des vivants et celui des morts, que la communication entre les deux, qui est constante, « se fait par l’intermédiaire des héros, requis d’aller chercher les objets merveilleux qu’ils obtiennent en échange de grands risques… Des règles analogues ne définissent-elles pas les rapports de la poésie avec le poète ? Que le risque couru par le héros celtique exige des qualités presque surhumaines ne va pas à l’encontre des aspirations surréalistes. N’a-t-il pas sa transposition dans le ‘long immense et raisonné dérèglement de tous les sens’ et les images rapportées par les voyants ne sont-elles pas les épées, les coupes enchantées ? Le poème surgi au moyen de l’écriture automatique n’est-il pas un objet venu d’ailleurs, l’irruption du féérique dans le quotidien ? » Comment ne pas songer ici à ces merveilleux objets symboliques réalisés par les surréalistes, comme 52 le Loup-Table de Victor Brauner ou le Déjeuner en Fourrure de Meret Oppenheim… Si 53 The Bird (c. 1940) d’Ithell Colquhoun ou 54 Midi/Minuit (1966) de Toyen semblent bien relever aussi du clin d’œil au mythe, c’est dans 55 La maison d’en-face de Leonora Carrington, représentation selon Whitney Chadwick « de l’Autre-monde inspiré des légendes celtiques », qu’il s’épanouit le plus ouvertement sous la forme du chaudron d’immortalité, un parmi tant d’autres, autour duquel s’affairent trois femmes, trois comme les sorcières de Macbeth… Et dans une de ses toiles trône, central, un calice qui pourrait bien être le fameux vase sacré ! A moins qu’il ne s’agisse 56 de celui représenté par Seixas Peixoto en 2014 ou de cette Nanteos Cup 57 peinte par John Welson, cette coupe conservée à la bibliothèque nationale du Pays de Galle, à Aberystwyth et qui passe pour être le vrai Graal… Breton, lui-même, en donne sa version dans De la survivance de certains mythes et de quelques autres mythes en croissance ou en formation : 58 Il le symbolise par une crucifixion de Picasso, coupée par collage par l’as de coupe du jeu de tarot. Or, le tarot ayant toujours été suspect aux yeux de l’orthodoxie, cela pourrait montrer la volonté de Breton de replacer « une scène majeure du christianisme (…) dans la dépendance d’un mythe qui la déborde. » En légende figure une citation tirée d’Au Château d’Argol :  » L’amère devise qui semble à jamais clore – et ne clore à jamais sur rien d’autre que lui-même – le cycle de Graal : ‘Rédemption au Rédempteur »… Riche de sens, ce Graal, singulièrement “déchristianisé”, parmi les symboles que Breton retient en vue de la création du « mythe nouveau » qu’appellent les surréalistes !

Pour Breton et ses amis, la christianisation du Graal, symbole païen de régénération et de fertilité, est tentative de récupération par l’Eglise d’un mythe bien plus ancien… Dans l’Avant-propos au Roi Pêcheur, Gracq écrit ainsi : « Mais les deux grands mythes du Moyen Age, celui de Tristan et celui du Graal, ne sont pas chrétiens : par beaucoup de leurs racines ils sont préchrétiens : les concessions dont leur affabulation le plus souvent portent la marque ne peuvent nous donner le change sur leur fonction essentielle d’alibi. L’étrangeté absolue de “Tristan” tranchant sur le fond idéologique d’une époque si résolument chrétienne a été mise en évidence par Denis de Rougemont. A toute tentative de baptême à retardement et de fraude pieuse, le cycle de la Table Ronde se montre, s’il est possible, plus rebelle encore. La conquête du Graal représente – il n’est guère permis de s’y tromper – une aspiration terrestre et presque nietzschéenne à la surhumanité tellement agressive qu’elle s’arrange décidément assez mal d’un enrobement pudique et des plus hasardeux dans un contexte chrétien aussi incohérent que possible… » Quant à Breton, Audoin explique que, « si la geste arthurienne a exercé sur (lui) une fascination croissante, c’est à proportion de ce qu’elle retenait de mythes antérieurs à l’évangélisation, voire à la romanisation, et en lesquels il pressentait une force émancipatrice propre à contrebalancer le joug d’un humanisme responsable à ses yeux des multiples entraves imposées à l’imaginaire et au désir. »

La Quête, dans le roman arthurien, est quête d’une autre réalité mais dans ce monde ci, une aventure impliquant courage et détermination. 59 Elle n’est « ni un cheminement linéaire et horizontal, ni une posture verticale et intellectuelle, mais une immersion dans un espace-temps ouvert, illimité et imprévisible » selon Bernard Rio qui ajoute : « Ainsi les vagabonds de la Table Ronde trahissent-ils dans leurs allures et comportements des héros d’une antiquité sans frontière, un temps où le monde des vivants côtoyait le monde des morts, où le simple mortel appréhendait le royaume des dieux et des fées, où la quête était l’essence de l’existence. » Chez les surréalistes, aussi, les voyages périlleux à travers le monde tel qu’il est, mènent vers le royaume obscur dont ils ramènent, qu’ils soient créateurs ou non, des trésors – fabuleux ou non – à condition d’avoir conservé cette pureté qui permet l’émerveillement. Mais la quête, manière de traverser la Terre Gaste où nous vivons, est également chez eux métaphore du désir de découvrir les secrets dissimulés dans l’inconscient, de rencontrer l’amour, de préférence fou, et, au-delà, éternelle recherche du merveilleux ! Les convergences sautent aux yeux…

60 [III. La ville – La civilisation – engloutie.]

