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Anne EGGER, Le Surréalisme : la révolution du regard, Scala, 2002, 127 p., coll. Tableaux choisis.

 

 

En parallèle à « La Révolution surréaliste », la grande manifestation que présente le centre Georges Pompidou (6 mars-24 juin 2002), mais sans lien direct avec elle semble-t-il (il ne s’agit pas d’un catalogue d’exposition), Anne EGGER, docteur en histoire de l’art, nous propose dans la collection « Tableaux choisis » des éditions Scala : Le Surréalisme : la révolution du regard. Ce petit ouvrage (127 pages) est autant agréable que curieux. Agréable à voir tout d’abord, car il bénéficie d’une maquette des plus attractives : les chapitres sont en effet entrecoupés de sections de deux à six pages dont le texte est présenté sur des fonds de différentes couleurs pastels ; de surcroît, il faut relever l’iconographie abondante qui illustre l’ouvrage à chaque page, iconographie dont on pourra regretter, cependant, le format souvent réduit des reproductions qui nuit à la bonne perception des œuvres. Ouvrage curieux ensuite, car sa maquette présente aussi les défauts de ses qualités, à savoir que le plan adopté par l’auteur n’est pas toujours évident à suivre, et, partant, la progression logique est difficile à cerner (mais le sommaire est là pour servir de rampe d’appui aux lecteurs perdus). Toutefois, si l’on accepte de se laisser emmener de l’un à l’autre de ces « tableaux choisis » au gré des rapprochements décidés par l’auteur, le plaisir d’une flânerie parmi les principales représentations d’un « art en surréalisme » est bien au rendez-vous de cet ouvrage intimiste.

 

Cette expression « tableaux choisis » mérite quelques éclaircissements. La quatrième de couverture, en effet, nous précise qu’ils sont au nombre de douze. Dès lors, il semble que l’expression désignerait les douze reproductions pleine page dont Anne Egger propose un rapide commentaire : Les Ciseaux et leur père (Max Ernst, 1919, p. 24), rayographie extraite des Champs Délicieux (Man Ray, 1922, p. 30), Les Villageois (André Masson, 1927, p. 40), Le Grand Masturbateur (Salvador Dali, 1929, p. 46), La Sieste (Joan Miró, 1925, p. 56), Querelle des universaux (René Magritte, 1928, p. 62), Un bas déchiré (André Breton, 1941, p. 68), Boule suspendue (heure des traces, objet mobile) (Alberto Giacometti, 1930, p. 78), Cadavre exquis sans titre (André Breton, Marcel Noll, Max Morise, 1927, p. 84), séquence extraite de L’Âge d’or (Luis Buñuel, 1930, p. 94), La Poupée (Hans Bellmer, 1936-1937, p. 100), Ubu imperator (Max Ernst, 1923, p. 109). A noter que cette dernière œuvre illustre aussi la couverture de l’ouvrage, d’autre part que Ernst est l’artiste qui ouvre et ferme cette galerie de tableaux et de portraits : il est donc implicitement désigné par l’auteur comme le principal révolutionnaire du regard.

Remarquons aussi que, dans le cas des surréalistes, cette expression de « tableaux choisis » recouvre aussi bien des œuvres picturales (des tableaux au sens strict) que des photographies, des collages, des sculptures, des objets. Ce qui illustre bien la volonté du groupe « de modifier le regard que l’on porte aux choses et d’intervenir sur les choses elles-mêmes » (p. 75), par la recherche « d’une mise en commun de la pensée » et par « la mise à jour d’un imaginaire collectif » (p. 89). Mais, en parallèle aux œuvres soumises au commentaire, ces « tableaux choisis » désignent aussi les nombreuses reproductions, d’objets « artistiques » (au sens surréaliste), trouvés, créés ou recréés, de photographies des membres du groupe, de tracts et de couvertures de revues. C’est à cette diversité que tient la richesse de ce livre mêlant intentions de vulgarisation et volonté d’élitisme. L’intérêt de l’ouvrage réside aussi dans les rapprochements pertinents que propose l’auteur entre les démarches créatrices des surréalistes et celles d’artistes plus proches de nous, par exemple : André Masson - Jackson Pollock (« peindre le geste », p. 45), Joan Miró - Pierre Alechinsky - Jean-Michel Basquiat (du signe aux graffitis, pp. 60-61). Sont aussi évoquées les œuvres d’autres surréalistes ou proches du surréalisme dans leurs intentions et/ou leurs réalisations, tels que Hans Arp, Victor Brauner, Marcel Duchamp, Jacques Hérold, Valentine Hugo, Henri Michaux, Pierre Molinier, Max Morise, Meret Oppenheim, Yves Tanguy, Dorothea Tanning… pour ne citer que les principaux. Les noms de tous les artistes dont les œuvres sont reproduites dans l’ouvrage figurent dans l’Index de la page 27. On pourra regretter que certains d’entre eux n’aient pas figuré parmi les artistes des « tableaux choisis », notamment Victor Brauner ou Yves Tanguy – une page et demie est toutefois consacrée à ce dernier (pp. 50-51).

