TRACTS SURREALISTES Tome I

[Lettre à « l'UniversitE de Paris »]

Paris, le 18 décembre 1921.

Monsieur et Cher Confrère,

A la page 18 du numéro 236 (33e année) du 25 novembre 1921, à propos d'une revue tout au plus belge : « Enquête : le dadaïsme, sa renaissance, sa vie et sa mort ». Vous voudrez bien faire savoir à vos lecteurs que la mort [de] Dada est tout de même moins inquiétante que la vie de M. Florent Fels qui se permet (page 11 du numéro précité) de nous parler des moeurs édifiantes de nos jeunes gens nationaux, André Salmon et Max Jacob, et des vingt ans de MM. Gabory, Radiguet, Malrot, Sauvage, Fels et Jules Renard. Malgré tout le dégoût que nous éprouvons pour ce personnage (quel personnage ? - Fels) et l'ennui qui dort dans ses lunettes comme une tomate dans une cloche à melon, nous croyons indispensable de répondre à cet individu, comme on mouche les enfants de 14 ans qui n'ont pas la force de... sans devenir rouges. Je vous le demande un peu, confondre André Gide et Max Jacob, Cocteau et la baronne d'Oetingen, parler de Dostoïewski, Gogol, Stendhal, Restif, Laccos, Sade (ta bouche, bébé !), Scarron, Rabelais, Ronsard, Michel Zevaco, Louis Feuillade et tant d'autres (sic), qu'il n'a d'ailleurs jamais lus (nous non plus, mais pour d'autres raisons), pratiquer la scatologie en faisant allusion aux petits amis de Jacob, « assailli d'une foule de jeunes hommes » (sic), oublier que M. l'abbé Fleureau n'est autre que M. André Gide !

Nous vous prions d'excuser le ton un peu plaisant de cette lettre (il nous est difficile, vous le comprendrez, de vous parler sérieusement), mais nous insistons pour qu'elle soit publiée. Nous sommes décidés à ne plus laisser passer aucune ordure dans le genre de la lettre de M. Fels et de vos divers articles sur M. André Gide et consorts.

Nous envisageons d'ailleurs d'autres sanctions.

N'y revenez pas.

Philippe Soupault, André Breton, Paul Eluard, Louis Aragon, Tristan Tzara, Charchoune, Jacques Rigaut, Max Ernst, Evola, Van Doesburg, G. Ribemont-Dessaignes, Arp, Benjamin Péret.

[L'Université de Paris, 25 février 1922.]

Lettre ouverte au Comité Lautréamont

Nous apprenons qu'un groupe d'amateurs, auquel se sont mêlés adroitement quelques critiques d'avant-garde, a pris l'initiative de célébrer le cinquantenaire de la mort d'Isidore Ducasse, comte de Lautréamont. La cérémonie anniversaire doit avoir lieu le 22 mars, place Vendôme. On a pu remarquer l'extrême discrétion avec laquelle nous avons laissé passer les fêtes du tricentenaire de l'esprit français. Les monuments, tant qu'ils ne commémorent qu'Apollinaire ou Jules Simon, ne requièrent pas autrement notre attention. Mais nos lecteurs, qui n'ont pas oublié les Poésies d'Isidore Ducasse parues ici même, comprendront que nous trouvions cette fois la plaisanterie douteuse. Non, nous ne permettrons pas que Lautréamont serve à remonter le niveau des morts pour la patrie (M.P.L.P.). Nous sommes prêts à tout pour empêcher cette mascarade.

Ce n'est pas à nous de faire observer que le prétexte même de cette petite fête est mal fondé, puisque le centenaire de Ducasse est échu l'année dernière.

LA REDACTION

[Littérature nouvelle série, n° 1, 1er mars 1922.]

DEclaration sur l'affaire Ubu

Charles Chassé a déclaré que Jarry n'était pas l'auteur d'« UBU ROI ». Nous ne voulons pas plus discuter avec monsieur Chassé qu'avec messieurs Souday, Thérive, et autres critiques.

Pour nous, UBU ROI n'a rien à faire avec les comédies de Molière et de Shakespeare et les romans de Rabelais.

Il est fâcheux d'ailleurs qu'on ait profité du tricentenaire de l'un de ces messieurs pour nous infliger ce petit cours de littérature comparée.

Qui s'amuserait à prendre au sérieux un homme qui, comme le commandant Morin, a passé trente ans de sa vie dans l'armée ?

Devant l'évidence, nous nierons qu'UBU ROI soit l'oeuvre de messieurs Chassé et Henri Morin.

Alfred Jarry a signé UBU ROI et en est mort. Jarry est un des hommes dont nous admirons sans réserve l'attitude, et nous défions qui que ce soit d'entamer sa personnalité par la contestation d'une de ses oeuvres.

Nous nous réjouissons qu'UBU ROI soit tenu pour une « c...ade » par les imbéciles. Nous n'avons pas souvent l'occasion de préférer un Paul Fort à un Binet-Valmer. Mais lorsqu'on nous met dans cette alternative à propos de Jarry, nous n'hésitons pas un seul instant.

Cette histoire ne comporte pas de morale.

Nous ajoutons, et il serait trop facile d'en faire la preuve à la manière de messieurs Morin et consorts, qu'UBU demeure un fait unique qui n'engage en aucune façon ce qui l'a suivi.

LA REDACTION

[Littérature nouvelle série n° 1, 1er mars 1922.]

[Pour Georges-Anquetil]

Georges-Anquetil, le sympathique directeur du Grand Guignol, actuellement sous les verrous, est, on ne l'a pas oublié, le créateur de « La Carte postale littéraire » (Ed. Aux Alliés). Littérature, qui poursuit dans un autre domaine une action parallèle à celle du Grand Guignol, ne peut manquer de protester contre l'incarcération de l'éminent sociographe. Par la même occasion, elle se fait un plaisir de rendre hommage à son beau talent poétique.

[Littérature nouvelle série n° 2, 1er avril 1922.]

[« Littérature » au tournant]

Contrairement au bruit qu'on en fait courir avec persistance, Littérature n'est pas, comme nombre de publications d'avant-garde, sur le point de disparaître. Après un silence de trois mois qu'elle mit à profit pour s'épurer de certains éléments stationnaires et se concilier d'autres éléments entièrement nouveaux, elle est prête à poursuivre son action avec le concours administratif d'un grand éditeur et sous la direction unique de M. André Breton.

Littérature, qui dédaigne les causes gagnées, abandonne définitivement Dada et entend passer à un autre ordre de révélations. Au sommaire du prochain numéro : Aragon, Baron, Breton, Desnos, Huelsenbeck, Picabia, Soupault. Une tribune entièrement libre est réservée, dans Littérature, à tous ceux qui jugent dérisoires les diverses expressions assignées jusqu'à ce jour à la conscience moderne, se déclarent ennemis de toute vulgarisation mais ne se refusent pas à concerter une action véritable dont les effets ne se fassent pas sentir seulement en littérature et en art.

[L'Ere nouvelle, 24 août 1922.]

[Réponse à l'enquÊte : « le Symbolisme a-t-il dit son dernier mot ? »]

Paris, le 18 février 1923.

Monsieur,

En réponse à votre enquête : « Le symbolisme est-il mort ? », nous répondons :

1. Nous n'avons pas l'habitude d'être dérangés pour des choses semblables.

2. Nous vous faisons grâce de ce qui reste encore : Jean Cocteau, Georges Gabory, la Noailles, Raymond Radiguet, André Salmon, Erik Satie.

3. Nous n'avons pas lu l'article de M. Romains, et pour causes (sic).

4. En voilà assez.

Salutations.

René Crevel, André Breton, Louis Aragon, Max Morise, Paul Eluard, Robert Desnos, Jacques Baron, Max Ernst, Roger Vitrac, Jean Carrive.

[Le Disque vert nos 4-5-6, février-mars-avril 1923.]

[Lettre à ClEment Vautel]

6 août 1923.

Monsieur Vautel,

Nous avons pris par hasard connaissance de votre papier d'aujourd'hui. C'est, comme à l'ordinaire, du propre, toutefois nous nous permettons de vous faire observer qu'il ne sera jamais question d'élever une statue au pauvre petit scribouillard Léon (sic) Vautel, bien qu'il soit peut-être vérolé et dément et que la magnifique entreprise du Liséré Vert ne lui en ait pas encore attachés au derrière. Gérard de Nerval et Charles Baudelaire vous enculent (pas dégoûtés) et te font savoir par notre intermédiaire que tu vas bientôt te faire moucher. C'est ainsi que nous avons l'habitude de régler les petits différends de cet ordre.

Maintenant, si tu préfères que l'on s'en prenne à tes oreilles...

André Breton, 42, rue Fontaine, 9e. Roger Vitrac, 22, rue du Sommerard. Robert Desnos, 9, rue de Rivoli. Paul Eluard, 3, rue Ordener, 18e. Louis Aragon, 12, rue Saint-Pierre, Neuilly. Max Morise, 24, avenue de Breteuil.

[Qui sont les meilleurs romanciers et poEtes mEconnus de 1895 à 1914 ?]

Lautréamont, Jarry, Nouveau, Apollinaire et Saint-Pol-Roux.

Dix signatures

[L'Eclair, 23 septembre 1923.]

[A propos de Pierre Reverdy]

Paris, le 26 mai 1924.

Messieurs les Directeurs,

Nous lisons dans Les Nouvelles littéraires de la semaine dernière la petite note que vous avez consacrée au prix du Nouveau-Monde. Vous avez l'amabilité de citer notre nom à propos de Pierre Reverdy et de déclarer que notre oeuvre est plus caractéristique que la sienne.

Notre littérature, que nous vous remercions d'apprécier, est très inférieure à celle de Reverdy. Nous ne craignons pas, en effet, de déclarer que Reverdy est actuellement le plus grand poète vivant. Nous ne sommes auprès de lui que des enfants. Son influence, que vous semblez nier, est la plus profonde que l'on puisse distinguer.

Reverdy, en effet, a influencé Max Jacob, Tzara, Delteil, Crevel, Arland, Vitrac, Limbour, Morise, Desnos, Malraux, Gérard, Lübeck, Honnert, Naville, ce peintre pour personnes pâles, Picabia, et nous-mêmes, sans compter ceux de moindre importance que nous nous excusons d'oublier. Et puisqu'il s'agit encore de nous, nous avouons avec joie que si nous continuons à écrire, c'est grâce à l'exemple de Reverdy.

Nous sommes persuadés qu'un examen plus attentif de la poésie moderne vous obligera très simplement à déclarer avec nous que Pierre Reverdy est le plus grand poète de ce temps, et que vous ne manquerez pas de lui envoyer toutes vos excuses les plus plates.

Veuillez agréer, Messieurs les Directeurs, l'assurance de nos sentiments très distingués.

Louis Aragon, André Breton, Philippe Soupault

[Le Journal littéraire, 31 mai 1924.]

 

ERUTARETTIL

<Fig>

[SurrEalisme : la lettre et l'esprit]

Si le mot est de Guillaume Apollinaire, la forme est plus ancienne. Sans remonter aux Nuits de Young, ni à l'Inspiration romantique (Petrus Borel, Hugo, Byron, Radcliffe et tant d'autres) qui en sont les premières manifestations, c'est, en réalité, avec Les Chants de Maldoror de Lautréamont et Les Illuminations de Rimbaud que naquit le surréalisme. Pour en trouver des exemples plus anciens, il faut considérer les prophètes et les devins.

Mais de nos jours, il n'apparaît pas que MM. Pierre Reverdy ou Max Jacob soient des surréalistes : ils sacrifient trop à l'esprit critique. (...)

[Paris-Soir, 27 mai 1924.]

NouveautÉ

Comme un certain nombre des modes de l'activité humaine, la critique a cessé de nous intéresser : elle est trop bête. Nous renvoyons donc nos lecteurs, comme tu dis, au comptoir de l'épicerie (Revue universelle, Revue hebdomadaire, N.R.F., Le Temps, Le Figaro, etc.). Nous nous bornerons désormais à publier quelques extraits des livres et de la conversation de nos contemporains les plus remarquables, aussi bien que des personnages qui ont su par eux-mêmes ou par la bonne volonté d'un éditeur garder au-delà de la mort un semblant d'actualité.

LA REDACTION.

Paul GAUGUIN : « D'ailleurs, à défaut de lecteurs sérieux, il faut que l'auteur d'un livre soit sérieux.

Ces nymphes, je les veux perpétuer... et il les a perpétuées, cet adorable Mallarmé...

Je hais la nullité, la demi-route. Et dans les bras de l'aimée qui me dit : « O mon beau Rolla, tu me tues », je ne veux pas être obligé de lui dire : « Non, je te rate. »

Ceci n'est pas un livre. »

AVANT ET APRES (Crès, éd.)

SAINT-POL-ROUX : « C'est la crainte et l'amour de la Beauté, les deux servantes qui firent mes malles, voilà 30 ans. Ayant élu le long silence, je ne saurais être un envieux, et j'accepte ma modeste destinée... Laissez-moi regagner cette solitude où je vins creuser jusqu'à l'os, bien avant le silex et l'ambre. Voyez-vous, nous sommes les prisonniers de la Raison. La Belle à délivrer, c'est l'Imagination : grande reine du Monde. Elle est la géniale Aventure, dont la Raison demeure le corps-mort. »

LETTRE A ANDRE BRETON

D.A.F. DE SADE : « Ah ! foutre ! est-on délicat quand on bande ! »

LA PHILOSOPHIE DANS LE BOUDOIR

Joseph DELTEIL : « O phrases ! il me plairait que votre correction menât en correctionnelle ! ou qu'une plume barbare vous barbouillât le visage ! ... Les pensées prenaient une forme physique comme celles qui pendent à la poitrine des belles filles. Tout devenait volumineux et tombait sous les sens. Joie énorme, vaste, et calme, pareille à un melon sur l'herbe, à un hippopotame dans l'eau, à un puceron dans l'azur. »

CHOLERA (Kra, éd.)

Philippe SOUPAULT : « Il ne voulait pas se soumettre et se trouvait des excuses. Il fallait vivre. C'était ce motif qu'il invoquait le plus volontiers. Les jours de désespoir, il se disait : « J'ai perdu ma vie ». L'orgueil était un piédestal qui l'aidait à se méconnaître. Il cherchait des raisons de s'estimer et cette poursuite le jetait dans une tristesse sans limite ; ce n'est ni l'absence de raison ni la faiblesse de ces raisons, car il en trouvait et d'excellentes, qui créaient cette mélancolie, mais, tout au contraire, la découverte d'excuses. Il aurait préféré être impardonnable pour pouvoir s'accuser et se révolter davantage. Son caractère ou, pour employer un mot moins juste mais plus net, son tempérament, lui jouait encore le mauvais tour de faire aboutir ses recherches pour excuser ses révoltes à une révolte, comme si tout ce qu'il jetait par-dessus bord, reniant et discréditant, rebondissait et s'ajoutait de nouveau à ce poids qui le faisait se courber. »

A LA DERIVE (Ferenczi, éd.)

Alphonse RABBE : « Il faut que j'écrive mes ultime lettere. Si tout homme ayant beaucoup senti et pensé, mourant avant la dégradation de ses facultés par l'âge, laissait ainsi son Testament philosophique, c'est-à-dire une profession de foi sincère et hardie, écrite sur la planche du cercueil, il y aurait plus de vérités reconnues et soustraites à l'empire de la sottise et de la méprisable opinion du vulgaire.

J'ai pour exécuter ce dessein d'autres motifs : il est de par le monde quelques hommes intéressants que j'ai eus pour amis ; je veux qu'ils sachent comment j'ai fini. - Je souhaite même que les indifférents, c'est-à-dire que la masse du public pour qui je serai l'objet d'une conversation de dix minutes (supposition peut-être exagérée) sache, quelque peu de cas que je fasse de l'opinion du grand nombre, sache, dis-je, que je n'ai point cédé en lâche ; et que la mesure de mes ennuis était comble quand de nouvelles atteintes sont venues la faire verser ; que je n'ai fait qu'user avec tranquillité et dignité du privilège, que tout homme tient de la nature, de disposer de soi.

Voilà tout ce qui peut m'intéresser encore de ce côté-ci du tombeau : au-delà de lui sont toutes mes espérances, si toutefois il y a lieu. »

ALBUM D'UN PESSIMISTE (Les Presses Françaises, éd.)

[Littérature nouvelle série n° 13, juin 1924.]

Hommage à Pablo Picasso

Après un si grand nombre de manifestations anodines dans le domaine de l'art et de la pensée, qui allèrent ces dernières années jusqu'à faire perdre de vue leur objet même et le sens de l'évolution qui seul importe, alors que le public et la critique s'accordent à n'encourager que la médiocrité et les concessions de toute nature, nous tenons à témoigner de notre profonde et totale admiration pour Picasso qui, au mépris des consécrations, n'a jamais cessé de créer l'inquiétude moderne et d'en fournir toujours l'expression la plus haute. Voici qu'avec MERCURE il provoque à nouveau l'incompréhension générale, en donnant toute la mesure de son audace et de son génie. A la lueur de cet événement, qui revêt un caractère exceptionnel, Picasso, bien au-delà de tous ceux qui l'entourent, apparaît aujourd'hui la personnification éternelle de la jeunesse et le maître incontestable de la situation.

Louis Aragon, Georges Auric, André Boiffard, André Breton, Joseph Delteil, Robert Desnos, Max Ernst, Francis Gérard, Max Morise, Pierre Naville, Benjamin Péret, Francis Poulenc, Philippe Soupault, Roger Vitrac.

[18 juin 1924.]

[La Querelle du SurrEalisme]

Cher Monsieur,

C'est avec une vive surprise que, dans le dernier numéro du Journal littéraire, nous avons vu un écrivain non qualifié, M. Ivan Goll, se poser en protecteur du surréalisme et, sous ce prétexte, créer le plus fâcheux malentendu. Nous doutons d'ailleurs que vos lecteurs aient rien démêlé à ce galimatias. M. Ivan Goll a écrit cet article à la suite d'une conversation avec Robert Desnos qui lui annonça la parution, en octobre, d'une revue intitulée La Révolution surréaliste, laquelle doit coïncider avec le début d'un « Mouvement surréaliste ». M. Goll tente, à ce propos, de rattacher à « ces jeunes de vingt ans » MM. Birot et Dermée auxquels nous prétendons ne rien devoir et, par la même occasion, de s'asseoir lui-même sur les boggies du « dernier express ».

Nous renvoyons pour toute explication sur la question à la revue annoncée ci-dessus. On y verra que le surréalisme n'a été en rien étouffé par le mouvement Dada, puisque plusieurs de ses membres contribuèrent à son développement. A ce sujet, il nous paraît utile de préciser que M. Dermée a joué involontairement les utilités grotesques du dadaïsme et que son activité fut toujours étrangère au surréalisme. Autrement prétendrait-il, en 1924, faire le premier article sur Lautréamont quand vingt personnes l'ont précédé (Valery Larbaud, Breton, Soupault, Tzara, Aragon, pour citer les plus modernes) et découvrir Pétrus Borel six mois après l'article d'André Breton dans Les Nouvelles littéraires ? Ignorerait-il que toute l'activité de Littérature s'est exercée en ce sens et particulièrement depuis 1922, avec la collaboration de Louis Aragon, Jacques Baron, André Breton, Joseph Delteil, Robert Desnos, Paul Eluard, Georges Limbour, Man Ray, Benjamin Péret, Francis Picabia, Philippe Soupault, Roger Vitrac, etc.

Le surréalisme est tout autre chose que la vague littérature imaginée par M. Goll. C'est le retour à l'inspiration pure, c'est la poésie enfin dégagée du contrôle arbitraire du sens critique et, loin d'avoir été abandonné depuis Apollinaire, c'est depuis ce temps qu'il a pris toute sa valeur : aussi bien la question est-elle autre.

Sans insister sur le fait de dénaturer des propos à lui tenus, nous entendons signifier, une fois pour toutes, que nous n'avons aucun rapport avec M. Goll non plus qu'avec ses amis. Le premier numéro de La Révolution surréaliste, les livres à paraître : Manifeste du Surréalisme (Breton, Kra édit.), Deuil pour deuil (Desnos, Kra édit.), Les Amants de l'horloge (Péret), Le Mouvement perpétuel (Aragon), Les Mystères de l'amour (Vitrac, N.R.F. édit.), etc., nous départageront : à titre de compensation, nous abandonnons volontiers, à Paul Dermée et à Ivan Goll, toute parenté avec Rabelais.

Veuillez croire, cher Monsieur, à nos sentiments distingués.

Louis Aragon, André Boiffard, André Breton, Robert Desnos, Francis Gérard, Georges Limbour, Georges Malkine, Max Morise, Pierre Naville, Benjamin Péret, Roger Vitrac.

[Le Journal littéraire, 23 août 1924.]

[PrEface à « Un coeur sous une soutane », d'Arthur Rimbaud]

Beaucoup d'hommes extraordinaires ont cru aux présages, aux songes, aux moyens secrets des forces invisibles ; beaucoup d'hommes extraordinaires ont donc été superstitieux : je le veux bien, mais du moins ce ne fut pas à la manière des petits esprits.

SENANCOUR. - Obermann

Arthur Rimbaud :

Ah ! passez,

Républiques de ce monde !

a commencé par disparaître, atténuant ce qu'il y a au monde de meilleur, appelant à lui tout ce qui n'a pas encore de nom ; Rimbaud, le tournesol qui se morfond, un entonnoir où je n'ai pas peur de glisser ; celui qui monte et celui qui descend ; son ombre, sa paresse, et tout ce que le génie excuse, décolore et brusquement échoue ; Arthur Rimbaud, l'endormeur de l'Académie d'Absomphe, une espèce d'absolu. Quant au poète moderne, qui fuit la multiplication faite par Rimbaud, et qui le copie dans son récit, il a changé, sans peut-être s'en être aperçu, la particule et en la conjonction disjonctive ou. Tel rente un hôpital qui ne l'a pas fondé. C'est cela : toi, public, un départ - dédoublement ou arrivée - contente-toi de plus qu'il n'en faut pour mourir, et, que Rimbaud se couche, tu murmureras comme Memnon dans les aurores australes que frappent l'évidence et la magie.

Grâce à M. Ronald Davis, nous sommes heureux de faire ici chavirer la légende de Rimbaud catholique. Le catholicisme, cette pierre dans le jardin poétique, qui donc l'a glissé dans le jeu du hasard ? Ce n'est pas nous, les nègres prédits. Voici, délié des spoliations éthiques, ce qu'on dissimulait encore, pour ne faire qu'une proie de l'esprit de révolte : un défi obscur, une trêve à ce fameux consentement dont s'autorise l'idée de Dieu.

Un mendiant, Paterne Berrichon, hésitait à publier UN COEUR SOUS UNE SOUTANE. Il nous en laissa la responsabilité. C'était pour lui affaire d'économie politique (Paul Claudel, les droits d'auteur). Nous garantissons l'authenticité de ce texte qu'il ne nous empêcha pas de copier. Aujourd'hui M. Henri Bordeaux se réclame des ILLUMINATIONS et ce n'est pas fini.

Si intéressée qu'elle soit, nous espérons qu'une telle divulgation de notre part ne sera pas pour entretenir l'équivoque que fortifie en 1924 l'oeuvre d'Arthur Rimbaud. Il ne faut pas que du sein du désespoir se propage jamais autre chose que l'indifférence où nous sommes des services rendus à la cause de la tranquillité générale. Rimbaud - l'eau est au fond des osiers - tue les solutions du problème Rimbaud.

Louis Aragon, André Breton

[22 août 1924.]

Un cadavre

Il était devenu si hideux, qu'en passant sa main sur son visage il sentit sa laideur.

A. FRANCE (Thaïs)

L'ERREUR

Anatole France n'est pas mort ; il ne mourra jamais. Quelques braves écrivains dans une dizaine d'années auront inventé un nouvel Anatole. Il y a des gens qui ne peuvent pas se passer de ce personnage comique, le « plus grand homme du siècle » ou « un maître écrivain ». On recueille ses moindres mots, on étudie à la loupe ses moindres phrases et puis on bêle : « Comme c'est beau..., mais c'est magnifique, c'est splendide ! » Le maître éternel.

Celui qui vient de disparaître n'était pourtant pas très sympathique. Il n'a jamais songé qu'à son petit intérêt, à sa petite santé. Il attendait la mort, paraît-il. C'est une jolie solution. Mais à part cela, sérieusement qu'a-t-il fait, à quoi a-t-il pensé ? Puisqu'il ne s'agit aujourd'hui que de déposer une palme sur un cercueil, qu'elle soit aussi lourde que possible et qu'on étouffe ce souvenir.

Un peu de dignité, Messieurs de la famille ! Pleurez toutes les larmes de votre corps. Anatole a rendu ce qu'on appelait son âme. Vous n'avez rien à attendre de cette mémoire molle et sèche. C'est fini !

La nuit descend déjà. On reste étonné, lorsqu'on a le courage de parcourir les articles nécrologiques, de la pauvreté des éloges décernés à feu France. Quelles tristes couronnes en simili-celluloïd ! On rapporte régulièrement le mot de Barrès : « C'était un mainteneur ». Quelle cruauté ! le mainteneur de la langue française : cela fait penser à un adjudant ou à un maître d'école très pédant. Je pense que c'est une singulière idée que de perdre quelques minutes à adresser des adieux à un cadavre dont on a retiré le cerveau ! Puisqu'enfin tout est fini, n'en parlons plus.

J'ai assisté aujourd'hui à de bien jolis spectacles. Des croque-morts qui se disputaient en marchant devant un cercueil. J'ai vu aussi une femme en deuil, voilée de crêpes, aller à l'hôpital tailler une bavette avec son moribond de mari et lui montrer les beaux habits tout neufs qu'elle avait achetés le matin en attendant sa mort.

Philippe Soupault

UN VIEILLARD COMME LES AUTRES

Le visage de la gloire, le visage de la mort, celui d'Anatole France vivant ou mort. Tes semblables, cadavre, nous ne les aimons pas. Que de bonnes raisons, pourtant, ils ont de durer, comme la beauté et l'harmonie qui les remplissent d'aise, qui leur mettent aux lèvres un bon sourire, un sourire de père de famille. La beauté, cadavre, nous la connaissons bien et si nous nous y prêtons, c'est qu'elle ne nous donne pas précisément à sourire. Nous n'aimons le feu et l'eau que depuis que nous avons envie de nous y jeter. L'harmonie, ah ! l'harmonie, le noeud de ta cravate, mon cher cadavre, et ta cervelle à l'écart, bien rangée dans le cercueil et les larmes qui sont si douces, n'est-ce pas.

Ce que je ne puis plus imaginer sans avoir les larmes aux yeux, la Vie, elle apparaît encore aujourd'hui dans de petites choses dérisoires auxquelles la tendresse seule sert maintenant de soutien. Le scepticisme, l'ironie, la lâcheté, France, l'esprit français, qu'est-ce ? Un grand souffle d'oubli me traîne loin de tout cela. Peut-être n'ai-je jamais rien lu, rien vu, de ce qui déshonore la Vie ?

Paul Eluard

NE NOUS LA FAITES PAS A L'OSEILLE

La France est morte ? Vive la France. La France vient encore de mourir en Touraine : une maison ferme à jamais ses persiennes, comme tant d'autres, dans ces campagnes qui font entendre partout le même claquement funèbre : les vieux s'enfouissent dans la terre, les jeunes, quand il y en a, s'en vont quelques années de reste, traîner des noms fanés sur le bitume.

Mais ce n'est qu'une France qui vient de mourir, il y en a plusieurs, il y en a qui naissent, étranges et terribles. Dans le siècle : une France comme un Far-West brut, pleine d'étrangers inquiétants, de mines de fer, d'autos et d'avions, avec des millions de nègres et un avenir de Byzance battue et fortifiée par la barbarie - hors du siècle : une poésie française qui éclate dans la peinture, qui gronde inentendue depuis cinquante ans, dans plusieurs livres téméraires, merveilleux, austères.

Et par là-dessus, il y a une France éternelle, qui a été et qui sera, comme une amoureuse qu'on n'oublie pas, même si, éventrée, crevée par une invasion, elle expire son âme personnelle, mais nous ne la connaissons pas, et personne n'a le droit d'en appeler parmi nous, que nous soyons vivants ou morts, car si depuis toujours sa figure fut tracée tout entière d'un trait foudroyant, nous ne sommes qu'un des imperceptibles siècles dont elle est tissue, et seules les étoiles contemplent cette figure dans la touchante corbeille des visages humains.

Est-ce pour ces raisons astronomiques que nous avons un peu envie de soulever nos épaules aujourd'hui quand le croque-mort vient nous dire avec des airs satisfaits : « Je vous l'avais bien dit, voilà encore la France morte. Quelle perte, mes enfants. Cette France-là, c'était la vraie, la seule, celle qu'on montre aux étrangers, et celle dont nous nous congratulons confortablement depuis quelques années que nous avons pris si claire conscience de notre clair génie. Je vous plains, mes enfants, d'avoir perdu un tel arrière-grand-père. Je vous plains pour l'avenir qui vous attend : je vous vois gentiment aplatis sous l'énorme et délicat héritage de ce grand vieux homme. Mon métier m'a amené à visiter toutes les maisons où, à la flamme louche des cierges, s'allume la gloire, la vraie, la posthume - eh bien ! de tant de chuchotements dans l'ombre j'ai appris que cet Anatole France était le seul écrivain qui ait su écrire en français, dans tout un siècle de perdition - mais écrire, ce qui s'appelle écrire, avec une table, de l'encre, des livres, et des ciseaux » ?

Mais nous n'écoutons pas les larbins. Nous savons ce que nous avons perdu, nous qui - jeunes encore - avons tant perdu de divers côtés, et par exemple des amis de notre âge qui tiendraient peut-être mieux que nous la place.

Bien sûr : Anatole France nous a sauvés. Il a sauvé les meubles. Victor Hugo écrivait bien en prose, vous savez ! Choses vues, mais après lui, en attendant Barrès ? Eh bien ! oui ! il y a eu Anatole France. Il a sauvé les mots... non, pas les mots, Dieu sait que les mots ne se sont jamais si bien portés qu'au XIXe... mais pourtant certains mots, comme sur la langue la saveur essentielle du pain et du sel... mais il a maintenu cette présence, cette vigilance, cette prudence qui fait que les mots vivent ensemble comme une nation unie et forte : cela s'appelle la syntaxe, cela peut être comme l'amour entre les citoyens. Chez lui, c'était comme le gouvernement de la France de ce temps, de ce temps-ci encore : une régence méfiante, sèche, peureuse avec, pourtant, cet air de bonhomie républicaine.

C'est le grand-père qui a fait des économies : mais il nous lègue une maligne fortune d'avare. Si nous n'avions eu que lui pour vivre, pour vivre et pour mourir ?

Encore un qui a vécu en cet âge d'or, d'avant la guerre, à quoi nous ne comprenons rien. C'est même le Français par excellence de cet âge-là, cette France-là.

Mais vous vous apercevez que toute notre piété est tournée d'un autre côté, puisqu'elle n'est pas disponible pour ce trépas douillet, pour ces funérailles abondantes qui durent depuis deux ans - que de pleureuses, à barbe.

Non, notre piété est restée à ceux qui sont morts jeunes, à qui la parole ne fut pas laissée dans la bouche comme un antique morceau de sucre, mais à qui on l'a arrachée dans le sang et l'écume. Et je vous le demande - et cette question faite, toute mon excuse pour ce ton qu'il faut bien prendre ici pour qu'on n'entende pas en Europe que des gens qui se mouchent et qui peut seul s'accorder à cette pensée fondamentale que France mort, vit la France, vivent des Frances nombreuses que d'aucuns voudraient étouffer aujourd'hui sous ce catafalque, des Frances mystiques, crédules, obscures, brutales, merveilleusement insolites dans un décor vieilli, - je vous le demande, ces enfants-là, de quel secours leur fut ce grand-père ?

Drôle de grand-père qui ressemble à beaucoup trop de grands-pères français : sans Dieu, sans amour touchant, sans désespoir insupportable, sans colère magnifique, sans défaites définitives, sans victoires complètes.

Ignorance totale de Dieu - nous nous entendons, n'est-ce pas, ô poètes éperdus dans le vide. Maigre, maigre philosophie : vous comprenez que le Jardin d'Epicure nous a fait bayer d'une inanition trop creuse, pour que l'écho n'en arrive pas jusqu'aujourd'hui. Et la politique, l'allure nationale : il nous a bien laissé tomber entre la République du boudoir de l'Histoire contemporaine, la Révolution sournoisement trahie des Dieux ont soif et le bolchevisme qui l'a peloté comme un banquier anglais. Maurras ! ce n'est pas généreux d'avoir aussi flatté cet historien-là !

Et l'amour ? les amours, à la française. Le pauvre amour du Lys Rouge. Je demande pardon aux femmes. Et l'art, la littérature ! Ce grand-père a ignoré ou bafoué tous ceux que nous aimons parmi nos pères ou nos oncles.

Non, nous ne pouvons pas oublier tout cela, si nous nous rappelons que pourtant nous lui devons l'outil qui nous fait travailler et vivre et qui peut-être se cassera dans nos mains épaissies sur la crosse du fusil ou sur le volant. Il nous a donné la vie, mais il a manqué nous tuer. Alors quoi ?

Nous ne pouvons pas oublier qu'à quatorze ans on nous faisait adorer ces vieux bonshommes : Bergeret, Coignard, Bonnard. Vieux marcheurs, vieux pions habiles.

Notre amour est ailleurs, et notre espoir, ô métamorphoses, mais notre amertume est de ce côté. Il est bon qu'on la sente dans les larmes des crocodiles qui vont ramper sur l'avenue du Bois, religieux.

Pierre Drieu La Rochelle

ANATOLE FRANCE OU LA MEDIOCRITE DOREE

Eh bien non, je ne peux pas, je ne veux pas le nommer : Maître ! Il y a dans cette appellation quelque chose de haut et de grave à quoi cet esprit bas n'a jamais atteint. Et lorsque je dis esprit bas, j'entends : à l'étiage de la foule. Il y a entre A. France et un calicot une différence de quantité et non pas de qualité. Eh bien, je n'aime, je ne respecte que la qualité.

Oui, je sais, tous les tempéraments femelles se pâment devant sa prose : mais les mâles !

Cet homme médiocre a réussi à étendre les limites du médiocre. Cet écrivain de talent a poussé son talent jusqu'à la porte du génie. Mais il est resté à la porte.

On raconte qu'un jour, à M. Léopold Kahn lui disant : « Vous êtes le meilleur des hommes ! » Anatole France répondit : « Je crois être, au moins, un civilisé. » Ah ! combien prophétique parole, et qu'il me plaît de lui appliquer dans son sens le plus moche, des reliures de veau, de l'esprit, une tasse de thé à la main, un civilisé, oui mon cher, un civilisé ! - Nous, nous avons besoin de barbares !

Poli ! Cet homme a été pleinement, infiniment poli, dans sa personne et dans son style. Poli comme une perle ! Mais le moindre grain de mil...

Nous avons soif et nous avons faim. Anatole France, c'est le régime des hors-d'oeuvre !

Vraiment, il ne m'intéresse pas, il ne nous intéresse pas. C'est de l'indifférence absolue. Il ne jouait aucun rôle dans notre vie, dans nos recherches, dans nos combats. Il vivait solitaire, hermétiquement clos. Chez lui, pas la moindre trace de curiosité pour l'ardente jeunesse, pas un cri, pas un geste. Oui, nous nous intéressons aussi peu à lui qu'il s'est intéressé à nous. - N'est-ce pas notre droit ?

Il a été notre Voltaire, qu'ils disent ! Oui, Voltaire, et rien que Voltaire. Or ce n'est pas de Voltaires que nous avons besoin (cela pullule, les petits Voltaires, les Voltaires au petit pied), nous avons besoin de Rousseaux, de Bonapartes, de Robespierres...

Et que son titre de communiste ne nous en impose point ! Là où manquent les actes, la parole est stérilité. Blanqui passa quarante ans en prison. Je n'admets les communistes qu'en prison...

En réalité, Anatole France dut beaucoup aux salons. Parbleu, c'est le salonnard-type, ou si vous préférez, le salonneux...

C'est un vase - vide. Ce bibelot peut amuser l'oeil un instant, mais il ne saurait prendre l'homme jusqu'aux entrailles. Cette perfection formelle manque de profondeur et de jus. Vide ! Tout est vide en lui et autour de lui. Ses livres coulent entre les doigts comme du sable. Son oeuvre est bâtie sur le sable...

C'est une surface plane - une seule dimension. Aujourd'hui, ce côté dubitatif, négatif de son intelligence, cela nous paraît si facile ! C'est vraiment trop simple !

Seule la mémoire fonctionne dans son univers. Des réminiscences rassemblées avec goût. Et certes je ne nie pas le goût. Je ne nie pas la grâce, l'agilité d'esprit, les heureuses manières, la limpidité de la langue, l'harmonie et le miel ; mais je dis que dépourvues de substance et de moelle, isolées et stériles, toutes ces vertus, je m'en fous !

Ce sceptique, cet aimable sceptique me laisse froid. C'est pour la passion que je me passionne. C'est d'optimisme, de foi, d'ardeur et de sang que je raffole. J'aime la vie, et mon coeur ne bat que pour la vie.

Anatole France est mort !

Joseph Delteil

REFUS D'INHUMER

Si, de son vivant, il était déjà trop tard pour parler d'Anatole France, bornons-nous à jeter un regard de reconnaissance sur le journal qui l'emporte, le méchant quotidien qui l'avait amené. Loti, Barrès, France, marquons tout de même d'un beau signe blanc l'année qui coucha ces trois sinistres bonhommes : l'idiot, le traître et le policier. Ayons, je ne m'y oppose pas, pour le troisième, un mot de mépris particulier. Avec France, c'est un peu de la servilité humaine qui s'en va. Que ce soit fête le jour où l'on enterre la ruse, le traditionnalisme, le patriotisme, l'opportunisme, le scepticisme, le réalisme et le manque de coeur ! Songeons que les plus vils comédiens de ce temps ont eu Anatole France pour compère et ne lui pardonnons jamais d'avoir paré des couleurs de la Révolution son inertie souriante. Pour y enfermer son cadavre, qu'on vide si l'on veut une boîte des quais de ces vieux livres « qu'il aimait tant » et qu'on jette le tout à la Seine. Il ne faut plus que mort cet homme fasse de la poussière.

André Breton

AVEZ-VOUS DEJA GIFLE UN MORT ?

La colère me prend si, par quelque lassitude machinale, je consulte parfois les journaux des hommes. C'est qu'en eux se manifeste un peu de cette pensée commune, autour de laquelle, vaille que vaille, un beau jour ils tombent d'accord. Leur existence est fondée sur une croyance en cet accord, c'est là tout ce qu'ils exaltent, et il faut pour qu'un homme recueille enfin leurs suffrages, pour qu'aussi un homme recueille les suffrages des derniers des hommes, qu'il soit une figure évidente, une matérialisation de cette croyance.

Les conseils municipaux de localités à mes yeux indistinctes s'émeuvent aujourd'hui d'une mort, posent au fronton de leurs écoles des plaques où se lit un nom. Cela devrait suffire à dépeindre celui qui vient de disparaître, car l'on n'imagine pas Baudelaire, par exemple, ou tout autre qui se soit tenu à cet extrême de l'esprit qui seul défie la mort, Baudelaire célébré par la presse et ses contemporains comme un vulgaire Anatole France. Qu'avait-il, ce dernier, qui réussisse à émouvoir tous ceux qui sont la négation même de l'émotion et de la grandeur ? Un style précaire, et que tout le monde se croit autorisé à juger par le voeu même de son possesseur ; un langage universellement vanté quand le langage pourtant n'existe qu'au-delà, en dehors des appréciations vulgaires. Il écrivait bien mal, je vous jure, l'homme de l'ironie et du bon sens, le piètre escompteur de la peur du ridicule. Et c'est encore très peu que de bien écrire, que d'écrire, auprès de ce qui mérite un seul regard. Tout le médiocre de l'homme, le limité, le peureux, le conciliateur à tout prix, la spéculation à la manque, la complaisance dans la défaite, le genre satisfait, prudhomme, niais, roseau pensant, se retrouvent, les mains frottées, dans ce Bergeret dont on me fera vainement valoir la douceur. Merci, je n'irai pas finir sous ce climat facile une vie qui ne se soucie pas des excuses et du qu'en dira-t-on.

Je tiens tout admirateur d'Anatole France pour un être dégradé. Il me plaît que le littérateur que saluent à la fois aujourd'hui le tapir Maurras et Moscou la gâteuse, et par une incroyable duperie Paul Painlevé lui-même, ait écrit pour battre monnaie d'un instinct tout abject, la plus déshonorante des préfaces à un conte de Sade, lequel a passé sa vie en prison pour recevoir à la fin le coup de pied de cet âne officiel. Ce qui vous flatte en lui, ce qui le rend sacré, qu'on me laisse la paix, ce n'est pas même le talent, si discutable, mais la bassesse, qui permet à la première gouape venue de s'écrier : « Comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ! » Exécrable histrion de l'esprit, fallait-il qu'il répondît vraiment à l'ignominie française pour que ce peuple obscur fût à ce point heureux de lui avoir prêté son nom ! Balbutiez donc à votre aise sur cette chose pourrissante, pour ce ver qu'à son tour les vers vont posséder, râclures de l'humanité, gens de partout, boutiquiers et bavards, domestiques d'état, domestiques du ventre, individus vautrés dans la crasse et l'argent, vous tous, qui venez de perdre un si bon serviteur de la compromission souveraine, déesse de vos foyers et de vos gentils bonheurs.

Je me tiens aujourd'hui au centre de cette moisissure, Paris, où le soleil est pâle, où le vent confie aux cheminées une épouvante et sa langueur. Autour de moi, se fait le remuement immonde et misérable, le train de l'univers où toute grandeur est devenue l'objet de la dérision. L'haleine de mon interlocuteur est empoisonnée par l'ignorance. En France, à ce qu'on dit, tout finit en chansons. Que donc celui qui vient de crever au coeur de la béatitude générale, s'en aille à son tour en fumée ! Il reste peu de choses d'un homme : il est encore révoltant d'imaginer de celui-ci, que de toute façon il a été. Certains jours j'ai rêvé d'une gomme à effacer l'immondice humaine.

Louis Aragon

A LA PROCHAINE OCCASION IL Y AURA UN NOUVEAU CADAVRE (1)

[18 Octobre 1924]

____________________

(1) Les extraits de presse qui, dans ce tract, entourent les textes signés, sont renvoyés ici dans la partie « Description et Commentaires », infra. (N.D.E.)

____________________

[Lettre à Pierre Morhange]

A Monsieur Pierre Morhange, 50, rue de Douai, Paris (9e).

Paris, le 11 octobre 1924.

MONSIEUR,

Nous vous avertissons une fois pour toutes que si vous vous permettez d'écrire le mot « Surréalisme », spontanément et sans nous en avertir, nous serons un peu plus de quinze à vous corriger avec cruauté.

Tenez-vous le pour dit !

Pour le Bureau de Recherches Surréalistes Ont signé : Paul Eluard, Louis Aragon, André Breton, Roger Vitrac, etc.

[Le Journal littéraire, 18 octobre 1924.]

[PriEre d'insErer pour « la REvolution surrEaliste »]

LA REVOLUTION SURREALISTE Directeurs : PIERRE NAVILLE et BENJAMIN PERET 15, rue de Grenelle, PARIS.

Voulez-vous nous faire confiance ?

L'activité inconsciente de l'esprit semble n'avoir été explorée jusqu'à présent qu'à des fins discutables (psychologiques, médicales, métaphysiques, poétiques).

LA REVOLUTION SURREALISTE

se propose de libérer absolument cette activité : il faut aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l'Homme. C'est à ce titre qu'elle doit intéresser tous les individus, de quelque manière qu'ils aient pensé ou agi jusqu'ici.

Si vous êtes, dans une mesure quelconque, l'ennemi des solutions positives, si les méthodes d'introspection actuelles vous paraissent insuffisamment appliquées à leur objet, et si vous êtes prêts à pénétrer dans le champ inexploré du Rêve, lisez

LA REVOLUTION SURREALISTE

organe mensuel du Bureau de Recherches Surréalistes, 15, rue de Grenelle, Paris, qui vous renseignera sur la genèse du Surréalisme et vous permettra de suivre (sic) et de collaborer à son développement.

Le premier numéro paraîtra le 1er Décembre.

LA REVOLUTION SURREALISTE

Directeurs : Pierre NAVILLE et Benjamin PERET 15, Rue de Grenelle PARIS (7e)

Le surréalisme ne se présente pas comme l'exposition d'une doctrine. Certaines idées qui lui servent actuellement de point d'appui ne permettent en rien de préjuger de son développement ultérieur. Ce premier numéro de la Révolution Surréaliste n'offre donc aucune révélation définitive. Les résultats obtenus par l'écriture automatique, le récit de rêve, par exemple, y sont représentés, mais aucun résultat d'enquêtes, d'expériences ou de travaux n'y est encore consigné : il faut tout attendre de l'avenir.

Nous sommes à la veille d'une

REVOLUTION

SURREALISME

Vous pouvez y prendre part.

Le BUREAU CENTRAL DE RECHERCHES SURREALISTES 15, Rue de Grenelle, PARIS-7e

est ouvert tous les jours de 4 h. 1 2 à 6 h. 1 2

[La Révolution surréaliste n° 1, 1er décembre 1924]

[Introduction à « la REvolution surrEaliste »]

Préface

Le procès de la connaissance n'étant plus à faire, l'intelligence n'entrant plus en ligne de compte, le rêve seul laisse à l'homme tous ses droits à la liberté. Grâce au rêve, la mort n'a plus de sens obscur et le sens de la vie devient indifférent.

Chaque matin, dans toutes les familles, les hommes, les femmes et les enfants, S'ILS N'ONT RIEN DE MIEUX A FAIRE, se racontent leurs rêves. Nous sommes tous à la merci du rêve et nous nous devons de subir son pouvoir à l'état de veille. C'est un tyran terrible habillé de miroirs et d'éclairs. Qu'est-ce que le papier et la plume, qu'est-ce qu'écrire, qu'est-ce que la poésie devant ce géant qui tient les muscles des nuages dans ses muscles ? Vous êtes là bégayant devant le serpent, ignorant les feuilles mortes et les pièges de verre, vous craignez pour votre fortune, pour votre coeur et vos plaisirs et vous cherchez dans l'ombre de vos rêves tous les signes mathématiques qui vous rendront la mort plus naturelle. D'autres, et ce sont les prophètes, dirigent aveuglément les forces de la nuit vers l'avenir, l'aurore parle par leur bouche, et le monde ravi s'épouvante ou se félicite. Le surréalisme ouvre les portes du rêve à tous ceux pour qui la nuit est avare. Le surréalisme est le carrefour des enchantements du sommeil, de l'alcool, du tabac, de l'éther, de l'opium, de la cocaïne, de la morphine ; mais il est aussi le briseur de chaînes, nous ne dormons pas, nous ne buvons pas, nous ne fumons pas, nous ne prisons pas, nous ne nous piquons pas et nous rêvons, et la rapidité des aiguilles des lampes introduit dans nos cerveaux la merveilleuse éponge défleurie de l'or. Ah ! si les os étaient gonflés comme des dirigeables, nous visiterions les ténèbres de la Mer Morte. La route est une sentinelle dressée contre le vent qui nous enlace et nous fait trembler devant nos fragiles apparences de rubis. Vous, collés aux échos de nos oreilles comme la pieuvre-horloge au mur du temps, vous pouvez inventer de pauvres histoires qui nous feront sourire de nonchalance. Nous ne nous dérangeons plus, on a beau dire : l'idée du mouvement est avant tout une idée inerte (*), et l'arbre de la vitesse nous apparaît. Le cerveau tourne comme un ange et nos paroles sont les grains de plomb qui tuent l'oiseau. Vous à qui la nature a donné le pouvoir d'allumer l'électricité à midi et de rester sous la pluie avec du soleil dans les yeux, vos actes sont gratuits, les nôtres sont rêvés. Tout est chuchotements, coïncidences, le silence et l'étincelle ravissent leur propre révélation. L'arbre chargé de viande qui surgit entre les pavés n'est surnaturel que dans notre étonnement, mais le temps de fermer les yeux, il attend l'inauguration.

***

Toute découverte changeant la nature, la destination d'un objet ou d'un phénomène constitue un fait surréaliste. Entre Napoléon et le buste des phrénologues qui le représente, il y a toutes les batailles de l'Empire. Loin de nous l'idée d'exploiter ces images et de les modifier dans un sens qui pourrait faire croire à un progrès. Que de la distillation d'un liquide apparaisse l'alcool, le lait ou le gaz d'éclairage, autant d'images satisfaisantes et d'inventions sans valeur. Nulle transformation n'a lieu mais pourtant, encre invisible, celui qui écrit sera compté parmi les absents. Solitude de l'amour, l'homme couché sur toi commet un crime perpétuel et fatal. Solitude d'écrire l'on ne te connaîtra plus en vain, tes victimes happées par un engrenage d'étoiles violentes, ressuscitent en elles-mêmes.

Nous constatons l'exaltation surréaliste des mystiques, des inventeurs et des prophètes et nous passons.

On trouvera d'ailleurs dans cette revue des chroniques de l'invention, de la mode, de la vie, des beaux-arts et de la magie. La mode y sera traitée selon la gravitation des lettres blanches sur les chairs nocturnes, la vie selon les partages du jour et des parfums, l'invention selon les joueurs, les beaux-arts selon le pantin qui dit : « orage » aux cloches du cèdre centenaire et la magie selon le mouvement des sphères dans des yeux aveugles.

Déjà les automates se multiplient et rêvent. Dans les cafés, ils demandent vite de quoi écrire, les veines du marbre sont les graphiques de leur évasion et leurs voitures vont seules au Bois.

La Révolution... la Révolution... Le Réalisme, c'est émonder les arbres, le surréalisme, c'est émonder la vie.

J.-A. Boiffard, P. Eluard, R. Vitrac

[La Révolution surréaliste n° 1, 1er décembre 1924.]

____________________

(*) Berkeley.

____________________

[Hommage à Germaine Berton]

<Fig>

[La Révolution surréaliste n° 1, 1er décembre 1924.]

[Papillons surrEalistes]

I.

Le Surréalisme

est à la portée

de tous les inconscients

II.

APRES DES TENTATIVES REITEREES POUR SAISIR L'IDÉE DE TRIANGLE, J'AI CONSTATE QU'ELLE ÉTAIT TOUT À FAIT INCOMPRÉHENSIBLE. BERKELEY.

III.

Le parapluie du chocolat est dédoré.

Trempez-le dans la porte et nattez.

IV.

Le SURRÉALISME est-il

le communisme du génie ?

V.

LE SURRÉALISME

c'est l'écriture niée

VI.

PARENTS !

racontez vos rêves à vos enfants

VII.

Le presbytère n'a rien perdu

de son charme

ni le jardin de son éclat

VIII.

Ariane ma soeur ! de quel amour blessée

Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ?

IX.

VOUS QUI NE VOYEZ PAS

pensez à ceux qui voient

X.

Ouvrez la bouche comme un four,

il en sortira des noisettes.

XI.

Si vous aimez

L'AMOUR

vous aimerez

le SURRÉALISME

XII.

On ne saurait rien attendre de trop grand de la force et du pouvoir de l'esprit.

HEGEL.

XIII.

Vous qui avez du plomb dans la tête

fondez-le pour en faire de l'or surréaliste

XIV.

JOIE ÉNORME COMME

LES COUILLES

D'HERCULE !

XV.

Le Surréalisme

vous cherche

Vous cherchez

le surréalisme

[Décembre 1924]

Ouvrez les Prisons Licenciez l'ArmEe

IL N'Y A PAS DE CRIMES DE DROIT COMMUN

Les contraintes sociales ont fait leur temps. Rien, ni la reconnaissance d'une faute accomplie, ni la contribution à la défense nationale ne sauraient forcer l'homme à se passer de la liberté. L'idée de prison, l'idée de caserne sont aujourd'hui monnaie courante : ces monstruosités ne vous étonnent plus. L'indignité réside dans la quiétude de ceux qui ont tourné la difficulté par diverses abdications morales et physiques (honnêteté, maladie, patriotisme).

La conscience une fois reprise de l'abus que constituent d'une part l'existence de tels cachots, d'autre part l'avilissement, l'amoindrissement qu'ils engendrent chez ceux qui y échappent comme chez ceux qu'on y enferme, - et il y a, paraît-il, des insensés qui préfèrent au suicide la cellule ou la chambrée, - cette conscience enfin reprise, aucune discussion ne saurait être admise, aucune palinodie. Jamais l'opportunité d'en finir n'a été aussi grande, qu'on ne nous parle pas de l'opportunité. Que MM. les assassins commencent, si tu veux la paix prépare la guerre, de telles propositions ne couvrent que la plus basse crainte ou les plus hypocrites désirs. Ne redoutons pas d'avouer que nous attendons, que nous appelons la catastrophe. La catastrophe ? ce serait que persiste un monde où l'homme a des droits sur l'homme. L'union sacrée devant les couteaux ou les mitrailleuses, comment en appeler plus longtemps à cet argument disqualifié ? Rendez aux champs soldats et bagnards. Votre liberté ? Il n'y a pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Nous ne serons pas les complices des geôliers.

Le Parlement vote une amnistie tronquée ; une classe au printemps prochain partira ; en Angleterre toute une ville a été impuissante à sauver un homme ; on a appris sans stupeur que pour la Noël en Amérique on avait suspendu l'exécution de plusieurs condamnés parce qu'ils avaient une belle voix. Et maintenant qu'ils ont chanté, ils peuvent bien mourir, faire l'exercice. Dans les guérites, sur les fauteuils électriques, des agonisants attendent, les laisserez-vous passer par les armes ?

OUVREZ LES PRISONS   
LICENCIEZ L'ARMEE

[La Révolution surréaliste n° 2, 15 janvier 1925.]

DEclaration du 27 janvier 1925

Eu égard à une fausse interprétation de notre tentative stupidement répandue dans le public,

Nous tenons à déclarer ce qui suit à toute l'ânonnante critique littéraire, dramatique, philosophique, exégétique et même théologique contemporaine :

1° Nous n'avons rien à voir avec la littérature,

Mais nous sommes très capables, au besoin, de nous en servir comme tout le monde.

2° Le SURREALISME n'est pas un moyen d'expression nouveau ou plus facile, ni même une métaphysique de la poésie ;

Il est un moyen de libération totale de l'esprit

et de tout ce qui lui ressemble.

3° Nous sommes bien décidés à faire une Révolution.

4° Nous avons accolé le mot de SURREALISME au mot de REVOLUTION uniquement pour montrer le caractère désintéressé, détaché, et même tout à fait désespéré, de cette révolution.

5° Nous ne prétendons rien changer aux moeurs des hommes, mais nous pensons bien leur démontrer la fragilité de leurs pensées, et sur quelles assises mouvantes, sur quelles caves, ils ont fixé leurs tremblantes maisons.

6° Nous lançons à la Société cet avertissement solennel :

Qu'elle fasse attention à ses écarts, à chacun des faux-pas de son esprit nous ne la raterons pas.

7. A chacun des tournants de sa pensée, la Société nous retrouvera.

8. Nous sommes des spécialistes de la Révolte.

Il n'est pas de moyen d'action que nous ne soyons capables, au besoin, d'employer.

9. Nous disons plus spécialement au monde occidental :

le SURREALISME existe

- Mais qu'est-ce donc que ce nouvel isme qui s'accroche maintenant à nous ?

- Le SURREALISME n'est pas une forme poétique.

Il est un cri de l'esprit qui retourne vers lui-même et est bien décidé à broyer désespérément ses entraves,

et au besoin par des marteaux matériels.

DU BUREAU DE RECHERCHES SURREALISTES 15, rue de Grenelle

Louis Aragon, Antonin Artaud, Jacques Baron, Joë Bousquet, J.-A. Boiffard, André Breton, Jean Carrive, René Crevel, Robert Desnos, Paul Eluard, Max Ernst, T. Fraenkel, Francis Gérard, Michel Leiris, Georges Limbour, Mathias Lübeck, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Pierre Naville, Marcel Noll, Benjamin Péret, Raymond Queneau, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam, Roland Tual.

Lettre aux Recteurs des UniversitEs europEennes

Monsieur le Recteur,

Dans la citerne étroite que vous appelez « Pensée », les rayons spirituels pourrissent comme de la paille.

Assez de jeux de langue, d'artifices de syntaxe, de jongleries de formules, il y a à trouver maintenant la grande Loi du coeur, la Loi qui ne soit pas une loi, une prison, mais un guide pour l'Esprit perdu dans son propre labyrinthe. Plus loin que ce que la science pourra jamais toucher, là où les faisceaux de la raison se brisent contre les nuages, ce labyrinthe existe, point central où convergent toutes les forces de l'être, les ultimes nervures de l'Esprit. Dans ce dédale de murailles mouvantes et toujours déplacées, hors de toutes les formes connues de pensée, notre Esprit se meut, épiant ses mouvements les plus secrets et spontanés, ceux qui ont un caractère de révélation, cet air venu d'ailleurs, tombé du ciel.

Mais la race des prophètes s'est éteinte. L'Europe se cristallise, se momifie lentement sous les bandelettes de ses frontières, de ses usines, de ses tribunaux, de ses universités. L'Esprit gelé craque entre les ais minéraux qui se resserrent sur lui. La faute en est à vos systèmes moisis, à votre logique de 2 et 2 font 4, la faute en est à vous, Recteurs, pris au filet des syllogismes. Vous fabriquez des ingénieurs, des magistrats, des médecins à qui échappent les vrais mystères du corps, les lois cosmiques de l'être, de faux savants aveugles dans l'outreterre, des philosophes qui prétendent à reconstruire l'Esprit. Le plus petit acte de création spontanée est un monde plus complexe et plus révélateur qu'une quelconque métaphysique.

Laissez-nous donc, Messieurs, vous n'êtes que des usurpateurs. De quel droit prétendez-vous canaliser l'intelligence, décerner des brevets d'Esprit ?

Vous ne savez rien de l'Esprit, vous ignorez ses ramifications les plus cachées et les plus essentielles, ces empreintes fossiles si proches des sources de nous-mêmes, ces traces que nous parvenons parfois à relever sur les gisements les plus obscurs de nos cerveaux.

Au nom même de votre logique, nous vous disons : La vie pue, Messieurs. Regardez un instant vos faces, considérez vos produits. A travers le crible de vos diplômes, passe une jeunesse efflanquée, perdue. Vous êtes la plaie d'un monde, Messieurs, et c'est tant mieux pour ce monde, mais qu'il se pense un peu moins à la tête de l'humanité.

[La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.]

Adresse au Pape

Le Confessionnal, ce n'est pas toi, ô Pape, c'est nous, mais, comprendsnous et que la catholicité nous comprenne.

Au nom de la Patrie, au nom de la Famille, tu pousses à la vente des âmes, à la libre trituration des corps.

Nous avons entre notre âme et nous assez de chemins à franchir, assez de distances pour y interposer tes prêtres branlants et cet amoncellement d'aventureuses doctrines dont se nourrissent les châtrés du libéralisme mondial.

Ton Dieu catholique et chrétien qui, comme les autres dieux, a pensé tout le mal :

1° Tu l'as mis dans ta poche.

2° Nous n'avons que faire de tes canons, index, péché, confessionnal, prêtraille, nous pensons à une autre guerre, guerre à toi, Pape, chien.

Ici l'esprit se confesse à l'esprit.

Du haut en bas de ta mascarade romaine ce qui triomphe c'est la haine des vérités immédiates de l'âme, de ces flammes qui brûlent à même l'esprit. Il n'y a Dieu, Bible ou Evangile, il n'y a pas de mots qui arrêtent l'esprit.

Nous ne sommes pas au monde. O Pape confiné dans le monde, ni la terre, ni Dieu ne parlent par toi.

Le monde, c'est l'abîme de l'âme, Pape déjeté, Pape extérieur à l'âme, laisse-nous nager dans nos corps, laisse nos âmes dans nos âmes, nous n'avons pas besoin de ton couteau de clartés.

[La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.]

Adresse au Dalaï-Lama

Nous sommes tes très fidèles serviteurs, ô Grand Lama, donne-nous, adresse-nous tes lumières, dans un langage que nos esprits contaminés d'Européens puissent comprendre, et au besoin, change-nous notre Esprit, fais-nous un esprit tout tourné vers ces cimes parfaites où l'Esprit de l'Homme ne souffre plus.

Fais-nous un Esprit sans habitudes, un esprit gelé véritablement dans l'Esprit, ou un Esprit avec des habitudes plus pures, les tiennes, si elles sont bonnes pour la liberté.

Nous sommes environnés de papes rugueux, de littérateurs, de critiques, de chiens, notre Esprit est parmi les chiens, qui pensent immédiatement avec la terre, qui pensent indécrottablement dans le présent.

Enseigne-nous, Lama, la lévitation matérielle des corps et comment nous pourrions n'être plus tenus par la terre.

Car, tu sais bien à quelle libération transparente des âmes, à quelle liberté de l'Esprit dans l'Esprit, ô Pape acceptable, ô Pape en l'Esprit véritable, nous faisons allusion.

C'est avec l'oeil du dedans que je te regarde, ô Pape, au sommet du dedans. C'est du dedans que je te ressemble, moi, poussée, idée, lèvre, lévitation, rêve, cri, renonciation à l'idée, suspendu entre toutes les formes, et n'espérant plus que le vent.

[La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.]

Lettre aux Écoles du Bouddha

Vous qui n'êtes pas dans la chair, et qui savez à quel point de sa trajectoire charnelle, de son va-et-vient insensé, l'âme trouve le verbe absolu, la parole nouvelle, la terre intérieure, vous qui savez comment on se retourne dans sa pensée, et comment l'esprit peut se sauver de lui-même, vous qui êtes intérieurs à vous-mêmes, vous dont l'esprit n'est plus sur le plan de la chair, il y a ici des mains pour qui prendre n'est pas tout, des cervelles qui voient plus loin qu'une forêt de toits, une floraison de façades, un peuple de roues, une activité de feu et de marbres. Avance ce peuple de fer, avancent les mots écrits avec la vitesse de la lumière, avancent l'un vers l'autre les sexes avec la force des boulets, qu'est-ce qui sera changé dans les routes de l'âme ? Dans les spasmes du coeur, dans l'insatisfaction de l'esprit.

C'est pourquoi jetez à l'eau tous ces Blancs qui arrivent avec leurs têtes petites, et leurs esprits si bien conduits. Il faut ici que ces chiens nous entendent, nous ne parlons pas du vieux mal humain. C'est d'autres besoins que notre esprit souffre que ceux inhérents à la vie. Nous souffrons d'une pourriture, de la pourriture de la Raison.

L'Europe logique écrase l'esprit sans fin entre les marteaux de deux termes, elle ouvre et referme l'esprit. Mais maintenant l'étranglement est à son comble, il y a trop longtemps que nous pâtissons sous le harnais. L'esprit est plus grand que l'esprit, les métamorphoses de la vie sont multiples. Comme vous, nous repoussons le progrès : venez jeter bas nos maisons.

Que nos scribes continuent encore pour quelque temps à écrire, nos journalistes de papoter, nos critiques d'ânonner, nos juifs de se couler dans leurs moules à rapines, nos politiques de pérorer, et nos assassins judiciaires de couver en paix leurs forfaits. Nous savons, nous, ce que c'est que la vie. Nos écrivains, nos penseurs, nos docteurs, nos gribouilles s'y entendent à rater la vie. Que tous ces scribes bavent sur nous, qu'ils y bavent par habitude ou manie, qu'ils y bavent par châtrage d'esprit, par impossibilité d'accéder aux nuances, à ces limons vitreux, à ces terres tournantes, où l'esprit haut placé de l'homme s'interchange sans fin. Nous avons capté la pensée la meilleure. Venez. Sauveznous de ces larves. Inventez-nous de nouvelles maisons.

[La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.]

Lettre aux MEdecins-Chefs des Asiles de Fous

Messieurs,

Les lois, la coutume vous concèdent le droit de mesurer l'esprit. Cette juridiction souveraine, redoutable, c'est avec votre entendement que vous l'exercez. Laissez-nous rire. La crédulité des peuples civilisés, des savants, des gouvernants pare la psychiatrie d'on ne sait quelles lumières surnaturelles. Le procès de votre profession est jugé d'avance. Nous n'entendons pas discuter ici la valeur de votre science, ni l'existence douteuse des maladies mentales. Mais pour cent pathogénies prétentieuses où se déchaîne la confusion de la matière et de l'esprit, pour cent classifications dont les plus vagues sont encore les seules utilisables, combien de tentatives nobles pour approcher le monde cérébral où vivent tant de vos prisonniers ? Combien êtes-vous, par exemple, pour qui le rêve du dément précoce, les images dont il est la proie sont autre chose qu'une salade de mots ?

Nous ne nous étonnons pas de vous trouver inférieurs à une tâche pour laquelle il n'y a que peu de prédestinés. Mais nous nous élevons contre le droit attribué à des hommes, bornés ou non, de sanctionner par l'incarcération perpétuelle leurs investigations dans le domaine de l'esprit.

Et quelle incarcération ! On sait, - on ne sait pas assez - que les asiles, loin d'être des asiles, sont d'effroyables geôles, où les détenus fournissent une main-d'oeuvre gratuite et commode, où les sévices sont la règle, et cela est toléré par vous. L'asile d'aliénés, sous le couvert de la science et de la justice, est comparable à la caserne, à la prison, au bagne.

Nous ne soulèverons pas ici la question des internements arbitraires, pour vous éviter la peine de dénégations faciles. Nous affirmons qu'un grand nombre de vos pensionnaires, parfaitement fous suivant la définition officielle, sont, eux aussi, arbitrairement internés. Nous n'admettons pas qu'on entrave le libre développement d'un délire, aussi légitime, aussi logique que toute autre succession d'idées ou d'actes humains. La répression des réactions antisociales est aussi chimérique qu'inacceptable en son principe. Tous les actes individuels sont antisociaux. Les fous sont les victimes individuelles par excellence de la dictature sociale ; au nom de cette individualité qui est le propre de l'homme, nous réclamons qu'on libère ces forçats de la sensibilité, puisqu'aussi bien il n'est pas au pouvoir des lois d'enfermer tous les hommes qui pensent et agissent.

Sans insister sur le caractère parfaitement génial des manifestations de certains fous, dans la mesure où nous sommes aptes à les apprécier, nous affirmons la légitimité absolue de leur conception de la réalité, et de tous les actes qui en découlent.

Puissiez-vous vous en souvenir demain matin à l'heure de la visite, quand vous tenterez sans lexique de converser avec ces hommes sur lesquels, reconnaissez-le, vous n'avez d'avantage que celui de la force.

[La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.]

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André Masson : Pour Saint-Pol-Roux

Hommage à Saint-Pol-Roux

LE RETOUR DE SAINT-POL-ROUX

Saint-Pol-Roux, né le 15 janvier 1861, à Saint Henri, près de Marseille, qu'on nomma « le Magnifique », s'est retiré du monde il y a trente ans. Fixé depuis cette époque à Camaret (Finistère), il quitte aujourd'hui sa retraite, et à son arrivée, le 8 mai 1925, il sera reçu à la gare par les surréalistes. Ceux-ci veulent marquer par là l'admiration qu'ils portent à ce grand poète et protester ainsi contre l'oubli et l'indifférence où les contemporains vieillis de celui qu'ils saluaient jadis comme leur maître ont cru pouvoir, au profit des plus remuants d'entre eux, confiner l'auteur des Reposoirs de la Procession. Les Nouvelles littéraires se devaient d'accueillir l'hommage de ceux qui représentent de nos jours, comme Saint-Pol-Roux avant eux, le parti de l'audace et de l'aventure en face des tenants de la tradition et saisissent l'occasion de souhaiter avec eux la bienvenue au Poète (1).

INAUGURATION DU DESTIN

Tout ce qui est amer comme l'infini, tout ce qui se brise avec un son pur, le mot Adieu qui n'admet pas que l'on poursuive, l'instant que file un câble coupé au-dessus de l'abîme, à cette cassure du bonheur sur la tempête, au manoir de Coecilian, à Camaret-du-bout-du-monde, un homme entre ses doigts laisse couler le temps. Qu'était-ce que la vie, et ce charme pourtant qui porte le plaisir dans tout l'air du visage, qu'était-ce le facile, et la douceur ? Il s'est enfermé dans cette spirale : le Destin. Maintenant, détournez-vous et contemplez le monde.

Toute l'agitation des hommes, ce qu'elle a de dérisoire et d'enfin limité, ces retours, ces entreprises que c'est trop demander que d'y croire, le manteau de brises, drapé sur le silence et les oiseaux marins de l'orgueil, enfin là manifeste, et si je regarde l'homme dans son repaire d'ailes enfuies et de reflets, je comprends, je comprends la bassesse, les pièges de lueurs où je vis, l'illusion à laquelle, encore passif, je souscris, chaque jour, à chaque souffle. Il est arrivé avec ses chimères, à l'extrême pointe des réalités. O Magnifique, tu n'as pas

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(1) Ce texte de présentation était accompagné d'une bibliographie du poète. (N.D.E.)

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marchandé ta vie, à quoi le passes-tu ce temps pareil au sable ? On sait seulement qu'à la Noël, sur une barque de jouets, il vient atterrir à la grève où les enfants des pêcheurs attendent ce grand fantôme de frimas qui s'avance vers eux les mains pleines.

Dans cet hiver mental où, doucement, la sottise neigeuse aujourd'hui nous confine, nous voyons revenir ainsi vers nous ce Cygne, ce signe de toute pureté. De rien ne lui a servi toute cette fièvre que dans la jeunesse, alors que les mots divins avaient sur eux le pouvoir de l'amour, les hommes aujourd'hui en place (et combien payent-ils leurs femmes, leurs souliers ?) ont ressentie un soir :

Souris ! Par le chemin léger de ton haleine,

Un ange s'est blotti sous ta peau de baiser.

Retourne vers le peuple et dis-lui, Magdeleine,

Qu'une larme a suffi pour te diviniser !

Nul ne peut tirer parti de l'infini. Vous, braves gens, que vous voici loin de compte : pourquoi s'évertuer à plaire, et pour charmer ? Ils sont les serviteurs de leur cadavre. Aucun sacrifice, d'ailleurs, ne leur a été demandé. Ils monnayent le ciel, ils trouvent des chopins dans les étoiles. Mais éteignez enfin vos quinquets au gaz pauvre. L'Homme-Rayon vient d'apparaître sur votre seuil. C'est le cas ou jamais d'apprendre ce qu'est la lumière.

Et de quoi la lumière servirait-elle non plus à la lumière ? Vieux soleil, que te font les longs cris de tes admirateurs ? J'aime à penser combien l'estime, et l'enthousiasme, combien ma pensée est inopérante en ce monde. Il semble incroyable qu'un homme ait fait s'élever dans le coeur d'un autre l'idée d'une telle grandeur, et que Saint-Pol-Roux ne soit pas revêtu de tous les insignes divins que j'imagine quand je rêve à cette destinée. Une anecdote dérisoire donne la mesure de la pensée, et d'un pays : il n'a pas été du pouvoir de Guillaume Apollinaire, qui la sollicitait vers 1910, d'obtenir pour Saint-Pol-Roux la Légion d'honneur. Il n'est pas de notre pouvoir que ce peuple, obsédé par mille tracasseries, passagères, taise enfin ses caquets et ses jérémiades pour prosterner, comme il se doit, son front souillé devant les pieds purs du voyageur. Que l'inefficacité du moins ne me retienne. L'illusion me tient, et je lève vers vous, d'un geste qui fait rire, ô Poète qui foulez l'horizon, le fardeau expiatoire de l'or à la grande couleur. Et voici nos plaisirs qui sont à vos pas des jonquilles. Voici notre paresse, et la sueur du monde. Voici pour les suspendre votivement dans votre mémoire les vaisseaux mystérieux de nos demeures. Enfin, daignez recevoir avec douceur la dernière corbeille de nos fruits : voici ce que nous avons de plus cher et de plus terriblement uni à nous-mêmes, nos femmes, la lueur et la lâcheté de nos jours. Elles sont, vous savez, méchantes, un peu folles. Elles ne répondent pas toujours à nos baisers. Elles rient. Mais pourtant, comme elles sont, avec leurs yeux paniques, recevez-les de nous : c'est ce que nous avons.

Louis Aragon

PRIÈRE À SAINT-POL-ROUX

Atteint les bornes de la faiblesse, lorsque entre ma mémoire et l'esprit je ne tiendrai plus qu'à un fil, au lieu d'entrer de plain-pied dans la terre des légendes, malgré toutes mes tentatives d'évasion et d'effraction, je mourrai ayant le sentiment d'une déchéance que je me crois incapable de combattre désormais.

Que j'envie ceux que la pureté et la noblesse sollicitent à chaque instant ! Prédestinés à quelle gloire d'outre-vie, ils sont le théâtre des images éternelles. D'un geste ils ramènent sur leur tête les cercles les plus éloignés du silence, d'un geste ils enchaînent les bruits à la terre comme le son l'est dans l'airain.

Saint-Pol-Roux, parmi eux, en conciliant la liberté et l'exil, vous avez retrouvé le sens salutaire de la solitude cependant que les hommes demeuraient les captifs de leur indifférence. Car ce peuple préfère s'adonner à je ne sais quelle médecine pratique, à quelles mécaniques, servir des maîtres muselés et les esclaves du bien-être plutôt que d'ouvrir les yeux sur les ténèbres fraîches.

La guerre reprend de plus belle entre le monde extérieur et la vie intérieure.

Et l'enchanteur pourrit dans les cerveaux.

O Saint-Pol-Roux ! vous qui, vous étant tenu loin des travaux des hommes, savez qu'ils doivent s'élever jusqu'à leur ombre et se nourrir du fantôme des viandes et de l'apparence des fruits ; vous qui avez placé le paon entre la colombe et le corbeau comme un arc-en-ciel entre le soleil et la pluie, assurant ainsi à la contemplation et à l'immobilité des droits à une activité surnaturelle ; vous qui avez réuni sous le masque de la même impassibilité le rire et les larmes et qui m'avez confirmé la réalité d'une émotion unique et continue, Saint-Pol-Roux, que votre venue à Paris réduise cette ville en un désert et que votre présence me donne le goût calcaire d'une solitude sans laquelle il ne peut être de liberté spirituelle, avec laquelle on découvre la première de « ces vérités qui font connaître la mort, empêchent de la craindre et la font presque aimer ».

Roger Vitrac

LE RESCAPÉ DE LA MEDUSE

Solitaires ! Solitaires sur leur Caucase dérisoire, les Prométhées inconnus attendent les vautours blancs dont le vol s'élargira, selon la légende, haut dans un ciel sans couleur avant de se rétrécir concentriquement au sommet du mont choisi pour leur supplice volontaire et les conjonctures de l'attente meurtrissent leurs prunelles, et leur joie tumultueuse gonfle douloureusement leur hanche palpitante.

S'il déserte aujourd'hui les horizons semés de voiles blanches ou bien écartelés par le panache lourd des paquebots pour revenir, voyageur las des voyages, non poursuivis parce qu'inutiles eu égard à la toute puissance de l'imagination, dans la capitale lasse au milieu des usines sinistres et des gazogènes pleins de feux follets, que du moins la lumière parfaite des rues nocturnes lui fasse le tapis parfait destiné à ses rêves. Je m'interdis, parce que volontairement proche des abîmes escarpés de la désolation, de juger ceux-là, aventuriers, ambitieux du rêve, désespérés qui se confrontèrent avec leur double évoqué dans la solitude réelle de la nature ou celle virtuelle de la pensée.

Quels que soient leurs rêves, empires restitués à leur destin sanglant, savanes explorées ou coeurs, coeurs fébriles d'amantes, mon rêve les connaît. Et lui, Poète chevelu comme les vieux bateaux que les courants du large trimbalent avec des colliers d'huîtres perlières et des crinières d'algues précieuses, je le salue comme une figure déjà rencontrée.

Ceux-là qui lui doivent le respect, qu'ils se taisent. Hypocrites, modestes patelins qui lui distilleriez le mets des « cher maître », taisez-vous aussi, vos flatteries dissimuleraient mal l'exorbitante prétention de votre vanité.

Mais nous, du moins, sciemment orgueilleux, de par les droits à nous impartis par la poésie, en dépit des rires narquois et sceptiques, simplement, recevons-le sur notre plan, comme il convient à des naufragés se rencontrant après des semaines et des semaines de navigation solitaire sur le sol magique d'une île déserte, la poésie,

Magnifiquement.

Et que, sur ce mot évocateur des splendeurs, que soit close à jamais l'histoire des nouveaux continents.

D'autres que vous, ô futurs Christophe Colombs, d'autres avant vous, dont Saint-Pol-Roux, les ont reconnus et défrichés.

Robert Desnos

HOMMAGE À SAINT-POL-ROUX LE VÉRITABLE

Entre les pierres de la légende, les toisons précieuses des mythes plus durables que les continents, un homme s'est dressé dont la voix se propose à travers les couches superposées de nos cerveaux géologiques comme le filon d'un métal rare et souterrain. Que s'engloutissent les faux prophètes avec leur cortège de sacrifices menteurs, que s'enfuient éternellement à notre gauche les oiseaux maléfiques, il restera toujours près de nos coeurs celui dont les doigts habiles à capturer le pouvoir magique des mots ne se sont jamais pliés qu'à la noble besogne de construire des édifices de charmes et d'incantations.

Plus haut que le domaine matériel où la Mort déplace son bagage organique d'os ruginés et de carnations pierreuses, plus haut que le monde même de notre pensée, sa voix se meut parmi les sphères sanglantes du désir, flèche rapide dont la pointe roide déchire obliquement une atmosphère toujours de plus en plus noire et de plus en plus haute.