L’attrait de Breton pour le celtisme est donc fondé sur le rejet de la culture latine puis chrétienne tenue pour responsable de l’état d’un monde dominé par cette froide raison positiviste et bourgeoise, si loin de la « raison ardente » des surréalistes. La tentative d’éradication de la culture celte par Rome a provoqué, « chez l’Occidental », explique-t-il dans « Braise au trépied de Keridwen », un « refoulement “honteux” de son passé, en conséquence durable de la loi du plus fort, imposée il y a dix-neuf siècles par les légions romaines ». Or la prise en considération de la situation nouvelle en 1945 a entraîné « un sursaut atavique nous porta(n)t’à interroger sur ses aspirations profondes l’homme de nos contrées tel qu’il put être avant que ne s’appesantît sur lui le joug gréco-latin »… et il poursuit ainsi :  » La révélation – pour le grand nombre – de l’art celtique, qui se donne libre cours dans les médailles et se prolonge dans la sculpture après la conquête, avec en arrière-plan, celui des mégalithes tel qu’il se déploie avec faste dans le tumulus de Gavr’inis, est pour faire 61 amèrement déplorer le manque de documents écrits de l’époque, de nature à nous renseigner plus précisément sur l’organisation des idées-forces qui y présidaient. » Artaud, quant à lui, n’expliquait-il pas, déjà, dans une lettre de 1937 à sa famille : « Je suis à la recherche de la dernière descendante authentique des Druides, celle qui possède les secrets de la philosophie druidique »… Ithell Colquhoun, elle, place, en 1957, en exergue de son livre sur la Cornouaille une phrase du druide et poète irlandais Amergin – « Qui, à part moi, peut dévoiler les secrets du dolmen de pierre brute » – et y décrit une cérémonie druidique contemporaine. La même année, Lengyel émet l’hypothèse que le « souci intransigeant » mis par Breton à défendre « une vision du surréel dont les deux pôles d’attraction sont (…) l’automatisme et l’art magique » (…) « vient de loin comme le commandement secret du dernier rassemblement des druides indépendants, (ses) frères, avant la persécution latine ». Et ce n’est pas par hasard qu’Yves Elléouët cite Tuàn Mac Cairill, le 62 druide primordial de la mythologie irlandaise, celui qui assure la transmission du savoir… Ni qu’il intitule son premier récit, où sont par ailleurs cités tous les bardes gallois ressuscités par Markale, Le Livre des Rois de Bretagne, titre qui, au passage, ressemble fort à celui de l’Historia Regum Britanniae du gallois Geoffrey de Monmouth – ce récit qui fonde la légende de la colonisation de l’Armorique par les Bretons de Conan Mériadec ! Le texte d’Elléouët, selon Marc Gontard, « peut – dans une intertextualité très lâche, évoquer les sources du corpus bardique : Le Livre noir de Camarthen, le Livre rouge d’Hergest, Le Livre de Taliesin, tandis que dans le prédicat titulaire s’inscrit la fonction essentielle du barde, personnage officiel et mémorialiste des sociétés celtiques »… C’est du reste cette même fonction qui est assignée à Troadic Cam, « barde originel » dont « l’archétype modélisant » n’est autre que Taliesin. La culture celte fait donc figure de monde englouti, même s’il faut noter la survie d’une église celtique au message original – au moins jusqu’au VIIIsiècle – ainsi que la permanence des anciens mythes dans l’oralité. Roger Renaud le souligne bien dans son article « Nos Descendants les Gaulois » : « Au reste la pensée, la tradition européennes existent : à partir de la renaissance qu’elle connut au Moyen-Age, par exemple, l’éclosion de la première poésie lyrique, autour de la Matière de Bretagne, montre que la pensée celtique survivait encore à toutes les agressions dont elle était l’objet depuis plus de mille ans. Et l’on peut aisément suivre son cheminement jusqu’à nous. » Or ce « passé submergé », comme dit Lengyel, quel meilleur symbole en trouver que le mythe de la Ville d’Ys. 63 C’est du reste ce qui ressort d’une note consacrée par Alain Jouffroy à Yahne Le Toumelin où dit que la Bretagne lui a donné, outre son nom, « l’arrière-fond d’eaux remuantes, d’eaux peu transparentes où une certaine ville engloutie a tué avec elle la signification de la plupart des mythes celtes qu’une relecture des romans de Chrétien de Troyes ne permet de réveiller que par échos interposés »… Ys, ainsi évoquée par Breton à la fin de son second texte sur Yves Tanguy :  » Un marin de Douarnenez, ne pouvant après la pêche dégager son ancre, plonge et la trouve engagée dans les barreaux d’une fenêtre de la ville d’Ys. Dans cette ville engloutie, appelée par la légende à renaître, tous les magasins sont restés illuminés, les marchands de drap continuent à vendre la même pièce d’étoffe aux mêmes acheteurs. Yves derrière la grille de ses yeux bleus » ! Lignes qui montrent, au passage, que Breton connaissait parfaitement La Légende de la Mort d’Anatole Le Braz. Outre le fait que la phrase « Les marchands de drap continuent de vendre la même pièce d’étoffe aux mêmes acheteurs » figure mot pour mot dans Le Braz, le chapitre XI de son livre, sur les villes englouties, commence par un récit très semblable. Certes, Breton omet de préciser que le filet s’est pris dans les grilles de la fenêtre de la cathédrale d’Ys, mais Elléouët le fera… 64 « Les ruines cristallines de cet ancien continent s’accommod(a)nt des bavures amorphes de la mer », l’Armorique compte nombre de cités et de contrées englouties mais on retrouve cette légende dans d’autres pays celtes et à la forêt de Scissy, engloutie en baie du Mont Saint Michel avec ses villages, fait écho, dans le roman arthurien, le pays de Lyonesse, terre natale de Tristan et fief de Galaad, qui se trouvait, dit-on, quelque part entre la Cornouaille britannique et les îles Scilly… Au pays de Galles, c’est la ville du roi Gwyddneu noyée en baie de Cardigan et qui a fait l’objet de poèmes recueillis à la fin du XIIsiècle, mais sans doute bien antérieurs. En Irlande, c’est celle qui repose sous les eaux du Lough Neagh… Ys, la plus célèbre de ces cités englouties, apparait aussi sous la plume d’Elléouët 65 : « Falc’hun le Vieux parlait : ‘Ce sont les morts de la Ville engloutie. Tous les noyés font sonner les cloches des cathédrales dans la cave. (…) J’entends sonner les cloches de la Ville évanouie, au fond de la cave (…). Et dans chaque cathédrale, l’officiant célèbre la messe des âmes, encloses dans la malédiction de la ville. Il suffirait qu’un vivant répondît Amen à l’une des oraisons prononcées pour que toutes ces âmes soient délivrées et quittent la Cité engloutie dans la cave et dans les profondeurs froides de la mer. (…) La Ville elle-même referait surface comme au temps de Grallon Aenobarbe. Elle brillerait ainsi qu’un joyau à l’occident et deviendrait la capitale du monde ». Dans son premier livre, Elléouët raconte à sa manière la submersion d’Ys. Il évoque Dahut et lui donne une sœur, Oanez, métamorphosée en jument marine ayant servi de monture à Gradlon dans sa fuite. Oanez conte ainsi, de manière peu édifiante, la disparition de Dahut/Ahès, probable souvenir d’une « ancienne déesse bretonne honorée dans la région de la pointe du Raz », selon Markale : « L’anachorète Gwénolé participait au sauve-qui-peut sur un hongre assez peu véloce. Il exhortait le roi à se débarrasser de Dahut : Car sinon, roi Grallon, ululait-il, nous serons engloutis et damnés à jamais… Mais vous connaissez cette histoire. Et comment Grallon, roi de Cornouaille, d’une poussée brusque jeta la fille qui lui restait dans l’impétuosité aquatique, afin que la colère divine – c’est ce qu’ils ont toujours prétendu par la suite, pour justifier cet inqualifiable infanticide – s’apaisât ; en réalité, pour sauver leurs vies de vieillards en sacrifiant la Jeunesse et la Beauté » 66. Puis Oanez narre la métamorphose de Dahut en Marie-Morgane : « Les courants sous-marins l’avaient déjà entraînée à des milles de profondeur. Il était écrit que son destin devait ainsi s’accomplir et que sa propre mue s’élaborerait pendant un an et un jour loin des regards humains. Ce temps écoulé, elle réapparut plus éblouissante encore qu’auparavant, l’eau étant devenue son élément naturel. Depuis lors, elle hante, de l’orée de la nuit jusqu’à l’aube dissolveuse de monstres les eaux argentées du littoral «  ! Le mythe est bien là, dans ses grandes lignes, mais subtilement réécrit par l’auteur qui ramène à leurs justes proportions la “sainteté” de Gwénolé et la sagesse de Gradlon – taxé d’infanticide – tout autant que la “perversité” de Dahut, « la plus folle d’entre les folles d’Ys aux portes marines ». A la manière de la femme celte qui, souveraine et libre comme la reine Maeve en Irlande, offre aux hommes « l’amitié de ses cuisses » et le réconfort, Dahut incarne, dit Markale, cette « souveraineté féminine (…) occultée, engloutie sous les eaux, dans les ténèbres de l’inconscient », qui, « lorsqu’elle réapparaitra en plein jour » permettra que se « réalis(e) l’harmonie du monde, que soit « retrouvé le paradis perdu où règne, toute puissante et éternelle, la femme-soleil, celle qui donne la vie et qui procure l’ivresse de l’amour ». Or, la légende d’Ys « était largement diffusée à la fin du XIX et au début du XXsiècle par des feuilles volantes et des chansons populaires », autour de Locronan où Yves Tanguy passait ses vacances depuis 1912, près de cette baie de Douarnenez où il se baignait, où il entendait les récits des pêcheurs parlant de filets coincés dans les grilles de la ville engloutie, où les premiers archéologues parlaient de ruines sur les hauts-fonds et notaient l’existence de voies romaines, les chemins d’Ahès, convergeant vers un centre disparu… Locronan, 67 cette petite ville portant le nom d’un de ces saints de Bretagne qui sont « l’image fantasmatique du druide celtique devenu prêtre chrétien », avec ses Troménies citées plusieurs fois par Breton, version christianisée d’un très antique rituel solaire ! Et Tanguy, dont « le rêve n’avait pas plus de limites que n’en a la laisse, à marée basse », écrit Audoin, « un homme de l’ouest, familier de l’Ankou et des Lavandières de nuit ; un homme de légende, maître des orages magnétiques qui chargent ses premiers tableaux, puis s’éloignent en ne laissant qu’une brume légère et, sur les grèves, ces êtres-objets complexes, fruits de métalloïdes rares, polis et repolis par l’incessante fellation des marées. » Le père de Tanguy s’intéressait à l’ésotérisme et au druidisme et s’était rendu plusieurs fois en Irlande, au Pays de Galles et à Glastonbury… Comment s’étonner qu’Yves et ses frères se mettent en tête de cartographier tous les menhirs de la région ! Plus tard, le peintre se dira « descendant des druides chrétiens » et Eluard le qualifiera de  » guide du temps des druides du gui ». Sa nièce, Geneviève Morgane Tanguy 68 écrit à son propos : « Sur le sujet du druidisme, il était très calé, ayant étudié depuis qu’il était en Amérique toute sorte « d’histoires de sorciers » autour de Salem, mais qui étaient en fait les vestiges de rites autrefois pratiqués dans ces régions comme en Irlande et en Armorique. Il consultait des ouvrages sur les civilisations celtiques, sur l’origine des Celtes et du druidisme, sur leur philosophie, leurs pouvoirs magiques ». Et Josick Mingam affirme qu’il rêvait « de voir liés le Carnac du Morbihan breton et le Karnak égyptien. » Tanguy ayant toujours dit que s’il « devai(t) chercher les raisons de (s)a peinture, ce serait un peu comme s'(il s’)emprisonnait (lui)-même » et même déclaré que « la géographie n’a(vait) aucune influence sur lui », André Cariou prend moultes précautions pour affirmer : « Il est absurde de vouloir trouver dans les peintures de Tanguy les paysages de Bretagne, de tenter d’identifier un phare ou de rechercher des formes ressemblant à des mégalithes. Mais on y retrouve beaucoup : les vastes plages de Saint-Efflam (à Plestin) et de la baie de Douarnenez où la marée est de forte amplitude et libère de vastes étendues de sable à basse mer, les brumes océaniques, une palette à dominante de gris, les plages voilées qui vont disparaître de l’œuvre ultérieurement ». « Une Bretagne engloutie carillonne au fond de son œuvre », note Patrick Waldberg ! Cité par José Pierre, John Sharkey, l’auteur de Celtic Mysteries écrit : « Les mystères celtes s’élaborèrent dans le flux d’états intermédiaires, (…) L’aire où se rencontrent des mondes différents, tels le passage de la vie à la mort, la brume flottante entre la surface de la mer et le ciel, le crépuscule, l’aube et le bord du gué, revêtait un sens particulier pour les Celtes ». 69 Cet indéterminé, cause, selon lui, de l' »étonnant dynamisme poétique, qui propulse l’être à travers tous les possibles, est ce qui inspire également le plus spécifique des productions de l’art celtique, des monnaies des Osismii et des Vénètes jusqu’au célèbre Book of Kells (…), dernier témoignage du génie créateur des Celtes dans le domaine plastique » – avant Tanguy ou Charbonel… Tanguy, lui, a confié : « Je sais que je possède une seule invention à moi : j’ai supprimé la ligne qui sépare l’eau du ciel » ! 70 Ses toiles apparaissent comme des décors dont toute vie est absente comme dans le roman O et M. de Charles Estienne, dont l’action se déroule dans « un pays de mer », jamais plus nettement désigné mais où l’on va « sur la lande » voir le soleil se lever sur « la grande pierre » : 71  » Un autre promontoire bas sur la mer, et l’on marche au milieu de pierres de toutes tailles éparses sur la dune ; vers une ombre géante, à dimension du spectateur pourtant, un énorme rocher fait comme un personnage, qui s’enlève vers le ciel avec une légèreté écrasante sur son socle où roule et déferle le ressac. La lumière de la lune fait ressortir l’affleurement des plans de clivage comme celui d’autant de marches. » Mais, à propos de paysage, parlons des dolmens et menhirs, qui s’y dressent, même s’ils sont d’origine pré celtique, et de ces tumuli qui, en Irlande en particulier, sont les portes d’entrée dans l’autre-monde ! A l' »arrière-plan » seulement dans l’œuvre de Tanguy, à l’image du « tumulus de Gavr’inis » pour Breton, cercles de pierre et alignements ont inspiré de nombreuses toiles 72 ou collages aux surréalistes, de Prévert à 73 Toyen ou Alice Rahon 74 en passant par Ithell Colquhoun – sa Dance of the nine opals (1942) 75, représentation artistique d’un cercle de pierres situé près de chez elle ou encore le Mên-an-Tol (1940) 76 montré à de nombreuses reprises. Et Raoul Ubac, en 1975 encore, déclare, au sujet de ses stèles d’ardoise 77 : « Je crois avoir des affinités avec les sculpteurs qui ne vivent plus depuis longtemps, par exemple ceux qui ont fait Carnac » ! Plus près de nous, le Gallois John Welson, ami de Jean-Claude Charbonel, peint aussi régulièrement les monuments mégalithiques de son pays, comme en témoigne cette Standing Stone 78 de 2013. Selon leur vœu, les cendres d’Yves Tanguy, auteur du tableau Les Profondeurs Tacites, et de son épouse, Kay Sage, ont été dispersées en 1964 en baie de Douarnenez, ce qui éclaire d’un jour singulier le « Yves derrière la grille de ses yeux bleus » de Breton mais aussi le surnom dont l’affubla le peintre après leur brouille de 1945 :  » l’A.B. des Trépassés »… « Sous les flots de la mer, suggère Markale, la Ville d’Ys est toujours là, avec sa princesse engloutie : celui qui le premier, le jour de la surrection d’Ys, entendra sonner la cloche, celui-là possédera le royaume dans sa totalité, et Dahud-Ahès de surcroît » ! Cela aussi figure, presque mot pour mot, chez Le Braz ! Certains surréalistes, il n’y a aucun doute, ont entendu au moins l’écho de la cloche…

79 [IV. La légende de la mort]

« On a pu dire de la Bretagne, avec quelque raison, qu’elle est le pays par excellence de la mort. Déjà, au temps de Pomponius Mela, les nautoniers de ses rivages avaient la réputation de conduire aux sombres bords les mânes des défunts, d’être de mystérieux passeurs d’âmes. Leurs descendants ont gardé, à un degré rare, le goût du surnaturel : les choses de l’Autre-monde les passionnent peut-être plus que les réalités de la vie présente, et l’on trouverait difficilement, parmi les nations civilisées, une autre race qui vive d’aussi près, en une communion aussi étroite, avec ses morts » expliquait Anatole Le Braz en 18946. Les anciens Celtes, dont la métaphysique occulte sophistiquée a résisté à la christianisation, considéraient la mort comme métamorphose, au milieu d’une longue vie. 80 L’Au-delà, qu’aucun peuple ne désigne avec plus d’abondance et d’exactitude qu’eux, est partout, sous terre aussi bien que sous l’eau. Et c’est vrai dans tous les pays celtes, en particulier en Cornouaille, si l’on en croit cet extrait de l’article de 1971 « Cornish Earth » d’Ithell Colquhoun : « Les morts sont ‘tout autour de nous’ : on sent qu’ils participent d’une vie diffuse dans l’atmosphère des endroits où ils ont vécu et sont morts. (…) Mais on n’a guère foi dans l’immortalité de la personne – ‘Nous ne les reverrons jamais’ dit-on de relations disparues. On envisage une perpétuation dépersonnalisée – nous étions sur terre avant et continuerons d’y être. « … ! Vie et mort, pour les Celtes, ne sont donc pas antinomiques. Les morts, tout simplement, vivent à côté des vivants, dans un monde voisin aux limites floues. Le Braz fait observer que « dans la croyance des Bretons, les morts ne sont jamais vraiment morts » et qu’ils « dorment le jour durant et une moitié de la nuit pour se réveiller à l’heure où, dans les chaumières et les manoirs, les vivants se sont endormis à leur tour. Ils se lèvent par grands essaims silencieux, frôlent de leur pas muet les routes désertes »… Elléouët s’en souvient peut-être en écrivant 81 : « Les lagunes habitées, les haies hantées, les chemins sont propices. Car les vivants dorment, tandis que les morts apparaissent dans les rues ; ils s’arrêtent devant le débit Cariou, dont les vitres reflètent la lune. Georges les entend. (…) Il ouvre la porte ; il est dehors, au milieu des ombres flottantes, suspendues dans l’air qu’elles colorent de bleus passés et d’ors vieillis. Il va vers les dunes, environné de ces présences à peine sensibles. Parfois se distinguent les linéaments d’un visage qui se confond bientôt avec le ciel plein de lumière blanche, avec l’herbe grisâtre. » Le verre comme limite entre les deux mondes, la nuit, la porte, les « ombres flottantes » « impondérables et qui ne laissent pas plus de traces que la fumée » : en franchissant le seuil de sa demeure, le héros est passé d’un monde à l’autre… « Ces deux mondes, dit Markale, ne sont en effet séparés que par l’apparence : ils coexistent  » parce que les Celtes, et les Bretons en particulier, ont voulu négliger le réel sous son aspect illusoire et transitoire pour ne s’attacher qu’à la découverte d’un Réel absolu, caché sous l’autre, mais permanent, éternel. Quelque chose comme ce que décrit Estienne dans O et M. : « C’est à croire que ce pays », or il s’agit d’un « pays de mer », « est fait pour prouver dans le monde l’existence du gris, comment dire, les droits du gris, et ce n’est pas que la persistance du ciel à être ainsi soit triste, non : il semblerait plutôt que cette tonalité immuable de la lumière atmosphérique réponde à une autre tonalité, à une autre lumière, cette fois véritablement immuable, inaltérable, essentielle. C’était en somme comme si se réfléchissait, dans ce ciel présent et visible, la lumière d’un autre pays, peut-être plus proche – bien qu’il demeurât invisible ». Toujours cet indéterminé, cette imbrication de deux réalités qu’exprime bien la fameuse phrase d’Eluard et Breton :  » Il y a un autre monde, mais il est inclus en celui-ci » tant il est vrai que « L’Au-delà, tout l’Au-delà » est « dans cette vie ». Or c’est précisément de leur coexistence confuse que nait la surréalité. Des passages existent entre les deux mondes, gué, entrée d’une grotte, marécage, pont, et ils s’ouvrent en particulier lors de Samain, le nouvel an celte, début novembre. 82 Deux mondes en miroir, mais un miroir que l’on peut traverser dans certaines conditions, souvent sur injonction de puissances surnaturelles.

