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Surrealism, Politics and Culture. M. Edited by Raymond Spiteri and Donald Lacoss. Burlington, VT : Ashgate Press, 2003. 352 pages.

 

Compte-rendu par John Westbrook, Bucknell University

Ce recueil de quatorze études se donne comme objectif un enrichissement, voire même une remise en question de notre compréhension des rapports entre surréalisme et politique. La réimpression en premier chapitre de l’étude déjà classique de Robert Short, « The politics of Surrealism, 1920-1936 », qui date de l’année même de la mort de Breton, fournit à la fois un point de départ et un contre-modèle. Au lieu d’une histoire des rapports complexes du groupe surréaliste avec divers mouvements politiques (anarchisme, communisme, trotskisme), les études s’attachent surtout à analyser le travail du politique dans le surréalisme. Dans leur introduction, Raymond Spiteri et Donald LaCoss soulignent cette référence à la pensée de Claude Lefort. En effet, le politique, comme principe générateur de catégories qui construisent l’espace social, se situe en deçà et ailleurs que dans la politique comprise dans son sens traditionnel. Pour eux, le travail critique de l’imaginaire surréaliste effectue une refonte des catégories cognitives constituantes du politique. Aussi ces études interrogent-elles en majorité des lieux du surréalisme en marge de ses engagements politiques bien connus — que ce soit l’image, les expositions, la critique paranoïaque, ou une certaine conception de l’échec. C’est dans ces déplacements que réside l’intérêt principal de l’ensemble[1].

Une politique de l’image

Des quatorze contributions, huit viennent de chercheurs en histoire de l’art. L’analyse des images surréalistes — que ce soit des œuvres d’artistes tels que Miró, Bellmer ou Dali, ou bien des illustrations photographiques de textes surréalistes — trace l’articulation du politique dans le culturel. Une contextualisation historique et politique des choix esthétiques ou formels permet aux auteurs des réinterprétations significatives de productions culturelles comme lieux du politique. Robert S. Lubar, par exemple, analyse le retour à la figuration chez Miró dans sa Nature morte au vieux soulier[2] comme une mise en scène du débat idéologique concernant les rapports entre l’art et la politique au moment de la guerre d’Espagne. Si Miró refusait tant le didactisme politique et l’abstraction, sa recherche pour un humanisme politique s’est exprimée par une méditation formelle qui témoigne des fractures idéologiques du moment. Alyce Mahon s’appuie sur la notion d’économie libidinale pour lire le traitement anagrammatique du corps féminin chez Hans Bellmer comme une tentative de mettre un monstrueux féminin en œuvre contre le discours corporel totalitaire et totalisant de l’idéologie nazie. Ce faisant, elle souligne l’idée d’un surréalisme essentiellement féminin où désir et politique ne sauraient s’opposer. Cette politisation du corps se trouve exprimée, en marge du surréalisme, dans le travail photographique d’André Kertész. Amy Lyford décèle dans ses photographies de corps masculins cassés par la guerre une esthétique surréaliste du fragment et du discours publicitaire qui produit une critique — politique — de l’idéologie du retour à l’ordre dans les années vingt. Ces photographies interrogent une dialectique ambiguë entre les corps mutilés par la guerre et réprimés par une idéologie de la plénitude saine et des corps fragmentaires qui deviennent aussi objets de consommation et de désir.

Une politique de l’exposition

Cette contextualisation idéologique permet à Elena Filipovic de déceler un projet politique dans la théâtralité de l’exposition surréaliste de 1938, souvent vue comme un repli esthétique après les années d’engagement explicitement politique. À une époque où l’autorité du discours muséal ou d’exposition se faisait le vecteur d’une idéologie politique fasciste (l’exposition Entartete Kunst et la Grosse Deutsche Kunsausstellung en Allemagne), la scénographie de l’exposition surréaliste mettait en cause les catégories — forcément idéologiques — qui soutiennent un discours d’exposition autorisé et autoritaire. Filipovic note que ce n’est pas par hasard si Le dictionnaire abrégé du surréalisme, qui met à mal la construction encyclopédique du savoir venue des lumières, a servi de catalogue à cette exposition. Un travail similaire de critique de catégories artistiques qui soutiennent l’idéologie coloniale, selon Amanda Stansell, serait à l’œuvre dans l’exposition « La vérité sur les colonies » de 1931. Pour Stansell, l’organisation de l’exposition selon un principe de collage défait les notions d’objet d’art et de fétiche produites par la rationalité occidentale. Au-delà d’une analyse marxiste de l’impérialisme, c’est toute une critique des notions de race et une conscience claire des limites du primitivisme que le surréalisme développe dans les années trente. Leur critique de la raison occidentale a su ménager un espace pour l’altérité au travers duquel se sont forgés des liens avec les intellectuels noirs tels que Senghor et Césaire[3].