Michel Leiris

PORTRAIT DE SAINT-POL-ROUX

Le soleil s'éloignait des mitres et des casques

poussé par la colère des forêts

entraînant avec son ombre

les visages noircis par la suie de leurs rêves

Et tels des escaliers

leurs rêves simulaient leurs nuits et leurs jours

absurdes comme une épingle au sommet du Kilima N'diare

Seul sur la neige usée

un homme aux yeux de planète

levait ses bras chargés de lis

vers un ciel de marbre

d'où pleuvaient des yeux

si beaux que les revolvers crépitaient

Un vrai ciel de mariage

la mariée nue comme la mer

attendait que l'homme jetât ses lis

pour remplacer l'écho

qui tremblait au son de sa voix

Benjamin Péret

L'HOMME AUX JOUES ÉTOILÉES

Il m'arrive parfois de me demander où vont les parcelles subtiles du chloroforme quand, après avoir visité les rêves des humains, elles se retrouvent en liberté dans une contrée du monde qui échappe aux recherches chimiques mais qui n'est déjà plus le vaste empire où s'étend la puissance du sommeil et de la volonté. A mi-hauteur entre les obscurs nuages bleuâtres qui ferment le ciel plus sûrement que la triple enceinte des bagnes où sont enfermés les meurtriers et les prophètes, et le fleuve qui déroule majestueusement ses méandres pestilentiels et qu'on appelle : Symbole, se dresse un pic abrupt fait de rochers d'une matière redoutable et mystérieuse qui ont la propriété de marquer de brûlures profondes le pied qui imprudemment les foule. C'est vers ce lieu que se dirigent infailliblement, bien qu'ils connaissent le sort qui les attend, les hommes, au nombre de douze, qui sont éliminés, chaque année, par le suffrage divin du commerce de leurs semblables parce qu'ils connaissent trop bien les secrets de la nature. Mais à peine approchent-ils de la région maudite qu'aussitôt ils sentent s'effacer en eux le souvenir des sensations humaines et qu'ils considèrent avec étonnement leurs mains et leurs jambes comme autant d'instruments sans utilité, vestiges de privilèges perdus et désormais énigmatiques.

Max Morise

LE MAÎTRE DE L'IMAGE

Les choses sont au poète ce que les notes de musique sont au musicien.

Les Reposoirs de la Procession.

Le temps qui chasse les corps disperse mal les âmes. Il en est de fort lointaines qui participent si étroitement de ma vie que je me situe plus volontiers par rapport à elles que je ne me vois au milieu de mes contemporains. C'est ainsi que je m'entends avec Baudelaire et qu'à la réalité absolue de Lautréamont, dont j'ignore le visage, ne manque pas même en moi ce grain de présence ailée. Que d'autres s'adonnent au petit jeu des dates ou à toute autre récréation stupide. Tout ce que j'aime est jeune et ne saurait vieillir. Tout ce que j'aime vit. Tout ce que j'aime est là.

C'est plutôt défiance de mes gestes et sens cruel du malaise qui peut peser sur une reconnaissance trop inattendue et trop brusque, si parfois j'imagine l'entrée dans cette pièce où j'écris d'un de ces grands « disparus », retour je ne sais d'où, et qui dirait son nom : Germain Nouveau, par exemple.

Ou Saint-Pol-Roux. M'appartiendrait-il de me montrer à la hauteur de ce qui m'arriverait ? Serais-je assez bien inspiré tout d'abord pour baiser sans mot dire ces mains de lumière ?

Mais Saint-Pol-Roux serait à Paris dans quelques jours... Le grand solitaire revenant à ce monde d'étroitesse, d'ingratitude et de discorde ! Il parlera, dit-on, aux étudiants, peu capables d'apprécier l'honneur qu'il leur fait. Ceux d'entre eux qui ont entendu nommer Saint-Pol-Roux le Magnifique sauront-ils entourer d'assez de rayons la plus belle chevelure blanche ? Il parlera, et ce sera la voix d'un homme qui peut tout dire, et ce sera la voix de la sagesse, mais de la vraie sagesse, celle qui n'a nullement le ton didactique et qui n'est pas incompatible, à la longue, avec le génie.

***

La crise que subit aujourd'hui l'esprit poétique, crise essentiellement morale, on oublie trop que Saint-Pol-Roux en a été l'un des principaux annonciateurs. De par son incessante clairvoyance et l'extrême pureté de son attitude, il demeure, de tous ceux de sa génération, le plus hautement, ou, pour mieux dire, le seul qualifié pour intervenir dans le débat qui nous passionne : ordre ou aventure, raison ou divination, Occident ou Orient, esclavage ou liberté, nonrêve ou rêve. Lui seul n'a jamais été pris en flagrant délit de concession personnelle, il ne peut à aucuns yeux être entaché d'erreur.

« Le monde des choses, hormis telles concessions générales de primitivité, me semble l'enseigne inadéquate du monde des idées ; l'homme me paraît n'habiter qu'une féerie d'indices vagues, de légers prétextes, de provocations timides, d'affinités lointaines, d'énigmes. (1) »

Cette seule réserve suffirait à jeter le grand jour sur l'oeuvre la moins sceptique qui soit. « En pleine humanité, mais au seuil du mystère » : c'est ainsi qu'il l'a voulue. Effleuré un moment de cet esprit négateur auquel on a tant sacrifié ces dernières années (« L'oeuvre, même excellente, n'est que le souvenir imparfait d'un instant parfait. Se confiner dans la jouissante contemplation, ne point réaliser, serait la meilleure conduite et la plus sûre manière » : M. Teste, un peu plus tard, ne dira pas mieux), il tire d'une méditation plus profonde sur sa condition humaine la seule raison qui vaille, peut-être, de passer outre. « L'émotion, ce sillon du vrai » le guide désormais à travers la vie. Il sait que

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(1) Liminaire aux Reposoirs de la Procession.

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toute émotion lui est bonne puisque aussi bien le choix de cette émotion ne dépend pas de lui. Non content d'affirmer à nouveau le droit de se contredire, il semble qu'il tienne pour rien cette contradiction et, d'une conscience quasi divine de son rôle, qu'il dégage une certitude capitale, à savoir que rien ne peut le mettre en conflit avec lui-même. « Toutes les opinions éparses m'habitent tour à tour. » N'est-ce pas cette gratuité, à laquelle il est si difficile de parvenir, qui nous livre le plus sûrement la beauté ? Depuis un demi-siècle, sans contredit, toute l'évolution poétique en fait foi.

***

Il apparaît de plus en plus que l'élément générateur par excellence de ce monde qu'à la place de l'ancien nous entendons faire nôtre, n'est autre chose que ce que les poètes appellent l'image. La vanité des idées ne saurait échapper à l'examen, même rapide. Les modes d'expression littéraires les mieux choisis, toujours plus ou moins conventionnels, imposent à l'esprit une discipline à laquelle je suis convaincu qu'il se prête mal. Seule l'image, en ce qu'elle a d'imprévu et de soudain, me donne la mesure de la libération possible et cette libération est si complète qu'elle m'effraye. C'est par la force des images que, par la suite des temps, pourraient bien s'accomplir les vraies révolutions. En certaines images il y a déjà l'amorce d'un tremblement de terre. C'est là un singulier pouvoir que détient l'homme et qu'il peut s'il le veut, sur une échelle de plus en plus grande, faire subir.

La vertu et la volonté de toute-puissance des images, il pourrait bien s'agir là d'un phénomène nouveau, caractéristique. Il y a quelque témérité à le prétendre et si j'ajoute que pour l'avoir pressenti, le rôle futur de Saint-Pol-Roux me paraît grand entre les grands - Saint-Pol-Roux, le maître de l'image - chacun se retirera en paix. Mais moi qui sais de quel désintéressement prodigieux ceci est la somme (l'image ne trompe pas), j'affirme que là même où vous dites n'être sensible qu'à l'ingéniosité, que là où vous vous avouez vaincu par la grâce, vous ne voyez que du feu.

Sur la Danse : « Mais encore, au hasard, diversement, voici la courbe basse des travailleurs du sol ambitieuse de se détendre vers l'azur, les plateaux des hanches du marin débarqué balançant des îles inconnues ; les gestes du citadin à la campagne et du campagnard à la cité ; les grimaces pleurées des héritages ; l'effet de brouillard d'une désillusion ; le goût de citron d'une trahison ; le regard affamé qui, longeant un palais, y laisse son écharde ; sur les joues la poignée de verre de la bise ; la décharge algide d'un velours touché ; le bêlement des membres du condamné devant la guillotine ; la musique tricotée des éphémères ; le rapetissement de la maison natale diminuée en raison du carré des absences ; la différence notable entre les identiques chiffres d'une somme qui vous est due et d'une somme que l'on doit, ces deux sommes étant pareilles ; voilà... la venue biaisée du renard qu'un aboi fait s'enfuir en cambrioleur qui dans ses yeux cache deux louis ; le rythme extensible de la couleuvre, la fuite régimentaire de la scolopendre ; les miaulements d'amour qui mettent des étoiles sur le toit ; voilà le fagot d'angles du cerf,... le sablier retourné des sautes du vent,... les révolutions du cône multoblique du tourbillon qui se creuse afin d'aller pirouetter en bonnet de clown sur la pointe de quelque roc profond, les spires du volcan s'achevant en fumées de hauts fourneaux ou matériaux d'entreprise de démolition, l'agonie d'un poisson sur le sable, le flux et le reflux brisés de ces amants soudés sur le ressac de leurs caresses, et la changeance infiniment multiple des flots. »

Ce vertige, pour moi, n'est comparable qu'à celui de l'amour. Un tel souffle est de ceux qui emportent la gloire. A quoi bon le contester plus longtemps ? Saint-Pol-Roux - c'est à qui sur ce point fera le plus honteux silence - a droit entre les vivants à la première place et il convient de le saluer parmi eux comme le seul authentique précurseur du mouvement dit moderne. Il serait aisé de montrer ce que le cubisme, le futurisme, le surréalisme lui empruntèrent successivement. Et d'établir qu'à son insu peut-être son influence, avouée ou non, qu'elle s'exerce directement par son oeuvre ou à travers quelque autre, n'a fait depuis vingt ans que se révéler plus déterminante, et grandir.

André Breton

LA PERFECTION DE L'HOMME

Par l'honneur qu'il fait aux choses en les nommant, et la couleur de sa parole et la forme de ses mots, et le jour et la nuit autour de ses images, et l'univers multiplié dans ses poèmes, Saint-Pol-Roux nous montre la réalité de l'irréel.

Sur les miroirs mystérieux de sa poésie, vivent et muent tous les ciels, tous les vents, tous les orages du merveilleux. Nul plus que lui n'a subi avec autant d'allégresse et de force cette profusion d'images variables, d'idées éblouissantes, de miracles perpétuels. L'âme façonnée à toutes les transformations et les plus inattendues de la vie, voici un homme, qui n'a pas craint de se mêler au peuple insensé de son esprit, de se livrer entièrement au monde parfait de ses rêves. Connaissant son pouvoir, il songe à tout ce qui lui est possible, à l'univers infini qu'il possède et qu'il tient prisonnier dans sa tête radieuse :

Espace pour l'oiseau, glèbe pour les moissons,

De mon front chaque chose est toujours à descendre,

Les océans prochains ne sont que des frissons,

Les soleils imminents des tisons sous la cendre.

Il s'est appelé le Magnifique, ce poète pétri d'amour et de clartés, de tendresse et de flammes, mais nous, quand nous le lisons, tout tremblants, enchantés et les yeux pleins de larmes devant cette Beauté si nouvelle et candide, cette Beauté qui sourit irrésistiblement à l'homme et aux quatre éléments, un nom nous vient aux lèvres, qui nous fait ses enfants : Saint-Pol-Roux le Divin.

Paul Eluard

HOMMAGE À SAINT-POL-ROUX

Nous qui sommes les derniers trompés d'un siècle faux et pervers, nous à qui l'on enseigna toute la triste rigidité de l'existence, nous qui nous débattons, dans ce monde, avec cette froide rage des Hommes Libres, nous voilà enfin devant l'homme libre, le véritable et le magnifique prince de l'Esprit pur.

Inclinons-nous, mes amis, inclinons-nous devant cette figure qui nous apparaît réellement parfaite ; il ne faut plus, aujourd'hui, parler de règles ni de syntaxe, voilà que s'élève dans le ciel une ombre qui nous couvre de sa majesté.

Il est des temples où il est bon de s'arrêter souvent lorsqu'on a la face déchirée, lorsqu'on pleure. Je plains ceux qui ne savent pas y trouver de fraîcheur. Je plains ceux qui plongent leur front dans une sueur impure. Je plains ceux qui n'ont pas de dévotions !

Jacques Baron (1)

[Les Nouvelles littéraires, 9 mai 1925.]

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(1) Les textes de Saint-Pol-Roux et le poème - en anglais - d'Evan Shipman qui faisaient également partie de l'Hommage à Saint-Pol-Roux sont renvoyés ici dans la partie « Description et Commentaires ». (N.D.E.)

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Lettre ouverte à M. Paul Claudel Ambassadeur de France au Japon

« Quant aux mouvements actuels, pas un seul ne peut conduire à une véritable rénovation ou création. Ni le dadaïsme, ni le surréalisme qui ont un seul sens : pédérastique.

Plus d'un s'étonne non que je sois bon catholique, mais écrivain, diplomate, ambassadeur de France et poète. Mais moi, je ne trouve en tout cela rien d'étrange. Pendant la guerre, je suis allé en Amérique du Sud pour acheter du blé, de la viande en conserve, du lard pour les armées, et j'ai fait gagner à mon pays deux cents millions. »

« Il Secolo », interview de Paul Claudel reproduite par « Comoedia », le 17 juin 1925.

Monsieur,

Notre activité n'a de pédérastique que la confusion qu'elle introduit dans l'esprit de ceux qui n'y participent pas.

Peu nous importe la création. Nous souhaitons de toutes nos forces que les révolutions, les guerres et les insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale dont vous défendez jusqu'en Orient la vermine et nous appelons cette destruction comme l'état de choses le moins inacceptable pour l'esprit.

Il ne saurait y avoir pour nous ni équilibre ni grand art. Voici déjà long-temps que l'idée de Beauté s'est rassise. Il ne reste debout qu'une idée morale, à savoir par exemple qu'on ne peut être à la fois ambassadeur de France et poète.

Nous saisissons cette occasion pour nous désolidariser publiquement de tout ce qui est français, en paroles et en actions. Nous déclarons trouver la trahison et tout ce qui, d'une façon ou d'une autre, peut nuire à la sûreté de l'Etat beaucoup plus conciliable avec la poésie que la vente de « grosses quantités de lard » pour le compte d'une nation de porcs et de chiens.

C'est une singulière méconnaissance des facultés propres et des possibilités de l'esprit qui fait périodiquement rechercher leur salut à des goujats de votre espèce dans une tradition catholique ou gréco-romaine. Le salut pour nous n'est nulle part. Nous tenons Rimbaud pour un homme qui a désespéré de son salut et dont l'oeuvre et la vie sont de purs témoignages de perdition.

Catholicisme, classicisme gréco-romain, nous vous abandonnons à vos bondieuseries infâmes. Qu'elles vous profitent de toutes manières ; engraissez encore, crevez sous l'admiration et le respect de vos concitoyens. Ecrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille.

Paris, le 1er juillet 1925.

Maxime Alexandre, Louis Aragon, Antonin Artaud, J.-A. Boiffard, Joë Bousquet, André Breton, Jean Carrive, René Crevel, Robert Desnos, Paul Eluard, Max Ernst, T. Fraenkel, Francis Gérard, Eric de Haulleville, Michel Leiris, Georges Limbour, Mathias Lübeck, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Marcel Noll, Benjamin Péret, Georges Ribemont-Dessaignes, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam, Roland Tual, Jacques Viot, Roger Vitrac.

Appel aux Travailleurs intellectuels

OUI OU NON, CONDAMNEZ-VOUS LA GUERRE ?

Les tragiques événements du Maroc mettent en demeure les écrivains, les « travailleurs intellectuels », tous ceux qui par quelque point ou à quelque degré exercent une influence sur l'opinion et jouent par là un rôle public, de juger ce qui se passe en ce moment en Afrique ; de dire si oui ou non ils sont d'accord avec des iniquités politiques dont la trame est trop visible ; si oui ou non il leur suffit d'émettre contre la sanglante réalité, quelques béats regrets humanitaires. Les faits sont là.

Contre la guerre du Maroc, cette nouvelle grande guerre qui se déploie et s'allonge sept ans après le massacre de dix-sept cent mille français et de dix millions d'hommes dans le monde, nous sommes quelques-uns qui élevons hautement notre protestation.

Nous avons trop médité l'expérience de l'histoire et surtout l'histoire des guerres coloniales, pour ne pas dénoncer l'origine impérialiste, ainsi que les conséquences internationales probables de cette guerre.

Nous nous déclarons résolument opposés aux pratiques d'une diplomatie secrète qui semblent rencontrer un renouveau de faveur après avoir été solennellement répudiées et qui risquent de nous lier demain dans la poursuite d'une aventure ruineuse, stérile et toute pleine de nouveaux conflits éventuels.

Nous estimons qu'il n'y a plus à se réfugier dans les sophismes par lesquels ceux qui capitulent devant les pouvoirs consacrés, s'acquittent trop facilement avec leur conscience : « Ce n'est plus le moment d'intervenir puisque l'action militaire est engagée... L'honneur de la France, etc. »

En effet, nous avons été mis en présence du fait accompli, mais ce n'est pas une raison pour accepter la grossière intimidation de ce procédé usuel des gouvernements. En effet, l'honneur de la France est engagé, mais d'une façon beaucoup plus large et profonde que vous ne voulez le croire, et dans un autre sens que celui que vous voulez croire.

Emus et révoltés par les atrocités commises de part et d'autre sur le front de l'Ouergha, nous constatons qu'elles sont inhérentes à toutes les guerres, et que c'est la guerre qu'il faut déshonorer.

Nous protestons contre le nouveau régime de censure établi depuis le commencement des hostilités dans l'intention de cacher des vérités que le pays a besoin de connaître.

Nous proclamons une fois de plus le droit des peuples, de tous les peuples, à quelque race qu'ils appartiennent, à disposer d'eux-mêmes.

Nous mettons ces clairs principes au-dessus des traités de spoliation imposés par la violence aux peuples faibles, et nous considérons que le fait que ces traités ont été promulgués il y a longtemps ne leur ôte rien de leur iniquité. Il ne peut pas y avoir de droit acquis contre la volonté des opprimés. On ne saurait invoquer aucune nécessité qui prime celle de la justice.

Nous faisons appel par-dessus les disputes passionnées des partis politiques :

A la volonté pacifique d'une opinion que toute une presse opulente s'emploie beaucoup plus à trahir qu'à éclairer.

Au gouvernement de la République pour qu'il arrête immédiatement l'effusion de sang au Maroc par la négociation des clauses d'un juste armistice.

A la Société des Nations pour qu'elle justifie son existence par une intervention urgente en faveur de la paix.

Henri Barbusse

Rédaction de Clarté : Georges Altman, Georges Aucouturier, Léon Bazalgette, Jean Bernier, Edouard Berth, J.-R. Bloch, Henri Bru, Victor Crastre, Marcel Eugène, C. Fégy, Marcel Fourrier, C. Freinet, G.-P. Friedmann, Paul Guitard, Alix Guillain, Henri Hisquin, René Maublanc, Jean Montrevel, Léon Moussinac, Serge, Vaillant-Couturier, Victor Serge.

Groupe surréaliste : Maxime Alexandre, Louis Aragon, Antonin Artaud, J.-A. Boiffard, André Breton, René Crevel, Robert Desnos, Paul Eluard, Francis Gérard, Michel Leiris, Mathias Lübeck, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Marcel Noll, Benjamin Péret, Philippe Soupault, Roland Tual, Roger Vitrac.

Groupe Philosophies : Norbert Gutermann, Henri Lefebvre, Pierre Morhange, Georges Politzer.

Georges Adrian, René Arcos, Autant, Marcel Batillat, Charles Bellan, Camille Belliard, Prof. Cazamian, Michel Corday, Champeaux, Géo-Charles, Georges Chennevière, Albert Crémieux, René Davenay, Donce-Brisy, Desanges, Georges Duhamel, Gustave Dupin, Florent Fels, Léon Frapié, André Germain, L. de Gonzague-Frick, Albert Gleizes, Claude Gignoux, Louis Guétant, Pierre Hamp, Han Ryner, Ch.-H. Hirsch, Henri Jeanson, Joseph Jolinon, Francis Jourdain, Frantz Jourdain, Mme Lara, Bernard Lecache, Jean Lurçat, Victor Margueritte, Marcel Martinet, Luc Mériga, Marcel Millet, Mathias Morhardt, Henri Mirabel, Pierre Paraf, Georges Pioch, Henry Poulaille, Professeur A. Prenant, Gabriel Reuillard, Jacques Robert france, Romain Rolland, Charles Rochat, Jean Rostand, Jules Rivet, Jacques Sadoul, Marcel Say, Séverine, Pierre Scize, Paul Signac, Henry Torrès, Charles Vildrac, Léon Werth, Vlaminck, Maurice Wullens, etc...

[Clarté, n° 76, 15 juillet 1925.] (1)

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(1) Cette déclaration avait été précédemment publiée dans L'Humanité du 2 juillet 1925 avec presque les mêmes signatures surréalistes, exception faite de Maxime Alexandre et d'Antonin Artaud. (N.D.E.)

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[DEclaration des SurrEalistes à propos du banquet Saint-Pol-Roux]

Nous nous soucions assez peu de répondre aux injures de la presse. Mais il nous déplaît de laisser dire chez vous que « poussés par le remords » nous avons quêté « un sourire d'indulgence que l'Enchanteur désenchanté ne crut pas devoir accorder ». L'un de nous s'est borné à annoncer au « Magnifique » que notre ami Leiris avait été à demi lynché par la foule et les agents (qu'il est facile à Mme Rachilde de trouver corrects). Remarquons sans commentaires que ce poète, en qui nous avions placé notre confiance, parce que nous sommes aujourd'hui LES SEULS à croire en la poésie, incapable d'arrêter la bataille d'une parole, comme en d'autres temps l'aurait fait Hugo, n'a pas trouvé le moyen de prendre des nouvelles de Michel Leiris, qui a dû garder le lit pendant quatre jours. Et signalons, nul n'ayant eu le courage ou la bonne foi de le faire, que contrairement à ce qui s'est partout imprimé, l'initiative des violences ne nous revient aucunement. Nous nous sommes levés pour porter secours à André Breton, qu'un individu allait tout simplement pousser par la fenêtre sans que Breton s'en méfiât. Nous ne nous sommes battus qu'avec ceux qui se sont jetés sur nous. Il n'a pas été touché à Mme Rachilde (vous baissez de ton, Madame, dans vos interviews successives, et aujourd'hui à peine si votre robe a été froissée), ni à M. Lugné-Poe, desquels nous n'exigions que verbalement la sortie. Il est curieux qu'un cri paraisse encore punissable et même de mort (la foule criait : A mort ! sur le Boulevard Montparnasse) à ceux-là qui se prétendent les défenseurs de la Beauté et de la Civilisation. Ce que nous avons crié, nous le soutiendrons, malgré le ton d'agents provocateurs pris par certains professionnels du roman de guerre, qui craignent un état d'esprit dangereux pour leur gagne-pain. Enfin, que ces Messieurs de la Société des Gens de Lettres et de la Société des Ecrivains Anciens Combattants, comme ils disent, sachent que nous tenons leurs flétrissures pour comiques. Mais qu'ils apprennent le français et se renseignent, avant de parler « des lâches qui n'osent frapper une femme que dans le dos ». Le mot lâche leur convient à merveille. Comme Baudelaire le disait récemment dans L'Eclair : « Quand on leur parle révolution pour de bon, on les épouvante. Vieilles rosières ! ».

[Les Nouvelles littéraires, 18 juillet 1925.]

La REvolution d'abord et toujours !

Le monde est un entrecroisement de conflits qui, aux yeux de tout homme un peu averti, dépassent le cadre d'un simple débat politique ou social. Notre époque manque singulièrement de voyants. Mais il est impossible à qui n'est pas dépourvu de toute perspicacité de n'être pas tenté de supputer les conséquences humaines d'un état de choses absolument bouleversant.

Plus loin que le réveil de l'amour-propre de peuples longtemps asservis et qui sembleraient ne pas désirer autre chose que de reconquérir leur indépendance, ou que le conflit inapaisable des revendications ouvrières et sociales au sein des états qui tiennent encore en Europe, nous croyons à la fatalité d'une délivrance totale. Sous les coups de plus en plus durs qui lui sont assenés, il faudra bien que l'homme finisse par changer ses rapports.

Bien conscients de la nature des forces qui troublent actuellement le monde, nous voulons, avant même de nous compter et de nous mettre à l'oeuvre, proclamer notre détachement absolu, et en quelque sorte notre purification, des idées qui sont à la base de la civilisation européenne encore toute proche et même de toute civilisation basée sur les insupportables principes de nécessité et de devoir.

Plus encore que le patriotisme qui est une hystérie comme une autre, mais plus creuse et plus mortelle qu'une autre, ce qui nous répugne c'est l'idée de Patrie qui est vraiment le concept le plus bestial, le moins philosophique dans lequel on essaie de faire entrer notre esprit (1).

Nous sommes certainement des Barbares puisqu'une certaine forme de civilisation nous écoeure.

Partout où règne la civilisation occidentale toutes attaches humaines ont cessé à l'exception de celles qui avaient pour raison d'être l'intérêt, « le dur paiement au comptant ». Depuis plus d'un siècle la dignité humaine est ravalée au rang de valeur d'échange. Il est déjà injuste, il est monstrueux que qui ne possède pas soit asservi par qui possède, mais lorsque cette oppression dépasse le cadre d'un simple salaire à payer, et prend par exemple la forme de l'esclavage que la haute finance internationale fait peser sur les peuples, c'est une iniquité qu'aucun massacre ne parviendra à expier. Nous n'acceptons pas les lois de l'Economie ou de l'Echange, nous n'acceptons pas l'esclavage du Travail, et dans un domaine encore plus large nous nous déclarons en insurrection contre l'Histoire. L'Histoire est régie par des lois que la lâcheté des individus conditionne et nous ne sommes certes pas des humanitaires, à quelque degré que ce soit.

C'est notre rejet de toute loi consentie, notre espoir en des forces neuves, souterraines et capables de bousculer l'Histoire, de rompre l'enchaînement dérisoire des faits, qui nous fait tourner les yeux vers l'Asie (2). Car, en définitive, nous avons besoin de la Liberté, mais d'une Liberté calquée sur nos nécessités spirituelles les plus profondes, sur les exigences les plus strictes et les plus humaines de nos chairs (en vérité ce sont toujours les autres qui auront peur). L'époque moderne a fait son temps. La stéréotypie des gestes, des actes, des mensonges de l'Europe a accompli le cycle du dégoût (3). C'est au tour des Mongols de camper sur nos places. La violence à quoi nous nous engageons ici, il ne faut craindre à aucun moment qu'elle nous prenne au dépourvu, qu'elle nous dépasse. Pourtant, à notre gré, cela n'est pas suffisant encore, quoi qu'il puisse arriver. Il importe de ne voir dans notre démarche que la confiance absolue que nous faisons à tel sentiment qui nous est commun, et proprement au sentiment de la révolte, sur quoi se fondent les seules choses valables.

Plaçant au-devant de toutes différences notre amour de la Révolution et notre décision d'efficace (sic), dans le domaine encore tout restreint qui est pour l'instant le nôtre, nous : CLARTE, CORRESPONDANCE, PHILOSOPHIES, LA REVOLUTION SURREALISTE, etc., déclarons ce qui suit :

1° Le magnifique exemple d'un désarmement immédiat, intégral et sans contrepartie qui a été donné au monde en 1917 par LENINE à Brest-Litovsk, désarmement dont la valeur révolutionnaire est infinie, nous ne croyons pas votre France capable de le suivre jamais.

2° En tant que, pour la plupart, mobilisables et destinés officiellement à revêtir l'abjecte capote bleu-horizon, nous repoussons énergiquement et de toutes manières pour l'avenir l'idée d'un assujettissement de cet ordre, étant donné que pour nous la France n'existe pas.

3° Il va sans dire que, dans ces conditions, nous approuvons pleinement et contresignons le manifeste lancé par le comité d'action contre la guerre du Maroc, et cela d'autant plus que ses auteurs sont sous le coup de poursuites judiciaires.

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(1) Ceux mêmes qui reprochaient aux socialistes allemands de n'avoir pas « fraternisé » en 1914 s'indignent si quelqu'un engage ici les soldats à lâcher pied. L'appel à la désertion, simple délit d'opinion, est tenu à crime : « Nos soldats » ont droit qu'on ne leur tire pas dans le dos. (Ils ont le droit aussi qu'on ne leur tire pas dans la poitrine).

(2) Faisons justice de cette image. L'Orient est partout. Il représente le conflit de la métaphysique et de ses ennemis, lesquels sont les ennemis de la liberté et de la contemplation. En Europe même qui peut dire où n'est pas l'Orient ? Dans la rue, l'homme que vous croisez le porte en lui : l'Orient est dans sa conscience.

(3) Spinoza, Kant, Blake, Hegel, Schelling, Proudhon, Marx, Stirner, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Nietzsche : cette seule énumération est le commencement de votre désastre.

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4° Prêtres, médecins, professeurs, littérateurs, poètes, philosophes, journalistes, juges, avocats, policiers, académiciens de toutes sortes, vous tous, signataires de ce papier imbécile : « Les intellectuels aux côtés de la Patrie », nous vous dénoncerons et vous confondrons en toute occasion. Chiens dressés à bien profiter de la Patrie, la seule pensée de cet os à ronger vous anime.

5° Nous sommes la révolte de l'esprit ; nous considérons la Révolution sanglante comme la vengeance inéluctable de l'esprit humilié par vos oeuvres. Nous ne sommes pas des utopistes : cette Révolution nous ne la concevons que sous sa forme sociale. S'il existe quelque part des hommes qui aient vu se dresser contre eux une coalition telle qu'il n'y ait personne qui ne les réprouve (traîtres à tout ce qui n'est pas la Liberté, insoumis de toutes sortes, prisonniers de droit commun), qu'ils n'oublient pas que l'idée de Révolution est la sauvegarde la meilleure et la plus efficace de l'individu.

Georges Altman, Georges Aucouturier, Jean Bernier, Victor Crastre, Camille Fégy, Marcel Fourrier, Paul Guitard, Jean Montrevel.

Camille Goemans, Paul Nougé.

André Barsalou, Gabriel Beauroy, Emile Benveniste, Norbert Gutermann, Henri Jourdan, Henri Lefebvre, Pierre Morhange, Maurice Muller, Georges Politzer, Paul Zimmermann.

Maxime Alexandre, Louis Aragon, Antonin Artaud, Georges Bessière, Monny de Boully, Joë Bousquet, Pierre Brasseur, André Breton, Jean Carrive, René Crevel, Robert Desnos, Paul Eluard, Max Ernst, Théodore Fraenkel, Michel Leiris, Georges Limbour, Mathias Lübeck, Georges Malkine, André Masson, Douchan Matitch, Max Morise, Georges Neveux, Marcel Noll, Benjamin Péret, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam, Roland Tual, Jacques Viot.

Hermann Closson.

Henri Jeanson.

Pierre de Massot.

Raymond Queneau.

Georges Ribemont-Dessaignes.

[Août 1925 ; L'Humanité, 21 septembre 1925.]

[Manifeste des Intellectuels]

La lecture des journaux nous oblige tous les jours à constater que la Pologne n'a pas su jusqu'ici mettre en action les principes démocratiques dont elle s'était réclamée et au nom desquels elle s'était reconstituée. La constitution n'est pas appliquée. Sans parler des libertés ouvrières, les libertés établies par la déclaration des droits de l'homme et du citoyen n'existent pas en Pologne. Les droits d'écrire, de parler, de se réunir pour défendre ses opinions sont devenus le privilège des partis qui soutiennent le gouvernement. Personne n'est sûr de ne pas être jeté en prison du jour au lendemain pour le simple fait d'être dans l'opposition.

Bien plus, le gouvernement polonais a érigé en système la provocation et les agents provocateurs répandus jusque dans les plus petites bourgades sont parmi ses fonctionnaires attitrés. Nous pouvons évoquer à ce sujet un témoignage des plus probants. On se rappelle qu'au mois de mai dernier, M. [Huqutt ?] donna sa démission de vice-président du Conseil. Dans la lettre qu'il écrivit à ce sujet à M. Grabsky, président du Conseil, il spécifia qu'une des raisons motivant son geste était le dégoût que lui inspirait le rôle [tenu] dans la politique intérieure de la Pologne par les agents provocateurs devenus partie intégrante du régime policier en vigueur aujourd'hui.

Mais voici que ces jours derniers, une série de procès retentissants viennent mettre en lumière les faits que nous venons de constater.

Le député communiste Landsusky, acquitté en mars dernier par la cour d'assises de Przémysl, va avoir à répondre de trois discours tenus plusieurs mois avant sa première arrestation et pour lesquels on n'a songé à l'incriminer qu'au moment où il allait être déclaré libre. Depuis la fin de décembre 1924, un député qui représente la volonté non seulement de millions d'ouvriers mais aussi des minorités ethniques incorporées à la Pologne par le traité de Versailles, est maintenu en prison et bâillonné. La fraction communiste du Sejm qui [ne] compte plus que [4] Ukrainiens non encore rompus à la vie politique est décapitée. Le procès de Landsusky a commencé le 4 de ce mois et ce ne sont pas des jurés, cette fois, qui le jugeront, ce sont des fonctionnaires : les juges des tribunaux des districts de Varsovie et de [Lodz].

D'autre part, trois jeunes ouvriers, Hibner, Kniewsky et Rutkowsky, décidés à mener la lutte contre le système de provocation dont ils sont les victimes, sont menacés de mort pour s'être défendus contre les agents de police qui voulaient les arrêter. Et être arrêté en Pologne, cela signifie, on le sait, être mis en prison au régime de la torture. Blessés dans une bataille de rue, ils n'ont pu échapper au sort qui les attendait : les geôliers emploient tous les moyens pour leur extorquer des aveux ou leur faire dénoncer des camarades de lutte. Leur jugement sera rendu le [19] août. Ils seront soumis à une juridiction exceptionnelle et les chefs d'accusation invoqués contre eux, et rédigés de la façon la plus tendancieuse, les mettent en grand danger de mort.

Enfin une cinquième victime de la réaction, un jeune cordonnier, âgé de vingt ans, Botwin, va passer en cour martiale. Il vient de tuer à [Léopol] (1) un agent provocateur, Joseph Cechnowsky, qui avait causé la perte de plusieurs centaines de ses camarades. Revendiquant l'entière responsabilité de son acte, il a crié bien haut : « J'ai tué Cechnowsky, parce qu'il était un agent provocateur. » Son sort est réglé à l'avance, il sera, si l'on n'intervient pas, fusillé après un jugement des plus sommaires.

Devant des faits aussi troublants, nous ne pouvons qu'exprimer ici notre douloureux étonnement et prier instamment le gouvernement de Pologne de ne pas créer des précédents qui, s'ils étaient généralisés, conduiraient bientôt à des [exécutions] quotidiennes.

Nous demandons : la libération de Landsusky ; le [désistement] de la cour martiale en faveur de la cour d'assises dans la pro[cédure à laquelle sont soumis Hibner, Rutkowsky,] Kniewsky et Botwin.

Nous protestons énergiquement contre l'usage de la torture et contre l'application d'une juridiction exceptionnelle aux trois ouvriers qui se sont trouvés lors de leur arrestation en état de légitime défense, et au jeune cordonnier martyr de ses idées [et de] son sentiment de solidarité vis-à-vis de ses camarades, qu'on cherche ainsi à identifier aux plus vulgaires des bandits.

Maxime Alexandre, Louis Aragon, Robert Aron, Antonin Artaud, Henri Barbusse, Bracke-Desrousseaux, Léon Balzagette, Jean Bernier, Jacques Berthet, J.-R. Bloch, J.-A. Boiffard, Pierre Bost, Joë Bousquet, André Breton, Jacques Calmy, Jean Carrère, Georges Chennevière, René Crevel, Robert Desnos, Georges Duhamel, L. Dumont, Paul Eluard, Max Ernst, T. Fraenkel, Gaston Gallimard, Noël Garnier, Francis Gérard, André Gide, André Gybal, Pierre-Jean Jouve, Pierre L îné, Bernard Lecache, Michel Leiris, Tristan Leroux, Georges Limbour, Mathias Lübeck, Georges Malkine, Stephan Manier, Marcel Martinet, Magdeleine Marx, André Masson, Pierre de Massot, J. Benoist-Méchin, E. Morel, Pierre Morhange, Max Morise, Marcel Noll, Benjamin Péret, Georges Politzer, Henri Poulaille, Jean Prévost, Léon-Pierre Quint, Jacques Savigny, Séverine, Jean Silvain, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam, Simone Téry, Pierre Vierge, F. Vignard, Charles Vildrac, Roger Vitrac.

[L'Humanité, 8 août 1925.]

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(1) Aujourd'hui Lwow, en Ukraine (N.D.E.).

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Lettre ouverte aux AutoritÉs roumaines

Nous apprenons que d'ici quelques jours doivent comparaître devant la cour martiale de Kitchinev 386 paysans et paysannes accusés d'avoir participé au soulèvement de la Bessarabie méridionale, au mois de septembre dernier.

Le nombre seul des accusés eût suffi à attirer notre attention. Mais les nouvelles qui nous parviennent de Roumanie ont transformé notre curiosité en une véritable angoisse.

Est-il vrai que les 386 accusés ne sont que les boucs émissaires d'une révolte dont les responsables sont ceux qui administrent aujourd'hui la Bessarabie au nom de la Roumanie ?

Est-il vrai, ainsi que l'a établi à la tribune du Parlement roumain le député M. Jacobesco, que 13 déjà d'entre les accusés ont été exécutés avant le jugement ?

Est-il vrai que les accusés n'ont aucun contact avec leurs défenseurs et qu'aucun journaliste, ni roumain, ni étranger, n'a le droit de pénétrer sur le territoire bessarabien ?

Est-il vrai que les journalistes roumains ont dû recourir à leur organisation : « L'Association de la Presse roumaine » pour protester contre une pareille violation de leurs droits ?

Est-il vrai que le lieutenant Moraresco, accusé de plus de trente meurtres politiques, a été mis en liberté, sans plus ?

Nous savons - car nous reproduisons ici les faits bruts, tels que les a publiés la presse au mois d'octobre dernier - que la révolte partie de Nicolaeva a été directement provoquée par les gendarmes de l'endroit, qui fusillèrent en plein marché et en plein midi un paysan venu paisiblement vendre ses produits et qui avait refusé de les leur livrer. Nous savons qu'à la suite de l'indignation légitime provoquée par un pareil assassinat dans la masse des paysans rassemblés sur la place du marché, le village de Nicolaeva et cinq villages des environs furent cernés par l'artillerie et presque complètement rasés, que dans la petite ville de Tatar-Benar, incendiée de plusieurs côtés, 78 maisons furent brûlées, 89 paysans fusillés dans la cour de l'église et 200 dans les rues.

Nous savons - car les communiqués de la presse l'ont triomphalement annoncé - que la répression a fait deux mille victimes en quelques jours en Roumanie et que toute la région, sur une étendue de soixante kilomètres carrés, a été transformée en un désert.

Ne suffisait-il pas de toutes ces horreurs ? Faut-il encore torturer 386 femmes, hommes et enfants ? Faut-il que ces prisonniers politiques innocents soient traités comme de vulgaires criminels et livrés à une justice militaire dont les sentences ne peuvent être dictées que par la haine ?

Douloureusement émus par ces faits, nous nous adressons aux autorités roumaines pour leur demander :

1° que les 386 nouvelles victimes de la répression soient immédiatement mises en liberté provisoire.

2° que la Cour martiale fasse place à la justice civile pour que les avocats puissent librement prendre contact avec les accusés.

3° que le procès ne se fasse pas à huis clos, afin que la presse roumaine et étrangère puisse librement suivre les débats.

4° que ce soient les vrais coupables : les chefs de l'administration civile et militaire roumaine en Bessarabie, qui soient rendus responsables des événements de septembre dernier.

Nous nous refusons à croire que la « grande Roumanie » démocratique exige pour sa sûreté publique que la vie de chacun de ses citoyens y soit journellement mise en danger et que l'état de siège - violation de toutes les libertés - y soit maintenu en permanence.

Romain Rolland, Louis Aragon, Henri Barbusse, Victor Basch, Balzagette, Jean Bernier, André Breton, J.-A. Boiffard, Joë Bousquet, Jacques Calmy, Jean Carrive, René Crevel, Georges Duhamel, Robert Desnos, Paul Eluard, Max Ernst, Th. Fraenkel, André Gide, Francis Gérard, Henri Jeanson, Pierre-Jean Jouve, Paul Louis, Michel Leiris, Georges Limbour, Bernard Lecache, Mathias Lübeck, Victor Margueritte, Marcel Martinet, Maxime Alexandre, André Masson, Léon Maillard, Max Morise, Stéphane Manier, Georges Malkine, Pierre Morhange, Pierre de Massot, Marcel Noll, Henri Poulaille, Georges Politzer, Benjamin Péret, Georges Pioch, Léon-Pierre Quint, Marcel Say, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam, Séverine, Charles Vildrac.

[L'Humanité, 28 août 1925.]

« ClartÉ », « Philosophies », « la RÉvolution surrÉaliste » solidaires du ComitÉ Central d'Action

Au cours d'une déclaration reproduite dans L'Humanité du 21 septembre, nous avons contresigné l'appel du Comité Central d'Action.

La condamnation des membres de ce comité par la 11e Chambre nous engage à reproduire sous notre responsabilité légale le texte incriminé.

A cette occasion nous protestons contre l'imbécile inculpation de menées anarchistes qui est tout ce qu'un Etat de mauvaise foi et une justice ignare savent opposer au prolétariat résolu à se faire entendre.

Nous nous élevons avec indignation contre l'arrestation de Jacques Doriot, victime d'un guet-apens policier : « Coups et blessures aux agents de la force publique ». Ce prétexte attendrissant suffit à dévoiler le véritable esprit du Cartel des Gauches pacifiste et républicain.

AUX SOLDATS ET AUX MARINS

Camarades,

En dépit des promesses qui nous ont été faites en 1918, la guerre a recommencé au Maroc, aussi horrible que celle qui a ravagé le monde pendant plus de quatre ans.

Cette guerre n'a pas pour but de sauver l'honneur national. On vous envoie mourir au Maroc pour permettre aux banquiers de mettre la main sur les riches gisements de la République du Riff, pour engraisser une poignée de capitalistes.

Vous faites la guerre des banquiers...

Camarades soldats et marins, nous vous faisons confiance : nous savons que vous ferez votre devoir envers les Riffains qui luttent pour leur indépendance. Vous ne serez pas les valets de la Banque. Vous vous souviendrez que les bolcheviks russes, les glorieux marins de la mer Noire, les soldats d'Odessa, les soldats espagnols du Riff, ont su arrêter la guerre par la fraternisation...

Vous comprendrez votre devoir :

FRATERNISER AVEC LES RIFFAINS. ARRETER LA GUERRE DU MAROC...

A bas la guerre du Maroc !

Paix immédiate avec le Riff !

Vive l'évacuation militaire du Maroc !

Vive la fraternisation avec les Riffains !

Georges Altman, Georges Aucouturier, Jean Bernier, Victor Crastre, Camille Fégy, Marcel Fourrier, Paul Guitard, Jean Montrevel, André Barsalou, Gabriel Beauroy, Emile Benveniste, Norbert Gutermann, Henri Jourdan, Henri Lefebvre, Pierre Morhange, Maurice Muller, Georges Politzer, Paul Zimmermann, Maxime Alexandre, Louis Aragon, Antonin Artaud, Georges Bessière, Joë Bousquet, Pierre Brasseur, André Breton, Robert Desnos, Paul Eluard, Max Ernst, Théodore Fraenkel, Michel Leiris, Georges Limbour, Georges Malkine, André Masson, Douchan Matitch, Max Morise, Georges Neveux, Marcel Noll, Benjamin Péret, Raymond Queneau, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam, Roland Tual, Jacques Viot, Pierre de Massot, Georges Ribemont-Dessaignes.

[L'Humanité, 16 octobre 1925.]

[TÉlÉgramme au PrÉsident du Conseil de Hongrie]

Monsieur le Président du Conseil hongrois,

Les soussignés, représentants des milieux intellectuels et artistes de France, considèrent qu'il est de leur devoir d'exprimer au gouvernement hongrois leur douloureux étonnement devant les nouvelles qui leur arrivent de Buda-Pest ; protestent contre les tortures infligées à l'ancien commissaire du peuple RAKOSI, et aux cent ouvriers et ouvrières appartenant au parti ouvrier socialiste indépendant et arbitrairement arrêtés avec lui ; demandent sinon la libération immédiate des inculpés, tout au moins le recours à des tribunaux ordinaires ; attirent l'attention du président Horty sur l'incompétence des cours martiales pour juger des prisonniers politiques en temps de paix et sur l'indignation que provoquerait dans le monde entier la condamnation d'hommes et de femmes dont le seul crime est d'être de l'opposition ; se dressent contre toute tentative de rouvrir une ère de représailles pour des faits passés, remontant à six ans.

Ils disent : assez de sang !

Louis Aragon, Maxime Alexandre, Antonin Artaud, Henri Barbusse, Léon Balzagette, Beauroy, Jean Bernier, Me Oscar Bloch, Barsalou, André Breton, Baruch-Brunnen, J.-A. Boiffard, Bracke-Desrousseaux, Joë Bousquet, Jacques Calmy, Jean Carrive, René Crevel, Georges Duhamel, Robert Desnos, Paul Eluard, Max Ernst, Georges Friedmann, T. Fraenkel, André Gayot, André Gide, Francis Gérard, Henri Jeanson, P.-J. Jouve, Ernest Lafont, Henri Lefebvre, Jules Longuet, Paul-Louis, Michel Leiris, Mistral, Muriel Mac Swiney, Magdeleine Marx, Georges Limbour, Bernard Lecache, Mathias Lübeck, Victor Margueritte, Marcel Martinet, André Masson, Léon Maillard, Max Morise, Stéphane Manier, Georges Malkine, Pierre Morhange, Maurice Muller, Pierre de Massot, Marcel Noll, Henri Poulaille, Georges Politzer, Benjamin Péret, Georges Pioch, Léon Pierre-Quint, Séverine, Marcel Say, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam, Charles Vildrac.

[L'Humanité, 17 octobre 1925.]

[Les Intellectuels et la RÉvolution]

Le soi-disant (sic) « groupe surréaliste » tient à protester publiquement contre l'abus de son nom et de celui d'un de ses membres. Cet abus dépasse une simple question de droit. Il suppose de la part de ceux qui le commettent une interprétation du surréalisme qui n'est fondée sur rien... Une simple confusion de mots a seule permis à certains de croire qu'il existait une doctrine surréaliste de la révolution. Rien n'est plus faux.

Le surréalisme est avant tout une méthode de pensée, la préférence donnée à certains éléments de l'esprit sur d'autres éléments, la critique violente d'une certaine hiérarchie intellectuelle des facultés. A ce titre, il dépasse singulièrement les applications artistiques et littéraires à quoi on voulait le réduire. A ce titre, il a une valeur morale et à ce titre seulement. Il est donc un mécanisme de l'esprit en accord avec sa morale.

Il est arrivé, à cause de cet accord de leur morale et de leur méthode de pensée, que les surréalistes, par l'exercice même du surréalisme, se sont progressivement comptés sur une idée fondamentale qui est le véritable fondement d'une morale véritable : la Révolution. Il est arrivé qu'à la lueur de cette idée, ils ont pu déceler parmi eux quelques hésitants et quelques arrivistes. Ils s'en sont séparés, ils les dénoncent.

Il n'y a jamais eu de théorie surréaliste de la révolution. Nous n'avons jamais cru à une « révolution surréaliste ». Nous voulons la Révolution, partant nous voulons les moyens révolutionnaires. Or ces moyens, aujourd'hui, de qui sont-ils le fait ? De l'Internationale Communiste seule et, pour la France, du P.C.F. et non pas de théoriciens individualistes, si ingénieux soient-ils, dont l'action est forcément contre-révolutionnaire.

Sur le plan de la réalisation révolutionnaire, il ne pourrait être question de « groupe surréaliste » en tant que tel. Déjà, sur le point très précis de la guerre du Maroc, il avait été établi entre Clarté, Correspondance, Philosophies et La Révolution surréaliste un manifeste qui témoignait d'une entente générale au-delà de l'activité particulière de ces revues. Dans ces revues mêmes, un nouveau regroupement s'est produit et justement sur l'idée de la Révolution, ceux de leur collaborateurs qui se sont unis entendent signifier qu'ils ne séparent en rien leur point de vue révolutionnaire de celui de l'Internationale Communiste. Ils ne peuvent concevoir la Révolution que sous sa forme économique et sociale : la Révolution est l'ensemble des événements qui déterminent le passage du pouvoir des mains de la bourgeoisie à celles du prolétariat et le maintien de ce pouvoir par la dictature du prolétariat.

[L'Humanité, 8 novembre 1925.]

Protestation

Il n'est pas admissible que la pensée soit aux ordres de l'argent. Il n'est pourtant pas d'année qui n'apporte la soumission d'un homme qu'on croyait irréductible aux puissances auxquelles il s'opposait jusqu'alors. Peu importent les individus qui se résignent à ce point à en passer par les conditions sociales, l'idée de laquelle ils se réclamaient avant une telle abdication subsiste en dehors d'eux. C'est en ce sens que la participation des peintres Max Ernst et Joan Miró au prochain spectacle des Ballets russes ne saurait impliquer avec le leur le déclassement de l'idée surréaliste. Idée essentiellement subversive, qui ne peut composer avec de semblables entreprises, dont le but a toujours été de domestiquer au profit de l'aristocratie internationale les rêves et les révoltes de la famine physique et intellectuelle.

Il a pu sembler à Ernst et à Miró que leur collaboration avec M. de Diaghilew, légitimée par l'exemple de Picasso, ne tirait pas à si grave conséquence. Elle nous met pourtant dans l'obligation, nous qui avons avant tout souci de maintenir hors de portée des négriers de toutes sortes les positions avancées de l'esprit, elle nous met dans l'obligation de dénoncer, sans considération de personnes, une attitude qui donne des armes aux pires partisans de l'équivoque morale.

On sait que nous ne faisons qu'un cas très relatif de nos affinités artistiques avec tel ou tel. Qu'on nous fasse l'honneur de croire qu'en mai 1926 nous sommes plus que jamais incapables d'y sacrifier le sens que nous avons de la réalité révolutionnaire.

Louis Aragon, André Breton

[18 mai 1926].

LautrÉamont envers et contre tout

Toutes les recherches sur Lautréamont sont restées vaines. Le 2 avril 1921, Félix Vallotton, auteur du portrait de Lautréamont paru dans le Livre des Masques, nous écrivait : « Ce portrait est une invention pure, faite sans aucun document, personne, y compris de Gourmont, n'ayant sur le personnage la moindre lueur. Cependant je sais qu'on chercha. C'est donc une image de pure fantaisie, mais les circonstances ont fini par lui donner corps et elle passe généralement pour vraisemblable. » L'ombre n'a fait que s'étendre au fur et à mesure qu'on exhumait de nouvelles « oeuvres » de Lautréamont, ne fussent que les Poésies et quelques lettres, qui ne permettent, qu'avec beaucoup de mauvaise foi, de passer à l'ordre du jour. L'image de pure fantaisie a fini par avoir raison de l'image véritable, celle qui se serait soustraite aux contingences de temps, d'humeur, de lecture. Tous les portraits de Lautréamont, dont aucun n'est d'après nature, se suivent et se ressemblent. L'auteur du dernier en date, M. Philippe Soupault, a fait ses preuves. Nous le connaissons depuis trop longtemps. Il mettra son nom, de plus en plus ignoble, au front de tous les livres que nous croyions fermés sur nous pour toujours.

L'humanité est dans le sac et les oeuvres complètes de chacun ne cessent de paraître. Celles du Comte de Lautréamont (mais je me vois vivre, tu te vois vivre, ils meurent, nous sommes transparents comme si Lautréamont avait mille ans) ces oeuvres paraissent pour la sixième et la dernière fois (1). Toutes les études, tous les commentaires, toutes les notes passés, à venir, par Philippe Soupault. « Allez la musique. » Mais quelle musique ! La fin du XIXe siècle, les chanceliers, l'exotisme, le bizarre, les maisons bourgeoises, Edgar Quinet, les citations à pleurer, l'Ecole Polytechnique, la nostalgie imbécile des femmes et du reste, Ducaise, Ducaire, Dutiers ou Duquart, ces « grands papillons qu'on nomme aujourd'hui encore les prostituées », ce qui se fait en moins ou en plus d'un an, le désespoir des locataires, les petites tasses de café et la grande tasse, savoir où l'on va, la critique littéraire, le fatal bouillon du génie, un Plutarque

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(1) Ne parlons pas de l'édition (illustrée !) que prépare le relieur d'art Blanchetière. L'exemplaire : 1 200 francs. A ce prix, nous sommes déchireurs.

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pour écrire les Vies des Editeurs illustres, les offres plus séduisantes que les demandes, les déménagements, la grosse Madame Lacroix, la morale qui peut faire penser à celle de Robespierre ou de Saint-Just mais non à l'une des deux, les enterrements non suivis qui vont au grand trot et qui arrivent trop tard, l'absence de dossier à la préfecture de police, tout cela, tout cela, tout cela pour que nous soyons des lâches, des lâches comme le préfacier, pour que nous usions notre coeur sur les marches, pour que la porte soit fermée, pour que nous râclions nos langues sur le haut des murs, et que l'effraction s'arrête là, tout cela entoure ce livre, le cache, le souille, le banalise, l'éteint sous les petites passions de ceux qui le lisent, sous la trahison de ceux qui feignent de le comprendre, sous le détachement gratuit de ceux pour qui il n'est pas fait.

Certains révolutionnaires amateurs n'ont d'autre envie que de se servir aujourd'hui de tout ce qui nous aide à vivre pour nous faire le coup du père François. On abusera de notre amour de Lautréamont et de notre espoir dans le communisme pour les ramener à une seule et même expression, de manière à les discréditer à nos propres yeux, à nous abandonner à une sorte de point mort d'où nous ne puissions plus distinguer l'absolu du relatif. Pour nos ennemis, tout serait évidemment plus commode si de l'esprit à la vie, il n'y avait qu'un pont à franchir. Il n'en est rien. Que Lautréamont ait été ou non un militant révolutionnaire, qu'il ait parlé ou non aux foules, peu nous importe. Mais, jusqu'à plus ample informé, tout nous porte à croire qu'il s'est suffi désespérément à lui-même et que c'est en vain qu'on eût voulu, tant qu'il vivait, le brandir sur une estrade. Nous tenons à faire savoir que le nommé Ducasse qui, dans les réunions publiques de 1869, prit la parole pour citer des épîtres de saint Paul et tirer des effets oratoires du tic Gnouf-gnouf ne fut pas Isidore Ducasse, celui dont nous nous réclamons envers et contre tout. Notre ami Robert Desnos, quand il suggéra que l'auteur des Chants de Maldoror et l'orateur cité par Vallès dans L'Insurgé pouvaient ne faire qu'un, ignorait que le second fut identifié par Charles Da Costa qui l'avait connu intimement, ainsi qu'Alphonse Humbert, Breuillé, Charles Longuet et Ménart (2). Le Ducasse en question s'appelait Félix Ducasse (Cf. : Les Blanquistes, par Charles Da Costa, Librairie Marcel Rivière). Le Comte de Lautréamont, que les problèmes politiques ne semblent pas avoir autrement agité, n'avait donc de commun avec Félix Ducasse que l'homonymie très vulgaire qui en impose à M. Soupault pour une « ressemblance accablante. »

Nous disons que M. Soupault triche, le plus apparemment, le plus misérablement du monde, à la seule partie où il se devait peut-être de ne pas tricher. Il triche, non pour tricher, mais pour gagner ce qu'en échange de son pire renoncement, lui octroient les éditions du « Sans Pareil ». Combien ?

Cependant, il fut jadis question de refuser la part du pauvre et de gonfler à bloc le silence, la seule dignité que le Comte de Lautréamont méritât. Autant dire qu'il était une attitude au monde qui défiait hautement toute entreprise de vulgarisation, de classement intéressé, toute volonté d'opportunisme, qui ne

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(2) Tous cinq avaient été condamnés à quinze jours de prison à la suite d'une manifestation contre l'empereur d'Autriche lors de sa venue à Paris en 1867.

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relevait de rien que d'éternel. Nous nous opposons, nous continuons à nous opposer à ce que Lautréamont entre dans l'histoire, à ce qu'on lui assigne une place entre Un Tel et Un Tel (3). Sur terre, Monsieur Soupault, si même la place de Lautréamont était au coin de la terre, du feu, de l'air et de l'eau, où pourrait bien être la vôtre, sinon entre le vin et l'eau qui le coupe ?

Mais, comme la place de Lautréamont est ailleurs, vous n'êtes plus.

Louis Aragon, André Breton, Paul Eluard

[Avril (?) 1927.]

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(3) Par exemple, entre Baudelaire et Rimbaud. (Bande du volume des « Oeuvres complètes ».)

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Au grand jour

L'activité surréaliste vient de traverser une crise qui doit prendre fin. En l'absence de toute manifestation extérieure de cette activité, les équivoques, les interprétations tendancieuses, les conclusions hâtives étaient inévitables. Si le moment nous paraît venu de les dénoncer, c'est que dans leur variété, l'ensemble des arguments qu'on nous oppose est tel qu'il nous suffira d'y faire face pour rendre objective notre situation véritable. On ne manquera pas de trouver nouveau de notre part ce souci du qu'en-dira-t-on. C'est bien mal nous connaître. Nous nous sommes toujours fait un devoir de caractériser aussi nettement que possible et à chaque instant notre attitude morale. C'est encore de cela qu'il s'agit, et de cela seulement : en vain, dans les textes qui suivent cherchera-t-on l'expression de préoccupations poétiques ou politiques, suivant la sorte d'intérêt que chacun nous portera. Nous n'en traiterons pas ici. Si nous réunissons ces quelques lettres, c'est, d'une part, que pratiquement nous voyons ici un avantage à ce que leurs différents destinataires puissent les confronter. D'autre part, il est aisé de comprendre que par-delà ces destinataires occasionnels que nous considérons diversement, nous avons en vue, plus que leurs personnes, les thèses générales qu'ils soutiennent. Aussi la publication de ce dossier a-t-elle pour but de mettre les pièces du procès entre les mains de quiconque s'intéresse au fondement moral de nos actions.

Au nom d'un certain principe d'honnêteté qui doit, selon nous, passer avant tout autre, en novembre 1926, nous avons rompu avec deux de nos anciens collaborateurs : Artaud, Soupault. Le manque remarquable de rigueur qu'ils apportaient parmi nous, l'évident contre-sens qu'implique, en ce qui concerne chacun d'eux, la poursuite isolée de la stupide aventure littéraire, l'abus de confiance dont chacun d'eux est à quelque titre le zélateur, n'avaient été que trop longtemps l'objet de notre tolérance. En un rien de temps, nous en avons fini, pour le second avec ce louvoiement incompréhensible, pour le premier... (1). A l'heure où pour chacun de nous il importait de conditionner, vraiment de conditionner, l'action surréaliste, conscience prise unanimement de son but révolutionnaire, et pour cela d'assigner à cette action les limites exactes qu'elle comporte, limites qui, révolutionnairement parlant, ne sont pas imaginaires mais réelles, nous n'avons eu à envisager que ces deux seules défections. Si, par ailleurs, et seulement en fonction de nos humeurs respectives, nous n'avons pas tous cru devoir adhérer au Parti Communiste, du moins nul d'entre nous n'a pris à sa charge de nier la grande concordance d'aspirations qui existe entre les communistes et lui. Dans leurs rangs, quelque jour qu'il se soit fixé pour rejoindre son poste, sans pour cela qu'il soit trop tard, nul n'a voulu laisser croire qu'on ne le trouverait pas. Nous sommes assez sûrs maintenant les uns des autres pour ne pas avoir à nous attendre. Mais c'est ici d'une première tentative de reconnaissance, accomplie par cinq d'entre nous, que nous voudrions rendre compte. Peut-être y va-t-il de l'orientation de quelques hommes à venir, qui aimeront être tenus au courant de certaines de nos démarches et les jugeront sans parti pris. Après tout, cela peut être aussi édifiant que le récit d'un voyage en Russie des Soviets. Sans dogmatisme aucun, et en essayant seulement de prendre les mots sur le vif, à la faveur de ce que plusieurs lettres datées du même jour permettent de penser, nous espérons donner la mesure de nos moyens actuels, faire apprécier ce que nous vaut un effort d'accommodation tel, en tout cas, que nous n'en avions jamais fourni, faire reconnaître cette volonté qu'on nous connaît et que rien n'est près d'abattre.

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(1) Soupault : Le bon Apôtre, Coeur d'or, etc.

Nous nous en voudrions de ne pas être plus explicites au sujet d'Artaud ; il est démontré que celui-ci n'a jamais obéi qu'aux mobiles les plus bas. Il vaticinait parmi nous jusqu'à l'écoeurement, jusqu'à la nausée, usant de trucs littéraires qu'il n'avait pas inventés, créant dans un domaine neuf le plus répugnant des poncifs.

Il y a longtemps que nous voulions le confondre, persuadés qu'une véritable bestialité l'animait. Qu'il ne voulait voir dans la Révolution qu'une métamorphose des conditions intérieures de l'âme, ce qui est le propre des débiles mentaux, des impuissants et des lâches. Jamais, dans quelque domaine que ce soit, son activité (il était aussi acteur cinématographique) n'a été que concession au néant. Nous l'avons vu vivre deux ans sur la simple énonciation de quelques termes auxquels il était incapable d'ajouter quelque chose de vivant. Il ne concevait, ne reconnaissait d'autre matière que « la matière de son esprit », comme il disait. Laissons-le à sa détestable mixture de rêveries, d'affirmations vagues, d'insolences gratuites, de manies. Ses haines, - et sans doute actuellement sa haine du surréalisme, - sont des haines sans dignité. Il ne saurait se décider à frapper que bien assuré qu'il pourrait le faire sans danger, ni conséquences. Il est plaisant de constater entre autres choses que cet ennemi de la littérature et des arts n'a jamais su intervenir que dans les occasions où il y allait de ses intérêts littéraires, que son choix s'est toujours porté sur les objets les plus dérisoires, où rien d'essentiel à l'esprit ni à la vie n'était en jeu. Cette canaille, aujourd'hui, nous l'avons vomie. Nous ne voyons pas pourquoi cette charogne tarderait plus longtemps à se convertir, ou, comme sans doute elle dirait, à se déclarer chrétienne.

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À PAUL NOUGE ET CAMILLE GOEMANS 193, rue Belliard, Bruxelles.

Chers amis,

vous savez combien nous avons toujours regretté de ne pouvoir que nous expliquer avec vous de nos actes, à de longs intervalles, et d'une façon globale, assez sommaire. Nous aurions désiré que vous fussiez les spectateurs de nos difficultés quotidiennes. Elles ne sont pas tout à fait les vôtres. Cette dissemblance n'est pas étrangère à la diversité de jugement que nous portons, les uns et les autres, sur certains faits.

Presque toutes les activités s'équivalent. Ce qu'était la nôtre, au point où nous nous sommes rencontrés, il serait oiseux d'y revenir : tant bien que mal s'en est formée une image qui a pris corps en dehors de nous et de laquelle il faut donc bien que nous nous contentions. Pour vous, vous vous en fiiez alors à l'exécution de ce plan de désorganisation méthodique, de démoralisation particulière dont Correspondance fut l'expression durable. Vous vous en fiiez à vous et à nous. Vous attendiez de vous et de nous l'objectivation de notre volonté révolutionnaire sous les espèces de certaines images matérialisées que vous nommiez « objets bouleversants ». Comme c'était à peine suffisant, la fabrication de ces objets n'étant pas sans aléas, vous vous en teniez abstraitement à une mystique de la réclame, de l'insinuation, de la disqualification de chacun par ses moyens propres, de la discrétion active, enfin de toutes les falsifications. Un certain défaitisme nécessaire ne nous a jamais semblé suffisant. Sans préjuger d'une abstention réfléchie, que d'ailleurs des membres du P.C. belge vous conseillèrent, nous avons pris, après vous en avoir exposé les raisons, une décision différente de la vôtre : nous avons adhéré au P.C. français, estimant avant tout que ne pas le faire pouvait impliquer de notre part une réserve qui n'y était point, une arrière-pensée profitable à ses seuls ennemis (qui sont les pires d'entre les nôtres).

Voici qu'un article du Drapeau rouge, et plus encore une réponse faussement autorisée à cet article, vous entraînent à nous écrire : « L'occasion se présente enfin d'anéantir cette absurde caricature de votre pensée qui circule dans le P.C. en France comme en Belgique... Le marxisme a fourni un instrument admirable : sa dialectique. On ne peut plus longtemps le laisser exploiter et fausser à l'avantage d'entreprises, d'hommes et d'oeuvres qui représentent exactement l'objet de notre haine. Vous avez cru devoir adhérer au P.C. Personne n'a compris le sens véritable de cette démarche. L'on tente de vous réduire. ». Remarquez bien que dans le P.C. français ne circule aucune caricature de notre pensée. On n'y trouverait pas même un reflet de cette pensée. Les diverses déviations qu'on peut faire subir au marxisme ne prouveront jamais rien contre lui. Ce qui représente exactement l'objet de notre haine est trop vaste pour qu'on puisse le réduire à la taille d'une oeuvre ou d'un homme. Votre erreur à ce sujet est bien l'erreur de ceux qui nous attaquent, et nous croient occupés d'une campagne particulière. Ce n'est qu'en réduisant ce « bouleversant » objet qu'on aurait chance de nous réduire. N'aviez-vous donc pas prévu une semblable tentative ? Comme vous verrez, nous la prenons d'ailleurs de qui elle vient.

Mais votre émotion nous est sensible, et vous savez que nous sommes vos amis.

Louis Aragon, André Breton, Benjamin Péret, Pierre Unik, Paul Eluard.

P.-S. - Mais ne nous sommiez-vous pas d'agir au plus tôt ? Chers amis, vous voulez rire.

À MARCEL FOURRIER 8, boulevard de Vaugirard, Paris.

Cher ami,

qu'est-ce à dire ? Depuis deux ans que vous consacrez aux surréalistes un temps qui pouvait autrement s'employer, nous avions toujours pensé que vous ne le faisiez que pour des raisons très valables. N'avoir en vue que de doter Clarté d'une partie littéraire, eût été perdre avec nous votre peine : la besogne littéraire est une sale besogne que nous n'avons jamais assumée nulle part. S'il vous a plu de publier des poèmes, nous ne vous en avons jamais prié, nous ne vous en savons aucun gré. Quel est le responsable, en pareille matière, du signataire du poème ou du directeur de la revue qui le publie ? Vous n'êtes pas un psychologue. Vous croyiez jeter du lest, il vous retombe sur le nez. Vous sentant, à tort ou à raison, menacé par une campagne à laquelle nous sommes étrangers, mais dont nous n'attendons pas sans curiosité l'issue, il est impossible que vous croyiez pallier à vos responsabilités en vous désolidarisant de ce à quoi vous teniez si fort. Nous nous sommes toujours retenus de vous taxer d'opportunisme. Mais vous répondez aujourd'hui à un article au nom de la rédaction de Clarté. Or, nous savons pertinemment que celle-ci se compose de Naville et de vous. Sans doute pensez-vous avoir agi très diplomatiquement, le commentaire qui suit votre réponse mettant hors de cause vos « excellentes études fortement documentées, clairement écrites et d'une orientation nettement communiste ». Documentation à coups de ciseaux dans les journaux, écriture hâtive, orientation relativement en accord avec les directives du P.C.F., tout cela, même si les faits se plaisent à contredire les thèses successives que vous défendez, peut encore en imposer pour de bon travail à la suite d'une lettre qui donne à d'autres satisfaction. Naturellement, vous prétendez avoir pris notre défense, mais de quelle manière ! Vous ne voudriez pas vous tirer d'affaire, au moment précis où vous nous faites mettre en demeure de nous expliquer. Cette substitution de personnes ne servirait de rien et vous savez que, quand les journaux des diverses capitales européennes nous demanderaient de le faire, nous nous sommes déjà expliqués à qui de droit de notre attitude et que nous n'y reviendrons pas.

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Bien à vous.

Benjamin Péret, Pierre Unik, Paul Eluard, André Breton, Louis Aragon.

AUX SURREALISTES NON COMMUNISTES

Chers amis,

avec nous, vous avez été d'avis que le surréalisme pour exister n'a jamais cessé de faire sienne la dialectique hégélienne et que si, dans son développement, il a tenté de réduire, par des moyens encore inusités, les diverses antinomies qu'entraîne le procès du monde réel, il n'a trouvé la réduction de ces anti-nomies que dans l'idée de révolution. C'est en partant de la dialectique hégélienne que, les uns et les autres, nous avons été amenés à considérer sa résolution historique dans le marxisme. La considération du marxisme et de ses conclusions, nous a mis en présence d'une organisation définie à laquelle, sur le plan révolutionnaire, les surréalistes n'avaient aucune organisation à opposer, la Révolution ne pouvant être envisagée que comme un fait concret à la réalisation duquel toute volonté révolutionnaire doit servir. Dans ces conditions, nous avons reconnu que le surréalisme ne pouvait manquer, sous peine de mort, de faire justice du malentendu formel qui permet abusivement d'opposer l'idéalisme absolu au matérialisme historique et, tenant compte à ce propos du rôle assigné à la personne, de concilier à tout prix le point de vue du nonconformisme absolu et d'un certain conformisme relatif. Ainsi se posait, sans comporter l'abandon de l'activité surréaliste, le principe de l'adhésion des surréalistes au P.C., ce principe paraissant la suite logique du développement de l'idée surréaliste et sa seule sauvegarde idéologique.

Vous avez cependant continué à penser, sinon que le surréalisme se suffisait à lui-même, abstraction faite de l'adhésion au P.C., du moins que cette adhésion pouvait encore se réserver. Or vous ne proposiez rien. Chacun de vous laissait plutôt deviner quelque doute. Etes-vous sûrs que certain jour le rappel au merveilleux, la prééminence donnée à la solution poétique, vous servant après tout de moyens d'intimidation, ne vous solidarisèrent pas inconsciemment contre nous avec tous ceux pour qui ces arguments sont lettre morte ? Nous ne saurions vous en vouloir. Mais vous traciez une ligne de points, les yeux fermés, et pour vous la tache étoilée était inévitable. Toutes les méthodes du monde ne pouvaient que vous obliger à ouvrir les yeux pour constater, au lieu de miracles violents, des réalités inacceptables. Les yeux fermés, vous n'avez pas fait un pas (1). Simple constatation. De votre côté, vous allez peut-être nous demander des comptes. A quoi bon ? A quoi bon ? Nous n'avons pas de comptes à nous rendre : la vie ne nous en rend pas. Et puis tout n'est-il pas sans cesse à recommencer ? Au monde, à côté du monde et toujours hors du monde, nous devenons plus ou moins étroitement ce que nous n'étions pas. Le jeu qui n'en vaut pas la chandelle, est encore trop amusant ! Notre conduite donne sur l'irresponsabilité comme une fenêtre sans carreaux, avec ses grands aperçus sur le rêve, l'amour et les autres formes de la déception. Mais il est un domaine où sans niaiserie on ne saurait envisager de mécompte. C'est celui où nous nous proposions d'agir sans vous. Cette sorte d'espoir qu'on peut former dans l'amour ou dans le rêve ne nous y soutenait pas. Peut-être pourtant l'avez-vous cru, comme sans doute, plus que nous, vous avez cru que Lautréamont, Rimbaud devaient être considérés comme ayant été de véritables militants révolutionnaires. Il va sans dire que c'est inutile et sans importance (2). La Révolution relève de la morale du devenir, des préoccupations personnelles ne sauraient la dominer, et ce que les individus y sacrifient d'eux-mêmes n'est aucunement calculable. Jamais, même alors que tout vous désignait comme des

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(1) Vous seul excepté, cher Jean Genbach.

(2) Chercher des parrains à la Révolution est une vieille habitude scolastique. Ne voit-on pas l'auteur d'une brochure récente (Prétexte à la fondation d'un organe de révolte, par Edouard Kasyade), qui reflète par ailleurs des préoccupations intéressantes, s'embarrasser longuement du professeur Eddington, de Marcel Proust, de la peinture, de Bergson, etc. Aujourd'hui ceux-là, demain d'autres. Nous n'en pouvons mais.

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individualistes, vous ne vous êtes véritablement réclamés de l'idéal anarchiste. Comment cela vous serait-il possible aujourd'hui ? Le soir du dernier « vendredi saint », ceux d'entre nous qui assistaient à une conférence sur « Le Christ et ses représentants sur la terre », n'ont pu, sans laisser éclater leur indignation, voir monter à la tribune un abbé qui venait, comme l'Union anarchiste l'en avait prié, apporter la contradiction ! Les anarchistes d'aujourd'hui, qui acceptent le principe de libre discussion, montrent assez par là le caractère platonique de leur conception (3). D'autres qu'eux sans doute estimeront que notre attitude en pareil cas relève de l'anticléricalisme bourgeois. Il est évident qu'elle est essentiellement dictée par un antithéisme raisonné et méthodique, qui a ses raisons d'être en France, vers 1927. Aujourd'hui non plus, quoi que vous puissiez penser de l'efficacité non de l'action communiste, mais de l'attitude d'un homme qui, à bout de cause, se soumet à cette action, rien, ni le goût de l'indépendance, ni de l'héroïsme, ni l'irrespect des lois (et, par exemple, dans toute sa beauté, la désertion en temps de guerre), ne sont capables de vous rejeter vers l'anarchie.

Entre vous, qui croyez encore pouvoir donner à votre vie le sens d'une protestation pure, et nous, qui avons pris le parti de soumettre notre vie à un élément extérieur susceptible, croyons-nous, de porter au plus loin cette protestation, il n'y a pourtant pas de barrière. Vraiment, vous ne sauriez en voir une où il n'y en a pas.

Gardons pour nous le sens de la relativité de l'existence.

André Breton, Louis Aragon, Benjamin Péret, Pierre Unik, Paul Eluard.

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(3) Serait-ce que pour un anarchiste le scandale est de ne pas écouter un prêtre, alors que pour nous il est d'écouter ce qu'un prêtre dit ?

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A PIERRE NAVILLE

8, boulevard de Vaugirard, Paris.

Cher ami,

ce n'est pas sans penser à vous que nous écrivons ces lettres. A tous égards, il nous serait pénible de vous causer des difficultés inutiles et de compromettre la position que vous avez prise avec une lucidité qui n'appartient qu'à vous. Nous sommes depuis longtemps attachés aux mêmes choses. L'esprit de décision dont vous avez fait preuve, la multiplicité des tâches qui vous incombent, le courage intellectuel que vous y apportez, sont toujours pour nous émouvoir et nous inspirer les plus grands scrupules. C'est pourquoi nous nous adressons à vous précisément pour signifier ce qui, aujourd'hui, nous anime. Comme nous, lorsque nous nous sommes rencontrés, vous pensiez qu'il n'était de sécurité possible que dans une démarche abstraite de l'esprit. C'est sans idée de retour que, plus tard, vous avez accepté d'en passer par tout ce qui nous est encore interdit, quoique, comme vous, nous croyions depuis longtemps à l'inévitabilité d'une incessante acceptation des pires circonstances. Ce dont vous êtes capable, ce qui vous laisse les mains libres, n'est pas ce dont nous sommes par définition capables, ce qui risque le moins de nous enchaîner. Il y a Pierre Naville qui évolue, sans risque connu, dans les milieux d'idées qu'il veut, et nous qui, en général, aurions tout à perdre à cette précipitation. La fin, qui veut les moyens, n'est pas sans permettre la discussion de ces moyens. L'outil qu'il faut prendre en main pour paver et dépaver une rue risque, avec des équipes mal constituées, de laisser la rue défoncée et pleine d'herbe. Nous n'avons pas tous réussi à nous paver et à nous dépaver la tête de certaines idées, à nous fier entièrement au pouvoir de cet outil si lourd, si imparfait, et humainement parlant, si perfectionné. Des craintes nous prennent encore. Qui commande, ici et là ? Qui répond, à chaque minute, de la suffisance de ce qui est entrepris ? Vous savez à quel point nous sommes aux ordres de l'impatience. Le plus léger retard dans l'accomplissement de ce qu'une fois pour toutes, nous avons tenu pour fatal, nous affecte au-delà de toute autre, plus grave, défaite. Cependant, si plus encore que des méthodes, nous sommes incertains de nous-mêmes, de notre pouvoir, de notre adaptation à ces méthodes, il n'en est pas moins vrai que nous sommes à jamais engagés à nos propres yeux. Il n'en est pas moins vrai, comme vous c'est sans retour que nous avons cessé de nous fier uniquement à nous-mêmes. En vain nous fait-on luire ce que nous avons perdu. On nous promettait un peu partout une destinée précise. Vous savez qu'alors même que rien ne la rendait apparemment improbable, nous n'avions qu'aversion pour ce rôle donné. Pas plus alors qu'aujourd'hui, nous n'étions disposés à passer sous silence, pour exercer paisiblement une faculté particulière, le prix révoltant de ce silence. Ils perdent bien leur temps, ceux qui ne cessent de nous solliciter : « L'oubli de l'exigence la plus intime, voilà ce que je crains, ce que je découvre, ce que je dénonce dans le recours de beaucoup de penseurs ou d'artistes à l'action. Ils ne font jamais de la meilleure action, ils atténuent l'action des autres, et ils laissent beaucoup aux orties de la belle robe de méditation que le sort avait attachée à leurs épaules. » (Drieu La Rochelle, dans Les Derniers Jours : Deuxième lettre aux Surréalistes.) Orties de méditation, robe de sort, passons sur cette littérature réactionnaire.