C’est encore chez Gracq qu’on trouve les plus belles allusions à Samain, dans « Le Roi Cophetua », parfois considéré comme « une réécriture “occulte” du Roi Pêcheur ». En ce premier novembre 1917, le narrateur, un journaliste réformé, a été convié par son ami Nueil, pilote militaire, dans sa propriété près de Paris. Il traverse donc en train les plaines inondées du nord de Paris, puis une forêt, avant de parvenir chez son ami où une servante le reçoit. Nueil, dont l’avion a sans doute été abattu, ne viendra pas et au terme d’une très longue attente, le narrateur se laissera séduire par la servante avant de littéralement fuir, le lendemain matin, sans avoir d’ailleurs posé la moindre question… Or cette nouvelle semble inspirée par les légendes celtiques du voyage dans l’autre monde. Vu le goût de Gracq pour celles-ci, et la nature tripartite du voyage du narrateur qui lui fait traverser une Terre Gaste (la plaine dévastée), un Gué périlleux (la forêt “démontée”) jusqu’au château du Roi Pêcheur (la maison), on peut y voir une allusion à la mythologie celtique ! La maison de Nueil, isolée au sein « d’une forêt que tout désigne comme magique », est pourvue de « larges baies » vitrées « qui la coupent de son environnement immédiat » et on a vu l’importance de l’eau, ou à défaut du verre, comme frontière entre les mondes. La panne d’électricité qui prive la demeure de lumière est à rapprocher du fait que « les druides inauguraient la période de Samain en faisant éteindre, la veille, tous les feux d’Irlande ». En plus, « la coexistence au sein d’un même espace de l’élément igné (feu et lumière) et de l’eau nocturne est caractéristique de l’Autre monde celtique. » La “servante” ici fait plutôt figure de prêtresse d’un culte ésotérique et conjugue les trois fonctions essentielles des femmes des mythes celtes, pouvoir magique, force vitale et fertilité. Comme le suggère le parallèle tracé par Gracq avec le tableau 83 d’Edward Burne-Jones, elle fait « partie d’une dyade sacrée », incarnant « le principe féminin dont le masculin a besoin pour devenir un principe actif selon les celtes. » Nueil y figure le vieux roi que vient remplacer un successeur plus jeune afin de régénérer le royaume en train de basculer dans le sommeil ou la mort. Tout cela prend un sens particulier si l’on se souvient des paysages inondés, en odeur de guerre, traversés par le narrateur. Mais, tel Perceval au château du Roi Pêcheur, lieu d’affrontement entre les deux mondes, le narrateur ne comprend pas sa mission malgré une véritable initiation, attente inquiète dans une quasi-obscurité, toilette lustrale puis repas plus ou moins cérémoniel. La progressivité du récit de Gracq, de la traversée de la forêt tourmentée au début de l’hiver à la sortie du héros sous une lumière qui évoque le printemps est conforme au schéma des légendes celtiques à thème saisonnier. Mieux : comme le temps du mythe et le nôtre ne coïncident pas, le héros perdant conscience de l’écoulement du temps, on peut penser que le séjour chez Nueil a duré, non pas une nuit, mais toute une année et que le narrateur ressort en novembre 1918, à la signature de l’armistice, ce qui expliquerait l’aspect paisible d’un monde ayant recouvré la paix. Parfaite illustration du fonctionnement, peut-être souterrain, des mythes celtiques chez certains surréalistes.

Cette confusion entre le monde des vivants et celui des morts, le présent et le passé, dans le flou d’une hallucination, tant visuelle qu’auditive, Charles Jameux, membre du groupe surréaliste de 1964 à 1969, en a fait directement l’expérience et la relate dans son anamnèse-fiction Souvenirs de la maison des vivants. D’ascendance bretonne, Charles Jameux fut victime en novembre 2004, d’un très grave accident de la circulation. Pendant sa longue hospitalisation – « rite de passage de mort et de résurrection » – il raconte avoir fait, juste après sa sortie du coma, un rêve pour le moins étrange. Allongé un soir sur son lit de douleur, « vers minuit » – l’heure où s’ouvrent les passages – il entend de la musique, des chants et des danses au-dessus de sa chambre : Bombardes, binious et cornemuses, bruits de sabots et de chaussures de cuir. 84 « Et puis brusquement le bruit cesse et fait place à un silence total. A ce moment précis, détournant le regard vers la droite en direction d’une fenêtre – qui s’avère après coup ne pas exister – j’aperçois une scène extraordinaire. Sur le perron de l’hôpital, descendant gravement et en silence les quelques marches accédant à la porte d’entrée, défilent les uns après les autres les protagonistes de cette fête nocturne imaginaire. Viennent en tête les paysannes vêtues de velours noir et de tabliers de dentelle blanche ; elles tiennent leurs robes à deux mains en en déployant les plis. Chacune porte une coiffe. Viennent ensuite des cavaliers en selle qui descendent lentement les marches du perron. Ils sont vêtus d’un costume traditionnel ancien que je voyais encore pendant mon enfance lors de rassemblements folkloriques : pantalons rayés ou culottes légèrement bouffantes, chaussures et chapeaux noirs à boucles d’argent, vestes à parements tissés de fils d’or (…). Un léger brouhaha clôt le passage des dernières personnes du défilé, tandis que mon rêve s’affaiblit et que je retourne au sommeil. » Au réveil, l’infirmière qu’il interroge lui dit qu’il ne s’est rien passé de tel et le laisse avec « une sensation oppressante (…) liée à l’atmosphère pour le moins étrange (de cet) épisode et (à) sa ponctuation finale ». Un épisode qui a toutes les caractéristiques du rêve, gravité, silence, lenteur et majesté dans un climat d’inquiétante étrangeté, comme lorsqu’un mortel assiste en catimini à quelque cérémonie de l’Autre-monde à laquelle il n’est pas convié…

Chez Elléouët, dont le héros, Falc’hun rode, lui aussi, « sur les frontières de deux royaumes, celui des vivants et celui des morts, sans qu’on sache très bien auquel il appartient », c’est une autre forme de mythe celtique qui prend figure : celui de l’Ankou. 85 Même si, selon Markale, il n’apparaît pas avant le XVsiècle, l’origine du personnage est obscure, et il semble très ancien, empruntant sans doute certains traits au Dagda irlandais. Dagda, dieu-druide ou dieu des druides, règne sur le temps, l’éternité, les éléments et l’Autre-monde, et a pour attribut, entre autres, une massue qui tue dans un monde et ressuscite dans l’autre. L’Ankou, dont l’attribut est une faux tournée vers l’extérieur, n’est cependant pas la version celtique d’un dieu de la mort. Ce n’est qu’un personnage psychopompe, »l’ouvrier de la mort », qui hante les chemins creux, la nuit, debout dans sa charrette, le Karrig an Ankou. Il doit certains de ses traits actuels aux prédications des pères Julien Maunoir et Michel Le Nobletz qui au XVII siècle en firent « une exploitation terroriste », pour rechristianiser une population hantée par ses anciennes traditions… Chez Elléouët, qui en a laissé plusieurs représentations directement inspirées par Anatole Le Braz, 86 il s’agit d’une sorte… d’épicier ambulant, chez Maurice Fourré, d’un VRP, tous deux au volant d’une camionnette ! Dans le Livre des Rois de Bretagne, Jos l’Ankaw, « plus vieux que la mémoire et que la voix » avec « sa longue figure jaune (qui) exprime constamment une sorte de bizarre allégresse », parcourt tout le pays  » en long, en large et en travers, en haut et en bas, ici et là, partout et nulle part, nuit et jour, par grand vent, par beau temps », se livrant à un commerce étrange, débarrassant à chaque étape son véhicule de ses denrées comme son homologue funèbre vide sa charrette des pierres qui la lestent chaque fois qu’il cueille une âme. « Je connais tout le monde, et un jour ou l’autre chacun me connait », se vante Jos, « le Grand-Pourvoyeur » 87. « Là-bas, écrit encore Elléouët, des pierres marquent l’emplacement du cimetière de l’âge du bronze. Là-bas, émerge, comme un sein coupé flottant sur l’eau, le tumulus de l’ile Carne avec l’ombre douloureuse du roi Carn » 88. Et l’auteur prête à Jos devisant avec Troadic les mots suivants : « Alors, j’apparus dans l’ile, dit l’Ankaw. Debout sur ma charrette dont l’essieu imite le cri du courlis. Et les larmes du roi tarirent dans ses yeux morts et cessèrent de couler sur la peau de sa face morte ». Ce qui renvoie Jos l’Ankaw lui-même aux temps d’avant l’histoire, à plus forte raison d’avant les prédications de Maunoir et Le Nobletz, au temps du mythe… Analyse confirmée par cette évocation, placée par Elléouët dans la bouche d’Eliezer Falc’hun : 89 « Je remonte le temps dans la contrée des hommes aux longs cheveux coiffés du chapeau à rubans, les cuisses dans des braies plissées. (…) Les Ombres attendent aux carrefours ceux qui rentrent d’une ripaille ou d’une beuverie lointaines. Il arrive qu’on puisse entendre, de nuit, grincer l’essieu de la fatale charrette. Elle roule à grand bruit sur les chemins blancs ; des crânes s’y entrechoquent entre les ridelles. Le cocher funèbre fixe la route de ses orbites vides, dans une face crispée comme un poing. » Dans Tête de Nègre 90, Fourré nous parle, lui, en termes saisissants de l' »ANKOU, la mort celtique, aux yeux de miroir, conduisant les légendes gaéliques, qui arrivèrent du Nord sur les vagues de la mer, dans des pirogues de granit ». Et Monsieur Maurice, « ce singulier personnage, furtif et monumental nautonier de notre secret Navire de Brumes », le VRP dont j’ai parlé, « énigmatique conducteur d’une ‘camionnette angevine’ qui parcourt, à l’instar de la charrette à l’essieu grinçant de la Mort Celtique, – les nuits ensorcelées de l’Ar-Coat », nous dit Audoin, y « est encore plus inquiétant que le vieil Ankou. Celui-là, au moins quand on le rencontrait, retour de ribote, ou qu’on entendait seulement grincer dans la nuit celtique les roues de sa charrette, on savait à quoi s’en tenir sur son sort prochain : une confession pour Itrun Varia et un drap neuf pour l’ensevelissement. Mais avec M. Maurice, rien n’est certain. Il se mêle de tout. Il, passons-nous l’expression, fout la merde, et repart comme il était venu. Il est pressé, il voyage, comme le juif errant ». Cas particulier et unique de traitement de la question, en un ébouriffant jeu de miroirs, « dans cette liturgie hilare et funèbre, Fourré s’incarne pareillement dans l’Ankou, double complice et affreusement cajoleur de tout vivant prétendu. Et il signe carrément l’hécatombe : « Le nommé Maurice/ est responsable/ de TOUT. »

Dans O et M., 91 de Charles Estienne apparaît une étrange figure, Louis, « le dernier des gardes », ainsi décrit : « … l’allure du personnage, sa vêture, – le chapeau de feutre à plumes noires, l’anneau d’or à l’oreille droite, l’autre déchirée – O reconnaissait – c’était… » – et on reste sur ces trois points de suspension ! Or Louis, peu après, emmène O et M., le maître, dans une charrette dont l’auteur dit : « Les ressorts bondissent irrégulièrement, mais on roule, et n’était ce cri des essieux, cette plainte… » et plus loin  » Maintenant, la voiture s’éloigne – et l’essieu crie bas, où est-il cet oiseau à la patte cassée ! ». Comment ne pas penser à l’Ankou et au bruit de sa charrette, ainsi évoqué par Elléouët dans le poème “Pencran” :  » l’essieu grince zig-a-zag / sur la route de nuit à la lune / wig-a-wag wig-a-wag / dans les chemins oubliés à la nuit voyante ». Chez Estienne, la légende de la mort rejoint le roman gothique car l’homme qui se trouve à côté de ce conducteur n’est autre que Melmoth, l’Errant, un autre errant…

C’est encore à l’Ankou que fait allusion Philippe Audoin dans un texte sur Jarry où il écrit : « Cette mort-là est celte. Elle ne frappe pas au hasard. Elle signe le destin prescrit et a la courtoisie de s’annoncer aux “élus”, retour de ribote, par ces grincements d’essieu ou ces bruits de battoirs qui dramatisent la nuit bretonne »… « Bruits de battoirs » ! D’autres figures celtiques de la mort, en effet, présentes chez Le Braz, hantent les textes surréalistes, comme les « lavandières du noir, les Maouès-noz » 92, qui dans Le Livre des rois de Bretagne, « battent de leur battoir que n’entend plus l’oreille de l’homme endormi. » Ces « lavandières de la nuit à la taille de diabolo qui battent au bord des rus les linceuls des morts à venir », comme l’écrit Elléouët expliquent peut-être le titre du poème énigmatique de Breton « Au lavoir noir », avec ses « obscurs présages », dans lequel la primauté de la nuit se conjugue à l’omniprésence de l’au-delà. Elles figurent également dans « Ce que Tanguy voile et révèle » en 1942 : « Souvenirs : la lavandière de nuit, agenouillée dans sa demi-caisse de bois, il faut absolument la faire taire ». Ces femmes de nuit, dont il faut s’abstenir de « prendre (l)a place, la nuit », clairement présentées comme malfaisantes, comme l’est l’étrangère du texte intitulé « celle qui lavait la nuit » dans La Légende de la mort apparaissent aussi dans un texte de 1948 de Stanislas Rodanski, » A bord de la nef des fous » : « … frayeur des lavandières, écrit Rodanski, mortes de peur en faisant une lessive de fantômes – une lessive de sang frais et de violence ».