Les artistes qui signent les « tableaux choisis » se répartissent entre les six rubriques principales de l’ouvrage, dans lesquelles, pour les cinq premières, ils sont rapprochés sous l’égide d’un axe de création commun : « Un art d’illusion » (Ernst et Man Ray, pp. 21-35), « Les explorations de l’inconscient » (Masson et Dali, pp. 37-51), « Mots et images » (Miró, Magritte, Breton, pp. 53-73), « Merveilleux quotidien réinventé » (Giacometti, Morise – Breton - Noll, pp. 75-89), « Désir et humour noir » (Buñuel, Bellmer, pp. 91-105), « Analyse guidée » (Ernst, pp. 107-109).

Ces rubriques sont introduites par deux fiches techniques, une première qui retrace le parcours de la monstration des œuvres surréalistes « Des ateliers aux musées » (pp. 8-13), et une seconde qui donne des éléments de réponse à la question « Qu’est-ce que le surréalisme ? » (pp. 15-19). D’entrée, l’auteur définit (avec raison) le surréalisme comme une aventure humaine inédite, collective avant tout, et surtout pas à vocation doctrinaire. De la même intention de faire le point sur ce qu’est le surréalisme – en regard de ce qu’il n’est pas – participe la dénonciation de quelques topoï qui lui sont rattachés : Breton égal terroriste, la peinture surréaliste comme « figuration insolite » et, surtout, le glissement sémantique de l’adjectif « surréaliste » pour désigner « toute situation insolite ou paradoxale » (p. 15).

            Le surréalisme, une aventure collective et un « mélange des arts et des genres » (p. 9). Pour rendre compréhensible ce que recouvrait pour les surréalistes cette acception en matière de création, l’auteur décrit d’abord l’appartement de Breton, rappel, écrit-elle, des « cabinets de curiosités de la Renaissance » (p. 8), ouvert à la presse en 1960. Les deux photographies des pages 8 et 9, mises en regard d’une photographie du domicile de Desnos (p. 9), en donnent un bon aperçu. La création proprement surréaliste reste pour sa part longtemps marginalisée, par le public mais plus encore par la presse et la critique – ce n’est qu’à partir de 1960 que des œuvres surréalistes sont intégrées aux collections des musées –, d’autant que, comme le rappelle Anne Egger, les deux nouvelles avant-gardes de l’après-guerre (l’abstraction et la nouvelle figuration) la marginalisent encore en conceptualisant l’objet artistique et la démarche qui sous-tend son élaboration.

            L’auteur décrit ensuite dans le détail (pp. 11-12) une des expositions les plus importantes du groupe, celle de 1938 à la galerie des Beaux-Arts, la fameuse exposition lors de laquelle, entre autre, il plut dans un taxi. Sont également mentionnées trois autres expositions majeures, de l’avis de l’auteur : Le Surréalisme en 1947, EROS (1959-1960) et L’Écart absolu (1965). Si Anne Egger retient plus particulièrement les expositions postérieures à 1938 pour leur aspect davantage spectaculaire, on pourra regretter, peut-être, qu’elle ne revienne pas en détail sur les expositions des premières heures du mouvement, qui, plus sages dans leur scénographie, sont aussi moins connues.

            « Qu’est-ce que le surréalisme ? » examine plus particulièrement les débuts du surréalisme en gestation, en rappelant la concomitance du Manifeste et de Mein Kampf (1924), et s’emploie à définir quelques notions essentielles du mouvement. Ainsi la particularité des manifestations plastiques du surréalisme se trouve-t-elle précisée comme suit : « C’est l’avènement de l’imaginaire dans l’art. (…) Il n’y a pas de peinture surréaliste mais des surréalistes qui font de la peinture. » (p. 19). Et cette peinture, Anne Egger la place dans la lignée de trois artistes : Chirico (pour le rêve), Picasso (l’abandon du mimétisme) et Duchamp (la remise en cause des notions d’artiste et d’œuvre).