Dans votre brochure La Révolution et les Intellectuels, vous avez été le premier à poser la question que nous débattons ici. Vous avez été mis, à cette occasion, à l'épreuve de l'incompréhension et de la routine. Il n'est pas jusqu'à des esprits traversés de lueurs révolutionnaires qui n'aient été jusqu'à vous reprocher le sacrifice même que vous avez consenti. Témoin André Gaillard (Les Cahiers du Sud, décembre 1926), qui, notant une de vos phrases (... l'esprit pratique dont les fins sont d'ailleurs absolument variables... n'est nullement congénital au (seul) capitalisme), trahit une appréhension typique des intellectuels : « Cette phrase est pour moi terrible : elle révèle le secret désir du communisme actuel d'utiliser, tout comme le capitalisme, cet ESPRIT PRATIQUE dont le moins que je puisse dire est que rien ne m'est plus odieux. » Utiliser l'esprit pratique à des fins révolutionnaires, mais comment donc ! Vous avez compris que le mépriser, c'est lui permettre de s'exercer contre ces fins. Et ce n'est qu'eu égard à la difficulté que nous avons nous-mêmes à faire abstraction de nos habitudes de pensée, que nous parlions pour vous de sacrifice. Vous nous assurerez qu'il n'y a pas là pour vous de sacrifice. Et, bien entendu, il ne saurait y en avoir.

Mais vous connaissez aussi bien que nous le trouble du thaumaturge. Que nous soyons inégalement soumis à ce trouble, ne prouve rien contre un certain nombre de postulats que, d'un commun accord, nous avons posés jadis. Ils ne sauraient limiter la part si importante que, depuis huit mois, vous avez prise à la rédaction de Clarté. Autant, en effet, l'expectative trop intéressante du surréalisme, dès qu'il s'agit de calculer le quotient de l'inconscient par le conscient, est, nous persistons à le croire, sans reproches, autant il est impossible de se laver les mains d'un certain « état de fait » qui défie, à perte de vue, toute entreprise désintéressée de finalisation. Nous voulons dire, cher ami, - et s'il devait exister, comme vous l'avez cru, dans la pensée surréaliste une contradiction profonde, ce serait celle-là - que si la grande inconnue du problème reste pour nous le quotient de l'inconscient par le conscient, nous ne savons spontanément que déclarer la guerre à un certain état de fait qui est incontestablement de nature à empêcher le problème de se poser. Nous sommes, si vous préférez, trop loin de compte avec ceux qui se bornent à déplorer qu'une chose soit, pour souhaiter qu'une autre chose fût. Or, plus ou moins métaphoriquement parlant, la déviation psychologique à la merci de laquelle, peut-être, nous sommes, serait tout à l'opposé de la déviation de ceux qui, considérant le capitalisme comme une des étapes du socialisme, finissent par être si fatalistes qu'ils ne songent plus qu'à développer le capitalisme. Notre sort à nous serait dans la course, de ne guère considérer les étapes ni la sueur du premier arrivant.

Cependant, malgré nos instincts et nos méthodes, nous savons envisager les réalisations, fussent-elles humbles en apparence ; elles suffiraient à vous accréditer auprès de nous. A cet égard, la nouvelle série de Clarté témoigne de votre activité d'une façon saisissante. Vous seul avez su situer cette publication, jusqu'alors assez velléitaire, et fâcheusement expérimentale. Il est regrettable, toutefois, que, parant sans doute au plus pressé, cherchant à vous garder de l'opportunisme, sans toujours pouvoir prévenir près de vous certaines pusillanimités, certains impairs, il est regrettable que vous ayez dû laisser se produire dans Clarté, ou à l'occasion de Clarté, une équivoque touchant le surréalisme qui n'en présente point pour vous. Cette équivoque est celle qui tend à faire passer le surréalisme pour une déviation a priori du marxisme. Il est absurde de protester aussi longuement que nous le faisons contre un tel mariage de la carpe et du lapin. Il nous faut bien constater l'insistance avec laquelle, dans les milieux qui n'ont, d'ailleurs, guère moyen d'être bien informés, on traite de surréalistes tous les gens qu'on sait nous connaître. Il nous faut aussi constater l'insistance qu'on met à présenter le surréalisme comme une doctrine politique positive. Cette énormité a fait sa première apparition dans le journal Le Matin. C'était, d'ailleurs, sa place. Mais il est plus étrange de voir une telle fantaisie idéalistico-policière prise au sérieux par des matérialistes déclarés. Pendant qu'on y était, que n'a-t-on suspecté le darwinisme (1), la relativité, la psychanalyse, etc., de gauchisme ou de social-démocratisme ? A vrai dire, il ne s'agit ici que d'une erreur de terme, et nous ne serions pas pour nous en formaliser si

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(1) Au fait, ne pourrait-on tenir le surréalisme pour une tentative de réduction des diverses hypothèses psychologiques, toutes plus ou moins les vestiges de croyances gnostiques, au même titre que, par exemple, le darwinisme pourrait passer pour une tentative de destruction des différentes versions anthropocentristes de l'histoire du monde ? Mais n'anticipons pas.

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nous ne devions convenir que Clarté entretient, tant par une absence d'explications que par des explications d'origine privée et à tout prendre inexactes, une confusion dont il semble bien que vous seul, à cet endroit, puissiez faire justice.

C'est pourquoi nous en appelons à vous, en toute confiance.

Bien amicalement.

Benjamin Péret, Paul Eluard, André Breton, Louis Aragon, Pierre Unik.

AUX COMMUNISTES

Camarades,

à peine avons-nous eu le temps de prendre contact avec vous, de dissiper les premières appréhensions que notre adhésion d'intellectuels devait nécessairement vous causer, qu'à nouveau nous voici contraints de nous expliquer sur un terrain qui n'est pas le vôtre, et cela si nous ne voulons pas laisser fausser le sens de cette adhésion. La plupart d'entre vous contesteraient sans doute l'utilité de ces explications, d'autant qu'à la fois elles nous obligent à mettre en cause certains de nos camarades et des tiers. C'est pourtant à cette condition et à elle seule que nous pouvons raisonnablement prétendre à votre confiance, espérer que notre geste vers vous n'aura pas été vain. Si vous persistiez à nous tenir rigueur d'une telle attitude, à nous attribuer des mobiles d'ordre personnel en opposition avec les mobiles généraux de votre activité, nous ne pourrions plus nous en remettre qu'au temps de la réparation d'une telle injustice, nous vous demanderions purement et simplement de nous rendre notre parole.

Jamais, nous y insistons de toutes nos forces, nous n'avons songé à nous affirmer devant vous en tant que surréalistes. Inutile de dire que semblable proposition ne résiste pas au plus simple examen. Fort heureusement, nous sommes venus à vous sans aucun point de vue théorique de cet ordre à faire prévaloir. Il serait indigne de vous comme de nous que nous eussions plus longtemps à nous défendre de cette ambition misérable. L'acharnement des attaques auxquelles nous sommes en butte, la situation exceptionnelle que l'on tend à nous faire en entretenant une confusion grave à propos du surréalisme, donné pour une tendance politique, ce qui est absurde, si ce n'est pour une « marque » entre les mains de quelques habiles réclamiers, ce qui est bas, le peu de cesse que ces manoeuvres nous laissent, ne parviendront pas, camarades, à nous rendre étrangers à vous. A vous les seuls sur qui nous comptions. Avec qui, bon gré, mal gré, nous partagerons intégralement, quoi qu'il arrive, le sens de la réalité révolutionnaire.

On ne saurait, pour de bonnes raisons, à l'intérieur d'un parti révolutionnaire, et tant que la situation n'est pas insurrectionnelle, priver quiconque du droit de critique dans les limites où il peut valablement s'exercer. En ce qui concerne les signataires de ces lignes, il n'est nullement démontré qu'ils manquent de clairvoyance en toutes matières. Pour peu qu'on leur accorde - et ce n'est pas trop demander - un certain courage et une certaine foi, chacun d'eux, au même titre moral que chacun de vous, représente une force qui n'est pas négligeable et qui attend seulement, pour se faire sentir, qu'on détermine avec un maximum de rigueur son point d'application. A quoi bon nous contraindre à nous exprimer prématurément sur des questions qui, jusqu'ici, n'ont pas été de notre ressort, mais dont nous ne désespérons pas qu'elles le deviennent ? Débats purement économiques, discussions nécessitant une connaissance profonde de la méthodologie politique, ou encore quelque expérience de la vie syndicale, ce sont là des choses dont nous ne nous désintéressons en rien, mais auxquelles nous ne sommes en rien préparés, si ce n'est par la reconnaissance formelle de leur importance et de leur absolue nécessité révolutionnaire. Par contre, nous sommes, pensons-nous, appelés à juger sans lacune et sans faiblesse de tout ce qui touche, de près ou de loin, la vérité morale que notre Parti est seul à défendre au monde, et qu'il imposera. Dans le cadre de ces revendications précises dont les organes communistes se font l'écho, nous savons reconnaître cette vérité. Et si nous parlons sans doute un peu lointainement de vérité, croyez que nous ne songeons point à dépouiller ces revendications de leur sens occasionnel : c'est bien dans la réalité que nous vous parlons (1). Il n'est pas un de ces mots d'ordre dont nous contestions l'opportunité ni la portée :

Défense des salaires.

Respect intégral des huit heures.

Lutte contre le chômage, contre la rationalisation capitaliste et la vie chère.

Amnistie générale et totale !

A bas la loi Paul-Boncour !

A bas la militarisation des syndicats !

Debout contre la guerre impérialiste !

A bas l'intervention en Chine !

Pas un seul de ces mots d'ordre à l'application duquel nous ne demandions à nouveau qu'on nous fasse servir.

Mais nous entendons dire aussi qu'il est pénible que l'organisation du P.C. en France ne lui permette pas de nous utiliser dans une sphère où nous puissions réellement nous rendre utiles et qu'il n'ait été pris d'autre décision à notre égard que de nous signaler un peu partout comme suspects. De là une campagne qui ne fait encore que s'annoncer contre nous, mais qui n'attend pour se faire plus violente qu'une manifestation quelconque de notre présence à l'intérieur du Parti. On sait assez que, sur d'autres terrains, nous avons toujours accepté la bataille. Celle à quoi l'on veut nous résoudre, étant donné l'impossibilité pour nous de considérer des communistes comme nos adversaires, nous ne pourrons pas la refuser.

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(1) A l'origine de la révolte du Cuirassé Potemkine, il nous plaît de reconnaître ce terrible morceau de viande.

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Dans ce cas, nous attendrons à regret de meilleurs jours, ceux durant lesquels il faudra bien que la Révolution reconnaisse les siens. Nous laisserons sans mot dire passer dans L'Humanité et ailleurs d'« admirables » nouvelles de M. Blaise Cendrars (« Mon jeune passé sportif saura suffire... Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J'ai tué le Boche (2) »). Mais, n'est-ce pas, Cendrars n'est pas communiste. Nous laisserons passer dans Le Premier Mai d'aujourd'hui l'ignoble bout de feuilleton intitulé : Devant le Cirque d'Hiver, extrait d'un ouvrage de M. Jules Romains, et qui est un bon devoir de police. Comment peut bien s'étaler un tel jour et à telle place pareille glorification du crime, de la sottise et de la lâcheté ? Au fait, nous venons de recevoir une lettre de M. Jules Romains :

Paris, le 29 avril 1927.

Les milieux artistiques et littéraires de France et de l'U.R.S.S. ont toujours désiré se connaître, mais l'absence de toute organisation les en a empêchés.

Un groupe vient de se former qui se propose d'établir la liaison nécessaire. Profitant du passage à Paris de Mme O. Kameneva, Présidente de la Société pour le rapprochement intellectuel de l'U.R.S.S. avec l'étranger, nous nous adressons à vous, parce que votre activité est de nature à intéresser de façon toute particulière les milieux littéraires et artistiques de l'U.R.S.S. comme elle intéresse ceux de France.

Nous serions très heureux que vous veuilliez bien accepter de collaborer avec nous pour la réalisation de cette oeuvre dont vous saisirez certainement toute l'importance.

Une première réunion aura lieu le 5 mai prochain, à 21 heures, 4, rue Chevreuse, dont le but sera de rechercher les bases pratiques de l'organisation qui doit assurer la liaison envisagée.

Nous espérons qu'il vous sera possible d'assister à cette réunion.

Pensez-vous, Camarades, que nous ayons tort de répondre : « Merde » ?

Paul Eluard, Louis Aragon, Pierre Unik, André Breton, Benjamin Péret.

[Mai 1927.]

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(2) Blaise Cendrars : J'ai tué (1919). Cf. aussi La guerre au Luxembourg (1916).

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Hands off Love

Ce qui peut être invoqué, ce qui a force dans le monde, ce qui est valable, avant tout défendu, aux dépens de tout, ce qui entraîne infailliblement contre un homme quel qu'il soit la conviction d'un juge, et songez un instant à ce que c'est qu'un juge, combien vous dépendez à chaque instant de votre vie d'un juge auquel soudain le moindre accident vous défère, bref ce qui met en échec toute chose, le génie par exemple, voilà ce qu'un récent procès met soudain dans une lumière éclatante. La qualité du défendeur et la nature des arguments qu'on lui oppose valent qu'on s'arrête à la plainte de Mme Charlie Chaplin, telle qu'on a pu la lire dans Le Grand Guignol. Il va sans dire que ce qui suit suppose le document authentique, et, bien qu'il soit du droit de Charlie Chaplin de nier les faits allégués, les phrases rapportées, tiendra pour conformes à la vérité ces faits, ces phrases. Il s'agit de voir ce qu'on trouve à opposer à un tel homme, d'apprécier les moyens qu'on emploie pour le réduire. Ces moyens reflètent étrangement la moyenne opinion morale aux Etats-Unis en 1927, c'est-à-dire celle d'un des plus grands groupements humains, opinion qui tendra à se répandre et à prévaloir partout, dans la mesure où l'immense réservoir qui s'engorge de marchandises dans l'Amérique du Nord est aussi un immense réservoir de sottise toujours prêt à se déverser sur nous et particulièrement à crétiniser tout à fait l'amorphe clientèle d'Europe, toujours à la merci du dernier enchérisseur.

Il est assez monstrueux à songer que s'il existe un secret professionnel pour les médecins, secret qui n'est après tout que la sauvegarde de la fausse honte et qui pourtant expose ses détenteurs à des répressions implacables, par contre il n'y a pas de secret professionnel pour les femmes mariées. Cependant l'état de femme mariée est une profession comme une autre, à partir du jour où la femme revendique comme due sa ration alimentaire et sexuelle. Un homme que la loi met dans l'obligation de vivre avec une seule femme, n'a d'autre alternative que de faire partager des moeurs qui sont les siennes à cette femme, de se mettre à la merci de cette femme. Si elle le livre à la malignité publique, comment se fait-il que la même loi qui a donné à l'épouse les droits les plus arbitraires ne se retourne pas contre elle avec toute la rigueur que mérite un abus de confiance aussi révoltant, une diffamation si évidemment liée à l'intérêt le plus sordide ? Et de plus comment se fait-il que les moeurs soient matière à législation ? Quelle absurdité ! Pour nous en tenir aux scrupules très épisodiques de la vertueuse et inexpérimentée Mme Chaplin, il y a du comique à considérer comme anormale, contre nature, pervertie, dégénérée et indécente l'habitude de la fellation (*). (Tous les gens mariés font cela, dit excellemment Chaplin). Si la libre discussion des moeurs pouvait raisonnablement s'engager, il serait normal, naturel, sain, décent de débouter de sa plainte une épouse

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(*) Par exemple.

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convaincue de s'être inhumainement refusée à des pratiques aussi générales et parfaitement pures et défendables. Comment une pareille stupidité n'interdit-elle pas par ailleurs de faire appel à l'amour, comme cette personne qui à 16 ans et 2 mois entre consciemment dans le mariage avec un homme riche et surveillé par l'opinion, ose aujourd'hui le faire avec ses deux bébés nés sans doute par l'oreille puisque le défendeur n'eut jamais avec elle des rapports conjugaux comme il est usage entre époux, ses bébés qu'elle brandit comme de sales pièces à conviction de ses propres exigences intimes ? Toutes ces italiques sont nôtres, et le langage révoltant qu'elles soulignent nous l'empruntons à la plaignante et à ses avocats, qui avant tout cherchent à opposer à un homme vivant le plus répugnant poncif des magazines idiots, l'image de la maman qui appelle papa son amant légitime, et cela dans le seul but de prélever sur cet homme un impôt que l'Etat le plus exigeant n'a jamais rêvé, un impôt ! qui pèse avant tout sur son génie, qui tend même à le déposséder de ce génie, en tout cas à en discréditer la très précieuse expression.

Les griefs de Mme Chaplin relèvent de cinq chefs principaux : 1° cette dame a été séduite ; 2° le suborneur a voulu qu'elle se fasse avorter ; 3° il ne s'est résolu au mariage que contraint et forcé, et avec l'intention de divorcer ; 4° pour cela il lui a fait subir un traitement injurieux et cruel suivant un plan bien arrêté ; 5° le bien-fondé de ces accusations est démontré par l'immoralité des propos coutumiers de Charlie Chaplin, par la conception théorique qu'il se fait des choses les plus sacrées.

Le crime de séduction est à l'ordinaire un concept bien difficile à définir, puisque ce qui fait le crime est une simple circonstance de la séduction à proprement parler. Cet attentat dans lequel les deux parties sont consentantes, et une seule responsable, se complique encore du fait que rien ne peut humainement prouver la part d'initiative et de provocation de la victime. Mais dans le cas présent l'innocente était bien tombée, et si le surborneur n'avait pas l'intention de lui faire un beau mariage, le fait est que c'est elle qui en toute naïveté a eu raison de cet être démoniaque. On peut s'étonner de tant de persévérance, d'acharnement chez une personne si jeune, si dépourvue de défense. A moins qu'elle n'ait songé que le seul moyen de devenir la femme de Charlie Chaplin était d'abord de coucher avec lui puis... mais alors ne parlons plus de séduction, il s'agit d'une affaire, avec ses divers aléas, l'abandon possible, la grossesse.

C'est alors que sollicitée de passer par une opération qu'elle qualifie de criminelle, la malheureuse enceinte au moment du mariage s'y refuse pour des raisons qui valent l'examen. Elle se plaint que son état soit public, que son fiancé ait tout fait pour le rendre tel. Contradiction évidente : qui a intérêt à cette publicité, qui se refuse au seul moyen d'empêcher ce qui est un scandale en Californie ? Mais maintenant la victime est bien armée, elle pourra répéter, publier qu'on a voulu qu'elle se fasse avorter. Voilà un argument décisif, et pas une parole du criminel ayant trait à cet acte qui est une grande faute sociale, légale et morale et par là-même répugnante, horrifiante et contraire aux instincts de mère (de la plaignante) et à son sens du devoir maternel de protection et de préservation, pas un mot de Charlie Chaplin ne sera oublié. Tout est noté, les phrases avec leur caractère familier, les circonstances, parfois la date ; à partir du jour où la future Mme Chaplin a songé pour la première fois à se prévaloir de ses instincts, à se poser en monument de normalité, la voilà, bien que tant qu'elle n'a pas été légalement mariée, elle ait continué, elle le souligne, à aimer son fiancé, malgré ses horrifiques propositions, la voilà changée en un espion intime, elle a vraiment son journal de martyre, elle tient le compte exact de ses larmes. Le troisième grief qu'elle fait à son mari s'appliquerait-il à elle au premier chef ? Est-elle entrée dans le mariage avec la ferme intention d'en sortir, mais riche et considérée ? En quatrième lieu le traitement subi pendant le mariage par Mme Chaplin, si on l'envisage dans tous ses détails, est-il le fruit d'une tentative de démoralisation de la part de Charlie Chaplin ou est-il la suite naturelle de l'attitude quotidienne d'une femme qui collectionne les griefs, les suscite et s'en réjouit ? Notons en passant une lacune : Mme Chaplin omet de nous donner la date à laquelle elle a cessé d'aimer son mari. Mais peut-être l'aime-t-elle encore.

A l'appui de ses dires elle rapporte comme autant de preuves morales de l'existence du plan exposé dans le reste de la plainte des propos de Charlie Chaplin, après lesquels un honnête juge américain n'a plus à considérer le défendeur comme un homme, mais comme un sacripant et un Vilain Monsieur. La perfidie de cette manoeuvre, son efficacité n'échapperont à personne. Voilà que les idées de Charlot, comme on dit en France, sur les sujets les plus brûlants nous sont tout à coup données, et d'une façon très directe qui ne peut manquer d'éclairer d'un jour singulier la moralité de ces films auxquels nous avons pris plus d'un plaisir, un intérêt presque sans égal. Un rapport tendancieux, et surtout dans l'état d'étroite surveillance où le public américain entend tenir ses favoris, peut, nous l'avons vu avec l'exemple de Fatty Arbuckle, ruiner un homme du jour au lendemain. Notre bonne épouse a joué cette carte : il arrive que ses révélations ont ailleurs un prix qu'elle ne soupçonnait pas. Elle croyait dénoncer son mari, la stupide, la vache. Elle nous apporte simplement le témoignage de la grandeur humaine d'un esprit, qui pensant avec clarté, avec justesse, tant de choses mortelles dans la société où tout, sa vie et jusqu'à son génie le confinent, a trouvé le moyen de donner à sa pensée une expression parfaite, et vivante, sans trahison à cette pensée, une expression dont l'humour et la force, dont la poésie en un mot prend tout à coup sous nos yeux un immense recul à la lueur de la petite lampe bourgeoise qu'agite au-dessus de lui une de ces garces dont on fait dans tous les pays les bonnes mères, les bonnes soeurs, les bonnes femmes, ces pestes, ces parasites de tous les sentiments et toutes les amours.

Attendu que pendant la cohabitation de la plaignante et du défendeur, le défendeur a déclaré à la plaignante en des occasions trop nombreuses pour qu'on puisse les spécifier avec plus de détails minutieux et de certitude, qu'il n'était pas partisan de la coutume du mariage, qu'il ne pourrait pas tolérer la contrainte conventionnelle que les relations du mariage imposent et qu'il croyait qu'une femme peut honnêtement faire des enfants à un homme en dehors du mariage ; attendu qu'il a également ridiculisé et bafoué l'attachement de la plaignante et sa fidélité aux conventions morales et sociales qui sont de règle sous le rapport du mariage, les relations des sexes et la mise au monde des enfants, et qu'il fait peu de cas des lois morales et des statuts y relatifs (sous ce rapport, le défendeur dit un jour à la plaignante qu'un certain couple avait eu cinq enfants sans être marié et il ajouta : « C'est bien la façon idéale pour un homme et une femme de vivre ensemble »), nous voilà édifiés sur le point essentiel de la fameuse immoralité de Charlot. Il est à remarquer que certaines vérités très simples passent encore pour des monstruosités. Il est à souhaiter que la notion s'en répande, notion purement humaine et qui n'emprunte ici à celui qui la manifeste que son prestige personnel. Tout le monde, c'est-à-dire tout ce qui n'est ni cafard, ni punaise, pense ainsi. Nous voudrions bien voir qui oserait soutenir par ailleurs qu'un mariage contracté sous menace lie en quoi que ce soit un homme à une femme, même si celle-ci lui a fait un enfant. Qu'elle vienne alors se plaindre que le mari rentre directement dans sa chambre, qu'elle rapporte horrifiée qu'une fois il est rentré ivre, qu'il ne dînait pas avec elle, qu'il ne la menait pas dans le monde, il y a tout juste là de quoi hausser les épaules.

Cependant il semble qu'après tout Charlie Chaplin songe de bonne foi à rendre possible la vie conjugale. Pas de chance, il se heurte à un mur de sottise. Tout est criminel à cette femme qui croit ou feint de croire que la fabrication des mioches est sa raison d'être, des mioches qui pourront à leur tour procréer. Belle idée de la vie. « Que désirez-vous faire ? Repeupler Los Angeles ? » lui demande-t-il excédé. Elle aura donc un second enfant, puisqu'elle l'exige, mais qu'elle lui fiche la paix : il n'a pas plus voulu de la paternité que du mariage. Cependant il faudrait qu'il vienne bêtifier avec les bébés pour plaire à Madame. Ca n'est pas dans son genre. On le verra de moins en moins à la maison. Il a sa conception de l'existence, c'est à elle qu'on s'attaque, c'est elle qu'on veut réduire. Qu'est-ce qui l'attacherait ici, auprès d'une femme qui se refuse à tout ce qu'il aime, et qui l'accuse de miner et de dénaturer (ses) impulsions normales... de démoraliser ses règles de décence, de dégrader sa conception des choses morales parce qu'il a essayé de lui faire lire des livres où les choses sexuelles étaient clairement traitées, parce qu'il a voulu qu'elle rencontre des personnes qui apportaient dans les moeurs un peu de cette liberté dont elle était l'ennemie obstinée. Eh bien, quelle complaisance encore de sa part quatre mois avant leur séparation, quand il lui propose d'inviter chez eux une jeune fille qui a la réputation de se liver à des actes de perversité sexuelle et qu'il dit à la plaignante qu'ils pourraient avoir de la rigolade. C'est le dernier essai d'acclimatation de la couveuse mécanique au comportement naturel de l'amour conjugal. La lecture, l'exemple, il a fait appel à tout pour faire entendre à la buse ce qu'elle n'arrivait pas à saisir d'elle-même. Après cela elle s'étonne des inégalités d'humeur d'un homme à qui elle fait cette vie d'enfer. « Attendez que je sois subitement fou, un jour, et je vous tuerai », cette menace elle ne l'a pas oubliée pour le cahier des charges, mais sur qui donc en retombe la responsabilité ? Pour qu'un homme prenne ainsi conscience d'une possibilité telle, la folie, l'assassinat, ne faut-il pas qu'on l'ait soumis à un traitement qui peut déterminer la folie, entraîner l'assassinat ? Et pendant ces mois où la méchanceté d'une femme et le danger de l'opinion publique le forcent à jouer une comédie intolérable, il n'en reste pas moins dans sa cage un homme vivant, dont le coeur n'est pas mort.

« Oui c'est vrai », dit-il un jour, « je suis amoureux et il m'est indifférent qu'on le sache, j'irai la voir quand je voudrai, que cela vous plaise ou ne vous plaise pas ; je ne vous aime pas et je vis seulement avec vous parce que j'ai dû vous épouser ». Voilà le fondement moral de cette vie, voilà ce qu'elle défend : l'amour. Il arrive que dans toute cette histoire Charlot est véritablement le défendeur de l'amour, et uniquement, et purement. Il dira à sa femme que celle qu'il aime est merveilleuse, il voudra la lui voir fréquenter, etc. Cette franchise, cette honnêteté, tout ce qu'il y a d'admirable au monde, tout est maintenant argument contre lui. Mais l'argument suprême est cette paire d'enfants nés contre son gré.

Ici encore l'attitude de Charlie Chaplin est nette. Les deux fois il a prié sa femme de se faire avorter. Il lui a dit la vérité : cela se pratique, d'autres femmes le font, l'ont fait pour moi. Pour moi cela veut dire non par intérêt mondain, par commodité, mais par amour. Il était bien inutile de faire appel à l'amour avec Mme Chaplin. Celle-ci n'a eu ses enfants que pour mettre en valeur que : « le défendeur n'a jamais manifesté un intérêt vraiment normal et paternel ni aucune affection » nous tenons à signaler cette jolie distinction « pour les deux enfants mineurs de la plaignante et du défendeur ». Les bébés ! ils ne sont sans doute pour lui qu'un concept lié à son esclavage, mais pour la mère ils sont une base de revendications perpétuelles. Elle veut leur faire construire un attenant à la maison conjugale. Charlot refuse : « C'est ma maison et je ne veux pas l'abîmer ». Cette réponse éminemment raisonnable, les notes de lait, les coups de téléphone donnés et ceux qui ne l'ont pas été, les entrées, les sorties de l'époux, qu'il ne voit pas sa femme, qu'il arrive la voir quand elle reçoit des idiots et que ça lui déplaise, qu'il ait des gens à dîner, qu'il emmène sa femme, qu'il la laisse, tout cela constitue pour Mme Chaplin un traitement cruel et inhumain, mais pour nous cela signifie hautement la volonté d'un homme de déjouer tout ce qui n'est pas l'amour, tout ce qui en est la féroce, la hideuse caricature. Mieux qu'un livre, que tous les livres, les traités, la conduite de cet homme fait le procès du mariage, de la codification imbécile de l'amour.

Nous songeons à cet admirable moment dans Charlot et le Comte quand soudain, pendant une fête, Charlot voit passer une très belle femme, aguichante au possible, et soudain abandonne son aventure pour la suivre de pièce en pièce, sur la terrasse, jusqu'à ce qu'elle disparaisse. Aux ordres de l'amour, il a toujours été aux ordres de l'amour, et voilà ce que très unanimement proclament et sa vie et tous ses films. De l'amour soudain, qui est avant tout un grand appel irrésistible. Il faut alors laisser toute chose, et par exemple, au minimum, un foyer. Le monde avec ses biens légaux, la ménagère et les gosses appuyés par le gendarme, la caisse d'épargne, c'est bien de cela qu'il s'évade sans cesse, l'homme riche de Los Angeles comme le pauvre type des quartiers suburbains, de Charlot garçon de banque à La Ruée vers l'or. Tout ce qu'il a dans sa poche, moralement, c'est justement ce dollar de séduction qu'un rien lui fait perdre, et que dans le café de L'Emigrant on voit sans cesse tomber du pantalon percé sur les dalles, ce dollar qui n'est peut-être qu'une apparence, facile à tordre d'un coup de dents, simple monnaie de singe qui sera refusée, mais qui permet que pendant un instant l'on invite à sa table la femme comme un trait de feu, la femme « merveilleuse » dont les traits purs seront à jamais tout le ciel. C'est ainsi que l'oeuvre de Charlie Chaplin trouve dans son existence même la moralité qu'elle portait sans cesse exprimée, mais avec tous les détours que les conditions sociales imposent. Enfin si Mme Chaplin nous apprend, et elle sait le genre d'argument qu'elle invoque, que son mari songeait, mauvais Américain, à exporter ses capitaux, nous nous rappellerons le spectacle tragique des passagers de troisième classe étiquetés comme des animaux sur le pont du navire qui amène Charlot en Amérique, les brutalités des représentants de l'autorité, l'examen cynique des émigrants, les mains sales frôlant les femmes, à l'entrée de ce pays de prohibition, sous le regard classique de La Liberté éclairant le monde. Ce que cette liberté-là projette de sa lanterne à travers tous les films de Charlot c'est l'ombre menaçante des flics, traqueurs de pauvres, des flics qui surgissent à tous les coins de rue et qui suspectent d'abord le misérable complet du vagabond, sa canne, Charlie Chaplin dans un singulier article la nommait sa contenance, la canne qui tombe sans cesse, le chapeau, la moustache, et jusqu'à ce sourire effrayé. Malgré quelques fins heureuses, ne nous y trompons pas, la prochaine fois nous le retrouverons dans la misère, ce terrible pessimiste qui de nos jours, en anglais comme en français, a redonné force à cette expression courante : a dog's life, une vie de chien.

UNE VIE DE CHIEN : à l'heure actuelle c'est celle de l'homme dont le génie ne sauvera pas la partie, de l'homme à qui tout le monde va tourner le dos, qu'on ruinera impunément, à qui l'on enlèvera tout moyen d'expression, qu'on démoralise de la façon la plus scandaleuse au profit d'une sale petitebourgeoise haineuse et de la plus grande hypocrisie publique qu'il soit possible d'imaginer. Une vie de chien. Le génie pour la loi n'est de rien quand le mariage est en jeu, le sacré mariage. Le génie d'ailleurs n'est de rien à la loi, jamais. Mais l'aventure de Charlot manifeste, au-delà de la curiosité publique et des avocasseries malpropres, de tout ce déballage honteux de la vie intime qui toujours se ternit à cette clarté sinistre, l'aventure de Charlot manifeste aujourd'hui sa destinée, la destinée du génie. Elle en marque plus que n'importe quelle oeuvre le rôle et la valeur. Ce mystérieux ascendant qu'un pouvoir d'expression sans égal confère soudain à un homme, nous en comprenons soudain le sens. Nous comprenons soudain quelle place en ce monde est celle du génie. Il s'empare d'un homme, il en fait un symbole intelligible et la proie des brutes sombres. Le génie sert à signifier au monde la vérité morale, que la bêtise universelle obscurcit et tente d'anéantir. Merci donc à celui qui, sur l'immense écran occidental, là-bas, sur l'horizon où les soleils un à un déclinent, fait aujourd'hui passer vos ombres, grandes réalités de l'homme, réalités peut-être uniques, morales, dont le prix est plus haut que celui de toute la terre. La terre à vos pieds s'enfonce. Merci à vous par-delà la victime. Nous vous crions merci, nous sommes vos serviteurs.

Maxime Alexandre, Louis Aragon, Arp, Jacques Baron, Jacques-André Boiffard, André Breton, Jean Carrive, Robert Desnos, Marcel Duhamel, Paul Eluard, Max Ernst, Jean Genbach, Camille Goemans, Paul Hooreman, Eugène Jolas, Michel Leiris, Georges Limbour, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Pierre Naville, Marcel Noll, Paul Nougé, Elliot Paul, Benjamin Péret, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Man Ray, Georges Sadoul, Yves Tanguy, Roland Tual, Pierre Unik.

[La Révolution surréaliste n° 9-10, 1er octobre 1927.]

Permettez !

J'AURAIS MOINS COMPRIS RIMBAUD SANS LE SURREALISME.

ERNEST DELAHAYE

Paris, le 23 Octobre 1927.

Messieurs les Représentants des Ardennes,

Monsieur le Maire de Charleville,

Messieurs les Notables,

Monsieur le Président de la Société des Poètes ardennais,

Vous prenez, paraît-il, la responsabilité d'inaugurer aujourd'hui, pour la seconde fois, un monument à la mémoire d'Arthur Rimbaud et d'organiser à ce propos une petite fête régionale. Il est regrettable que la consécration officielle manque encore à votre entreprise, mais ce n'est que partie remise, nous nous en portons garants. Que n'avez-vous réussi à déranger M. Louis Barthou, à le distraire, ne fût-ce qu'un instant, des soucis que lui donne le communisme, à réveiller en lui le bibliophile qui disparaît un peu ces derniers temps derrière le pourvoyeur de prisons !

Vous avouerez, Messieurs, que l'occasion est peut-être mal choisie de se laisser aller au délire patriotique, celui que vous célébrez n'ayant eu pour vous que des gestes de dégoût et des paroles de haine et ne pouvant jouir à jamais que d'une gloire toute contraire à celle des écrivains morts pour la France, ces « Chevaliers de l'esprit en qui se concentre ce que la France a défendu au cours de la dernière guerre » (*).

Il est vrai que vous ne savez pas qui est Rimbaud et de nouveau vous le lui faites bien voir :

- MA VILLE NATALE EST SUPERIEUREMENT IDIOTE ENTRE LES PETITES VILLES DE PROVINCE. SUR CELA, VOYEZ-VOUS, JE N'AI PLUS D'ILLUSIONS. PARCE QU'ELLE EST A COTE DE MEZIERES - UNE VILLE QU'ON NE TROUVE PAS, - PARCE QU'ELLE VOIT PEREGRINER DANS SES RUES DEUX OU TROIS CENTS DE PIOUPIOUS, CETTE BENOITE POPULATION GESTICULE, PRUDHOMMES-QUEMENT

____________________

(*) Herriot.

____________________

SPADASSINE, BIEN AUTREMENT QUE LES ASSIEGES DE METZ OU DE STRASBOURG ! C'EST EFFRAYANT, LES EPICIERS RETRAITES QUI REVETENT L'UNIFORME ! C'EST EPATANT COMME CA A DU CHIEN, LES NOTAIRES, LES VITRIERS, LES PERCEPTEURS, LES MENUISIERS, ET TOUS LES VENTRES, QUI, CHASSEPOT AU COEUR, FONT DU PATROUILLOTISME AUX PORTES DE MEZIERES ; MA PATRIE SE LEVE ! MOI, J'AIME MIEUX LA VOIR ASSISE ; NE REMUEZ PAS LES BOTTES ! C'EST MON PRINCIPE.

(25 Août 1870).

Nous sommes curieux de savoir comment vous pouvez concilier dans votre ville la présence d'un monument aux morts pour la patrie et celle d'un monument à la mémoire d'un homme en qui s'est incarné la plus haute conception du défaitisme, du défaitisme actif qu'en temps de guerre vous fusillez.

GUERRE : PAS DE SIEGE DE MEZIERES. POUR QUAND ? ON N'EN PARLE PAS... - PAR-CI PAR-LA DES FRANCS-TIRADES. ABOMINABLE PRURIGO D'IDIOTISME, TEL EST L'ESPRIT DE LA POPULATION. ON EN ENTEND DE BELLES, ALLEZ ! C'EST DISSOLVANT.

(2 Novembre 1870).

....

JE SOUHAITE TRES FORT QUE L'ARDENNE SOIT OCCUPEE ET PRESSUREE DE PLUS EN PLUS IMMODEREMENT. MAIS TOUT CELA EST ENCORE ORDINAIRE.

(Juin 1872).

....

J'AI ETE AVANT-HIER VOIR LES PRUSSMANS A VOUZIERS, UNE SOUS-PREFECTURE DE 10 000 AMES, A SEPT KILOM D'ICI. CA M'A RAGAILLARDI.

(Mai 1873).

De toute façon, la France le dégoûtait. Son esprit, ses grands hommes, ses moeurs, ses lois symbolisaient pour lui tout ce qu'il peut y avoir au monde de plus insignifiant et de plus bas.

QUELLE HORREUR QUE CETTE CAMPAGNE FRANCAISE... QUELLE CHIERIE ! ET QUELS MONSTRES D'INNOCINCE, CES PAYSANS. IL FAUT, LE SOIR, FAIRE DEUX LIEUES, ET PLUS, POUR BOIRE UN PEU. LA MOTHER M'A MIS LA DANS UN TRISTE TROU.

(Mai 1873).

....

TOUJOURS LES VEGETAUX FRANCAIS, HARGNEUX, PHTISIQUES, RIDICULES OU LE VENTRE DES CHIENS BASSETS NAVIGUE EN PAIX AUX CREPUSCULES.

....

MUSSET EST QUATORZE FOIS EXECRABLE POUR NOUS, GENERATIONS DOULOUREUSES ET PRISES DE VISIONS, - QUE SA PARESSE D'ANGE A INSULTEES ! OH ! LES CONTES ET LES PROVERBES FADASSES ! O « LES NUITS », O « ROLLA », O « NAMOUNA », O « LA COUPE » ! TOUT EST FRANCAIS, C'EST-A-DIRE HAISSABLE AU SUPREME DEGRE ; FRANCAIS, PAS PARISIEN ! ENCORE UNE OEUVRE DE CET ODIEUX GENIE QUI A INSPIRE RABELAIS, VOLTAIRE, JEAN DE LA FONTAINE ! COMMENTE PAR M. TAINE ! PRINTANIER, L'ESPRIT DE MUSSET ! CHARMANT, SON AMOUR ! EN VOILA, DE LA PEINTURE A L'EMAIL, DE LA POESIE SOLIDE ! ON SAVOURERA LONGTEMPS LA POESIE « FRANCAISE » MAIS EN FRANCE.

(5 Mai 1871).

Rimbaud ? Il ne tolérait pas qu'on saluât les morts devant lui, il écrivait « MERDE A DIEU » sur les murs des églises ; il n'aimait pas sa mère « AUSSI INFLEXIBLE QUE 73 ADMINISTRATIONS A CASQUETTES DE PLOMB ».

Rimbaud ? Un Communard, un bolcheviste au témoignage même de M. Ernest Delahaye :

- IL EST DES DESTRUCTIONS NECESSAIRES... IL EST D'AUTRES VIEUX ARBRES QU'IL FAUT COUPER, IL EST D'AUTRES OMBRAGES SECULAIRES DONT NOUS PERDRONS L'AIMABLE COUTUME. CETTE SOCIETE ELLE-MEME : ON Y PASSERA LES HACHES, LES PIOCHES, LES ROULEAUX NIVELEURS. « TOUTE VALLEE SERA COMBLEE, TOUTE COLLINE ABAISSEE, LES CHEMINS TORTUEUX DEVIENDRONT DROITS ET LES RABOTEUX SERONT APLANIS ». ON RASERA LES FORTUNES ET L'ON ABATTRA LES ORGUEILS INDIVIDUELS. UN HOMME NE POURRA PLUS DIRE : « JE SUIS PLUS PUISSANT, PLUS RICHE ». ON REMPLACERA L'ENVIE AMERE ET L'ADMIRATION STUPIDE PAR LA PAISIBLE CONCORDE, L'EGALITE, LE TRAVAIL DE TOUS POUR TOUS. »

Rimbaud ? Il vécut comme vous, CAROPOLMERDEUX, jugez qu'il ne faut pas vivre : il se soûlait, il se battait, il couchait sous les ponts, il avait des poux.

Mais il avait horreur du travail :

JAMAIS JE NE TRAVAILLERAI.

....

CELA DEGOUTE DE TRAVAILLER.

....

JAMAIS NOUS NE TRAVAILLERONS, O FLOTS DE FEUX !

....

J'AI HORREUR DE TOUS LES METIERS. MAITRES ET OUVRIERS, TOUS PAYSANS, IGNOBLES. LA MAIN A PLUME VAUT LA MAIN A CHARRUE. - QUEL SIECLE A MAINS ! - JE N'AURAI JAMAIS MA MAIN.

Sans espoir aucun, ni sur terre, ni ailleurs, il ne songea qu'à s'en aller toujours, en proie à cet ennui terrible que vous ne connaîtrez jamais ; il traquait à travers le monde, dans les lieux les plus désolés, l'image la plus désolante de lui-même et de nous.

HELAS ! JE NE TIENS PLUS DU TOUT A LA VIE ET SI JE VIS, JE SUIS HABITUE A VIVRE DE FATIGUE... ET A ME NOURRIR DE CHAGRINS AUSSI VEHEMENTS QU'ABSURDES DANS DES CLIMATS ATROCES... PUISSIONS-NOUS JOUIR DE QUELQUES ANNEES DE VRAI REPOS DANS CETTE VIE ; ET HEUREUSEMENT QUE CETTE VIE EST LA SEULE ET QUE CELA EST EVIDENT, PUISQU'ON NE PEUT S'IMAGINER UNE AUTRE VIE AVEC UN ENNUI PLUS GRAND QUE CELLECI !

(Aden, 25 mai 1881).

Tout ce qui compose votre sale petite vie lui répugnait, il le vomissait.

TOUT A LA GUERRE, A LA VENGEANCE, A LA TERREUR.

MON ESPRIT ! TOURNONS DANS LA MORSURE : AH ! PASSEZ,

REPUBLIQUES DE CE MONDE ! DES EMPEREURS,

DES REGIMENTS, DES COLONS, DES PEUPLES : ASSEZ !

Il fut toujours contre tout ce qui est, vous faites seulement semblant de l'avoir oublié. N'essayez pas de tricher : vous n'élevez pas une statue à un poète « comme un autre », vous élevez cette statue par rancune, par petitesse, par vengeance. Vous voulez réduire celui qui admirait « LE FORCAT INTRAITABLE SUR QUI SE REFERME TOUJOURS LE BAGNE » à un buste grotesque dans un ignoble endroit :

Charleville, Place de la Gare.

SUR LA PLACE TAILLEE EN MESQUINES PELOUSES,

SQUARE OU TOUT EST CORRECT, LES ARBRES ET LES FLEURS,

TOUS LES BOURGEOIS POUSSIFS QU'ETRANGLENT LES CHALEURS

PORTENT, LES JEUDIS SOIRS, LEURS BETISES JALOUSES.

« Singulier retour des choses d'ici-bas, écrivait P. Berrichon, le monument élevé en 1901 à la mémoire de Rimbaud se dresse, bronze et granit, sur cette place de la Gare, où, plus que jamais, les habitants de Charleville vont, le jeudi, écouter la musique militaire ; et c'est la musique militaire qui, à l'inauguration du monument, exécuta l'adaptation de la symphonie d'Emile Ratez, inspirée par le Bateau Ivre. »

La musique militaire ! Vous avez oublié les chantres :

« LE DRAPEAU VA AU PAYSAGE IMMONDE » comme vos faces sont faites pour « LE BAISER PUTRIDE DE JESUS ».

***

L'ombre semble s'appesantir chaque jour sur les marais envahisseurs. L'hypocrisie étend la hideur de sa main sur les hommes que nous aimons pour les faire servir à la préservation de ce qu'ils ont toujours combattu. Il va sans dire que nous ne nous abusons pas sur la portée de telles entreprises de confiscation, que nous ne nous alarmons pas outre mesure de vos manoeuvres honteuses et coutumières, persuadés que nous sommes qu'une force d'accomplissement total anime contre vous tout ce qui au monde a été véritablement inspiré. Peu nous importe que l'on inaugure une statue à, que l'on édite les oeuvres complètes de, que l'on tire quelque parti que ce soit des intelligences les plus subversives puisque leur venin merveilleux continuera à s'infiltrer éternellement dans l'âme des jeunes gens pour les corrompre ou pour les grandir.

La statue qu'on inaugure aujourd'hui subira peut-être le même sort que la précédente. Celle-ci, que les Allemands firent disparaître, dut servir à la fabrication d'obus et Rimbaud se fût attendu avec délices à ce que l'un d'eux bouleversât de fond en comble votre place de la Gare ou réduisît à néant le musée dans lequel on s'apprête à négocier ignoblement sa gloire.

PRETRES, PROFESSEURS, MAITRES, VOUS VOUS TROMPEZ EN ME LIVRANT A LA JUSTICE. JE N'AI JAMAIS ETE CHRETIEN ; JE SUIS DE LA RACE QUI CHANTAIT DANS LE SUPPLICE ; JE NE COMPRENDS PAS LES LOIS ; JE N'AI PAS LE SENS MORAL, JE SUIS UNE BRUTE : VOUS VOUS TROMPEZ.

Maxime Alexandre, Louis Aragon, Arp, Jacques Baron, Pierre Bernard, Jacques Boiffard, André Breton, Jean Carrive, Robert Desnos, Marcel Duhamel, Paul Eluard, Max Ernst, Jean Genbach, Camille Goemans, Paul Hooreman, Michel Leiris, Georges Limbour, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Pierre Naville, Marcel Noll, Paul Nougé, Benjamin Péret, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Georges Sadoul, Yves Tanguy, Roland Tual, Pierre Unik.

Le Cinquantenaire de l'HystÉrie (1878-1928)

Nous, surréalistes, tenons à célébrer le cinquantenaire de l'hystérie, la plus grande découverte poétique de la fin du XIXe siècle, et cela au moment même où le démembrement du concept de l'hystérie paraît chose consommée. Nous qui n'aimons rien tant que ces jeunes hystériques, dont le type parfait nous est fourni par l'observation relative à la délicieuse X.L. (Augustine) entrée à la Salpêtrière dans le service du Dr Charcot le 21 octobre 1875, à l'âge de 15 ans 1/2, comment serions-nous touchés par la laborieuse réfutation de troubles organiques, dont le procès ne sera jamais qu'aux yeux des seuls médecins celui de l'hystérie ? Quelle pitié ! M. Babinski, l'homme le plus intelligent qui se soit attaqué à cette question, osait publier en 1913 : « Quand une émotion est sincère, profonde, secoue l'âme humaine, il n'y a plus de place pour l'hystérie ». Et voilà encore ce qu'on nous a donné à apprendre de mieux. Freud, qui doit tant à Charcot, se souvient-il du temps où, au témoignage des survivants, les internes de la Salpêtrière confondaient leur devoir professionnel et leur goût de l'amour, où, à la nuit tombante, les malades les rejoignaient au dehors ou les recevaient dans leur lit ? Ils énuméraient ensuite patiemment, pour les besoins de la cause médicale qui ne se défend pas, les attitudes passionnelles soi-disant (sic) pathologiques qui leur étaient, et nous sont encore humainement si précieuses. Après cinquante ans, l'école de Nancy est-elle morte ? S'il vit toujours, le docteur Luys a-t-il oublié ? Mais où sont les observations de Néri sur le tremblement de terre de Messine ? Où sont les zouaves torpillés par le Raymond Roussel de la science, Clovis Vincent ?

Aux diverses définitions de l'hystérie qui ont été données jusqu'à ce jour, de l'hystérie, divine dans l'Antiquité, infernale au Moyen Age, des Possédées de Loudun aux flagellants de N.-D. des Pleurs (Vive Mme Chantelouve !), définitions mystiques, érotiques ou simplement lyriques, définitions sociales, définitions savantes, il est trop facile d'opposer cette « maladie complexe et protéiforme appelée hystérie qui échappe à toute définition » (Bernheim). Les

<Fig>

LES ATTITUDES PASSIONNELLES EN 1878

spectateurs du très beau film « La Sorcellerie à travers les âges » se rappellent certainement avoir trouvé sur l'écran ou dans la salle des enseignements plus vifs que ceux des livres d'Hippocrate, de Platon où l'utérus bondit comme une petite chèvre, de Galien qui immobilise la chèvre, de Fernel qui la remet en marche au XVIe siècle et la sent sous sa main remonter jusqu'à l'estomac ; ils ont vu grandir, grandir les cornes de la Bête jusqu'à devenir celles du diable. A son tour le diable fait défaut. Les hypothèses positivistes se partagent sa succession. La crise d'hystérie prend forme aux dépens de l'hystérie même, avec son aura superbe, ses quatre périodes dont la troisième nous retient à l'égal des tableaux vivants les plus expressifs et les plus purs, sa résolution toute simple dans la vie normale. L'hystérie classique en 1906 perd ses traits : « L'hystérie est un état pathologique se manifestant par des troubles qu'il est possible de reproduire par suggestion, chez certains sujets, avec une exactitude parfaite et qui sont susceptibles de disparaître sous l'influence de la persuasion (contresuggestion) seule » (Babinski).

Nous ne voyons dans cette définition qu'un moment du devenir de l'hystérie. Le mouvement dialectique qui l'a fait naître suit son cours. Dix ans plus tard, sous le déguisement déplorable du pithiatisme, l'hystérie tend à reprendre ses droits. Le médecin s'étonne. Il veut nier ce qui ne lui appartient pas.

Nous proposons donc, en 1928, une définition nouvelle de l'hystérie :

L'hystérie est un état mental plus ou moins irréductible se caractérisant par la subversion des rapports qui s'établissent entre le sujet et le monde moral duquel il croit pratiquement relever, en dehors de tout système délirant. Cet état mental est fondé sur le besoin d'une séduction réciproque, qui explique les miracles hâtivement acceptés de la suggestion (ou contre-suggestion) médicale. L'hystérie n'est pas un phénomène pathologique et peut, à tous égards, être considérée comme un moyen suprême d'expression.

Aragon, Breton

[La Révolution surréaliste n° 11, 15 mars 1928.]

Avis

Nous protestons encore une fois contre certaines manoeuvres dont l'origine remonte aux premières manifestations surréalistes en Belgique. L'exposition des oeuvres anciennes de Giorgio de Chirico à la galerie « Le Centaure » à Bruxelles se présente, et nous ne pouvons pas croire que ce soit l'effet du hasard, sous un jour tel que toutes les confusions sont possibles. Cette exposition ne peut en 1928 se justifier que par le déni qu'elle inflige à un peintre qui s'est arrogé le droit de trahir une pensée qui depuis longtemps a cessé d'être la sienne, au profit de ceux-là mêmes qui n'en ont jamais pénétré le mystère. Et il faut voir l'accueil qu'à force de bassesse il rencontre aujourd'hui. Il nous suffira donc d'établir, en manière d'avertissement, et pour qu'il ne soit plus nécessaire de nous en expliquer encore, que ces tentatives misérables qui ne tendent qu'à faire glisser nos actes du plan où nous les maintenons, à celui des combinaisons commerciales ou à celui des considérations sur les destinées de la peinture, nous trouveront résolus à l'opposition la plus violente, qui n'a plus désormais à se justifier.

Louis Aragon, André Breton, Camille Goemans, Paul Nougé.

Mars 1928.

[A propos de l'affaire Valentin-Spaak]

Que certains hommes ne perçoivent pas le caractère scandaleux de quelques locutions - « les pouvoirs publics », « les corps constitués », « l'appareil de la justice » - et que, par surcroît, ils fassent appel à l'autorité des institutions que ces vocables désignent, voilà qui donne la mesure de ces gens-là et les situe dans la hiérarchie qui va du flic au vulgaire mouchard en passant par l'indicateur de police et l'agent provocateur.

La part de bouffonnerie qui entre dans l'action intentée à Albert Valentin ne vaut pas qu'on s'y arrête un instant, car, au-delà d'elle, apparaît la bassesse de tous ceux qui s'en remettent aux tribunaux du soin de trancher un conflit où les sanctions immédiates et directes sont les seules valables.

Il y a, décidément, des personnages qui se contentent de peu, puisque leur activité sentimentale, leur désespoir, leur colère sont réductibles à quelques « considérants » et à quelques « attendus ».

Pour que l'ordure soit complète, il importe que la sentence s'accompagne d'exigences matérielles et, dans le cas présent, on n'a pas manqué de les prévoir. Il faut qu'on ait l'esprit singulièrement ignoble pour découvrir ainsi un enchaînement entre un prétendu délit moral, une assignation à comparaître et une rançon à acquitter. Mais lorsqu'il s'agit de recourir aux représailles les plus abjectes, on n'a rien inventé de mieux que la procédure et le chantage aux dommages-intérêts.

Notre position, à l'égard de ceux qui se livrent à de pareilles pratiques, est assez définie pour que nous soyons dispensés de dire plus explicitement quel dégoût ils nous inspirent et de quel côté nous nous tiendrons toujours en ces sortes d'aventures.

Par contre, c'est à l'occasion de semblables sordidités qu'il nous est loisible d'apercevoir clairement à qui notre estime est due. L'attaque dont Albert Valentin est l'objet, lui est désormais un titre de plus à la nôtre.

Octobre 1928.

Louis Aragon, André Breton, Robert Desnos, Paul Eluard, Benjamin Péret, Pierre Unik.

[Variétés, 2e année, n° 6, 15 octobre 1929.]

Le SurrÉalisme en 1929

LES OBJETS BOULEVERSANTS

LES CASSAGES DE GUEULE

LA PEINTURE FANTASTIQUE

LA POESIE DE DEMI-SOMMEIL

LE GENRE MAL ELEVE

LES REVOLUTIONNAIRES DE CAFE

LE SNOBISME DE LA FOLIE

L'ECRITURE AUTOMATIQUE

L'ANTICLERICALISME PRIMAIRE

LA DISCIPLINE ALLEMANDE

L'EXHIBITIONNISME

LES PLAISANTERIES PAS DROLES

[Annonce du numéro spécial de Variétés, à paraître le 1er mai 1929.]

<Fig>

LE MONDE AU TEMPS DES SURREALISTES

[Variétés, numéro hors-série, juin 1929.]

A suivre

PETITE CONTRIBUTION AU DOSSIER DE CERTAINS INTELLECTUELS A TENDANCES REVOLUTIONNAIRES (PARIS 1929)

On sait assez l'ordre de reproches faits aux surréalistes, à leurs méthodes. La stéréotypie même de ces reproches (moeurs de chapelle, goût des mises en jugement, aucun respect de la vie privée, se croire « purs », beaucoup de bruit pour rien) est de nature à nous les faire reprendre à notre compte. Et, pour comiques que paraissent à distance les excommunications majeures qu'on dit que nous lançons, il nous suffit d'avoir vu se défendre, bafouiller, se débattre ceux de nos anciens camarades dont nous avons trouvé plus propre de nous défaire pour estimer qu'après tout de telles sanctions ne sont pas sans motifs ni sans effets réels. Nous n'avons pas toujours donné toute la publicité désirable à ces confondantes petites séances où l'humour et la morale, curieusement, trouvaient en même temps leur compte, mais il n'est pas dit que nous nous en tiendrons toujours à une si rassurante discrétion. A titre d'échantillon, nous mettons aujourd'hui les lecteurs de Variétés au courant de notre dernière entreprise.

Pour fixer les idées, nous relaterons l'ordre du jour d'une assemblée tenue au café « Le Prophète » fin novembre 1926, assemblée qui décréta l'exclusion d'Artaud et de Soupault. Il nous semble que le texte de cet ordre du jour éclaire assez bien ces méthodes dont on nous fait grief et qu'on nous passerait sans doute encore moins si on les connaissait mieux.

I. Rapport objectif sur la situation actuelle, par Roland Tual. (Ce rapport ne sera pas discuté.)

II. Examen des positions individuelles :

a) Toutes ces positions sont-elles défendables d'un point de vue révolutionnaire ?

b) Il y a une position commune.

c) Certaines activités individuelles ne la compromettent-elles pas ?

d) Dans quelle mesure ces activités individuelles sont-elles tolérables ?

III. Possibilités d'action future du surréalisme :

a) En dehors du parti communiste ;

b) Dans le parti communiste.

IV. Conclusions.

Nous ne reviendrons pas ici sur ce qui avait présidé dans notre esprit à certaines tentatives de rapprochement avec des groupes ou des individus plus ou moins éloignés de nous, que nous avions été préalablement appelés à considérer ou à combattre. Qu'il s'agisse du Congrès de Paris (1922) qui, au lendemain du procès fait à l'art par Dada, devant procéder à « la détermination des directives et à la défense de l'esprit moderne », s'adressait sans aucun critérium à tous ceux qui voulaient bien se réclamer de cet esprit ; qu'il s'agisse, d'un tout autre point de vue, de l'entreprise de regroupement qui, congé pris des négativistes impénitents désireux de s'en tenir à la plus grossière instance d'une sorte de credo dada, réunit les éléments constitutifs du surréalisme à la veille de la fondation de « La Révolution surréaliste » et de l'ouverture d'un bureau de recherches rue de Grenelle ; qu'il s'agisse du contrôle incessant que les éléments en question exercèrent les uns sur les autres, mettant au point, aux dépens des personnes, les idées dont ces personnes se faisaient avec plus de lyrisme que de rigueur les porte-parole ; qu'il s'agisse d'accords passagers qui, autour de textes occasionnels (Un cadavre, à la mort d'Anatole France, 1924, ou Lettre ouverte à Paul Claudel, 1925) ou à la faveur de manifestations dont la violente bagarre de la Closerie des Lilas (juillet 1925) reste le type, limitèrent et étendirent le recrutement d'un groupe qui en venait à reconnaître la prééminence sur toute autre de l'idée révolutionnaire ; qu'il s'agisse du débat issu de ces derniers événements qui mit en rapport les surréalistes et leurs amis de « Correspondance » avec Marcel Fourrier et le Groupe « Clarté », lui-même récemment reformé après l'expulsion violente de ses derniers barbussistes ; qu'il s'agisse de l'élaboration d'un texte de protestation contre la guerre du Maroc (La Révolution d'abord et toujours !, septembre 1925) et, à ce propos, de l'entrée en contact de « La Révolution surréaliste » et de « Clarté » avec « Philosophies » (plus tard « L'Esprit ») ; qu'il s'agisse de la formation entre les représentants de ces revues et quelques isolés d'un intergroupe qui devait aboutir notamment à la création d'un journal (La Guerre civile) et qui entraîne de fait la disqualification des membres du groupe « Philosophies » (exception faite pour André Barsalou, Gabriel Beauroy et Pierre Bernard) qui prétendaient poursuivre au-delà de la Révolution sociale l'accomplissement d'une révolution philosophique compatible avec l'emploi du mot Dieu ; qu'il s'agisse enfin de la réunion dont nous reproduisons plus haut l'ordre du jour, il est probable que nous n'avons pas besoin de dégager nous-mêmes le sens général de semblables démarches. Il apparaîtra toujours assez à ce témoin idéal que les physiciens, par exemple, se plaisent à imaginer pour la clarté de leurs démonstrations.

Toujours est-il qu'au début de 1929, avec peut-être un peu plus d'arrièrepensées que jamais, et certainement avec plus que jamais de froideur expérimentale, ayant relu toutes sortes de procès-verbaux de réunions, toutes sortes de manifestes élaborés à coups de concessions diverses, de lettres d'excuses et de récriminations, nous avons passé en revue les noms de tant d'hommes qui n'étaient, somme toute, ni très mal situés intellectuellement parlant, ni entièrement dépourvus de moyens d'expression, que nous avons fait quelques réflexions sur le sort de tels individus dont quelques-uns ont gravement failli, si gravement que les voilà au rang des crapules et dont d'autres ne sont peut-être coupables que d'aveuglement ou d'erreur. Il nous a paru intéressant de savoir, de ces derniers eux-mêmes, à quel point ils se trouvent aujourd'hui ; il nous a paru intéressant aussi de savoir lesquels d'entre eux répondraient à une sorte de signal lancé dans le vide. D'où la lettre suivante :

Paris, le 12 février 1929.

Monsieur,

Vous ne vous désintéressez pas absolument, autant que l'on sache, des possibilités d'action commune entre un certain nombre d'hommes que vous appréciez plus ou moins, les ayant plus ou moins connus, ayant eu plus ou moins l'occasion de les juger sur tel ou tel acte privé ou public, et désespérant ou espérant, à tort ou à raison, plus ou moins d'eux. Peut-être jugerez-vous opportun de procéder à une confrontation générale entre les différents points de vue qui sont les leurs et qui, peut-être, aujourd'hui les opposent diversement. Les questions personnelles, dont il a toujours été admis que chacun faisait bon marché, peuvent-elles ou doivent-elles prévaloir contre les raisons que ces hommes auraient d'agir ensemble, si l'on considère l'importance et l'efficacité d'un accord susceptible de s'établir à nouveau entre eux, ou une partie d'entre eux ? Y a-t-il antinomie foncière entre ce qu'ils pensent ? Nous nous permettons d'attirer votre attention sur ce fait : il ne paraît presque plus rien qui nous intéresse, les uns ou les autres. On annonce bien une revue marxiste, une revue d'opposition communiste, une revue de psychologie concrète, etc., mais il semble que ces publications éprouvent des difficultés à paraître, et en revanche La Lutte de Classes, Le Grand Jeu, Distances, L'Esprit, La Révolution surréaliste, etc., ne paraissent plus. Devrons-nous permettre qu'on en tire des conclusions et que nos ennemis communs tablent de plus en plus sur l'impossibilité où nous sommes de concerter, sur quelque base que ce soit, une action commune ou renoncer à nous compter autour d'un certain nombre d'idées, positives ou négatives, après tout assez bien déterminées, et dont la portée seule est sujette à discussion ? Un certain nombre d'entre nous se refusent de croire à la nécessité, à la fatalité de l'éparpillement de nos efforts et à la spécialisation outrancière qui en résulte. C'est pourquoi vous êtes prié de répondre par écrit aux questions suivantes :

1. - Estimez-vous que, tout compte fait (importance croissante des questions de personnes, manque réel de déterminations extérieures, passivité remarquable et impuissance à s'organiser des éléments les plus jeunes, insuffisance de tout appoint nouveau, et par suite accentuation de la répression intellectuelle dans tous les domaines), votre activité doit ou non se restreindre, définitivement ou non, à une forme individuelle ?

2. - a) Si oui, voulez-vous faire à ce qui a pu réunir la plupart d'entre nous le sacrifice d'un court exposé de vos motifs ? Définissez votre position.

b) Si non, dans quelle mesure considérez-vous qu'une activité commune peut être continuée ou reprise ; de quelle nature serait-elle ; avec qui désireriez-vous, ou consentiriez-vous, à la mener ?

Les réponses devront être adressées, avant le 25 février 1929, à Raymond Queneau, 18, rue Caulaincourt, Paris ; elles fourniront les bases d'un débat, pour lequel des convocations seront ultérieurement adressées à tous ceux qui, indépendamment de ce qui peut les engager déjà dans des sens différents, auront pris la peine de répondre au questionnaire précédent, signifiant par là qu'utopique ou non, l'entreprise actuelle, qui a priori les comprend, nécessite de leur part un aveu ou un désaveu actif.

Cette lettre a été adressée à :

MM. Maxime Alexandre, Georges Altman, Aragon, Arp, Antonin Artaud, Pierre Audard, Jean Baldensperger, Jacques Baron, Georges Bataille, Pierre Bernard, Jean Bernier, Jacques Boiffard, Monny de Boully, Joë Bousquet, André Breton, Jean Carrive, Jean Caupenne, Victor Crastre, René Crevel, René Daumal, André Delons, Robert Desnos, Hubert Dubois, Marcel Duchamp, Marcel Duhamel, Paul Eluard, Max Ernst, Camille Fégy, Marcel Fourrier, Théodore Fraenkel, Jean Genbach, Francis Gérard, Roger Gilbert-Lecomte, Camille Goemans, Paul Guitard, Norbert Gutermann, Arthur Harfaux, Maurice Henry, Paul Hooreman, Henri Lefebvre, Michel Leiris, Georges Limbour, Edouard Kasyade, Georges Malkine, André Masson, Pierre de Massot, Frédéric Mégret, Edouard Mesens, Joan Miró, Pierre Morhange, Max Morise, Pierre Naville, Paul Nougé, Benjamin Péret, Pascal Pia, Francis Picabia, Georges Politzer, Jacques Prévert, Man Ray, Georges Ribemont-Dessaignes, Marco Ristitch, Georges Sadoul, Emile Savitry, André Souris, Yves Tanguy, André Thirion, Roland Tual, Tristan Tzara, Pierre Unik, Roger Vailland, Albert Valentin, Pierre Vidal, Roger Vitrac.

Cette liste, établie à la hâte, négligeait volontairement un petit nombre d'individus que leur activité suffit à tarer d'une manière objective (Delteil, Soupault, etc.). C'est par pure mégarde qu'elle se trouvait omettre les noms de Marcel Lecomte, René Nelli et Josef Sima. Il est de fait que cette liste, comportant les noms des principaux collaborateurs de la revue Le Grand Jeu, sanctionnait pour la première fois moins la reconnaissance d'une activité intellectuelle éprouvée que des rapports personnels, des conversations et une solidarité de hasard au cours de diverses manifestations dans des cinémas et théâtres, ce qui est assez pour que l'on désire apprécier plus exactement les limites de gens très jeunes et encore assez indéterminés. Quand nous disons : limites, nous pensons, par expérience, aux limites de chacun. Or, voici qu'une agitation imprévue se révélait à nous dès les premiers jours qui suivirent l'envoi de la lettre ci-dessus : Gilbert-Lecomte et Vailland ne venaient-ils pas officieusement prévenir l'un de nous que les collaborateurs du Grand Jeu entendaient répondre collectivement, s'adjoignant pour cela Pierre Audard et André Delons, dont les attaches avec Le Grand Jeu nous étaient jusque-là inconnues. Comme il nous avait paru qu'une telle prétention constituait antérieurement à tout débat une sorte de cartel de nature à faire douter de la liberté de ce débat, et que nous avions exprimé nos craintes à ce sujet, André Delons, parlant à cette occasion en son nom et celui de Pierre Audard, vint, toujours officieusement, affirmer à Aragon, Breton et Queneau la réalité de leur accord avec Le Grand Jeu. Notons seulement qu'au cours de cette conversation, Delons désavoua formellement la surprenante signature, au bas de cette réponse collective, de Monny de Boully, ancien collaborateur de La Révolution surréaliste et, depuis, fondateur de l'éphémère torchon : Discontinuité, caractérisable essentiellement par une déclaration de dilettantisme anti-communiste. De plus, avec une émotion qui ne semblait pas feinte, Delons, exprimant à plusieurs reprises le véritable désespoir où il serait si, pour la première fois où Audard et lui avaient à prendre position sur quelque chose qui en valût la peine, on pouvait croire qu'ils fussent en désaccord avec nous, nous demanda s'il serait fait état d'une sorte de postscriptum individuel qu'Audard et lui, chacun de leur côté, s'engageaient à envoyer pour préciser leur position en dehors du Grand Jeu. Une réponse affirmative n'eut pour effet qu'une lettre personnelle à André Breton :

Paris, le 25 février 1929.

Cher Monsieur,

Après notre conversation de jeudi dernier, et après avoir encore réfléchi au problème qu'elle mettait en cause, j'adresse cette lettre non pas à Raymond Queneau, mais à vous, c'est-à-dire à titre privé, pour apporter une confirmation écrite de ce que j'étais venu vous dire, et non pas à titre d'appendice individuel à la réponse que j'ai signée comme membre du Grand Jeu. Cette réponse, et j'espère d'ailleurs que la lecture vous en a convaincu, ne peut définitivement pas comporter d'additions particulières à chacun d'entre nous. Elle a été établie comme, semble-t-il, le questionnaire qui l'a provoquée, en vue d'une action commune possible entre certains hommes, et je pense que précisément en vue d'une action commune, la réponse collective d'un groupe n'est pas négligeable. Que des différences individuelles puissent exister dans ce groupe, et d'ailleurs beaucoup plutôt des variations que des différences, il me semble a priori que jamais personne ne pourrait imaginer le contraire, sauf à faire de nous d'impossibles jumeaux. Qu'un certain nombre d'hommes, d'autre part, aient pu, sans restrictions mentales individuelles, produire une réponse collective à un appel qui, de par les fins mêmes qu'il recherche, exige une action collective, cela ne me paraît pas non plus négligeable. Je pense encore que cette réponse, pour n'être pas détaillée, est précise.

Vous déploriez que ce But unique dont il est question, chacun de nous ne l'ait pas expliqué, et que nous n'en ayons pas même collectivement défini le sens, mais : « Les divergences entre nous dans les habitudes d'esprit et de langage, suffiraient à en rendre toute expression adéquate impossible. » Et comme, cependant, il est bien unique et identique malgré ces divergences, et qu'il constitue la raison même, pour nous, de la « vaste action destructrice » dont il est parlé et qui, j'espère, sera notre lien général, j'estime qu'il est juste de voir dans cette réponse une attitude précise et motivée.

Je ne doute pas, en outre, que si des réunions ultérieures ont lieu, une confrontation générale ne soit nécessaire, tant des buts que nous nous reconnaîtrons que des moyens particuliers que nous pourrons mettre en jeu.

Pour ce qui est de ma situation propre, je vous assure à nouveau que je regrette de n'avoir pas pu, pour des circonstances imprévues, très lourdes et dont vous comprenez, je le sais, les exigences, vous mettre au courant des tendances précises, du lien précis qui m'unissent au groupe du Grand Jeu, ainsi que mon ami Pierre Audard. Ces conditions admises, vous comprendrez qu'aucune autre attitude ne m'était honnêtement possible.

Ceci dit, j'espère vivement qu'une action commune, que je crois urgente et importante, va pouvoir être tentée, et qu'il ne manque malheureusement pas d'objets pour l'exercer. Dans cette mesure, je souhaite que, jusqu'à une limite certaine, il soit fait « bon marché » des questions de personnes.

Une protestation générale et appuyée contre les conditions de plus en plus intolérables qui sont faites à Léon Trotsky, par exemple, telle serait à mon avis (1) une première mesure commune.

Voilà, cher Monsieur, ce que je tenais à vous écrire à propos d'une situation qui, verbalement, n'aurait pu que devenir plus confuse encore. Vous m'avez récemment témoigné une amitié qui m'est très chère. En toute franchise, je pense que maintenant les choses sont nettes, et ne formeront pas d'obstacles à cette amitié ? J'espère beaucoup que vous le penserez comme moi.

Croyez à mon dévouement.

André Delons

C'est sans doute aussi à un écho de la conversation dont nous venons de parler que nous dûmes la démarche de Daumal et Gilbert-Lecomte, au café « Radio », tendant à une liquidation, avant toute réunion, de l'incident de l'Ecole Normale dont nous parlerons plus loin.

Dès ce moment, considérant les manoeuvres de certains qui se permirent, n'ayant en mains que le texte d'enquête qu'on connaît, soit en venant le trouver directement, soit en lui adressant des réponses qui auraient dû porter l'adresse de Raymond Queneau, soit en exprimant dans des conversations particulières le sentiment qu'il se cachait, on ne sait à quelles fins, derrière on ne sait qui, puisque le texte en question ne portait même pas de signature, qui se permirent, disions-nous, d'imputer à André Breton seul une initiative où ils ne voulaient voir chacun qu'un piège dans lequel il s'agissait de faire tomber leur intéressante personne, considérant ces manoeuvres au cours d'une réunion à laquelle assistaient Aragon, Breton, Fourrier, Queneau et Unik, il fut décidé, sur la proposition d'Aragon, qu'en possession des réponses reçues, nous adresserions, pour une réunion fixée au 11 mars, des convocations qui ne porteraient pas la signature de Breton, mais celles d'Aragon, Fourrier, Queneau, Unik, Péret, non consulté.

Au texte de convocation générale :

Paris, le 6 mars 1929.

Monsieur,

Conformément à ce que vous laissait prévoir la lettre qui vous a été adressée le 12 février dernier, nous prenons l'initiative de convoquer MM. Alexandre, Arp, Audard, Baldensperger, Baron, Bernard, Bernier, Bousquet, Breton, Carrive, Caupenne, Crastre, Crevel, Daumal, Delons, Desnos, Duchamp, Duhamel, Eluard, Ernst, Fégy, Fraenkel, Gilbert-Lecomte, Genbach, Goemans, Harfaux, Henry, Hooreman, Kasyade, Lecomte, Magritte, Malkine, Mégret, Mesens, Miró, Morise, Naville, Nelli, Nougé, Prévert, Man Ray, Ribemont-Dessaignes, Ristitch, Sadoul, Savitry, Sima, Tanguy, Thirion, Tzara, Vailland, Valentin, Vidal, à une réunion qui aura lieu le lundi 11 mars, à 8 heures et demie très précises, au Bar du Château, 53, rue du Château (angle de la rue Bourgeois).

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(1) = à notre avis.

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De ce qu'on peut dès maintenant déduire d'une consultation dont vous apprécierez vous-même les résultats, nous avons cru devoir négliger d'adresser une lettre semblable à MM. Altman, Artaud, Bataille, Boiffard, Boully, Dubois, Gérard, Guitard, Gutermann, Lefebvre, Leiris, Limbour, Masson, Massot, Morhange, Pia, Picabia, Politzer, Souris, Tual, Vitrac, qui n'ont pas répondu ou l'ont fait d'une façon qui les dispense d'assister à une séance ultérieure.

Pour tenir compte des suggestions sans doute les plus intéressantes que nous ayons reçues, nous proposons comme thème de discussion l'examen critique du sort fait récemment à Léon Trotsky.

Signé : Aragon, Fourrier, Péret, Queneau, Unik

P.-S. - Le présent avis, qui tient lieu de convocation, est strictement personnel.

fut jointe, pour les « membres du Grand Jeu », la lettre suivante :

Paris, le 6 mars 1929.

Messieurs,

Comme des conversations particulières ont pu vous l'apprendre, notre lettre du 12 février, personnellement adressée à chacun de vous, impliquait de la part de chacun de vous une réponse personnelle. Il est de fait que vous avez cru devoir en juger autrement mais, sans revenir sur le principe d'une réponse collective ni sur la présence au bas de cette réponse des signatures de Pierre Audard, André Delons, Josef Sima (pour ce dernier, seul un oubli involontaire avait fait que son nom n'y figurât pas), nous vous signalons qu'étant donné les longs rapports que nous avons eus avec Monny de Boully et la nature de ces rapports, nous ne pouvons faire autrement que considérer comme nulle et non avenue la signature de ce monsieur à côté des vôtres. C'est pourquoi nous ne lui adressons pas de convocation individuelle à la réunion qui aura lieu le lundi 11 mars, à 8 heures et demie très précises, au Bar du Château, 53, rue du Château (à l'angle de la rue Bourgeois) et nous vous prions de ne considérer comme aucunement inamical de notre part le fait que la présente lettre ne puisse, en aucun cas, lui servir de carte d'entrée dans les lieux de ladite réunion.

Faisant droit à une suggestion qui, croyons-nous savoir, a votre approbation, nous avons décidé de proposer comme thème de discussion l'examen critique du sort fait récemment à Léon Trotsky.

et pour Pierre Naville, qui n'avait pas répondu, cette autre lettre :

Paris, le 6 mars 1929.

Cher ami,

Nous nous souvenons encore de la part très active que vous avez prise à des réunions de l'espèce de celle que notre lettre du 12 février faisait prévoir. Quelle que puisse être pour vous la suffisance d'une activité qui s'exerce dans d'autres cadres, il ne peut pas vous échapper que votre abstention en cette circonstance implique à notre égard une désolidarisation d'autant plus regrettable que c'est l'attitude adoptée par des gens que nous vous avons toujours vu combattre.

Nous insistons encore pour que vous répondiez à cette lettre avant la réunion qui aura lieu le lundi 11 mars, à 8 heures et demie très précises, au Bar du Château, 53, rue du Château (à l'angle de la rue Bourgeois), réunion à laquelle nous vous prions d'autre part d'assister.

Comme il nous a paru particulièrement indiqué d'amener chacun à se prononcer sur un fait qui ne vous est pas indifférent (le sort fait récemment à Léon Trotsky), ne croyez-vous pas que, ne fût-ce même qu'en qualité de témoin, l'auteur de « La Révolution et les Intellectuels » devrait se trouver présent ?

En tout cas, son absence pourrait prêter à d'inutiles commentaires (1).