« Pleurer les défunts, à la mode de Bretagne, guetter les intersignes relatifs à l’espérance de vie de tel ou tel membre de la communauté villageoise, c’est affaire de femmes, de sœur, d’épouse, de mère » rappelle Philippe Audoin, en écho à Le Braz qui dit que les intersignes, qui « sont comme l’ombre, projetée en avant, de ce qui doit arriver », annoncent la mort et que certaines gens ont plus que d’autres le don de voir ce qui reste invisible aux yeux de la plupart des hommes. Comme toutes les formes de prémonitions, ils ont intéressé les surréalistes et si je ne cite pas ici directement Elléouët, c’est que l’esprit-même de La Légende de la mort plane sur toute l’œuvre, avec ses ombres dans les nuages ou sous les eaux… Autre exemple, la cuisinière bretonne de La nuit du Rose-Hôtel de Maurice Fourré, vit dans un « monde silencieux d’intersignes, avec le cortège familier de ses défunts. » Une phrase de Desnos vient parfaitement illustrer cette atmosphère et ce rapport du mythe aux paysages qui l’ont fait naître : « Nous constatons de surnaturelles présences dans des paysages incroyables. « Dans Au Chateau d’Argol, récit dont la tension dramatique se nourrit de présages, de pressentiments, de signes annonciateurs, la prémonition prend même la forme d’une extraordinaire coïncidence proche du hasard objectif tel qu’André Breton le définit dans L’Amour fou. Et à propos de L’Amour Fou, que dire de cette scène où Breton évoque « un état affectif en totale contradiction avec (leurs) sentiments réels » qui se développe entre lui et sa femme après leur visite au Fort du Loch, près de Lorient : « Tout se passe comme si, en pareil cas, l’on était victime d’une machination des plus savantes de la part de puissances qui demeurent, jusqu’à nouvel ordre fort obscures. Cette machination, si l’on veut éviter qu’elle entraîne, par simple confusion de plans, un trouble durable de l’amour, ou tout du moins sur sa continuité un doute grave, il importe au plus haut point de la démonter. » Ces prémonitions, funestes ou non, relevant quelque part du hasard objectif, nous ramènent aux liens existant entre la conception celtique d’un monde duel et le surréalisme. Breton, dans son article « Le Pont suspendu », parle même une « autre dimension, inconnue dont John W. Dunne invite à chercher le secret dans le temps sériel.  » Et il cite un long passage du livre Le Temps et le Rêve de cet irlandais : « Le sérialisme révèle l’existence d’un genre raisonnable d’“âme”, d’une âme individuelle ayant dans le Temps absolu une origine bien déterminée – âme dont l’immortalité, intéressant d’autres dimensions du Temps, n’entre pas en conflit avec la fin manifeste de l’individu dans la dimension temporelle du physiologiste«  ! 93 L’Autre-monde des Celtes serait-il cette autre dimension ?

Pour conclure…

La présence des mythes celtiques dans les textes surréalistes, à l’exception de Carrington, d’Elléouët et de manière plus voilée, de Gracq et de Colquhoun, sauf chez le précurseur Apollinaire, n’est jamais massive. Ils n’y sont que latents, même s’il est clair que les surréalistes – et rappelons que le surréalisme est d’abord une manière d’être au monde – se sont vécus comme une communauté initiatique élective empruntant des traits à la Table Ronde. Inspirés par l’esprit d’une philosophie conçue comme celle des véritables lumières, ce n’est pas le mythe comme récit qui les intéresse, 94 mais les figures ou objets mystérieux, du Graal au Château sur fond de brume ou de ténèbres, en ce qu’ils sont énigmatiques et relèvent par là-même du merveilleux. De la même manière, l’épopée celtique, dans son ensemble, étant une quête, elle ne pouvait que croiser et contaminer l’aventure surréaliste par l’effet d’une convergence objective qui veut que « deux mille ans avant que le surréalisme parle de ‘beauté convulsive’, les médailles gauloises les plus élaborées (…) offrent l’image accomplie de cette beauté » comme dit Bédouin. Armand Hoog, ami de Gracq et de Breton, a très bien défini l’attitude surréaliste en l’occurrence :  » Le cartésianisme a détruit pour deux siècles nos liaisons avec le rêve, avec une poésie aussi vitale que l’oxygène. Le romantisme et le surréalisme, ces deux tentatives miraculeuses dont on ne sait peut-être pas encore voir l’importance inouïe sont les sursauts révolutionnaires d’une conscience écrasée par le rationnel, le logique. Or, notre moyen âge a vécu de la Matière de Bretagne, 95 des romans arthuriens, des prestiges du Graal, de Camaalot et de Brocéliande. Trois cent ans de durée poétique se sont abreuvés à la Table Ronde. C’est pourquoi il fallait que les restaurateurs de la merveille retrouvent le chemin enfoui. 96 C’est pourquoi le chef du surréalisme s’appelle Breton (éblouissant hasard), même s’il s’adresse aux magies parisiennes. C’est pourquoi Julien Gracq ne pouvait situer le Château d’Argol ailleurs que dans le beau pays de Storrvan, et la maison où va mourir le Beau Ténébreux ailleurs qu’au fond d’un golfe, au bord de la mer celtique ». Ce qui a très vite intéressé les surréalistes dans les mythes celtes, c’est la trace d’une tradition occidentale préromaine, les surprenants vestiges d’une lignée native. 97 Ouvertes, en effet, sur l’immensité, du vieil océan, l’Armorique, et au-delà, la Celtie, sont terres où souffle l’esprit, où règne le merveilleux, où la vie et la mort, la terre et l’eau, le haut et le bas s’abolissent dans l’absence d’horizon, un dégradé de couleurs et de sensations qui pourrait bien être précisément quoique mythiquement ce lieu où les contradictions s’abolissent dont parlait Breton.

1C’est une phrase de Beckett qui figure en exergue de Falc’hun.

2Qu’il découvre grâce au surréaliste Jacques Bernard Brunius, notamment, traducteur, du long poème Under Milk Wood. Dylan Thomas, bien qu’il ait refusé d’être associé au surréalisme, participa à l’exposition internationale de Londres en 1936 – en offrant aux visiteurs « des rafraichissements de ficelle bouillie dans des tasses à thé » !

3Titre emprunté à l’alchimiste allemand Johann Ambrosius Siebmacher.

4« Moi qui entends cela du fond de mon tombeau je me garde d’y contredire, écrit-il dans « La porte de la maison de Lise… »

5Enfer blanc.

6Anatole Le Braz. « La Fête des morts en Bretagne. » Article publié dans le Journal des débats politiques et littéraires du 1ᵉʳ novembre 1894.

Toyen, l’écart absolu

Toyen, l’écart absolu
par Marguerite Haladjian

 

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au musée d’art moderne de la ville de Paris

Présentée à Prague, Hambourg et Paris, l’exposition consacrée à l’œuvre de Toyen (1902-1980) est un événement. L’art de cette artiste majeure qui a cherché selon son mode, à travers la peinture, le dessin, les collages et les livres à appréhender le sens et la valeur de l’image, éclaire de façon singulière le mouvement surréaliste. Le parcours de l’exposition se déroule en cinq temps qui marquent les étapes d’une démarche singulière à « l’écart absolu » des pratiques convenues d’une partie du monde de l’art.

Un destin entre rêve et passion

Née à Prague, Toyen emprunte dès ses débuts un chemin personnel, habitée par ses rêves intérieurs et un puissant sentiment de révolte. Elle quitte les siens pour rejoindre des milieux anarchistes et communistes et suit quelque temps les cours de l’Ecole des arts décoratifs qu’elle abandonne rapidement jugeant l’enseignement trop académique. Elle rencontre le jeune peintre Jindrich Styrsky (1899-1942) en 1922. Tous deux sont attirés par l’esprit qui anime l’avant-garde tchèque du groupe Devetsil. Ils participent aux expositions en montrant leurs œuvres marquées par une esthétique entre purisme et constructivisme, voyagent, en particulier ils séjournent à Paris. Entre 1925 et 1927, Toyen produit des tableaux « primitivistes » et des dessins où la composante érotique est sensible.

Toyen , Les danseuses, 1925. @ADAGP 2022

En 1926, les deux artistes créent le concept de « l’artificialisme » qui rapproche le langage de la peinture et de la poésie dans une même démarche créatrice de dépassement d’un réel immédiatement perceptible. Toyen et Styrsky offrent des œuvres remarquables, nourries d’une inspiration renouvelée qui ne sont pas sans annoncer l’abstraction lyrique qui s’imposera quelque décennies plus tard.

Dans la mouvance surréaliste

Toyen, Une nuit en Océanie, 1931. ADAGP 2022

Cependant, pour Toyen, les sujets touchant les domaines de l’érotisme et le désir de sonder des espaces inédits à découvrir continuent à habiter une création où la flore et la faune s’imbriquent, porteurs d’une dimension sexuelle que renforce la lecture de Sade. Cet engagement esthétique la rapproche de l’univers surréaliste dont elle partage les valeurs ontologiques et esthétiques. Elle fera partie en 1934 des fondateurs du surréalisme tchèque et tissera des liens d’amitié avec André Breton et Paul Eluard. A la fin des années 30, les ensembles de dessins qu’elle réalise témoignent de l’appréhension de la catastrophe qui se profile.

Une artiste libre et engagée

Pendant la seconde guerre mondiale, les œuvres de Toyen montrent un monde où l’horreur a brisé tout espoir. Dès 1941, elle cache le jeune poète juif Jindrich Heisler (1914 -1953) et compose sur ses poèmes des cycles de dessins pour conjurer le désespoir. A partir de 1942, elle recommence à peindre des tableaux puissants et tragiques qui interrogent le mystère de la représentation.

Toyen, Le Mythe de la lumière, 1946. @ADAGP 2022

André Breton organise en 1947 à la galerie Denise René une exposition dédiée à Toyen qui décide de vivre avec Heisler à Paris pour fuir le totalitarisme qui s’installe en Tchécoslovaquie et retrouver Breton et le groupe surréaliste. Elle participe à leurs différentes manifestations tout en affirmant sa fascinante personnalité d’artiste libre et solitaire. Au sein de la constellation surréaliste par des créations troublantes où êtres et nature se conjuguent dans des espaces inédits dominés par le sentiment poétique suggestif d’un imaginaire amoureusement et érotique.

Le nouveau monde amoureux

Dans la mouvance de mai 68, Toyen s’inspire du texte de Charles Fourier pour donner comme titre « nouveau monde amoureux » à l’une de ses toiles. Ainsi, est soulignée la preuve de son éternel état de passion sensuelle qui trouve sa forme à travers l’acte de peindre et de réaliser des collages autant d’images qui dévoilent une réalité intérieure secrète et mystérieuse au-delà de ce qui est immédiatement perceptible.

Toyen, Le Paravent, 1966. @ADAGP 2022

Telle nous apparaît aujourd’hui l’œuvre visionnaire d’une artiste d’exception que l’exposition du musée d’art moderne de la ville de Paris nous permet de découvrir afin de lui redonner la part qui lui revient, celle d’un peintre dont la pensée interroge le sens et la portée des images surgies des profondeurs occultées de la psychée.

Juin 2022


MAM de Paris

11 Avenue du Président Wilson, 75116 Paris

Du mardi au dimanche, 10h-18h, nocturne le jeudi jusqu’à 2130

Jusqu’au 24 juillet
Catalogue sous la direction d’Annie Le Brun

Nadja/Léona Delcourt et André Breton

Nadja/Léona Delcourt et André Breton

Journée d’études de l’APRES à La Halle Saint Pierre.
Le
4 juin 2022

Par Jean-François RABAIN

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Nous allons parler de Breton et de Nadja. Nous allons découvrir les Lettres que Nadja a adressé à André Breton. Nous allons découvrir qui était Nadja, cette femme mystérieuse et étrange que Breton évoque dans son livre éponyme Nadja, un ouvrage qui a fasciné toute une génération et qui nous fascine toujours.

Deux comédiens, Sarah Froidurot et Charles Gonzales, vont lire ici des textes essentiels. Sarah va lire les Lettres que Nadja a écrit à Breton, des lettres qui jusqu’à présent n’étaient connues que par un petit nombre de chercheurs et Charles lira les passages les plus significatifs du livre Nadja d’André Breton. Ce sera donc un dialogue qui va s’instituer entre eux et chacun pourra entendre ce qu’il souhaitera des mystères de cet échange.

Après eux, Georges Sebbag, auquel nous devons le fait d’avoir découvert la véritable identité de Nadja, qui s’appelait en fait Leona Delcourt, et qui a écrit de nombreux ouvrages sur André Breton et le Surréalisme – André Breton, l’amour folie et André Breton, 1713/1966, Des siècles boules de neige, notamment – nous fera part de son point de vue comme de son savoir.

Avant d’évoquer ces Lettres de Nadja, un mot sur le surréalisme. Le surréalisme n’est pas un bric-à-brac d’idées farfelues, énigmatiques ou décoratives, il ne se limite pas à la moustache provocatrice de Salvador Dali. Le surréalisme fut un grand mouvement littéraire qui a conduit ses pionniers à l’engagement révolutionnaire. Le surréalisme a réuni Marx et Freud, l’inconscient et le politique. Il a lié la révolution poétique – changer la vie – à la révolution – transformer le monde. Dès son origine le surréalisme a été un mouvement multi – dimensionnel, à la fois poétique, politique et existentiel. Après Rimbaud et Hölderlin, le surréalisme a considéré la poésie, non seulement comme quelque chose que l’on écrit ou que l’on récite, mais comme ce qui devait être vécu. La poésie est considérée par le surréalisme non comme une variété de littérature, mais comme un « devoir-vivre », a écrit Edgar Morin1.