Une politique paranoïaque

Dans une belle étude, Jonathan P. Eburne fait le lien chez les surréalistes entre une certaine sensibilité « noire » — dans le sens cinématographique — et la mise à contribution de la paranoïa comme catégorie analytique du politique à partir des photos « avant » et « après » des sœurs Papin publiées dans le numéro 5 de Le Surréalisme A.S.D.L.R. Pour Eburne, les investigations lacaniennes sur les motifs — à la fois cause et style — du crime paranoïaque s’intègrent au changement théorique dans le surréalisme au travers duquel ils ont cherché à élucider les fondements de la pratique du sujet politique. Le style, en tant que symptôme, fonctionne comme un « moteur épistémologique » et permet un dépassement des notions classiques de motif, de causalité et de représentation. Ce faisant, il rapproche les surréalistes du groupe de Bataille et prépare leurs activités politiques communes dans Contre-Attaque. Ce lien avec Bataille est repris par Jordana Mendelson d’une manière critique. Mendelson analyse Le Mythe tragique de l’Angélus de Dali et ses multiples transformations du tableau de Millet en simulacres de produits de masse en termes d’un folklore personnel qui ne serait pas loin des souvenirs fabriqués du paranoïaque. L’intérêt de Dali pour la culture populaire, les cartes postales, ne serait pas sans lien avec cette fascination de l’anachronique et son appropriation dans le discours fasciste suivant l’analyse de Bataille.

Une politique de l’échec

Si l’analyse du travail du politique dans les images surréalistes permet de multiplier les points d’incidence politiques du surréalisme, l’incapacité du mouvement à aboutir à un projet politique concret provoque les études les plus intéressantes du recueil. Dans « Surrealism and the Political Physiognomy of the Marvelous », Raymond Spiteri trace dans une analyse de l’illustration photographique de Nadja les effets d’un double raté. Si la rencontre avec Nadja et celle avec le PCF tournent court, c’est que la conception bretonienne d’une politique du merveilleux qui s’enracinait dans l’intervalle entre l’événement, l’image et le texte, aboutit à une impasse : le merveilleux peut concilier un moment l’action et l’imagination, mais ne s’ouvre pas sur une action révolutionnaire concrète. Cette impasse, pour Michael Stone-Richards, résulte justement d’une tentative de dépasser les cadres traditionnels de l’action révolutionnaire. Dans sa contribution, Stone-Richards s’engage dans une réflexion très dense sur le rôle des notions de communauté et d’échec comme fondements du politique dans le surréalisme. S’appuyant sur le travail de Jules Monnerot, Hanna Arendt et Maurice Blanchot, il souligne l’importance de la communauté dans le groupe — une communauté toujours réaffirmée dans les moments de crise par une expérience collective telle que celle des objets surréalistes à partir de 1931. D’après lui, le surréalisme rencontre Bataille dans la notion d’un espace du politique « automatique », informe et acéphalique. C’est dans cette communauté, par rapport à laquelle le surréalisme, suivant Blanchot, est « en tiers », qu’émerge une conception du politique qui se fonde contre la politique, même révolutionnaire, basée sur des notions de projet. Ainsi, le surréalisme est le contraire d’un utopisme ou, plutôt, se révèle une utopie négative et informe. Selon Stone-Richards, la réflexion surréaliste sur l’échec de la politique mène à une conception du politique basée sur la négativité, la pluralité des voix, et une temporalité située entre le temps du deuil et de la perte et un avenir qui reste toujours ouvert.

La question de l’utopisme surréaliste resurgit dans la belle étude de Don Lacoss sur l’Ode à Charles Fourier et Arcane 17. Pour Lacoss, l’intérêt de Breton pour l’utopisme, à son retour du Nouveau Monde, ne signifie nullement un retrait politique, mais forme une partie intégrante du radicalisme surréaliste d’après-guerre. Fourier n’était pas lu comme une recette pour une société future, mais plutôt son échec programmé comme une force de libération de l’imaginaire du politique. Dans le contexte d’un nouveau retour à l’ordre, que ce soit Gaulliste ou Stalinien, la poétique de l’échec utopiste soutiendra cet « écart absolu » par où le surréalisme affirmera son éthique de liberté. Cette éthique et la notion de communauté qu’elle soutient, se trouvent affirmées par Théodore Fraenkel à la fin du livre. Dans un entretien qui date de 1936, Fraenkel regrette le fait que le groupe surréaliste n’ait pas constitué un mouvement politique autonome avec pour projet le renversement, non tant du capitalisme, que de la bourgeoisie et de ses valeurs. Il situe donc l’intérêt politique du surréalisme justement au niveau de son intervention sur le politique.