On remarquera que la liste de convocation comporte treize noms de personnes qui n'ont pas répondu, dont six (Baldensperger, Carrive, Crastre, Duchamp, Nelli, Tzara), qui de toute façon n'ont pu être touchées en temps voulu et sept (Baron, Duhamel, Fégy, Prévert, Man Ray, Tanguy, Vidal) que nous avons cru bon de tenir quittes, en raison de leurs occupations ou de leur caractère.

Pour les non-convoqués, nous nous bornerons à signaler que les anciens membres de la revue Philosophies avaient cru démonstratif d'adresser à Queneau, sans un mot d'explication, un exemplaire des revues de Psychologie concrète et marxiste, geste d'une simplicité et d'une retenue qui nous rappellent heureusement les bons exemples des manuels scolaires ; que, d'autre part, deux hommes de théâtre, Artaud et Vitrac, que nous n'interrogions guère que par goût du comique, saisirent avec précipitation l'occasion de se taire, qu'on leur offrait. La réponse d'André Souris arriva trop tard pour être versée au débat.

Faut-il, au fait, souligner qu'en proposant comme horizon à la discussion l'examen critique du sort fait à Léon Trotsky, nous ne voulions pas préjuger du sens et de la nature de la réunion projetée mais qu'il nous importait de savoir quelle serait l'attitude d'une quarantaine d'intellectuels, toujours disposés à se déclarer révolutionnaires, en face d'un problème susceptible d'accuser les plus

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(1) « C'est aussi bien à moi qu'à tel autre à m'immiscer dans des discussions où se révèle la platitude, ou la gaucherie, ou l'égoïsme, ou la mauvaise foi, ou la fantaisie, ou la politique de certains individus, et à retenir sérieusement les traits de caractère déplaisants dont s'émaille la conduite d'hommes, qui paraissent d'ailleurs d'une grande sincérité et honnêtement ennemis de toute oppression tant qu'ils s'obéissent encore... Je ne doute pas que les démonstrations les meilleures soient celles que l'on pratique ad hominem. » (Pierre Naville : La Révolution et les Intellectuels, passim). Néanmoins, l'auteur de ces lignes n'a pas cru bon de perdre une soirée pour venir exercer parmi nous ses facultés de contrôle. Le directeur de La Lutte des Classes tiendrait-il à faire oublier ses longs antécédents surréalistes, peut-être un peu gênants aujourd'hui ? On aimerait le voir s'expliquer à ce sujet. Si méprisant que nous nous attendions à le trouver à l'égard de problèmes qui l'ont troublé à tant de reprises, nous ne demandons qu'à entendre ce qu'il peut bien avoir à dire.

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inquiétants des tics des intellectuels révolutionnaires contemporains. Cela nous valut d'ailleurs immédiatement un réflexe de Georges Limbour, qui ne se dérange pas souvent pour écrire et qui, pour une fois, désira mettre les rieurs de son côté :

Cher ami,

J'ai appris que vous avez projeté de vous réunir afin d'examiner le cas Trotsky.

J'ignore, comme bien vous le pensez autant que vous devez les ignorer vous-mêmes, les décisions que vous allez prendre dans le courant de cette discussion. Nul doute qu'elles tendront à influencer le camarade Staline en faveur du révolutionnaire exilé. Aussi j'espère que cette réunion aura d'efficaces résultats.

Permettez-moi cependant ce conseil de n'agir que d'après un plan mûrement réfléchi et défini ; avec des hommes tels que Pierre Unik ou Thirion, pour n'en citer que deux parmi le quarteron, habitués à pousser jusqu'au bout l'accomplissement de leurs énergiques desseins et qui, mal engagés, pourraient, dans l'excès de leur audace et de leur courage, concourir à des actes désastreux, autant pour le salut de Trotsky que pour leur propre liberté.

Cordialement.

De même, cela permit à Bernier qui, sous un pseudonyme, tient si brillamment la rubrique des sports à L'Humanité pour « gagner sa croûte » (sic), de produire un texte de critique purement picturale d'Aragon qui, selon lui, ne cadrait pas avec le matérialisme historique et de s'en autoriser pour ne pas assister à la réunion, nous autorisant à notre tour à considérer essentiellement en lui l'homme qui fit publier sa photographie dans L'Humanité avant de ne pas aller, alors qu'il s'y engageait, « casser la gueule » à Henri Béraud, insulteur de Raymond Lefebvre.

Le 11 mars, au Bar du Château, la réunion s'ouvre sous la présidence de Max Morise. Présents : Alexandre, Aragon, Arp, Audard, Bernard, Breton, Caupenne, Crevel, Daumal, Delons, Duhamel, Fourrier, Gilbert-Lecomte, Goemans, Harfaux, Henry, Kasyade, Magritte, Mégret, Mesens, Queneau, Man Ray, Ribemont-Dessaignes, Sadoul, Savitry, Sima, Tanguy, Thirion, Unik, Vailland, Valentin. La parole est donnée à Raymond Queneau qui présente les réponses à la lettre du 12 février en les classant d'après leurs conclusions contre ou pour une action commune : quatre contre, quatre pour ou contre avec réserves, trente-six pour. Il est donné lecture in extenso de toutes les réponses.

Le ton des opposants les plus déclarés est donné par Georges Bataille, traducteur de Chestov :

Beaucoup trop d'emmerdeurs idéalistes.

- par Michel Leiris, incontestablement un des idéalistes désignés :

Mon cher Queneau,

La politique d'union sacrée ne me dit rien qui vaille, et j'ai toujours eu, par-dessus tout, horreur des replâtrages. Prenez cela, si vous voulez, pour une réponse à votre (?) questionnaire.

- par André Masson, qui préfère sans doute de nos jours à La Révolution surréaliste les Cahiers d'Art et les Cahiers du Sud (1) :

... Ce qui me gâte souverainement le questionnaire que tu m'adresses, c'est que son (ou ses) instigateurs se cachent modestement parmi les 75 camarades du palmarès. Foutre ! Que de phrases embarrassées pour aboutir à un « Congrès de Paris », grande partouse ratée de l'époque Dada, et à la création d'une nouvelle revue littéraire et artistique qui sera, n'en doutons pas, la plus scandaleuse du monde. Pas drôle.

- par Paul Guitard, qui se signale régulièrement à notre attention en faisant dans L'Humanité l'apologie des clowns :

Le plan moral sur lequel verbalement vous vous situez, et sur lequel pratiquement il vous est impossible d'évoluer, vous conduit à une sorte de tartuferie inconsciente. Dans ces conditions, quelle action voulez-vous tenter ?

Le jargon économico-philosophique de Bernier, dans lequel on démêle une déclaration contre la politique actuelle de la IIIe Internationale, nous éclaire moins sur sa conception d'une hypothétique activité commune :

... qui devrait être, comme dit Marx, « non une passion de la tête, mais la tête de la passion »

que ne le fait l'interminable post-scriptum de sa lettre, tout imprégné de la rancoeur qu'alternativement l'auteur de « Tête de Mêlée » exhale contre son ami Drieu La Rochelle et contre nous.

Pourquoi faut-il que Jean Genbach, qui ne se montre pas toujours incapable de sérieux, se soit cru obligé de nous écrire dans le style qu'il réserve généralement au cardinal Dubois ? Sans doute est-il encore de ceux, mais c'est le cas de pas mal d'intellectuels, qui ne savent pas faire bon marché de leur pittoresque personnel.

Théodore Fraenkel :

Mon activité ? Ce terme, appliqué à moi, ferait sourire tous ceux qui me connaissent. Elle ne saurait se restreindre ni s'élargir, étant certainement aussi voisine que possible du néant, mais cependant : je ne demande qu'à étudier un programme d'action avec n'importe lesquels des destinataires dont la bonne moitié me sont inconnus, mais dont un bon nombre, à ma connaissance - et ceux dont j'attends le plus - estiment ne pas devoir se prêter à cette tentative.

Avec Ribemont-Dessaignes, le ton change. Les réserves qu'il fait tout en se déclarant partisan d'une action collective, ne sont plus de l'ordre de celles de

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(1) Cette lettre venant à l'appui de ce qu'il connaissait de l'esprit de confusion d'André Masson, Aragon, d'ailleurs nettement désigné par ce texte, apprécia, dans une conversation privée, avec la violence convenable, l'idiotie soudain active de son signataire. Celui-ci fit, au cours de la réunion que nous relatons, une entrée théâtrale et ne put obtenir d'Aragon que la confirmation des propos tenus sur son compte.

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Bernier, Genbach et Fraenkel. Il ne doute pas des personnes pour des raisons philosophiques comme le premier, métaphysiques comme le second, sentimentales comme le troisième :

... Même si en fin de compte il ne doit en sortir qu'une exaspération de l'action individuelle, et la certitude, pour moi admise (autant qu'une certitude puisse l'être) que l'Esprit, au sens où j'admets que nous l'entendons, est violemment opposé à toute Révolution Sociale, ce qu'on appelle ainsi n'étant qu'un changement dans les relations de la collectivité et seulement un milieu où l'Esprit peut se nourrir : en apparence l'Esprit s'enthousiasme au seul nom de révolution. Mais que celle-ci éclate, elle n'a qu'un temps très court, et devient en tout semblable à ce qu'était l'état social précédent. L'Esprit redevient ce qu'il était : une puissance de destruction.

... Il y a un esprit collectif français qui fait sa petite révolution dans le sens que vous voyez s'affirmer tous les jours : démocratie où tout vient se fondre, fascisme, communisme, démocratie - américaine - ça fera la FRANCE. Nous voilà en carafe devant ce joli tableau. Que nous réussissions à mettre debout une action commune, d'individus, qui persisteront à agir plus ou moins individuellement, que nous devions signer notre acte de décès, que nous répugnions à toute action commune quelle qu'elle soit, c'est à voir une bonne fois, et cette fois-ci, je suppose : c'est la bonne !

Ai-je confiance ? Non. Il ne vient rien derrière nous, ou si vous voulez devant nous. La seule porte ouverte est celle du Grand Jeu. Nous sommes tous des anarchistes. Je ne vois pas pourquoi à cause de son passé nous aurions peur de ce mot. Le tout serait de lui donner un peu plus de grandeur. Mais voilà : une nouvelle réunion de nous tous va-t-elle en révéler ? Même si c'est le contraire, et si à sa suite nous devons nous retrouver tous le cul par terre, le spectacle vaut la peine qu'on l'organise, ceci dit sans intention de rire.

Joan Miró :

Incontestablement, pour aboutir à une action, il faut toujours un effort collectif. Néanmoins, je suis persuadé que les individus avec une forte ou excessive personnalité, maladive peut-être, fatale si vous le voulez, ceci n'est pas à discuter, ne pourront jamais se soumettre à la discipline de caserne qu'une action commune exige à tout prix.

Paul Hooreman :

Monsieur,

Je relève dans les questions de votre lettre, qu'y sont impliquées les réponses.

Je ne saurais, pardonnez-moi, souscrire à ces propositions déguisées. Je n'estime pas que tout compte fait, notre activité doit se restreindre, définitivement ou non, à une forme individuelle. Je pense, au contraire, que cette forme est la seule que puisse présenter une activité réelle, la seule qui puisse l'amener, au-delà d'elle-même, à conduire une action commune de quelque portée ; et qu'on ne peut arguer d'une coïncidence avec les esprits qu'on estime pour limiter par cette relation leur activité et la sienne.

D'autre part, il me paraît vainement habile que vous demandiez, même comme un sacrifice, à tous ceux qui se taisent de définir leur position. Puisqu'il fait le sujet de votre enquête, vous n'ignorez pas que le problème de l'action commune, avec tout ce qu'il renferme, est la principale inquiétude de la plupart d'entre eux. S'ils pouvaient définir leur position, nul doute qu'ils ne l'eussent déjà fait - sans grande chance que ce fût d'aucune utilité collective. Car, Monsieur, il ne me semble pas que la plupart de vos correspondants puissent aucunement se dépasser ; en les obligeant, comme vous le faites, à définir leur position, vous les mettez, n'en doutez pas, à la merci de quiconque les sauvera d'une réponse individuelle en leur proposant une solution commune.

Vous me trouverez un peu dur, sans doute. Mais cela vient, Monsieur, de l'impatience que j'éprouve à voir une fois de plus renaître une situation qui paraît, plus que jamais, précaire. J'en juge de Bruxelles, sans doute, - mais aussi avec le souvenir : d'une part des conversations que j'eus en août dernier, à ce sujet, avec André Breton ; et d'autre part, des réunions à l'issue desquelles plusieurs surréalistes s'affilièrent au parti communiste. Ces deux points me faisaient présumer que l'autorité de Breton et le souvenir du médiocre résultat de ce Congrès pourraient empêcher toute velléité d'en recommencer d'autres. Il n'en est rien, me dit votre lettre. Il ne me reste donc qu'à vous souhaiter bonne chance et à vous prier d'assurer mes amis de Paris que je suis de coeur avec eux dans cette circonstance difficile.

Arp (réponse télégraphiée) :

J'insiste sur le surréalisme pour me défendre d'un entraînement vers la politique.

Camille Goemans :

Ma position est exactement celle-ci... que si elle venait à se définir, ou que si je pouvais le faire, il faudrait aussitôt que je l'abandonnasse... En somme, la portée de votre question est pour moi de savoir à quelle forme de l'action commune je choisirais de m'arrêter, l'activité individuelle ou l'activité en commun... Mais l'action commune me paraît être, dans ce moment, un moyen matériel d'une efficacité extrême.

Partisan aussi d'une activité commune, René Magritte :

L'action commune pourrait peut-être avoir un prestige redoutable. Elle ferait entendre davantage ce que Poésie, par exemple, peut laisser entendre.

Robert Desnos :

Absolu mépris de toute activité littéraire ou artistique ou anti-littéraire ou anti-artistique, pessimisme absolu en ce qui concerne une activité sociale... Je ne me sens pas, d'autre part, d'humeur à faire abstraction des questions personnelles... En définitive et dans les cas impossibles à déterminer à l'avance, je ne renonce pas à collaborer à une activité commune mais je me refuse à accepter des mots d'ordre et une discipline par trop souvent arbitraire.

André Souris :

Il n'est pas douteux que plusieurs hommes se peuvent encore accorder sur certains mobiles essentiels. Toutefois, une entreprise commune me paraît réclamer, à l'heure présente, l'examen préalable et le plus clairvoyant des moyens propres à la rendre efficace - et je suis prêt à m'engager avec ceux qui reconnaîtraient l'imminence de cette nécessité.

Max Morise :

Je considère comme concluant l'échec des tentatives faites pour trouver une place au surréalisme dans l'idéologie révolutionnaire. A-t-on jamais fait entrer dans un système autre chose que ce qui s'y trouvait déjà ? Trancher si le surréalisme est dans la conception marxiste de la révolution ou non est laissé à la fantaisie de chacun, la réponse donnée ne change rien au développement de l'un ni de l'autre.

J'attribue la confusion et la débâcle actuelles à la sournoise intrusion du vieux dualisme - matérialisme, idéalisme - dont nous avons été victimes et à l'esprit outrageusement rationaliste qui nous a poussés à chercher dans une seule et même formule la motivation, d'une part, d'un ensemble d'activités d'ordre scientifique qui tirent leur existence d'une idéologie précise (science sociale et économique, philosophie, psychologie, etc.) et, d'autre part, de l'activité dite « surréalisme » et autres moyens d'expression de nature essentiellement poétique, qui sont, en général, notre fort. L'existence de quelques systèmes connus (dialectique, pataphysique, etc.) aurait pu éviter ce faux pas au moins averti d'entre nous. Distrait, chacun a cessé de prêter l'oreille à sa propre colère.

Je déplore l'oubli profond où est tombé l'humour.

Je demande le retour des superstitions. Je ne sais si elles sont assez fortes pour grouper encore quelques hommes.

Paul Nougé :

... J'aimerais assez, que ceux d'entre nous dont le nom commence à marquer un peu, l'effacent. Ils y gagneraient une liberté dont on peut encore espérer beaucoup... Le monde nous offre encore de beaux exemples : celui de quelques voleurs, de certains assassins, celui des partis politiques voués à l'action illégale et qui attendent l'instant de la Terreur. Il s'agit évidemment des secrètes dispositions spirituelles de ces hommes isolés ou organisés en partie ; non de quelques anecdotes pour gens de lettres ou de l'étrange galerie des fossiles de l'histoire... Je ne puis me cacher, en effet, que l'action du criminel solitaire (croyez-vous que l'on ait remarqué que le criminel auquel je me rapporte ne saurait être en aucun cas un négateur, un destructeur ?) pour fertile qu'elle soit en jouissances aiguës (cela ne regarde que lui) n'en est pas moins, par moments, gravement compromise par la faiblesse des armes qui lui sont données, mais dont il use faute de mieux. (Là aussi, toutefois, certaines ressources demeurent.)

A partir de celle-ci, les vingt-deux réponses suivantes, y compris celle du Grand Jeu portant neuf signatures, concluent toutes à la nécessité d'une action commune et à l'organisation de cette action.

Le Grand Jeu :

Au questionnaire adressé par M. Raymond Queneau à la plupart de ses membres, le groupe du Grand Jeu répond collectivement, d'accord à l'unanimité sur tous les points suivants :

1. Etant donné notre attitude anti-individualiste, tant dans le domaine de la pensée que dans celui de l'action, il ne peut être question pour nous, sur quelque plan que ce soit, d'activité efficace autre que collective. Toutes les objections sur ce point sont considérées par nous, a priori, comme non valables. Notre réponse est donc : NON.

2. a) La question ne se pose pas.

b) Nous considérons qu'une action commune peut être entreprise (car pour nous il ne peut s'agir de la « continuer » ou de la « reprendre », et nous avons encore notre mesure à donner dans ce domaine) autant qu'elle sera dirigée

non pas POUR,

mais CONTRE...

Non pas POUR...

Une telle restriction a un sens parce que nous croyons fermement que nous tendons tous vers un but unique. Mais comme nous n'avons pas encore atteint ce but, chacun de nous ne pourrait qu'en donner une définition plus ou moins approchée selon qu'il en a plus ou moins confusément conscience. Dans tous les cas, cette définition serait utopique. Les divergences entre nous dans les habitudes d'esprit et de langage suffiraient à en rendre toute expression adéquate impossible. Ceux qui refusent d'accepter cette proposition se perdront dans une casuistique sans fin, qui, à l'avance, énervera toute action possible. Conséquence pratique : nous entendons qu'une union soit établie, non pas entre individus, mais entre groupes, sous forme fédérale ; chaque groupe gardant son autonomie en tout ce qui concerne son activité positive, et l'ordre de recherches qui lui est propre.

Mais CONTRE...

certaines formes sociales et certaines formes de pensée, l'accord est, croyons-nous, virtuellement fait. Nous avons assez d'ennemis communs dans tous les domaines pour que la nécessité d'une action concertée d'attaque et de défense soit démontrée. C'est précisément dans de telles manifestations que nous pourrons vivre et reconnaître notre pensée commune et prendre à chaque instant davantage conscience de l'unicité de notre but désespéré.

Dans l'ignorance où nous sommes des moyens qui seront réunis, nous ne pouvons guère faire entrer en ligne de compte que les aptitudes particulières qui sont les nôtres pour en conclure à la nécessité d'une vaste action destructrice s'exerçant principalement sur les fondements idéologiques et moraux de la société contemporaine.

Cette activité commune, pour être efficace, doit se spécialiser et n'être ni celle de groupements politiques disposant de moyens incomparablement supérieurs, ni celle, par exemple, des organes de nos groupes respectifs dont la diffusion est insuffisante.

Il s'agira dans les débats qui vont suivre de fixer les procédés d'une technique rigoureusement appliquée à son objet.

Cette action commune doit être menée par le plus grand nombre. Sans connaître toutes les personnes à qui vous avez adressé cette lettre, nous vous faisons confiance quant à votre choix. Nous pensons même qu'il existe encore un certain nombre d'hommes à qui vous pourriez faire appel.

Pierre Audard, Monny de Boully, René Daumal, André Delons, Roger Gilbert-Lecomte, Arthur Harfaux, Maurice Henry, Josef Sima, Roger Vailland.

P.-S. - C'est la première fois que nous nous associons à une tentative de ce genre. Nous vous prévenons dès à présent, et nous croyons que vous n'y verrez pas d'inconvénient, que lors du prochain débat nous poserons au préalable cette question :

Pourquoi les précédentes tentatives n'eurent-elles pas le résultat qu'on en attendait ?

Ceci dans le seul but de nous éclairer et afin que nous ne tombions pas dans les erreurs qui furent sans doute commises précédemment.

Un certain nombre de correspondants se prononcent pour la poursuite pure et simple de l'activité surréaliste.

Joë Bousquet :

L'activité commune doit être reprise. C'est avec Paul Eluard, André Breton, Louis Aragon, Benjamin Péret et les autres surréalistes qu'elle doit être menée.

Marco Ristitch :

Parmi les personnes nommées, il y en a certaines que je ne connais pas personnellement, mais avec lesquelles je crois, d'après ce que j'en sais, pouvoir m'entendre jusqu'à un certain point (Clarté, Distances, L'Esprit et peut-être Le Grand Jeu). Il y a enfin celles (La Révolution surréaliste) qui signifient pour moi l'influence la plus incomparable, la plus décisive au monde, auxquelles je suis redevable pour tout ce sur quoi je peux, en moi, compter.

Edouard Kasyade :

J'approuve votre initiative. Je crois que Breton et Paul Eluard sont encore les seuls parfaitement désignés pour opérer le regroupement de ces volontés désintéressées dont vous déplorez l'éparpillement. A propos des jeunes, je pense que nous avons laissé échapper une occasion en ne nous montrant pas solidaires, par une déclaration collective, du geste de révolte des Normaliens.

Georges Malkine désapprouve l'activité individuelle à laquelle il se déclare néanmoins réduit. Il préconise la rédaction d'un manifeste violent engageant gravement ses signataires et permettant de débarrasser le groupe :

... des faibles, des tièdes, des indulgents, des conciliants, des amateurs, des larges d'esprit et autres ordures... Je ne conçois sous aucune forme la reprise d'une activité surréaliste quelconque si elle est préalable au triage que je réclame.

Emile Savitry entend soutenir par tous les moyens une activité surréaliste :

Je tiens particulièrement à dire que, parmi les surréalistes que je connais, sont des hommes qui ont toute mon estime et mon admiration pour la grandeur et la réalité de leurs convictions : Aragon, Breton, Desnos, Malkine, Man Ray.

Max Ernst :

J'estime extrêmement utile un minimum d'organisation. En principe, je suis prêt à mener une activité commune avec toutes les personnes du questionnaire... J'estime de la plus grande importance de continuer les actes de terreur que les surréalistes ont menés.

Les réponses suivantes, qu'elles le mentionnent ou non, tiennent compte, à côté ou au-delà de l'activité surréaliste, d'activités d'un autre caractère.

Albert Valentin :

Loin de faire bon marché des questions de personnes, je ne les sépare pas des seules questions morales qui me touchent et dont elles sont toujours le prolongement ou la conclusion.

Il compte sur leurs réponses pour juger ceux qu'il ignore mais il en est d'autres :

... qui me sont entièrement étrangers et pour lesquels j'entends ne rien risquer, - je veux dire, par exemple, les gens de Philosophies (et tout ce qui s'ensuivit : L'Esprit, Revue marxiste, Revue de psychologie concrète) dont il n'y a rien à attendre sinon le galimatias spéculatif et l'inaptitude à servir les valeurs sentimentales que je défends... A présent, je suis bien en peine de vous déterminer la nature que doit affecter la collaboration que j'envisage, et, réclamer que je le fasse aujourd'hui consisterait à me demander de quelle sorte sera la prochaine saloperie qui se produira et contre laquelle il conviendra de s'élever.

Paul Eluard :

Mon activité ne saurait se réduire à une forme individuelle et, quel que soit le résultat de notre tentative de regroupement, je reste et resterai solidaire de tous ceux qui ont toujours montré leur volonté d'agir en commun pour une cause véritablement révolutionnaire... Il me sera probablement impossible d'assister aux débats qui suivront votre consultation, mais je vous prie de considérer que je fais entièrement confiance à André Breton et à Louis Aragon pour me représenter. L'activité surréaliste ne saurait être abandonnée, mais il est à souhaiter qu'aucun effort parallèle ne soit négligé, ni isolé.

Maxime Alexandre :

Cette activité commune, qui pour moi personnellement est une de mes raisons d'être, doit très exactement correspondre aux nécessités révolutionnaires actuelles, et à la fois être rigoureusement adéquate à nos exigences les plus profondes.

René Crevel :

A l'opportunisme de la grande presse, aux sophismes distingués de tant d'inutiles revues, à tous ceux qui tiennent boutique de bonne grosse muflerie, de grâces particulières, d'esthétisme ou de louche subtilité, de Clément Vautel à Jean Paulhan, il conviendrait d'opposer, et d'urgence, l'accord que j'estime, a priori, parfait entre les destinataires de cette lettre sur des points précis tels que : question coloniale - la loi nouvelle permettant d'emprisonner de un à cinq ans quiconque, par ses écrits ou ses discours, a voulu diminuer le prestige de la France - la loi sur le respect dû aux militaires. Il s'agirait de reprendre l'activité commune telle qu'elle s'exerça au temps de la Lettre à Claudel et de la protestation à propos de la guerre du Maroc.

E.L.T. Mesens :

Dans l'état où je me trouve actuellement, je ne puis que faire confiance à une activité collective telle que vous pouvez la comprendre et à laquelle je voudrais pouvoir me consacrer sans réserves... Il importe que nous ne laissions rien passer qui puisse, pour ou contre, solliciter notre intervention.

Nous ne manquerons pas de signaler qu'au détriment même de propositions propres à exalter quelques-uns, ce qui prime dans les trois réponses auxquelles nous arrivons est un esprit de conciliation qui suppose la considération de toutes les personnes interrogées.

Ainsi, André Breton se borne à rappeler qu'au-delà des relations particulières entre ces personnes, il existe une possibilité d'accord spontané qui ne saurait être sacrifiée au jeu de ces relations :

Pour quelques-uns d'entre nous, si je me souviens bien, il était question de faire prévaloir par tous les moyens une sorte d'innocence active à quoi tous les prétextes étaient bons pour se manifester et dont le seul mode adéquat d'expression était, sous toutes ses formes, la violence... Il est, à mon sens, très fâcheux que cette violence qui nous est donnée et à laquelle nous avons dû tant de fois, sans nous connaître ou après nous être perdus, les uns les autres de nous reconnaître (j'en appelle à Morhange, à Prévert, à Artaud, à Carrive, à Tual, et même à Leiris, et même à Masson s'ils se détournent), que cette violence passe au service d'intérêts particuliers tout à fait dérisoires et se dissipe dans des querelles stériles.

Ainsi, Raymond Queneau ne voudrait voir soulever ces questions personnelles qu'à toute extrémité :

La littérature guette son homme au carrefour du scepticisme et de la poésie. L'action collective peut seule redresser les égarements individuels... Il s'agit donc de vaincre le confusionnisme qui semble obnubiler la plupart des esprits... Il ne faut pas trahir les ouvriers qui font la Révolution : les questions personnelles se posent lorsqu'il s'agit de traîtres.

Ainsi, Louis Aragon, qui envisage la question d'un point de vue expérimental :

Qu'espérons-nous ? Cette question est bien inutilement humoristique. Ce n'est cependant pas de considérer que les résultats négatifs sont encore des résultats qui doit me faire, personnellement, passer pour un amateur de défaites. Je souhaite, bien entendu, un accord entre les gens auxquels nous faisons appel. Je le souhaite exactement, comme devant le fait acquis, j'en ratifierai la carence.

Par contre, Frédéric Mégret, Pierre Unik, Jean Caupenne, Georges Sadoul soulèvent violemment les questions personnelles.

Frédéric Mégret :

1° Artaud, Vitrac, complètement impossibles (puisqu'il faut le répéter) ; 2° les gens du Grand Jeu, groupe littéraire issu d'une même classe de lycée, prêts à toutes les petites et grandes saletés pour faire leurs petits bonshommes de chemins... Je suis d'ores et déjà bien décidé à suivre Aragon et Breton dans toutes les entreprises qu'ils mèneront dans l'avenir.

Pierre Unik, tout en refusant de croire que des différences individuelles puissent anéantir les possibilités d'action commune, fait objection à toute possibilité de collaboration avec Artaud et Vitrac, Le Grand Jeu et :

quelques maniaques de l'obstruction et de la démoralisation à tout prix qui se découvriront au cours du débat... Je fais par contre confiance tout particulièrement à Aragon, Baldensperger, Boiffard, Breton, Caupenne, Eluard, Ernst, Fourrier, Genbach, Goemans, Mégret, Morise, Nougé, Péret, Queneau, Sadoul, Savitry, Tanguy, Thirion, Valentin.

Jean Caupenne :

Je crois nuisible une collaboration avec un certain nombre de destinataires de votre lettre. En premier lieu celle d'êtres particulièrement tarés comme Artaud et Vitrac, celle des anciens collaborateurs de Philosophies qui viennent de se faire une situation dans le communisme. Quant au Grand Jeu, plusieurs de ses collaborateurs ne se contentent pas d'être des métaphysiciens distingués : quand dernièrement il s'est agi de communiquer à Thirion le texte du manifeste des élèves de l'E.N.S., ils s'y sont refusés pour des raisons que j'aimerais entendre préciser dans la réunion prochaine. J'ai une confiance trop absolue, pour le présent et l'avenir, en André Breton et Aragon pour ne pas faire confiance à leurs amis présents et futurs.

Georges Sadoul demande qu'on tire parti de l'attitude de chacun :

Il y a grand intérêt à solliciter de tous les destinataires de cette lettre une adhésion à une action commune - si discutables ou si suspects que certains d'entre eux puissent être - afin de compromettre ces derniers s'ils acceptent ou de tirer parti de leur refus s'ils se dérobent.

Après des attaques contre le groupement Philosophies, « universitaires et contre-révolutionnaires », les membres du Grand Jeu (à propos de la récente affaire de Normale), Bernier, Guitard, Crastre et Altman « qui ont assez démontré leur gâtisme velléitaire », Vitrac et Artaud « leur saloperie de petits littérateurs », il conclut en faisant « confiance à toute activité qui s'organisera autour de Breton et d'Aragon ».

Enfin, nous terminerons par trois réponses dont les signataires, qui poursuivent pour leur compte une activité d'ordre politique, se prononcent tous les trois en faveur d'une activité commune.

Marcel Fourrier :

Je ne me désintéresse absolument pas des possibilités d'action commune entre un certain nombre d'hommes. Encore faut-il que ces hommes soient des révolutionnaires, car une seule action commune m'importe : celle qui mène vers la Révolution et j'entends bien la destruction totale de l'ordre social bourgeois, son origine de production économique, son esprit.

Pour ma part, je pense que l'activité commune qui continue à rassembler un certain nombre d'entre nous autour de la défense de quelques idées et de quelques principes sur lesquels se comptent aujourd'hui les seuls révolutionnaires dont je veuille me soucier, ne peut se manifester dans un sens admissible pour moi que dans une solidarité absolue avec Trotsky, par exemple - pour prendre un cas-type compréhensible par tous et devant lequel personne ne puisse se dérober.

Ce premier point éclairci, nous pourrons procéder à un nouveau recensement de nos forces et porter le second point de l'examen auquel nous voulons procéder sur la meilleure utilisation de l'activité de chacun. Je ne suis pas absolument adversaire de différentes sortes d'activités, pourvu que je pense que le but envisagé par chacun d'entre nous reste bien identique. L'activité d'André Breton par exemple et celle de Louis Aragon, bien que non spécifiquement politiques comme la mienne, me semblent bien conformes cependant à une même conception de la recréation d'un monde.

Mais, parmi les personnes à qui votre lettre s'adresse et que je connaisse soit personnellement, soit de réputation, j'en vois bien peu à qui je puisse faire une telle confiance et ne pas pousser absolument sur le terrain politique : le seul où il soit impossible d'échapper immédiatement aux conséquences de l'action révolutionnaire - pour l'instant la répression - je cite des noms : Aragon, Pierre Bernard, André Breton, Paul Eluard, Max Ernst, Malkine, Pierre Naville, Benjamin Péret, Georges Sadoul, Yves Tanguy, André Thirion, Pierre Unik et bien entendu vous-même.

Pierre Bernard :

1. - Non.

2. - Illimitée. Quant aux personnes, la question peut être résolue en séance, comme pour Artaud, Soupault et autres Morhange.

André Thirion :

Mon cher Queneau,

Ce qu'on a toujours caché sous le vocable « questions personnelles » m'intéresse beaucoup. Je ne pense pas que la désunion que tu déplores soit l'effet de disputes aussi mesquines. Les raisons en sont plus sérieuses. Tellement que s'en remettre à des « déterminations extérieures » pour tout arranger me semble être la politique de l'autruche. Les désaccords sont suffisamment profonds pour qu'ils ne puissent être résolus dans l'enthousiasme.

Mais si on les veut résoudre, reste à savoir qui doit y mettre du sien. Or, il semble qu'en 1929 les borgnes partagent la royauté avec les bigles. Depuis quelques années, la presque unanimité des gens s'attachent à ne rien vouloir comprendre. Ce n'est certes pas la faute de l'histoire qui leur en a offert les moyens. Et on crève faute de bien assimiler.

Voyons un peu nos intellectuels. Voici des exemples d'activité contemporaine :

Nous a-t-on assez couru sur le haricot avec M. Bergson, le bergsonisme et les bergsoniens ? On nous menace maintenant de la psychologie concrète ! Des gens qui se découvrent subitement anti-bergsoniens se préparent à bien nous emmerder. Ne désespérons pas d'en trouver un jour des pour ou contre MM. Alain et Benda. Passons...

Au hasard de la pêche : on finit par lire et commenter les galimatias de M. Drieu La Rochelle. M. Berl, pauvre crétin, le bourgeois type, dont l'horreur du machinisme ne l'empêche pas d'apprécier les nouveaux modèles de la General Motors, l'escroc Malraux qui, espérons-le, continuera sa besogne de salaud en donnant pour suite aux « Conquérants » une vie aventureuse du colonel Lawrence, passent maintenant pour des révolutionnaires. Il n'est pas jusque dans le camp des gens honnêtes et plus sérieux où ne règne l'obscur ! A quels purs esprits a donc songé Naville (dont on se souvient par ailleurs de la brillante campagne contre Barbusse) en écrivant « La Révolution et les Intellectuels » ? Où veut-il en venir ?

... « Il faut, dit-il, organiser le pessimisme ; ou plutôt, puisqu'il ne s'agit que d'obtempérer à un appel, il faut le laisser s'organiser dans la direction du prochain appel » ...

Voilà qui est typique de la perte du sens des réalités chez un homme dont on pouvait attendre beaucoup : goût de l'abstraction, amour du vide (particulièrement vif, semble-t-il, chez Francis Gérard), mais où est la Révolution dans tout cela ? Il est certain que l'idée du matérialisme, en France, se perd dans la nuit des temps !

Bien qu'on puisse être sûr de trouver toutes ces erreurs, un jour, en bien meilleure place, j'en serais moins inquiet si je ne sentais devenir de plus en plus imprécise la tradition révolutionnaire.

Marx, qui bien souvent n'y figure que comme ancêtre, Engels inconnu, Lénine, pour ne citer que ceux dont on imprime les noms, apparaissent, dans l'énorme majorité de la littérature communiste actuelle, comme des schémas à côté desquels les yeux les moins ouverts voient s'organiser la vie.

Mais est-il besoin de conjurer des spectres pour y remédier ? Car la critique qu'on prétend nous offrir de cet état de choses est pire encore que le mal. Dans les organes des morceaux de l'opposition, on a le goût d'autres fétiches. On y passe son temps à gémir au milieu d'une grande incohérence de propos.

Rien que dans la philosophie et la politique, vois-tu, mon cher Queneau, les désaccords sont bien affirmés.

En voici quelques-uns de mis en cause de ceux à qui tu as adressé ton enquête. Je pourrais maintenant déplorer l'absence de sens moral qui caractérise aussi cette belle époque, parler du comportement des gens dans la vie affective, ce qui est beaucoup plus important qu'on le croit quand il s'agit d'action... Nous n'aurions pas fini...

A part cela, il est toujours utile de s'expliquer et de faire s'expliquer les autres, car si on ne trouve pas d'autres avec qui s'entendre, il ne peut évidemment être question d'action collective.

Ainsi, il me paraît toujours excellent de réunir le plus possible de signatures au bas d'un manifeste objectif. Par exemple, dans le domaine des généralités, contre la répression, contre la guerre, contre l'armée. Il sera difficile d'être plus particulier (par exemple contre le travail) sans accepter l'éventualité d'un déchet. C'est justement une belle expérience à tenter, au moment où si peu de gens veulent vraiment dire ce qu'ils pensent.

A la faveur de ces opérations, on en pourra venir à quelques questions fondamentales (matérialisme, usage de la dialectique, tactique révolutionnaire) qui demandent une mise au point. Espérons que nous aurons pu nous entendre à quelques-uns, pour faire, à temps, cette indispensable besogne.

Mais, d'ores et déjà, je dois dire que je ne compte pas sur MM. Altman, Bernier, Crastre, Fégy, Guitard, Massot, qui ont été ou sont encore mieux que quiconque en place pour bien faire et qui n'ont jamais rien fait que prouver leur incapacité. Qu'on s'en rende compte ! Leurs coups de gueule à tort et à travers ne cachent, pour les uns, qu'un crétinisme désespérant, pour les autres que le seul souci d'habiller les révolutionnaires en petits-bourgeois.

De même, qu'ils se traînent seuls de fumier en fumier, le cadavre qui s'appelle Artaud et la limace qui a nom Vitrac.

Voilà pour ceux qui ne peuvent plus rien nous apprendre sur eux-mêmes. Mais la liste n'est pas close. Je dois y ajouter, malgré l'incertitude du devenir, des gens plus jeunes.

L'histoire nous apprend que le danger essentiel est toujours dans nos propres rangs. Le moins que j'en puisse dire ici est que je me sens pris de la plus extrême méfiance à l'égard des hommes qui ont successivement formé les groupes Philosophies, L'Esprit, pour, à la suite de la plus effarante des évolutions, se trouver à la direction de La Revue marxiste, aux côtés de M. Rappoport. Aujourd'hui, ce n'est que la confusion, l'emmerdement, le manque total de sens critique. Demain... (mais de quoi demain sera-t-il fait ?)

Eh bien, je pense que ce n'est déjà plus faire une prédiction que d'affirmer qu'il est dans le cours normal des choses de rencontrer demain, à La Revue marxiste, le rassemblement de tout ce qu'un communiste sera obligé de combattre.

Mais, descendons plus bas. Vraiment, il me paraît impossible d'avoir jamais quelque chose en commun avec les petits esthètes du Grand Jeu. J'avoue que rien ne m'est aussi répugnant que les désespérés-au-sommeil-de-plomb, les pessimistes-à-la-noix et les révoltés de couchette, surtout quand il s'agit là de trucs pour arriver plus rapidement à chanter des cantiques dans les feuilletons, colonnes et autres lieux des Nouvelles littéraires.

A leur aise, mais ces voies ne sont pas les nôtres. Et s'il fallait leur abandonner la jeunesse, périsse cette jeunesse dans les patronages de leurs curés.

La lecture des lettres n'ayant soulevé aucun incident, la parole est donnée à André Breton qui, justice rapidement faite des manoeuvres qui tendent à le représenter, seul ou avec Aragon, comme devant supporter la responsabilité directe, quoique inavouée, de la démarche du 12 février, accorde que les mots « répression intellectuelle » ont été employés au cours de la lettre d'une manière abusive et impropre. Ceci dit, reste à aborder l'objet même de la réunion. Il est bien entendu que l'ordre du jour n'est pas intangible. Rien de plus risqué et de plus vain que, conscience prise des divergences qu'accusent les lettres et aussi de quelques autres, de soulever immédiatement la question Trotsky et, étant donné la manière plus que délicate dont elle se pose, de tenir pour vraiment significatif et pour valable, à quelque égard que ce soit, un accord à peu près général susceptible de s'établir à ce sujet. Plusieurs questions préalables sont à résoudre : il y va des droits que chacun peut avoir de prendre position en pareille matière. A l'assemblée de se prononcer d'abord sur le degré de qualification, morale ou autre, mais sans doute morale, de chacun. Ce degré de qualification de chacun est fonction de ce qu'on peut savoir, d'ores et déjà, de son activité. Il implique la stricte considération du rapport qui existe entre les manifestations objectives de l'activité de chacun et ce qu'on sait de chacun en dehors de ces manifestations.

Or, abstraction faite du signe de vie qu'elles ont donné ou non en réponse à la lettre du 12 février, les personnes consultées se répartissent d'elles-mêmes dans deux catégories : alors que les unes semblent s'être délibérément consacrées à l'accomplissement d'une tâche révolutionnaire (Bernard, Fégy, Fourrier, Naville, Thirion), les autres, à en juger par leur comportement général, ne militent pas au sens révolutionnaire du mot. Tant s'en faut que pour cela elles aient partie liée les unes contre les autres : elles s'accordent, au contraire, pour se désigner, le cas échéant, celles d'entre elles qui donnent prise à la corruption, celles qui, d'un côté ou de l'autre, se conduisent d'une manière équivoque. A considérer ceux des destinataires de la lettre qui se placent sur le terrain politique, s'il est d'un médiocre intérêt d'apprécier plus longuement l'attitude de Bernier et de Guitard, convient-il de laisser impunément se poursuivre l'activité de Morhange, qui, depuis longtemps, s'est révélée plus que suspecte ? Comment l'actuel directeur de La Revue marxiste peut-il être le même homme que celui qui écrivit, en octobre 1924, cette lettre adressée aux surréalistes et publiée dans la N.R.F :

Messieurs,

J'ai reçu votre lettre mauvaise. (*)

Vivant parmi des esclaves dévoués, vous imaginez qu'il n'est plus d'homme qui ne s'effraye de vos cris. Vous vous trompez infernalement. Et c'est parce que vous êtes le Mal. Mais Dieu sera fidèle à sa parole, sachez-le. Puissiez-vous déjà en douter légèrement.

____________________

(*) On trouvera plus haut le texte de la Lettre à Pierre Morhange. (N.D.E.)

____________________

... Je voyais à nouveau l'Esprit, l'Amour et le Fait d'Homme. Je proclame leur éternité. Et c'est vous qui m'apportez la persécution. Messieurs, cette persécution dérisoire ne saurait nourrir notre âme qu'éternisèrent des persécutions immenses. Vraiment c'est cette faiblesse des haines plus que leur méchanceté qui me désespère.

Malheureux hommes, je vous adresserai des paroles non de haine. Vous avancez pour que je vous combatte. Je vous combattrai. Et je vous vaincrai encore par la Bonté et l'Amour.

Et je vous convertirai au Tout-Puissant.

Alors nous saurons tous que les battements de nos poitrines louent le règne de Dieu.

Gloire à Dieu dans le Ciel et sur la Terre.

Tout ce que nous pouvons savoir de Morhange est de nature à nous faire dénoncer ce qu'il peut entreprendre aujourd'hui. Nous sommes qualifiés pour le faire. Nous disposons des éléments nécessaires. C'est là un travail négatif, si l'on veut, mais qui s'impose. Ce travail est de ceux qui peuvent nous donner conscience de ce que nous sommes. Qui pense autrement ? (L'assemblée consultée manifeste unanimement son accord.)

A l'intérieur du surréalisme, les défections ne font qu'éclairer de leur vrai jour certaines mentalités : l'arrivisme ignoble d'Artaud et Vitrac, pour qui il n'est pas de sot métier, fût-ce celui d'indicateur de police. Tout comme Morhange, ils se sont d'ailleurs bien gardés de se rappeler aujourd'hui plus qu'il ne fallait à notre attention. Ils ne seront pas les derniers à se caractériser de cette manière : on peut le déduire de quelques-unes des lettres qui nous sont parvenues.

Reste l'espoir qui rassemble ici un certain nombre d'hommes de pouvoir s'unir sans arrière-pensée, ne serait-ce que pour faire aboutir certaines revendications communes tout à fait essentielles qui, sans cela, disparaissent derrière les divergences plus ou moins marquantes de groupement à groupement, voire d'individu à individu. La chance de détermination d'un terrain d'entente dépend de la possibilité de sacrifice provisoire de chaque point de vue particulier. Il s'agit donc, pour ceux qui se réclament du point de vue communiste proprement dit, de faire momentanément abstraction de ce point de vue (et des malentendus plus ou moins graves qui résultent, à l'heure actuelle, de la diversité des thèses en présence : approbation de tous les mots d'ordre, discussion dans le parti, oppositions diverses hors du parti), pour ceux qui se réclament du point de vue surréaliste, qu'il leur paraisse ou non compatible avec le précédent, de faire momentanément abstraction de ce point de vue (et des malentendus plus ou moins graves qui résultent de l'importance variable accordée à l'action sociale, à la subversion sous toutes ses formes, à la poésie, à l'amour, au doute planant sur la réalité, à la violence, etc.), et de même, pour les anciens collaborateurs de Correspondance, pour quelques indépendants et pour les collaborateurs actuels du Grand Jeu, de faire momentanément abstraction de ce qui les groupe aussi bien que ce qui les isole. C'est à ce prix (mais chacun en est-il bien convaincu ? la réponse globale du Grand Jeu ne le prouve pas) que nous parviendrons à imposer une faible partie de ce que nous voulons.

Breton, qui tient à ce qu'il ne soit procédé à l'examen du problème posé par l'exil de Trotsky qu'autant qu'auront été résolues un certain nombre de questions préalables et qu'on se sera entendus sur un certain nombre de concepts fondamentaux, rappelle que, quoi qu'on en ait dit, une position révolutionnaire peut être définie, qui n'implique pas, pour des gens dont les facultés employables sont d'une autre sorte, l'attitude et la vie de militant. Il s'en réfère aux déclarations de Panaït Istrati, publiées dans le numéro du 23 février dernier des Nouvelles littéraires. A l'interviewer, lui rappelant qu'il a écrit : Je ne suis pas un écrivain de métier et je ne le serai jamais, Istrati répond : Je ne suis pas non plus un révolutionnaire de métier et je ne le serai jamais. Contrairement aux révolutionnaires bourrés de doctrine dont la plupart trahissent à tour de bras, ma route, depuis 1902, n'a jamais dévié. Je suis resté le révolutionnaire sentimental qui à soudé son destin à celui des vainqueurs du cuirassé Cneaz Potemkine, au débarquement desquels j'assistai en 1905, à Constanza. Je me souviens du grand Matouchenko, le chef des révoltés, dont le regard et le dur visage exprimaient cette foi révolutionnaire qui jamais ne devient profession (1). De cette foi, Istrati a-t-il pu dire que jamais elle ne devient profession, s'est-il servi de l'expression de « révolutionnaire sentimental », c'est peu probable mais, au-delà de la trahison possible d'un Lefèvre, il n'en reste pas moins que, de la part d'Istrati, comme le montre bien le contexte, il ne s'agit pas de l'affirmation individuelle et platonique d'un état d'esprit de révolte et d'une sympathie indistincte à l'égard des révoltés mais bien d'un espoir absolu dans la Révolution sociale, d'une confiance absolue dans les droits, et dans la force pour les imposer, du prolétariat. Breton demande si chacun partage absolument cet espoir. (Oui, à l'unanimité.)

Ceci étant entendu, sans quoi aucun débat ultérieur n'eût été admissible, il convient d'aborder une question qui reste brûlante et qui s'adresse aux collaborateurs du Grand Jeu.

Le Grand Jeu s'est signalé jusqu'ici à notre attention : 1° par la publication d'un numéro de revue dont ce n'est pas le moment de faire l'apologie ni le procès mais dont nous retiendrons qu'à côté de déclarations de révolte de caractère anarchiste, on y peut relever une proposition lapidaire concernant la préférence donnée à Landru sur Sacco et Vanzetti et un emploi constant du mot « Dieu » aggravé encore du fait que dans l'un des articles on précise qu'il s'agit bien d'un Dieu unique en trois personnes ; 2° par les propos que certains d'entre nous ont été amenés à échanger avec ses rédacteurs - et ces conversations expliquent, peut-être mieux que le numéro précédent, la présence parmi nous des membres du Grand Jeu - ; 3° par sa participation avec nous à

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(1) Breton note que c'est au cours de cette interview qu'Istrati, invité à faire connaître son sentiment à l'égard de Trotsky, n'hésite pas à déclarer : Trotsky, ou l'opposition, c'est la réserve d'or de la révolution russe. Sans cette réserve, vraiment, je ne sais pas comment il y aurait un progrès révolutionnaire en Russie et dans le monde. Ce serait déjà le piétinement, l'enlisement. Il ne saurait s'agir, d'ailleurs, d'adopter d'enthousiasme cette conception.

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certaines manifestations publiques de l'espèce de celle du théâtre Alfred Jarry et de la salle des Sociétés savantes (ligue contre la licence des rues) ; 4° par la communication qu'il nous a faite d'une sorte de pétition destinée à paraître dans Les Nouvelles littéraires, en réponse à une enquête sur l'état d'esprit des étudiants. On connaît les faits : quatre-vingt-trois normaliens ont signé une déclaration contre la préparation militaire. Devant l'émotion soulevée par celle-ci dans la presse et les menaces de répression, ils sont amenés pour la plupart à renier leur signature. Parmi ceux d'entre eux qui n'ont pas faibli, il s'en trouve dix seulement pour accepter de signer un texte plus violent que leur propose l'un d'eux, nommé Bénichou, pour servir de réponse à l'enquête des Nouvelles littéraires qui ne se sont faites l'écho que des réponses de caractère réactionnaire. A ces dix signatures viennent s'ajouter celles d'un certain nombre d'étudiants des facultés et, à ce titre, de plusieurs des collaborateurs du Grand Jeu. Ce sont ceux-ci qui vont le présenter à Martin du Gard, qui se refuse à le publier. Nous étions au courant de cette démarche : à deux reprises Lecomte et Vailland, qui nous avaient montré rapidement le texte en question, discutent avec nous de l'opportunité et de la nécessité, que nous faisons valoir, de la publication de ce texte. Mais où le publier ? Nous leur en offrons les moyens. Sur ces entrefaites, nous apprenons que les dix normaliens signataires, à la suite d'une mesure prise par le directeur de l'école interdisant formellement aux élèves de l'E.N.S. toute déclaration collective non approuvée par lui, s'alarment et s'opposent à la publication d'un texte qu'ils ont déjà signé, texte qui comporte la condamnation de la famille et de la patrie. Ce texte était alors entre les mains de Gilbert-Lecomte. Ni les déclarations précises faites à Daumal et Vailland par plusieurs d'entre nous, ni une démarche tentée par André Thirion à l'Ecole Normale auprès de Bénichou ne purent modifier cet état de fait. Que des normaliens signent un texte et renient leur signature, qu'ils n'osent s'exposer au risque que comporte la publication de ce qu'ils ont pensé, il n'y a rien là pour nous surprendre - ne s'agit-il pas d'élèves d'une des grandes écoles bourgeoises ? - mais, ce qui est grave, ce qui est de nature à faire douter du sérieux des sentiments mêmes qu'ils expriment, c'est que des intellectuels, qui tendent à se définir sur le plan révolutionnaire, comme certains collaborateurs du Grand Jeu, aient eu entre les mains le document dont nous parlons sans en prendre même copie et qu'ils l'aient purement et simplement rendu à leurs camarades de Normale.

La discussion s'engage sur ce sujet. Gilbert-Lecomte fait valoir qu'il n'a pas cru devoir passer outre aux volontés des Normaliens parce que certains d'entre eux, sinon tous, lui paraissent des révolutionnaires qu'il n'a pas voulu compromettre et faire mettre à la porte de l'Ecole Normale. Thirion intervient pour dire que lorsqu'il a redemandé le texte à Bénichou, il était entre les mains de Gilbert-Lecomte et fait préciser que c'est à la suite de son entrevue avec Bénichou que celui-ci l'a réclamé à Gilbert-Lecomte pour le faire disparaître. Aragon fait observer que le seul service à rendre à un révolutionnaire est de le faire congédier de l'Ecole Normale. Il demande à Gilbert-Lecomte s'il est bien sûr que c'est la crainte de nuire aux signataires qui l'a poussé à agir ainsi, si ce n'est pas plutôt celle de leur déplaire et d'altérer la nature de ses relations avec eux. Allusion ayant été faite à une lettre de Bénichou à André Breton, les collaborateurs du Grand Jeu en demandent communication et lecture en est donnée :

Monsieur,

J'ai en ma possession la lettre et les signatures. J'ai suffisamment expliqué à Thirion pourquoi je ne juge pas devoir vous les transmettre. Quel que soit le jugement que par ailleurs je porte sur la personne de la plupart des signataires, certains d'entre eux ont voulu se taire devant la répression. La situation ne permet en rien de les accuser. Vous et vos amis ne faites pas autrement quand, dans une manifestation, les flics vous mettent la main au collet.

D'ailleurs, rien ne vous permet, vu que jusqu'ici vous n'avez couru aucun danger sérieux, d'exercer, sur le point précis dont il est question, un contrôle sur qui que ce soit. Je m'étonne que vous sembliez exiger un scandale qui ne vous nuirait en rien.

Pour ma part, ce que disait la lettre en question, je compte bien pouvoir le dire encore quand il me plaira et comme il me plaira : la France n'existe pas pour moi et je baise quand j'en ai envie. Plus précisément j'emmerde l'Ecole Normale Supérieure, ce qui probablement n'est pas votre cas, puisque vous avez adressé deux de vos livres en « hommage à la bibliothèque de l'E.N.S. » (c'est votre dédicace) et que vous avez maintenant l'honneur d'être placé au rayon des Beaux-Arts (BA d 428. 29 8°) parmi les livres d'Emile Mâle et autres immondes critiques d'art, si bien que tout normalien curieux de littérature moderne se croit autorisé par vous à vous juger et assuré de votre sympathie.

Je saisis ici l'occasion de vous rappeler l'ignoble article de Lazareff sur Aragon et vous, que j'ai lu dans « Gringoire » il y a un mois et demi. Que vous vous soyez laissé situer de cette façon par le dernier des Cons, c'est votre affaire, et, la polémique n'étant pas mon fort, je n'aurais pas été vous chercher pour vous en parler si vous n'aviez fait naître, ces jours derniers, des circonstances un peu spéciales et où certaines précisions s'imposaient.

J'estime donc nécessaire de vous faire remarquer que, d'une façon générale, les révolutionnaires ne vous doivent aucun compte, que pour ma part je considère votre juridiction comme inexistante et m'y soustrais entièrement. Je serais très étonné que cela ne vous parût pas naturel.

Après de vives protestations de Pierre Bernard et de Marcel Fourrier, Gilbert-Lecomte, parlant au nom du Grand Jeu, déclare se désolidariser entièrement du contenu de cette lettre. Bernard fait observer à Gilbert-Lecomte que cette désolidarisation ne touche pas au fond du débat. Il s'agit de sa conduite à lui, Gilbert-Lecomte, en pareille occasion. Ne peut-on craindre que, dans des circonstances plus graves, il compromette de la même façon, pour des raisons de scrupule personnel, une situation où il serait appelé par hasard à jouer un rôle capital ? Le comprend-il ? Gilbert-Lecomte répond que oui.

Cette dernière partie de la discussion a été marquée par de violents incidents mettant aux prises les collaborateurs du Grand Jeu et certains des assistants, notamment Jean Caupenne, qui avaient déjà, dans leurs réponses, manifesté leur défiance à l'égard du Grand Jeu.

D'autre part, Breton, sans revenir sur un fait acquis, à savoir la réponse collective du Grand Jeu, s'inquiète du maintien au sein d'une assemblée comme celle-ci d'un groupe constitué, auquel bien entendu il serait trop simple d'opposer un ou plusieurs groupes immédiatement reconstituables. Gilbert-Lecomte, au nom du Grand Jeu, s'étonne et affirme que de toute façon l'accord qui règne entre les collaborateurs du Grand Jeu se trouverait maintenu, qu'ils parlent successivement ou que l'un d'eux exprime leur opinion commune. D'autre part, ils constituent un groupe très jeune, qui n'a jamais pris part à une semblable tentative de rapprochement ; ils seraient désireux, comme l'annonçait le postscriptum de la réponse collective, de connaître les raisons de l'échec des entreprises précédentes, sur lesquelles ils possèdent peu de renseignements. Aragon répond que c'est justement la persistance de liens analogues qui a compromis ces entreprises. Gilbert-Lecomte demandant en quoi, Bernard expose brièvement les faits qui, après la déclaration : « La Révolution d'abord et toujours ! », ont amené au sein d'un groupement en apparence parfaitement uni (Philosophies) une rupture entre ses éléments, le dressant, lui, Bernard, contre Morhange sur une question essentielle.

Breton déplore à ce sujet que le désir de faire front des collaborateurs du Grand Jeu empêche d'apprécier diversement, comme cependant il convient, l'activité des individus. Il lui est impossible de faire une égale confiance à tous les membres de ce groupement sur une simple déclaration de solidarité de leur part. Faut-il bien entendre qu'ils prennent tous à leur charge, par exemple, les articles de Roger Vailland parus dans Paris-Midi ? Vailland déclare immédiatement qu'il sait quels articles vont lui être reprochés ; ceux-ci sont d'ailleurs vieux de six mois ; d'autre part, conseil pris de ses amis, il ne signe plus ses articles de journal que d'un pseudonyme. On lui fait observer que cela revient au même : ces articles sont de même nature. Gilbert-Lecomte déclare que, bien entendu, le fait de collaborer à un journal donné implique la nature de la collaboration. Aragon proteste et cite l'exemple de Robert Desnos et de Benjamin Péret qui, dans des conditions diverses, n'ont jamais publié rien dont ils aient à rougir. Vailland déclare qu'il ne s'estime pas plus coupable que l'ouvrier qui fabrique des obus. Protestations diverses (Thirion, Queneau, Bernard, Caupenne, Unik). Lecture est donnée de deux articles : « Le Souvenir de Guynemer » et « L'hymne Chiappe-Martia ». Voici ce dernier :

M. Chiappe est un peu comme un grand-père qui comble de cadeaux ses petits-enfants et à qui ceux-ci, pour le remercier, ménagent d'agréables surprises. C'est ainsi que M. Bleu, chef de musique des gardiens de la paix, a composé en grand secret une marche en l'honneur du préfet de police, qui fut jouée au cours d'une récente réunion intime au stade de Pantin.

« Je ne voulais pas qu'on sache que c'était mon oeuvre, nous dit M. Bleu. Aussi je l'avais signée du nom de ma mère... »

Mais comme un enfant qui veut triompher de la modestie de son frère, un des gardiens de la paix qui rédigent le journal corporatif révéla le secret et s'arrangea adroitement pour que M. Chiappe lût l'écho. M. Bleu fut félicité.

C'est avec une voix émue et un bon sourire que le chef de la musique des gardiens de la paix nous conte, en lissant ses grosses moustaches blondes, ces incidents touchants. Ce Bordelais qui, après 35 ans passés dans la capitale, a perdu l'accent natal, faisait déjà de la musique à l'âge de neuf ans.

« Mais jamais je n'eus tant de plaisir à composer un morceau », nous déclare-t-il.

Souhaitons que les Parisiens soient également ravis d'entendre dans les squares publics l'hymne intitulé Chiappe-Martia, à la gloire de l'épurateur de notre capitale.

Cette lecture soulève diverses protestations et provoque des altercations difficiles à noter. L'expression : « épurateur de notre capitale » est reprise et soulignée. Fourrier s'étonne de la présence parmi nous du signataire de ces lignes. Gilbert-Lecomte cherche à atténuer l'effet produit par cette lecture en insistant sur l'ancienneté de la publication. Comme on désire savoir en particulier de chacun des collaborateurs du Grand Jeu ce qu'il pense des textes incriminés, Ribemont-Dessaignes qui, depuis quelque temps, a donné des signes d'impatience, se lève et menace de se retirer si l'on continue à faire état des questions de personnes. Il avait espéré, dit-il, que le débat porterait sur des sujets d'intérêt général. On lui répond qu'aucune question d'intérêt général ne peut être débattue avec des individus suspects. Il répond avec colère qu'il sait très bien à quoi tendent de tels procès et met en cause, à cet égard, Aragon et Breton, déclarant qu'il les a toujours vus agir ainsi et se complaire uniquement à un travail de juge de paix. Au milieu de divers mouvements, Breton le prie de ménager ses expressions. Ribemont-Dessaignes défend Vailland en disant qu'il faut bien que celui-ci « gagne son pain » et que ceux qui lui reprochent de tels articles, en interrogeant bien leur conscience, trouveraient probablement dans leur vie des choses aussi répréhensibles au point de vue révolutionnaire. Protestations multiples : on somme Ribemont-Dessaignes de s'expliquer. On apprend en tout et pour tout qu'Aragon et Breton ont collaboré jadis à La Nouvelle Revue française et à Commerce. Breton prend violemment à parti Ribemont-Dessaignes et l'accuse de ne vouloir quitter la salle que pour éviter d'être lui-même gravement mis en cause : n'est-il pas venu deux jours plus tôt demander à Aragon et à lui-même leur collaboration pour une nouvelle revue luxueuse, payant cinquante francs la page, qu'il dirige pour la France sans bien connaître ses répondants pour l'étranger (1) ? Ribemont-Dessaignes fait mine de rester pour se prêter à des explications mais, comme on entend en finir d'abord avec le cas Vailland, il déclare n'avoir pas de temps à perdre et gagne la sortie, accompagné de diverses huées et de cris : « A la porte ! »

Après son départ, la discussion reprend. Il s'agit de savoir si les collaborateurs du Grand Jeu se solidarisent avec les articles de Vailland. Il est très difficile d'en avoir le coeur net : une première déclaration collective, dont quelqu'un souligne le caractère chevaleresque, ne satisfait pas l'assemblée. Aragon essaye d'expliquer à Vailland qu'il n'est pas admissible qu'on passe outre, au mépris des graves arrière-pensées qui subsisteraient envers lui. On interroge nominalement chacun des collaborateurs présents du Grand Jeu. C'est d'une voix hésitante, c'est le moins qu'on puisse dire, que chacun d'eux déclare trouver ces

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(1) Bifur.

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articles regrettables et que certains mêmes affirment que, pour leur propre compte, ils ne les auraient pas écrits. Néanmoins, au-delà de ces articles, ils sont tous disposés à faire confiance à Vailland. A cet instant, Thirion se lève et déclare avec indignation qu'il ne restera pas un instant de plus avec des gens qui supportent que l'un d'eux se livre à l'apologie de Chiappe, « l'épurateur de notre capitale » : cette expression suffit, du point de vue auquel il se place, et il n'est pas le seul à s'y placer dans cette salle, à lui faire considérer Vailland comme un policier. Il quitte la salle.

Les dernières paroles de Thirion ayant soulevé les protestations du Grand Jeu, Aragon, n'abandonnant que le caractère injurieux de ces paroles, s'élève contre toute appréciation de la conduite de Thirion. Il fait un nouvel appel à la compréhension des collaborateurs du Grand Jeu, leur affirmant que, pour sa part, pour celle de Fourrier, de Queneau et d'Unik, il ne s'était jamais agi de les convoquer dans l'intention de les injurier mais que, comme à des degrés divers l'affaire de Normale et la collaboration de Vailland à Paris-Midi en faisaient foi, aucune activité commune avec eux n'était possible avant qu'ils eussent pris nettement conscience de ce que la plupart d'entre nous leur reprochaient. Vailland déclare regretter ses articles. Peut-on, dans ces conditions, lui faire confiance ? On vote à mains levées. Seuls les collaborateurs du Grand Jeu font confiance à Vailland. Après un tel vote, toute possibilité d'action commune est-elle écartée ? Les collaborateurs du Grand Jeu acceptent, en principe, si une telle action devait être engagée, de n'y figurer qu'à titre individuel et non en tant que membres d'un groupement. Malgré les protestations de plusieurs assistants opposés à toute collaboration avec Le Grand Jeu, Vailland est sollicité à plusieurs reprises de proposer lui-même une démarche susceptible de pallier à (sic) l'effet des articles qu'il regrette. Vailland, qui semble assez désemparé, ne trouve rien. C'est alors qu'à son défaut Breton fait une proposition minima : Vailland écrira une lettre, qui sera reproduite dans le prochain numéro du Grand Jeu et dont, par ailleurs, il laissera les surréalistes libres de faire usage, lettre dans laquelle il désavouera formellement ses articles en reproduisant et commentant les termes de « L'Hymne Chiappe-Martia » et en caractérisant son attitude d'une façon qui ne laisse pas d'équivoque. Vailland, d'accord avec ses amis, en prend l'engagement. Dans ces conditions, sous réserve de l'appréciation des termes de la lettre de Vailland, la possibilité d'une collaboration avec les membres du Grand Jeu est à nouveau mise aux voix à la suite d'une déclaration de Fourrier qui consent à accepter cette procédure. Alexandre, Kasyade, Mégret, Queneau et Unik se prononcent seuls contre toute collaboration. La séance est levée. On attendra de recevoir la lettre de Vailland pour poursuivre ultérieurement des débats dont la multiplicité des questions personnelles a seulement permis de poser le principe.

Le 14 mars 1929, Roger Vailland adressait à André Breton la lettre suivante :

Cher ami,

On a pris lundi soir prétexte de ma collaboration à Paris-Midi et, en particulier, d'un article paru il y a plusieurs mois et signé de mes initiales, sur M. Bleu, chef de la fanfare de la police municipale, pour m'accuser sur le point qui m'est le plus sensible : pour la première fois dans ma vie, on affecta de soupçonner ma sincérité révolutionnaire. J'ai bien voulu répondre parce que j'ai jugé que la cause qui nous réunissait valait la peine que je sacrifie ce que j'appellerai provisoirement de l'amour-propre.

Mais je mets en doute la sincérité de mes accusateurs. Ne savaient-ils pas pertinemment que, profondément et réellement, je vomis toutes les polices ? que quand je le déclare, c'est tout mon être qui le déclare ; et je vous autorise, vous et n'importe qui, à faire n'importe quel usage de cette déclaration que je revendique pleinement.

Ne savaient-ils pas aussi que, par contre, je n'attache aucune importance aux articles que j'ai écrits, écris et écrirai dans Paris-Midi ou autres journaux bourgeois pour gagner ma vie. Ils n'ont pour moi aucune réalité au seul sens valable de ce mot. J'ai déjà invoqué l'exemple classique du prolétaire qui fabrique des obus. Et me faire un grief moral de les écrire témoigne d'une bien étrange conception de la responsabilité.

Je précise : il eût été normal qu'on discutât pour savoir si ma collaboration à un journal bourgeois pouvait nuire à l'action que nous entreprenions. Tel eût été le point de vue de tout vrai révolutionnaire.

Mais qu'on prenne prétexte de cette collaboration pour prononcer sur ma personne un jugement moral, ou, plus généralement, qu'on prenne prétexte d'un acte dont on ignore même les mobiles, pour juger un être, je ne puis l'admettre. Vous reconnaîtrez vous-même que c'est là le procédé habituel des tribunaux bourgeois.

D'ailleurs, Jacques Prévert, que j'ai rencontré depuis, m'affirme que, vous ayant apporté lui-même l'article « incriminé », vous lui aviez dit, sans humour, que vous trouviez normal qu'on prenne cette façade pour gagner sa vie. Mais ce n'est pas ma manière de vous reprocher un changement d'opinion quant à un fait aussi particulier et aussi dénué d'intérêt.

Mais j'ai tout de même été surpris, puis indigné, du ton pris par la plupart des personnes présentes au débat de lundi soir. Et, encore une fois, il ne s'agit pas là d'une susceptibilité dont je fais bon marché en face de la cause qui nous réunissait.

J'attends votre réponse avec impatience.

Nous nous excusons auprès de nos lecteurs de reproduire in extenso un pareil tissu de palinodies. Cela nous dispense de tout commentaire. Voilà donc comment ces messieurs, une fois de plus, tiennent leurs engagements ; voilà de quoi ils sont tous solidaires. Que M. Vailland vomisse la police, c'est une image, pas très belle. Il sera vomi avec elle.

On se souvient que le vote du 11 mars, concluant à la possibilité d'une entente avec les collaborateurs du Grand Jeu, était conditionnel : la lettre de Vailland l'annule, et si la consultation consécutive à la lettre du 12 février peut avoir des suites et un sanctionnement (sic), cela dépasse le cadre du présent exposé. Nous avons surtout voulu montrer certains intellectuels à l'oeuvre, et à ce titre, nous nous en voudrions de passer sous silence la lettre suivante :

12 mars 1929.

Cher ami,

Mon admiration pour vous ne dépend pas d'un soupèsement perpétuel de vos « vertus » et de vos « torts ». Vous pensez bien que les reproches que je vous ai adressés hier soir, à vous comme aux autres surréalistes, ne sont qu'un argument en réponse à votre manière d'agir. Et je vous prie de croire que cela n'engage en rien le sentiment que je puis nourrir envers vous et Aragon, et qui reste entier.

Mais, ceci dit, j'ajoute que je remporte de la mentalité qui a présidé à la réunion d'hier une impression de tristesse qui me repousse dans mon isolement.

Ainsi, voilà à quoi aboutit toute votre volonté commune : jugement, jugement, jugement, et de quelle sorte ! Votre action révolutionnaire : lessive de personnes. En somme, avez-vous jamais fait autre chose ? Toute tentative collective n'a-t-elle jamais été autre chose que de perpétuels problèmes personnels, et généralement d'une mesquinerie de collégiens ? Quand aurez-vous fini de prendre la température des gens qui sont les plus proches de vous ? En fait d'action révolutionnaire, vous n'avez fait, je le répète, que du lessivage en famille. Cela n'a jamais franchi le petit cercle des personnages qui vous entourent, et, à ce sujet, il est même bien regrettable que, pour exécuter quelques-uns qui ont cessé de vous plaire, vous soyez si peu difficiles sur la qualité des autres.

Je considère que la besogne de soi-disant épuration (sic), de soi-disant mise au point (sic) à laquelle vous vous livrez, est absolument contre-révolutionnaire. Elle vous condamne à l'impuissance qui est la marque du mouvement surréaliste. Elle justifie l'opinion que l'on a de ce mouvement dans le parti communiste, c'est-à-dire dans la Révolution sociale en ce qu'elle comporte de précis. Je suis renseigné là-dessus. Et pourtant ledit parti n'est pas difficile en fait de méthodes personnelles !

Au lieu de détruire les mentalités contre-révolutionnaires, c'est vous-même que vous détruisez, dans la stérilité la plus désolante. Il serait certainement plus drôle de rendre l'existence de Poincaré impossible et de l'obliger au suicide, ou de figer une fois pour toutes le sourire de M. Doumergue.

Vous paraissez, au-dessous des considérations personnelles, avoir un souci constructif. Or, toute volonté d'action constructive me semble être de la littérature. Vous la fuyez, mais elle vous tient, et tous les motifs qui vous guident et ce qui en résulte, restent ce que vous vomissez cependant, de la littérature.

Vous êtes incapable d'adopter et de conserver tout au moins le point de vue négatif auquel je reste fidèle. Votre attitude ne peut que me refouler vers l'anarchie - avec toutes les réserves que vous admettrez que je puisse faire, ce mot ayant été affreusement compromis par de vagues politiciens.

Je profiterai d'ailleurs de cette lettre pour fixer ma position vis-à-vis du communisme : j'attends la révolution prolétarienne et j'y pousserai, quoique j'estime que l'action des intellectuels de notre sorte soit bien faible. C'est le prolétariat qui fera la révolution (et il ne paraît pas du tout disposé à la faire en France, ne vous déplaise). Et, par prolétariat, j'entends que les accommodements d'ailleurs compréhensibles de Fourrier tombent devant les faits. Voyez Russie.

Mais en ce qui concerne la période constructive révolutionnaire (si l'on peut dire), zut pour le communisme (ce qui s'accompagne de merde pour les autres formes de construction sociale).

Les « conceptions sociales » me paraissent être bien faiblement révolutionnaires en ce qu'elles ont de constructif. Je persiste à croire que l'action occulte collective ou individuelle a la plus grande force. Aussi, laissez-moi rire devant l'attitude de puriste que vous vous croyez obligé d'avoir officiellement sur un tas de sujets, ma revue y compris.

Pour ce qui est de l'action collective ou individuelle, voici mon point de vue : une action collective est possible à condition qu'elle se fasse par un accord spontané, une adhésion qui n'a rien à voir avec la volonté, et qu'elle soit une force des choses. L'organiser comme des bureaucrates, fussent-ils communistes, avec une discipline de caserne, des airs de petits juges, est proprement stupide - cette tyrannie et cette discipline vont à l'encontre de leur but et détruisent toute possibilité d'unanimité véritable.

Je m'élève de nouveau de toutes mes forces contre les moeurs que vous voulez maintenir, contre la mauvaise foi qui a régné durant la réunion de la rue du Château, et contre le guet-apens mal organisé (ou très bien si l'on envisage cela d'un point de vue « commissariat de police »), qui se cachait sous le prétexte Trotsky.

J'entends encore Aragon se défendre avec véhémence sous le reproche d'agression préméditée et de mauvaise foi, et je vous vois ensuite ouvrir votre petit cahier révélant, avec ses pièces amassées, la preuve du guet-apens.

Jolies moeurs en vérité, et bel appareil qui pourrait faire illusion en des circonstances qui en vaudraient la peine. L'épluchage du Grand Jeu, le nom de Dieu et les reportages - et le mot Révolte que vous affectez de mépriser alors qu'il pourrait peut-être vous dépasser - mais oui, mais oui, cher ami... seulement ce ne sont là qu'histoires de collège et toute votre activité y passe, et lorsque vous avez fait la blanchisseuse, cette énorme activité est bien fatiguée.

Vous êtes des bureaucrates de la pureté et du jugement.

Et puis, Breton, l'orgueil vous perd. Vous êtes trop satisfait lorsque quelques imprudents vous entourent la tête d'une gloire de hurlements. Mais l'êtesvous intérieurement ? C'est une autre affaire.

Je sais ce qu'on dit de vous, et aussi ce qu'on est disposé à en attendre. Vous l'ignorez. Le succès de Nadja (je ne parle pas du succès purement littéraire) devrait cependant vous renseigner, et vous détourner d'une pseudo-activité qui ne masque que de la littérature et de ridicules questions personnelles sous des dehors révolutionnaires. Gare au révolutionnarisme professionnel !

Je ne comprends pas comment le fait de jouer son Staline au petit pied, son Staline de pacotille (le vrai Staline n'est déjà pas drôle), peut être tentant. Quant à servir la révolution, c'est comique, on croirait vraiment lire la page relative à la discussion dans le Parti dans L'Humanité ou les résolutions du Comité central, ou du B.P., mais en moins bien. En cas de révolution, je suis sûr que vous serez mis hors d'état de nuire, dès le début.

Je demeure avec vous pour tout ce que j'aime en vous, Breton, en Aragon, et en plusieurs de vos amis (dont Bernard - et je crois qu'avec Fourrier, je pourrais m'entendre après discussion sur plusieurs points), mais j'ai horreur du petit jeu que vous répétez trop souvent, caricature de tous les souvenirs historiques révolutionnaires, avec mots célèbres des Grands Hommes.

Je suppose que vous me ferez la grâce de comprendre les raisons de cette lettre, et d'y voir en fin de compte l'amitié souvent admirative que j'ai pour vous.

Votre

G. Ribemont-Dessaignes

P.-S. Bien entendu, je tiens pour nulles certaines injures de séance, comme celle qui, à minuit et demie, après 3 heures et demie de stérile obscurité, prétendait que je partais au moment qu'on jugeait quelqu'un. Je suis malade, il me fallait regagner La Garenne. Je suppose n'avoir jamais donné d'exemple de lâcheté de cet ordre. D'ailleurs, peu importe.

De quoi faut-il donc discuter encore en 1929 ! Retenons de ce dernier document le témoignage d'admiration que son signataire apporte à des gens qui font, à son avis, « une besogne contre-révolutionnaire ». Retenons aussi pour rire la leçon qui nous est faite, entre mille, par l'imprudent amateur de musique municipale : « Tel eût été le point de vue de tout vrai révolutionnaire », phrase qui, sous sa plume, fait véritablement autorité.

Pour nous, sans prétendre détenir en pareille matière la vérité, nous nous contentons d'apporter ici les pièces d'un procès que nous poursuivons, ne redoutant guère d'en voir dégager nos mobiles. On y trouvera des redites ; ce n'est pas par pure complaisance que nous avons transcrit tant de déclarations que d'autres auraient négligées en raison de leur burlesque ; nous nous faisons peu d'illusions sur le caractère distrayant de ce qui précède : ne nous en excusons pas. Ce manque de désinvolture de notre part, le temps apparemment perdu à résoudre des problèmes d'un intérêt si restreint - des problèmes qu'il suffirait, pourrait-on croire, de ne pas poser - ce goût de la récidive en pareille matière, tout cela serait entièrement inexplicable si l'on ne devinait que nous ne nous acharnons à démasquer des individus d'un aspect si inoffensif que parce que nous savons que c'est sous cet aspect que se présente la graine de zigotos qui, à la faveur de quelques petits travaux littéraires, trouvent toujours moyen d'en imposer, pendant un temps plus ou moins court, jusqu'à ce que quelque événement social, de caractère bouleversant, leur fasse perdre toute prudence. Nous les avons vus en 1914 ; c'étaient alors des gens connus dont l'effroyable ineptie n'a pas encore cessé de nous étonner, de Bergson à Claudel (« Tant que vous voudrez, mon général »). La génération suivante, dont nous avons connu les lamentables commencements, est en bonne voie pour les égaler. On ne nous fera pas croire que cette célèbre racaille ait attendu la gloire pour se définir ignoblement. Le métier d'intellectuel s'exerce avec une telle impunité qu'il est inutile d'attendre, pour les signaler à l'attention publique, que les petits garçons inoffensifs soient devenus des hommes respectés, qui apporteront au service de ce que nous haïssons les ressources d'une longue pratique confusionnelle et l'art de faire le beau devant les chiens.