L’exploration du langage a été au cœur de l’expérience surréaliste. Le Surréalisme prend la suite du projet d’Arthur Rimbaud : transformer le langage, transformer le monde par les mots. Il faut mettre le feu au langage, interpréter l’invisible, entendre l’infini. Il faut se faire « voleur de feu », comme l’écrit Rimbaud, entendre l’inexprimable, fixer les vertiges, « les choses inouïes et innommables ».

Le surréalisme fut iconoclaste en toute chose, sauf en amour. Le surréalisme a fait de l’amour un absolu de l’être humain. Il exalte l’amour courtois, l’amour-fou et l’érotisme. Un ouvrage d’André Breton s’appelle L’amour fou. Un autre de Georges Sebbag s’appelle André Breton, L’amour folie.

Parlons de Nadja.

« Qui suis-je ? », est l’incipit du livre d’André Breton. La question est immédiatement doublée d’une autre : « Qui je hante ? ». La réponse évoque le fantôme, l’apparition. Breton écrit : « Ce dernier mot m’égare, il me fait jouer le rôle d’un fantôme, évidemment il fait allusion à ce qu’il a fallu que je cessasse d’être, pour être qui je suis ». « Qui je hante ? », donc, et non : « Qui me hante ? ». Le sujet surréaliste, défini ici par Breton, refuse la démarche introspective qui cherche à trouver la figure achevée de soi-même, l’unité du sujet, dans un retour sur soi. Il ne s’agit pas d’aller chercher à retrouver à l’intérieur de nous tous les fantômes et les imagos, qui nous habitent. Tout au contraire, le sujet surréaliste cherche à cerner sa singularité à travers l’essentielle altérité du monde. C’est de l’Autre que Breton attend que lui soit révélé qui il est.2 C’est vers l’image ou l’écho qu’il se tourne.

On retrouve ici une notion chère à la psychanalyse. La mère est le premier miroir des états internes du bébé. Elle en est l’écho. Cette fonction miroir de la mère est nécessaire pour que le bébé puisse entrer en contact avec son propre monde affectif et représentatif. Le chemin de soi vers soi n’est pas immédiat. D’emblée, il passe par l’autre et le reflet de soi dans l’autre pour se constituer.

Dans Nadja, comme dans L’amour fou ou Arcane 17, c’est la rencontre avec une femme, rencontre toujours « capitale », « subjectivée à l’extrême », « envisagée sous l’angle du hasard »,3 qui devient pour le sujet ébloui « la pierre angulaire du monde matériel ».4

Pour Breton, c’est la chanson du guetteur qui répond à la question du Qui suis-je ? « Indépendamment de ce qui arrive ou n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique », écrit Breton. 5 C’est elle qui préserve intacte toute la force du désir.6 Au Qui suis-je ? de l’incipit du livre Nadja réponds ensuite le Qui vive ? qui privilégie l’alerte, l’éveil et l’accueil, comme attitude de vie.7

La rencontre capitale, ce sera donc Nadja, la mystérieuse jeune femme rencontrée une après-midi, rue La Fayette, le 4 octobre 1926.

Qui est donc cette jeune femme qui dit s’appeler Nadja « parce que, dit-elle, en russe, c’est le commencement du mot espérance (Nadejda) et parce que ce n’en n’est que le commencement ». On a longtemps cherché qui était Nadja… Nadja a très vite disparu dans la tourmente de la folie. Elle est morte délirante à l’hôpital psychiatrique de Bailleul, dans le Nord, en 1941. Ni Breton ni aucun surréaliste ne l’ont jamais revue… On connaissait ses dessins qui restaient dispersés chez les collectionneurs… On ne savait rien sur elle, rien de son histoire et de son nom… Elle est peu à peu sortie de l’ombre… On a retrouvé ses lettres… Les Lettres de Nadja conservées par Breton ont été vendues lors de la grande vente aux enchères des œuvres de Breton qui a eu lieu à l’hôtel Drouot en 2003.

Georges Sebbag, le premier, a révélé le véritable nom de Nadja dans son livre André Breton l’amour-folie, publié en janvier 2004, puis dans un article paru la même année dans la revue Mélusine. Nadja s’appelait Léona Delcourt. Henri Béhar cite également le nom de Léona Delcourt dans son livre André Breton, paru chez Fayard en 2005.8 Hester Albach, également, a retracé l’histoire de Leona Delcourt dans un livre publié en 2009, Léona, héroïne du surréalisme. Son ouvrage contient de nombreuses lettres de Nadja et aussi les certificats d’internement rédigés pas ses psychiatres lors de son séjour à l’asile de Bailleul

Qui était donc Nadja ? Nadja s’appelait Léona Delcourt. Elle est née le 23 mai 1902 dans une famille ouvrière à Saint André dans la banlieue de Lille. A dix-huit ans, elle donne naissance à une petite fille qu’elle laisse trois ans plus tard à sa famille pour se rendre à Paris. Elle y mène une existence difficile avec des emplois précaires et aussi des épisodes de prostitution. Elle emprunte son prénom, Nadja, à la danseuse aux seins nus, Beatrice Wanger, du Théâtre ésotérique, qui était une amie du couple Claude Cahun/ Marcel Moore, et qui portait déjà ce nom.

Quand André Breton rencontre Nadja/Léona, le 4 octobre 1926, rue La Fayette, elle a 24 ans. Breton en a 30. Peu avant cette rencontre, Breton avait été voir, trois mois plus tôt, une voyante, Mme Sacco, qui lui avait prédit de grands bouleversements, en particulier un voyage en Asie où il devait rester vingt ans puis la direction d’un grand parti politique ! D’emblée Breton est fasciné par le regard et le sourire de Nadja comme par ses dons de voyance. « Je n’avais jamais vu de tels yeux ». « Qu’y a-t-il dans ces yeux ? De la détresse et de l’orgueil… ». « Elle sourit mystérieusement comme en connaissance de cause… ».

Nadja mène une existence incertaine, « perdue », écrit-elle, au hasard des rues et des cafés. « Je suis l’âme errante » 9 dira-t-elle à Breton. Nadja et André Breton vivent alors « une décade enchantée », comme l’écrit Georges Sebbag. Ils se donnent rendez-vous dans des cafés, découvrent ensemble les rues de Paris, la place Dauphine, le bassin des Tuileries. Nadja apparait comme une magicienne, elle devine et prévoit les événements. Elle déchiffre le monde comme un médium. Elle a toutes les qualités d’une voyante. Elle prédit le moment exact où une fenêtre aux rideaux rouges s’éclaire, place Dauphine.10 Elle devine un souterrain qui contourne l’hôtel Henri IV. Elle pense communiquer avec Marie-Antoinette à la Conciergerie. Elle voit sur la Seine une main de feu… Elle perçoit dans la courbe brisée du jet d’eau des Tuileries l’image des pensées d’André Breton et des siennes, dans les termes mêmes du dialogue entre Hylas et Philonousla matière et la penséedu philosophe Berkeley, paru en 1713, que l’écrivain vient de lire. 11

« Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme », écrit Breton dans Nadja. Chacun semble être dans une quête de soi et dans une quête de sens. Au Qui suis-je ? de Breton correspond le dessin de Nadja Qu’est-elle ? De fait Nadja/Léona semble déchiffrer le monde. L’univers pour elle est sursignifiant. Nadja est une magicienne qui va entrainer Breton dans un vertige d’intuitions et de convictions prédélirantes.12 Nous sommes en pleine surréalité, celle du rêve, forme nocturne du délire, dit Freud. Avec Nadja, les rideaux de la place Dauphine deviennent rouges et les pensées mêlées des deux amants se fondent et s’élèvent vers le ciel, puis retombent comme le jet d’eau du bassin des Tuileries. Un élancement brisé suivi d’une chute dira-t-elle à Breton. 13 Nadja propose un jeu : « Ferme les yeux et dis quelque chose. N’importe, un chiffre, un prénom… Deux. Deux quoi ?.. Deux femmes. Comment sont ces femmes ?.. En noir… Ou se trouvent-elles ? Dans un parc… ». « C’est ainsi que je me parle, quand je suis seule, que je me raconte toutes sortes d’histoires. C’est entièrement de cette façon que je vis », dit-elle.14 Impressionné Breton écrit : « Ne touche-t-on pas là au terme extrême de l’aspiration surréaliste, à sa plus forte idée limite ? ».15 On comprend la surprise de Breton. Nadja ne fait pas autre chose que de réinventer à nouveau l’automatisme de la pensée qui a permis à Breton de définir le Surréalisme dans le Manifeste de 1924. « Surréalisme : Automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée en l’absence de tout contrôle exercé par la raison… ».

Le texte de Nadja nous montre un Breton hésiter entre deux Nadja : la pauvre femme et la médium. Fasciné par la Voyante qui déchiffre le Réel, prévoit des apparitions, est traversée d’intuitions délirantes et déchiffre les mystères de Paris, Breton ne tarde pas, cependant, à revenir à la dure réalité en réalisant toute la précarité de la situation de Nadja. La magicienne est aussi une pauvre femme, isolée à Paris, menant une existence erratique, sans travail, errant d’hôtel en hôtel, couverte de dettes et ayant parfois recours à la prostitution.

Si Nadja fascine Breton, celui-ci a envouté Nadja. Les lettres qu’elle lui écrit sont fascinantes par l’intensité, la force de la passion qu’elle ressent. « André tu vis en moi » (Lettre 3) « Le ciel est à nous deux et nous ne formons plus qu’un » (Lettre 4). « Mon feu, je suis ton esclave et tu es mon tout » (Lettre 5). « Toi qui es tout pour moi, éclaire ma route de beauté pour que je te ressente de toute mon âme » (Lettre 20). Nadja ou Une vague de rêve…

Cependant, après neuf jours de liens intenses et de fascination réciproque, après une nuit passée dans un hôtel à Saint-Germain-en-Laye, Breton espace les rencontres (le 13 octobre 1926). Cependant plus André Breton s’éloigne, plus l’attachement et la passion de Nadja s’affirment. Nadja se plaint dans ses Lettres d’être abandonnée. « Vous me délaissez par trop, mon ami, je m’étiole et m’anéantis dans plusieurs chagrins » (Lettre 18). « Je suis perdue, perdue dans la foule, perdue dans mes phrases » (Lettre 8). « Tout abandon est une lâcheté » (Lettre 27). Des idées de persécution apparaissent. « Oh monstre… que fais-tu de ma vie » (Lettre 18). Des fantasmes archaïques de dévoration, d’incorporation orale, de vampirisme et de possession surgissent. « Partout des gueules de loups s’entrouvent menaçantes » (Lettre 25) « Ta lèvre chérie me sucera ma vie » (Lettre 12). « Ne veux-tu me tuer ? » (Lettre 24). Nadja voit Breton comme un fauve dont elle serait la proie. « Fauve aux dents de scie » (Lettre 11). « Pourquoi dis, pourquoi m’as-tu pris mes yeux » (Lettre 5). « Une poétique de l’éclatement », écrira Marguerite Bonnet. Une des toutes premières lettres de Nadja, annonçait déjà la destruction à venir. « Dehors je suis automatiquement le trottoir qui conduit à la tombe… Douce vision enflammée de ma vie » (Lettre 2). Nadja évoque sa « survie » psychique dans la Lettre 20.

Les Lettres de Nadja sont des affirmations amoureuses à l’accent prophétique avant de devenir des suppliques. Elles disent l’absolu de l’amour, le consentement à la souffrance, le don total. « Il y a toi d’abord, toi avec tes cheveux, tes yeux et tes lèvres… – puis moi toute petite – guettant un aveu – le plus tendre aveu de ma vie – puis tout se transforme souvenir et je te revois avec moi… mais dans cet autre monde où nous ne sommes que deux ». « (Je suis) celle qui se réfugie contre ton sein gonflé de bonheur et qui te serre désespérément pour te conserver, malgré tout et contre tout. « C’est un si grand amour cette union de nos deux âmes, si profond et si froid cet abîme… » (Lettre 8). « André, malgré tout, je suis une partie de toi – c’est plus que de l’amour » (Lettre 29).

Nadja croit à la mission supérieure de Breton. Il a quelque chose de grand à accomplir. Les métaphores du soleil, de la lumière, de la flamme le caractérisent. Dans ses dessins, Nadja représente Breton en aigle et elle en sirène ou en Mélusine. Breton est pour elle un « puissant magicien » (Lettre 25), associé au dieu égyptien Kneph, dieu créateur et référence alchimique (Lettre 11).

Certaines lettres évoquent le sentiment que Nadja est possédée : « Tu vis en moi… ».« Crois que tout mon être est plein de toiet que ma main écrit ce que tu penses ». Transmission de pensée, écho de la pensée, pensée magique… Idées d’influence et de possession, diront les psychiatres. Dans la passion, on croit posséder l’objet, mais c’est l’objet qui fait de nous un possédé, diront les psychanalystes.16

D’autres lettres expriment le sentiment d’abandon et un vécu d’effondrement. Une lettre de janvier 1927 est rédigée comme un poème : « Il pleut encore/ Ma chambre est sombre/ Le cœur dans un abîme/ Ma raison se meurt » (Lettre 23).