L’ouvrage propose encore, dans ses dernières pages, dix « Fiches biographiques » (pp. 110-115) sur les artistes qui ont créé les « tableaux choisis », fiches parmi lesquelles il faut signaler l’absence malencontreuse (mais peut-être s’agit-il là d’un oubli fortuit ?) de Morise et de Noll, qui ont composé en 1927 avec Breton le Cadavre exquis sans titre reproduit page 84. En revanche, une onzième et dernière fiche est ironiquement consacrée au (jeu du) Cadavre exquis, ce mort célèbre (!) ayant bien droit, lui aussi, à sa nécrologie. Un « Répertoire surréaliste » (pp. 116-120) propose ensuite un abécédaire rapide des principales idées du groupe, de Adhésion à Voyage, en passant par exemple par Compagne et par Meuble. Puis une « Chronologie croisée » (pp. 121-125) examine, de 1919 (fondation de Littérature par Aragon, Breton et Soupault) à 1969 (autodissolution du groupe par Jean Schuster), les événements, en littérature et en peinture, directement liés au mouvement surréaliste, ainsi que ceux relevant du domaine culturel autre que surréaliste et les principaux faits historiques. Enfin, une « Bibliographie sélective » (p. 126) présente les essentiels de la connaissance d’ensemble sur le mouvement. Seules sont données, en matière de pictural, les références des deux classiques que sont maintenant l’Anthologie plastique du surréalisme de Jacques Baron et l’Histoire de la peinture surréaliste de René Passeron, ainsi, bien entendu, que la référence au Surréalisme et la peinture d’André Breton. On pourra donc regretter que ne soient pas proposées, pour permettre une exploration plus approfondie du sujet, quelques références de catalogues d’expositions. L’ouvrage se termine sur l’Index précédemment évoqué.

 

            La problématique qu’Anne Egger illustre dans cet ouvrage suit deux axes principaux. D’une part, le désir des artistes surréalistes d’obéir au « modèle intérieur », dont sont empreintes toutes leurs créations, désir qui se trouve bien résumé par les propos de Masson, rapportés page 41 : « Je peins sans aucun souci. Je ne m’occupe plus de rien. Je me laisse peindre. » D’autre part, « la volonté d’une démocratisation et d’une antispécialisation des moyens d’expression, des pratiques artistiques ou littéraires » (p. 23), qui caractérise aussi, d’après l’auteur, leur démarche.

            Toutefois, quelques réserves peuvent être émises quant au sous-titre adopté par l’auteur. D’abord, proposer cette adéquation entre surréalisme et la révolution du regard paraît excessif, dans la mesure où, quelque grande que soit notre reconnaissance envers les libérations diverses amenées par le surréalisme, on sait bien que les surréalistes ne sont pas les seuls à avoir imposé au regardeur cette révolution. Que faire alors des démarches pourtant opposées mais concourant toutes à ce même but, comme celles, certes plus près de nous, de l’arte povera, du pop art, du body art, ou, à un niveau plus individuel, de Joseph Beuys par exemple ? L’emploi de l’article défini la ne se justifie donc pas pleinement. Dans le cours de l’ouvrage, Anne Egger explique son titre à plusieurs reprises, notamment à la page 23 lorsqu’elle écrit : « Ainsi, les peintres qui posent un regard nouveau sur ce qui les entoure, sur des matières ou des images existantes, dévoilent une réalité autre, subjective ou suggestive. (…) Leurs images provoquent un séisme dans nos habitudes de voir. Mieux voir, n’est-ce pas l’art de débusquer le merveilleux sous les dehors du quotidien ? La poésie se trouve aussi dans le regard qu’on porte aux choses. » Mais l’ensemble de l’ouvrage démontre, avec brio dans les parti pris qui y sont adoptés, que cette révolution du (seul) regard aurait pu s’appeler aussi, dans un ordre significatif : une révolution du regardé, du regardeur et du regard. Mais c’eût été un peu long.

 

Myriam FELISAZ-DEBODARD