L. A. [Louis Aragon], A. B. [André Breton]

[Variétés, numéro hors-série, juin 1929.]

Lettre à M. Keller, reçu premier à l'Ecole militaire de Saint-Cyr (Seine-et-Oise)

Nogaro, le 16/9/29

Monsieur,

Nous lisons aujourd'hui, dans La Petite Gironde, le résultat du concours d'admission à l'Ecole militaire de Saint-Cyr (S.-et-O.). Nous ne voulons pas être les derniers à vous dire notre sentiment sur ce beau succès.

Nous n'avons pas l'honneur de vous connaître personnellement, mais élèves jadis des lycées nous avons eu l'avantage de rencontrer des jeunes gens qui, comme vous, préparaient les grandes écoles avec l'espoir secret d'y obtenir la première place.

Cela nous permet de nous faire une idée de votre aspect physique. Vous n'avez pas vingt ans ; votre visage est couvert de pustules suppurantes, de servilité, de patriotisme, de merde et d'abjection. Vous portez des binocles, ayant la vue basse par la suite d'une lutte menée vainement contre l'onanisme et d'une fréquentation réitérée des prêtres, des pédérastes, des officiers, des marguilliers, des lecteurs de L'Echo de Paris et autres bons Français.

Nous tenons à vous dire, et c'est pourquoi nous vous écrivons, malgré le peu de loisirs que nous laisse la paresse, que nous crachons sur les trois couleurs : bleu, blanc et rouge du drapeau que vous défendez. Nous attendons avec une vive impatience le prochain soulèvement des hommes que vous prétendez commander et qui, demain, avec notre concours, mettront au soleil les sales tripes de tous les officiers de l'armée française et celles des petits binoclards casoardeux de votre espèce. Si on nous oblige à faire la guerre, nous combattrons du moins sous le glorieux casque à pointe allemand et, quand vous vous présenterez en faisant camarade, comme les gâteux saint-cyriens de 1914, en levant au ciel vos sales pattes recouvertes des légendaires gants blancs, nous saurons, avec cette lâcheté qui est la caractéristique des Boches et des communistes, vous foutre dans la peau les douze balles que vous réservez aux gens dont l'honnêteté insulte à votre saloperie (les déserteurs, les espions, les défaitistes, les mutins, les communistes, etc.).

A ce moment il nous vient un scrupule : vous êtes encore jeune et, quoique étant sans doute un travailleur, il vous reste peut-être encore un peu d'honnêteté. Dans ce cas, excusez-nous ; mais il est du moins indispensable que vous remettiez, sitôt cette lettre reçue, au général directeur de l'Ecole de Saint-Cyr (S.-et-O.), votre démission d'élève de cette école avec l'exposé des motifs de cette décision, en y joignant une copie de la présente missive. Sinon, nous continuerons à vous considérer comme le premier et le dernier des tristes Cyrs dont vous n'aurez pas que l'air (KELLER) ! ! Et, comme tel, nous vous fesserons publiquement, sur la place de Saint-Cyr, municipalité communiste, municipalité d'espions.

Georges Sadoul, 54, rue du Château, Paris ;

Jean Caupenne, 18, rue du Regard, Paris.

Ci-joint un timbre de 0,50 F pour vous permettre de nous faire parvenir cette décision.

[Je ne vois pas la... cachÉe dans la forÊt]

<Fig>

[La Révolution surréaliste n° 12, 15 décembre 1929.].

<Fig>

Un cadavre

Il ne faut plus que mort cet homme fasse de la poussière. André Breton (Un cadavre, 1924.)

AUTO-PROPHÉTIE

Ce monde dans lequel je subis ce que je subis (n'y allez pas voir), ce monde moderne, enfin, diable ! que voulez-vous que j'y fasse ? La voix surréaliste se taira peut-être, je n'en suis plus à compter mes disparitions. Je n'entrerai plus, si peu que ce soit, dans le décompte merveilleux de mes années et de mes jours. Je serai comme Nijinsky, qu'on conduisit l'an dernier aux Ballets russes et qui ne comprit pas à quel spectacle il assistait.

André Breton, Manifeste du Surréalisme

PAPOLOGIE D'andrÉ BRETON

La deuxième manifeste du Surréalisme n'est pas une révélation, mais c'est une réussite.

On ne fait pas mieux dans le genre hypocrite, faux-frère, pelotard, sacristain, et pour tout dire : flic et curé.

Car en somme : on vous dit que l'acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule.

Mais l'inspecteur Breton serait sans doute déjà arrêté s'il n'avait pas tout de l'agent provocateur, tandis que chacun de ses petits amis se garde bien d'accomplir l'acte surréaliste le plus simple.

Cette impunité prouve également le mépris dans lequel un Etat, quel qu'il soit, tient justement les intellectuels. Principalement ceux qui, comme l'inspecteur Breton, mènent la petite vie sordide de l'intellectuel professionnel.

Les révélations touchant par exemple Naville ou Masson ont le caractère des chantages quotidiens exercés par les journaux vendus à la police. La méthode et le ton sont absolument les mêmes. Pour les autres appréciations sur d'anciens amis, chers parce que l'inspecteur Breton espérait qu'ignorant sa qualité ils le nommeraient président d'un Soviet local des Grands Hommes, elles ne dépassent pas les ignominies ordinaires des habitués de commissariat, ni les coups de pied en vache. A cette heure où sont maîtresses de la rue ces deux ordures : la littérature et la police, il ne faut s'étonner de rien. Aux deux extrêmes, comme Dieu et le Diable, il y a Chiappe et Breton.

Que Dada ait abouti à ça, c'est une grande consolation pour l'humanité qui retourne à sa colique. - Mais, dira-t-on, n'avez-vous pas aimé le surréalisme ? Mais oui : amours de jeunesse, amours ancillaires. D'ailleurs une récente enquête donne aux petits jeunes gens l'autorisation d'aimer même la femme d'un gendarme.

Ou la femme d'un curé. Car on pense bien que dans l'affaire le flic rejoint le curé : le frère Breton qui fait accommoder le prêtre à la sauce moutarde ne parle plus qu'en chaire. Il est plein de mandarin curaçao, sait ce qu'on peut tirer des femmes, mais il impose l'ascétisme. Il vomit sur les soutanes noires : c'est qu'il en veut une blanche. Plus de Dieu : vive le Diable ! - L'histoire est pleine de ces catéchismes et de ces schismes. L'Eglise est, Diable merci, comme dit l'autre, assez intelligente pour savoir qu'à la fin on sable l'eau bénite ensemble.

Ces canailleries et ces mômeries ne trompent pas le parti communiste dans lequel le frère Breton se glissa pour les fins que l'on sait. Devenu gazier, Breton en crève de rancune. Faux frère et faux communiste, faux révolutionnaire mais vrai cabotin, gare à la guillotine, que dis-je, on ne guillotine pas les cadavres.

En effet, j'avais cru qu'André Breton était un homme, ce n'est qu'un tétard de bénitier, un modeste agent des moeurs, un petit diablotin.

Et encore, littérature, ô poison, j'exagère : ce n'est plus qu'un littérateur crevé. Il appartient à l'histoire, un jour on fera une enquête à son sujet.

En attendant, et pour finir, une croix sur son souvenir.

G. Ribemont-Dessaignes

MORT D'UN MONSIEUR

Hélas, je ne reverrai plus l'illustre Palotin du monde occidental, celui qui me faisait rire !

De son vivant, il écrivait, pour abréger le temps, disait-il, pour trouver des hommes et, lorsque par hasard il en trouvait, il avait atrocement peur et, leur faisant le coup de l'amitié bouleversante, il guettait le moment où il pourrait les salir.

Un jour il crut voir passer en rêve un Vaisseau-Fantôme et sentit les galons du capitaine Bordure lui pousser sur la tête, il se regarda sérieusement dans la glace et se trouva beau.

Ce fut la fin, il devint bègue du coeur et confondit tout, le désespoir et le mal de foie, la Bible et les chants de Maldoror, Dieu et Dieu, l'encre et le foutre, les barricades et le divan de Mme Sabatier, le marquis de Sade et Jean Lorrain, la Révolution Russe et la révolution surréaliste (1).

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(1) Encore... et toujours la plus scandaleuse du monde.

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Pion lyrique, il distribua des diplômes aux grands amoureux, des jours d'indulgences aux débutants en désespoir et se lamenta sur la grande pitié des poètes de France.

« Est-il vrai, écrivait-il, que les Patries veulent le plus tôt possible le sang de leurs grands hommes ? »

Excellent musicien, il joua pendant un certain temps du luth de classe sous les fenêtres du Parti Communiste, reçut des briques sur la tête, et repartit, déçu, aigri, maîtrechanter dans les cours d'amour.

Il ne pouvait pas jouer sans tricher, il trichait d'ailleurs très mal et cachait des boules de billard dans ses manches ; quand elles tombaient par terre avec un bruit désagréable devant ses fidèles très gênés, il disait que c'était de l'humour.

C'était un grand honnête homme, il mettait parfois sa toque de juge par-dessus son képi, et faisait de la Morale ou de la critique d'art, mais il cachait difficilement les cicatrices que lui avait laissées le croc à phynances de la peinture moderne.

Un jour il criait contre les prêtres, le lendemain il se croyait évêque ou pape en Avignon, prenait un billet pour aller voir et revenait quelques jours après plus révolutionnaire que jamais et pleurait bientôt de grosses larmes de rage le 1er mai parce qu'il n'avait pas trouvé de taxi pour traverser la place Blanche.

Il était aussi très douillet : pour une coupure de presse il gardait la chambre huit jours et il crachait, il crachait partout, par terre, sur ses amis, sur les femmes de ses amis. Et ses amis souvent le laissaient faire, trop grands amoureux pour protester. Il crachait aussi sur Poe ou sur Dufayel. Il n'était pas très fixé, il crachait sur le dîner qui n'était pas prêt à l'heure, il piquait des colères épouvantables à la vue d'une boîte de sardines, il était lugubrement cocasse, pénible à voir mais toujours très digne.

Parfois la bêtise lui couvrait le visage. Il s'en doutait car il était rusé et se planquait alors derrière les majuscules Amour, Révolution, Poésie, Pureté. Son enfant de choeur, Jean Genbach, son petit défroqué en qui il avait mis toutes ses complaisances, agitait la sonnette et beaucoup baissaient la tête, mais quelques-uns regardaient et voyaient, derrière le tabernacle, Breton-Fregoli ajuster sa barbe de Christ, occulte.

C'était la grande rigolade !

Hélas, le contrôleur du Palais des Mirages, le perceur de tickets, le gros Inquisiteur, le Déroulède du rêve n'est plus, n'en parlons plus.

Jacques Prévert

Dédé

André Breton

le doigt dans le trou du cul

signa un pacte avec le diable

le doigt dans le trou du cul

le diable lui fit faire un beau complet veston

dans la toute délicieuse étoffe véritablement sucrée

du cinéma parlant

le doigt dans le trou du cul

Et très content de lui le pohète

construisait une petite barricade de fleurs

le doigt dans le trou du cul

Mais fatigué de transporter des roses

il suppliait l'air morose

« Uranus ! Uranus

Prête ton anus »

Moralité

Non ! non ! la poésie n'est pas morte ! Les chants désespérés sont toujours les plus beaux et ousqu'y a de la gêne y a pas d'humour pour les petits oiseaux.

Raymond Queneau

MORALEMENT, PUER...

Malheur à ceux qui sont gourmands. Isidore Ducasse

Qu'il parfume en paix les gracieuses ténèbres qu'il aimait tant. Qu'il champignonne.

Sa mort, comme celle de la fine fleur du surréalisme, ne surprendra pas ceux qui sérieusement, positivement, s'adonnent aux sciences occultes. L'infortuné n'avait-il pas trahi ? N'était-il pas allé jusqu'à divulguer le plus élémentaire des saints arcanes ? Jobard sinistre, à peine initié, il claironne le mystère intangible de sa naissance, il publie en caractères italiques les révélations du commandant Choisnard et le monde entier apprend qu'il fut conçu entre 1896 et 1898, dans la période de la conjonction d'Uranus avec Saturne, et que de cette conjonction naquit aussi une école nouvelle en fait de science. Et il poursuit la citation quitte à forcer la révélation, quitte à pousser l'évidence jusqu'à s'identifier lui-même à la prophétie : « Cet aspect planétaire, crie-t-il, placé en bon endroit dans un horoscope, pourrait correspondre à l'étoffe d'un homme doué de réflexion, de sagacité et d'indépendance, capable d'être un investigateur de premier ordre. »

Pourquoi le malheureux n'a-t-il pas médité sur le huitième signe de l'alphabet hébreu ? Ah ! si le silence eût été fidèlement gardé, on n'aurait pas crucifié l'initiateur avant la fin de son oeuvre ! Mais pouvait-il ignorer le grand symbole silencieux de Prométhée ? Ne savait-il pas que tous les mages qui ont divulgué leurs oeuvres sont morts de mort violente, et que plusieurs ont été réduits au suicide, comme Cardan, Schroeppfer, Cagliostro et tant d'autres...

Que deviendra donc dès 1930 cette école nouvelle en fait de science ? Ce surréalisme, qui l'OCCULTERA ?

Et qu'est devenu aujourd'hui cet investigateur de premier ordre ? Hélas ! une larve menacée par le feu et la pointe des épées, une ombre lamentable que compisse chaque soir Astaroth et que sodomise perpétuellement Rosamasa ! Encore le glaviot retombant sur le nez ! Encore un coup du boomerang magique ! Et passez-moi la truelle du franc-maçon que je lui rebouche le chancre.

Trêve de conneries, le bonhomme valait mieux. Ce fut un personnage, un aventurier honnête, un poète qui marchandait, un hiérarchisant, un ami. Il se parait de la défroque de Renan et de la blouse de Baudelaire. « J'écris bien », disait-il. Il écrivait comme un capitaine, comme un curé, comme un greffier. « Greffier, parlez ma langue maternelle », disait-il aussi et il y réussissait lui-même.

Il greffait. Il greffait son style de réactionnaire et de bigot sur des idées subversives. Curieux résultat qui ne manquait pas d'épater les petits bourgeois, les petits industriels, les petits commerçants, les boutonneux de séminaires et les cardiaques des écoles primaires supérieures. Il insultait en diagonale et saluait de face, le chapeau bas, à angle droit. Il faudra recueillir, et publier un jour, sa correspondance. Elle en vaut la peine. Qu'en disent MM. Edmond Jaloux, Paul Morand, Paul Valéry, Jean Cocteau, etc. ?

Il escroquait. Certaines de ses métaphores sont des escroqueries cousues de fil « Au Patriote » :

« Ce n'est pas la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l'imagination. »

« Des hommes comme Chirico prenaient alors figure de sentinelles sur la route à perte de vue des Qui-vive. » (!)

« Braquer sur l'engeance des premiers devoirs l'arme à longue portée du cynisme sexuel... »

« Le drapeau de la déconfiture. »

D'autres, dans le genre Bridoison, sont cousues de fil à la patte :

« Le rêve est-il moins lourd de sanctions... »

« La morale s'arroge le droit... »

« Faire justice, tranchons-en, j'incrimine, etc., etc. ... »

« Le procès de l'attitude surréaliste demande à être instruit » (Tu parles !).

En voici une autre, tissée directement du rouet d'Omphale, et qui, si je puis dire, est une perle : « Nous ne sommes guère des travailleurs ; c'est presque toujours nous embarrasser fort que de nous poser la question d'usage : « Travaillez-vous en ce moment ? » (Peut-on dire qu'Hercule, que Christophe Colomb, que Newton travaillaient ? ») (sic).

Qu'on relise attentivement les oeuvres de ce végétarien, on y prendra sa rigolade.

Quel lecteur de « La Révolution surréaliste », quel soldat de la « Guerre au travail », quel intellectuel de la « Dernière grève », composera, pour les Anas de la N.R.F., un « Esprit d'André Breton » ? Quelque chose dans le genre de :

« Que l'esprit se propose même passagèrement de tels motifs, je ne suis pas d'humeur à l'admettre. »

« Holà ! j'en suis à la psychologie, sujet sur lequel je n'aurai garde de plaisanter. »

« Faites-moi l'honneur de me croire. »

« Que les rieurs me pardonnent. »

« On décrit un porc et c'est tout. Dieu qu'on ne décrit pas est un porc. » (sic).

« Je demande que l'on tienne pour un crétin celui qui se refuserait encore à voir un cheval galoper sur une tomate. » (L'auteur souligne voir, c'est moi qui souligne encore.)

***

Il escroqua les morts et les vivants. Cet ennemi de la tradition (qu'il aurait voulu faire croire) fit entrer dans la baraque surréaliste tout un peuple incohérent allant de Swift à Raymond Roussel en passant par Poe qui, dit-il, est surréaliste dans l'aventure (policière sans doute. Crachons en passant sur Edgar Poe) (1), par Nouveau qui l'est dans le baiser (dans le baiser !), par Fargue qui l'est dans l'atmosphère (dans l'atmosphère !), par Reverdy qui l'est, paraît-il, chez lui ! Il y a de quoi se tordre - n'oublions pas de mentionner aussi que Hugo est surréaliste quand il n'est pas bête et que Saint-John Perse l'est... à distance - et de quoi pleurer sur la définition même du surréalisme, bêtifiante proposition de dictionnaire, rédigée dans un langage pseudo-scientifique, patagogie qui ne veut rien devoir à personne, et comme elle a raison, sauf aux récréatives et comiques proses de Poisson soluble, définition qui vous a de petits airs psychopathiques et prétentieux qui en font un modèle d'escroquerie à l'épate.

Il pratiqua sur une vaste échelle l'escroquerie à l'amitié. Pour faire mousser ses lubies, ses poèmes, ses berlues, ses tableaux, pour acheter ou pour vendre, il ne recula devant aucune compromission. Tantôt Tartuffe, tantôt Gribouille, toujours Catherine de Médicis.

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(1) Cf. Deuxième manifeste du Surréalisme.

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Je ne connais pas de gens dont il n'ait dit le plus grand mal. Il en disait aussi le plus grand bien. A dire vrai, il ne sut jamais se faire une opinion tant il était couard, envieux, avide, jobard et minable. Savait-il au juste ce qu'il voulait ? Tantôt il voulait se battre en duel, tantôt il n'y tenait plus. Car il avait la crainte de l'honnête homme, celle d'être carencé. Il eût pu l'être, hélas !

De même, pour la police. L'aimait-il ? La haïssait-il ? On ne sait. Un jour, il embouteilla de flics la rue Bonaparte. Non pas pour protéger ses chers tableaux, mais par humour probablement. Un autre jour, en parfait agent provocateur, il l'attira sur ses amis et s'en fut en la maudissant. Par humour aussi, sans aucun doute. Non, il n'aimait pas la police, mais d'une façon ou d'une autre, elle le servait.

Quant à ses idées, je ne crois pas que personne les ait jamais prises au sérieux, sauf quelques critiques complaisants qu'il flagornait, quelques potaches sur le retour, et quelques femmes en couches en mal de monstres.

Quoi qu'il en soit, « la chose » est accomplie et n'est plus à notre disposition.

Roger Vitrac

LE BOUQUET SANS FLEURS

Le cadavre d'André Breton me dégoûte parce que c'est le cadavre de quelqu'un qui a toujours vécu lui-même sur des cadavres. La mort accidentelle de Vaché (travestie en « homicide volontaire » pour donner à cet épisode, très simple et d'autant plus frappant, une allure romantique dont la littérature pût tirer parti), le récent suicide de Rigaut (uniquement employé à des fins de plate polémique contre Drieu La Rochelle ; et comme si, par ailleurs, tout le monde ne savait pas ce que Rigaut pensait de Breton !), l'internement de Nadja dans une maison d'aliénés (tandis que celui qui normalement aurait dû la défendre sirote tranquillement un apéritif dans un quelconque café), autant de drames dont l'esthète du 42 rue Fontaine aura su profiter, pour s'infuser une vitalité qu'il n'avait sans doute que très momentanément possédée.

Ni le culte religieux voué à Lautréamont, ni l'érudition de cours du soir, ni les déclarations toutes verbales à la louange de la révolution (ce dont la révolution se fout bien !), ni les finasseries paysannes au moyen desquelles notre Machiavel montmartrois espérait confondre quelques-uns, n'empêcheront, le temps suivant son cours, ce Provocateur pourrissant de se décomposer dialectiquement (ceci pour employer son vieux vocabulaire), lui qui toujours contint, plus particulièrement encore que toute autre chose, les germes de sa propre déchéance, dissolution prosaïque et lugubre qui n'a rien de commun avec ce qu'il aurait aimé être, une mythologique destruction...

Michel Leiris

LETTRE

Messieurs,

J'ai connu quelques-uns d'entre vous, il y a déjà pas mal d'années, dans un château surréaliste où M. Breton, hôte généreux, nous avait tous invités et qu'il « voyait dans un site agreste, non loin de Paris » (1). Nous y étions véritablement gâtés, mais cela ne lui revenait pas trop cher, non plus. A ce compte, je ne me serais pas refusé le rôle d'hôte. Malheureusement, ce château par lequel M. Breton, qui n'aime ni les voyages ni la solitude, avait tenu à rapprocher l'Espagne de Paris, n'était qu'une création poétique ; et avec cette même facilité toute surréaliste avec laquelle il se prenait alors pour un hôte fastueux, M. Breton devait plus tard s'ériger en ennemi des lois, en immolateur de la Patrie, et en massacreur des idoles. On verra plus loin comment son courage était tissé de la même illusion surréaliste que sa générosité et comment sa sincérité, exprimée avec une éloquence laborieuse, n'était que la faconde d'un charlatan lyrique.

M. Breton mettait alors toute sa confiance en vous, pour illustrer une nouvelle méthode poétique que quelques-uns lui avaient donné l'occasion d'inventer, méthode que lui-même mettait plus de talent à expliquer qu'à appliquer. Ceci mis à part, il n'était alors, au point de vue social et politique, qu'un quelconque anarchiste sentimental.

La Révolution surréaliste affectait un grand mépris pour la révolution russe. Il finit cependant par s'impatienter de l'étroitesse du champ d'action sur lequel s'obstinaient ses velléités de révolte et découvrit le communisme.

Le communisme avait cela de bon qu'il offrait un champ d'activité moins dangereux que l'anarchie, laquelle, si elle veut être active, nécessite la violence immédiate ; avec le communisme, au contraire, on aurait la ressource des discours dans les cellules, des intrigues, des rivalités, une belle situation dans l'avenir, peut-être, conforme au goût d'autorité et de violence de l'inventeur de l'écriture automatique, et par-dessus tout, une masse de plusieurs milliers d'hommes pour partager les périls. A la bonne heure, on ne serait plus seul.

Il s'agissait de rattacher dès maintenant, par un lien idéologique, le communisme au surréalisme et de faire du premier une annexe du second. Embrassant le communisme, M. Breton voulait paraître le tirer logiquement de son esprit. On se précipita chez le libraire. On se mit à la lecture du Capital dont on avait déjà entendu parler. On produisit des phrases de Hegel et de Feuerbach. Derrière un paravent de fumée philosophique, on accoutra le surréalisme d'une robe rouge. Hegel était dur à lire, mais enfin Croce n'en avait-il pas fait une excellente étude ? On puisa des arguments dans Hegel-Croce. Ainsi, avec de la philosophie diluée dans du Mandarin, on fit une sorte de ciment idéologique dont on masqua cette solution de continuité un peu trop visible qui subsistait entre le système surréaliste et le matérialisme historique.

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(1) Manifeste du Surréalisme (le premier) : « Pour aujourd'hui, je pense à un château dont la moitié n'est pas forcément en ruines..., etc. »

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Dès lors, il devint obligatoire que les ci-devant surréalistes, franchissant le nouveau stade d'évolution, se retrouvassent communistes.

Il faut croire que les arguments présentés par le poète-philosophe n'étaient pas, pour tous les esprits, dépourvus de vigueur, car la même semaine, si ce n'est la même nuit, une vingtaine de surréalistes, ayant fait leur examen de conscience, découvrirent tous ensemble et sans la moindre hésitation qu'ils étaient subitement devenus communistes. Très sincères communistes, profondément communistes. Ce fut la nuit du 4 août surréaliste. On avait subitement reçu la grâce. On marcha au Parti en chantant l'Internationale.

Pourtant, dans le second manifeste du surréalisme, M. Breton écrit : « L'acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule ».

(M. Breton ferait mieux de dire : consisterait, et admirez ce pluriel de revolvers et de poings ; il en aurait au moins quatre). En effet, qu'il est simple, cet acte ! Et quel dommage que nos surréalistes soient si compliqués ! Mais en outre, ici, l'action surréaliste ne me semble guère compatible avec l'action communiste. Le vieil anarchiste montmartrois reparaît sous le doctrinaire communiste et lui souffle le plus flagrant acte d'indiscipline qui puisse se commettre vis-à-vis du parti ; le plus vain et le plus dangereux.

Est-ce par de telles bouffonnes affirmations que M. Breton espère se rallier « les êtres jeunes, purs, qui refusent le pli, dans les lycées, dans les ateliers même (sic), dans la rue, dans les séminaires et dans les casernes » ? Il y a tout lieu de croire que les jeunes communistes des casernes et des ateliers trouveront mieux à qui s'adresser ; ils n'ont pas de leçons à prendre de M. Breton. Leur expérience a été plus sincère, plus profonde, mais aussi plus amère. Ce sont eux qui sont allés et qui iront en prison pour des idées exposées dans un style moins orgueilleusement éloquent que celui du manifeste, mais plus efficace, et pour des actions hors du champ desquelles M. Breton se croit cependant « hors la loi ». Celui-ci veut nous faire croire que les portes menaçantes des prisons sont perpétuellement ouvertes derrière lui et le cabotin joue son rôle grandiloquent devant ce décor, mais nous savons qu'il est en carton comme les monstres wagnériens.

« A un degré d'expression près : l'action, nous sommes hors la loi », clame-t-il, en effet, sur ce ton de vantardise et d'impudeur qui lui est particulier. Et en effet, que pèse l'action auprès d'un petit écrit révolutionnaire distribué uniquement dans un cercle restreint d'intellectuels ? Qu'est-ce que l'action ? Ce degré, ce cheveu.

Hors la loi, M. Breton, vous voulez rire ! Vous savez à quelles limites on peut atteindre ; jusqu'où l'on peut se permettre d'aller. Quant à la loi, les gens de votre bord savent de temps à autre s'en servir, ne serait-ce que pour envoyer du papier timbré.

Ces déclamations, ces manifestes, ces réunions, voilà pourtant à quel piteux aveu elles devaient conduire, et le poète révolutionnaire devait, abandonnant sa morgue provocante, se retrancher derrière Panaït Istrati - car il n'aime pas la solitude - pour le formuler : « Une position révolutionnaire peut être définie, qui n'implique pas, pour les gens dont les facultés employables sont d'une autre sorte, l'attitude et la vie de militant ». Ici, le compte rendu d'une réunion de ces messieurs rapportant le discours de son président rappelle : « Il s'en réfère aux déclarations de Panaït Istrati publiées dans le numéro du 23 février dernier des Nouvelles littéraires... » et finalement conclut : « de la part d'Istrati, comme le montre bien le contexte, il ne s'agit pas de l'affirmation individuelle et platonique d'un état d'esprit de révolte et d'une sympathie indistincte à l'égard des révoltés, mais bien d'un espoir absolu dans la révolution sociale, d'une confiance absolue dans les droits, et dans la force pour les imposer, du prolétariat. Breton demande si chacun partage absolument cet espoir. (Oui, à l'unanimité.) » (Variétés, juin 1929).

Ainsi, mouche du coche communiste, M. Breton ne mettra pas la main à la pâte ; il a des mains trop fines pour ce levain sanglant ; il n'est plus finalement, après tant de clameurs, de réunions, de raisonnements et d'excommunications, qu'un vulgaire « sympathisant ».

En dehors de son « activité communiste », M. Breton a depuis longtemps « intenté un procès » aux idées de patrie, de famille et de religion. Heureusement qu'au cours de ce « procès », des accusateurs plus habiles que lui ont pris la parole. Mais pour ce qui est de vos serments publics (« je jure de ne jamais reporter l'uniforme français »), il fallait, M. Breton, rendre cet uniforme du temps que vous aviez à le porter encore. Ces bravades, tel qu'on vous connaît, ne font que montrer votre optimisme quant à toute possibilité d'une guerre et combien vous êtes certain de n'avoir plus à l'endosser. En temps de paix, vous n'êtes plus mobilisable, vous le savez. D'ailleurs, en toute circonstance imprévue, vous n'en êtes pas à un serment près. Votre collègue Eluard avait écrit « son dernier livre », il y a sept ans, et juré, avec menaces de brûler la cervelle à quiconque s'opposerait à ce départ, de se retirer définitivement en quelque Océanie, comme Gauguin dont il lisait alors la correspondance. Vous avez tous des façons de revenir qui font qu'on n'aime guère vous voir partir.

Quant à la famille, laissez-moi rire, quoique ici, tout de même, l'hypocrisie passe les bornes. Je n'userai pas, à sa manière, de certains arguments que la prétention de M. Breton à « vivre dans une maison de verre » me permettrait cependant d'employer. Je dirai seulement que, quand il s'attaque à la famille, M. Breton ne parle sans doute que des familles pauvres.

Voici l'homme qui vient aujourd'hui vous reprocher votre abandon, des lâchetés, des malhonnêtetés et des compromissions. Je voudrais que le pouvoir vous soit donné de l'exiler dans une sous-préfecture : c'est un homme qui a horriblement peur de la solitude. Jamais poète ne montra tant d'effroi à se trouver en face de lui-même : là il s'ennuie et il se dégoûte. Dans son exil, il ferait le raccolage des élèves de l'école du soir. Je souffre pour lui que vous l'enterriez tout seul ; comment va-t-il faire pour se traîner contre un autre cadavre, avant de pouvoir converser avec ses vers ? Mais n'est-ce pas, autour des tables de café, ce qu'il a déjà entrepris ?

Georges Limbour

QUESTIONS DE PERSONNES

A l'occasion de l'utilisation de sa mort à des fins surréalistes, je tiens à rapporter une phrase que Jacques Rigaut prononça devant moi il y a un an : « ... C'est entendu, André Breton parle admirablement de l'amour, mais dans la vie c'est un personnage de Courteline. » M. André Breton fera à son « ami terriblement irréprochable » (ainsi m'a-t-il qualifié dans une dédicace), l'honneur de croire à l'authenticité de ce propos.

J.-A. Boiffard

THOMAS L'IMPOSTEUR

Les hommes de l'avenir, si le coeur leur dit encore de faire tourner les tables, verront parfois se dresser, hors des reliefs de gâteaux, de sauces figées et de viandes faisandées, un fantôme visqueux qui dira :

« Je puis vous dire honnêtement, aujourd'hui, de m'écouter.

Jadis j'ai menti, j'ai trompé mes amis, j'ai escroqué au sentiment, j'ai pratiqué le vol à l'esbrouffe de l'affection et de l'estime.

Vous avez deviné que j'étais André Breton.

Je me suis repu de la viande des cadavres : Vaché, Rigaut et Nadja que je disais aimer. Crevel, sur la mort de qui je comptais bien pour me servir, m'a enterré de ses propres mains et a fienté, avec justice et tranquillité, sur ma charogne et ma mémoire.

Je haïssais la pédérastie car je n'étais qu'un gros truqueur.

Je me croyais Dieu.

En attendant de composer mon propre credo, je dressais une nouvelle idole, celle de Lautréamont !

Mais il me foudroya lui-même et les jeunes hommes, révoltés contre la divinité, le remirent au noble rang des hommes et me fessèrent honteusement.

Je devenais gâteux. J'écrivais des phrases imbéciles comme celle-ci :

« Depuis lors Desnos, grandement desservi dans ce domaine par les puissances mêmes qui l'avaient quelque temps soulevé et dont il paraît ignorer encore qu'elles étaient les puissances de ténèbres, s'avisa malheureusement d'agir sur le plan réel où il n'était qu'un homme plus seul et plus pauvre qu'un autre, comme ceux qui ont vu, je dis : vu, ce que les autres craignent de voir et qui, plutôt qu'à vivre ce qui est, sont condamnés à vivre ce qui « fut » et ce qui « sera ». »

Au comble de la vanité, j'en arrivai à cracher sur le fantôme d'Edgar Poe sous un prétexte inventé.

Ce crachat retomba sur ma figure sous forme de pluie de feu. Je l'avais qualifié de policier et le policier, c'était moi.

Je simulai tout : l'amour, la poésie, le goût de la révolution...

Je dispensais ma propre pourriture et mon meilleur ami, mon semblable, mon frère, j'ai dit Jean Cocteau, m'aidait à tout châtrer, à tout entraver, à tout stériliser. Je fis mine de me consacrer à l'occultisme : ce fut une belle rigolade chez les puissances de ténèbres.

C'est pour cela que mon fantôme assume l'apparence d'un clown.

J'eus un ami sincère : Robert Desnos. Je le trompai. Je lui mentis, je lui donnai faussement ma parole d'honneur.

Fort de ma crapulerie, j'eus l'audace de lui demander pardon. Car j'étais un jésuite de première force. Mais tant d'impudence me perdit et ce sincère mais orgueilleux ami m'abandonna et démasqua mon âme de limace.

Je vivais grassement cependant. La vente des tableaux alimentait l'écuelle à chien dans laquelle je prenais mes repas. »

Voilà ce que dira le fantôme puant d'André Breton.

Et la dernière vanité de ce fantôme sera de puer éternellement parmi les puanteurs du paradis promis à la prochaine et sûre conversion du faisan André Breton.

Ecrit à Paris avec la joie certaine d'accomplir une tâche indispensable.

Robert Desnos

LA MARSEILLAISE

Et plus la vie dévoile la nature mensongère de cette idéologie, plus le langage de cette classe se fait sublime et vertueux.

Karl Marx

Il y a des hommes qui « tiennent le coup », d'autres non.

De même que La Marseillaise, qui fut dans son temps un symbole de la vie, est aujourd'hui le chant des asticots, ainsi meurent certains hommes. Parce qu'ils chantent toujours les mêmes couplets, ces fantômes se croient encore en vie.

Parmi les nombreuses préoccupations, poétiques, morales, gastronomiques, politiques, littéraires, amoureuses, philosophiques, casuistiques, artistiques, etc., qui ont plus ou moins retenu André Breton, simultanément ou successivement, on peut en démêler une, dominante, la seule à laquelle il fut toujours fidèle : hausser le ton. Il ne faut pas chercher ailleurs la signification de son goût pour Lautréamont, ce Lautréamont si commode qui échappe à toute connaissance de quelque côté qu'on veuille le considérer, si ce n'est d'un seul : celui du ton.

Mais qui crie à tue-tête est le premier assourdi.

Or, une fois éteint le feu qui avait déclenché cette hausse de ton, comme il fallait, par principe, continuer à hausser perpétuellement ledit ton, celui-ci, par un phénomène bien connu, de moyen qu'il était, est devenu son propre but. D'ailleurs, André Breton a trouvé expédient de faire servir à quelque chose ce ton désaffecté ; en l'espèce, à magnifier ses petites affaires personnelles et ses appétits les plus ordinaires, voire les plus malpropres, qui, pour être réels, soyons-en persuadés, n'avaient pas besoin de se parer des dehors d'une sainte fureur. Il est vrai que quand on a passé toute sa jeunesse à essayer de se faire passer pour une bombe, il est fâcheux, pour sa bonne renommée, de ne pouvoir exploser, étant vide. Aussi est-il indiqué de tirer force pétards : cela fait un feu d'artifice très seyant et cela impressionne toujours un peu les âmes naïves.

Il est très intéressant de constater avec quelle simplicité André Breton sait concilier les exigences du ton qu'il s'est engagé à soutenir avec celles de sa lâcheté et de sa poltronnerie ou avec les avantages d'une vie confortable : considérons, d'une part, la Révolution et, d'autre part, un plat de pieds de moutons sauce poulette. S'il se trouve qu'André Breton aime les pieds de mouton sauce poulette, vous verrez immédiatement ceux-ci sacrés révolutionnaires. Notez bien que je ne doute pas que les p.d.m.s.p. puissent exercer sur l'esprit d'André Breton le plus heureux pouvoir d'exaltation ; c'est fort possible. Mais ce qui me paraît contestable, c'est le pied d'égalité sur lequel sont traitées de pareilles valeurs et les valeurs marxistes, par exemple (Cf. La Révolution surréaliste, n° 12, passim.). Car il règne dans l'esprit d'André Breton une singulière confusion entre la Mangeaille, Marx, l'Hamour, la Dialectique, etc. Mais ne nous y trompons pas ; cette confusion se trouve, comme par hasard, convenir à merveille pour montrer à la postérité la grandeur morale d'André Breton et la noire infamie des gens qui ne lui reviennent pas. Si vous avez une calomnie quelconque à faire passer, mêlez-y le nom de Marx ou de Hegel : vous verrez quelle allure ça vous a ! André Breton aime aussi beaucoup se faire le grand prêtre de la « morale ». Seulement, comme je lui faisais part, il y a quelques mois, des bizarreries que me semblait comporter sa conduite à ce point de vue précis, il s'empressa de tout rejeter sur le compte du « lyrisme ». Comme on voit, cette petite tentative d'escroquerie au génie est assez simple.

Et maintenant qu'André Breton a acquis à ses propres yeux et à quelques autres, à vrai dire châssieux, la réputation d'homme irréductible, son rôle est simple à tenir : il lui suffit d'achever de se décomposer en envoyant de temps à autre une circulaire afin que chacun sache qu'il est toujours irréductible.

Et ainsi, il aura une bonne place d'irréductible dans les manuels d'histoire littéraire et, qui sait, une subvention du gouvernement : la société actuelle a grand besoin d'irréductibles de cette sorte.

Allons, il a fait son temps. Il est bon à jeter.

Max Morise

LE LION CHÂTRÉ

Je n'ai pas grand'chose à dire sur la personne d'André Breton que je ne connais guère. Je ne m'intéressais pas à ses rapports de police. Je regrette seulement qu'il ait si longtemps encombré le pavé avec ses idioties abrutissantes.

Que la religion crève avec cette vieille vessie religieuse.

Cela vaudrait la peine, cependant, de conserver le souvenir de ce gros abcès de phraséologie cléricale, ne serait-ce que pour dégoûter les jeunes gens de se châtrer dans des rêves.

Ci-gît le boeuf Breton, le vieil esthète, faux révolutionnaire à tête de Christ.

Un homme qui a du respect plein la bouche n'est pas un homme mais un boeuf, un prêtre ou encore, un représentant d'une espèce innommable, animal à grande tignasse et tête à crachats, le Lion châtré.

Il reste donc la fameuse question du surréalisme, religion nouvelle vouée, en dépit des apparences, à un vague succès.

Personne ne doute en effet que les conditions élémentaires du succès religieux ne soient réunies par la religion surréaliste, le « mystère » touchant les dogmes allant aujourd'hui jusqu'à l'occultation, l'« hypocrisie » touchant les personnes atteignant, dans un manifeste aussi grandiloquent, aussi faux qu'un catafalque, une impudeur grossière.

Il me paraît d'ailleurs nécessaire de ne laisser aucune ambiguïté dans cette manière de présenter les choses. Je ne parle pas de religion surréaliste uniquement pour exprimer un dégoût insurmontable mais bien par souci d'exactitude, pour des raisons en quelque sorte techniques.

Je suppose qu'il est idiot de parler de violence en escroquant un semblant de violence à l'obscurité. Il est possible sans aucun doute de sauvegarder la plus grossière virilité et de s'opposer aux veuleries comme aux oppressions bourgeoises en utilisant des procédés techniques. L'abominable conscience qu'a n'importe quel être humain d'une castration mentale à peu de choses près inévitable se traduit dans les conditions normales en activité religieuse, car ledit être humain, pour fuir devant un danger grotesque et garder cependant le goût d'exister, transpose son activité dans le domaine mythique. Comme il recouvre de cette façon une fausse liberté, il n'éprouve plus de difficultés à figurer des êtres virils, qui ne sont que des ombres, et, par la suite, à confondre lâchement sa vie avec une ombre, mais tout le monde sait aujourd'hui que la liquidation de la société moderne ne tournera pas en eau comme cela s'est produit à la fin de la période romaine avec le christianisme. A l'exception d'esthètes peu ragoûtants, personne ne veut plus s'enterrer dans une contemplation aveugle et idiote, personne ne veut d'une liberté mythique.

Etonné de voir que cette liquidation se passait uniquement sur le plan politique, se traduisait uniquement par des mouvements révolutionnaires, le surréalisme a cherché, avec l'inconscient obstructionnisme et la fourberie poétique du cadavérique Breton, à se faufiler comme il pouvait dans les fourgons du communisme. La manoeuvre ayant échoué, le même Breton en est réduit à dissimuler son entreprise religieuse sous une pauvre phraséologie révolutionnaire. Mais l'attitude révolutionnaire d'un Breton pourrait-elle passer pour autre chose qu'une escroquerie ?

Un faux bonhomme qui a crevé d'ennui dans ses absurdes « terres de trésor », ça c'est bon pour religion, ça c'est bon pour petits châtrés, pour petits poètes, pour petits mystiques-roquets. Mais on ne renverse rien avec une grosse gidouille molle, avec un paquet-bibliothèque de rêves.

Georges Bataille

UN BON DÉBARRAS

Ce boeuf n'était qu'une grenouille, ou plutôt un moustique. Il s'est dit révolutionnaire et poète. L'un portant l'autre. Il a joué la violence. Comme un provocateur. Il est allé jusqu'à glisser dans la poche de ses anciens amis, qui l'avaient plaqué depuis longtemps, écoeurés par ses manoeuvres de vieux filou, le traditionnel paquet de cocaïne ou le revolver, pièces à conviction (Voir les révélations du deuxième manifeste du surréalisme).

C'était l'intègre Breton, le farouche révolutionnaire, le sévère moraliste. Eh oui, un joli coco !

C'est lui qui envoyait les copains aux ballets russes crier « Vive les Soviets ! » et qui, le lendemain, recevait à bras ouverts, à la Galerie surréaliste, Serge de Diaghilew venu y acheter des tableaux.

Il habitait une maison de verre, disait-il. Cassons les carreaux et découvrons le cercueil plombé dans lequel il allait faire ses petites ordures.

Ce révolutionnaire était gonflé de paroles : ... même devant les idées que nous sommes sûrs de ne pas partager avec les autres et dont nous savons qu'à un degré d'expression près - l'action - elles nous mettent hors la loi... Voilà ce qu'il écrivait en septembre 1926. Il parlait pour lui. Cette vieille peau de tambour a toujours été à un degré près de la vie. Il a cru que vendre des fétiches nègres était une besogne subversive. Il amassait ainsi une coquette fortune et au moment même qu'il adhérait au Parti Communiste, on l'a vu faire le beau au casino de Biarritz.

Il a parlé du marxisme. Besogne de curé. C'était une nouvelle manière de vendre des tableaux qu'il déclarait « subversifs » (pour lui, tout était subversif). Ayant entrevu là un bénéfice important, il a écrit un livre moral : Le Surréalisme et la peinture. Chantage. C'était l'époque de la Galerie surréaliste. Il y défend les peintres qu'il y vendait. (Ainsi, il oublie Klee). A remarquer que la plupart des tableaux reproduits dans ce livre appartenaient à M. Breton.

Un fameux marxiste que ce Breton-là. Un marxiste qui joue au poker avec le sâr Péladan et qui par ailleurs déclare : « Nous sommes de coeur avec le comte Herrman de Kayserling, sur la voie d'une métaphysique monotone : Elle ne parle jamais que de l'être un ou Dieu, l'âme et le monde se rejoignent, de l'un qui est l'essence la plus profonde de toute multiplicité. Elle aussi n'est qu'intensité pure ; elle ne vise que la vie même, cet in-objectif d'où jaillissent les objets comme des incidents. »

Esthète de basse-cour, cet animal à sang froid n'a jamais apporté en toutes choses que la plus noire confusion. Marxiste comme il est hégélien (à travers Benedetto Croce), comme il est poète, comme il est marchand de tableaux. Il s'est cru un génie parce que les voyantes le lui ont dit. Maintenant il est hors d'atteinte, tellement intègre... Moi, je m'en fous. Mais qu'il ne vienne pas plus longtemps emmerder le monde, avec ses prétentions ridicules. Ce noble coeur n'est qu'une larve plus pourrie que le dernier des petits-bourgeois. Dernier héritier de la déliquescence symboliste, laissons-le croupir dans son bourbier.

Quant à la littérature bretonienne, personnellement je ne m'y intéresse plus, mais je ferai remarquer qu'il a démarqué Mallarmé (Mont-de-Piété), Valéry (Introduction au discours sur le peu de Réalité), Anquetil (Deuxième manifeste du Surréalisme).

Mais il est mort. N'en parlons plus. Il s'est noyé dans le torrent de boue qu'il a soulevé.

Jacques Baron

TÉMOIGNAGE

La valeur subversive de l'oeuvre d'Eluard. André Breton

J'ai vu une seule fois André Breton (au cours de juillet 1928).

Je lui ai dit que le Surréalisme était surtout connu en Amérique latine par les poèmes de Paul Eluard.

Il m'a répondu que si les choses se passaient ainsi le Surréalisme était « foutu » (il répéta plusieurs fois ce mot).

Il m'a déclaré de plus que, pour lui, les poèmes d'Eluard étaient « l'opposé de la poésie », et qu'il n'y comprenait absolument rien.

Alejo Carpentier

(Le poète mexicain Jorge Cuesta était présent à cet entretien.)

[15 janvier 1930.]

[Premier priEre d'insÉrer du « Second Manifeste du SurrÉalisme »]

ANDRE BRETON

SECOND MANIFESTE DU SURREALISME

revu et augmenté

AVANT :       APRES :

Préoccupé de la morale, c'est-à-dire du sens de la vie, et non de l'observance des lois humaines. André Breton, par son amour de la vie exacte et de l'aventure, redonne son sens propre au mot « religion ». Et la dernière vanité de ce fantôme sera de puer éternellement parmi les puanteurs du paradis promis à la prochaine et sûre conversion du faisan André Breton.

Robert Desnos (Intentions)    Robert Desnos (Un cadavre, 1930)

Cher ami, mon admiration pour vous ne dépend pas d'un soulèvement perpétuel de vos « vertus » et de vos torts.            Le deuxième manifeste du surréalisme n'est pas une révélation, mais c'est une réussite.

            On ne fait pas mieux dans le genre hypocrite, faux-frère, pelotard, sacristain, et pour tout dire : flic et curé.

Georges Ribemont-Dessaignes (Variétés)     Georges Ribemont-Dessaignes (Un cadavre)

Mon cher Breton, il se peut que je ne rentre jamais en France. Ce soir j'ai insulté tout ce que vous pouvez insulter. Je suis tué. Le sang me coule par les yeux, les narines et la bouche. Ne m'abandonnez pas. Défendez-moi. Cela me fera plaisir de te voir saigner du nez.

Georges Limbour (21 juillet 1924)    Georges Limbour (décembre 1929)

Arrive Paris merci - Limbour. (23 juillet 1924)

... Je sais exactement ce que je te dois et je sais aussi que ce sont les quelques notions que tu m'as apprises au cours de nos conversations qui m'ont permis d'aboutir à ces constatations. Nous suivons des chemins bien parallèles. Je voudrais que tu croies sincèrement que mon amitié pour toi n'est pas une question de sourire.     C'était l'intègre Breton, le farouche révolutionnaire, le sévère moraliste.

            Eh oui, un joli coco !

            Esthète de basse-cour, cet animal à sang froid n'a jamais apporté en toutes choses que la plus noire confusion.

Jacques Baron (1929) Jacques Baron (Un cadavre)

Je suis parmi les amis d'André Breton en fonction de la confiance qu'il me porte. Mais ce n'est pas une confiance. Personne ne l'a. C'est une grâce. Je vous la souhaite. C'est la grâce que je vous souhaite.  Quant à ses idées, je ne crois pas que personne les ait jamais prises au sérieux, sauf quelques critiques complaisants qu'il flagornait, quelques potaches sur le retour, et quelques femmes en couches en mal de monstres.

Roger Vitrac (Le Journal du Peuple) Roger Vitrac (Un cadavre)

[Février 1930.]

[Second priEre d'insÉrer du « Second Manifeste du SurrÉalisme »]

ANDRE BRETON

SECOND MANIFESTE DU SURREALISME

Parti de l'« avortement colossal » du système hégélien, le surréalisme ne tend à rien d'autre qu'à la limite où cessent d'être perçues les contradictions. « Au même titre que l'idée d'amour tend à créer un être, que l'idée de Révolution tend à faire arriver le jour de cette Révolution, faute de quoi ces idées perdraient tout sens, rappelons que l'idée de surréalisme tend simplement à la récupération totale de notre force psychique par un moyen qui n'est autre que la descente vertigineuse en nous, l'illumination systématique des lieux cachés et l'obscurcissement progressif des autres lieux, la promenade perpétuelle en pleine zone interdite et que son activité ne court aucune chance sérieuse de prendre fin tant que l'homme parviendra à distinguer un animal d'une flamme ou d'une pierre ». Le PREMIER MANIFESTE DU SURREALISME nous permettait de mettre au jour de l'esprit cette nuit de l'oeil constamment captive des pièges de la vue. Mais il a fallu qu'André Breton cernât cette lumière spirituelle qu'est le surréalisme et en demandât l'occultation profonde pour que l'oeil pût « voir » tout ce qu'il y a de visible dans l'esprit.

Redevables à quelques expérimentateurs plus ou moins anciens de ne pas s'aventurer seuls dans le chaos dialectique de la destruction mentale, il était impossible aux surréalistes, sous peine d'être réduits à l'impuissance, de ne pas s'arrêter devant l'insolite monument critique et théorique élevé par Marx-Engels sur les ruines hégéliennes et préservé par le prolétariat mondial de l'injure du temps. Il n'entre ni dans les desseins, ni dans les capacités propres au surréalisme, d'ajouter quoi que ce soit à l'oeuvre de Marx-Engels qui, par ailleurs, se perfectionne et se réalise. Mais puisqu'il veut décrire en toute rigueur le mécanisme psychique de l'homme, il doit faire sienne la critique rigoureuse du mécanisme social, tant il est vrai qu'on ne peut concevoir de superstructure qui ne soit en rapport logique avec l'infrastructure, même si la maison quelque jour doit devenir réversible.

Le SECOND MANIFESTE donne toute sécurité pour apprécier ce qui est mort et ce qui est plus que jamais vivant dans le surréalisme. Subordonnant aux fins merveilleuses de la subversion toutes les commodités individuelles, rejetant sans appel, au moyen de l'asepsie morale la plus stricte, les spécialistes du faux témoignage, André Breton fait, dans ce livre, la somme des droits et des devoirs de l'esprit.

Alexandre, Aragon, Buñuel, Char, Crevel, Dali, Eluard, Ernst, Malkine, Péret, Sadoul, Tanguy, Thirion, Unik, Valentin.

[Mars 1930.]

Carte postale au GÉnÉral Gouraud

Général, l'élève Keller, avec un courage bien digne de l'école de Saint-Cyr, vous a transmis la lettre de Georges Sadoul, en date du 16 septembre 1929 « par la voie hiérarchique ». Comme pour lui répondre j'ignore si je dois passer par la même voie, je préfère m'adresser directement à vous et négliger définitivement ce vague jeune homme. Je vous fais donc savoir que je me déclare absolument solidaire des termes de la lettre de Georges Sadoul qui lui valent la ridicule inculpation de menaces de violences avec ordre sous condition (art. 308 du Code pénal), et notamment des louables pensées relatives à la Patrie, au Drapeau et aux Officiers français exprimées dans cette lettre. Je ne reconnais pas aux gens de votre qualité le droit de limiter l'expression de ma pensée, notamment en ce qui concerne la patrie, mot qui n'a pour moi aucun sens quand il ne s'agit pas de l'U.R.S.S., patrie des travailleurs.

Salutations variées.

Maxime Alexandre / Aragon / Joë Bousquet / André Breton / Paul Eluard / Francis Ponge / André Thirion.

[Mars 1930.]

[PriEre d'insÉrer pour « le SurrÉalisme au service de la RÉvolution »]

Décidés à user, voire à abuser en toute occasion de l'autorité que donne la pratique consciente et systématique de l'expression écrite ou autre, solidaires en tous points d'André Breton et résolus à faire passer en application les conclusions qui s'imposent à la lecture du SECOND MANIFESTE DU SURREALISME, les soussignés, qui ne se font aucune illusion sur la portée des revues « artistiques et littéraires », ont décidé d'apporter leur concours à une publication qui, sous le titre :

LE SURREALISME AU SERVICE DE LA REVOLUTION

non seulement leur permettra de répondre d'une façon actuelle à la canaille qui fait métier de penser, mais préparera le détournement définitif des forces intellectuelles aujourd'hui vivantes au profit de la fatalité révolutionnaire.

Maxime Alexandre, Aragon, Joë Bousquet, Luis Buñuel, René Char, René Crevel, Salvador Dali, Paul Eluard, Max Ernst, Marcel Fourrier, Camille Goemans, Georges Malkine, Paul Nougé, Benjamin Péret, Francis Ponge, Marco Ristitch, Georges Sadoul, Yves Tanguy, André Thirion, Tristan Tzara, Albert Valentin.

[Mars 1930.]

[TÉlÉgramme envoyÉ à Moscou]

QUESTION

BUREAU INTERNATIONAL LITTERATURE REVOLUTIONNAIRE PRIE REPONDRE QUESTION SUIVANTE LAQUELLE SERA VOTRE POSITION SI IMPERIALISME DECLARE GUERRE AUX SOVIETS STOP ADRESSE BOITE POSTALE 650 MOSCOU

REPONSE

CAMARADES SI IMPERIALISME DECLARE GUERRE AUX SOVIETS NOTRE POSITION SERA CONFORMEMENT AUX DIRECTIVES TROISIEME INTERNATIONALE POSITION DES MEMBRES PARTI COMMUNISTE FRANCAIS

SI ESTIMIEZ EN PAREIL CAS UN MEILLEUR EMPLOI POSSIBLE DE NOS FACULTES SOMMES A VOTRE DISPOSITION POUR MISSION PRECISE EXIGEANT TOUT AUTRE USAGE DE NOUS EN TANT QU'INTELLECTUELS STOP VOUS SOUMETTRE SUGGESTIONS SERAIT VRAIMENT PRESUMER DE NOTRE ROLE ET DES CIRCONSTANCES

DANS SITUATION ACTUELLE DE CONFLIT NON ARME CROYONS INUTILE ATTENDRE POUR METTRE AU SERVICE DE LA REVOLUTION LES MOYENS QUI SONT PLUS PARTICULIEREMENT LES NOTRES

[Le Surréalisme A.S.D.L.R. n° 1, juillet 1930.]

[PriEre d'insÉrer pour « la Femme visible » de Salvador Dali]

Le misérable expédient mental qui se cache sous ces mots « la réalité » fait de nos jours l'objet d'une dénonciation systématique dont les conséquences révolutionnaires sont indiscutables. Il s'agit en effet de démontrer, et le surréalisme n'a pas d'autre prétention, que des raisons de conservation sociale, fondées sur la lâcheté individuelle, sont à l'origine du très attaquable phénomène d'amnésie volontaire sur lequel l'homme s'appuie pour, aux autres comme à lui-même, tenter de donner le change sur le caractère véritable de ses désirs.

Il appartient en 1930, à Dali plus qu'à tout autre, d'extraire l'homme de cette caverne de mensonges qu'avec la complicité d'innombrables pouvoirs publics il élève autour de lui, de le rendre à sa conscience première et dernière d'être venant du non-être et y retournant, mais y retournant sans bassesse inutile envers un état organique passager.

Des très grands moyens de Dali - moyens définis sur le plan artistique - dépend aujourd'hui la liquidation d'une formule surannée qui est, qu'on s'en persuade, celle du monde bourgeois réduit à utiliser pour toute arme défensive celle de plus en plus aiguisée, par suite de plus en plus brisable, de la censure.

La pensée dialectique conjuguée à la pensée psychanalytique, l'une l'autre se couronnant de ce que Dali appelle, d'une manière saisissante, la pensée paranoïa-critique, est le plus admirable instrument qui ait encore été proposé pour faire passer dans les ruines immortelles le fantôme-femme au visage vert-de-grisé, à l'oeil riant, aux boucles dures qui n'est pas seulement l'esprit de notre naissance, c'est-à-dire le Modern Style, mais encore le fantôme toujours plus attirant du devenir.

André Breton et Paul Eluard

[Novembre (?) 1930]

L'âge d'or

Le mercredi 12 novembre 1930 et les jours suivants devant quotidiennement prendre place dans une salle de spectacle plusieurs centaines de personnes guidées vers ce lieu par des aspirations très diverses, fortement contradictoires, allant comme sur une échelle plus vaste, des meilleures aux pires, ces personnes en général ne se connaissant pas, et même, du point de vue social, tenant aussi peu que possible les unes aux autres, mais se conjurant, qu'elles le veuillent ou non, par la vertu de l'obscurité, de l'alignement insensible et de l'heure qui, pour toutes, est la même, pour faire aboutir ou échouer, avec L'Age d'or de Buñuel, un des programmes maxima de revendications qui se soient proposés à la conscience humaine jusqu'à ce jour, il sied peut-être, mieux que de s'abandonner au délice de voir enfin transgressées au suprême degré les lois décourageantes qui passaient pour rendre inoffensive l'oeuvre d'art sous laquelle il y a un cri et devant laquelle, l'hypocrisie aidant, on s'efforce de ne reconnaître, sous le nom de beauté, qu'un bâillon, il sied même certainement de mesurer avec quelque rigueur l'envergure de cet oiseau de proie aujourd'hui totalement inattendu dans le ciel qui baisse, dans le ciel occidental qui baisse : L'Age d'or.

André Breton : L'INSTINCT SEXUEL ET L'INSTINCT DE MORT

Ce serait peut-être trop peu demander aux artistes d'aujourd'hui que de s'en tenir à la constatation, d'ailleurs géniale, que l'énergie sublimée couvant en eux continuera à les livrer, pieds et poings liés, à l'ordre de choses existant et ne fera, à travers eux, d'autres victimes qu'eux-mêmes. Il est, pensons-nous, de leur devoir le plus élémentaire, de soumettre l'activité qui résulte pour eux de cette sublimation, d'origine mystérieuse, à une critique aiguë et de ne reculer devant aucune outrance apparente, dès lors qu'il s'agit avant tout de desserrer le bâillon dont nous parlions. Se livrer avec tout le cynisme que cette entreprise comporte au dépistement en soi et à l'affirmation de toutes les tendances cachées dont la résultante artistique n'est qu'un aspect assez frivole doit, non seulement leur être permis mais encore être exigé d'eux. Il ne peut appartenir qu'à eux, au-delà de cette sublimation dont ils sont l'objet et qui ne saurait être tenue sans mysticisme pour une fin naturelle, de proposer au jugement scientifique un autre terme, compte une fois tenu par eux de cette sublimation. On en est à attendre aujourd'hui de l'artiste qu'il sache à quelle machination fondamentale il doit d'être artiste et on ne peut lui donner acte de sa prétention à l'être qu'autant qu'on est sûr qu'il a pris parfaitement conscience de cette machination.

Or, l'examen désintéressé des conditions dans lesquelles se résout - tend à se résoudre - le problème, nous apprend que l'artiste, Buñuel par exemple, ne parvient à être que le siège tout proche d'une série de combats que se livrent, dans le lointain, deux instincts associés cependant en tout homme : l'instinct sexuel et l'instinct de mort.

Etant donné que l'attitude hostile universellement adoptée qu'entraîne le second de ces instincts ne diffère en chaque homme que dans son application, que d'autre part des raisons purement économiques s'opposent, dans la société bourgeoise actuelle, à ce que cette attitude bénéficie de satisfactions autres que très partielles, ces mêmes raisons étant à elles seules une source intarissable de conflits dérivés de ceux qui pourraient être, et qu'il serait alors loisible d'examiner, on sait que l'attitude amoureuse, avec tout l'égoïsme qu'elle suppose, et les chances de réalisation beaucoup plus appréciables qu'elle court, est celle qui, des deux, parvient à supporter le mieux la lumière de l'esprit. D'où le goût misérable du refuge qu'on flatte dans l'art depuis des siècles, d'où la très large tolérance dont on fait preuve à l'égard de tout ce qui, en échange de pas mal de pleurs et de grincements de dents, aide pourtant à mettre cette attitude amoureuse au-dessus de tout.

Il n'en est pas moins vrai, dialectiquement, que l'une de ces attitudes ne peut humainement valoir qu'en fonction de l'autre, que ces deux instincts de conservation, a-t-on fort bien dit, tendant à rétablir un état qui a été troublé par l'apparition de la vie, s'équilibre chez tout homme d'une manière parfaite et que ce n'est qu'à la lâcheté sociale que l'anti-Eros doit, aux dépens d'Eros, de voir le jour. Il n'en est pas moins vrai qu'à la violence dont nous voyons la passion amoureuse animée chez un être, nous pouvons juger de sa capacité de refus, nous pouvons, faisant bon marché de l'inhibition passagère où son éducation le maintient ou non, lui prêter mieux qu'un rôle symptomatique, du point de vue révolutionnaire.

Qu'une fois, et c'est le cas, cette passion amoureuse se montre assez éclairée sur sa propre détermination, qu'une fois elle se hérisse des épines dégouttantes du sang de ce que l'on veut aimer et de ce que parfois l'on aime, qu'une fois s'y mette la frénésie tant décriée, hors de laquelle, nous, surréalistes, refusons de tenir pour valable aucune expression d'art, et nous connaîtrons la nouvelle et dramatique limite du compromis par lequel tout homme passe et par lequel, en acceptant d'écrire ou de peindre, nous sommes les premiers et les derniers à avoir, sans plus ample information - cette plus ample information étant L'Age d'or - consenti à passer.

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Max Ernst

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Hans Arp

René Crevel : C'EST LA MYTHOLOGIE QUI CHANGE

Au moment, à coup sûr, le plus propice à l'investigation psychanalytique tendant à déterminer l'origine et la formation des mythes moraux, nous croyons possible, par simple induction et en marge de toute précision scientifique, de conclure à la possibilité d'existence d'un critérium qui se dégagerait d'une façon précise de tout ce qui peut se synthétiser dans les aspirations de la pensée surréaliste en général et qui résulterait, au point de vue biologique, de l'attitude contraire à celle qui permet d'admettre l'existence des divers mythes moraux comme survivance des tabous primitifs. Tout à l'opposé de cette survivance, nous croyons (pour paradoxal que cela puisse paraître) que c'est dans le domaine de ce qu'on a coutume de réduire aux limites (!) du congénital, que serait admissible une hypothèse dépréciative de ces mythes, selon laquelle les divination et mythification de certaines représentations fétichistes à signification morale (telles que celles de la maternité, de la vieillesse, etc.) seraient un produit qui, par son rapport avec le monde affectif en même temps que par son mécanisme d'objectivation et de projection à l'extérieur, pourrait être considéré comme un cas, sûrement très compliqué, de transfert collectif dans lequel le rôle démoralisateur serait joué par un puissant et profond sentiment d'ambivalence.

Les possibilités psychologiques individuelles d'anéantissement souvent complet d'un vaste système mythique coexistent avec la non moins fréquente possibilité bien connue de retrouver en des temps ultérieurs, par un processus de régression, des mythes archaïques déjà existants. Cela signifie, d'une part l'affirmation de certaines constantes symboliques de la pensée inconsciente, d'autre part le fait que cette pensée est indépendante de tout système mythique. Tout revient donc à une question de langage : par le langage inconscient nous pouvons retrouver un mythe, mais nous sommes bien conscients que les mythologies changent et qu'une nouvelle faim psychologique à tendance paranoïaque dépasse à toute occasion nos sentiments souvent misérables.

Il ne faut pas se fier à l'illusion qui peut résulter du manque de comparaison, illusion pareille à l'illusion de la marche du train arrêté quand un autre train passe devant la fenêtre du wagon et, dans le cas éthique, pareille à celle de la translation des faits vers le mal : tout se passe comme si, contrairement à la réalité, ce qui bouge, ce qui est changeant n'était pas précisément les événements, mais, plus gravement, la mythologie.

Dans les prochaines mythologies morales prendront place d'une manière usuelle les reproductions sculpturales de diverses allégories édifiantes parmi lesquelles se signaleront comme les plus exemplaires celle d'un couple d'aveugles s'entredévorant et celle d'un adolescent au regard nostalgique « crachant par pur plaisir sur le portrait de sa mère ».

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Yves Tanguy

Paul Eluard : LE DON DE VIOLENCE

Menant la lutte la plus acharnée contre tous les artifices, qu'ils soient subtils ou grossiers, la violence, dans ce film, débarrasse la solitude de tout ce dont elle se pare. Dans la solitude, chaque objet, chaque être, chaque habitude, chaque convention, chaque image aussi, prémédite de retourner à sa réalité sans devenir, de ne plus avoir de secret, d'être défini tranquillement, inutilement par l'atmosphère qu'il crée. Mais voici que l'esprit qui n'accepte pas reste seul et qu'il veut se venger de tout ce qui s'empare ainsi du monde qui lui est imposé.

Dans ses mains du sable, du feu, de l'eau, des plumes, dans ses mains l'aride jouissance de la privation, dans ses yeux la colère, dans ses mains la violence. Après avoir été si longtemps victime de tous les bouleversements, l'homme répond au calme qui va le couvrir de cendres.

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Luis Buñuel, auteur de L'Age d'or.

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Yves Tanguy

Il brise, il impose, il terrifie, il saccage. Les portes de l'amour et de la haine sont ouvertes et livrent passage à la violence. Inhumaine, elle met l'homme debout et ne retient pas de ce dépôt sur la terre la possibilité d'une fin.

L'homme sort de son abri et, face à face avec la vaine disposition des charmes et des désenchantements, s'enivre de la force de son délire. Qu'importe la faiblesse de ses bras puisque la tête elle-même est si soumise à la rage qui la secoue.

Paul Eluard : L'AMOUR ET LE DEPAYSEMENT

Nous ne sommes pas loin du jour où l'on s'apercevra que malgré toutes les scories et les déchirements qui nous mordent comme l'acide, et à la base de cette activité libératrice ou ténébreuse qui est l'essai d'une vie plus propre au coeur même du mécanisme où l'ignominie industrialise la cité,

L'AMOUR

reste seul en dehors des limites imaginables et domine de la profondeur du vent, du puits de diamant, les constructions de l'esprit et la logique de la chair.

Le problème de la faillite des sentiments, intimement lié à celui du capitalisme, n'est pas encore résolu. On voit dans tous les domaines une recherche de nouvelles conventions qui aideraient à vivre jusqu'au moment d'une libération encore illusoire. La psychanalyse a créé le plus de préjugés dans ce domaine, car le problème même de l'amour est resté en dehors des manifestations qui l'accompagnent. C'est le mérite de L'Age d'or d'avoir montré l'irréalité et l'insuffisance d'une pareille conception. Buñuel a formulé une hypothèse sur la révolution et l'amour qui touche au plus profond de la nature humaine, par le plus pathétique des débats, et fixé à travers une profusion de bienfaisantes cruautés, ce moment unique où, les lèvres serrées, on suit la voix la plus éloignée, la plus présente, la plus lente, la plus pressante, jusqu'au hurlement si fort qu'à peine on peut l'entendre :

AMOUR... AMOUR... AMOUR... AMOUR...

Il est inutile d'ajouter qu'un des points culminants de la pureté de ce film nous semble cristallisé dans la vision de l'héroïne dans les cabinets, où la puissance de l'esprit arrive à sublimer une situation généralement baroque en un élément poétique de la plus pure noblesse et solitude.

Aragon : SITUATION DANS LE TEMPS

A rien ne sert plus, aujourd'hui, qu'une chose très pure et très inattaquable soit l'expression de ce qu'un homme porte en lui de plus pur et de plus inattaquable puisque, quoi qu'il fasse, quoi que nous fassions, pour soustraire son ouvrage à l'injure, à l'équivoque - et, par là, nous n'entendons désigner que la pire de toutes qui réside dans le détournement de cette pensée au profit d'une autre sans commune mesure avec la première - quoi qu'il fasse, disonsnous, c'est en vain qu'il le tente. Tout semble, à l'heure actuelle, indifféremment utilisable à des fins que nous avons trop dénoncées et réprouvées pour que nous puissions passer outre chaque fois qu'on nous les oppose, et, par exemple, lorsque nous avons lu, dans « Les Annales », une déclaration où le dernier des clowns se livrait à des commentaires délirants sur Un chien andalou et s'autorisait de son admiration pour découvrir une identité entre l'inspiration de ce film et sa poésie à lui. La confusion, pourtant, n'est aucunement possible. Mais de quelque clôture qu'on entoure un domaine, apparemment bien défendu déjà, on voit l'ordure la couvrir aussitôt. Bien qu'il suffise à peine, maintenant, qu'un livre, un tableau, un film contienne en lui-même ses moyens d'agression propres à décourager l'escroquerie, nous continuons malgré tout à penser que la provocation est une précaution comme une autre et, sur ce plan, rien ne manque à L'Age d'or pour décevoir quiconque espère y trouver commodément sa pâture. Si l'esprit de scandale que Buñuel y a manifesté, non par un caprice délibéré, mais pour des raisons qui, d'une part, lui sont personnelles, et qu'implique d'autre part, la volonté d'écarter à jamais les curieux, les amateurs,

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Man Ray

Tu viens vers moi et je fais le voyage avec toi.

les plaisantins, les exégètes qui chercheront là une occasion d'exercer leur plus ou moins grande faculté de discourir, si un tel esprit a réussi, cette fois, dans le dessein auquel il tend, nous pourrions le tenir quitte de toute autre ambition. C'est affaire aux professionnels de la critique d'en demander davantage et, à propos de ce film, de se poser des questions sur le scénario, la technique, l'intervention de la parole. Qu'on n'attende pas de nous que nous leur fournissions les arguments destinés à alimenter leur débat sur l'opportunité du silence ou du bruit et que nous entretenions ainsi une querelle aussi vaine, aussi résolue que celle du vers classique ou du vers libre. Nous serons toujours trop sensibles à ce qui, dans une oeuvre ou un être, laisse à désirer, pour nous intéresser beaucoup à la perfection, à une idée de la perfection, d'où qu'elle vienne, de quelque progrès qu'elle paraisse procéder. Et, vraiment ce n'est pas là qu'est le problème auquel Buñuel s'est attaché, et peut-on parler de problème à l'égard d'un film où rien de ce qui nous agite n'est éludé et ne reste en suspens ? De l'interminable bobine de pellicule, proposée jusqu'ici à nos regards et aujourd'hui dissoute, dont certains fragments ne furent guère que le divertissement d'une soirée à tuer ; certains autres le motif d'une brève et incompréhensible exaltation, que retenons-nous, sinon la voix de l'arbitraire perçue dans quelques

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Max Ernst

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Man Ray

comédies de Mack-Sennett ; celle du défi dans Entr'acte ; celle d'un amour sauvage dans Ombres blanches ; celle d'un espoir et d'un désespoir également illimités dans les films de Chaplin ? A part cela, rien, hors l'irréductible appel à la révolution du Cuirassé Potemkine. Rien hors du Chien andalou et de L'Age d'or, qui se situent au-delà de tout ce qui existe. Place donc à cet homme qui, d'un bout à l'autre du film, le traverse, portant sur ses vêtements les traces de poussière et de plâtras, indifférent à tout ce qui n'est pas uniquement la pensée de l'amour qui l'occupe et le conduit, et autour de qui s'organise et gravite le monde, ce monde-ci avec lequel il n'est pas d'accommodement et auquel, une fois de plus, nous n'appartenons que dans la mesure où nous nous élevons contre lui.

André Thirion : ASPECT SOCIAL. - ÉLÉMENTS SUBVERSIFS

Il faudra chercher un cataclysme déjà lointain pour trouver à quoi comparer les temps modernes. Il faudra sans doute se reporter à l'écroulement du monde ancien. La curiosité qui nous pousse vers ces époques de grand trouble assez semblables, toutes réserves faites, à celle que nous vivons, aimerait à retrouver de ce temps-là autre chose que l'histoire. Hélas, le christianisme a tout rempli de son ciel où il n'y a rien que nous n'ayons déjà vu au plafond du

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Joan Miró

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Salvador Dali

ministère de l'intérieur ou sur les rochers au bord de la mer. C'est pourquoi les traces authentiques laissées sur la rétine humaine par l'aiguille d'un grand sismographe mental revêtiront toujours, à moins de disparaître avec tout le reste dans l'anéantissement de la société capitaliste, une importance exceptionnelle, pour ceux à qui il importe avant tout de déterminer le point critique où les « simulacres » prenant la place des réalités, il y va de la volonté des hommes que le soleil se couche une fois pour toutes. Projeté à un moment où les banques sautent, où les révoltes éclatent, où les canons commencent à sortir de l'arsenal, L'âge d'or devrait être vu de tous ceux que n'inquiètent pas encore les nouvelles que la censure laisse imprimer dans les journaux. C'est un complément moral indispensable aux alarmes boursières, dont l'effet sera très direct, justement à cause de son caractère surréaliste. Il n'y a pas, en effet, d'affabulation dans la réalité. Les premières pierres se posent, les convenances prennent figure de dogme, les flics cognent comme il se fait tous les jours, comme tous les jours aussi différents accidents se produisent au sein même de la société bourgeoise, accueillis par la complète indifférence. Ces accidents à propos desquels on remarquera que, dans le film de Buñuel, ils apparaissent philosophiquement purs, affaiblissent la capacité de résistance d'une société en putréfaction, qui essaie de se survivre en utilisant les prêtres et les policiers comme seuls matériaux de soutien. Le pessimisme final issu du sein même de la classe dirigeante par la désintégration de son optimisme, devient à son tour une puissante force de décomposition de cette classe, prend la valeur d'une négation, en s'affirmant aussitôt dans l'action anti-religieuse, donc révolutionnaire puisque la lutte contre la religion est aussi la lutte contre le monde. Le passage du pessimisme de l'état à l'action est déterminé par l'Amour, principe du mal dans la démonologie bourgeoise, qui demande qu'on lui sacrifie tout : situation, famille, honneur, mais dont l'échec dans l'organisation sociale introduit le sentiment de révolte. Un processus semblable peut s'observer dans la vie et l'oeuvre du Marquis de Sade, contemporain de l'âge d'or de la monarchie absolue, interrompues par l'implacable répression physique et morale de la bourgoisie triomphante. Ce n'est donc pas par hasard que le film sacrilège de Buñuel est un écho des blasphèmes hurlés par le divin marquis à travers les grilles de ses prisons. Il reste évidemment à montrer le devenir de ce pessimisme dans la lutte et le triomphe du prolétariat qui est la décomposition de la société en tant que classe particulière. A l'époque de la « prospérité », la valeur d'usage sociale de L'Age d'or doit s'établir par la satisfaction du besoin de destruction des opprimés et peut-être aussi par la flatterie des tendances masochistes des oppresseurs. En dépit de toutes les menaces d'étouffement, ce film servira très utilement, pensons-nous, à crever des cieux toujours moins beaux que ceux qu'il nous montre dans un miroir (1).

Maxime Alexandre, Aragon, André Breton, René Char, René Crevel, Salvador Dali, Paul Eluard, Benjamin Péret, Georges Sadoul, André Thirion, Tristan Tzara, Pierre Unik, Albert Valentin.

[Novembre 1930.]

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(1) Les diverses pièces annexes de la revue-programme figurent ici dans la partie « Description et commentaires », infra. (N.D.E.)

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[Lettre auto-critique d'Aragon et de Sadoul]

Au Secrétariat de l'Union Internationale des Ecrivains Révolutionnaires

Chers camarades,

En entrant dans l'Union Internationale des Ecrivains Révolutionnaires, nous plaçant entièrement et sans réserves sur la plate-forme idéologique et politique de l'Union telle qu'elle a été définie par la deuxième conférence des Ecrivains Révolutionnaires à Kharkoff, en novembre 1930, nous croyons nécessaire de reconnaître certaines fautes, commises antérieurement par nous dans notre activité littéraire, fautes que nous nous engageons à ne pas répéter dans l'avenir.

Comme membres du Parti, nous reconnaissons que nous aurions dû provoquer le contrôle effectif de notre activité littéraire par le Parti et soumettre cette activité à ce contrôle. L'erreur que cela comporte est à l'origine de toutes les fautes que nous avons commises ou de celles dont nous avons pu sembler solidaires.

Seuls le fait de militer d'une façon constante dans des organisations de base, ce que nous n'avons pas fait, l'observation stricte des directives du Parti Communiste, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan culturel, peuvent empêcher la confusion qui s'est manifestée dans certaines publications auxquelles nous avons collaboré. Il est permis d'espérer qu'une liaison suivie avec l'U.I.E.R. et la soumission aux directives de cette organisation nous permettront désormais d'éviter cette confusion.

L'un de nous (Aragon) reconnaît avoir eu tort, en attaquant hors des organes du Parti deux membres du P.C.F. (les camarades Barbusse et Caby).

L'autre (Georges Sadoul) reconnaît avoir eu tort en écrivant une lettre au major de promotion de l'Ecole de Saint-Cyr, Keller, d'adopter le ton de la plaisanterie, en se préoccupant davantage de ce qui pourrait insulter davantage (sic) le destinataire qu'en y précisant son idéologie propre (« ... Si on nous oblige à faire la guerre, nous combattrons du moins sous le glorieux casque à pointe allemand... » etc.) ; qu'il a eu tort également de laisser publier cette lettre sans un commentaire personnel. Il faut mentionner que le camarade Sadoul s'est publiquement désolidarisé du nommé Jean Caupenne, cosignataire de cette lettre, au moment où celui-ci a cru bon de se rendre à Saint-Cyr pour y faire des excuses au drapeau français. Le camarade Sadoul, condamné en première instance et en appel à trois mois de prison, s'engage à utiliser l'audience en dernière instance qui lui reste pour démasquer le militarisme et l'impérialisme français dans leurs préparatifs de guerre contre l'Union soviétique.