Nadja se révolte : « Pourquoi as-tu détruit les deux Nadja ?… Est-ce que je pouvais prévoir que tout sombrerait ainsi tout à coup .. Alors que je n’ai rien fait, alors que j’étais devenue ton esclave ?… Veux-tu me tuer ?… » (Lettre 24). Breton refuse, à l’époque, de lui rendre un précieux cahier de notes auquel Nadja tenait particulièrement. Nadja se montre agressive : « Je ne suis pas un jouet. Vous aimez jouer la cruauté, ça vous va pas mal, mais je vous assure je ne suis pas un jouet… Je voudrais mon cahier… si pot-au-feu qu’il vous paraisse… » (Lettre 26).

Quelque temps après que Breton lui eut rendu son précieux cahier 17, Nadja décide cependant d’elle-même de s’effacer de la vie de Breton. Elle lui redit son amour sans rien attendre en retour.

« Merci André, j’ai tout reçu. J’ai confiance en l’image qui me fermera les yeux… J’ai foi en toi… Je ne veux pas te faire perdre le temps nécessaire à des choses supérieures. Tout ce que tu feras sera bien fait. Que rien ne t’arrête… André malgré tout je suis une partie de toi. C’est plus que de l’amour. C’est de la Force et je crois. Nadja ». (Lettre 29. Dernière lettre de Nadja. Date inconnue).

On a longtemps cru que Nadja et Breton s’étaient séparés au bout de neuf jours. Cependant les Lettres indiquent que la période de quatre à cinq mois qui a suivi a été fertile en retrouvailles et en évènements. Nadja réclamera en particulier à Breton, avec insistance, un cahier dans lequel elle avait confié ses propres impressions. La rétention de ce cahier par Breton déclenchera les foudres de Nadja, jusqu’au moment où elle s’apaisera après sa restitution.

Cinq mois après leur séparation, le patron de l’hôtel Becquerel où loge Nadja, après de nombreux changements de domicile, appelle la police car elle est en plein état délirant. On la conduit (le 21 mars 1927) à l’Infirmerie Spéciale du Dépôt de la Préfecture de Police, quai de l’Horloge à Paris, puis à l’hôpital Sainte Anne et ensuite à l’asile de Perray-Vaucluse près d’Épinay-sur-Orge où elle va rester un an.

Le certificat d’internement du Dr Logre dit ceci : « Idées d’influence. Se croit médium. On agit sur elle à distance, on lui parle, on devine ses pensées… Maniérisme. Langage bizarre… ». Ce certificat évoque le syndrome d’automatisme mental décrit par G.G. Clérambault que l’on retrouve dans les psychoses hallucinatoires.

Nadja/Léona Delcourt sera transférée ensuite, près de sa famille, à l’asile de Bailleul, dans le Nord. Les certificats d’internement disent : « Démence précoce (19 28), Démence paranoïde (1931), État schizophrénique (1939). Nadja est morte délirante, hallucinée et cachectique, à l’hospice de Bailleul, en 1941, à l’âge de trente-huit ans. Elle meurt officiellement d’un cancer, mais sans doute de faim, comme de nombreux malades mentaux pendant l’Occupation. C’est ce que l’on a appelé l’extermination douce.

Breton n’a jamais été rendre visite à Nadja, ni à Perray-Vaucluse où elle fut internée un an, ni à l’asile de Bailleul près de Lille, où elle fut transférée en mai 1928 et où elle est morte en 1941. On lui reprochera cette attitude parfois durement. En 1930, Georges Bataille et une partie du groupe surréaliste publie un pamphlet, Un cadavre, qui reprend ironiquement le titre de celui que les Surréalistes avaient publié à la mort d’Anatole France en 1924. Robert Desnos accuse Breton « de s’être repu de la viande des cadavres de Jacques Vaché, de Jacques Rigaut et de Nadja, une femme que l’on laisse croupir à l’asile ».

On peut s’interroger sur l’attitude de Breton. Pourquoi a-t-il craint la folie de Nadja jusqu’au point de la fuir ? S’est-il senti coupable d’en avoir été l’instigateur ? S’est-il senti lui-même déstabilisé ? A-t-il lui-même eu peur de devenir fou au contact de la magicienne prédélirante ? Une chose est certaine, seules les lettres de Nadja ont été conservée par Breton alors qu’il n’a pas gardé la correspondance des autres femmes qu’il a aimé.

Breton a-t-il perçu la folie de Nadja ? Julien Bogousslavky dans son livre Nadja et Breton Un amour juste avant la folie, écrit : « Breton a noté dans son récit des éléments qui, a posteriori, s’intègrent dans le tableau d’une pathologie mentale psychotique facile à évoquer une fois survenue la décomposition délirante et les hallucinations qui ont nécessité un internement ». « Seule l’étrangeté, aisément interprétable sous l’étiquette poétique, était au premier plan ». 18

Breton évoque toute sa culpabilité dans son livre Nadja. Certaines pages ont presque l’allure d’une confession. Cette culpabilité va poursuivre longtemps André Breton comme en témoigne un rêve qu’il rapporte dans Les vases communicants, parus en 1932 quatre ans après la parution de Nadja en 1928. Breton raconte qu’il voit dans son rêve « une vieille femme en proie à une vive agitation, qui se tient aux aguets près des stations de métro Villiers et Rome (là où se trouvait l’hôtel du Théâtre où habitait Nadja) et qui lui fait l’effet d’une folle. Il redoute dans son rêve, écrit-il, quelque vilaine affaire de police ou d’internement. « Il s’est muni d’un révolver par crainte d’une irruption de la folle », écrit-il.

Breton avait envoyé son livre, Les Vases communicant, à Freud et lui avait demandé d’interpréter ses rêves. Freud avait refusé en lui expliquant que l’on ne peut interpréter les rêves sans les associations du rêveur. Dans Les vases communicants, Breton interprète très bien, lui-même, son rêve. La vieille femme qui semble folle est, pour lui, de toute évidence Nadja comme l’indiquent les stations de métro qui renvoient à la rue de Cheroy où la jeune femme habitait. Breton interprète son rêve comme « une défense » (c’est son terme) contre un éventuel retour de Nadja « qui pourrait avoir lu le livre la concernant et s’en être offensée. (On n’a jamais su si Leona Delcourt avait eu le livre de Breton dans ses mains). Une défense également, écrit-il, « contre la responsabilité involontaire qu’il aurait pu avoir dans l’élaboration de son délire et par la suite son internement ».19

Dernier point : une curieuse censure. Lors de la réédition de Nadja en 1963, Breton fait disparaitre la mention de l’hôtel Prince de Galles, à Saint Germain-en-Laye, où il a passé la nuit avec Nadja. André Pieyre de Mandiargue souligne l’importance de cette omission. Il remarque qu’avec cette disparition Nadja prend une apparence plus spectrale que charnelle. Étrange correction, donc, que l’on ne peut pas ne pas référer au sentiment de culpabilité éprouvé par Breton, concernant ici la sexualité.20

La brève et soudaine illumination de la rencontre de Breton et de Nadja s’était donc rapidement obscurcie. S’apercevant que Nadja/ Leona s’est éprise de lui, Breton écrit dans Nadja : « Il est impardonnable que je continue à la voir si je ne l’aime pas… Dans l’état où elle est, elle va forcément avoir besoin de moi. Elle tremblait de froid hier, si légèrement vêtue ». Les pages qui suivent le récit de l’expédition à Saint-Germain-en-Laye témoignent de l’infinie tristesse d’André Breton devant la détresse de Nadja.21

On a pu qualifier cette rencontre de malentendu abyssal. Le livre de Christiane Lacôte-Destribats, Passage par Nadja, résume fort bien la complexité des enjeux. L’auteure souligne la passion amoureuse totale de Nadja et la réserve de Breton. Elle indique que « Nadja, qui vivait de commerces galants et de relations sexuelles tarifées, se perdit d’avoir pris à la lettre, et pour elle, l’amour célébré par Breton. Elle crut trop fort en être la merveille et s’inscrivit comme si elle en était l’âme ou la figure allégorique. Elle s’immobilisa dans cette place où elle ne pouvait vivre qu’un désespoir vain et absolu. L’amour impossible fut alors pris dans les bruits du délire et de l’internement forcé ». 22

Nadja (le livre), est plus une exploration de Breton-lui-même que le récit d’un amour dévastateur. Nadja cependant anime tout le récit : « Si vous vouliez, pour vous je ne serais rien, ou qu’une trace », écrit-elle. Cette trace anime désormais Breton. Au Qui suis-je ?, suis le Qui vive ? qui privilégie l’alerte, l’éveil, le désir.

La trace de Nadja est aussi en nous, elle continue à nous hanter…

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1Morin E. Les souvenirs viennent à ma rencontre. Fayard. 2019.

2Pascaline Mourier-Casile. Nadja d’André Breton. Gallimard. Folio. 1994.

3Breton A. L’amour fou Folio p 27

4Breton A. Les vases communicants. p.83.

5« J’aimerai que ma vie ne laissât après elle d’autre murmure que celui d’une chanson de guetteur, d’une chanson pour tromper l’attente. Indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique ». Breton A. L’amour fou. Folio. p 39.

6Valéry P. « Il dépend de celui qui passe/ Que je sois tombe ou trésor/ Que je parle ou me taise/ Ceci ne tient qu’à toi/ Ami n’entre pas sans désir ». Frontispice du Musée de l’Homme au Trocadéro.

7Bonnet M. o.c. p. 1500/ 1501. « Qui Vive ? Je suis le guetteur qui ne cesse d’attendre de la beauté, la secousse passionnelle d’où ma vie reçoit prix et sens ».

8Mark Polizzotti ne donne pas le patronyme de Leona (Delcourt) au moment de la parution de son livre sur André Breton en 1995 (Mark Polizzotti. André Breton. 1995. Traduction Gallimard 1999). Georges Sebbag, le premier, a révélé le nom de Leona Delcourt dans son livre André Breton, l’amour folie paru en janvier 2004 (JM Place. 2004, page 51) puis dans un article paru en février 2004 dans Mélusine (Mélusine N°14. p. 144). Henri Béhar cite également le nom de Leona Delcourt dans son livre André Breton paru en 2005. (Henri Béhar. André Breton. Fayard. 2005. p. 218, note 4).

9Breton A. Nadja. Gallimard Folio. 1964. p. 82.

10Hasard objectif = instant énigmatique où l’imaginaire croise le réel, faisant sens à notre insu. Synchronicité pour Jung = Coîncidence productrice de sens.

11Voir Georges Sebbag Le jet d’eau de Berkeley in André Breton.1713-1966. Des siècles boules de neige. Ed JMP. 2016. p.130.

12« Va où le Surréel côtoie », dit une anagramme de Hans Bellmer de Rose au cœur violet.

13Breton Nadja. Folio. o.c. p.100.

14Breton Nadja Folio. o.c. p. 87

15En note. Breton Nadja Folio. o.c. Note p.87.

16Pontalis JB. Elles Gallimard 2007 p 77.

17« Comment avez-vous pu m’écrire de si méchantes déductions de ce qui fut nous sans que votre souffle ne s’éteigne ? Comment ai-je pu lire ce compte-rendu, entrevoir ce portrait dénaturé de moi-même, sans me révolter, ni même pleurer ? ». Lettre 7. Cité par Georges Sebbag dans André Breton, L’amour-folie. Ed J.M. Place. 2004. p. 51.

18Bogousslavsky J. Nadja et Breton Un amour juste avant la folie. L’esprit du temps. 2012. p 115.

19Breton A. Les vases Communicants. Gallimard. Idées. 1955. p. 38.

20Après sa nuit passée avec Nadja à l’hôtel Prince de Galles, à St Germain en Laye, Breton aurait dit à Pierre Naville qu’avec Nadja, « c’est faire l’amour comme avec Jeanne d’Arc ».

21Voir Mark Polizzotti. André Breton. Gallimard 1999. p.300/307.

22Lacôte-Destribats C. Passage par Nadja. Galilée 2015. p.152.