Si cet ensemble d’études souffre d’une trop grande diversité — comparés aux autres les articles de Papanikolas et de Greeley, outre leur intérêt propre, me semblent trop proche de la politique —, il donne un aperçu utile sur l’état des recherches sur le surréalisme en langue anglaise. L’introduction et un certain nombre d’articles n’hésitent pas à fustiger une vague tradition anglo-saxonne d’études sur le surréalisme qui réduirait le mouvement à un simple « isme » littéraire et artistique en évacuant la dimension politique et éthique, à la différence de la critique française (Chénieux-Gendron, Paligot, Janover, Löwy, etc.). On note également l’importance des références à Benjamin, à Bataille, et à Lacan — figures de proue du renouveau théorique des années soixante-dix et 80 aux États-unis. L’ensemble reflète ainsi un certain radicalisme académique et une tentative de trouver une prise politique pour la pensée à un moment où la politique ne semble offrir, de ce côté-ci de l’atlantique, aucune alternative réelle.

Table des matières

Raymond Spiteri et Donald Lacoss, “Introduction : Révolution by Night : Surrealism, Politics and Culture”

Chapitre I : Robert Short, “The Politics of Surrealism, 1920-1936”

Chapitre II : Theresa Papanikolas, “Towards a New Construction : Breton’s Break with Dada and the Formation of Surrealism”

Chapitre III : Raymond Spiteri, “Surrealism and the Political Physiognomy of the Marvelous”

Chapitre IV : Amy Lyford, “Advertising Surrealist Masculinities : André Kertész in Paris”

Chapitre V : Jonathan P. Eburne, “Surrealism Noir”

Chapitre VI : Amanda Stansell, “Surrealist Racial Politics at the Borders of ‘Reason’: Whiteness, Primitivism, Négritude”

Chapitre VII : Robert S. Lubar, “Painting and Politics : Miró’s Still Life with Old Shoe and the Spanish Republic”

Chapitre VIII : Jordana Mendelson, “Of Politics, Postcards and Pornography : Salvador Dali’s Le Mythe tragique de l’Angéus de Millet

Chapitre IX : Elena Filipovic, “Surrealism in 1938 : The Exhibition at War”

Chapitre X : Robin Adèle Greeley, “For an Independent Revolutionary Art : Breton, Trotsky and Cárdenas’s Mexico”

Chapitre XI : E. San Juan, J.-R., “Aimé Césaire’s Insurrectionary Poetics”

Chapitre XII : Alyce Mahon, “Hans Bellmer’s Libidinal Politics”

Chapitre XIII : Donald LaCoss, “Attacks of the Fantastic”

Chapitre XIV : M. Stone-Richards, “Failure and Community : Preliminary Qeustions on the Political in the Culture of Surrealism”

Appendix : Thédore Fraenkel, “Notes in the Hand of Léon Pierre-Quint Being the Record of a Conversation”


[1]. Dans l’étude de Theresa Papanikolas, le déplacement va plutôt de la culture vers la politique, dans le sens où elle analyse la rupture entre le surréalisme et Dada en termes de conceptions différentes de l’anarchisme. À l’anarchisme individualiste de type Stirnien qui séduit Tzara, Papanikolas oppose une réponse surréaliste qui tente de naviguer entre la destruction Dada et la construction des mouvements de retour à l’ordre à l’aide d’une conception de la création (automatisme) qui subvertit l’autorité des systèmes culturels. De même, Robin Adèle Greeley confronte de manière plus directe la politique dans son étude sur les rapports entre Breton et Trotski. Pour Greeley, dans le contexte des réformes agraires et la nationalisation de l’industrie pétrolière par le président Cárdenas, la rencontre entre Breton et Trotski révèle des conceptions radicalement différentes de la fonction d’un art révolutionnaire. Là où Trotski promeut une sorte d’anarchisme artistique qui peine à devenir réellement un geste révolutionnaire, Breton tente de sauvegarder une puissance politique pour l’art. À l’intérêt que Trotsky porte aux syndicats ouvriers, Greeley oppose une conception bretonienne d’une résistance culturelle qui trouve sa représentation dans les photographies d’Alvarez Bravo illustrant ses « Souvenirs de Mexique. »  

[3]. Les rapports entre le surréalisme et Césaire font l’objet de l’étude de E. San Juan, Jr, qui voit dans une « poétique du marronage » chez Césaire une résolution au conflit entre l’utopisme surréaliste et les exigences du réel.  Dans une lecture benjaminienne du Cahier d’un retour au pays natal,  San Juan souligne l’importance de la médiation entre rêve et action dans la dialectique de Césaire—médiation enracinée dans une spécificité historique et culturelle.