D'autre part nous reconnaissons avoir commis des fautes chaque fois que nous avons, dans des organes où nous collaborions, laissé imprimer des critiques ouvertes contre la presse du Parti et certains collaborateurs de son organe central (publication d'une lettre d'un rabcor, d'une photographie tendant à discréditer publiquement Brice Parain, etc.). Nous avons eu tort également de laisser publier dans ces organes des textes qui relèvent d'une idéologie anarchique.

Nous devons préciser que nous ne nous considérons pas comme solidaires de l'ensemble des oeuvres individuelles (littéraires ou autres) publiées par les membres du groupe surréaliste, mais que dans la mesure où ces oeuvres se réclament des mots « surréalisme » et « surréaliste », notre responsabilité est engagée. Notamment en ce qui concerne le « Second manifeste du Surréalisme » par André Breton dans la mesure où il contrarie le matérialisme dialectique. Nous estimons que nous avons à préciser que nous nous plaçons toujours dans le cadre du matérialisme dialectique et que nous repoussons toute idéologie idéaliste (notamment le freudisme). Nous nous désolidarisons de toute idéologie confusionnelle touchant le trotskysme. Nous considérons le trotskysme comme une idéologie social-démocrate et contre-révolutionnaire. Nous nous engageons à combattre le trotskysme en toute occasion.

Notre seul désir est de travailler de la façon la plus efficace suivant les directives du Parti à la discipline et au contrôle duquel nous nous engageons à soumettre notre activité littéraire.

Moscou, le 1er décembre 1930.

Aragon, Georges Sadoul

Aux Intellectuels rÉvolutionnaires

Le procès des saboteurs à Moscou vient de montrer d'une façon indiscutable la volonté des impérialismes de faire la guerre à l'Union Soviétique. Il a montré le rôle que les intellectuels sont susceptibles de jouer quand, prétendant servir la cause du prolétariat, ils sont, en réalité, à la solde des contre-révolutionnaires.

A la veille de la guerre en France, dans le pays dont le gouvernement a mené et mène encore l'attaque contre l'U.R.S.S. et la Révolution mondiale, la contre-révolution a, à ses gages, une revue intitulée Monde qui, prétendant se placer au-dessus des partis, fait le jeu des fascistes de toute espèce, des « républicains syndicalistes » aux social-démocrates. Il s'agit ici d'un véritable groupe de saboteurs dont le procès doit être instruit de manière à briser l'activité de ces saboteurs.

A une enquête du Bureau International de Littérature Révolutionnaire, les surréalistes ont répondu que si l'impérialisme déclare la guerre aux Soviets, leur position sera, conformément aux directives de la IIIe Internationale, la position des membres du Parti Communiste Français. Ils ajoutaient que, dans la situation actuelle de conflit non armé, ils croyaient inutile d'attendre, pour mettre au service de la Révolution les moyens qui sont plus particulièrement les leurs. Les surréalistes se sont historiquement opposés en France aux intellectuels bourgeois. Le surréalisme, impliquant l'adhésion totale et sans réserve au principe du matérialisme dialectique, ses fins ne sauraient en rien se distinguer des fins mêmes du prolétariat. Ceux qui se réclament aujourd'hui du surréalisme, dans leurs ouvrages comme dans la revue Le Surréalisme au service de la Révolution, sont de ce fait les mieux qualifiés pour réaliser l'union des intellectuels révolutionnaires en face de la police intellectuelle que la bourgeoisie cherche à introduire dans leurs rangs.

Certains intellectuels révolutionnaires, et particulièrement les surréalistes, ont été amenés à employer comme une arme contre la bourgeoisie la méthode psychanalytique. Cette arme, entre les mains d'hommes qui se réclament du matérialisme historique et qui entendent l'appliquer, permet notamment l'attaque de la famille, malgré les défenses que la bourgeoisie multiplie autour d'elle. La psychanalyse a servi aux surréalistes à étudier le mécanisme de l'inspiration et à se soumettre cette inspiration. Elle les a aidés à quitter toute position individualiste. On ne saurait tenir la psychanalyse pour responsable des applications qui peuvent en avoir été faites par les différents esprits qui s'en réclament : si certains disciples de Freud, et peut-être (comme à la fin de sa vie Hegel, tirant de sa propre méthode des conclusions sociologiques qui ne trahissent que la vieillesse d'un homme) de nos jours Freud lui-même croient pouvoir faire servir la psychanalyse à des considérations qui viennent renforcer la société bourgeoise et tendent à réviser le matérialisme historique, cela ne peut servir à un procès de la méthode psychanalytique, qui reste une arme pour les révolutionnaires.

L'action révolutionnaire n'est pas possible hors de la ligne de la IIIe Internationale. En France, le trotskysme garde encore des partisans parmi les intellectuels. Dans les circonstances présentes, il faut prendre position. Aucune bienveillance, aucune neutralité à l'égard des ennemis de la IIIe Internationale ne saurait être tolérée. C'est précisément parce que nous estimons qu'en France les surréalistes sont en mesure de jouer un rôle essentiel dans la réalisation de l'union des intellectuels révolutionnaires, que nous croyons devoir affirmer ici, comme nous sommes en mesure de le faire, qu'aucun d'entre eux n'a la moindre attache avec le trotskysme, et qu'en particulier c'est d'une façon absolument abusive que l'on a tenté d'interpréter certaines phrases d'André Breton, pour faire croire qu'il avait pris le parti de Trostsky contre la IIIe Internationale. Il n'en a jamais été question.

La menace de l'intervention impérialiste contre l'U.R.S.S. est et demeure la question vitale du problème révolutionnaire. C'est à la lumière dramatique de cette notion que les intellectuels révolutionnaires doivent s'organiser pour soutenir l'action de classe du prolétariat. C'est à cette lumière que nous considérons en France, en décembre 1930, à notre retour de Russie Soviétique, la nécessité pour nous de donner notre adhésion à l'Association des Artistes et Ecrivains Révolutionnaires qui vient de se fonder. Nous nous joignons à ses fondateurs pour demander aux intellectuels révolutionnaires d'entrer dans cette Association.

« Que chaque mot de l'écrivain révolutionnaire appelle au combat pour l'Octobre universel ! »

Aragon, Georges Sadoul

[Décembre 1930.]

[Carte de voeux pour 1931]

Le Maréchal Joffre,

Le Maréchal Foch,

Georges Clemenceau

et le Président Poincaré

se rappellent à votre bon souvenir.

1er janvier 1931.

L'Affaire de « L'âge d'or »

EXPOSE DES FAITS

Du 28 novembre au 3 décembre 1930, « L'Age d'or » qui avait reçu le visa de la censure a été représenté sans incidents au Studio 28, le mercredi 3, des « commissaires » de la Ligue des Patriotes et des représentants de la Ligue Anti-Juive, interrompent la représentation en jetant de l'encre violette sur l'écran aux cris de : « On va voir s'il y a encore des chrétiens en France ! » et de : « Mort aux Juifs ! » au moment où, dans le film, un personnage dépose un ostensoir dans le ruisseau. Puis, les manifestants allument des bombes fumigènes et lancent des boules puantes pour forcer les spectateurs, sur lesquels ils se jettent avec des matraques, à quitter la salle. Ensuite, passant dans le hall d'exposition, ils y détruisent tout ce qui peut y être détruit, mobilier, vitres, lacèrent les tableaux de Dali, Max Ernst, Man Ray, Miró et Tanguy, déchirent des livres et des revues exposés, en volent une partie, coupent la ligne téléphonique. Les spectateurs assistent néanmoins à la fin du film, et, à la sortie, rédigent et signent une protestation contre les manifestants. Cinq d'entre eux s'étant, sur ces entrefaites, présentés avec « six spectateurs » au poste de police pour y dénoncer le film (?) y sont retenus pour vérification de domicile. Les dégâts effectués sont évalués à 80 000 francs. Le 4 et le 5, les journaux de droite s'emparent de cet incident pour réclamer violemment le retrait du film. La Ligue des Patriotes communique une note protestant contre « l'immoralité de ce spectacle bolcheviste » qui attaque la religion, la patrie et la famille, revendiquant l'intervention de ses commissaires et prétendant que le saccage a été fait par la foule.

Le 5, on annonce une interpellation de M. Le Provost de Launay au Conseil municipal. M. Benoît, de la Préfecture de Police, se rend au ministère de l'Instruction Publique et confère avec M. Ginisty, Président de la Censure. Le soir, la Préfecture demande à M. Mauclaire, directeur du Studio 28, par l'intermédiaire de la Censure, la suppression des « deux passages d'évêques » dans le film. Cette suppression est effectuée.

Le 7, Le Figaro et L'Ami du Peuple du soir publient des articles mettant en cause l'existence de la censure et préconisent l'application systématique des méthodes fascistes dans les spectacles.

Le 8, la Préfecture demande directement à M. Mauclaire d'abord la suppression du « passage du Christ » puis, étant donné que rien ne le mentionne à l'écran, se contente de demander la suppression, dans le programme, de la phrase « Le comte de Blangis est évidemment Jésus-Christ ».

Le 9, M. Mauclaire est avisé d'avoir à présenter le film devant une commission d'appel de la Censure le jeudi 11 au matin.

Le 10, « le très sympathique conseiller des Champs-Elysées, M. Le Provost de Launay » publie dans les journaux une lettre ouverte au Préfet de Police, dénonçant le film, la revue « Le Surréalisme au service de la Révolution » et les oeuvres de ses collaborateurs qu'il qualifie d'ordures. Il proteste du même coup contre d'autres films d'importation ou d'origine germanique qui se jouent ou vont se jouer dans le quartier des Champs-Elysées A DEUX PAS du Soldat inconnu ». Le Figaro, commentant cette lettre, invite le Préfet de Police à la répression contre le surréalisme. Au courrier du matin, les journaux du matin ont déjà reçu une lettre annonçant l'interdiction du film. M. Mauclaire n'en est avisé que le même jour à 17 heures 20.

Néanmoins, le lendemain 11, au matin, la commission assiste à la présentation du film et fait, le surlendemain, passer une note dans les journaux concluant au retrait du visa et à l'interdiction du film et annonçant des poursuites contre le directeur du cinéma en spécifiant, dans le communiqué même, le maximum de la pénalité encourable.

Le 12, le Commissaire de Police des Grandes Carrières vient saisir au Studio 28 toutes copies existantes du film, soit une qui se trouvait au Studio et une autre au domicile de son directeur.

Le même jour les présidents et délégués des sections de Paris de la Ligue des Patriotes, sous la présidence de M. Marcel Habert et du Général Pougin,

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chargent le Commissaire général de la ligue, M. A. Cruchon, de féliciter les commissaires de la Ligue des Patriotes « arrêtés au cours de la manifestation contre le film bolcheviste "L'Age d'or" » et remercient M. Le Provost de Launay de son intervention (1).

QUESTIONNAIRE

1° Que pensez-vous de l'interdiction par la police du film « L'Age d'or » à la suite de la manifestation de la Ligue des Patriotes et de la Ligue Anti-Juive le 3 décembre 1930 au Studio 28 ?

2° Depuis quand n'a-t-on pas le droit, en France, de mettre gravement en question la religion, ses fondements, les moeurs de ses représentants, etc. ?

Depuis quand la police est-elle au service de l'antisémitisme ?

L'intervention de la police sanctionnant le pogrome de la Ligue des Patriotes est-elle un encouragement officiel à l'établissement des méthodes fascistes en France ?

Faut-il comprendre cette intervention comme une autorisation donnée également à ceux qui estiment outrageante la propagande religieuse d'en interrompre par tous les moyens les manifestations (films de propagande romaine, pèlerinages de Lourdes et de Lisieux, officines d'obscurantisme telles que Bonne Presse, Congrégation de l'Index, églises, etc., perversion de la jeunesse dans les patronages et les préparations militaires, prêches à la radio, magasins de crucifix, vierges, couronnes d'épines) ?

3° Le fait de l'interdiction de « L'Age d'or » constitue-t-il un simple abus de pouvoir de plus de la police ou bien donne-t-il la preuve de l'incompatibilité du surréalisme avec la société bourgeoise ?

Faut-il considérer comme la reconnaissance de cette incompatibilité, le fait qu'après que de jeunes bourgeois aient détruit des tableaux surréalistes et volé des livres surréalistes, après que les journaux bourgeois aient publié une lettre de provocateur signée Le Provost de Launay et excité à la répression contre la revue Le Surréalisme au service de la Révolution et au saccage du siège de cette revue, leur police ait interdit un film surréaliste, comme elle interdit les films soviétiques, comme la police d'Hitler a interdit en Allemagne A l'Ouest rien de nouveau ?

4° L'emploi de la provocation pour légitimer une intervention ultérieure de la police n'est-il pas le signe de la fascisation ?

Cette intervention se faisant sous le prétexte de protéger l'enfance, la jeunesse, la famille, la patrie et la religion, peut-on un instant prétendre que cette fascisation évidente n'a pas pour but de détruire tout ce qui tend à s'opposer à la guerre qui vient ?

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(1) Ici se placent des « Extraits du programme » que l'on trouvera dans la partie « Description et Commentaires », infra. (N.D.E.)

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Et très spécialement à la guerre contre l'U.R.S.S. ?

Maxime Alexandre, Aragon, André Breton, René Char, René Crevel, Salvador Dali, Paul Eluard, Georges Malkine, Benjamin Péret, Man Ray, Georges Sadoul, Yves Tanguy, André Thirion, Tristan Tzara, Pierre Unik, Albert Valentin (1).

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(1) Les « Extraits de la Presse » qui encadraient le texte de ce tract figurent dans la partie « Description et Commentaires » du présent volume, infra. (N.D.E.)

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[Lettre au « Journal des Poètes »]

Paris, le 17 avril 1931

Céline Arnaud a battu Verhaeren (le Déroulède belge) d'une longueur de moustache. Pour Benjamin Péret, par délégation spéciale : André Breton, Paul Eluard

La merde dans l'huître.          Sacher Purnal.

Le journal des poètes, Kouillasserie bruqueselloise. René Crevel

Où vât papa ? Au Journal des poètes fumier d'hôpital.        René Char.

Le Journal des Poètes et des Pourritures.      Tristan Tzara

Le journal en question ne me sert qu'à démerder mes chiens.          Aragon

Le Journal des poètes est un phumier.           Pierre Unik

Le Journal des Poètes, je me suis justement taurché avec ce matin. Excellant !      Paul Eluard

Le journal des Poètes est le rendé-vous des tappètes.          Albert Valentin

Demandez le journal des Poëtes, le grand heibdomadaire de la Merde !    André Thirion

Les collaborateurs belges du Journal des Poètes belges se la font sucée tous les jours par la princesse belge Marichaussée. André Breton

Le journal des Poètes maxime putréfaction. Salvador Dali

Ne visitez pas l'Exposition Coloniale

A la veille du 1er mai 1931 et à l'avant-veille de l'inauguration de l'Exposition Coloniale, l'étudiant indo-chinois Tao est enlevé par la police française. Chiappe, pour l'atteindre, utilise le faux et la lettre anonyme. On apprend, au tout du temps nécessaire à parer à toute agitation, que cette arrestation, donnée pour préventive, n'est que le prélude d'un refoulement sur l'Indo-Chine (*). le crime de Tao ? Etre membre du Parti Communiste, lequel n'est aucunement un parti illégal en France, et s'être permis jadis de manifester devant l'Elysée contre l'exécution de quarante Annamites.

L'opinion mondiale s'est émue en vain du sort des deux condamnés à mort Sacco et Vanzetti. Tao, livré à l'arbitraire de la justice militaire et de la justice des mandarins, nous n'avons plus aucune garantie pour sa vie. Ce joli lever de rideau était bien celui qu'il fallait, en 1931, à l'Exposition de Vincennes.

L'idée du brigandage colonial (le mot était brillant et à peine assez fort), cette idée, qui date du XIXe siècle, est de celles qui n'ont pas fait leur chemin. On s'est servi de l'argent qu'on avait en trop pour envoyer en Afrique, en Asie, des navires, des pelles, des pioches, grâce auxquels il y a enfin, là-bas, de quoi travailler pour un salaire et cet argent, on le représente volontiers comme un don fait aux indigènes. Il est donc naturel, prétend-on, que le travail de ces millions de nouveaux esclaves nous ait donné les monceaux d'or qui sont en réserve dans les caves de la Banque de France. Mais que le travail forcé - ou lbre - préside à cet échange monstrueux, que des hommes dont les moeurs, ce que nous essayons d'en apprendre à travers des témoignages rarement désintéressés, des hommes qu'il est permis de tenir pour moins pervertis que nous et c'est peu dire, peut-être pour éclairés comme nous ne le sommes plus sur les fins véritables de l'espèce humaine, du savoir, de l'amour et du bonheur humains, que ces hommes dont nous distingue ne serait-ce que notre qualité de blancs, nous qui disons hommes de couleur, nous hommes sans couleur, aient été tenus, par la seule puissance de la métallurgie européenne, en 1914, de se faire crever la peau pour un très bas monument funéraire collectif - c'était d'ailleurs, si nous ne nous trompons pas, une idée française, cela répondait à un calcul français - voilà qui nous permet d'inaugurer, nous aussi, à notre manière, l'Exposition Coloniale, et de tenir tous les zélateurs de cette entreprise pour des rapaces. Les Lyautey, les Dumesnil, les Doumer qui tiennent le haut du pavé aujourd'hui dans cette même France du Moulin-Rouge n'en sont plus à un carnaval de squelettes près. On a pu lire il y a quelques jours, dans Paris, une affiche non lacérée dans laquelle Jacques Doriot était présenté comme le responsable des massacres d'Indo-Chine. Non lacérée.

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(*) Nous avons cru devoir refuser, pour ce manifeste, les signatures de nos camarades étrangers.

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Le dogme de l'intégrité du territoire national, invoqué pour donner à ces massacres une justification morale, est basé sur un jeu de mots insuffisant pour faire oublier qu'il n'est pas de semaine où l'on ne tue, aux colonies. La présence sur l'estrade inaugurale de l'Exposition Coloniale du Président de la République, de l'Empereur d'Annam, du Cardinal Archevêque de Paris et de plusieurs gouverneurs et soudards, en face du pavillon des missionnaires, de ceux de Citroën et Renault, exprime clairement la complicité de la bourgeoisie tout entière dans la naissance d'un concept nouveau et particulièrement intolérable : la « Grande France ». C'est pour implanter ce concept-escroquerie que l'on a bâti les pavillons de l'Exposition de Vincennes. Il s'agit de donner aux citoyens de la métropole la conscience de propriétaires qu'il leur faudra pour entendre sans broncher l'écho des fusillades lointaines. Il s'agit d'annexer au fin paysage de France, déjà très relevé avant-guerre par une chanson sur la cabanebambou, une perspective de minarets et de pagodes.

A propos, on n'a pas oublié la belle affiche de recrutement de l'armée coloniale : une vie facile, des négresses à gros nénés, le sous-officier très élégant dans son complet de toile se promène en pousse-pousse, traîné par l'homme du pays - l'aventure, l'avancement.

Rien n'est d'ailleurs épargné pour la publicité : un souverain indigène en personne viendra battre la grosse caisse à la porte de ces palais en carton-pâte. La foire est internationale, et voilà comment le fait colonial, fait européen comme disait le discours d'ouverture, devient fait acquis.

N'en déplaise au scandaleux Parti Socialiste et à la jésuitique Ligue des Droits de l'Homme, il serait un peu fort que nous distinguions entre la bonne et la mauvaise façon de coloniser. Les pionniers de la défense nationale en régime capitaliste, l'immonde Boncour en tête, peuvent être fiers du Luna-Park de Vincennes. Tous ceux qui se refusent à être jamais les défenseurs des patries bourgeoises sauront opposer à leur goût des fêtes et de l'exploitation l'attitude de Lénine qui, le premier au début de ce siècle, a reconnu dans les peuples coloniaux les alliés du prolétariat mondial.

Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l'évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d'Annam, du Liban, du Maroc et de l'Afrique centrale.

André Breton, Paul Eluard, Benjamin Péret, Georges Sadoul, Pierre Unik, André Thirion, René Crevel, Aragon, René Char, Maxime Alexandre, Yves Tanguy, Georges Malkine.

[Mai 1931.]

Au Feu !

Sois tolérant. Garde fermement ta foi ou ta conviction, mais admets qu'on ait une foi ou une conviction différente. Ne fais rien, ne dis rien qui puisse blesser la croyance d'un autre homme : c'est chose intime de la conscience humaine, si délicate qu'on la froisse en l'effleurant.

Paul Doumer

A partir du 10 mai 1931, à Madrid, Cordoue, Séville, Bilbao, Alicante, Malaga, Grenade, Valence, Algésiras, San Roque, La Linea, Cadix, Arcos de la Frontera, Huelva, Badajos, Jeres, Almeria, Murcia, Gijon, Teruel, Santander, La Corogne, Santa-Fé, etc., la foule a incendié les églises, les couvents, les universités religieuses, détruit les statues, les tableaux que ces édifices contenaient, dévasté les bureaux des journaux catholiques, chassé sous les huées les prêtres, les moines, les nonnes qui passent en hâte les frontières. Cent cinq édifices d'abord consumés ne cloront pas ce bilan de feu. Opposant à tous les bûchers jadis dressés par le clergé d'Espagne la grande clarté matérialiste des églises incendiées, les masses sauront trouver dans les trésors de ces églises l'or nécessaire pour s'armer, lutter et transformer la Révolution bourgeoise en Révolution prolétarienne. Pour la restauration de N.-D. del Pilar à Sarragosse par exemple, la souscription publique de vingt-cinq millions de pesetas est déjà à moitié couverte : qu'on réclame cet argent pour les besoins révolutionnaires et qu'on abatte le temple del Pilar où depuis des siècles une vierge sert à exploiter des millions d'hommes ! Une église debout, un prêtre qui peut officier, sont autant de dangers pour l'avenir de la Révolution.

Détruire par tous les moyens la religion, effacer jusqu'aux vestiges de ces monuments de ténèbres où se sont prosternés les hommes, anéantir les symboles qu'un prétexte artistique chercherait vainement à sauver de la grande fureur populaire, disperser la prêtraille et la persécuter dans ses refuges derniers, voilà ce que, dans leur compréhension directe des tâches révolutionnaires, ont entrepris d'elles-mêmes les foules de Madrid, Séville, Alicante, etc. Tout ce qui n'est pas la violence quant il s'agit de la religion, de l'épouvantail Dieu, des parasites de la prière, des professeurs de la résignation, est assimilable à la pactisation avec cette innombrable vermine du christianisme, qui doit être exterminée.

Ce qui fut, des siècles durant, l'auxiliaire et le soutien de leurs Majestés Très-Catholiques est aujourd'hui la proie d'une belle flamme dont on espère bien qu'elle gagnera tous les monastères, toutes les cathédrales d'Espagne et du monde. Déjà l'U.R.S.S., où des centaines d'églises ont été dynamitées, transforme les édifices du culte en clubs ouvriers, en hangars à pommes de terre, en musées antireligieux. La masse révolutionnaire espagnole s'en est prise immédiatement à l'organisation des prêtres qui en tous lieux sont avec la police et l'armée les défenseurs du capitalisme. Mais si le premier soin de la République bourgeoise a été de déclarer que le culte catholique restait religion d'Etat, sa deuxième tâche est de réduire par la force ceux qui sont résolus à jeter bas tous les édifices sacrés. La démarche du nonce apostolique auprès de M. Alcala Zamora a mis le gouvernement républicain et socialiste aux ordres du Pape. Une justice sommaire conduit déjà devant le peloton d'exécution les communistes coupables d'iconoclastie. Les bourgeois trembleurs maintiendront le clergé dans ses terres parce que le partage des biens ecclésiastiques ne peut être que le signal du partage des biens laïcs. Les bourgeois ont besoin des prêtres pour maintenir la propriété privée et le salariat. Ils ne pourront pas séparer l'Eglise de l'Etat. Seul, le terrorisme des masses effectuera cette séparation : le prolétariat armé et organisé fera justice des banquiers, des industriels, cramponnés aux jupons noirs des prêtres. Le front antireligieux est le front essentiel de l'étape actuelle de la Révolution espagnole.

En France, l'amplification de la lutte antireligieuse soutiendra la Révolution espagnole. Athées français, vous ne tolérerez pas qu'au nom d'un droit d'asile absolument fallacieux, la France, malgré la Séparation de l'Eglise et de l'Etat proclamée en 1905, permette l'établissement sur son territoire des congrégations qui ont fui l'Espagne révolutionnaire. C'est assez que se soient produites à l'arrivée du roi Alphonse les scandaleuses manifestations de Paris. Vous imposerez, par une agitation qui saura être digne des magnifiques bouquets d'étincelles apparus par-dessus les Pyrénées, le refoulement des religieux vers la frontière où les attendront bientôt les tribunaux de salut public. Vous exigerez du même coup le rapatriement avec leurs confesseurs des bandits royaux qui doivent être jugés par leurs sujets d'hier, leurs victimes de toujours. Vous ferez de vos revendications de solidarité avec les ouvriers et les paysans en armes de l'Espagne une étape de votre lutte pour la prise du pouvoir en France par le prolétariat qui, seul, saura balayer Dieu de la surface de la terre.

Benjamin Péret, René Char, Yves Tanguy, Aragon, Georges Sadoul, Georges Malkine, André Breton, René Crevel, André Thirion, Paul Eluard, Pierre Unik, Maxime Alexandre (*).

[Mai 1931.]

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(*) et dix signatures de camarades étrangers.

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Premier bilan de l'Exposition Coloniale

C'est nous, les poètes, qui clouons les coupables à l'éternel pilori. Ceux que nous condamnons, les générations les méprisent et les huent.

Emile Zola

Dans la nuit du 27 au 28 juin, le pavillon des Indes Néerlandaises a été entièrement détruit par un incendie. « Et d'un ! » sera tenté d'abord de s'écrier tout spectateur conscient du véritable sens de la démonstration impérialiste de Vincennes. On s'étonnera peut-être que ne passant pas pour avoir le souci de la conservation des objets d'art, nous ne nous en tenions pas à ce premier réflexe. C'est qu'en effet, de même que les adversaires des nationalismes doivent défendre le nationalisme des peuples opprimés, les adversaires de l'art qui est le fruit de l'économie capitaliste, doivent lui opposer dialectiquement l'art des peuples opprimés. Le pavillon que les journalistes ne rougissent pas d'appeler le pavillon « de Hollande » contenait indiscutablement les témoignages les plus précieux de la vie intellectuelle de la Malaisie et de la Mélanésie. Il s'agissait, comme on sait, des plus rares et des plus anciens spécimens artistiques connus de ces régions, d'objets arrachés par la violence à ceux qui les avaient conçus et desquels un gouvernement d'Europe, si paradoxalement que cela puisse paraître, n'avait pas craint de se servir comme objet de réclame pour ses méthodes propres de colonisation (1). Ce n'était sans doute pas assez de piraterie et de ce scandaleux détournement de sens par lequel elle semblait se parachever, car ces objets pouvaient encore servir à l'anthropologiste, au sociologue, à l'artiste. Ce n'est que par une vue tout à fait superficielle de la question que l'on peut considérer l'incendie du 28 juin comme un simple accident. Ce qui vient d'être détruit, malgré l'emploi que le capitalisme en faisait, était destiné à se retourner contre lui, grâce à la valeur d'étude qu'il constituait. Seule, la science matérialiste pouvait bénéficier de cette valeur d'étude, comme Marx et Engels reprenant les observations de Morgan sur les Iroquois et les Hawaïens l'ont mis parfaitement en lumière dans leurs recherches sur l'origine de la famille. Les découvertes modernes dans l'art comme dans la sociologie seraient incompréhensibles si l'on ne tenait pas compte du facteur déterminant qu'a été la révélation récente de l'art des peuples dits primitifs. De plus, le matérialisme, dans sa lutte contre la religion, ne peut utiliser qu'efficacement la comparaison qui s'impose entre les idoles du monde entier. C'est ce que comprennent très bien les missionnaires dont le pavillon n'a pas été brûlé lorsqu'ils mutilent habituellement

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(1) « Je tiens à adresser à votre Excellence l'expression de ma vive et douloureuse sympathie à l'occasion de l'incendie du pavillon principal des Indes Néerlandaises que nous avions inauguré ensemble et qui était un magnifique témoignage de l'oeuvre colonisatrice de votre pays » (Télégramme de M. Paul Reynaud au ministre des Colonies des Pays-Bas).

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les fétiches et qu'ils entraînent les indigènes dans leurs écoles à reproduire les traits de leur Christ selon les recettes de l'art européen le plus bas (2) (cette comparaison s'établit au mieux dans les musées anti-religieux de Russie). Toutes raisons excellentes pour que nous considérions comme une sorte d'acte manqué de la part du capitalisme la destruction des trésors de Java, Bali, Bornéo, Sumatra, Nouvelle-Guinée, etc., qu'il avait élégamment groupés sous le toit de chaume imitation. Ainsi se complète l'oeuvre colonisatrice commencée par le massacre, continuée par les conversions, le travail forcé et les maladies (à propos, si les journaux français peuvent démentir que l'importation indigène à l'Exposition Coloniale menace Paris de la maladie du sommeil et de la lèpre, nous ne soutiendrons pas que les travailleurs de l'Exposition sont garantis tous risques contre les fléaux européens, de l'alcoolisme à la prostitution par la tuberculose).

Pour ceux qui seraient tentés de trouver abusif de tenir le capitalisme pour responsable de l'incendie du 28 juin, nous ferons remarquer que contrairement à ce qui se passe pour le mécanicien mort ou vif d'un train qui a déraillé, le gardien de nuit du pavillon détruit a été mis hors de cause. Il doit falloir pour cela qu'on n'ait pas trouvé le moindre communiste dans ses relations ! Néanmoins, l'agitation communiste en Malaisie a paru au Figaro, entre autres, en relation directe avec l'étincelle qui a mis le feu (3). Nous nous bornons sagement à considérer que le capitalisme doit répondre de tout ce qui se passe actuellement à Vincennes où il fait ses affaires, sans nous laisser aller à accuser plus particulièrement les missionnaires par exemple. Cependant, une telle imputation serait susceptible de trouver une certaine faveur si l'on songeait aux vilaines habitudes des prêtres, de l'iconoclastie à la falsification des textes.

Quant à ceux qui croiraient relever une contradiction gênante entre nos appréciations concernant les actes purificateurs du Prolétariat brûlant les couvents d'Espagne et le grossier gaspillage qui met philosophiquement en lumière le sourire en coin du maréchal Lyautey, nous ne nous contenterons pas de les renvoyer au début de ce texte. Nous ajouterons pour eux que si les fétiches de l'Insulinde ont pour nous une indiscutable valeur scientifique et qu'ils ont, de ce fait, perdu tout caractère sacré, par contre les fétiches d'inspiration catholique (tableaux de Valdes Leal, sculptures de Berruguete, troncs de la maison Bouasse-Lebel) ne sauraient être considérés ni du point de vue scientifique, ni du point de vue artistique, tant que le catholicisme aura pour lui les lois, les tribunaux, les prisons, les écoles et l'argent et jusqu'à ce qu'universellement les diverses représentations du Christ fassent modeste figure parmi les tikis et les totems.

Sans tenir compte des nostalgies qu'elle aura pu donner aux petits des bourgeois - saviez-vous que la France était si grande ? - l'Exposition dépose dès maintenant son premier bilan. Ce bilan accuse un déficit que ne comblera pas le prix du temple d'Angkor vendu à une firme cinématographique, comme ça tombe ! pour être brûlé.

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(2) Voir L'Année Missionnaire 1931.

(3) Article d'Eugène Marsan.

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A ce sujet, une simple question : le pavillon des Indes Néerlandaises (sauf avis contraire) n'avait pas été bâti pour brûler. Cependant, il a flambé comme une allumette. Le temple d'Angkor, lui, a été fait pour brûler. N'est-on pas fondé à penser qu'il a dû être construit en matériaux particulièrement inflammables et que de ce fait il pourrait bien se comporter de même avant le temps fixé ? Dans ces conditions, malgré l'assurance donnée par le Préfet de police au Conseil municipal que l'Exposition est l'endroit du monde le mieux gardé contre l'incendie, l'oeuvre colonisatrice de la France ne risque-t-elle pas de s'y poursuivre non seulement aux dépens de la science et de l'art, mais aussi aux dépens de la vie des figurants de l'Exposition, et d'une bonne partie de la population parisienne ?

3 juillet 1931.

Yves Tanguy, Georges Sadoul, Aragon, André Breton, André Thirion, Maxime Alexandre, Paul Eluard, Pierre Unik, René Char, Benjamin Péret, René Crevel, Georges Malkine (*).

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(*) Et douze signatures de camarades étrangers.

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[Lettre ouverte à l'Ambassadeur de Chine à Paris]

Nous, professeurs et intellectuels français, avons appris avec indignation la condamnation à mort prononcée par les autorités du Kuomintang contre le secrétaire de l'organisation internationale des syndicats du Pacifique, à Shangaï, le citoyen suisse Ruegg. Nous élevons une ferme protestation contre cette condamnation. Nous demandons qu'elle soit rapportée et que le condamné soit remis immédiatement en liberté.

Nous protestons avec la même énergie contre la condamnation à la prison perpétuelle qui frappe celle qui n'a commis d'autre crime que d'être la femme du condamné.

Notre indignation est d'autant plus vive que nous n'ignorons pas que la sentence a été portée sans l'ombre d'un procès régulier et après une détention accompagnée d'effroyables tortures. Nous flétrissons également les bourreaux chinois et les impérialistes blancs qui, ayant arrêté Ruegg sur le terrain de la concession, l'ont livré contre leur propre légalité aux autorités du Kuomintang.

Nous savons aussi que l'avocat de l'accusé, Me Fisher, agréé par le Kuomintang, n'a été informé de la tenue du « procès » qu'après le prononcé du jugement !

Nous qui sommes pour la plupart membres ou sympathisants des syndicats unitaires de l'enseignement français et membres ou amis de l'Internationale des Travailleurs de l'Enseignement, dont nous connaissons l'oeuvre syndicale dans les pays du Pacifique, nous proclamons hautement le droit des travailleurs manuels et intellectuels, de toute race et de toute couleur, à s'organiser syndicalement et le droit des organisations syndicales à jouir d'une entière liberté dans les colonies et semi-colonies comme aussi dans les métropoles impérialistes.

Par la presse ouvrière et par nos organisations, nous avons été informés bien souvent des exécutions sommaires qui ont frappé des centaines d'étudiants, d'instituteurs et de professeurs chinois dans les provinces de Chine encore soumises au pouvoir du Kuomintang.

Nous nous déclarons solidaires de toutes les victimes de la contre-révolution chinoise. Nous partageons les deuils et les espoirs de la Chine révolutionnaire. Nous sommes avec Ruegg. Nous avons la ferme résolution de tout mettre en jeu pour empêcher l'exécution de l'inique condamnation portée contre lui, et en général pour faire reculer la terreur blanche en Chine.

Aragon, homme de lettres, Paris ; Baby, agrégé de l'Université, Paris ; Barrué, agrégé de l'Université, Bordeaux ; Berthélémy, agrégé de l'Université, Tours ; Breton, homme de lettres, Paris ; Bruhat, agrégé de l'Université, Nantes ; René Char, homme de lettres, Paris ; René Crevel, homme de lettres, Paris ; G. Cogniot, agrégé de l'Université, Dijon ; M. Cohen, professeur à l'Ecole des langues orientales vivantes, Paris ; Darves, agrégé de l'Université, Grenoble ; Daudin, professeur à la Faculté de Bordeaux ; Eluard, homme de lettres, Paris ; C. Friedmann, agrégé de l'Université, Bourges ; Dr Galpérine, Paris ; Guéhenno, rédacteur en chef de la revue Europe ; Husson, agrégé de l'Université, Paris ; A. Julien, agrégé de l'Université, Paris ; Labérenne, agrégé de l'Université, Chartres ; Maublanc, agrégé de l'Université, Paris ; Nizan, agrégé de l'Université, Paris ; Politzer, agrégé de l'Université, Evreux ; Romain Rolland ; Georges Sadoul, homme de lettres, Paris ; André Thirion, homme de lettres, Paris ; Pierre Unik, homme de lettres, Paris ; Vernochet, ancien professeur d'Ecole normale, Paris ; Léon Werth, rédacteur en chef de Monde ; Dr Wallen, directeur à l'Ecole des Hautes Etudes, Paris ; Joseph Martin, agrégé de l'Université, Nevers.

[L'Humanité, 23 novembre 1931.]

LISEZ :    NE LISEZ PAS :

Heraclite.        Platon.

            Virgile.

Lulle.   St Thom. d'Aquin.

Flamel.

Agrippa.          Rabelais.

Scève. Ronsard

            Montaigne.

Swift.  Molière.

Berkeley.

            La Fontaine.

La Mettrie.

Young.

Rousseau.       Voltaire.

Diderot.

Holbach.

Kant.   Schiller.

Sade.   Mirabeau.

Laclos.

Marat. Bern. de St Pierre.

Babeuf.           Chénier.

Fichte. Mme de Staël.

Hegel.

Lewis.

Arnim. Hoffmann.

Maturin.

Rabbe. Schopenhauer.

A. Bertrand.   Vigny.

Nerval.            Lamartine.

Borel.  Balzac.

Feuerbach.      Renan.

Marx.

Engels.            Comte.

            Mérimée.

            Fromentin.

Baudelaire.     Leconte de Lisle.

Cros.   Banville.

Lautréamont.  Kraft-Ebbing.

            Taine.

Rimbaud.        Verlaine.

Nouveau.        Laforgue.

Huysmans.      Daudet.

Caze.

Jarry.   Gourmont.

Becque.           Verne.

Allais.  Courteline.

Th. Flournoy.  Mme de Noailles.

Hamsun.         Philippe.

Freud. Bergson.

Lafargue.        Jaurès.

            Durckheim.

            Lévy-Brühl.

Lénine.            Sorel.

Synge. Claudel.

Apollinaire.     Mistral.

Roussel.          Péguy.

Léautaud.       Proust

Cravan.           d'Annunzio.

Picabia.           Rostand.

Reverdy.         Jacob.

Vaché. Valéry.

Maïakovsky.   Barbusse.

Chirico.           Mauriac.

Savinio.           Toulet.

Neuberg.         Malraux.

            Kipling.

            Gandhi.

            Maurras.

            Duhamel.

            Benda.

            Valois.

            Vautel.

            Etc., etc., etc...

IMP. UNION, 13, RUE MECHAIN, PARIS

[C'Était une enquête de Marinetti...]

« Crépuscule des poètes, mouches en chemises noires sur les mots en liberté, déclin de la poésie, antitradition passéiste, croix gammée de l'inspiration-tête de mort : ce sont les formules que les gens redisent comme des trouvailles et qui sont déjà à la portée de tout le monde, c'est-à-dire des vérités. Pan, encore un ouvrier mort, vive Victor-Emmanuel ! La poésie se porte bien. Elle est née à Fiume et elle doit partager le destin du fumier tant que l'argent reluira sur les malheurs des hommes. Notre vie moderne, l'âge de l'espionnage et de la bombe d'avion, du travail à la chaîne et du repos éternel, n'est pas en opposition avec la botte italienne. La sensibilité corporelle des artistes peut-elle coïncider avec les aspects de la vie de la péninsule ? Le poète est-il celui qui se fait fouetter ?

Est-ce vrai ce qu'assurent les fascistes, c'est-à-dire que notre vie moderne ne peut pas remonter les sources d'inspiration des poètes au-delà du ventre ?

Sur ces points fondamentaux, sur les aspects spirituels et esthétiques du problème de la poésie dans le monde, nous venons d'ouvrir une enquête pour répondre à laquelle (sic) nous battons le rappel des représentants les plus illustres de l'art et de la pensée de tous les pays. Nous avons égorgé, abruti, tenté de faire circuler l'huile de ricin dans les veines. Voici le questionnaire :

1. Quelle est aujourd'hui, par le fascisme, la condition qui est faite à l'ordure dans le monde ?

2. Quelles sont les sensibilités nouvelles qui s'y découvrent, avez-vous vu la gueule des fils Mussolini ?

3. Existe-t-il de nouveaux laxatifs ?

4. Quelles sont les possibilités techniques nouvelles d'infection générale, de tout-à-l’égout par le coeur des poètes renégats, des révolutionnaires vendus, des athées à la croûte d'hostie ? »

....

C'était une enquête de Marinetti à laquelle nous n'avons pas cru devoir répondre.

[Le Surréalisme A.S.D.L.R. n° 3, décembre 1931.]

L'Affaire Aragon

On ne s'avisait pas jusqu'à ces derniers jours que la phrase poétique, soumise qu'elle est à ses déterminations concrètes particulières, obéissant comme elle fait par définition aux lois d'un langage exalté, courant ses risques propres dans le domaine de l'interprétation où ne parvient aucunement à l'épuiser la considération de son sens littéral, - on ne s'avisait pas que la phrase poétique pût être jugée sur son contenu immmédiat et au besoin incriminée judiciairement au même titre que toute autre forme mesurée d'expression. Les seules poursuites intentées contre Baudelaire nous rendent conscients du ridicule auquel se fût exposée une législation qui, dans son impuissance, eût demandé compte à Rimbaud, à Lautréamont, des élans destructeurs qui passent dans leur oeuvre, ces élans assimilés pour la circonstance à divers crimes de droit commun. La poésie lyrique qui, au vingtième siècle, en France, ne saurait, de par ses déterminations historiques, vivre que de représentations extrêmes et se produire que comme déchaînement de mouvements intérieurs violents, va-t-elle tout à coup se trouver en butte aux persécutions réservées encore à ce qui constitue les formes d'expression exacte de la pensée ? Considérant le peu d'intelligence des textes poétiques que l'on peut s'attendre à trouver chez ceux qui prétendraient en juger non plus selon la qualité artistique ou humaine mais selon la lettre, de manière à pouvoir leur opposer tel ou tel article du code, il y a lieu de se demander si pour la première fois le poète lui-même ne va pas cesser de s'appartenir, ne va pas être enjoint de payer d'une véritable désertion morale le droit de ne pas passer sa vie en prison.

Le 16 janvier 1932, le juge d'instruction Benon inculpe notre ami Aragon d'excitation de militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste. Le motif donné à cette inculpation est la publication de son poème « Front Rouge » (1) dans Littérature de la Révolution mondiale, revue saisie par la police en novembre dernier. Il est à peine nécessaire de souligner que ce poème, écrit à la gloire de l'U.R.S.S. et célébrant, outre ses conquêtes actuelles, les conquêtes futures du Prolétariat, se défend rigoureusement de militer en faveur de l'attentat individuel et se borne à anticiper sur une partie des événements qui marqueront en France, le jour venu, la prise du pouvoir. Rien de moins extraordinaire, de moins partial, que l'analogie entre deux mouvements révolutionnaires appelés à se succéder dans l'histoire aux dépens des mêmes catégories d'individus. Aragon n'a pu faire là qu'acte de représentation visuelle, que tenter d'exprimer un moment de conscience unanime. Il s'est fait l'interprète objectif de l'épisode terminal d'une lutte qu'il lui appartient à peine de passionner. Voilà pourtant tout ce sur quoi le gouvernement républicain se fonde pour faire peser sur lui la menace de plusieurs années

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(1) On trouvera ce poème, parmi les « Pièces jointes » à Misère de la Poésie, dans la partie « Description et commentaires », infra. (N.D.E.)

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de prison. Une inculpation si neuve, si scandaleuse, - jamais à notre connaissance un poète français n'a encouru pour ses écrits une si lourde peine - n'a été mentionnée que par un seul journal bourgeois : Le Populaire. Celui-ci, d'ailleurs, prévient aimablement le parquet de la Seine qu'il a eu tort de « prendre au sérieux ces roulades poétiques », car « M. Louis Aragon se couronnera des épines du martyr » et « essaiera d'exploiter sa petite mésaventure ».

C'est ainsi qu'épaulée une fois de plus par les « socialistes », la bourgeoisie entend, par le moyen de ses policiers, de ses juges et bientôt de ses geôliers, démontrer aux poètes qu'ils doivent éprouver un dégoût invincible pour les luttes sociales, se livrer à l'expérimentation pure dans leur « tour d'ivoire » et se réclamer uniquement de « l'art pour l'art ». Le surréalisme n'a jamais cessé de s'élever contre ces points de vue et son attitude a été, à cet égard, si nette qu'au cours de ces derniers dix-huit mois, cette même bourgeoisie a fait interdire le film surréaliste « L'Age d'or », condamner tel d'entre nous à trois mois de prison, qu'elle a refusé un passeport à tel autre, révoqué tel autre encore de son poste de professeur.

Surréalistes, nous nous déclarons solidaires de la totalité du poème « Front Rouge » puisque aussi bien, aux termes mêmes de l'inculpation, c'est la totalité de ce poème qui est à retenir. Nous saisissons cette occasion de dénoncer - et nous voudrions pour cela emprunter les mots magnifiques de « Front Rouge » - la pourriture capitaliste et spécialement celle du capitalisme français impérialiste et colonisateur et d'appeler de toutes nos forces à la préparation de la Révolution prolétarienne sous la conduite du Parti Communiste (S.F.I.C.), d'une Révolution à l'image de l'admirable Révolution russe qui construit dès maintenant le socialisme sur un sixième du globe. (*)

Maxime Alexandre, André Breton, René Char, René Crevel, Paul Eluard, Georges Malkine, Pierre de Massot, Benjamin Péret, Georges Sadoul, Yves Tanguy, André Thirion, Pierre Unik.

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(*) Quelle que soit à cet égard notre position, que nous maintenons inébranlable et qu'il est de notre devoir le plus élémentaire de préciser en la circonstance, nous pensons que, parmi ceux même qui ne sauraient la reconnaître pour leur, il en est qui, sur la seule valeur intellectuelle et morale représentée à leurs yeux par Aragon, sinon par nous, aimeraient joindre leur protestation à la nôtre. Nous leur serions reconnaissants de vouloir bien nous retourner la feuille ci-jointe, revêtue de leur signature et de celle de leurs amis.

L'inculpation d'Aragon pour son poème « Front Rouge » paru dans la revue Littérature de la Révolution mondiale, inculpation qui l'expose à une peine de cinq ans de prison, constitue en France un fait sans précédent.

Nous nous élevons contre toute tentative d'interprétation d'un texte poétique à des fins judiciaires et réclamons la cessation immédiate des poursuites.

[Janvier 1932]

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La PoÉsie transfigurÉe

Depuis quelque cent ans la bourgeoisie capitaliste occidentale tient boutique à l'enseigne de la « liberté » et il semble que le plus clair de ses ressources spirituelles se soit épuisé à laver cette alléchante enseigne de la boue intellectuelle et morale qui n'a cessé de l'atteindre. Le mot « liberté » éclate encore de toutes ses lettres dérisoires sur les usines, les casernes, les bourses, les salons, les bordels, les champs de bataille d'Europe. Les apparitions idéologiques les plus récentes, le fascisme lui-même, s'escamotent avec aisance dans le domaine de la pensée démocratique. Il suffit, en effet, de fermer les yeux.

La « liberté » bourgeoise a gardé assez de charme pour séduire encore certains esprits et non des plus faciles.

Mais les idéologies pétrifiées, ce ne sont pas toujours les plus grands événements qui en viennent montrer la décrépitude. Un édifice qui a résisté aux rafales d'artillerie de la guerre universelle s'écroula soudain à la plus faible secousse, le pas d'un homme traqué qui fait à peine sonner la terre.

Ainsi, de la liberté bourgeoise et, par exemple, de l'affaire Aragon qui vient d'éclater en France.

Louis Aragon a publié un poème. Ce poème s'intitule Le Front Rouge. On a pu le lire ailleurs. Des poursuites sont entamées contre le poète. Louis Aragon est passible désormais de cinq ans de prison.

Il n'est pas opportun d'ouvrir ici un débat sur la poésie, sur la place qu'il convient de lui assigner dans le domaine de l'esprit, sur les vertus que l'on est en droit de lui reconnaître, sur les espérances qu'elle justifie.

Disons seulement qu'il a été donné à quelques-uns des nôtres (et ce sera sans doute l'un des seuls titres de gloire de cette étrange époque) de restituer au poème sa valeur intrinsèque de provocation humaine, sa vertu immédiate de sommation entraînant à la manière du défi, de l'insulte, une réponse sensiblement adéquate.

Réponse directe, elle aussi essentiellement justifiable, de toutes les puissances individuelles et sociales violemment ou insidieusement mises en cause et réagissant selon les moyens qui leur sont propres.

Le plus subversif n'est pas toujours celui qu'on pense, mais ce n'est pas sans raison que la bourgeoisie se sent réellement menacée par certains textes poétiques.

L'on connaît d'ailleurs la parade dont elle a usé pendant longtemps et qui ne laissait pas d'être assez habile.

Il lui suffisait de renforcer par un apport doctrinal plus ou moins solide (métaphysiques ou mystiques de l'Art, de la Beauté, etc.) les habitudes spirituelles d'un lecteur tout juste au niveau de la rhétorique plus ou moins chatoyante qui lui tenait lieu de nourriture.

Tout poème se trouvait ainsi automatiquement relégué dans le domaine très spécial et particulièrement fermé de la contemplation esthétique.

Et il faut admettre que cette méthode de neutralisation n'a pas été sans connaître de véritables succès. Les plus grands en ont souffert : Lautréamont, Rimbaud. Elle réussit encore auprès de certains. Ouvrons les journaux. L'on se souvient de « Comoedia » lors de l'affaire Buñuel : « ... un film de fantaisie », et voici « Le Populaire » : Ne prenez pas « au sérieux ces roulades poétiques », à propos de l'affaire Aragon.

La « qualité artistique ou humaine » fait encore recette, si bien que quelques-uns d'entre nous ont cru devoir appuyer, de la sorte, une campagne de protestation et tentent de soulever l'opinion contre « l'interprétation d'un texte poétique à des fins judiciaires ». Cette tactique présente certes des avantages locaux et nous aurions tort d'en grossir les risques. Qui donc oserait mettre en doute les intentions profondes de Breton et de ses amis, leur clairvoyance et qu'ils ne soient prêts à sacrifier à la cause qu'ils défendent depuis des années, leur liberté et leur vie même ?

Il n'en reste pas moins que la bourgeoisie a pris conscience de l'insuffisance de ses premières méthodes de combat. Elle ne peut plus tabler sur le déclenchement de certains tics mentaux qui lui étaient éminemment favorables.

Le poème commence de jouer dans son sens plein. Mot pour mot, il n'y a plus de mot qui tienne. Le poème prend corps dans la vie sociale. Le poème incite désormais les défenseurs de l'ordre établi à user envers le poète de tous les moyens de répression réservés aux auteurs de tentatives subversives.

Mais du même coup, la bourgeoisie démasque la gratuité de l'idéologie de liberté qu'elle avait jusqu'ici si soigneusement entretenue. Cette liberté, elle l'a accordée au poète aussi longtemps qu'elle a pu fonder sur l'incompréhension du lecteur. La clairvoyance du lecteur entraîne mécaniquement l'intervention du juge et du policier.

L'affaire Aragon ne fait que pousser jusqu'à l'évidence un processus qui se manifeste chaque jour à divers degrés et un peu partout.

Des conclusions s'imposent que nul esprit honnête ne peut éluder :

C'est la bourgeoisie capitaliste elle-même qui se charge de démontrer, de la manière la moins réfutable, l'hypocrite vanité de ses principales valeurs intellectuelles et morales, et spécialement, d'écarter à jamais de la scène mentale le fantôme de liberté qu'elle érigeait en idole.

Rien ne servirait de protester, de faire appel à des principes que les faits en question ici-même suffisent à ruiner.

A ceux qui ne pourront s'incliner devant de semblables évidences, il ne reste que de mettre leur volonté de révolte au service des forces politiques capables de briser la domination d'une classe qui engendre et multiplie d'aussi scandaleux, d'aussi pitoyables méfaits.

Les signataires de ce texte estiment qu'à l'heure actuelle, nulle autre attitude, nulle autre méthode ne saurait être reconnue pour valable.

30 janvier 1932.

René Magritte, E.-L.-T. Mesens, Paul Nougé, André Souris.

Misère de la PoÉsie

« L'AFFAIRE ARAGON » DEVANT L'OPINION PUBLIQUE

« L'inculpation d'Aragon pour son poème « Front Rouge » paru dans la revue Littérature de la Révolution Mondiale, inculpation qui l'expose à une peine de cinq ans de prison, constitue en France un fait sans précédent.

Nous nous élevons contre toute tentative d'interprétation d'un texte poétique à des fins judiciaires et réclamons la cessation immédiate des poursuites ».

Ce texte de protestation, proposé par les surréalistes, a recueilli jusqu'à ce jour plus de trois cents signatures qu'il me paraît indispensable d'énumérer tout d'abord :

Adolphe Acker, C. Armand, Hans Arp, Fernand Aubier, Jean Audard, Pierre Audard, Georges Auric, Edouard Autant, Mme Autant-Lara, Henri Baranger, C. Barette, Raymond Baumgarten, André Beloni, J. Benoist-Méchin, André Beucler, Norbert Bézard, André Billy, André Bloc, René Blum, J.-A. Boiffard, Paul Bonet, René Bonissel, Ch.-A. Bontemps, Jacques Bour, Joë Bousquet, Paul Bouthonnier, Emile Bouvier, Georges Braque, Léon-Marie Brest, Bernard Brunius, Jane Brunius, Simone Brunius, Luis Buñuel, Robert Caby, Henriette M.E. Cahen, Roger Caillois, Georgette Camille, Catherine Campoursi, L. Cardoza y Aragon, Fernando Castillo, Blaise Cendrars, Pierre Combet-Descombes, Marie-Anne Comnène, M. Cretolle, Caresse Crosby, Guy Crouzet, Nancy Cunard, Francis Curel, Louis Curel, Venance Curnier, A. Cuvillier, Robert Dahlem, Camille Dahlet, Salvador Dali, David Danon, Daragnès, René Daumal, André Delons, Lucien Descaves, Mireille Descouleurs, Jean-Paul Dreyfus, Marcel Duchamp, Edouard Dujardin, Louis Dumont, Georges Dupeyron, Luc Durtain, Georges Duthuit, Satia Erlich, Max Ernst, Claude Estève, J.-L. de Faucigny-Lucinge, André Favory, Félix Fénéon, Henri Féraud, Fernand Fleuret, Jean Follain, H.-L. Follin, Paul Fort, Marcel Fourrier, Théodore Fraenkel, André Frank, Roger Frétigny, Louis de Gonzague-Frick, E. Fritsch, Gabrielli, Galanis, Jean Gasnet, Firmin Gémier, Alberto Giacometti, Roger Gilbert-Lecomte, Ed. Goerg, Charles Goldblatt, Goov, Paul Goyard, Marcel Gromaire, L.G. Gros, Pierre Gueguen, Arthur Harfaux, Allanah Harper, Paul Hay, Maurice Heine, Maurice Henry, Arthur Honegger, Georges Hugnet, Valentine Hugo, Andrée Hythier, E.P. Isler, Jacoberger, Joseph Jolinon, Marcel Jouhandeau, Francis Jourdain, Dr. Jullien, Simone Kahn, M. Kirsch, Greta Knutson, Jean Lacroix, Jean Laigle, Eyre de Lanux, Jacques Lebar, André Lebey, Le Corbusier, Lefranc, Paul Léautaud, Fernand Léger, Jacques-Henri Lévesque, Jean Lévy, G. Liéveaux, Jacques Lipchitz, Pierre Loeb, Julien Jack London, Jean Luchaire, Ivan Ludig, André Lurçat, Jean Lurçat, Pierre Mac-Orlan, Maurice Magre, Emile Malespine, Léo Malet, Fernand Marc, Marcoussis, Odette Masson-Lévy, Henri Matisse, Jean-Daniel Maublanc, Jehan Mayoux, Marie-Louise Mayoux, R. Mendès-France, Paul Mérat, Aimé Méric, Francis de Miomandre, Joan Miró, Eugène Montfort, J.-M. Moraine, Max Morise, César Moro, Georges Mouton, Henry Muller, Alexandre Natanson, Georges Neveux, Marcel Noll, Ozenfant, Polly Peabody, P. Pesant, René Pernet-Solliet, H.-L. Péronne, Francis Picabia, Picasso, Juan Piqueras, Léo Poldès, Jacques Porel, Henry Poulaille, Jacques Prévert, Jean Prévost, Maurice Privat, Pucine, Cl. André Puget, Jean Puyaubert, Lucien Quinet, Léon Pierre-Quint, Charles Ratton, Man Ray, Maurice Raynal, Zdenko Reich, Pierre Reverdy, Riéra, Jules Rivet, Gui Rosey, Jean Rostand, Denis de Rougemont, P. Roussel, Jean Roux, Maeve Sage, E. Salazar, G. Salendre, Salvat, Pierre Sayer, Schwartz, Philippe Schwob, François Secret, Marcel Seignobos, Serge Simon, Paul Singer, A. Spaety, Jean Stéfani, Adrian Stokes, André Suarès, Jules Supervielle, Gaston Tesseyre, E. Thuot, Clovis Trouille, Tristan Tzara, Renée Unik, M. Vacher, Robert Valançay, Georges Vernant, J.-P. Vernant, Paul Vienney, Jean Vigo, H. Vines, L. Vines, Juan Vicens, Nora Vilter-Auric, Vlaminck, J. Walch, Waldo Franck, Jeanne Walter, Henri Weitzmann, Georges Weinstein, Charles Wolf.

George Adam, A. Harris, W.-A. Harris, Antoine de Smedt, J.-M. de Vlieger, Henry van Vyve, Lucien van Vyve.

Alfred Apfel, Herbert Bayer, Walter Benjamin, Edith Braunwasser, Bertolt Brecht, Maria Fischer, Gustav Glück, Elisabeth Hauptmann, Thomas Mann, Moholy-Nagy, Franz Pfemfert, Adolphe Rosen, Ernst Schoen, Thea Sternheim, Bert Werner, P. Werner, Viktor Werner-Kahle.

Gyula Illyès.

Vera Petukova, Josef Setnicka, Karel Teige.

Milan V. Bogdanovitch, Oskar Davitcho, Milan Dédinatz, Vane Givanovitch-Bor, R. Givanovitch-Noje, Gustave Kerkletz, Doroty Kostitch, Douchan Matitch, Pierre Popovitch, Marco Ristitch, Alexandre Voutcho, Georges Yovanovitch.

Manuel Altolaguirre, J. Ardanaz, Carlos Arniches, Corpus Barga, Ricardo Baroja, Carlos Castillo, Honorio C. Condoy, Margarita Daguerre, Antonio Espina, M. Espinosa, Ramon Gallegos, José Gaos, Pédro Garfias, Rafael Gaston, Hélios Gomez, Luis Lacasa, Ponce de Léon, Francisco Garcia Lorca, Carmen Manso, Margarita Manso, Mary Manso y Castillo, M.-R. Mata, Angel Pina Mateos, F. Maura-Salas, Pedro Méjias, Santiago Esteban de la Mora, José Moreno-Villa, José M. Muniesa, Manuel Muñoz, Antonio de Obregon, Cristobal Ruiz, J. Sobrado, Jorga Trisac, Marino Vela, Rafael Sanchez Ventura.

Albert, Avezard, Baudin, Blache, Pierre Blum, Boulanger, Citerne, Deriaz, Garré, Provost, Rouffianges (Appareil du Secours Rouge International)

et l'ensemble de la Section française du Secours Rouge International (60 000 membres).

Sous le titre « L'AFFAIRE ARAGON », les surréalistes de nationalité française qui avaient cru pouvoir, en la circonstance, alerter l'opinion, saisissaient également celle-ci de leur réaction propre à l'égard des poursuites engagées, tout en spécifiant que les termes de leur déclaration n'engageaient qu'eux-mêmes et que ce qu'ils sollicitaient, en faveur d'Aragon, était une manifestation de solidarité fondée sur la seule reconnaissance de sa valeur intellectuelle et morale. Comme il était à prévoir, cette démarche a donné lieu à diverses interprétations tendancieuses, parmi lesquelles il en est de si grossières et de si insultantes qu'elles ne mériteraient aucunement d'être réfutées, n'était l'occasion que de toute évidence elles cherchent de se coordonner avec d'autres pour nous nuire dans l'esprit de ceux qui sont privés d'éléments d'appréciation valables sur nous. A cette manoeuvre qui se dessine comme devant être d'assez grande envergure, il me paraît nécessaire d'opposer dès aujourd'hui certaines considérations fondamentales, que nous avions volontairement laissées de côté dans notre première déclaration pour ne pas alourdir le débat.

Avant d'y venir, je tenterai de donner idée de la nature des objections plus ou moins malveillantes qui nous ont été faites et qui tentent de ruiner la position que nous avions prise. J'aimerais, pour cela, pouvoir distinguer a priori celles de ces objections qui ont pris naissance dans le camp de la bourgoisie et celles qui se sont élaborées dans les milieux révolutionnaires. En l'espèce cette distinction ne reposerait malheureusement sur aucune opposition foncière, elle demeurerait tout extérieure à la question qui nous occupe.

D'un commun accord, en effet, nos adversaires se sont plu, pour pouvoir nous refuser leur signature ou nous signifier leur désapprobation, à faire état de la prétendue contradiction qui existerait, soit entre la première et la seconde page de notre texte, soit entre l'ensemble de ce texte et ce que l'on pouvait auparavant connaître de nous. Le principal grief auquel nous nous trouvons avoir affaire et qui s'exprime avec une virulence variable dans certaines lettres que nous avons reçues porte sur le fait qu'on nous prête l'intention, à la première menace de répression grave qui pèse sur l'un de nous, de fuir la responsabilité de nos actes et de chercher je ne sais quel surprenant refuge dans l'art. On feint de s'étonner, dans ces conditions, que nous ayons pu prétendre à l'honneur de mener la lutte révolutionnaire aux côtés du prolétariat et de courir tous les risques de cette lutte. Soudain nous nous serions disqualifiés nous-mêmes. Il n'y aurait plus qu'à nous convaincre publiquement de dérobade.

La gravité particulière d'une telle imputation me dispense de m'étendre sur les divers autres mouvements individuels de défense auxquels notre consultation a pu donner lieu, et qui témoignent de la haine ou de la défiance de tel ou tel de nos correspondants à l'égard de la Révolution prolétarienne et de l'U.R.S.S. célébrées dans « Front Rouge ». Il n'importe guère à vrai dire de savoir si ces mouvements procèdent d'un état d'esprit violemment réactionnaire, de nature gâteuse comme chez Charles Richet (« Je ne connais absolument pas l'Affaire Aragon, et n'en ai aucune idée. Je sais seulement que défendre l'U.R.S.S. c'est faire l'apologie du vol et de l'assassinat »), hypocritement libéral comme chez André Lebey (« Vive la Liberté, même contre Aragon plus tard quand il n'en voudra plus, si le bolchevisme triomphe »), ou simplement anarchisante chez Pierre Reverdy (« Ne plaçant aucun espoir d'apaisement des révoltes légitimes dans une forme quelconque de gouvernement, c'est un témoignage de solidarité confraternelle et amicale que signifie mon nom au bas de cette pétition »). De telles résistances sont pour nous trop aisément compensées par les témoignages d'estime et d'encouragement réels qui nous sont venus de toutes parts, notamment d'amis inconnus (« Camarades, nous écrivent deux étudiants, Georges Mouton et Adolphe Acker, nous n'avons pas voulu vous retourner signée cette feuille de revendication pour la liberté de la poésie en France sans vous dire la sympathie très sincère et très vive que nous avons depuis quelques années déjà pour vous tous et notre foi en vos efforts révolutionnaires et surréalistes. Sans vous dire, non plus, que vous n'êtes pas seuls dans la voie que vous suivez et que dans notre jeunesse il y a des éléments qui vous soutiennent dans leurs coeurs et aussi dans leurs actes »). Pour ceux-ci comme pour l'immense majorité de ceux qui ont répondu à notre appel, il est bon de faire remarquer que notre attitude n'a prêté à aucune confusion.

S'il n'en a pas été de même pour quelques autres, il convient d'autant plus d'examiner leurs arguments et d'établir la part de responsabilité qui nous incombe dans ce malentendu.

Pour Bernard Brunius, le poème « dépassant en signification et en portée son contenu immédiat, par là-même se montrant plus subversif » que toute autre forme d'expression, « sa valeur pouvant être mesurée à son efficacité, il n'est pas surprenant de le voir poursuivre » ; il est juste que « l'art pour la Révolution » (opposé à « l'art pour l'art » que nous avons toujours combattu) expose le poète aux mêmes risques que toute autre forme d'action communiste militante. Gaston Bergery, pour pouvoir signer, biffe la phrase : « Nous nous élevons contre toute tentative d'interprétation d'un texte poétique à des fins judiciaires » et, d'un trait de plume, nous renvoie à la mention A.S.D.L.R. (Au Service de la Révolution) qu'on peut lire sur la couverture même de notre revue. Jules Romains nous prête une autre sorte d'inconséquence : « En signant cette pétition, nous qui ne sommes pas de votre groupe, nous aurons l'air de dire : Aragon est un garçon bien gentil qui a écrit un inoffensif morceau de rhétorique (comme Richepin quand il parlait d'aller fesser le bon Dieu). Tous les surréalistes sont des garçons bien gentils. Et, plus généralement, il n'est pas question de prendre le contenu d'un poème au sérieux. Ce qui me paraît très grave pour la poésie, pour la conception que vous me paraissez en avoir, comme pour celle que j'en ai... Permettez-moi de vous déclarer que si, en 1916, quand je publiai Europe, on m'avait inculpé, je n'aurais pas accepté qu'on mît la protestation sur ce terrain - en admettant qu'on se fût risqué à protester en ma faveur, ce qui n'était guère probable ». Cette dernière thèse pourrait être de nature à nous émouvoir plus que les précédentes : ce serait en effet celle d'un homme qui sait de quoi l'on parle, pour s'être lui-même un jour exprimé dangereusement. Il n'est pas sans intérêt, toutefois, pour la clarté de l'exposition, de la rapprocher de celle d'André Gide, telle qu'elle se dégage de l'entrevuesurprise que me relate René Crevel (*). Avant d'y renvoyer le lecteur, je ne puis faire autrement que rendre compte de la curieuse tentative qui a consisté, vers le début de ce mois, à faire passer pour illusoire l'inculpation d'Aragon, au mépris de la signification formelle qui lui en avait été faite par le juge et des feuilles de convocation très explicites qu'il recevait. « Rassurez-vous, nous écrivait Gide. Toutes informations prises, il ne s'agit encore que d'enquête et non d'inculpation. Une protestation préventive risque d'attirer l'attention publique et de forcer l'inculpation - par conséquent de desservir Aragon. » Roger Martin du Gard se prononçait dans le même sens. (On sait que malgré leurs efforts l'attention publique a été attirée par les articles de L'Humanité, de Lu, du Journal, de Comoedia, de L'Oeuvre, de Paris-Midi, de Paris-Soir, du Petit Provençal, etc.).

A la lecture d'une feuille intitulée « La Poésie transfigurée », et rédigée par nos amis de Belgique René Magritte, E.L.T. Mesens, Paul Nougé, André Souris, ne sont pas non plus sans apparaître quelques réticences concernant l'acceptation de la position que nous avons prise : « La poésie, écrivent-ils, commence de jouer dans son sens plein. Pour en finir avec la volonté de neutralisation de l'oeuvre d'art, il ne serait pas mauvais de voir les textes poétiques que nous tenons pour valables jugés avant tout sur leur contenu immédiat, au pied de la lettre. »

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(*) Le récit de cette entrevue fait partie des pièces jointes à ce rapport.

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Enfin Romain Rolland nous a fait tenir la lettre que je crois devoir reproduire intégralement, à la fin de ce texte.

Il n'est pas question de défendre ici contre tout légitime reproche le texte, d'une part, d'une déclaration destinée à manifester le seul point de vue surréaliste sur les poursuites dont Aragon est l'objet, d'autre part d'une protestation qui a pour but de recueillir le plus grand nombre de signatures et ne peut donc se montrer autrement expédiente par elle-même. Je m'explique. Le fait que la déclaration proprement dite est le résultat d'une collaboration, rend possible un certain manque de soudure entre ses principaux éléments constitutifs. Très exactement je pense que, dans notre souci de rendre sensible l'accentuation de la répression en insistant sur le caractère exceptionnel de l'action judiciaire engagée contre l'un de nous, nous ne nous sommes pas suffisamment élevés contre le scandale permanent que constitue de nos jours la chute massive des peines encourues pour délit d'opinion. Peut-être avons-nous eu tort de croire que notre sentiment, maintes fois exprimé, ne pouvait faire de doute à cet égard. Il allait, croyions-nous, sans dire, que nous tenions pour une provocation intolérable à toute pensée qui se respecte, et aussi pour le meilleur symptôme d'agonie du régime, la condamnation d'André Marty pour sa lettre à Foch ou celle d'un jeune ouvrier dont tout le crime est d'avoir vendu L'Avant-Garde. En effet ce point ne saurait être trop précisé. Il n'empêche que c'était tout particulièrement notre rôle de chercher à intéresser au sort d'un intellectuel menacé, le cercle des intellectuels de ce pays que la propagande révolutionnaire touche peu. Par là, nous pouvions espérer émouvoir ce cercle d'une manière plus générale. Sur le terrain qui nous est propre, nous pensions participer ainsi plus effectivement à la lutte contre la répression. Je m'assure que dans une très large mesure ceci a d'ailleurs été compris et je n'en veux pour preuve que l'adhésion immédiate, sans réserves, à notre protestation, du Secours Rouge International et de ses soixante mille membres.

Ces très claires affirmations posées, je me hâte de répondre à nos contradicteurs.

La particularité du problème soulevé par l'inculpation de « Front Rouge » est que selon moi ce problème présente deux faces : une face sociale et une face poétique, lesquelles, du point de vue surréaliste, sont également dignes d'être considérées.

Si la « justice » bourgeoise, dans la période pro-fasciste que nous traversons, se fait de jour en jour plus féroce et plus expéditive, si en France elle se montre suffisamment aux abois pour que les poètes à leur tour lui semblent dignes de ses coups, ce ne saurait être une raison pour que nous fassions abandon nous-mêmes de tout sens critique jusqu'à nous méprendre sur la signification profonde de l'acte poétique, jusqu'à permettre que la poésie et l'art s'engagent dans une ornière.

Je ne m'attends pas à être très suivi dans ces considérations et suis le premier à déplorer qu'à l'occasion d'un fait socialement assez éloquent : l'inculpation d'Aragon, les développements purement techniques qui vont suivre ne m'aient pas été épargnés. Mais il est inadmissible que le surréalisme, en butte au plus grave procès de tendance, paraisse tout à coup désarmé. Nous avons dit que le « poème » était tel qu'en matière d'interprétation la considération de son sens littéral ne parvenait aucunement à l'épuiser, nous avons soutenu qu'il était abusif de prétendre l'identifier devant la loi à toute espèce de texte répondant au désir d'expression exacte, autrement dit mesurée et pesée de la pensée. Tout d'abord, à qui laisse entendre que cela constitue de notre part une attitude nouvelle, trop évidemment dictée par les événements, je ferai observer qu'il y a huit ans, dans le Manifeste du Surréalisme, j'ai tenu, au nom de la conception poétique que mes amis et moi nous avions, à dégager entièrement la responsabilité de l'auteur pour le cas où seraient incriminés certains textes de caractère « automatique » incontestable. Je me suis alors appliqué à faire ressortir l'extrême fragilité de l'accusation, par exemple, de provocation au meurtre sous laquelle, d'aventure, un de ces textes eût pu tomber. A coup sûr, affirmais-je, l'homme n'en devait pas plus compte à la justice que de ses rêves. C'est donc de très mauvaise foi qu'on déclarerait prendre ici le surréalisme en flagrant délit de contradiction. Certes je ne prétends pas que le poème « Front Rouge » réponde à la définition du texte « automatique » (j'essaierai même plus loin de montrer en quoi il en diffère), mais, par contre, j'estime que la position poétique qui est déterminée à ce jour pour celle d'Aragon et qui se dégage des douze ou quinze livres qu'il a écrits ne peut en aucune façon être sacrifiée à l'agitation que d'aucuns trouvent opportun de mener autour d'un de ses poèmes dont ils font exceptionnellement un modèle de pensée consciente. Je dis que ce poème, de par sa situation dans l'oeuvre d'Aragon, d'une part, et dans l'histoire de la poésie, d'autre part, répond à un certain nombre de déterminations formelles qui s'opposent à ce qu'on en isole tel groupe de mots (« Camarades descendez les flics ») pour exploiter son sens littéral alors que pour tel autre groupe (« Les astres descendent familièrement sur la terre ») la question de ce sens littéral ne se pose pas. Qui oserait prétendre qu'en prose, au cours d'un article, Aragon se fût laissé aller à écrire : « Camarades, descendez les flics » alors qu'une telle injonction, d'ailleurs sans portée réelle, est contraire aux mots d'ordre mêmes du Parti Communiste ? Il s'agit donc bien, dans l'esprit de la justice française, d'assimiler aujourd'hui au langage courant un langage tout particulier qui ne présente, avec celui-ci, aucune sorte de commune mesure. En leur qualité de poètes il appartient aux surréalistes de montrer la nouvelle iniquité que cette entreprise constitue, le sensible progrès qu'elle marque en 1932 dans la volonté d'application des lois scélérates.

C'est jouer à mon sens sur les mots que d'avancer que le poème « dépasse » en signification et en portée son contenu immédiat. Il échappe, de par sa nature, à la réalité même de ce contenu. Le poème n'est pas à juger sur les représentations successives qu'il entraîne mais bien sur le pouvoir d'incarnation d'une idée, à quoi ces représentations, libérées de tout besoin d'enchaînement rationnel, ne servent que de point d'appui. La portée et la signification du poème sont autre chose que la somme de tout ce que l'analyse des éléments définis qu'il met en oeuvre permettrait d'y découvrir et ces éléments définis ne sauraient à eux seuls, pour une si faible part que ce soit, le déterminer en valeur ou en devenir. S'il n'en était pas ainsi, il y a longtemps que le langage poétique se fût aboli dans le prosaïque et sa survivance jusqu'à nous, nous est le meilleur garant de sa nécessité. « Si, déclare Hegel, la prose a pénétré avec son mode particulier de conception dans tous les objets de l'intelligence humaine, et a déposé partout son empreinte, la poésie doit entreprendre de refondre tous ces éléments et de leur imprimer son cachet original. Et, comme elle a aussi à vaincre les dédains de l'esprit prosaïque, elle se trouve de toutes parts enveloppée dans de nombreuses difficultés. Il faut qu'elle s'arrache aux habitudes de la pensée commune qui se complaît dans l'indifférent et l'accidentel », que, sous tous les rapports, elle transforme « le mode d'expression de la pensée prosaïque en une expression poétique et, malgré toute la réflexion qu'exige nécessairement une pareille lutte, qu'elle conserve l'apparence parfaite de l'inspiration et la liberté originale dont l'art a besoin. »

Je pense qu'une telle opinion, qui n'a rien de spécifiquement idéaliste, n'a aucun besoin d'être révisée. Il est juste de tenir la poésie et la prose pour deux sphères nettement distinctes de la pensée, juste d'affirmer que les représailles dont on s'apprête à user contre la poésie constituent, de la part des pouvoirs bourgeois, une intrusion plus intolérable encore que les autres (il s'agit de juger rationnellement de choses par définition irrationnelles), une atteinte incomparablement plus arbitraire et plus profonde à la liberté de penser (dans un domaine où la façon de penser est inséparable de la façon de sentir). Refuser de le reconnaître, ce n'est pas faire acte de pureté morale ou de dureté révolutionnaire, c'est seulement manifester à la poésie les dédains de l'esprit prosaïque dont parle Hegel, c'est seulement se ranger parmi les contempteurs de la poésie ou, plus généralement, parmi les philistins.

L'apparente ambiguïté de « L'Affaire Aragon » se résoud ainsi d'elle-même. Il ne faut rien moins que la prétention au machiavélisme qui existe chez Gide pour le faire porter cette allégation invraisemblable : les surréalistes demandent l'impunité pour la littérature. Bien entendu, ce dernier mot sert à introduire la confusion. Mais Gide n'en profite-t-il pas pour nous conter que lorsqu'il a publié « Corydon », c'est-à-dire, d'ailleurs, un texte d'expression surveillée s'il en fût, il était prêt à aller en prison ? C'est sans doute, n'est-ce pas, pourquoi en 1911 il a publié ce livre sans nom d'auteur à douze exemplaires, pourquoi en 1920 il en a fait paraître la seconde édition, toujours sans nom d'auteur, à vingt-et-un exemplaires, pour ne se décider à le mettre réellement dans le commerce qu'en 1924. On peut constater que la bravoure, dans ces conditions, est encore chose des plus réfléchies. Je pense qu'il n'y a pas lieu d'insister.

Trop rares ont été, durant la guerre, les actes publics qui témoignent d'une réelle indépendance d'esprit et de la non-abdication de toute espèce de courage ou même de sang-froid pour que je refuse, par contre, de prendre en considération les avis de Jules Romains et de Romain Rolland. Je n'estime cependant pas que le recueil « Europe », pour des raisons qui tiennent à la seule technique poétique du premier, technique en elle-même aussi valable qu'on voudra mais qui limite grandement l'étendue de son auditoire, a jamais pu sérieusement alarmer le gouvernement français et le fait est que la censure elle-même l'a laissé passer. Le cas de « Front Rouge » n'est, par là-même, pas comparable. J'objecterai, d'autre part, à Romains, qui pourrait le savoir aussi bien que moi, que la vertu du poème, sinon étrangère du moins transcendante au choix de ses mots, ne saurait être, avec l'appui des poètes, objet de discussion quelconque avec un juge. Je lui avouerai enfin que je m'inquiète de le trouver aujourd'hui si exagérément ambitieux pour un autre, lui qui n'a pas craint, lors des représentations au théâtre Pigalle, de changer en « Donogoo » le titre primitif de sa pièce « Donogoo Tonka » pour ne pas être désagréable à M. Tardieu.