Bruno Geneste & Paul Sanda : Un siècle d’écrivains à Cordes-sur-Ciel et environs

Bruno Geneste & Paul Sanda : Un siècle d’écrivains à Cordes-sur-Ciel et environs, préface Ambassadeur Éric Lebédel. Éditions Rafael de Surtis, 2022.

par Françoise Armengaud

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« Depuis 800 ans exactement, Cordes-sur-Ciel, ombrageusement édifiée sur la Mordagne, séduit, attire, aimante, et parfois, retient. Pas étonnant qu’elle ait retenu dans ses filets tant d’écrivains envoûtés, charmés, sidérés ». C’est ainsi qu’Éric Lebédel présente cette immense et remarquable étude dédiée au huit-centième anniversaire de la fondation de la Cité de Cordes. C’est un bel hommage aux contemporains du siècle précédent et du présent siècle qui ont recueilli l’héritage du prestigieux passé de Cordes, l’ont fait fructifier et l’ont considérablement renouvelé. Enfin c’est surtout une somme impressionnante d’histoire littéraire, riche, précieuse, fidèle, porteuse d’une flamboyante inspiration. Près d’une quarantaine d’écrivains (dont nous ne pourrons citer que quelques uns) sont présentés et analysés dans leur relation à la cité cordaise. Ce sont des romanciers, des poètes, des peintres, des avocats, des journalistes, des philosophes. Paul Sanda, qui dirige à Cordes la Maison des surréalistes, les présente comme des « poètes, arpenteurs originaux du vrai sens enfoui au cœur des campagnes secrètes ». On commence au XIX siècle avec Prosper Mérimée, le rigoureux Inspecteur général des Monuments historiques qui gratifia Cordes d’une visite attentive ; on fait place au poète Maurice de Guérin et à sa sœur la femme de lettres Eugénie de Guérin ; on retrouve Hector Malot (tout en se souvenant que quelques scènes typiques du film Rémi sans famille furent tournées à Cordes en 2018). Et puis on entre dans le XXsiècle, en s’étonnant peut-être de rencontrer à Cordes T. E. Lawrence, le célèbre Lawrence d’Arabie qui en 1908 écrit : « Cordes, encore un autre de ces endroits indescriptibles sans aucun parallèle possible. Penser qu’une telle ville existe, dans notre Europe du XXsiècle… Cordes est un paradis pour un peintre ». Les auteurs nous mènent ensuite à une importante figure inaugurale, celle de la romancière et journaliste Jeanne Ramel-Cals, qui tint un salon littéraire à Paris et fut l’auteure du Légendaire de Cordes-sur-Ciel : c’est en effet avec elle que Cordes devient « sur ciel ». Son contemporain Philippe Hériat offrit à Cordes une belle image analogique, en parlant d’un « Mont-Saint-Michel de la Terre »…

Jean Giono, Albert Camus, Violette Leduc, Yves Bonnefoy sont des écrivains qui abordent Cordes avec toute leur sensibilité venue d’ailleurs, et pour qui la découverte de la Cité et de ses paysages et monuments, de son atmosphère vibrante, constitue un émerveillement sui generis. Dans sa présentation du Carnet du Maroc d’Yves Brayer (en 1963) Giono témoigne de son arrivée à Cordes, semblable pour lui aux villes de Castille : « même noblesse sévère, mêmes remparts dorés ; les tours de guet déchirent un ciel historié comme un blason ». Frappante encore est son allusion à un certain silence : « Dans les ruelles étroites dort une ombre fraîche, très noire, un silence que troublent à peine les grondements d’un vent montagnard qui frappe sur la ville comme un tambour. » Rédigeant une sorte de journal de voyage, qui deviendra le livre intitulé Trésors à prendre, Violette Leduc, éblouie, voit la rosace de l’église Saint-Michel de Cordes comme une sorte de miroir érotique et mystique : « Couleurs de la rosace, mystères défaillants, je défaille aussi ». Cette extase fait suite à un parcours non moins embrasé de la cathédrale d’Albi. Moins fulgurante et plus apaisée, la découverte de Cordes par Camus en 1953 s’exprime en des termes devenus mémorables : « Le voyageur qui, de la terrasse de Cordes, regarde la nuit d’été sait ainsi qu’il n’a pas besoin d’aller plus loin, et que, s’il le veut, la beauté, ici, jour après jour, l’enlèvera à toute solitude. » Quant à Yves Bonnefoy, essentielle fut pour lui « cette ville si mystérieuse de Toulouse qui, le poussant plus loin encore, le conduira à pérégriner jusqu’à Cordes… ». Mais si c’est bien, selon lui, « l’excès des mots sur le sens » qui l’attira, quand il vint à la poésie, « dans les rets de l’écriture surréaliste », on sait qu’il s’en dégagea peu à peu pour revenir à un vision « plus rimbaldienne » de l’écriture poétique.

Or ce livre – doté d’une iconographie riche en portraits, gravures, paysages, photos, noir et blanc et couleur (par exemple la tour Barbacane, haut lieu de rendez-vous du surréalisme à Cordes, autour de Francis Meunier, où de nombreux poètes et peintres ont séjourné de 1947 à 2009) – ce livre, dis-je, ne se contente pas de constituer une anthologie, érudite et fort belle au demeurant. Il est éperdument vivant, voire bouillonnant tel un chaudron, d’inspirations et de créations originales, surgies à Cordes même, à la fois creuset local, si l’on peut dire, et relais pour d’autres artistes et poètes animés de semblables quêtes. J’ai nommé l’inspiration surréaliste d’une part, l’inspiration ésotérique d’autre part. L’interaction, voire l’intrication, entre les deux, très forte à Cordes, est certainement l’un des points qui fait le vif intérêt de l’entreprise conjointe de Bruno Geneste et de Paul Sanda. Un éclairage pertinent vient de l’auteur d’une Histoire de la philosophie occulte (1983) et d’une Histoire de la littérature érotique (1989), Sarane Alexandrian, fondateur en 1995 de la revue poétique d’inspiration surréaliste Supérieur Inconnu. Brouillé avec André Breton et le groupe à la suite de l’exclusion en 1948 du peintre Matta, Sarane Alexandrian vint à Cordes en 2003 à l’occasion de l’exposition consacrée à Maurice Baskine, « L’érotisme en alchimie », son ouvrage éponyme fut publié en 2019 par les Éditions Rafael de Surtis.

Un part du livre est réservée à ceux que l’on peut appeler « les surréalistes des alentours » : Malrieu, Arnaud, Herment, Puel. Jean Malrieu a vécu à Penne-du-Tarn, l’autre cité de la poésie, proche de Montauban et « passage obligé avant de découvrir Cordes », un des hauts lieux du surréalisme local où il fréquenta pendant deux décennies son ami Noël Arnaud, membre de La Main à plumes, le groupe surréaliste actif sous l’Occupation nazie, ainsi que Georges Herment, poète, peintre, sculpteur qui s’efforça de rétablir « une sorte de dialogue primitif avec les forces telluriques ». Il fit de ce lieu « une célébration cosmique et un chemin de troubadour ». Porteur d’un feu ardent, Malrieu initie « une sorte de mystique de l’amour ». Noël Arnaud fut, de 1937 à 1940, membre du groupe de prolongement Dada Les Réverbères, un temps « surréaliste révolutionnaire », co-fondateur de la seconde Internationale situationniste. Liens avec les éditions Rafael de Surtis, création de la revue de prolongement surréaliste Pris de peur, proche de la revue La Dragée haute. Gaston Puel, en 1946, il fonde à Albi la librairie « La Tête d’or ». Lié à Francis Meunier, correspondant avec André Breton, Hans Bellmer, Joe Bousquet, Tristan Tzara, René Char, il est l’auteur d’un recueil de poèmes intitulé L’Âme errante (1992), un recueil que Geneste et Sanda considèrent comme « bien décisif autour de [notre] engagement poétique surréaliste ». Quelques année plus tard, et avec d’autres protagonistes, un regroupement s’opère autour de la Maison des surréalistes, inaugurée le 26 juillet 2002 à la Porte du Vainqueur, puis installée en 2005 au 7 rue Saint-Michel. Centre d’art et d’alchimie dont le but extrême est de « faire se rencontrer les avant-gardes et les traditions. » Lieu de rendez-vous, aussi de réalisation d’objets collectifs, expériences de travaux de groupe. Une mine pour ceux qui s’intéressent aux rapports entre le surréalisme et l’ésotérisme tels que Patrick Lepetit les a explorés dans son livre Le Surréalisme, parcours souterrain (2012). Habitué pendant plus de dix ans de cette Maison des surréalistes à Cordes, Jacques Kober a su faire apparaître le voyage poétique comme une initiation, « comme une invitation à changer (jusqu’au plus intime) d’éternité. » Il rencontre Jean Breton en 1977, ainsi que Rafael de Surtis. Il apparaît comme « l’inventeur de la vénération la plus folle, comme le sourcier surréaliste du premier âge. »

Surréaliste à ses débuts, André Verdet, nommé le « poète des étoiles », l’ami des astrophysiciens, peintre, sculpteur, céramiste, écrivain d’art, fut un créateur original et multiforme. Sur les remparts de Cordes la Tour du Planol contient des bas-reliefs et des vitraux réalisés par lui. Dans son autobiographie à la troisième personne il raconte : « 1964 – Voyage à Cordes-sur-Ciel dans le Tarn : la célèbre cité cathare lui rappelle son Saint-Paul de Vence par sa configuration à la crête d’une colline. » Exécutant de fresques au ciment prompt, formes campées dans un hiératisme souverain chargé d’histoire, il a « le souci de garder le double sens médiéval et religieux et de le rendre signifiant dans une ambiance, un climat d’occulte présence. » Il a fait don au Musée de Cordes de ses œuvres et d’œuvres de Picasso, Léger, Klee, Magnelli, Prévert, Arman, Appel… Il fut accueilli par Jean-Gabriel Jonin qui fut pendant un quart de siècle une des figures les plus marquantes de Cordes-sur-Ciel, autant comme peintre que comme chargé des affaires culturelles au cœur de la municipalité. Auteur de La Cité cathare – Cordes-sur-Ciel ou l’échine du Dragon (1992), Jonin s’est consacré à la recherche directe du mystère, « voulant percer les secrets hermétiques de Cordes et l’ampleur de son souffle alchimique. Si sa pensée, érudite, s’est beaucoup appuyée sur les lectures de la tradition, son regard de créateur a aussi pu largement creuser les apparences, les silences aigus pour mieux les traverser. » Selon lui, « la force de la Cité depuis le réel tire l’écriture dans la densité de l’occulte qu’on ne peut pas dévoiler. » Plus proche encore de nous, née à Albi et « fréquentant inépuisablement la Cité cordaise », « si beau poète, de Cordes et d’ailleurs », Marie-Christine Brière enchanta en son temps les ondes de Radio-Cordes de ses vers subtil. Elle fut « de l’espèce des poètes discrets, bien que tout à fait engagée dans un combat d’élévation et de forte conviction. » À l’occasion de la parution de ses Montagnes à occuper en 1978, Jean Breton écrivit : « La poésie de Marie-Christine Brière est un mélange de réalisme autobiographique, baroque, et de surréalisme, par l’image déferlante, dépaysante, à bout portant ». Dans son recueil Cœur passager (2013), on peut lire un « très admirable texte, nostalgique et emblématique », intitulé “Cordes-sur-Ciel”, un poème dédié au Cérou, la rivière qui traverse la vallée de Cordes, un autre sur la Grésigne, forêt du pays cordais. Elle-même engagée dans le combat féministe en 68, organisant à Cordes des stages de théâtre pour les femmes, Marie-Christine Brière est aussi l’auteure d’un essai en hommage à Thérèse Plantier, poète féministe surréaliste, liée, comme Violette Leduc, au proche midi provençal.

Venant juste de nous quitter l’an passé, voici Hervé Rougier, écrivain voyageur, « citoyen des chemins », traversa les Cévennes à pied sur les pas de R.-L. Stevenson. Imprégné des œuvres de Joseph Delteil il médite également les pensées de Francis Jammes « ce poète spiritualiste de la nature ». Activiste dans son approche écologique concrète, il s’inscrit dans une méditation poétique qui s’attache à l’Alchimie traditionnelle. Dans son texte inédit offert pour ce livre peu avant sa mort il écrit : « La cité est enracinée dans l’Or du temps, cet Or qu’André Breton a reconnu auprès du maître de Savignies, Eugène Canseliet. À deux ou trois pas de l’église Saint-Michel dressée au faîte de Cordes à la façon d’un menhir, voici une librairie où se thésaurisent les ouvrages d’inspiration ésotérique, la Maison des surréalistes. Tout Cordes est dans la pierre et le ciel. »

Pour terminer, ainsi qu’à Christophe Dauphin et à Odile Cohen-Abbas, Bruno Geneste consacre quelques pages à Paul Sanda, déclarant qu’avec lui on entre « dans un pays de haute turbulence où le réel de pierre et ses vigies de brume enfantent un poème de l’abrupt, un poème taillé dans l’escarpement et qui recèle une véritable pensée, un poème fracassant contre la muraille des idées reçues ».

Simon Hantaï. Ce qui est arrivé par la peinture. Textes et entretiens…

Simon Hantaï. Ce qui est arrivé par la peinture. Textes et entretiens, 1953-2006, édition établie et présentée par Jérôme Duwa (L’Atelier contemporain/ Archives Simon Hantaï 2022)

par Elza Adamowicz

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« La peinture existe parce que j’ai besoin de peindre. Mais cela ne peut suffire. Il y a une interrogation sur le geste qui s’impose. » Ces propos de l’artiste Simon Hantaï (1922-2008) révèlent l’importance chez le peintre non seulement de la peinture comme pratique mais aussi d’une réflexion sur la peinture, importance qui trouve un large écho dans le choix de documents rassemblés par Jérôme Duwa, Simon Hantaï. Ce qui est arrivé par la peinture. Né en Hongrie en 1922, Hantaï étudie à l’Académie des Beaux-Arts de Budapest ; en 1948 il quitte le pays devenu communiste, pour s’installer en France, d’abord à Paris puis à partir de 1965 dans le village de Meun. Il fréquente peintres (dont ses compagnons artistes à la Cité des Fleurs Michel Parmentier et Daniel Burren), philosophes (Georges Didier-Hubermann, Gilles Deleuze…), écrivains (Henri Michaux, Jean Schuster…) ainsi que les membres du groupe surréaliste (en collaborateur d’abord, en adversaire ensuite). Figure majeure de l’abstraction d’après-guerre, il inspire de nombreuses études (Anne Baldassari, Molly Warnock parmi d’autres) et expositions, dont une rétrospective au Centre Pompidou (2013) et une exposition qui ouvre en ce mois de mai à la Fondation Vuitton à Paris.