L'erreur de Romain Rolland me paraît être essentiellement d'un autre ordre. Pour en revenir à sa lettre il y a chez lui sous-estimation radicale du point de vue même de la liberté poétique, condition d'existence de toute poésie, c'est-à-dire du point de vue qu'abstraction faite provisoirement de tout autre nous pensons avoir professionnellement à charge de maintenir. Romain Rolland ne m'empêchera pas de soutenir qu'un poème révolutionnaire tombe sous deux sortes de considérations : révolutionnaires d'une part, poétiques d'autre part et que, pour en épuiser la substance et aussi la valeur d'enseignement, il y a lieu de l'examiner sous ces deux angles. Le drame social existe, les surréalistes ont fait savoir en mainte occasion qu'ils ne se contenteraient pas de rester spectateurs de ce drame. Le drame poétique existe aussi et tout comme le précédent, il a eu, ne fût-ce qu'au siècle dernier, ses héros qui, dans ce pays, s'appellent Borel, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Cros, Lautréamont, Jarry. Surréalistes, il n'est pas en notre pouvoir d'effacer ces noms, de nier ou même de laisser intercepter la lumière que nous en avons reçue. Et qui sait si leur voix ne se percevra pas mieux et plus communément un jour, le jour où il n'y aura plus de classes, où la Révolution Mondiale aura passé ? Ces dispositions nous définissent sous deux rapports assez distincts, je crois pouvoir m'en ouvrir loyalement à Romain Rolland. Mieux que tout le reste, cela pourra l'éclairer sur ce que peut être le sentiment de l'honneur chez les surréalistes. Mais je tiens encore à discuter avec lui le moyen de défense qu'il préconise dans sa lettre, ou qu'il eût préconisé si, selon lui, nous ne nous étions pas au préalable gravement fourvoyés. Il s'agirait, on l'a vu, de démontrer que l'inculpation de provocation au meurtre retenue contre Aragon ne se soutient pas, pour l'excellente raison que Maurras est resté impuni après l'assassinat de Jaurès, qu'il avait indiscutablement provoqué. L'inconvénient frappant d'une telle méthode de lutte est que, non seulement elle assimile un texte poétique à divers textes de journalisme crapuleux mais encore elle laisse entendre (« Et ici nous tenons le lien certain entre l'écrit et l'acte ») qu'une phrase telle que « Feu sur les ours savants de la social-démocratie » pourrait comporter une chance réelle d'exécution, ce qui est absurde. Il peut être question, à la rigueur, de juger une provocation sur son effet ou son manque d'effet, ce qui, d'ailleurs ne me semble pas un critérium (tout dépendant du moment où l'on juge) ; il ne peut s'agir, sur le seul avis d'un juge, et cela à quelques fins que ce soit, d'accepter de voir une provocation où il n'y a pas, où il ne saurait y avoir de provocation.

Le fait que « Front Rouge » s'est trouvé, par des événements tout extérieurs à la poésie, porté au premier plan de l'actualité poétique et a bénéficié d'une curiosité dont n'eût pu se prévaloir aucun autre poème depuis longtemps, m'oblige maintenant à le considérer en lui-même, c'est-à-dire par rapport à ce qui l'environne dans sa sphère, et non plus dans ses accidentels prolongements. « Front Rouge » marque-t-il un changement d'orientation très net dans le cours que nous croyions pouvoir assigner de nos jours à la poésie ; ce cours va-t-il en être troublé, modifié ? A supposer, en effet, que la formule en soit neuve, exploitable, assez générale et qu'en elle viennent objectivement se fondre le plus grand nombre des possibilités et des vélléités poétiques antérieures, un tel poème serait pour nous faire apercevoir comme très proche le lieu de résolution du conflit qui met aux prises la pensée consciente de l'homme et son expression lyrique, conflit qui passionne au plus haut degré le drame poétique dont je parlais tout à l'heure. Il nous inviterait à rompre sans plus tarder avec le langage indirect qui en poésie, jusqu'à ce jour, a été le nôtre ; il nous fixerait un programme d'agitation immédiate auquel, en vers comme en prose, nous ne pourrions sans lâcheté nous soustraire.

Je serais, mes amis comme moi seraient trop heureux d'en accepter l'augure si certaines considérations historiques n'étaient pour nous faire abandonner très vite de si grands espoirs. Je ne rappellerai ici que pour mémoire comment Hegel, dans son « Esthétique », est amené à caractériser les divers cycles qu'a parcourus l'art : symbolique, classique, romantique. Tout d'abord l'imagination, mal soutenue par l'intelligence, est condamnée à l'abstraction pour tout ce qui n'est pas la figuration élémentaire des forces physiques ; avec l'art classique l'esprit constitue le fond de la représentation, seule la forme sensible étant empruntée à la nature ; avec l'art romantique, cet esprit, abandonnant de plus en plus la réalité extérieure, ne se cherche qu'en lui-même. Cette dernière manière d'être, observe Hegel, « a pour conséquence l'absolue négation de tout ce qui est fini et particulier. C'est l'unité simple qui, concentrée en elle-même, détruit toute relation extérieure, se dérobe au mouvement qui entraîne tous les êtres de la nature dans leurs phases successives de naissance, d'accroissement, de dépérissement et de renouvellement : en un mot, repousse tout ce qui impose des limites à l'esprit. Toutes les divinités particulières sont absorbées dans cette unité infinie. Dans ce panthéon, tous les dieux sont détrônés. La flamme de la subjectivité les a dévorés » (*). Lorsqu'il signale, d'autre part, les deux grands écueils auxquels ne peut manquer de venir achopper un tel art, à savoir l'imitation servile de la nature dans ses formes accidentelles, conséquence même pour l'homme de sa désaffectation profonde, et l'humour, conséquence du besoin de la personnalité d'atteindre son plus haut degré d'indépendance, lorsqu'il donne enfin comme seul lieu de résolution possible de ces deux tendances ce qu'il appelle l'humour objectif, on ne peut, considérant les divers mouvements artistiques qui se sont succédés depuis sa mort (naturalisme, impressionnisme, symbolisme, cubisme, futurisme, dadaïsme, surréalisme) contester l'immense valeur prophétique de son affirmation (**). La vérité est que l'art

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(*) Une rectification s'imposerait ici touchant à l'erreur idéaliste de Hegel qui le porte à ne concevoir les choses réelles que comme degré de réalisation de l'Idée absolue. On peut dire qu'en art comme ailleurs, cette conception a fait place à celle selon laquelle l'idéal « n'est autre chose que le matériel transposé et traduit dans la tête des hommes ». Mais ceci ne saurait contrarier le mouvement dialectique assigné à l'art par Hegel.

(**) Je regrette, ici, de ne pouvoir insister davantage sur l'oscillation très remarquable entre ces deux pôles (1° imitation de l'aspect extérieur accidentel. 2° humour) qui caractérise toute action artistique depuis un siècle. D'une part imitation des aspects volontairement les plus « terre à terre » de la vie (naturalisme), les plus fugitifs de la nature (impressionnisme), de l'objet considéré en tant que volume et matière (cubisme), de l'objet en mouvement (futurisme) ; d'autre part humour, particulièrement éclatant dans les époques troublées et témoignant chez l'artiste du besoin impérieux de dominer l'accidentel lorsque celui-ci tend à s'imposer objectivement : premier symbolisme avec Lautréamont, Rimbaud, correspondant à la guerre de 1870 ; prédadaïsme (Roussel, Duchamp, Cravan) et dadaïsme (Vaché, Tzara) correspondant à celle de 1914.

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romantique, au sens très large où l'a entendu Hegel, est loin d'avoir pris fin de nos jours et que, les formes générales du développement de l'art ne permettant à un individu donné aucune licence appréciable, nous sommes probablement dans l'art, que nous le veuillions ou non, en plein humour objectif. Dans quelle mesure cette situation est-elle compatible avec ce que l'exigence révolutionnaire voudrait faire de nous ?

On sait que les directives données aux écrivains et aux artistes par la Conférence Internationale des Ecrivains prolétariens et révolutionnaires qui s'est tenue en novembre 1930 à Kharkov ne s'inspirent aucunement de telles considérations, ce qui ne veut pas dire que, du point de vue marxiste, celles-ci sont oiseuses : on comprendrait mal que l'histoire et la philosophie de l'art soient tout à coup considérées comme deux branches mortes de l'arbre des sciences, que le matérialisme historique a tout entier fait reverdir. Je m'assure que des préoccupations d'une tout autre actualité en ont seules décidé ainsi et je n'hésite pas à reconnaître que ces préoccupations étaient seules justifiables à pareille heure, en pareil lieu. Ce que je conteste, c'est qu'il faille, dans un désir d'unification par trop simpliste des tendances artistiques extrêmement variées qui se manifestent d'une part en U.R.S.S., quatorze ans après la Révolution prolétarienne, d'autre part en Allemagne, en Amérique, au Japon ou en France, avant la Révolution prolétarienne, abandonner la lutte intellectuelle générale telle qu'est est engagée différemment dans chaque pays. De cette lutte on sait en effet qu'elle a pour objectif l'accroissement de la culture générale. Chacun doit, selon moi, continuer de participer à cette lutte dans le sens de sa qualification la plus spéciale. S'il est révolutionnaire il le doit et il doit, d'autre part, aider de tous ses autres moyens l'action révolutionnaire. C'est là la condition même de son équilibre. Privé du droit de poursuivre ses investigations dans le domaine qui lui convient, tôt ou tard cet homme sera perdu pour lui-même, et perdu pour la Révolution. Il importe au plus haut point de ne pas laisser se consommer la rupture, qui pourrait être imminente, entre les révolutionnaires professionnels et les autres catégories d'intellectuels révolutionnaires. Il importe de ne pas laisser se dégrader entre les mains de ceux-ci, pour reprendre une parole de Lénine, « le trésor de science amassé par l'humanité » dont ils se trouvent être passagèrement les dépositaires. « En effet, la culture prolétarienne, comme il l'a admirablement dit, n'est pas donnée toute faite, elle ne jaillit pas du cerveau de je ne sais quels spécialistes en culture prolétarienne. Ce serait pure bêtise de le croire. La culture prolétarienne doit apparaître comme la résultante naturelle des connaissances conquises par l'humanité sous le joug capitaliste et sous le joug féodal. »

Pour en revenir à « Front Rouge » et à l'opposition artificielle en laquelle on pourrait tenter de le mettre avec le milieu dont il est issu, je me dois de déclarer qu'il n'ouvre pas à la poésie une voie nouvelle et qu'il serait vain de le proposer aux poètes d'aujourd'hui comme exemple à suivre, pour l'excellente raison qu'en pareil domaine un point de départ objectif ne saurait être qu'un point d'arrivée objectif et que, dans ce poème, le retour au sujet extérieur et tout particulièrement au sujet passionnant est en désaccord avec toute la leçon historique qui se dégage aujourd'hui des formes poétiques les plus évoluées. Dans ces formes, il y a un siècle (Cf. Hegel) le sujet ne pouvait déjà plus être qu'indifférent et il a même cessé depuis lors de pouvoir être posé a priori. Force m'est donc, considérant aussi le tour de ce poème, sa référence continuelle à des accidents particuliers, aux circonstances de la vie publique, me rappelant enfin qu'il a été écrit lors du séjour d'Aragon en U.R.S.S., de le tenir non pour une solution acceptable du problème poétique tel qu'il se pose de nos jours mais pour un exercice à part, aussi captivant qu'on voudra mais sans lendemain parce que poétiquement régressif, autrement dit pour un poème de circonstance. Après en avoir ainsi débattu, nous nous retrouvons, devant nos propres recherches, au même point.

Si nous venons de perdre ainsi la chance qu'on eût pu croire qu'Aragon, en écrivant « Front Rouge », nous avait donnée de participer durablement, par des poèmes, à l'action révolutionnaire, si nous n'avons pas réussi à admettre qu'au but de la poésie et de l'art - qui est, depuis le commencement des siècles, « en planant au-dessus du réel de le rendre, même extérieurement, conforme à la vérité intérieure qui en fait le fond » - pouvait être substitué un autre but, qui fût, par exemple, d'enseignement ou de propagande révolutionnaire (l'art n'étant plus alors employé que comme moyen), qu'on n'aille pas soutenir que pour cela nous sommes les derniers fervents de l'« art pour l'art », au sens péjoratif où cette conception dissuade ceux qui s'en réclament d'agir en vue d'autre chose que la production du beau. Nous n'avons jamais cessé de flétrir une telle conception et d'exiger de l'écrivain, de l'artiste leur participation effective aux luttes sociales. Bien que, pour un témoin de bonne foi, la cause soit depuis longtemps entendue, il convient de le répéter au moment où une canaille, qui naturellement ne signe pas, trouve le moyen de publier, dans L'Humanité du 9 février 1932, le papier que voici :

L'INCULPATION D'ARAGON

Aragon a été inculpé, comme nous l'avons annoncé, d'excitation de militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre pour son poème : Front Rouge, paru dans La Littérature de la Révolution mondiale, revue que le gouvernement bourgeois a saisie.

Nous avons dénoncé le ridicule et l'odieux de cette inculpation. Nous protestons encore une fois contre cette manifestation de la répression bourgeoise qui frappe une revue révolutionnaire. Nous appelons les ouvriers et les intellectuels à joindre leurs protestations à la nôtre, à lutter avec nous contre toutes les manifestations de la répression bourgeoise et à imposer l'amnistie intégrale pour tous les délits politiques.

Mais nous dénonçons vigoureusement l'utilisation de cette affaire par le groupe surréaliste pour se faire de la réclame.

Loin de combattre la répression bourgeoise, les surréalistes ne protestent que contre la répression s'exerçant contre un poème lyrique. Ils exigent l'immunité politique pour les poètes et pour les poètes seulement. « Nous nous élevons contre toute tentative d'interprétation d'un texte poétique à des fins judiciaires », écrivent-ils.

Nous n'admettons pas la position de ces intellectuels prétentieux qui ne bougent pas quand la répression frappe les ouvriers et qui remuent cieux et terre quand elle effleure leur précieuse personne.

La pétition surréaliste est un dégonflage pur et simple. Au lieu de défendre le contenu du poème, ils battent en retraite sur toute la ligne de leur « front rouge ». Leur révolutionnarisme n'est que verbal.

Ils admettent les persécutions « réservées à ce qui constitue les formes d'expression exacte de la pensée », mais veulent qu'il soit fait exception pour la poésie !

La bourgeoisie, dans sa répression contre le prolétariat révolutionnaire, frappe parfois ceux qui s'accrochent fortuitement au mouvement ouvrier. Telle est la signification de « l'affaire Aragon ».

Est-il besoin de répondre à pareille saleté que les surréalistes admettent si peu les persécutions réservées à ce qui constitue les formes d'expression exactes de la pensée que, pour ne prendre que des exemples récents, L'Humanité elle-même du 23 novembre 1931 enregistrait leur demande de libération immédiate du secrétaire des syndicats du Panpacifique Paul Ruegg, que La Défense du 22 mai 1931 reproduisait leur tract : « Ne visitez pas l'Exposition Coloniale », dans lequel ils protestaient violemment contre l'expulsion de l'étudiant indochinois Tao et à la fin duquel on pouvait lire cette phrase : « Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l'évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d'Annam, du Liban, du Maroc et de l'Afrique Centrale ». Je déplore que L'Humanité n'ait pas cru devoir rectifier une allégation si manifestement contraire aux faits mais ne vois pas le moyen de subir plus longtemps sans mot dire l'immense préjudice moral qu'elle veut nous causer. Je pense que ce ne saurait être attaquer de l'extérieur l'organe central du Parti Communiste français que de vouloir écarter de soi cette pelletée de boue.

Je ne vois pas non plus de nécessité révolutionnaire à m'abstenir en terminant de discuter, tout à fait en dehors de la ligne politique de ce Parti, ligne que j'approuve et qui ne saurait être pour moi que la seule juste, et par suite sous l'angle le plus exclusivement technique, les modalités d'application récente, en France, des thèses de Kharkov. On se souvient que dans ces thèses, le surréalisme, bien que présenté comme mouvement de « réaction des jeunes générations intellectuelles de l'élite petite-bourgeoise provoquée par les contradictions du capitalisme dans la troisième phase de son développement », était tenu pour une force révolutionnaire en puissance, contrairement aux divers autres groupements énumérés. Il était, d'autre part, entendu qu'il n'existait dans ce pays « aucun embryon de littérature prolétarienne ». C'eût été compter sans les intrigues de ceux qui se trouvaient ainsi remis à leur vraie place que de penser qu'une situation si claire n'allait pas se trouver renversée d'un instant à l'autre et je suis contraint d'avouer qu'elle l'est, pratiquement, aujourd'hui. Les surréalistes seuls sont considérés comme indignes d'entrer dans l'Association des Artistes et Ecrivains révolutionnaires, conçue pourtant sous une forme extrêmement large. On tente, pour justifier cette éviction, de faire passer la revue Le Surréalisme au service de la Révolution, dont deux numéros particulièrement significatifs viennent de paraître, pour une publication pornographique (*) et contre-révolutionnaire.

L'évidence de la mauvaise foi qui s'exerce encore, ici, contre nous ne me dispense pas, cette fois, d'essayer de reconstituer le tour de passe-passe dont nous sommes victimes et qui n'a pas mis moins de plusieurs mois à s'opérer, sous la direction de MM. Jean Fréville et Jean Peyralbe (des pseudonymes, bien

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(*) La poésie qui, de par sa nature, ne peut tenter d'exprimer qu'une des collisions de la vie humaine en général se voit ainsi sommée en notre personne de ne plus puiser dans le domaine où ces collisions se montrent de beaucoup les plus riches, je veux dire le domaine sexuel. (Rien n'empêchera cependant que les sciences naturelles se soient, à notre époque, enrichies des magnifiques découvertes de Freud). Ce sera, j'espère, un jour, l'honneur des surréalistes d'avoir enfreint une interdiction de cet ordre, d'esprit si remarquablement petit-bourgeois. En attendant, on tente d'exploiter misérablement contre nous le contenu manifeste de la très belle « Rêverie » de Dali parue dans le n° 4 du Surréalisme A.S.D.L.R. « Vous ne cherchez qu'à compliquer les rapports si simples et si sains de l'homme et de la femme », nous dit une buse.

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entendu), le premier chargé de la rubrique des livres, le second de la rubrique des arts à L'Humanité.

M. Peyralbe est très fort. Il a lu l'étude de Plékhanov, publiée dans L'Art et la Vie sociale et, pour légiférer en art, cela paraît bien, même, être tout ce qu'il a lu. De ce qu'il nous livre des idées exprimées dans cette étude (à ce jour non traduite en français), je retiens principalement que « l'art est un moyen de contact spirituel entre les hommes », ce qui me semble s'imposer comme vérité première, et aussi que l'art d'une époque ne peut être que le reflet des déterminations économiques et sociales de cette époque, ce qu'il ne serait pas moins puéril de nier. Conséquemment à cette dernière affirmation, l'art d'une époque décadente ne saurait être que décadent (et Plékhanov le déclare, du reste, en substance), ce qui ne veut pas dire (comme il l'explique) qu'un tel art ne puisse produire des oeuvres valables, autrement dit, si je comprends bien, susceptibles d'établir un contact spirituel entre les hommes. Les observations de Plékhanov, sur la date desquelles on oublie comme par hasard de nous fixer, et qui doivent, à certains égards, présenter un côté épisodique très marqué si l'on en juge par la peine qu'y prend l'auteur de polémiquer longuement avec Camille Mauclair (!) pourraient bien être portées par M. Peyralbe à l'échelle de thèses toujours en vigueur et je défierais qui que ce soit d'y trouver un argument contre nous. M. Peyralbe en a été quitte pour les entrecouper de stupidités de son cru : dénonciation des prétendues formes sans contenu (ce qui dans son esprit paraît vouloir dire sans explicite contenu de classe), proclamation de la vénalité générale (de nos jours l'artiste ne travaille plus que pour l'argent !), condamnation de toutes les recherches d'expression neuve (comme si, au moins depuis la fin de l'époque classique, il n'était pas établi que les artistes qui comptent sont ceux qui ont commencé par bouleverser les moyens d'expression), etc. Au nom de cette conception de l'art utile que, surréalistes, nous sommes les premiers à défendre mais dans laquelle nous soutenons que le mot « utile » ne supporte aucunement d'être pris dans un sens immédiat, étroit et le moindrement restrictif, c'est ainsi qu'on tente de nous déconsidérer - et avec nous tous ceux qui ne se contentent pas de réciter d'une manière ou d'une autre les publications communistes (*) - de nous déconsidérer, dis-je, aux yeux du prolétariat à qui, pour se faire aujourd'hui sur ce sujet une opinion personnelle, la culture générale fait défaut. Quatorze mois après les résolutions de Kharkov, il n'est pas sans intérêt de montrer, tout à leur travail de démoralisation, un Moussinac, dont le style n'est d'ailleurs pas sans présenter quelques analogies frappantes avec celui de M. Peyralbe, tentant de faire passer un film abject de Cocteau pour l'expression autorisée de l'art d'avant-garde en France, de manière à laisser entendre que toutes les manifestations de celui-ci « puent le faisandé jusqu'à la suffocation » (L'Humanité 15 janvier 1932), un Peyralbe, quand il a fini d'occuper ses lecteurs des sujets grotesques du dernier prix de Rome (L'Humanité 17 décembre 1931), concentrant ses moyens indigents de compréhension artistique sur l'architecture (L'Humanité 7 décembre, 24 décembre

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(*) « Si l'étude du communisme consistait seulement à savoir ce qui est exposé dans les publications communistes, il nous serait trop facile d'avoir quantité de perroquets ou de vantards communistes, et ce serait un grand mal, car ces gens, après avoir lu et appris ce qui est exposé dans nos ouvrages et nos brochures, seraient incapables de coordonner toutes ces connaissances et d'agir comme le veut réellement le communisme » (Lénine).

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1931, 7 janvier, 4 février, 27 février 1932) sans doute parce que celle-ci est incontestablement, comme l'a dit Hegel, « l'art le plus pauvre quant à l'expression des idées ».

M. Fréville, lui, se compromet intellectuellement beaucoup moins. Hors de son admiration délirante pour Berl dont il n'a pu s'empêcher de nous faire part dans L'Humanité du 24 novembre 1931, rien n'est venu interrompre le cours monotone de ses réflexions qui se défendent systématiquement de prendre pour prétexte autre chose que la publication récente de tel ouvrage de vulgarisation historique ou la dernière attitude prise par tel groupement, tel organe (le populisme, Monde, Europe, Nouvel Age, Plans) dont le compte au point de vue révolutionnaire a été depuis longtemps réglé. C'est ainsi qu'il évite de laisser s'instituer toute espèce de débat sur la littérature générale dans lequel il serait obligé de prendre parti, qu'il s'abstient d'influencer d'une manière vivante, comme de sa place il le devrait, les écrivains révolutionnaires, ou même de leur traduire en langage concret les volontés de l'Internationale et du Parti. Stéréotypie des formules (Cf. l'article sur Hegel du 8 décembre 1931, où pour la millième fois on escamote la transformation de la dialectique hégélienne en dialectique matérialiste en se bornant à dire que, « de la tête sur laquelle elle se tenait, Marx et Engels ont remis la dialectique sur ses pieds »), serinage des mots d'ordre les plus généraux, enfoncement bruyant de portes ouvertes, tels sont les signes objectifs d'activité révolutionnaire par lesquels M. Fréville se recommande depuis quelques mois à l'attention. Cette position, qu'il croit sans doute de tout repos, risque d'ailleurs, à la longue, par son insuffisance même, de lui valoir quelques désagréments. Dès que M. Fréville se laisse aller à une déclaration positive, par exemple à dire, le 22 décembre, qu'il s'efforce de susciter une littérature prolétarienne en France et, le 2 février, à tenter pour la faire vivre de glisser dans je ne sais quelle enveloppe « populiste » un contenu de classe, il s'expose en effet à égarer la partie la plus intéressante de ses lecteurs, en l'espèce les rabcors, qu'il lance, sans préparation technique aucune - comme en témoigne le conte ridicule : « La Mort de Barlois », qu'on trouvera en appendice de cette brochure - sur la voie de l'affabulation romanesque la plus inutile, contribuant ainsi à la désagrégation de leur admirable mouvement.

Pour ma part, je refuse, au nom de toute la foi révolutionnaire qui m'anime, de composer avec des adversaires auxquels je ne vois pas le moyen de reconnaître cette foi. - Je refuse de consacrer par mon silence la négation pure et simple de ces paroles de Lénine : « Les masses ouvrières sont incapables de s'élaborer elles-mêmes une idéologie indépendante au cours de leur mouvement... Certes, il ne s'ensuit pas que les ouvriers ne participent pas à cette élaboration. Mais ils n'y participent pas en qualité d'ouvriers ; ils y participent comme théoriciens du socialisme, en qualité de Proudhon et de Weitling ; en d'autres termes ils n'y participent que dans la mesure où ils parviennent à acquérir la connaissance plus ou moins parfaite de leur époque et à la faire progresser. Or, pour qu'ils y parviennent plus souvent, il faut s'efforcer d'élever le niveau de leur conscience, il faut qu'ils ne se renferment pas dans le cadre artificiellement rétréci de la « littérature pour ouvriers » et apprennent à comprendre de mieux en mieux la littérature générale. D'ailleurs, à vrai dire, ils ne « se renferment » pas dans une littérature spéciale, on les y renferme : eux-mêmes ils lisent et voudraient lire tout ce qu'on écrit pour les intellectuels et seuls quelques pitoyables intellectuels pensent qu'« aux ouvriers » il suffit de parler de la vie d'usine et de rabâcher ce qu'ils savent depuis longtemps ». - Je refuse de mendier une place dans une association d'écrivains dont on annonçait dans L'Humanité du 1er décembre 1931 qu'elle allait se créer en France sous le signe de la répression et dans laquelle Aragon, désigné le 15 novembre 1930, à l'unanimité, par l'Assemblée Internationale des Ecrivains révolutionnaires comme seul membre français de la Commission de contrôle de l'Association Internationale, Aragon depuis lors tout particulièrement menacé de cette répression, n'a pas encore été admis. - Je refuse de condamner, dans aucune des recherches qui lui sont propres, le surréalisme qu'on voudrait politiquement me faire condamner et de cesser d'attendre de son devenir même qui nous a portés, mes amis et moi, sur le plan révolutionnaire, où nous en sommes, qu'il témoigne au grand jour de notre volonté, qui aura été de faire progresser la connaissance de notre époque, en même temps que de servir la cause du prolétariat (1).

André Breton

[Mars 1932]

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Paillasse !

(FIN DE « L'AFFAIRE ARAGON »)

Mise au point communiquée par l'Association des écrivains révolutionnaires

Notre camarade Aragon nous fait savoir qu'il est absolument étranger à la parution d'une brochure intitulée : Misère de la Poésie : « L'Affaire Aragon » devant l'opinion publique, et signée André Breton.

Il tient à signaler clairement qu'il désapprouve dans sa totalité le contenu de cette brochure et le bruit qu'elle peut faire autour de son nom, tout communiste devant condamner comme incompatibles avec la lutte de classes, et par conséquent comme objectivement contre-révolutionnaires, les attaques que contient cette brochure.

C'est par cet entrefilet, paru dans L'Humanité du 10 mars 1932, que nous est donné d'apprendre la fondation effective de l'Association des écrivains révolutionnaires.

Les surréalistes, Aragon inclus, n'avaient jusqu'à présent pas même reçu de réponse à leur demande d'admission à cette Association.

Tout s'explique par le fait qu'Aragon, hier encore suspect aux promoteurs de l'A.E.R., peut en paraître aujourd'hui un des chefs, au seul prix de la dénonciation d'André Breton comme contre-révolutionnaire. Nous disons bien au seul prix, car le lendemain de cette dénonciation, Aragon n'était pas mieux qualifié que la veille, par son action révolutionnaire, aux yeux de ceux qui lui en avaient refusé l'entrée.

L'adhésion complète d'un intellectuel à l'action révolutionnaire systématique nous paraît d'une importance telle que nous ne pouvons la concevoir que fondée sur les plus solides principes. Or les attitudes successives d'Aragon, depuis trois ans, contredisent cette sûreté des convictions, cette solidité des principes.

Au départ pour Kharkoff

A cette époque, Aragon suit le courant qui entraîne les surréalistes vers le marxisme léniniste et l'action politique. Mais rien n'indique, - pas même sa demande de réadhésion au Parti Communiste, - qu'il incline spécialement vers l'activité révolutionnaire militante.

N'ayant pris aucune part à l'élimination de ce que les thèses de Kharkoff ont appelé « l'opposition intérieure du surréalisme », il n'en a pas moins rédigé et signé, d'accord avec tous les surréalistes, le manifeste donnant toute confiance à Breton pour prendre la direction du Surréalisme au service de la Révolution.

Les attaques contre Brice Parain, alors chargé de la rubrique des livres à L'Humanité, sont faites en plein accord avec Aragon.

Au Congrès de Kharkoff

« On sait qu'à la fin de 1930, Georges Sadoul et moi avons été en Russie. Nous avons été plus volontiers en Russie qu'ailleurs, beaucoup plus volontiers. C'est tout ce que j'ai à dire sur ce qui est des raisons de ce départ. » (Aragon : Le Surréalisme et le Devenir révolutionnaire.)

« D'une façon fortuite, mis en rapport avec les organisateurs du congrès de Kharkoff, nous avons été à ce congrès. » (Id.-ibid..)

Il nous paraît utile, après ces éclaircissements apportés par Aragon lui-même sur sa présence en U.R.S.S., de préciser le rôle qu'il y joua en tant qu'informateur des organisations révolutionnaires de là-bas et la façon dont il a rendu compte à ses amis de son activité au Congrès.

Pendant le Congrès

« Nous sommes délégués officiellement pour la France au plénum du bureau international de littérature révolutionnaire. Nous comptons sur votre confiance à tous, sur la tienne, pour parler en votre nom, à Kharkoff, où il nous sera peut-être donné de liquider, de contribuer à liquider Monde et tout ce qui s'ensuit. » (Lettre du 22-10-1930.)

« Nous comptons terriblement sur votre confiance à un moment où il nous faut prendre ainsi sur nous de parler non pas en notre propre nom, Georges et moi, mais au nom de tous. » (Id.-ibid.)

Aragon nous décrit l'effet produit à Moscou par l'arrivée du numéro 2 du Surréalisme A.S.D.L.R.

« Une des choses les mieux appréciées, ici, est la lettre d'un ouvrier à L'Humanité et l'histoire Parain fait sensation. » (Lettre du 22-10-1930.)

« Les faits importants sont les suivants. Dans la commission française, nous avons donné nous-mêmes un tableau de la situation littéraire en France ; puis, chargés de présenter un rapport sur Monde, nous avons fait approuver ce rapport par la commission... La commission a élaboré deux résolutions qui ont été portées à la connaissance du plénum et approuvées par celui-ci. Ces deux résolutions sont calquées (1) sur notre exposé et sur notre rapport. » (Lettre du 25-11-1930.)

A l'ordre du jour du Congrès de Kharkoff figurait l'organisation d'une Association d'Artistes et Ecrivains Révolutionnaires en France, organisation à laquelle Breton et les surréalistes s'employaient à la même époque, ignorant d'ailleurs qu'ils agissaient ainsi dans le sens même de l'ordre du jour du Congrès.

Comment Aragon se situait-il politiquement par ses interventions ?

« Comme à l'heure présente le seul travail concret qui, dans le cadre de la lutte des classes en pays capitalistes, mérite proprement le nom de littérature prolétarienne est le travail des correspondants ouvriers, inégalement développé suivant les sections de l'I.C., la seule base que l'on puisse et doive proposer à une organisation de la littérature prolétarienne est le développement systématique du travail des rabcors. » (Déclaration lue au Congrès par Aragon, publiée dans la Litteratournaïa Gazetta du 29 octobre 1930.)

Voici comment la camarade Gopner, représentante de l'I.C. au Congrès, apprécie ce point de vue :

« Ce que ces camarades affirment est faux... Affirmer qu'il (le mouvement des correspondants ouvriers) constitue la seule source de littérature prolétarienne, c'est formuler une assertion extrêmement gauche, mais qui n'en est pas moins au fond droitière et opportuniste. » (Littérature de la Révolution mondiale, numéro spécial sur le Congrès, page 27.)

Quel fatras idéologique Aragon a-t-il pu présenter à Kharkoff ? Nous lui devons de lire dans la résolution française qu'il existe une théorie surréaliste de

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(1) Cf. Le Surréalisme et le Devenir révolutionnaire, n° 3 du Surréalisme A.S.D.L.R.

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la « décomposition » de la bourgeoisie en « aggravant ses contradictions intérieures » !

D'autre part, ses télégrammes évoquent la facilité avec laquelle était comprise à Kharkoff la position surréaliste (ou plus exactement ce qu'il entendait par là).

« Situation ici entièrement différente. Attendons Thirion. Résultats immédiats. Caractère inespéré. Confiance. A bientôt. Aragon. » (Moscou, 26 octobre 1930.)

A l'annonce de nos travaux en vue d'une Association des Artistes et des Ecrivains Révolutionnaires, il répond :

« Bravo, mais suspendez momentanément publication. Ici, succès complet. Aragon. » (Kitchkas, 17 novembre 1930.)

Nous tenons à affirmer aux camarades qui ont invité Aragon que nous n'avons jamais désespéré de faire reconnaître notre foi et notre volonté révolutionnaires quelles que soient les erreurs que nous ayons pu commettre, sans chercher pour cela à obtenir des résultats immédiats.

En présence de l'incapacité d'Aragon à définir le surréalisme et son authentique devenir révolutionnaire, nous comprenons que les organisateurs du Congrès aient alors cru devoir lui proposer de signer la lettre suivante, avant de lui accorder toute la confiance du M.B.L.R.

Au Secrétariat de l'Union Internationale des Ecrivains Révolutionnaires

Chers Camarades,

En entrant dans l'Union Internationale des Ecrivains Révolutionnaires, nous plaçant entièrement et sans réserves sur la plate-forme idéologique et politique de l'Union telle qu'elle a été définie par la deuxième conférence des Ecrivains Révolutionnaires à Kharkoff, en novembre 1930, nous croyons nécessaire de reconnaître certaines fautes, commises antérieurement par nous dans notre activité littéraire, fautes que nous nous engageons à ne pas répéter dans l'avenir.

Comme membres du Parti, nous reconnaissons que nous aurions dû provoquer le contrôle effectif de notre activité littéraire par le Parti et soumettre cette activité à ce contrôle. L'erreur que cela comporte est à l'origine de toutes les fautes que nous avons commises ou de celles dont nous avons pu sembler solidaires.

Seuls le fait de militer d'une façon constante dans des organisations de base, ce que nous n'avons pas fait, l'observation stricte des directives du Parti Communiste, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan culturel, peuvent empêcher la confusion qui s'est manifestée dans certaines publications auxquelles nous avons collaboré. Il est permis d'espérer qu'une liaison suivie avec l'U.I.E.R. et la soumission aux directives de cette organisation nous permettront désormais d'éviter cette confusion.

L'un de nous (Aragon) reconnaît avoir eu tort en attaquant hors des organes du Parti deux membres du P.C.F. (les camarades Barbusse et Caby).

L'autre (Georges Sadoul) reconnaît avoir eu tort en écrivant une lettre au major de promotion de l'Ecole de Saint-Cyr, Keller, d'adopter le ton de la plaisanterie, en se préoccupant davantage de ce qui pourrait insulter davantage le destinataire qu'en y précisant son idéologie propre (« ... Si on nous oblige à faire la guerre, nous combattrons du moins sous le glorieux casque à pointe allemand... », etc.) ; qu'il a eu tort également de laisser publier cette lettre sans un commentaire personnel. Il faut mentionner que le camarade Sadoul s'est publiquement désolidarisé du nommé Jean Caupenne, cosignataire de cette lettre, au moment où celui-ci a cru bon de se rendre à Saint-Cyr pour y faire des excuses au drapeau français. Le camarade Sadoul, condamné en première instance et en appel à trois mois de prison, s'engage à utiliser l'audience en dernière instance qui lui reste pour démasquer le militarisme et l'impérialisme français dans leurs préparatifs de guerre contre l'Union soviétique.

D'autre part nous reconnaissons avoir commis des fautes chaque fois que nous avons, dans des organes où nous collaborions, laissé imprimer des critiques ouvertes contre la presse du Parti et certains collaborateurs de son organe central (publication d'une lettre de rabcor, d'une photographie tendant à discréditer publiquement Brice Parain, etc.). Nous avons eu tort également de laisser publier dans ces organes des textes qui relèvent d'une idéologie anarchique.

Nous devons préciser que nous ne nous considérons pas comme solidaires de l'ensemble des oeuvres individuelles (littéraires ou autres) publiées par les membres du groupe surréaliste, mais que dans la mesure où ces oeuvres se réclament des mots « surréalisme » et « surréaliste », notre responsabilité est engagée. Notamment en ce qui concerne le « Second Manifeste du Surréalisme » par André Breton dans la mesure où il contrarie le matérialisme dialectique. Nous estimons que nous avons à préciser que nous nous plaçons toujours dans le cadre du matérialisme dialectique et que nous repoussons toute idéologie idéaliste (notamment le freudisme). Nous nous désolidarisons de toute idéologie confusionnelle touchant le trotskysme. Nous considérons le trotskysme comme une idéologie social-démocrate et contre-révolutionnaire. Nous nous engageons à combattre le trotskysme en toute occasion.

Notre seul désir est de travailler de la façon la plus efficace suivant les directives du Parti à la discipline et au contrôle duquel nous nous engageons à soumettre notre activité littéraire.

Moscou, le 1er décembre 1930.

Aragon, Georges Sadoul. (2)

Ou Aragon était d'accord avec ce papier qu'il a signé et alors il est singulier qu'il n'ait pas expliqué son attitude vis-à-vis du surréalisme, ou il ne se sentait pas en mesure d'en défendre les attendus et alors la seule loyauté envers le M.B.L.R. eût dû l'obliger à quitter l'U.R.S.S. comme simple membre de cette organisation et non comme son représentant officiel en France.

Du reste, il ne prit pas ce titre au sérieux puisqu'il négligea complètement d'informer les intellectuels et militants révolutionnaires des résultats du Congrès de Kharkoff et notamment de la condamnation de Monde.

Il est vrai qu'il avait laissé élire Barbusse au présidium du Congrès sans élever la moindre protestation !

Retour

De retour à Paris, Aragon fait piètre figure : sa signature, se plaint-il, lui a été extorquée ; il déclare désavouer les termes et l'esprit de ce document et ne s'y être résolu que pour permettre à Breton de travailler efficacement à la future section française de l'U.I.E.R. Parce que dans cette lettre, Aragon apprécie faussement la position d'observation adoptée par Breton par rapport au trotskysme à la fin de 1929 et se refuse tout à coup à reconnaître les découvertes de Freud sous le prétexte imbécile qu'elles ont donné suite à une idéologie idéaliste (freudisme), nous exigeons une rectification. Aragon accepte par crainte que sa déclaration ne soit rendue publique. Abandonnant toute discussion à partir de quelque base idéologique que ce soit, il se réfugie dans un chantage sentimental inacceptable : il évoque une amitié, une activité commune de quinze ans, affirme que son accord avec nous est une question de vie ou de mort. Il publie le manifeste « Aux Intellectuels révolutionnaires » (3) dont l’ambiguïté lui permet de miser sur les deux tableaux.

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(2) Ce texte, replacé dans l'ordre chronologique, est par ailleurs l'objet de quelques commentaires dans le présent recueil. (N.D.E.)

(3) Voir le tract en appendice.

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L'« Affaire Aragon »

Le poème Front Rouge paraît dans le numéro 2 de la Littérature de la Révolution mondiale. Aragon est inculpé. Les surréalistes rédigent et font paraître une protestation qu'il approuve entièrement. « Il n'y a pas, dit-il, un seul mot à y changer. » Le 9 février 1932, L'Humanité publie la note sur l'affaire Aragon reproduite par Breton dans Misère de la Poésie (p. 16). En réponse à toutes les attaques dont le surréalisme était alors l'objet, Breton, décidé à en finir avec une confusion que la mauvaise foi et l'ignorance n'avaient cessé d'aggraver, remet la question sur le terrain qu'elle n'aurait jamais dû quitter. Il écrit Misère de la Poésie dont il donne lecture à Aragon avant la parution.

Aragon se déclare alors « objectivement d'accord », à l'exception d'une seule phrase : « Vous ne cherchez qu'à compliquer les rapports si simples et si sains de l'homme et de la femme » (4), dont il demandait la suppression. Il déclare tactiquement inopportune la publication de ce texte et réserve sa position personnelle.

Conclusion

On a pu voir s'accomplir au sein du surréalisme une évolution profonde qui nous a portés sur le plan du matérialisme dialectique. Cette évolution ne s'est pas faite en un jour et a rencontré comme obstacles aussi bien le faible niveau du marxisme en France que les formations particulières de chacun de nous. Elle a comme corollaire obligatoire notre participation de plus en plus efficace aux luttes du prolétariat révolutionnaire. Surréalistes, nous entendons ne point prendre prétexte de la poésie pour nous refuser à l'action politique.

Nous avons vu comment Aragon, depuis son retour de Kharkoff, ne faisait qu'introduire parmi nous une confusion croissante par ses dérobades continuelles, ses atermoiements, sa passivité, ses volte-face dont l'article de L'Humanité a finalement dévoilé les arrière-pensées et les mobiles.

En même temps, les efforts de Breton pour la prise en considération et l'assimilation de la théorie révolutionnaire par les intellectuels issus, tels que nous, de la bourgeoisie, ont été le facteur déterminant du mouvement accompli par la pensée et l'action surréalistes depuis 1930.

Nous saluons comme un témoignage capital de la probité révolutionnaire et de la clairvoyance théorique d'André Breton la publication de Misère de la Poésie.

Décidés à poursuivre le mouvement dont le Manifeste du Surréalisme marque la naissance et le Second Manifeste du Surréalisme un point de son évolution, plus que jamais nous nous opposons aux manoeuvres déloyales des velléitaires confus et des arrivistes.

Ceux qui, pour des raisons hypocrites, feignent tout à coup de se déclarer incapables de suivre le train d'enfer qui est le nôtre peuvent et doivent prendre

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(4) Cité en note par Breton : Misère de la Poésie, page 18.

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congé. Aucune force au monde ne peut nous les faire retenir. Débarrassé d'eux, le surréalisme peut enfin retrouver sa violence et poursuivre de toute sa vitalité son perpétuel renouvellement.

Les mois qui viendront nous répondront de l'action pratique d'Aragon. Dès à présent, nous pouvons dire que cette action, probablement justifiée par les circonstances économiques actuelles, manque des fondements idéologiques et moraux qui pourraient nous la faire regarder comme autrement qu'un épisode sans importance où la lâcheté intellectuelle d'un homme ne peut même pas triompher de l'attraction irrésistible exercée par le seul parti de la Révolution.

René Char, René Crevel, Salvador Dali, Paul Eluard, Max Ernst, Benjamin Péret, Yves Tanguy, André Thirion, Tristan Tzara.

Appendice : AUX INTELLECTUELS REVOLUTIONNAIRES (5).

[Mars 1932]

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(5) Dans le présent recueil, ce tract est replacé dans l'ordre chronologique en raison de la date de sa publication : décembre 1930. (N.D.E.)

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Protestation

Aragon a publié un poème. Ce poème s'appelle Le Front Rouge. On a pu le lire ailleurs. De ce fait, Aragon vient d'être inculpé d'excitation de militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste. Il devient passible ainsi de cinq ans de prison.

La bourgeoisie a toujours affirmé, chaque fois qu'elle a dû se défendre contre d'autres partis, sur le terrain des faits comme sur celui des idées, qu'elle favorisait un régime de liberté et elle a inscrit la liberté d'expression en tête de son programme.

La duplicité de cette attitude a été dénoncée depuis longtemps. Dans le cas Aragon, nous relevons une nouvelle preuve du fait que la bourgeoisie capitaliste n'hésite jamais à priver en fait ses adversaires du droit qu'elle leur reconnaît en théorie.

Nous dénonçons les procédés policiers par lesquels un régime tente, au mépris des principes dont il se targue, d'étouffer l'expression des forces qui se manifestent contre lui.

Lucien Aulit, Jean Bastien, Maurice Beublet, Georges Bohy, Catulle, Jean Deguent, J. Deleve, Gaston Derycke, Jean Dess, M. Dubucq, Eggerickx, Pierre Fontaine, J.-B. Gibet, Robert Giron, Robert Goffin, René Golstein, Franz Hellens, Stéphane Jasinski, Robert Jonckmans, Paul Kenis, Fritz Lecomte, Willem Maesschalck, René Magritte, Gilberte Marin-Vermeylen, Denis Marion, Richard Ménétrier, Paul Méral, E.-L.-T. Mesens, Robert Michel, Jean Milo, Ernst Moerman, Paul Nougé, Max Peral, Olivier Picard, Ferdinand Piette, Raoul Piron, René Purnal, Max Servais, André Souris, Claude Spaak, Paul-Henri Spaak, Stobbaerts-Marcel, Cami Stone, Sacha Stone, André Thirifays, M. Thomas-Nitchevo, Albert Valentin, Geert. Van Bruaene, Roger Van Gindertael, P.-G. Van Hecke, War Van Overstraeten, Pierre Vermeylen, G. Vernaillen, Philippe Vloeberghs, Jules Wolf.

Bruxelles, 22 mars 1932

Certificat

J'ai connu Louis ARAGON pendant quatorze ans. J'ai eu longtemps en lui une confiance sans réserves. Mon estime et mon amitié pour lui m'ont fait fermer les yeux sur ce que je prenais pour des défauts de caractère. Quand il allait dans le « monde », je croyais qu'il était plus léger, plus sociable que moi ; quand il tentait de temporiser avec notre volonté de manifester publiquement notre colère, j'attribuais cette attitude à un excès d'esprit critique ; ses écarts me le rendaient seulement un peu puéril, un peu inoffensif ; ses erreurs, je le croyais toujours assez intelligent, assez courageux, assez honnête pour les réparer. Je l'aimais, je l'estimais, je le défendais.

Il y a un an, il est revenu de Russie, après avoir signé un texte désavouant l'activité surréaliste et particulièrement le Second Manifeste du Surréalisme, d'André Breton. Quand ce dernier lui a dit qu'il nous paraissait indispensable de publier ce désaveu, Aragon, honteux ou feignant de l'être, l'a menacé de se tuer. C'est alors qu'Aragon s'est obscurci pour moi. Une pareille menace m'a fait douter de sa conscience révolutionnaire, un révolutionnaire ne pouvant vivre sur un tel compromis. Troublé, démoralisé, sceptique à voir chaque jour un peu plus apparaître sa mauvaise foi sous un chantage sentimental croissant, j'ai attendu le saut qu'il ne pouvait manquer de faire dans la nuit définitive. Tirant toute sa force de ses reniements successifs, mais reculant sans cesse le jour où il n'aurait plus rien à renier, le jour où son arrivisme n'aurait plus le reniement pour aliment naturel, j'ai subi toutes les concessions intéressées qu'il voulait bien faire aux mobiles de notre activité. Je l'ai vu, il y a trois mois, usant de moyens théâtraux, fondre en larmes en nous lisant ces phrases déjà suspectes, maintenant monstrueuses, de son article Le Surréalisme et le Devenir révolutionnaire : « C'est pourquoi, mes amis, je considère avec quelque émotion, avec plus d'émotion qu'il ne me plaît de le dire, la singulière entreprise de tous ceux qui voudraient, aujourd'hui, me séparer de vous. J'ai été, cela est vrai, sollicité et resollicité de m'écarter de vous. Il est certain que par des voies détournées mais tout aussi perfides, les mêmes gens vous sollicitent aussi de croire que ceci est un fait accompli, qu'on a réussi à nous séparer. » Quand nous lui proposions de lui rendre sa liberté d'action, il nous démontrait qu'il y perdrait toutes raisons d'agir. Brusquement, pressé par la crainte de nous voir dévoiler le double jeu qu'il menait, il se démasqua. Il osa nous demander, lui, l'auteur de trois livres publiés sous le manteau, d'éliminer, sous le prétexte que des esprits malveillants voulaient la faire passer pour pornographique, la collaboration de Salvador Dali à nos publications. Devant notre stupéfaction, il comprit qu'il devait abandonner tout espoir de ruiner l'activité surréaliste. Il n'attendit plus que le premier prétexte venu pour la dénoncer, et, au moment exact où Breton commentait les résultats de la protestation que nous avions élevée contre l'inculpation d'un de ses poèmes, il n'hésita pas à nous accuser d'être des contre-révolutionnaires.

Il le fit avec la même désinvolture qu'il écrivait, au lendemain de la mort de Lénine, « Moscou-la-Gâteuse ». Je comprends qu'il ait toujours tenté de justifier à nos yeux le principe d'une évolution par bonds (*) qui lui serait propre et qui ne laissait pas de me paraître inquiétante. C'est seulement aujourd'hui qu'il m'est donné de voir, en effet, quelles contradictions misérables il entend faire passer à la faveur de sa prétendue conception dialectique de la vie.

L'incohérence devient calcul, l'habileté devient intrigue. Aragon devient un autre et son souvenir ne peut plus s'accrocher à moi. J'ai pour m'en défendre une phrase qui, entre lui et moi, n'a plus la valeur d'échange que je lui ai si longtemps prêtée, une phrase qui garde tout son sens et qui fait justice, pour lui comme pour tant d'autres, d'une pensée devenue indigne de s'exprimer :

« Toute l'eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle » (LAUTREAMONT).

Paul Eluard

[23 mars 1932.]

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(*) A quand le prochain bond ? Et pour où ?

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Autour d'un PoÈme

Les rapports entre le surréalisme et le communisme ont donné lieu ces derniers temps à des interprétations diverses. Participant au mouvement surréaliste depuis plusieurs années, militant par ailleurs dans le parti qui a la mission de conduire le prolétariat au pouvoir par le renversement violent de la bourgeoisie, nous nous devons de situer nettement notre position, sans avoir toutefois à nous faire les historiens d'événements auxquels nous sommes mêlés.

Aragon est poursuivi par la justice bourgeoise pour le poème Front Rouge, paru dans la revue La Littérature de la Révolution mondiale. Ce poème exalte les luttes du prolétariat en marche vers sa libération, et les premières réalisations du socialisme en U.R.S.S. A la littérature que la bourgeoisie destine à endormir les ouvriers, à les corrompre, il est d'une nécessité urgente d'opposer une littérature d'agitation révolutionnaire, servant la propagande communiste, et qui doit s'employer à stimuler la volonté de combat des opprimés.

Pour nous, il n'est pas de poème sans sujet, que le poète ait conscience ou non de la dépendance de ce qu'il écrit envers la réalité, le mot réalité n'ayant ici aucun sens restrictif, et comprenant le rêve, l'amour, la vie sexuelle, tout ce qu'il y a d'affectif dans l'homme, aussi bien que le monde extérieur. Certes la poésie est une activité de l'esprit, mais cette activité ne tourne pas à vide, elle s'exerce sur des éléments fournis par la nature, la société, la vie psychique, pour traduire les conflits que ces éléments provoquent chez l'homme : c'est pourquoi elle est un moyen d'expression (*). Front Rouge exprime avec toute la vigueur qui convient l'émotion provoquée chez un poète par le déroulement de la guerre civile. Aucune théorie sur l'art ne peut empêcher la poésie d'être traversée par les souffles qui balaient le monde et la faire se replier sur elle-même. La poésie a son rôle à jouer dans le bouleversement des rapports entre les hommes. Nous croyons à sa portée révolutionnaire. Mais il est certain que le gouvernement, en poursuivant l'auteur d'un poème comme il poursuit l'auteur d'un article communiste ou le distributeur de tracts, fait un pas nouveau dans la voie de la fascisation. Les surréalistes ont eu raison de signaler l'aggravation des méthodes de la dictature capitaliste que ces poursuites représentent, et de mener en cette circonstance une agitation qui s'imposait. L'attitude que les surréalistes ont eue vis-à-vis de l'action militariste et répressive de la bourgeoisie en d'autres occasions ne laissait aucun doute sur leur opposition très ferme aux mesures anticommunistes en général, et pas seulement lorsqu'il s'agit d'un poème. Ils précisaient si clairement, dans la protestation intitulée L'Affaire Aragon, leur position contre la bourgeoisie, aux côtés du prolétariat révolutionnaire et du Parti Communiste, que, de bonne foi, aucune suspicion de dégonflage n'était permise.

Le surréalisme constitue la tentative la plus considérable faite en France depuis la guerre pour agrandir l'espace assigné jusqu'alors à la réalité. Une foule de jeunes bourgeois inquiets voyaient dans l'érotisme, le rêve, l'inconscient, la poésie, autant de moyens d'évasion qui leur permettaient de se soustraire aux problèmes posés par la décomposition de leur classe. Les surréalistes furent les seuls à y voir un domaine essentiel de la vie humaine, domaine qu'il s'agissait de reconnaître, de conquérir, de défendre pied à pied contre la volonté d'obscurcissement de la bourgeoisie. En s'attaquant aux questions du suicide, du rêve, de la sexualité, de l'amour, de la folie, les surréalistes n'entendaient pas échapper aux difficultés souvent tragiques qu'elles posaient, mais au contraire mettre ces difficultés en pleine lumière. Constater une contradiction ce n'est pas la créer, c'est faire un progrès vers sa résolution. Toutes les forces qui poussaient les surréalistes en avant sur la route de la connaissance les amenaient à comprendre la nécessité de transformer le monde, à lier le processus du surréalisme à la seule cause capable de transformer les rapports humains dans le

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(*) Par là le poème se distingue du produit de l'écriture automatique qui ne vise pas à exprimer, mais à explorer.

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sens du « besoin de justice suprême » (BRETON, Manifeste du Surréalisme), et à admettre la base économique de ces rapports. Le surréalisme, survenu au déclin de la bourgeoisie, détient quelques-unes des valeurs les plus élevées de la culture bourgeoise dont il a, dans le milieu propre où il s'exerce, contribué consciemment à précipiter la liquidation. N'oublions pas que si ces valeurs étaient partie intégrante de la culture bourgeoise, elles n'ont pu cependant être dégagées dialectiquement par le surréalisme que grâce à un combat acharné et constant contre elle, et sont par là-même engagées dans le cours naissant d'une culture nouvelle. Ce serait une trahison à l'égard de la culture prolétarienne en voie de formation, ce serait faire le jeu de la bourgeoisie que de lui abandonner ces conquêtes de la pensée humaine sous prétexte qu'elles sont nées sous son règne. Le prolétariat victorieux profitera des acquisitions faites par la science, par la philosophie, par la poésie, sous les régimes d'oppression qui auront précédé sa domination.

Les intellectuels révolutionnaires devront se garder d'une conception sectaire qui interdirait l'entrée dans le fonds commun que la culture prolétarienne doit se constituer dès maintenant à tout ce qui ne servirait pas l'agitation immédiate. Une pareille erreur aboutirait à rétrécir dangereusement le champ d'investigation de la pensée. Une culture est le fruit de la domination d'une classe (on sait que seule une société sans classes donnera le jour à une culture qui ne sera qu'humaine). Aujourd'hui, en régime capitaliste, il n'existe que des embryons de la culture prolétarienne, souvent mal discernables de ce qui les entoure. Nous avons dit à quel point nous semblent indispensables des manifestations littéraires et artistiques étroitement subordonnées au but de soutenir et d'accroître l'ardeur révolutionnaire du prolétariat. Cependant le manifeste de l'Association des Artistes et Ecrivains Révolutionnaires (sic), dans la mesure où il ne fait pas de distinction entre la culture prolétarienne « qui ne pourra s'épanouir qu'au lendemain de la Révolution socialiste » et un art qui se fixe pour tâche de développer la conscience de classe des prolétaires, nous semble confondre trop à la légère les armes de guerre avec le terrain qu'elles sont chargées de conquérir.

Ce manifeste contient d'autre part une condamnation du surréalisme qui dans sa formulation ne tient pas compte des réalités. Nous nous voyons à ce sujet dans l'obligation de rappeler certains points importants. Le surréalisme n'est pas un dogme, c'est un organisme mouvant qui ne peut vivre qu'à condition de progresser, dans lequel se sont souvent glissés des corps néfastes à sa croissance, et où subsistent des parties mortes qui doivent être éliminées, sous peine de faire mourir l'organisme tout entier. Le plus gênant de ces parasites était une sorte de maladie infantile : l'idéalisme. Il serait faux de s'imaginer que cet idéalisme était la racine nourricière du surréalisme, mais on doit reconnaître qu'il en subsiste des vestiges trop vivaces. Telle la croyance que, bien que le poète doive se mêler aux luttes sociales, la poésie quant à elle peut s'en rendre indépendante, vivre de sa vie propre, voir le drame poétique se poursuivre en vase clos, sans qu'il soit influencé dans ses péripéties par les conditions objectives qui dressent le prolétariat contre la bourgeoisie dans une guerre sans merci.

« La résolution de Kharkov qui condamne à juste titre la base idéaliste du surréalisme a fait confiance à certains surréalistes pour abandonner leurs conceptions, et se rallier au matérialisme dialectique. Mais le surréalisme, en tant que méthode généralisable et que conception du monde, ne saurait être accepté par le prolétariat révolutionnaire ni accueilli dans nos rangs ». Ainsi s'exprime le manifeste de l'A.E.A.R. Nous voudrions savoir ce que signifient les mots « abandonner leurs conceptions ». S'il s'agit de la base idéaliste dont il est fait mention, nous sommes en complet accord. Mais le vague de l'expression peut laisser entendre qu'il s'agit de toutes les conceptions surréalistes prises dans leur ensemble, et dans ce cas nous ne sommes pas d'accord. Que signifient les mots « en tant que méthode généralisable » ? Le surréalisme n'a jamais prétendu être une méthode généralisable, et nous sommes en droit de demander : généralisable à quoi ? Evidemment on voit mal le surréalisme appliqué à la conduite d'une grève. Les théories d'Einstein ne s'opposent pas, que nous sachions, au marxisme, et cependant elles ne sont pas non plus généralisables à la solution de tous les problèmes. « Et que conception du monde » ? Il y a deux conceptions du monde, la conception idéaliste, et la conception matérialiste, il n'y en a pas d'autre. Le surréalisme rejette l'une, accepte l'autre, il ne constitue par lui-même, à aucun degré, une conception du monde.

Ces réserves primordiales étant faites, nous ne pouvons qu'approuver le contenu politique du manifeste de l'A.E.A.R., et nous répétons après lui les paroles de Lénine : « A bas les littérateurs sans parti ! ». Nous ne nous livrerons pas au jeu puéril qui consisterait à confronter ce manifeste avec les Résolutions de Kharkov, pour voir s'il leur est bien exactement conforme. S'il est vrai que les Résolutions de Kharkov représentent un examen sérieux de la situation de la littérature révolutionnaire et prolétarienne à un moment donné, il serait contraire au marxisme de les prendre pour des thèses intangibles qu'il s'agirait d'appliquer à la lettre sans tenir compte de la marche des événements.

Le surréalisme s'est dressé contre la société bourgeoise avec toute la violence qui le faisait vivre. Il a reconnu que le prolétariat est seul capable désormais de faire progresser la connaissance, et que seule la victoire du prolétariat permettra à la pensée de se développer pleinement jusqu'à cette liberté en laquelle doit se changer la nécessité. Il ne restait plus aux surréalistes qu'à se rapprocher de la classe ouvrière. Ce rapprochement les a conduits à participer directement à l'action politique. Nous déplorons que certains de ceux qui ont été le plus loin dans cette voie, et dont on pouvait espérer que par là-même ils feraient faire un progrès au surréalisme, en soient arrivés au contraire à abandonner complètement les recherches qu'ils auraient dû poursuivre dans l'intérêt même de la cause qu'ils servent. C'est ainsi qu'on a vu Aragon, oubliant tout ce que l'oeuvre d'André Breton représente de réellement révolutionnaire, aller jusqu'à le dénoncer comme contre-révolutionnaire. Nous ne pouvons accepter un jugement aussi contraire à la vérité. Notre désaccord avec la brochure intitulée Misère de la Poésie est profond. Mais nous avons trop nettement conscience de la sincérité des convictions communistes de Breton, de l'honnêteté avec laquelle il a toujours rendu compte de l'évolution de sa pensée vers le marxisme, et confondu ceux qui ne cherchaient dans l'exercice de leurs facultés d'expression qu'un refuge, ou un moyen de se faire leur place au soleil qui ne luit pas pour tout le monde, pour ne pas croire Breton capable de comprendre les erreurs de cette brochure et de les corriger.

D'autres surréalistes croient pouvoir résoudre les difficultés posées par la continuation de leur activité sans tenir compte des nécessités de la lutte de classes, et agissent comme si le développement du surréalisme pouvait s'abstraire de l'ensemble des rapports sociaux au milieu desquels il se produit. Oui ou non, la guerre est-elle déclarée entre les surréalistes et les écrivains bourgeois qui défendent leur classe ? Oui ou non, la guerre existe-t-elle entre prolétaires et capitalistes ? Ces deux guerres enfin ne doivent-elles pas n'en faire qu'une ? La parution de Paillasse ! (Fin de « l'Affaire Aragon ») ne laisse malheureusement pas à penser qu'un tel souci soit aujourd'hui au premier plan des préoccupations des signataires de cet opuscule, qui d'ailleurs, ne s'élevant pas au-dessus des considérations personnelles, ne fournit pas matière à discussion (**). On pourrait donc le négliger, si ses auteurs n'avaient jugé bon de le présenter comme la fin de « l'Affaire Aragon ». Notre désapprobation formelle de la note où Aragon traite Breton comme un quelconque calomniateur de l'U.R.S.S. ne saurait nous empêcher de constater que l'affaire Aragon ne fait que de commencer, puisqu'à notre connaissance les poursuites engagées contre lui n'ont pas été abandonnées.

La bourgeoisie répond par des balles aux hommes que la famine fait descendre dans la rue pour réclamer du travail et du pain. Le sort des poètes dignes de ce nom est lié au sort de ces hommes. Que les poètes rendent coup pour coup, et ne se laissent pas ensevelir sous les décombres de la société qu'ils aident à abattre.

Que les poètes sachent qu'ils ont aujourd'hui une patrie à défendre.

5 avril 1932.

Maxime Alexandre, Pierre Unik

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(**) Tout ce que nous connaissons de Char, de Crevel, d'Eluard, de Péret, nous fait espérer que le désir de disqualifier Aragon n'obscurcira pas pendant longtemps le sens qu'ils ont du conflit social.

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[Editorial du premier numÉro de la revue « LÉgitime DÉfense »]

Ceci n'est qu'un avertissement. Nous tenons à nous engager complètement. Nous sommes certains qu'il existe des jeunes gens autres que nous, capables de signer ce que nous écrivons et qui refusent - dans la mesure où c'est encore compatible avec la continuation de la vie - de composer avec l'ignominie environnante. Et nous en avons à tous ceux qui - consciemment ou non - cherchent par leur sourire, leur travail, leur exactitude, leur correction, leurs paroles, leurs écrits, leurs actes et leurs personnes, à faire croire que tout peut continuer ainsi. Nous nous dressons ici contre tous ceux qui ne sont pas suffoqués par ce monde capitaliste, chrétien, bourgeois dont à notre corps défendant nous faisons partie. Le Parti Communiste (IIIe Internationale) est en train de jouer dans tous les pays la carte décisive de l'« Esprit » (au sens hégélien de ce terme). Sa défaite, si par impossible nous l'envisagions, serait pour nous le définitif « Je ne peux plus ». Nous croyons sans réserves à son triomphe et ceci parce que nous nous réclamons du matérialisme dialectique de Marx, soustrait à toute interprétation tendancieuse et victorieusement soumis à l'épreuve des faits par Lénine. Nous sommes prêts à nous conformer sur ce terrain à la discipline qu'exigent de pareilles convictions. Sur le plan concret des modes figurés de l'expression humaine, nous acceptons également sans réserves le surréalisme auquel - en 1932 - nous lions notre devenir. Et nous renvoyons nos lecteurs aux deux « Manifestes » d'André Breton, à l'oeuvre tout entière d'Aragon, d'André Breton, de René Crevel, de Salvador Dali, de Paul Eluard, de Benjamin Péret, de Tristan Tzara, dont nous devons dire que ce n'est pas la moindre honte de ce temps qu'elle ne soit pas plus connue partout où on lit le français. Et nous cherchons dans Sade, Hegel, Lautréamont, Rimbaud, pour ne citer que ceux-là, tout ce que le surréalisme nous a appris à y trouver. Quant à Freud, nous sommes prêts à utiliser l'immense machine à dissoudre la famille bourgeoise qu'il a mise en branle. Nous prenons le train d'enfer de la sincérité. Nous voulons voir clair dans nos rêves et nous écoutons leur voix. Et nos rêves nous permettent de voir clair dans cette vie qu'on prétend nous imposer encore longtemps. Parmi les immondes conventions bourgeoises nous abominons très particulièrement l'hypocrisie humanitaire, cette émanation puante de la pourriture chrétienne. Nous haïssons la pitié. Nous nous foutons des sentiments. Nous entendons qu'on jette sur les concrétions psychiques humaines une lumière parente de celle qui éclaire la splendide, la convulsive oeuvre plastique de Salvador Dali où il semble soudain quelquefois que des oiseaux d'amour qui peuvent être des encriers, des chaussures ou des petits bouts de pain, s'envolent des conventions assassinées.

Cette petite revue, outil provisoire, s'il casse, nous saurons trouver d'autres instruments. Nous acceptons avec indifférence les conditions de temps et d'espace qui, nous définissant en 1932 Antillais de langue française, ont ainsi délimité - sans nullement le circonscrire - notre premier champ d'action. Ce premier recueil de textes est plus spécialement consacré à la question antillaise telle qu'elle nous apparaît. (Les suivants, sans abandonner cette question, en aborderont bien d'autres). Et si, du fait de son contenu, il s'adresse plutôt aux jeunes Antillais français, c'est qu'il nous semble opportun de faire porter notre premier effort sur des gens dont nous sommes loin de sous-estimer les possibilités de révolte, s'il s'adresse plutôt aux jeunes noirs, c'est que nous estimons qu'ils ont particulièrement à souffrir du capitalisme (hors l'Afrique, voir Scottsboro) et qu'ils semblent offrir - en tant qu'ils ont une personnalité ethnique matériellement déterminée - un potentiel plus généralement élevé de révolte et de joie. A défaut du prolétariat noir à qui le capitalisme international n'a pas donné les moyens de nous comprendre, nous nous adressons aux enfants de la bourgeoisie noire, nous nous adressons à ceux qui ne sont pas encore tués placés foutus universitaires réussis décorés pourris pourvus décoratifs pudibonds opportunistes marqués ; nous nous adressons à ceux qui peuvent encore se réclamer de la vie avec quelque apparence de vraisemblance.

Décidés à objectiver le plus possible, nous ne connaissons à personne de vie privée. Nous voudrions aller assez loin et, si nous attendons beaucoup de l'investigation psychanalytique, nous ne sous-estimons pas, chez des sujets initiés aux théories psychanalytiques, la confession psychologique pure et simple qui - pourvu que l'obstacle des convenances soit levé - peut beaucoup dire. Nous n'admettons pas qu'on puisse être honteux de ce qu'on éprouve. L'Utile - les convenances constituent l'épine dorsale de la « Réalité » bourgeoise que nous voulons désosser. Nous lui opposons, dans le domaine de l'investigation intellectuelle, la sincérité, grâce à laquelle l'homme peut déceler par exemple dans son amour une ambivalence telle qu'elle permette d'éliminer la contradiction par quoi, en vertu d'un décret de la logique, un objet affectif étant donné, nous sommes sommés d'éprouver envers cet objet ou bien le sentiment nommé amour, ou bien le sentiment nommé haine. La contradiction est fonction de l'Utile. Elle n'existe pas dans l'amour. Elle n'existe pas dans le rêve. Et c'est en grinçant horriblement des dents que nous supportons l'abominable système de contraintes et de restrictions, d'exermination de l'amour et de limitation du rêve généralement désigné sous le nom de civilisation occidentale.

Issus de la bourgeoisie de couleur française, qui est une des choses les plus tristes du globe, nous déclarons - et nous ne reviendrons pas sur cette déclaration - face à tous les cadavres administratifs, gouvernementaux, parlementaires, industriels, commerçants, etc., que nous entendons, traîtres à cette classe, aller aussi loin que possible dans la voie de la trahison. Nous crachons sur tout ce qu'ils aiment, vénèrent, sur tout ce dont ils tirent nourriture et joie.

Et tous ceux qui adoptent la même attitude que nous seront, d'où qu'ils viennent, les bienvenus parmi nous (1).

Etienne Léro, Thélus Léro, René Ménil, Jules-Marcel Monnerot, Michel Pilotin, Maurice-Sabas Quitman, Auguste Thésée, Pierre Yoyotte.

[Légitime Défense n° 1, 1er juin 1932.]

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(1) Si notre critique est ici purement négative, si contre ce que nous nous faisons fort de condamner sans appel nous ne dressons aucun Essai positif, nous nous en excusons sur la nécessité de commencer qui ne nous a pas permis d'attendre certaines maturations. Nous espérons, à partir du prochain recueil, développer ici notre idéologie de révolte.

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[Lettre ouverte au « Journal des PoEtes »]

Au moment même où les intellectuels, ne pouvant résoudre leurs propres contradictions, se réclament, pour en déformer le sens et en affaiblir la portée, des idées auxquelles nous avons toujours donné le plus clair de nos forces, on semble, de plusieurs côtés, en dépit de mon activité, vouloir m'assigner une place en dehors du surréalisme.

Le Journal des Poètes, dans son numéro du 18 décembre, essaye, par une action malpropre de sous-entendus et d'interprétations spécialement déformantes de mes écrits, d'associer mon nom à une ignoble et perfide campagne contre les surréalistes.

Je tiens à déclarer publiquement que mon adhésion au surréalisme étant totale et tous ses buts étant les miens, c'est au moins faire preuve de déplorable aveuglement que d'appliquer, sous des prétextes qui cachent mal un désir de me désolidariser de mes amis, mes idées de 1916-1922 à une situation acquise par une évolution sur laquelle je me suis maintes fois expliqué, et qui, au point actuel, est définie par mon active collaboration avec les surréalistes et mon amitié pour eux.

Je condamne et méprise l'attitude confusionnelle et contre-révolutionnaire qui tend à séparer la poésie d'une activité humaine généralisée en la plaçant en dessus ou en dessous de celle-ci et à lui attribuer uniquement une valeur commercialisée de la plus infâme espèce de non-participation (on connaît trop bien le désir bourgeois de nivellement et de soi-disante (sic) impartialité), attitude représentée au plus haut degré par cette feuille de chou, Le Journal des Poètes.

Paris, le 22 décembre 1932.

Tristan Tzara

L'A.E.A.R. s'incline devant les victimes et fait appel aux Correspondants Ouvriers

Profondément et douloureusement émue par le nouveau crime de la rationalisation mise au service de la guerre et du profit capitaliste, l'Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires s'incline devant les victimes de toutes nationalités tombées à Billancourt.

Aux côtés des organisations syndicales, elle réclame une enquête ouvrière, des délégués à la sécurité élus par les travailleurs, des indemnités pour toutes les victimes.

Elle appelle les travailleurs des usines Renault à dénoncer, comme correspondants ouvriers, leur exploitation et les fabrications de guerre auxquelles ils participent.

Elle les invite à décrire leur vie et à rejoindre les rangs de l'A.E.A.R. qui les aidera à trouver leur forme d'expression littéraire ou artistique.

Pour l'A.E.A.R. : Aragon, D'Arbois de Jubainville, Barbusse, Bénichou, Blech, Jean-Richard Bloch, A. Breton, Crevel, E. Dabit, Eluard, Fréville, G. Friedmann, Louis Guilloux, Francis Jourdain, Lévy, André Lurçat, Jean Lurçat, Menguy, J.-M. Monnerot, Moussinac, Nizan, Louis Paul, Benjamin Péret, Politzer, Pomiès, Jules Rivet, Romain Rolland, Georges Sadoul, Unik, Vildrac, Villard, Paul Vaillant-Couturier, etc.

[Aux neuf Assassinés, février 1933.]

Protestez !

L'Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires élève la protestation la plus véhémente contre les provocations fascistes en Allemagne, l'incendie du Reichstag, organisé par les chemises brunes, la terreur qui a présidé aux élections du 5 mars.

Les hommes appartenant à tous les partis qui composent l'A.E.A.R., écrivains et artistes professionnels, écrivains et artistes prolétariens font appel au front unique de tous les travailleurs pour venir en aide au prolétariat allemand.

Le fascisme, c'est, dans le domaine culturel, le dernier sursaut de la civilisation bourgeoise qui tente par la violence et le verbalisme révolutionnaire de revivifier les idéologies les plus caduques.

C'est l'expression la plus achevée du déclin irrémédiable et de la faillite de la pensée bourgeoise qui ne se fie qu'à la force brutale et qu'à la terreur.

C'est l'abandon de toute idée progressive.

C'est la régression certaine de la civilisation.

C'est la mise hors la loi de toute pensée qui ne se tourne pas en arrière...

C'est le pogrome et le retour à l'antisémitisme du Moyen Age.

Déjà, en Allemagne, comme en Italie, des milliers d'écrivains, d'artistes, de médecins, d'avocats sont chassés de leurs postes, ou jetés en prison.

Et l'on tue dans les prisons allemandes !

Kate Kollwitz et Heinrich Mann sont exclus de l'Académie.

Des écrivains comme Kisch, Ludwig Renn, Brecht, des avocats comme Apfel et Litten, des pacifistes comme Lebman Kuerbild et von Ossietzky, des médecins comme Bohnheim, Schinke, Hodann, sont emprisonnés.

Et encore la censure de la croix gammée ne nous laisse-t-elle apprendre qu'une faible partie de la vérité.

Tous ces camarades, dans les prisons et les camps de concentration, sont en danger ?

Unissons-nous pour les sauver !

Quelles que soient les provocations de Hitler - fils du traité de Versailles - sur le plan international, que ceux qui se réclament de la défense de la paix et qui veulent lutter sincèrement contre le fascisme ne se laissent pas troubler. L'impérialisme n'est jamais la paix.

Il n'y a pas de lutte des démocraties contre les fascismes...

Ceux qui pourraient le croire oublient qu'aux côtés de la démocratie française se rangent les « fascismes » assassins de Yougoslavie, de Roumanie et de Pologne...

L'ennemi, c'est l'impérialisme. Et, pour nous, en France, c'est l'impérialisme français.

A l'appel de quelques-uns des plus grands parmi les écrivains, artistes et savants français, l'A.E.A.R. invite tous les intellectuels à organiser contre la terreur en Allemagne et contre le traité de Versailles l'insurrection des consciences.

C'est sur le prolétariat seul que repose l'avenir de la civilisation.

Adresser les protestations au siège de l'A.E.A.R., 13, rue du Faubourg-Montmartre.

Adson, Allendy, L. Aragon, P. Audard, J. Audard, H. Barbusse, R. Blech, J.-R. Bloch, J. Boiffard, A. Breton, L. Buñuel, M. Brébières, C. Cahun, G. Camille, R. Char, R. Crevel, E. Dabit, R. Daumal, A. Delons, P. Eluard, M. Ernst, E. Faure, R. Francq, J. Fréville, G. Friedmann, A. Giacometti, R. Gilbert-Lecomte, L. Guilloux, V. Huidobro, F. Jourdain, H. Lefebvre, J. Lods, E. Lotar, A. Lurçat, J. Lurçat, A. Marfreux, L. Moussinac, P. Nizan, Louis Paul, B. Péret, G. Politzer, G. Pomiès, S. Priacel, V. Pozner, M. Ray, J. Rivet, R. Rolland, G. Sadoul, C. Suarès, Y. Tanguy, H. Tracol, I. Treat, T. Tzara, P. Unik, J. Vigo, P. Vaillant-Couturier, O. Zadkine, M. Willard, etc.

[Feuille rouge n° 2, mars 1933.]

La Mobilisation contre la Guerre n'est pas la Paix

LES RAISONS DE NOTRE ADHESION AU CONGRES INTERNATIONAL CONTRE LA GUERRE

« Lénine fut toujours l'adversaire décidé, et pas seulement pendant la guerre, du mot d'ordre de paix lancé d'une façon abstraite. Il estimait que la propagande abstraite de la paix est seulement capable de semer des illusions, d'avoir une influence pernicieuse sur le prolétariat en lui inspirant une confiance humanitaire envers la bourgeoisie et en le rendant jouet entre les mains de la diplomatie secrète des pays belligérants ». (L'Internationale Communiste, n° 10-11, p. 455).

« Il faut lancer des mots d'ordre pour expliquer aux masses dans la propagande et l'agitation, la différence irréductible existant entre le socialisme et le capitalisme (impérialisme) et non pas pour concilier deux classes ennemies au moyen d'un mot qui « groupe » les choses les plus diverses ». (Lénine, cité par L'Internationale Communiste, n° 10-11, p. 459).

C'est précisément à « concilier » deux classes ennemies que travaillent plus et mieux que jamais les promoteurs du Congrès International contre la guerre, dont le manifeste a paru simultanément dans Monde et dans L'Humanité du 27 mai dernier.