Publié par l’Atelier contemporain et les Archives Simon Hantaï, l’ouvrage est un recueil de textes (dont des inédits) et entretiens (1953-2006), sélectionnés et présentés par Jérôme Duwa. Parmi eux, des textes de Hantaï lui-même, proposant à la fois un récit de sa pratique artistique et une réflexion sur la peinture ; des entretiens (avec Georges Charbonnier, Jean Daive parmi d’autres) ; le script de films documentaires sur le peintre (par Jean-Michel Meurice 2013 ou Pierre Desfons de 1981). Cette riche documentation nous permet de suivre le fil de son interrogation sur l’esthétique, élaborée au plus près de sa création picturale, et ses prises de position, souvent polémiques. Ajoutez à cela un cahier iconographique de reproductions en couleurs de ses tableaux, de nombreuses photos (notamment d’Edouard Boubat) montrant Hantaï dans son atelier ; et une série de photogrammes extraits du film de Desfons où Hantaï semble danser avec ses immenses toiles de la série Tabulas (9 x 15 m) dans l’entrepôt Lainé de Bordeaux (pp.174-5). Le résultat : une publication riche en documents qui rendent vivants les tableaux et les réflexions du peintre, ainsi que les analyses d’historiens d’art ou de philosophes.

L’intérêt de l’ouvrage ne s’arrête pas là, toutefois. Jérôme Duwa, connu pour ses recherches sur le surréalisme d’après 1945, notamment sur Jean Schuster (Les Batailles de Jean Schuster. Défense et illustration du surréalisme (1947-1969), 2015), présente les textes en les situant dans leur contexte artistique et politique, par rapport non seulement aux grandes polémiques de l’avant-garde sur l’abstraction, mais aussi à l’invasion de la Hongrie par les troupes soivétiques en 1956 ou à la guerre d’Algérie. Il nous donne ainsi des clés pour la lecture des textes et entretiens, sans toutefois les écraser sous un savoir trop pesant, tout en y ajoutant la sensibilité de quelqu’un qui a connu le peintre et a pu ainsi suivre de près ses travaux. Particulièrement perceptives, à mon sens : l’analyse de la notion du « don » à l’occasion des notes-gloses du peintre accompagnant sa donation de tableaux au MAMVP (pp.179-81) ; ainsi que la discussion de ses rapports avec le surréalisme.

En effet, avant même de rejoindre les surréalistes, Hantaï montre des affinités avec le mouvement : il pratique le grattage, le collage, l’assemblage, il peint des formes biomorphes et des êtres hybrides, il privilégie les thèmes de l’érotisme ou de l’abject. En décembre 1952 Hantaï dépose anonymement devant la porte de Breton rue Fontaine une toile intitulée Regarde dans mes yeux. Je te cherche. Ne me chasse pas, comme un message personnel adressé au poète. Un mois plus tard celui-ci offrira au peintre sa première exposition personnelle parisienne dans la nouvelle galerie A L’Etoile Scellée dont il est le directeur. Le texte enthousiaste de Breton, imprimé sur le recto de l’invitation à l’exposition, à résonances rimbaldiennes (« Une fois de plus, comme peut-être tous les dix ans, un grand départ »), s’approprie le peintre pour le surréalisme. Les tableaux de Hantaï, tout comme ceux de Jean Degottex, René Duvillier ou sa compatriote Judit Reigl, exposés à l’Etoile Scellée, renouvellent la pratique de l’automatisme grâce à une liberté gestuelle qui donne une nouvelle impulsion au surréallisme.

Entre 1952 et 1955 Hantaï participe aux activités surréalistes, à ses jeux (« Ouvrez-vous ? ») et débats, ses réunions et ses expositions. Il contribue à la revue Médium (dirigée par Jean Schuster) où il est chargé de l’illustration du premier numéro (novembre 1953). Par ailleurs il rédige avec Schuster un essai, « Une démolition au platane » (Médium 4, 1955), où les auteurs défendent l’automatisme comme principe central du surréalisme tout en renouvelant le débat autour de l’automatisme et l’abstraction. Au-delà du surréalisme, Schuster et Hantaï s’engagent aussi dans les débats de l’époque sur l’art et l’idéologie, où s’affrontent dans des polémiques parfois virulentes : défenseurs de l’abstraction contre la figuration (« la fixation en tromple-l’œil des images du rêve ») ; tenants de l’abstraction « lyrique » contre ceux de l’abstraction « géométrique ». Artistes et écrivains cherchent ainsi à se positionner dans des terrains souvent minés, entre réalisme socialiste et expressionisme abstrait.

La réception de « Démolition… » sera largement hostile, éclipsée il faut bien le dire par l’essai de Breton publié dans le même numéro, « Du surréalisme en ses œuvres vives »,. Par la suite Hantaï prendra ses distances avec le mouvement : d’abord à l’occasion d’une exposition conçue par Charles Estienne (Alice in Wonderland) qui boude la peinture de Jackson Pollock ; ensuite par sa collaboration avec Georges Mathieu, peintre catholique et royaliste, avec qui il conçoit en 1957 l’exposition Cérémonies commémoratives de la deuxième condamnation de Siger de Brabant (qui donnera lieu au tract surréaliste violemment anti-catholique Coup de Semonce). Les « Notes confusionnelles… » de 1958 marqueront la rupture définitive du peintre avec le surréalisme.

S’étant libéré des contraintes imposées par la bande de l’entourage de Breton, Hantaï se tourne vers une peinture plus objective, et dans ce but il développe à partir de 1960 une technique particulière qu’il nomme « le pliage comme méthode ». Sa peinture se situe désormais entre deux extrêmes de l’art contemporain – « Il y a Matisse, il y a Pollock » déclare-t-il (cité par Baldassari) : entre les papiers découpés et les grands dessins à l’encre de Chine du premier, d’une part, et « l’espace décentré » et l’aléatoire du second ; entre le passage de l’espace vertical du chevalet à l’espace horizontal du plancher. Ajoutons l’influence de Cézanne, dont les toiles comportent des espaces « troués », ces blancs entre les couleurs, que Hantaï expérimentera grâce à sa technique du pliage, où la toile est froissée, pliée, aplatie, la surface peinte puis dépliée pour révéler les blancs dans les creux des plis. « Quand je plie, je suis objectif et cela permet de me perdre », affirme le peintre. En effet, grâce au pliage il établit un rapport nouveau avec la toile, qui n’est plus conçue comme un écran de projection (« Plus de miroir, de composition, de contrôle, de corrections, de positions »), mais comme une « poche d’accouchement » où l’absence d’investissement subjectif (« ne pas être propriétaire » du tableau) fait place aux surprises de l’aléatoire, de l’inattendu

L’ouvrage de Duwa réussit a rendre vivants procédés techniques, prises de position et polémiques chez le peintre, les situant dans un cadre qui comprend le surréalisme tout en le dépassant largement. Il nous offre un guide incontournable pour la visite de la rétrospective du centenaire de la naissance de l’artiste (commissaire Anne Baldassari) réunissant plus de 130 œuvres à la Fondation Vuitton du 18 mai au 29 août.

Elza Adamowicz
29.4.2022

Fernando Arrabal, du Transcendant Corps des Satrapes du Collège de ‘Pataphysique

Fernando Arrabal,
du Transcendant Corps des Satrapes
du Collège de ‘Pataphysique

Contribution de François Naudin, R.,

à la fête arrabalesque du 12 mars 2022 de la Halle-Saint-Pierre (Paris)

Votre Transcendance,
Mesdames,
Messieux,

Fernando Arrabal, à qui l’on fait sa fête ici et aujourd’hui, est titulaire d’une gloire parmi les plus spécieuses et rares au monde, gloire dont il peut se montrer particulièrement fier : il est investi, par le Collège de ‘Pataphysique, de la digité de Transcendant Satrape.

Nombreux parmi vous les dames et messieux qui n’ont du Collège que des notions partielles, éparses et souvent erronées. Les organisateurs des Arrabalesques ont souhaité qu’un membre du Collège apporte trois sept éclaircissements sur l’institution, en particulier sur le rôle dévolu à Sa Transcendance Fernando Arrabal. C’est à moi que fut confié ce soin, en ma qualité de Régent de Métaphrasie Angélique & Théorique.

Le Collège de ‘Pataphysique est une société savante. Elle fut fondée en 1948 par un certain nombre de philosophes, de chercheurs, de zigotos, d’animaux (notamment un crocodile femelle du lac Victoria et une tortue) et même de jojotes inspirés par Alfred Jarry. Par la suite, ce petit groupe sera connu des membres du Collège sous l’appellation de Satrapes de Fondation. Lorsque régnaient les Acheménides – Cyrus, Darius, Xercès, Artaxerxès et autres numéros – les satrapes étaient gouverneurs administrateurs de provinces et y prélevaient les impôts. Si leur renommée nous est parvenue, c’est à cause de leurs fastes, leurs frasques et leurs excès, de pouvoir notamment.

Antonin Artaud, Epicure, Raymond Roussel, François Rabelais, Bonaventure des Perriers, René Daumal, Lucrèce, Dietrich Grabbe, Julien Torma et maints autres ‘Patacesseurs ont été invoqués pour infuser au Collège l’esprit d’impavidité nécessaire à sa mission d’absolue inutilité publique.

Chacun comprend que dans de pareilles conditions, le Collège de ‘Pataphysique était lancé sur une trajectoire subrepticement triomphale. Le recrutement par cooptation de dames, de drôles de pistolets, d’institutions (la IV République), de personnalités exceptionnelles (le Khan des Tartares Ouïghours, le président du Syndicat libre des Sociétés Anonymes de vidange), de bêtes (Ergé, la chienne de Jacques Prévert) a étoffé le Transcendant Corps des Satrapes et plus généralement, par paiement de la phynance, le nombre des membres du Collège. Satrapes et membres de rangs inférieurs ont pour unique projet d’inventorier et collationner, reconnaître et détailler, manifester et théoriser la ‘Pataphysique.

Celle-ci se définit comme suit :

La ‘Pataphysique est la science des solutions imaginaires qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité.

Plus simplement et couramment,
La ‘Pataphysique est la science des solutions imaginaires ;
ou, plus compendieusement encore :
La ‘Pataphysique est La Science, avec une capitale à chacun des deux derniers mots.

L’inénarrable ambition du Collège consiste donc à administrer La Science, celle des solutions imaginaires, aux deux sens du verbe : administrer une municipalité ou les derniers sacrements. Une charpente robuste est indispensable à pareille entreprise. Le Collège a pour Curateur Inamovible le Docteur Faustroll. L’immanence de la Suprème Curatelle est matérialisée en ce bas monde par les Vices Curateurs. Depuis la fondation, se sont succédés à cette charge Leurs Magnificences Irénée-Louis Sandomir, Jean baron Mollet, Opach, la dame crocodile Lutembi, ces deux derniers Satrape et Satrapesse de Fondation. C’est de nos jours à Sa Magnificence Tanya Peixoto que revient la tâche d’assumer la Vice-Curatelle. Qu’Elle trouve ici l’expression de ma profonde révérence.

Immédiatement subséquent à Sa Magnificence la Vice-Curatrice vient le Transcendant Corps des Satrapes. Vous connaissez une bonne portion de ces illustres personnages : Jacques Prévert, Raymond Queneau, Eugène Ionesco, Marcel Duchamp, Max Ernst, Benoît Mandelbrot, trois cinquièmes des frères Marx, Paul-Emile Victor, Boris Vian et quantité d’autres. L’éminence de ces personnalités leur vaut de n’exercer aucune charge au sein du Collège. Ils propagent les vertus de la science des solutions imaginaires par leur rayonnement irradiant, par leur prestige panaché, par leur ascendant transcendant. Le Corps des Satrapes est indépendant des instances administratives du Collège : Auditeurs, Correspondants, Emphytéotes, Dataires, Régents et Provéditeurs qui font le boulot.

Pétitionnons le principe en demandant s’il est besoin de souligner combien le TS Arrabal emplit, jusqu’à en excéder le comble, son rôle au sein du Collège. Il fut même désigné par le Conventicule Quaternaire comme Unique Electeur, honneur ineffable, chargé d’élire SM Tanya Peixoto pour succéder à feue SM Lutembi.

Quelques mots d’Arrabal sur la ‘Pataphysique :

« Je ne crois pas que la ’Pataphysique n’ait pas de sens. Ou qu’elle soit hermétique. Nous-mêmes, la petite demi-douzaine de satrapes en vie, en donnons un à nos œuvres. Ou nous nous arrangeons pour qu’elles en acquièrent un. De préférence confus comme l’existence. Pour effectuer ce que le docteur Sandomir connaît sous le nom de « bon bond ».

« La ’Pataphysique, je l’accueille comme un éternel présent. Comme un perpétuel cadeau. Comme le pain (et le cirque) quotidien. Mais je pèche peut-être par optimisme. Est-elle inébranlable dans le changement sans fin ? « 

Le TS Arrabal se montre très actif au sein du Collège, alors que rien ne l’y contraint. Il écrit dans les publications, notamment la revue trimestrielle Viridis Candela, et ses annexes et connexes suppléments et compléments. Il est souvent présent aux fgh’cérémonies et aux manifestations. Le plus important, le plus précieux en outre, est l’amitié qui l’unit à un grand nombre de membres du Collège.

Gloire à Faustroll notre Curateur !