Qu'on en juge :

« Nous appelons tous les hommes, toutes les foules, sans tenir compte de leurs affiliations politiques, et toutes les organisations ouvrières - culturelles, sociales et syndicales - toutes les forces et toutes les organisations, en masses ! Qu'elles s'unissent à nous dans un grand congrès international contre la guerre ». (Extrait de l'appel de Romain Rolland et Henri Barbusse).

Ainsi la bonne volonté évangélique des intellectuels de tous les partis trouve l'occasion, une fois de plus, de se manifester et d'exercer ses ravages sous prétexte de paix sur la terre.

Nous tenons à dénoncer, une fois de plus, le rôle néfaste et profondément contre-révolutionnaire des intellectuels qui en prennent l'initiative. Barbusse auteur de Jésus et Romain Rolland apologiste de Gandhi sont actuellement dans le monde les propagateurs les plus dangereux d'un mysticisme humanitaire plus pernicieux à tout prendre que n'importe quelle théologie abstraite.

Comment ne pas déplorer qu'après avoir dénoncé l'activité contre-révolutionnaire d'Henri Barbusse, directeur de Monde :

« ... En se plaçant au-dessus des partis, cet organe s'est mis uniquement au-dessus du Parti Communiste ». (Littérature de la Révolution mondiale, n° spécial sur le Congrès de Kharkov, p. 107).

l'on puisse, malgré cela, lui laisser assumer une pareille tâche en compagnie de Romain Rolland dont on ne doit pas oublier l'abominable campagne en faveur de Gandhi :

« Chaque peuple égorge l'autre, au nom des mêmes principes, qui masquent les mêmes intérêts et les mêmes instincts de Caïns. Chacun, - nationalistes, fascistes, bolcheviks, peuples et classes opprimés, peuples et classes oppresseurs, - chacun revendique pour soi, en le refusant aux autres, le droit à la violence, qui lui paraît le Droit. Aujourd'hui, c'est bien pire : la Force est le droit. Elle l'a dévoré.

« Dans ce vieux monde qui s'écroule, nul asile, nul espoir. Aucune grande lumière ». (Romain Rolland : Mahatma Gandhi, Stock édit., Paris, 1930, p. 181) ;

de Gandhi qui « chaque fois que l'Etat du Sud-Afrique se trouva aux prises avec de graves dangers, suspendit la non-participation des Indiens et offrit aussitôt son aide. En 1899, pendant la guerre des Boers, (il) forma une Croix-Rouge indienne, qui fut deux fois citée à l'ordre du jour, avec éloge pour sa bravoure sous le feu. En 1904 la peste éclata à Johannesburg : Gandhi organisa un hôpital. En 1908 les indigènes se soulevèrent au Natal : Gandhi prit part à la guerre, à la tête d'un corps de brancardiers, et le gouvernement de Natal l'en remercia publiquement ». (Romain Rolland : Mahatma Gandhi, p. 20), de Gandhi qui avouait cyniquement : « Chers amis, nul Anglais n'a coopéré plus étroitement que moi à l'Empire, pendant vingt-neuf ans d'activité publique. J'ai mis ma vie quatre fois en danger pour l'Angleterre... » (Gandhi, lettre de 1920 à tous les Anglais de l'Inde, citée par Romain Rolland dans Mahatma Gandhi, p. 26).

Comment pourrait-on nier dans ces conditions que les menées les plus bassement idéalistes ne sont pas couvertes par ce pseudo-révolutionnarisme, et que tout ce délire ne va pas jusqu'à espérer l'agenouillement des masses trahies dans la capitale de la S.D.N. pour une prière pour la paix et un Credo tel que celui-ci :

« 1. Je crois aux Védas, aux Upanishads, aux Puranas, etc. ;

2. Je crois aux Varnashramas Dharma (Discipline des castes), etc. ;

3. Je crois à la protection de la vache dans un sens beaucoup plus large que le sens populaire, etc...

Je ne désavoue pas la culte des idoles » (Gandhi : Credo, cité par Romain Rolland dans le même livre).

Comment ne pas voir une menace grave dans de telles bouffonneries quand s'étalent jusque dans L'Humanité, organe central du Parti Communiste français, les bouses cléricales dignes de La Croix, d'André Baillon :

Il y a plus de livres que dans la bibliothèque de Westmalle qui n'en possède qu'un, mais il n'y a pas plus de lecteurs. Les mots sont vains. Un seul suffit : Dieu. (L'Humanité, juin 1932).

....

- Mon Père, j'avais autrefois de la fortune : je l'ai gaspillée ; c'est mal, n'est-ce pas, d'abuser ainsi des dons de Dieu ?

- Il ne vous a pas trop puni, puisqu'il vous a fait la grâce d'être pauvre. (L'Humanité, juin 1932).

....

- J'ai une bibliothèque.

- Oui, mon enfant.

- Dans cette bibliothèque, il y a des livres qui ne sont pas tous bons.

- Brûlez les mauvais, mon enfant.

- Mais j'y tiens.

- Comment pouvez-vous tenir à ce que vous dites mauvais ? Brûlez, ce sera votre pénitence.

- Bien, mon Père. (L'Humanité, juin 1932).

LE COUP DE POUCE.

Mon âme lavée à neuf, je veux, avec l'aide du Père Isidore, la polir dans les coins.

Je retourne le voir.

- Mon Père, est-il permis d'écrire des livres ?

- Peuh ! mon enfant ; occupation inutile, souvent dangereuse.

- Mais de bons livres, mon Père ; des histoires édifiantes... par exemple la vie d'un saint.

Le Père se méfie :

- Avec prudence, mon enfant, avec prudence.

- Et développer un sujet que j'aurais trouvé dans la Bible ?

- Dans la Bible, mon enfant ! ... Mais la Bible a été écrite sous l'inspiration du Saint-Esprit. Vous ne prétendez pas faire mieux que le Saint-Esprit, je suppose ?

Habitué aux péchés de ses paysans, de bonnes betteraves, simples et rondes, le Père finit par s'effrayer de la forme biscornue des miennes.

- Ecoutez, mon enfant, je ne suis guère versé dans tous ces problèmes. Peut-être pourriez-vous consulter un autre confesseur ?

Mais je suis fidèle, moi. Je préfère me damner avec sa morale, que me sauver avec une autre plus accommodante.

(L'Humanité, juin 1932).

Est-ce là littérature prolétarienne ? On n'a pas oublié comment ce populisme fut jugé à Kharkov :

« Populisme : ce groupe qui se propose de représenter la vie des masses travailleuses, fournit surtout une littérature paysanne, littérature spécifiquement réactionnaire ». (Littérature de la Révolution mondiale, n° spécial consacré au Congrès de Kharkov, p. 104).

Monde a été depuis sa fondation la tribune de cette littérature spécifiquement réactionnaire, organe des éléments indésirables ou dissidents de droite du Parti Communiste et des éléments gauchistes des partis socialiste et radicalsocialiste, il a toujours tenté de dériver par-là les mots d'ordre et l'idéologie de la IIIe Internationale au profit de la IIe :

« Sous sa forme actuelle Monde est le promoteur des idéologies hostiles au prolétariat. Comme tel, ce journal est un obstacle à la création en France d'une littérature révolutionnaire et prolétarienne, et le fait d'en être le directeur est en contradiction avec l'appellation d'écrivain révolutionnaire ».

(Littérature de la Révolution mondiale, n° déjà cité, p. 111).

Cette critique de Monde telle qu'elle a été faite à la Conférence de Kharkov est plus que jamais à l'ordre du jour, et reste dans le cadre de l'activité critique surréaliste, telle qu'Aragon la définissait dans le n° 3 du Surréalisme au service de la Révolution, quand dans ses derniers moments de lucidité, il dénonçait Barbusse comme contre-révolutionnaire.

Depuis lors, Aragon ayant abjuré toute intelligence et toute honnêteté, s'est converti aux plus sinistres méthodes de crétinisation des masses. Nous le voyons maintenant exprimer avec une désinvolture de bas-bleu rouge ces singulières revendications :

Chômeurs, voulez-vous à la fin que ça cesse ?

....

Chômeurs, qu'on ne vous chasse plus de sous les ponts ?

....

Chômeurs, qu'on vous foute la paix sur les bancs ?

(La Lutte anti-religieuse et prolétarienne, Avril 1932).

Prières à la vache pour obtenir la paix, pleurnicheries idiotes sur la misère, voilà où nous en sommes et voilà où nous ne permettrons pas qu'on en reste.

NOUS ADHERONS AU CONGRES INTERNATIONAL CONTRE LA GUERRE ET DEMANDONS A Y ETRE REPRESENTES.

Et si nous y adhérons, en dépit des réserves très graves que nous avons cru devoir formuler quant aux personnalités de Barbusse et Rolland, c'est que nous faisons, comme nous n'avons jamais cessé de faire, toute confiance aux masses et aux organisations ouvrières révolutionnaires qui doivent y prendre part pour avoir raison du confusionnisme des intellectuels auxiliaires de leurs oppresseurs :

« Les communistes peuvent et doivent savoir convaincre les masses travailleuses qu'ils sont les seuls partisans conséquents et honnêtes de la paix, qu'eux seuls indiquent l'unique voie juste vers la paix universelle. Mais, ce faisant, nettement et sans équivoque qu'une pareille paix ne peut être obtenue qu'après le renversement violent du régime capitaliste dans le monde entier, et en aucun cas avant ». (L'Internationale Communiste, n° 10-11, p. 458).

Ainsi seront enrayées les menaces d'un idéalisme bondieusard. Ainsi et seulement ainsi seront mis hors d'état de nuire toutes les séquelles du christianisme, tous les représentants, quelle que soit leur défroque, de Dieu sur la terre, de Dieu « ce complexe d'idées nées de l'assujettissement de l'homme à la nature, affermissant cette oppression, assoupissant la lutte de classes. » (Lénine).

L'idéalisme et la mystique de la non-violence sont les bases et les soutiens de tous les impérialismes, de toutes les oppressions.

« Le IXe Congrès des syndicats de l'U.R.S.S., en face de la guerre impérialiste déjà déchaînée en Extrême-Orient et de l'intervention armée menaçant la dictature prolétarienne, s'adresse à toutes les classes exploitées et à tous les peuples opprimés, en les exhortant à agir résolument contre toute nouvelle guerre impérialiste. L'expérience de la classe ouvrière de l'U.R.S.S. a démontré que les voies et les moyens pour s'affranchir de la guerre, pour sortir de la crise, c'est la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile (Lénine), la lutte sans merci sous le mot d'ordre : « L'ennemi principal se trouve dans notre propre pays ». (Liebknecht : L'Internationale Communiste, n° déjà cité, p. 449).

Mais si les prolétaires de tous les pays savent où est leur principal ennemi, qu'ils n'oublient pas que les bourgeoisies « nationales » ont le siège social de leur cartel à Genève sous le signe de la non-violence.

En réponse au pacifisme officiel qui fait se muer les anges gardiens de la paix en ministres de la guerre ; en réponse à la plus vieille des formules impérialistes : « Si vous voulez la paix, préparez la guerre » ; en réponse encore à l'hypocrite mot d'ordre de guerre à la guerre, nous disons : « SI VOUS VOULEZ LA PAIX, PREPAREZ LA GUERRE CIVILE ».

André Breton, Roger Caillois, René Char, René Crevel, Paul Eluard, J.-M. Monnerot, Benjamin Péret, Gui Rosey, Yves Tanguy, André Thirion.

Il n'est rien de plus fallacieux que l'opposition du terme de paix au terme de guerre, en régime capitaliste. Il nous paraît impossible de justifier, sinon d'une manière toute relative, le mot d'ordre de paix mis en avant par les organisateurs du Congrès de Genève, à une époque où l'impérialisme multiplie de tous côtés ses exactions. Tout au moins importe-t-il de dégager un tel mot d'ordre des illusions déplorables qu'il ne peut manquer de faire naître et contre lesquelles s'inscrivent, avec un relief croissant, les événements symptomatiques dont la scène mondiale est le théâtre : bien plutôt que de voler au secours d'une passivité déjà trop grande par l'évocation des « atrocités » soi-disant (sic) inhérentes à la guerre, convient-il d'attirer l'attention et la colère du prolétariat sur les crimes journaliers dont le capitalisme se rend coupable. Dans la paix comme dans la guerre, les risques sont identiques pour ceux qui se soulèvent contre leurs oppresseurs. Nous pensons particulièrement ici à l'abominable sentence qui vient de frapper les marins des croiseurs péruviens Almirante Grau et Coronel Bolognesi qui se révoltèrent le 8 mai dernier pour protester contre la mauvaise nourriture et les excès de la discipline : huit condamnés à mort exécutés sur l'heure, quatorze condamnés à 15 ans de prison, douze à 10 ans de la même peine par la Cour martiale du dictateur Sanchez Cerro qui avait, pour la circonstance, rétabli la peine de mort. Nous nous élevons avec indignation contre cette vengeance de lâches et comptons sur les organisations révolutionnaires du prolétariat pour qu'elles mènent contre ses auteurs l'action qui s'impose. C'est sur la dénonciation de tels crimes et leur explication rationnelle par les contradictions dans lesquelles le capitalisme se débat que nous entendons que soit porté l'accent de l'intervention à laquelle, à Genève, les masses ouvrières sont conviées.

[Juin 1933]

Il faut visiter l'Exposition SurrÉaliste

Objets désagréables, chaises, dessins, sexes, peintures, manuscrits, objets à flairer, objets automatiques et inavouables, bois, plâtres, phobies, souvenirs intra-utérins, éléments de rêves prophétiques, dématérialisations de désirs, lunettes, ongles, amitiés à fonctionnement symbolique, cadres, détérioration de cheminées, livres, objets usuels, conflits taciturnes, cartes géographiques, mains, buste de femme rétrospectif, saucisses, cadavres exquis, palais, marteaux, libertins, couples de papillons, perversions d'oreilles, merles, oeufs sur le plat, cuillers atmosphériques, pharmacies, portraits manqués, pains, photos, langues.

Vous souvenez-vous encore de cette époque où la peinture était considérée comme une « fin en soi » ?

Nous avons dépassé la période des exercices individuels.

Autre chose est l'autorité. Celle-ci, la peinture surréaliste a su l'acquérir aux dépens de tout opportunisme personnel.

Le temps passe.

Par le caractère affectif de vos rendez-vous.

Par les recherches expérimentales du surréalisme.

Nous ne voulons pas reconstruire des arches. Partisans sincères du mieux, nous avons essayé d'embellir un peu, physiquement et moralement, la physionomie de Paris.

En tournant le dos aux tableaux.

Le mot délit n'a, en général, pas été compris.

Vous souvenez-vous ?

[Juin 1933.]

<Fig>

Man Ray

Violette NoziEres

Tous les rideaux du monde tirés sur tes yeux

Ils auront beau

Devant leur glace à perdre haleine

Tendre l'arc maudit de l'ascendance et de la descendance

Tu ne ressembles plus à personne de vivant ni de mort

Mythologique jusqu'au bout des ongles

Ta prison est la bouée à laquelle ils s'efforcent d'atteindre dans leur sommeil

Tous y reviennent elle les brûle

Comme on remonte à la source d'un parfum dans la rue

Ils dévident en cachette ton itinéraire

La belle écolière du lycée Fénelon qui élevait des chauves-souris dans son pupitre

Le perce-neige du tableau noir

Regagne le logis familial où s'ouvre

Une fenêtre morale dans la nuit

Les parents une fois de plus se saignent pour leur enfant

On a mis le couvert sur la table d'opération

Le brave homme est noir pour plus de vraisemblance

Mécanicien dit-on de trains présidentiels

Dans un pays de pannes où le chef suprême de l'Etat

Lorsqu'il ne voyage pas à pied de peur des bicyclettes

N'a rien de plus pressé que de tirer le signal d'alarme pour aller s'ébattre en chemise sur le talus

L'excellente femme a lu Corneille dans le livre de classe de sa fille

Femme française et l'a compris

Comme son appartement comprend un singulier cabinet de débarras

Où brille mystérieusement un linge

Elle n'est pas de celles qui glissent en riant vingt francs dans leur bas

Le billet de mille cousu dans l'ourlet de sa jupe

Lui assure une rigidité pré-cadavérique

Les voisins sont contents

Tout autour de la terre

Contents d'être les voisins

L'histoire dira

Que M. Nozières était un homme prévoyant

Non seulement parce qu'il avait économisé cent soixante-cinq mille francs

Mais surtout parce qu'il avait choisi pour sa fille un prénom dans la première partie duquel on peut démêler psychanalytiquement son programme

La bibliothèque de chevet je veux dire la table de nuit

N'a plus après cela qu'une valeur d'illustration

Mon père oublie quelquefois que je suis sa fille

L'éperdu

Ce qui tout à la fois craint et rêve de se trahir

Mots couverts comme une agonie sur la mousse

Celui qui dit les avoir entendus de ta bouche brave tout ce qui vaut la peine d'être bravé

Cette sorte de courage est aujourd'hui le seul

Il nous dédommage à lui seul de cette ruée vers une tonnelle de capucines

Qui n'existe plus

Tonnelle belle comme un cratère

Mais quel secours

Un autre homme à qui tu faisais part de ta détresse

Dans un lit un homme qui t'avait demandé le plaisir

Le don toujours incomparable de la jeunesse

Il a reçu ta confidence parmi tes caresses

Fallait-il que ce passant fût obscur

Vers toi n'a su faire voler qu'une gifle dans la nuit blanche

Ce que tu fuyais

Tu ne pouvais le perdre que dans les bras du hasard

Qui rend si flottantes les fins d'après-midis de Paris autour des femmes aux yeux de cristal fou

Livrées au grand désir anonyme

Auquel fait merveilleusement uniquement

Silencieusement écho

Pour nous le nom que ton père t'a donné et ravi

On glisse où s'est posé ton haut talon de sucre

Tout est égal qu'ils fassent ou non semblant de ne pas en convenir

Devant ton sexe ailé comme une fleur des Catacombes

Etudiants vieillards journalistes pourris faux révolutionnaires prêtres juges

Avocats branlants

Ils savent bien que toute hiérarchie finit là

Pourtant un jeune homme t'attendait énigmatique à une terrasse de café

Ce jeune homme qui au Quartier Latin vendait paraît-il entre-temps L'Action française

Cesse d'être mon ennemi puisque tu l'aimais

Vous auriez pu vivre ensemble bien qu'il soit si difficile de vivre avec son amour

Il t'écrivait en partant Vilaine chérie

C'est encore joli

Jusqu'à plus ample informé l'argent enfantin n'est que l'écume de la vague

Longtemps après la cavalerie et la chevalerie des chiens

Violette

La rencontre ne sera plus poétiquement qu'une femme seule dans les bosquets introuvables du Champ-de-Mars

Assise les jambes en X sur une chaise jaune

André Breton

<Fig>

Salvador Dali

La mère du vinaigre

Primauté du cuir incarné

Sur le fétide spectre chevillé

Une partition les combattants fraternisent

Sinon dans la maison des éclipses

Celle qui domine en se retirant fera l'obscurité

Tu cylindrais tes annexions avec des pavés dégagés de la tête des limaces

Sanglot suivi de son venin

Urine eau-de-vie du rêve

Trouble la trame du tulle

Tu tires sur le jour

Ta perte est une larme

Elle présage une idylle

Défense de l'amour violence

Asphyxie instant du diamant

Paralysie douceur errante

René Char

Lorsque le pélican

Les murs de la maison se ressemblent

Une voix enfantine répond

Oui comme un grain de blé et les bottes de sept lieues

Sur l'un des murs il y a les portraits de famille

Un singe à l'infini

Sur l'autre il y a la porte ce tableau changeant

Où je pénètre moi

La première

Puis on devise sous la lampe

D'un mal étrange

Qui fait les fous et les génies

L'enfant a des lumières

Des poudres mystérieuses qu'elle rapporte de loin

Et que l'on goûte les yeux fermés

Pauvre petit ange disait la mère

De ce ton des mères moins belles que leur fille

Et jalouses

Violette rêvait de bains de lait

De belles robes de pain frais

De belles robes de sang pur

Un jour il n'y aura plus de pères

Dans les jardins de la jeunesse

Il y aura des inconnus

Tous les inconnus

<Fig>

Yves Tanguy

Les hommes pour lesquels on est toujours toute neuve

Et la première

Les hommes pour lesquels on échappe à soi-même

Les hommes pour lesquels on n'est la fille de personne

Violette a rêvé de défaire

A défait

L'affreux noeud de serpents des liens du sang

Paul Eluard

De molles quantités d'herbes vénéneuses sous l'oreiller

parce que c'est dimanche

la tête pleine de rames et feuilles de mousseline aromatisées c'est la forêt aux cinq cent branches de talc

immense et rigide la nuit fait face au gouffre sous les orties qui se cachent

sous leurs bras d'enfant pleurant contre un mur

De dix ans plus belle que l'enfant

au piano étrangleur de résine

Mais soudain tu n'as rien oublié

les yeux baissés derrière un buisson la bouche sévère rageuse rêvant de baisers

Maurice Henry

On ne conduit pas sa fille comme un train

Le père Nozières

Dans la meilleure des républiques

Conduisait la locomotive

Du train de bien des présidents

Et quand il passait dans une gare

L'armée française lui rendait les honneurs

A mener le train de ces trains-là

On risque toujours quelque chose

Et ce quelque chose arriva

Combien de bonnes mères

Et combien de mauvais pères

Et combien de bons pères

Et de mauvaises mères

Aux rendez-vous de la morale bourgeoise

Te nommeront garce salope

Violette

O embrasseuse d'aubes

Fille d'une partie civile et d'un train

Fille de ce siècle en peau de cadenas

Malgré la boue et le temps menaçant

<Fig>

Max Ernst

Malgré les jours livides et les nuits illusoires

Tu vivais O combien anxieusement

Te voilà muette ou presque à présent

A la faible lueur des quinquets

Du labyrinthe judiciaire

Nous ne sommes hélas pas nombreux

Violette

Mais nous ferons cortège à nos ombres

Pour effrayer tes justiciers

Au tribunal du corps humain

Je condamnerai les hommes aux chapeaux melons

A porter des chapeaux de plomb

E.-L.-T. Mesens

Le lait d'éther violet trahit

le sinistre liquide de toilette des noces

l'inceste mène à la bière

qui nie les insectes dévorants

les sérieux horizons

la notion des rizières

César Moro

Elle était belle comme un nénuphar sur un tas de charbon

de ce charbon

que son père enfournait dans les trains présidentiels

au lieu du président

belle comme une perle dans une huître qui ne sera jamais pêchée

belle comme un jeune sabot

qui frappe des fesses paternelles

belle comme une hirondelle

nichant sous la gouttière d'une prison en démolition

et si jeune qu'on aurait dit

un raz-de-marée nettoyant une ville de tous ses curés

Papa

Mon petit papa tu me fais mal

disait-elle

Mais le papa qui sentait le feu de sa locomotive

un peu en-dessous de son nombril

violait

dans la tonnelle du jardin

au milieu des manches de pelle qui l'inspiraient

Violette

qui rentrait ensuite étudier

entre le mécanicien de malheur

et la mère méditant sa vengeance

<Fig>

Victor Brauner

ses leçons pour le lendemain

l'on vantait la sainteté de la famille

la bonté du père et la douceur de la mère

La sienne son billet de mille francs cousu dans son sordide jupon

valait une concierge et son chien hargneux

une boîte de conserves bombée

plusieurs escouades de ces flics dont s'enorgueillit sa famille

Sur le père rien d'autre à dire

N'en parlons plus

Mais le fumier décoré d'une couronne comtale aura de l'avancement

à la brigade mondaine

avant d'épouser une riche héritière

la fille d'un quelconque M. Emile

tremblant dans son pantalon

Passons le nez bouché

Loin de là l'élève Violette Nozières

revient lentement du lycée Fénelon

dans l'espoir que son père sera rentré du jardin

Mais il a déjà préparé une serviette derrière le paravent

Plus tard ce sera sur les boulevards

à Montmartre rue de la Chaussée d'Antin

que tu fuiras ce père

dans les chambres d'hôtel qui sont les grandes gares de l'amour

Au croupier au nègre à tous tu demanderas de te faire oublier

le papa le petit papa qui violait

Mais la martyre

la mère laissée pour compte

manie la vengeance

comme on tient la chandelle

singe les héroïnes antiques de bouse sèche

pour venger la serviette

maculée

oubliée derrière le paravent

qui devait avoir plus d'un trou

Et tous ceux qui font uriner leur plume sur le papier de journal

les noirs flaireurs de cadavres

les assassins professionnels à matraque blanche

tous les pères vêtus de rouge pour condamner

ou de noir pour faire croire qu'ils défendent

tous s'acharnent sur celle qui est comme le premier marronnier en fleurs

le premier signal du printemps qui balaiera leur boueux hiver

parce qu'ils sont les pères

ceux qui violent

à côté des mères

celles qui défendent leur mémoire

Benjamin Péret

<Fig>

René Magritte

<Fig>

Marcel Jean

Comme un cercle vicieux décrit par le frôlement des aiguilles d'une montre contre le froid

comme une légende née d'un jeu de mains d'aveugles

ainsi les murs égrènent le nom de Violette Nozières incendiaire de sa vie

créature à deux tranchants

symbolique autant que charnelle

Violette qui joua un drame de nuages sur un théâtre de montagnes lumineuses

c'est-à-dire une oeuvre irrationnelle dans la mesure où l'influence du soleil s'exerce sur le cours des métaux précieux

Violette nymphe baroque des dialogues souterrains jusqu'au dénouement

Violette fille d'un père qui fatalement tenait le grand premier rôle sexuel fixé par l'histoire comme une leçon de choses

j'entends l'histoire naturelle des jours sans pain dévorant les jours sans pluie

et non l'odieux arrangement éthique des faits et gestes révolus en usage dans l'enseignement conformiste donné au lycée Fénelon

Voici enfin dévoilée par une autre elle-même inviolable

la personnalité inconnue

poétique

de Violette Nozières meurtrière comme

on est peintre

Mais le comble

la grande soif de couleurs

O beauté suspendue entre ciel et tête

comme un lustre au-dessus d'un précipice

c'est le regard qui se cabre

contre un sort plein de taches de rousseur

toute l'enfance revenue en rêve sur l'eau dormante

apprend une nuit à lire en soi

en feuilletant le mensonge doré sur tranche

Désenchantée à perte de vue

désespérée à tire-d'aile

avec de pareils yeux sortis de terre

plus grands que la part du lion parmi les hommes

on voit tous les poissons errants depuis le déluge

disputer aux dieux invertis la palme du crime

à l'horizon convers

On voit toutes les armes en rose

quand l'orgasme change la face du ciel

et le sang tomber la tête la première comme un drapeau

aux mains éparses dans le vent d'une défaite équestre

On voit le bras d'Oedipe toujours vert le long des siècles

fendre la foule des amours endimanchées

sans connaître la fin des nuits perlières

sans découvrir l'envers inculte de la fatalité

les couronnes de roi s'ouvrent comme des coquillages

<Fig>

Hans Arp

<Fig>

Alberto Giacometti

Et pareille à quelque métisse de la lumière et de l'ombre

on revoit l'androgyne des mers microscopiques

qu'un mal aux beaux yeux emporte

à travers une constellation de taupes

Partout des soupirs sous des ruines d'herbe

comme le mystère passe de main en main

jusqu'au désert

et de grands miroirs troublants en proie aux frissons des champs retournés

comme le sexe de la femme à barbe posé sur un tombeau

Alors perdue d'horreur et d'honneur au fond d'un bois de marbre

on entend les ménures

dont le chant attire les rivières sensationnelles

couvertes de bijoux et de fleurs

Maintenant que la mort saute de branche en branche

les cariatides ne soutiennent plus un coeur touffu

et sourient à l'avenir tout à tour sombre et brillant comme un chapeau haut de forme

qui ne connaît ni père ni mère.

Gui Rosey

[1er Décembre 1933.]

Appel à la Lutte

Avec une violence et une rapidité inouïes, les événements de ces jours derniers nous mettent brutalement en présence du danger fasciste immédiat.

HIER :

Emeutes fascistes,

Défection du gouvernement républicain,

Prétentions ouvertes de tous les éléments de droite à la constitution d'un gouvernement antidémocratique et préfasciste ;

AUJOURD'HUI :

Gouvernement d'Union sacrée,

Répression sanglante des manifestations ouvrières.

DEMAIN :

Rappel du Préfet de Coup d'Etat,

Dissolution des Chambres.

IL N'Y A PAS UN INSTANT A PERDRE

L'unité d'action de la classe ouvrière n'est pas encore réalisée.

Il faut qu'elle le soit sur-le-champ.

Nous faisons appel à tous les travailleurs organisés ou non décidés à barrer la route au fascisme, sous le mot d'ordre

UNITE D'ACTION

Cette Unité d'action, que les ouvriers veulent et que les Partis mettent à l'ordre du jour, il est nécessaire, il est urgent, il est indispensable de la réaliser en y apportant le très large esprit de conciliation qu'exige la gravité de l'heure.

C'est pourquoi nous adressons un appel pressant à toutes les organisations ouvrières afin qu'elles constituent sans retard l'organisme capable - et seul capable - d'en faire une réalité et une arme.

Nous avons tous présente à l'esprit la terrible expérience de nos camarades d'Allemagne. Elle doit servir de leçon.

VIVE LA GREVE GENERALE !

10 Février 1934

Ont déja signé :

Alain, Michel et Jeanne Alexandre, Yves Allégret, Jean et Pierre Audard, Jean Aujame, François Baron, Roger Blin, Jean-Richard Bloch, André Breton, Roger Caccia, Roger Caillois, Georgette Camille, Henri Cartier, Félicien Challaye, René Char, Louis Chavance, Pierre et André Chenal, A. Claudot, Armand Colombat, René Crevel, Docteur Jean Dalsace, Fred Delanglade, Paul Eluard, Elie Faure, Ramon Fernandez, Marcel Fourrier, Roger Gilbert-Lecomte, Jean Guéhenno, Paul Grimault, Maurice Heine, Maurice Henry, Georges Hugnet, Valentine Hugo, Sylvain Itkine, Marcel Jean, Henri Jeanson, Germaine Krull, Lefeuvre, Fernand Léger, Michel Leiris, Etienne Léro, André Lhote, Loris, Maximilien Luce, Dora Maar, André Malraux, Jean Mamy, Marcel Martinet, J. et M.-L. Mayoux, Pierre Merle, R. Menil, Jean Mitry, Pierre Monatte, J.-M. et M. Monnerot, Roger Parry, Pastoureau, A. Patri, Magdeleine Paz, Edouard Peisson, Benjamin Péret, Henri Philippon, Henri Poulaille, Jacques et Pierre Prévert, S. et D. Ribak, Jules Rivet, Gui Rosey, Roger Roumagnac, Sabas, Paul Signac, J. Surier, Jean Sylveire, Yves Tanguy, Tchimoukow, H. et Y. Tracol, Jean Vigo, Roger Vitrac, Weitzmann, Georges Weinstein, Pierre Yoyotte, René Zuber.

Cet appel a été envoyé notamment aux organisations suivantes : Parti communiste, Jeunesses communistes, C.G.T.U., Fédération ouvrière et paysanne, Parti socialiste S.F.I.O., Jeunesses socialistes, Jeunes-Gardes socialistes, C.G.T., Parti d'unité prolétarienne, Union communiste, Union anarchiste, Ligue communiste, Cercle communiste démocratique, etc.

Aux Travailleurs

Unis, par-dessus toute divergence, devant le spectacle des émeutes fascistes de Paris et de la résistance populaire qui seule leur a fait face, nous venons déclarer à tous les travailleurs, nos camarades, notre résolution de lutter avec eux pour sauver contre une dictature fasciste ce que le peuple a conquis de droits et libertés publiques. Nous sommes prêts à tout sacrifier pour empêcher que la France ne soit soumise à un régime d'oppression et de misère belliqueuses.

Nous flétrissons l'ignoble corruption qu'ont étalée les scandales récents.

Nous lutterons contre la corruption ; nous lutterons aussi contre l'imposture.

Nous ne laisserons pas invoquer la vertu par les corrompus et les corrupteurs. La colère que soulèvent les scandales de l'argent, nous ne la laisserons pas détourner par les banques, les trusts, les marchands de canons, contre la République - contre la vraie République qui est le peuple travaillant, souffrant, pensant et agissant pour son émancipation.

Nous ne laisserons pas l'oligarchie financière exploiter comme en Allemagne le mécontentement des foules gênées ou ruinées par elle.

Camarades, sous couleur de révolution nationale, on nous prépare un nouveau Moyen Age. Nous, nous n'avons pas à conserver le monde présent, nous avons à le transformer, à délivrer l'Etat de la tutelle du grand capital - en liaison intime avec les travailleurs.

Notre premier acte sera de former un comité de vigilance qui se tiendra à la disposition des organisations ouvrières.

Que ceux qui souscrivent à nos idées se fassent connaître.

Le Bureau Provisoire :

Alain.

Paul Langevin, Professeur au Collège de France.

Paul Rivet, Professeur au Museum (1).

[5 mars 1934.]

____________________

(1) Les premiers signataires de ce manifeste ont constitué un « Comité d'action antifasciste et de vigilance » et élu un bureau provisoire de 14 membres, avec Paul Rivet pour président, Alain et Paul Langevin, vice-présidents. Au 9 avril, les signataires du manifeste sont plus de 1 200, savants, ingénieurs, médecins, écrivains, artistes, professeurs au Collège de France, professeurs de facultés, de lycées, d'Ecoles Primaires Supérieures, étudiants, etc. - et 2 300 un mois plus tard. Parmi les signataires, on relève les noms de : André Breton, René Crevel, Paul Eluard, Georges Hugnet, Marcel Jean, Benjamin Péret. (Communication de Philippe Bernier.) (N.D.E.)

____________________

Camarade,

Nous constatons avec une profonde inquiétude que l'impressionnant mouvement ouvrier d'unité d'action antifasciste du 12 février n'a pas pris, par la suite, les proportions qu'on pouvait en attendre. Les manifestations récentes, ou celles qui sont prévues pour la période qui vient, ne semblent pas de nature à faire triompher le mot d'ordre « unité d'action », qui avait donné à la journée du 12 sa signification et toute sa portée.

Nous ne mettons pas en doute la sincérité de tous ceux qui, à maintes reprises, ont affirmé leur désir de réaliser le rassemblement des forces ouvrières ; mais, devant l'absence de résultats, nous sommes amenés à nous demander si cet échec ne provient pas surtout d'une certaine confusion sur le sens précis des mesures proposées de part et d'autre. Nous avons pensé qu'il appartenait aux intellectuels isolés de donner aux personnalités politiques et syndicales de la classe ouvrière l'occasion de s'exprimer à ce sujet. Le questionnaire que nous vous adressons ci-joint, et auquel nous vous prions de répondre, a été rédigé sous une forme volontairement rigide, qui s'explique par le souci de dissiper toute équivoque.

Nous espérons fermement que la publication et la diffusion des réponses contribueront, malgré tous les obstacles actuels, à forger la seule arme efficace de lutte contre le fascisme : l'unité d'action du prolétariat.

Croyez, Camarade, à nos sentiments révolutionnaires.

EnquÊte sur l'UnitÉ d'Action

Un réel danger fasciste s'est manifesté en France le 6 février. A travers le gouvernement des pleins pouvoirs, il s'accroît de jour en jour.

Le prolétariat est, de toute évidence, la principale force qui puisse s'opposer efficacement au fascisme, en renversant la situation à son profit.

Dans ce but, il paraît nécessaire que la classe ouvrière rallie à sa cause une partie importante de la paysannerie et des classes moyennes, ou, tout au moins, acquière leur neutralité bienveillante. Pour atteindre ce premier objectif, dont va dépendre l'issue des luttes décisives, les organisation syndicales et politiques de la classe ouvrière doivent tendre au maximum de cohésion. Il apparaît clairement que l'unité d'action est la condition indispensable de la victoire.

Toutes les manifestations qui ont répondu au coup de force fasciste du 6 février, et notamment la grève générale du 12, ont amplement prouvé que le mot d'ordre « unité d'action » répondait à un besoin profond de la masse des travailleurs.

Nous nous adressons à tous ceux qui se posent réellement le problème de l'unité d'action, et leur demandons d'exposer leur point de vue sur la base des questions suivantes :

I. Estimez-vous l'unité d'action possible :

a. sur le terrain syndical ?

b. sur le terrain politique ?

II. Estimez-vous que l'unité d'action puisse mener à l'unité organique :

a. sur le terrain syndical ?

b. sur le terrain politique ?

III. Si l'unité d'action vous paraît réalisable, pouvez-vous l'envisager sous l'une des formes suivantes :

1° Par une entente entre les organisations :

a. à l'échelle nationale ?

b. à l'échelle régionale ?

c. à l'échelle locale ?

2° Par le front unique à la base seulement ? Dans ce cas, le front unique à la base peut-il être conçu comme une entente entre des organismes dirigeants :

a. à l'échelle régionale ?

b. à l'échelle locale ?

ou, par front unique à la base, doit-on seulement comprendre l'entente des ouvriers sur le lieu du travail ?

IV. L'unité d'action réalisée par entente entre organisations comporte-t-elle un organisme permanent de coordination :

a. quand cette entente s'est réalisée sur la base nationale ?

b. quand cette entente s'est réalisée sur la base régionale ?

c. quand cette entente s'est réalisée sur la base locale ?

ou n'est-ce qu'une entente circonstancielle qui doit disparaître aussitôt que l'objectif immédiat en vue duquel elle s'est formée a cessé d'exister ?

V. L'unité d'action réalisée à la base comporte-t-elle la création d'organismes permanents de coordination, ou n'est-ce qu'une entente circonstancielle qui doit disparaître aussitôt que l'objectif en vue duquel elle s'est formée a cessé d'exister ?

VI. Quels seront les rapports des organismes de coordination, créés sur le plan régional ou local :

a. entre eux ?

b. avec les Partis ?

VII. Quels sont les premiers objectifs à atteindre par l'unité d'action :

a. sur le terrain de la lutte antifasciste proprement dite ?

b. sur le terrain politique ?

c. dans le domaine économique et social ?

VIII. Dans quelle mesure l'abandon de la polémique violente peut-il faciliter la réalisation de l'unité d'action ?

IX. L'unité d'action une fois réalisée, sous quelle forme le droit de critique devra-t-il s'exercer ?

X. Quels moyens d'ordre pratique préconisez-vous dès maintenant pour aboutir à l'unité d'action ?

Jean Audard, Roger Blin, Jean-Richard Bloch, André Breton, Henri Cartier, Jean Cassou, Louis Chavance, René Crevel, Paul Eluard, Ramon Fernandez, Marcel Fourrier, Maurice Heine, Georges Hugnet, Sylvain Itkine, Marcel Jean, Pierre Josse, Dora Maar, André Malraux, Marcel Martinet, J. et M.-L. Mayoux, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Léon Pierre-Quint, H. et Y. Tracol, Georges Weinstein.

N.B. - Nous vous prions, de la façon la plus pressante, de répondre aux questions posées en développant et en précisant le plus possible votre point de vue.

Les réponses seront publiées en brochure, intégralement et sans commentaires, sous le titre : « Matériaux pour l'unité d'action ».

[18 avril 1934.]

« La PlanÈte sans Visa »

Un bandit particulièrement dangereux, l'auteur de plus de crimes qu'on n'en saurait énumérer et, de plus, un maniaque de la récidive, un être entre tous sans aveu et sans asile, une véritable plaie du genre humain, tel est depuis quelques jours le portrait que la grande presse s'ingénie à nous faire de Léon Trotsky, autorisé il y a un an à résider en France et frappé brusquement d'un arrêt d'expulsion.

Il a suffi que la présence de Trotsky fût signalée aux environs de Paris, pour que pût être détournée sur sa seule personne l'excitation de l'opinion, préparée et déçue par l'imbroglio soigneusement entretenu de l'« affaire Prince » et la mise en cause, très habile, d'une « maffia ».

Le roman policier, devenu par trop languissant ces derniers jours, trouve à son cours, dans l'épisode de la « villa de Barbizon », un dérivatif précieux. Les quatre « bergers allemands » qui, d'après les journaux, hurlent sans cesse, dressés contre la grille du parc, nous donnent à penser que tous les chiens ne sont pas à l'intérieur ; le propriétaire, les journalistes bourgeois, les chauffeurs russes-blancs et les élégantes en automobile pourraient leur rendre des points. Les bagages de Trotsky sont, paraît-il, volumineux. Sans doute est-il surprenant, aussi, que ses secrétaires, ses messagers n'aient pas l'air de voyous et, si lui-même ne se montre pas, ne vient pas s'exposer aimablement à une balle, on nous donne à entendre que c'est parce qu'il a conscience de ses forfaits, qu'il a peur.

Nous déplorons que nos camarades de L'Humanité ne veuillent voir dans la série angoissante de ces persécutions contre un homme, que « publicité intéressée » destinée à tourner à son avantage. Ils soulignent par contre à très juste titre que l'expulsion de Trotsky marque le point de départ de mesures répressives contre les immigrés communistes et prépare la mise hors la loi des organisations révolutionnaires. Déjà l'on ressuscite une loi qui n'a pas été appliquée depuis 1848 pour pouvoir poursuivre les journaux révolutionnaires.

Le singulier « gouvernement de trêve » imposé par le coup de force du 6 février s'affirme l'ennemi résolu de la classe ouvrière. Sur le plan économique les décrets-lois provoquent une recrudescence du chômage ; ils entraînent l'arrestation, la révocation, de centaines de militants coupables d'avoir protesté contre la réduction brutale de leurs moyens d'existence. Sur le plan politique ce gouvernement donne également sa mesure en expulsant Trotsky, non sans organiser autour de lui la provocation ; il accepte de rompre par là avec les fameuses traditions hospitalières de ce pays.

Nous qui, ici, sommes loin de partager tous ses conceptions actuelles, ne nous en sentons que plus libres pour nous associer à toutes les protestations qui ont déjà accueilli la mesure dont il est l'objet. Qu'on veuille croire que nous y mettons toute l'indignation dont nous sommes capables. Nous saluons, à cette nouvelle étape de son chemin difficile, le vieux compagnon de Lénine, le signataire de la paix de Brest-Litovsk, acte exemplaire de science et d'intuition révolutionnaires, l'organisateur de l'Armée rouge qui a permis au prolétariat de conserver le pouvoir malgré le monde capitaliste coalisé contre lui, l'auteur - parmi tant d'autres non moins lucides, non moins nobles et moins éclatantes - de cette formule qui nous est une raison permanente de vivre et d'agir : « Le socialisme signifiera un saut du règne de la nécessité dans le règne de la liberté, aussi en ce sens que l'homme d'aujourd'hui plein de contradictions et sans harmonie, fraiera la voie à une nouvelle race plus heureuse. »

André Breton, Roger Caillois, René Char, René Crevel, Paul Eluard, Maurice Heine, Maurice Henry, Georges Hugnet, Valentine Hugo, Marcel Jean, Jean Lévy, Fernand Marc, J. et M.-L. Mayoux, J.-M. Monnerot, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Gui Rosey, Yves Tanguy, Robert Valançay, Pierre Yoyotte, et un assez grand nombre de camarades étrangers.

[24 avril 1934]

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Du temps que les SurrÉalistes avaient raison

En adressant leur adhésion collective au « Congrès international pour la défense de la culture », les écrivains surréalistes, qui comptaient participer à une discussion réelle, s'étaient fixé deux objectifs principaux : 1° attirer l'attention sur ce que ces mots seuls : « défense de la culture » peuvent comporter d'inconditionnel et de dangereux ; 2° faire en sorte que toutes les séances prévues ne s'écoulent pas en palabres antifascistes ou pacifistes plus ou moins vagues, mais que soient largement débattues un certain nombre de questions de fond qui demeurent litigieuses, et veulent, à être laissées systématiquement dans l'ombre, que toute affirmation de tendance commune, toute volonté d'action convergente dans la période actuelle ne soient que des mots.

Les écrivains surréalistes, dans leur lettre du 20 avril aux organisateurs, précisaient que pour eux il ne peut s'agir en régime capitaliste de la défense et du maintien de la culture. Cette culture, disaient-ils, ne nous intéresse que dans son devenir et ce devenir même nécessite avant tout la transformation de la société par la Révolution prolétarienne.

Ils demandaient, notamment, que fussent mises à l'ordre du jour du Congrès les questions suivantes : droit de poursuivre, en littérature comme en art, la recherche de nouveaux moyens d'expression, droit pour l'écrivain et l'artiste de continuer à approfondir le problème humain sous toutes ses formes (revendication de la liberté du sujet, refus de juger de la qualité d'une oeuvre par l'étendue actuelle de son public, résistance à toute entreprise de limitation du champ d'observation et d'action de l'homme qui aspire à créer intellectuellement).

Cette volonté d'intervention précise ne rencontra que des obstacles : après avoir obtenu sans difficulté des écrivains surréalistes adhérents qu'un seul d'entre eux prît la parole, on les tint constamment à l'écart des travaux d'organisation et l'on saisit le prétexte dérisoire du règlement - par celui qu'ils avaient désigné pour exprimer leur point de vue - d'un différend personnel tout extérieur au Congrès, pour ne faire figurer aucun de leurs noms sur l'affiche ni sur le programme (*). Ce n'est que sur les insistances très vives de René

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(*) Plus d'une semaine avant l'ouverture du Congrès, André Breton rencontrant fortuitement dans la rue M. Ehrenbourg, avait, paraît-il, eu tort de se souvenir de quelques passages de son livre : Vus par un écrivain de l'U.R.S.S., et de lui infliger une correction sévère. On se souvient des drôleries de M. Ehrenbourg : « Les Surréalistes veulent bien et du Hegel et du Marx et de la Révolution, mais ce qu'ils refusent c'est de travailler. Ils ont leurs occupations. Ils étudient, par exemple, la pédérastie et les rêves... Ils s'appliquent à manger qui un héritage, qui la dot de sa femme... Ils ont commencé par des mots obscènes. Les moins malins avouent que leur programme c'est d'embrasser les filles. Ceux qui s'y connaissent un peu comprennent qu'on n'ira pas loin avec cela. Les femmes, pour eux, c'est du conformisme. Ils mettent en avant un autre programme : l'onanisme, la pédérastie, le fétichisme, l'exhibitionnisme, et même la sodomie. Mais à Paris il est bien difficile que même cela étonne quelqu'un. Alors... Freud arrive à la rescousse et les perversions ordinaires sont couvertes du voile de l'incompréhensible. Plus c'est bête, mieux ça vaut ! »

Quelle ne fut pas notre surprise en apprenant que Breton n'avait plus sa place au Congrès, dès lors que la délégation soviétique s'était solidarisée avec notre insulteur ! A qui, des organisateurs du Congrès, blâmait son geste et lui demandait « s'il voulait faire entendre que le recours à la brutalité fut le synonyme de culture », Breton répondit : « Le recours à la brutalité n'est pas plus pour moi "synonyme de culture" que ne l'est le recours à la calomnie la plus abjecte. Le premier ne peut être envisagé dans le cas présent que comme conséquence naturelle du second. Il m'est aussi impossible d'admettre que j'ai offensé, en la personne de M. Ehrenbourg, la délégation soviétique que de me tenir moi-même pour offensé par cette délégation quand paraît un livre intitulé : Vus par un écrivain de l'U.R.S.S. J'ignorais, est-il besoin de le dire, que M. Ehrenbourg, qui vit généralement à Paris, fît partie de cette délégation et je n'ai vu en lui qu'un faux-témoin comme un autre. » Nous pensons que la question est jugée.

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Crevel et sans doute en raison de l'acte de désespoir, aux causes mal connues (**), auquel il se livra dans la nuit qui suivit, que l'on permit à Paul Eluard de lire le 25 juin, tout en fin de séance, le texte que primitivement devait lire Breton. Encore le président jugea-t-il bon de l'interrompre à une phrase déterminée pour avertir le public, à ce moment très divisé, mais où les éléments d'obstruction dominaient, que la salle n'étant louée que jusqu'à minuit et demie, il se pouvait que dans quelques minutes l'électricité s'éteignît et que la fin du discours fût reportée, avec la réponse qui y serait faite, au lendemain. Bruyante, servile et inexistante à souhait, mais n'en admettant plus une autre, cette réponse, qui ouvrit le 26 juin la séance de clôture, souligna encore le manque total d'impartialité avec lequel les débats d'un bout à l'autre avaient été conduits.

Nous ne nous étonnons pas, après cela, de voir porter par le journal de M. Barbusse, dans le compte rendu des travaux du Congrès, cette assertion scandaleuse : « Eluard se prononça contre le pacte franco-soviétique et contre une collaboration culturelle entre la France et l'U.R.S.S. ».

Le « Congrès international pour la défense de la culture » s'est déroulé sous le signe de l'étouffement systématique : étouffement des problèmes culturels véritables, étouffement des voix non reconnues pour celles du chapitre. Adressée à cette majorité de nouveaux conformistes à toute épreuve, la phrase du discours d'ouverture de Gide : « Il me paraît à peu près impossible aujourd'hui, dans la société capitaliste où nous vivons encore, que la littérature de valeur soit autre qu'une littérature d'opposition », prenait un sens énigmatique assez cruel. Etouffement partiel des discours de Magdeleine Paz, de Plisnier, escamotage pur et simple de celui du délégué chinois, retrait complet de la parole à Nezval (combien d'autres, instruits de ces méthodes, avaient préféré ne pas être là !) mais par contre - dans l'intervalle d'émouvantes déclarations comme celles de Malraux, de Waldo Franck ou de Pasternak - bain de redites, de considérations infantiles et de flagorneries : ceux qui prétendent sauver la culture ont choisi pour elle un climat insalubre. La manière dont ce Congrès, d'inspiration soi-disant (sic) révolutionnaire, s'est dissous, est exactement à la hauteur de la manière dont il s'était annoncé. Il s'était annoncé par des affiches

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(**) Commune, organe de l'A.E.A.R., se fait forte, bien entendu, de dégager « la leçon d'une vie, interrompue par le seul désespoir de ne pouvoir physiquement se maintenir au niveau de cette « actualité immédiate » à laquelle René Crevel entendait donner toute son attention ». Nous laissons à ses auteurs anonymes la responsabilité de cette affirmation toute gratuite, grossièrement pragmatique, foncièrement malhonnête. Quelle « leçon » contraire ne nous autoriserait-elle pas à tirer du suicide de Maïakovsky !

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desquelles se détachaient certains noms en plus gros caractères et en rouge ; il a abouti à la création d'une « Association internationale des écrivains pour la défense de la culture » dirigée par un bureau de 112 membres, ayant à sa tête un présidium, bureau qui, selon toute apparence, s'est désigné lui-même puisque sur sa composition n'ont été consultés ni les participants ni les assistants du Congrès.

Ce bureau, cette association, nous ne pouvons que leur signifier formellement notre défiance.

Nous prévoyons l'usage qu'on tentera de faire contre nous d'une telle déclaration. Acharnés à la ruine de la position idéologique qui fut plus ou moins longtemps la leur et est toujours la nôtre, les anciens surréalistes devenus fonctionnaires du Parti communiste ou aspirant à le devenir, gens qui, sans doute pour se faire pardonner leur turbulence passée, ont fait abandon de tout sens critique et tiennent à donner l'exemple de l'obéissance la plus fanatique : être toujours prêts à contredire par ordre ce qu'ils ont affirmé par ordre, ces anciens surréalistes seront, bien entendu, les premiers à nous dénoncer comme des professionnels du mécontentement, comme des opposants systématiques. On sait le contenu révoltant qu'on est parvenu à donner de nos jours à ce dernier grief : se déclarer en désaccord, sur tel ou tel point, avec la ligne officielle du Parti, c'est non seulement faire acte de purisme ridicule, mais c'est desservir l'U.R.S.S., c'est vouloir arracher des militants au Parti, c'est donner des armes aux ennemis du prolétariat, c'est se comporter « objectivement » en contrerévolutionnaire. « Nous ne considérons nullement la théorie de Marx comme quelque chose de parfait et d'inattaquable ; au contraire, nous sommes persuadés qu'elle a donné seulement les bases de la science que les socialistes doivent nécessairement parfaire dans tous les sens s'ils ne veulent pas rester en retard sur la vie ». Lénine, qui s'exprime ainsi en 1899, nous donne par là tout lieu de penser qu'à cet égard il en va aujourd'hui du léninisme comme du marxisme. A tout le moins cette assurance ne nous dispose pas à accepter sans contrôle les mots d'ordre actuels de l'Internationale communiste et à approuver a priori les modalités de leur application. Ces mots d'ordre, nous penserions faillir à notre devoir d'intellectuels révolutionnaires si nous les acceptions avant de les avoir admis. S'il en est que nous ne parvenons pas à admettre, nous faillirions aussi à ce devoir en ne signalant pas que tout notre être y achoppe, que nous avons besoin d'être convaincus pour pouvoir suivre du même coeur.

Nous déplorons, encore une fois, le recours de plus en plus habituel à certains procédés de discrédit qui ont pour effet, dans la lutte révolutionnaire, de fortifier de telles résistances particulières au lieu de les réduire. Un de ces procédés, qui ne fait que venir au secours du précédent, consiste à représenter les divers éléments d'opposition comme un tout organique, presque homogène, animé de sentiments strictements négatifs, bref comme un seul engin de sabotage. Exprimer un doute sur la justesse de quelque instruction reçue que ce soit, suffit à vous faire rejeter dans la catégorie des malfaiteurs publics (c'est du moins pour tels qu'on cherche dérisoirement auprès de la masse à les faire passer) : vous êtes aux ordres de Trotsky, sinon de Doriot. Le socialisme se construit dans un seul pays, on vous l'affirme ; vous devez par suite faire aveuglément confiance aux dirigeants de ce pays. Sur quelque point qu'elle porte, toute objection, toute hésitation de votre part est criminelle. Voilà où nous en sommes, voilà la liberté intellectuelle qui nous est laissée. Tout homme qui pense révolutionnairement a aujourd'hui devant soi une pensée qui n'est pas la sienne, qu'il dépend tout au plus de son ingéniosité de prévoir, qu'il dépend tout au plus de sa souplesse de prétendre justifier au jour le jour.

Dans ce besoin frénétique d'orthodoxie, il nous est impossible, tant pour un homme que pour un parti, de voir autre chose que la marque d'une conscience débile de soi-même. « Un parti s'avère (sic) comme un parti victorieux en se divisant ou en pouvant supporter la division », disait Engels, et aussi : « La solidarité du prolétariat se réalise partout en groupements de partis différents qui se livrent un combat à vie et à mort comme les sectes chrétiennes dans l'Empire romain pendant les pires persécutions ». Le spectacle des divisions du Parti social-démocrate ouvrier de Russie en 1903 et des conflits de tendances si nombreux, si durables qui s'ensuivirent, joints aux possibilités extrêmes de regroupement des esprits les plus divergents - mais intacts - à la faveur d'une situation véritablement révolutionnaire, constitue la plus éclatante vérification de ces paroles. Passant outre aux injures et aux tentatives d'intimidation, nous continuerons nous-mêmes à nous vouloir intacts, et, pour cela, sans prétendre nous garder en toute circonstance de l'erreur, à sauvegarder à tout prix l'indépendance de notre jugement.

Ce droit, dont usèrent si largement les « révolutionnaires professionnels » dans la première partie du XXe siècle, nous en maintenons la revendication intégrale pour tous les intellectuels révolutionnaires, sous réserve de leur participation effective aux efforts de rassemblement que la situation présente, dominée par la conscience de la menace fasciste, peut nécessiter. Notre collaboration à l'Appel à la Lutte du 10 février 1934, conjurant tous les travailleurs, organisés ou non, de réaliser d'urgence l'unité d'action, d'apporter à cette réalisation « le très large esprit de conciliation qu'exige la gravité de l'heure », notre adhésion immédiate au Comité de Vigilance des Intellectuels, notre enquête sur l'unité d'action d'avril 1934, notre présence dans la rue au sein de toutes les grandes démonstrations de force ouvrière, suffisent, pensons-nous, à confondre ceux qui osent encore parler pour nous de « tour d'ivoire ». Nous n'en persistons pas moins à nous définir aussi particulièrement que possible sur le plan intellectuel, nous entendons n'avoir à renoncer sur ce plan à rien qui nous paraisse valable et qui nous soit propre, comme nous nous réservons, si besoin est, en présence de telle décision, de telle mesure qui heurte ce qu'il y a de plus profond en nous, à plus forte raison si la consacre l'approbation d'une collectivité quelconque, toujours facilement abusable, de dire : « Selon nous ceci est injuste, ceci est faux ». Nous soutenons que l'affirmation libre de tous les points de vue, que la confrontation permanente de toutes les tendances, constituent le plus indispensable ferment de la lutte révolutionnaire. « Chacun est libre de dire et d'écrire ce qui lui convient, affirmait Lénine en 1905, la liberté de parole et de presse doit être complète ». Nous considérons toute autre conception comme réactionnaire.

L'opportunisme tend malheureusement aujourd'hui à annihiler ces deux composantes essentielles de l'esprit révolutionnaire tel qu'il se manifesta toujours jusqu'ici : la nature réfractaire - dynamique et créatrice - de certains êtres, leur souci dans l'action commune de remplir jusqu'au bout leurs engagements vis-à-vis d'eux-mêmes et des autres. Que nous nous placions sur le terrain politique ou sur le terrain artistique, ce sont toujours ces deux forces : refus spontané des conditions de vie proposées à l'homme et besoin impérieux de les changer, d'une part, fidélité durable aux principes ou rigueur morale, d'autre part, qui ont porté le monde en avant. Ce n'est pas impunément qu'on peut les contenir, voire les combattre durant des années, pour leur substituer l'idée messianique de ce qui s'accomplit en U.R.S.S. et ne peut manquer de s'accomplir par l'U.R.S.S., idée qui impose l'homologation a priori d'une politique de compromis de plus en plus graves. Nous disons qu'à s'engager toujours plus loin dans cette voie, l'esprit révolutionnaire ne peut manquer de s'émousser et de se corrompre. Sur ce point, nous nous assurons encore que nous avons pour nous Lénine qui écrivait le 3 septembre 1917 : « Le devoir d'un parti révolutionnaire n'est pas de proclamer une renonciation impossible à toutes sortes de compromis, mais de savoir, à travers tous les compromis, dans la mesure où ceux-ci sont inévitables, garder la fidélité à ses principes, à sa classe, à son but révolutionnaire, à la préparation de la révolution et à l'éducation des masses qu'il faut mener à la victoire. » Si ces dernières conditions n'étaient pas remplies, nous pensons qu'il ne pourrait plus s'agir de compromis, mais bien de compromission. Devons-nous admettre qu'elles sont remplies ?

Non. Nous nous sommes émus, en effet, comme tant d'autres, de la déclaration par laquelle, le 15 mai 1935, « Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité ». De toute la force de notre désir, si tout d'abord nous n'avons voulu voir là, de la part du chef de l'Internationale communiste, qu'un nouveau compromis particulièrement douloureux, nous avons formulé aussitôt les plus expresses réserves sur les possibilités d'acceptation des instructions qu'ici l'on se hâtait d'en faire découler : abandon du mot d'ordre : transformation de la guerre impérialiste en guerre civile (condamnation du défaitisme révolutionnaire), dénonciation de l'Allemagne de 1935 comme unique fauteur de guerre prochaine (découragement, en cas de guerre contre l'Allemagne, de tout espoir de fraternisation), réveil chez les travailleurs français de l'idée de patrie. On sait quelle attitude nous avons opposée, dès le premier jour, à ces directives. Cette attitude est en tous points conforme à celle du Comité de Vigilance des intellectuels : contre toute politique d'encerclement et d'isolement de l'Allemagne, pour l'examen par un comité international des offres concrètes de limitation et de réduction des armements faites par Hitler, pour la révision par négociations politiques du traité de Versailles, principal obstacle au maintien de la paix. Il est à peine besoin de souligner que, depuis lors, la signature de la Convention anglo-allemande permettant le réarmement naval allemand est venue sanctionner cette manière de voir, dans la mesure même où cette convention ne peut être tenue que pour conséquence de la politique d'éviction croissante de l'Allemagne, rendue pour elle tout à coup plus sensible encore par le pacte franco-soviétique.

A elle seule, une telle considération ne nous dispose pas à accepter pour nous, sous quelque forme transitionnelle qu'elle se présente, l'idée de patrie. Tout sacrifice de notre part à cette idée et aux fameux devoirs qui en résultent, entrerait, du reste, immédiatement en conflit avec les raisons initiales les plus certaines que nous nous connaissons d'être devenus des révolutionnaires. Bien avant de prendre conscience des réalités économiques et sociales hors desquelles la lutte contre tout ce que nous voulons abattre serait évidemment sans issue, c'est à l'inanité absolue de pareils concepts que nous nous en sommes pris et, sur ce point, rien ne nous forcera jamais à faire amende honorable. Que se passe-t-il en U.R.S.S. ou que s'y est-il donc passé ? Aucun démenti n'est venu dissiper ici l'ombre que depuis le 15 mai avaient à flots répandue les Vaillant-Couturier, Thorez et consorts. Nous avons dit comme cette ombre pesait sur le Congrès international des écrivains (à la tribune duquel ne cessait d'ailleurs symboliquement de parader l'auteur de cette déclaration chauvine éperdue : « On me dit encore : "C'est vous qui avez forcé l'Allemagné à réarmer, par l'humiliation que vous lui imposez depuis vingt ans avec votre traité." Je réponds que cette humiliation elle devait l'accepter. L'Allemagne a voulu la guerre (j'entends le peuple allemand, pour autant que les peuples veulent quelque chose) et l'a perdue. Ces choses doivent se payer. Je n'ai aucun goût pour le pardon ») (***).

Si nous nous élevons violemment contre toute tentative de réhabilitation de l'idée de patrie, contre tout appel, en régime capitaliste, au sentiment national, ce n'est pas seulement, il faut bien le dire, parce que du plus profond et du plus lointain de nous-mêmes, nous nous sentons totalement incapables d'y souscrire, ce n'est pas seulement parce que nous y voyons l'attisement d'une illusion sordide qui n'a que trop souvent fait flamber le monde, mais c'est surtout parce qu'avec la meilleure volonté, nous ne pouvons éviter de les prendre pour symptôme d'un mal général caractérisable. Ce mal est caractérisable à partir du moment où un tel symptôme peut être rapproché d'autres symptômes également morbides et constituer avec eux un groupe homogène. On nous a beaucoup reproché, naguère, de nous être faits l'écho des protestations que soulevait le spectacle de certains films soviétiques à tendance niaisement moralisatrice, du type « Le Chemin de la Vie ». « Le vent de crétinisation systématique qui souffle d'U.R.S.S ... », n'avait pas craint de dire à ce propos un de nos correspondants. Il y a quelques mois, la lecture dans Lu des réponses à une enquête menée par les journaux soviétiques sur la conception actuelle de l'amour et de la vie commune de l'homme et de la femme en U.R.S.S. (il y avait là un choix de confidences d'hommes et de femmes toutes plus navrantes les unes que les autres) nous avait fait un instant nous demander si le propos ci-dessus - que jusque-là nous n'avions pas repris à notre compte - était tellement excessif. Passons rapidement sur la déception dans laquelle nous ont entretenu les piètres réalisations de l'« art prolétarien » et du « réalisme socialiste ». Nous n'avons pas cessé non plus de nous inquiéter du culte idolâtre par lequel certains zélateurs intéressés s'efforcent d'attacher les masses ouvrières, non seulement à l'U.R.S.S., mais encore à la personne de son chef (le « tout cela grâce à toi, grand éducateur Staline », de l'ancien bandit Avdeenko, n'est pas sans faire évoquer le « tant que vous voudrez, mon général » de l'ignoble Claudel). Mais s'il pouvait encore en nous subsister quelque doute sur l'issue désespérée d'un tel mal (il n'est pas question de méconnaître ce qu'a été, ce qu'a fait la Révolution

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(***) Julien Benda (N.R.F., mai 1935).

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russe, il est question de savoir, si elle vit encore, comment elle se porte), ce doute, nous le déclarons, ne pourrait pour nous aucunement résister à la lecture des lettres que, dans son numéro du 12 juillet 1935, Lu a reproduites d'après la Komsomolskaïa Pravda sous le titre :

RESPECTEZ VOS PARENTS

Le 23 mars, la Komsomolskaïa Pravda a publié la lettre d'un ouvrier de l'usine Ordjonikidzé. Cette lettre stigmatisait l'attitude d'un jeune ouvrier du nom de Tchernychev qui était arrogant avec ses parents. Appliqué au travail, il était insupportable en famille.

Le journal reçoit, à cette occasion, un nombreux courrier :

J'AVAIS HONTE

J'avais montré à mes parents la lettre concernant le jeune communiste Tchernychev. J'avais honte : cette lettre pouvait aussi s'appliquer à moi. Ma mère m'a dit : vois-tu, Alexandre, tu rappelles par certains côtés Tchernychev. Tu penses que je ne comprends rien, tu ne me laisses pas dire un mot, tu ne respectes pas tes frères et soeurs et tu ne veux pas les aider dans leurs études.

Le père confirma : oui, ton attitude n'est guère l'attitude d'un jeune communiste.

Il m'était désagréable d'entendre de tels reproches, mais ils étaient justifiés. A une réunion de famille, j'ai donné la parole de changer mes habitudes. J'ai promis de surveiller mon frère Léo qui étudie mal et boit parfois avec des camarades ; j'ai promis aussi de suivre de près les progrès de mes soeurs à l'école et les aider s'il le faut. Moi, je suis chef à l'organisation des jeunesses communistes. Si je ne tiens pas ma parole, si je n'arrive pas à me corriger, que diront alors de simples militants des rangs ? C'est moi qui dois donner l'exemple.

Smolov, Kolkhoze Frounzé.

RESPECTEZ VOS VIEUX

J'aime beaucoup ma mère, je l'aide toujours, et maintenant, devenu indépendant, je n'oublie pas de lui écrire des lettres longues et détaillées. C'est une joie que de sentir un être cher et si aimé se trouver quelque part et pouvoir toujours lui raconter sa vie.

L'attitude de nombreux de mes camarades étudiants envers leurs parents m'étonnait toujours.

Il m'arrive souvent d'entendre ces paroles :

- Voilà deux mois que je n'ai pas écrit à mes parents.

Je me souviens du fait suivant : je venais d'écrire une lettre. Le jeune communiste Savine me dit : - A qui écris-tu ? - A ma mère. - Pas trop longue, ta lettre ? - Rien que huit pages. - Huit pages ! répéta étonné Savine. Eh bien ! moi, je n'écris jamais plus d'un feuillet. Je mets : « Suis en bonne santé » et c'est tout. Que peut-elle comprendre ma mère, elle est paysanne kolkhozienne.

Ma mère aussi est une simple kolkhozienne. N'empêche qu'elle aura plaisir à recevoir une lettre détaillée de son fils, devenu brigadier de choc et étudiant.

Non, Tchernychev n'est pas un homme civilisé. Il ne mérite pas ce titre parce qu'il ne respecte pas ses parents.

Krachennikov, étudiant.

Il est à peine utile de souligner la misère toute conformiste de telles élucubrations qui pourraient à peine trouver place ici dans un journal de patronage. Le moins qu'on en puisse dire est qu'elles donnent un semblant de justification tardive au fameux « Moscou la gâteuse » d'un de ceux qui, aujourd'hui, s'accommodent le mieux, en échange de quelques petits avantages, de la servir à genoux, gâteuse ou non. Bornons-nous à enregistrer le processus de régression rapide qui veut qu'après la patrie ce soit la famille qui, de la Révolution russe agonisante, sorte indemne (qu'en pense André Gide ?). Il ne reste plus là-bas qu'à rétablir la religion - pourquoi pas ? - la propriété privée, pour que c'en soit fait des plus belles conquêtes du socialisme. Quitte à provoquer la fureur de leurs thuriféraires, nous demandons s'il est besoin d'un autre bilan pour juger à leurs oeuvres un régime, en l'espèce le régime actuel de la Russie soviétique et le chef tout-puissant sous lequel ce régime tourne à la négation même de ce qu'il devrait être et de ce qu'il a été.

Ce régime, ce chef, nous ne pouvons que leur signifier formellement notre défiance.

André Breton, Salvador Dali, Oscar Dominguez, Paul Eluard, Max Ernst, Marcel Fourrier, Maurice Heine, Maurice Henry, Georges Hugnet, Sylvain Itkine, Marcel Jean, Dora Maar, René Magritte, Léo Malet, Marie-Louise Mayoux, Jehan Mayoux, E.-L.-T. Mesens, Paul Nougé, Méret Oppenheim, Henri Parisot, Benjamin Péret, Man Ray, Maurice Singer, André Souris, Yves Tanguy, Robert Valançay.

Août 1935

Contre-Attaque

UNION DE LUTTE DES INTELLECTUELS REVOLUTIONNAIRES

I. RESOLUTION

1. Violemment hostiles à toute tendance, quelque forme qu'elle prenne, captant la Révolution au bénéfice des idées de nation ou de patrie, nous nous adressons à tous ceux qui, par tous les moyens et sans réserve, sont résolus à abattre l'autorité capitaliste et ses institutions politiciennes.

2. Décidés à réussir et non à discuter, nous considérons comme éliminé quiconque est incapable, oubliant une phraséologie politique sans issue, de passer à des considérations réalistes.

3. Nous affirmons que le régime actuel doit être attaqué avec une tactique renouvelée. La tactique traditionnelle des mouvements révolutionnaires n'a jamais valu qu'appliquée à la liquidation des autocraties. Appliquée à la lutte contre les régimes démocratiques, elle a mené deux fois le mouvement ouvrier au désastre. Notre tâche essentielle, urgente, est la constitution d'une doctrine résultant des expériences immédiates. Dans les circonstances historiques que nous vivons, l'incapacité de tirer les leçons de l'expérience doit être considérée comme criminelle.

4. Nous avons conscience que les conditions actuelles de la lutte exigeront de ceux qui sont résolus à s'emparer du pouvoir une violence impérative qui ne le cède à aucune autre, mais, quelle que puisse être notre aversion pour les diverses formes de l'autorité sociale, nous ne reculerons pas devant cette inéluctable nécessité, pas plus que devant toutes celles qui peuvent nous être imposées par les conséquences de l'action que nous engageons.

5. Nous disons actuellement que le programme du Front Populaire, dont les dirigeants, dans le cadre des institutions bourgeoises, accéderont vraisemblablement au pouvoir, est voué à la faillite. La constitution d'un gouvernement du peuple, d'une direction de salut public, exige UNE INTRAITABLE DICTATURE DU PEUPLE ARME.

6. Ce n'est pas une insurrection informe qui s'emparera du pouvoir. Ce qui décide aujourd'hui de la destinée sociale, c'est la création organique d'une vaste composition de forces, disciplinée, fanatique, capable d'exercer le jour venu une autorité impitoyable. Une telle composition de forces doit grouper l'ensemble de ceux qui n'acceptent pas la course à l'abîme - à la ruine et à la guerre - d'une société capitaliste sans cerveau et sans yeux ; elle doit s'adresser à tous ceux qui ne se sentent pas faits pour être conduits par des valets et des esclaves (1) - qui exigent de vivre conformément à la violence immédiate de l'être humain - qui se refusent à laisser échapper lâchement la richesse matérielle, due à la collectivité, et l'exaltation morale, sans lesquelles la vie ne sera pas rendue à la véritable liberté.

MORT A TOUS LES ESCLAVES DU CAPITALISME !

II. POSITIONS DE L'UNION SUR DES POINTS ESSENTIELS

7. L'UNION comprend des marxistes et des non-marxistes. Aucun des points essentiels de la doctrine qu'elle se donne pour tâche d'élaborer n'est en contradiction avec les données fondamentales du marxisme, à savoir :

- l'évolution du capitalisme vers une contradiction destructrice ;

- la socialisation des moyens de production comme terme du processus historique actuel ;

- la lutte de classes comme facteur historique et comme source de valeurs morales essentielles (2).

8. Le développement historique des sociétés depuis vingt ans est caractérisé par la formation de superstructures sociales entièrement nouvelles. Jusqu'à une date récente, les mouvements sociaux se produisaient uniquement dans le sens de la liquidation des vieux systèmes autocratiques. Aux besoins de cette liquidation, une science des formes de l'autorité n'était pas nécessaire. Nous nous trouvons, nous, en présence de formes nouvelles qui ont pris d'emblée la place principale dans le jeu politique. Nous sommes amenés à mettre en avant le mot

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(1) Les de la Rocque, les Laval, les de Wendel.

(2) Nous ajoutons que, dans la mesure où les partis qui se réclament du marxisme sont amenés, pour des considérations tactiques, à prendre, même provisoirement, une attitude qui les situe à la remorque de la politique bourgeoise, nous sommes radicalement en rupture avec la direction de ces partis.

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d'ordre de constitution d'une structure sociale nouvelle. Nous affirmons que l'étude des superstructures sociales doit devenir aujourd'hui la base de toute action révolutionnaire.

9. Le fait que les moyens de production sont la propriété de la collectivité des producteurs constitue sans discussion le fondement du droit social. C'est là le principe juridique qui doit être affirmé comme le principe constitutif de toute société non aliénée.

10. Nous sommes assurés que la socialisation ne peut pas commencer par la réduction du niveau de vie des bourgeois à celui des ouvriers. Il s'agit là non seulement d'un principe essentiel, mais d'une méthode commandée par les circonstances économiques. Les mesures qui s'imposent d'urgence doivent en effet être calculées en vue de remédier à la crise et non de l'accroître par une réduction de la consommation. Les principales branches de l'industrie lourde doivent être socialisées, mais l'ensemble des moyens de production ne pourra être rendu à la collectivité qu'après une période de transition.

11. Nous ne sommes animés d'aucune hostilité d'ascète contre le bien-être des bourgeois. Ce que nous voulons, c'est faire partager ce bien-être à tous ceux qui l'ont produit. En premier lieu, l'intervention révolutionnaire doit en finir avec l'impuissance économique : elle apporte avec elle la force, le pouvoir total, sans lesquels les hommes resteraient condamnés à la production désordonnée, à la guerre et à la misère.

12. Notre cause est celle des ouvriers et des paysans. Nous affirmons comme un principe le fait que les ouvriers et les paysans constituent le fondement non seulement de toute richesse matérielle, mais de toute force sociale. Quant à nous, intellectuels, nous voyons une organisation sociale abjecte couper les possibilités de développement humain des travailleurs de la terre et des usines. Nous n'hésitons pas à affirmer la nécessité de la peine de mort pour ceux qui assument légèrement la responsabilité d'un tel crime. Par contre, nous ne nous prêtons pas aux tendances démagogiques qui engagent à laisser croire aux prolétaires que leur vie est la seule bonne et vraiment humaine, que tout ce dont ils se voient privés est le mal. Nous plaçant dans les rangs des ouvriers, nous nous adressons à leurs aspirations les plus fières et les plus ambitieuses - qui ne peuvent pas être satisfaites dans les cadres de la société actuelle : nous nous adressons à leur instinct d'hommes qui ne courbent la tête devant rien, à leur liberté morale, à leur violence. Le temps est venu de nous conduire TOUS en maîtres et de détruire physiquement les esclaves du capitalisme.

13. Nous constatons que la réaction nationaliste a su mettre à profit dans d'autres pays les armes politiques créées par le mouvement ouvrier : nous entendons à notre tour nous servir des armes créées par le fascisme, qui a su utiliser l'aspiration fondamentale des hommes à l'exaltation affective et au fanatisme. Mais nous affirmons que l'exaltation qui doit être mise au service de l'intérêt universel des hommes doit être infiniment plus grave et plus brisante, d'une grandeur tout autre que celle des nationalistes asservis à la conservation sociale et aux intérêts égoïstes des patries.

14. Sans aucune réserve, la Révolution doit être tout entière agressive, ne peut être que tout entière agressive. Elle peut, l'histoire du XIXe et du XXe siècles le montre, être déviée au profit des revendications agressives d'un nationalisme opprimé ; mais vouloir enfermer la Révolution dans le cadre national d'un pays dominateur et colonialiste ne témoigne que de la déficience intellectuelle et de la timidité politique de ceux qui s'engagent dans cette voie. C'est par sa signification humaine profonde, par sa signification universelle, que la Révolution soulèvera les hommes, et non par une concession timorée à leur égoïsme, à leur conservatisme local. Tout ce qui justifie notre volonté de nous dresser contre les esclaves qui gouvernent intéresse, sans distinction de couleur, les hommes, sur toute la terre.

Adolphe Acker, Pierre Aimery, Georges Ambrosino, Georges Bataille, Bernard, Roger Blin, Jacques-André Boiffard, André Breton, Jacques Brunius, Claude Cahun, Louis Chavance, Jacques Chavy, René Chenon, Jean Dautry, Jean Delmas, Henri Dubief, Jean Duval, Paul Eluard, Jacques Fischbein, Lucien Foulon, Reya Garbarg, Arthur Harfaux, Maurice Heine, Maurice Henry, Georges Hugnet, Janine Jane, Marcel Jean, Pierre Klossowski, Loris, Dora Maar, Léo Malet, Suzanne Malherbe, Georges Mouton, Henry Pastoureau, Benjamin Péret, Germaine Pontabrie, Robert Pontabrie, Yves Tanguy, Robert Valançay.

[7 octobre 1935.]

Les Cahiers de « Contre-Attaque »

Série de fascicules in-4° coquille comprenant ensemble 144 pages à paraître à partir de janvier 1936.

Au moment où - la succession du régime étant ouverte - une confusion des esprits sans exemple permet de parler indéfiniment de défense républicaine, le mouvement « Contre-Attaque » a été fondé en vue de contribuer à un développement brusqué de l'offensive révolutionnaire. Sans renoncer à aucun des moyens d'action disponibles, c'est en particulier par l'expression d'idées et de directives nouvelles, répondant à des circonstances nouvelles, non prévues, que « Contre-Attaque » tentera de contribuer à la lutte décisive dont le seul but possible est la prise du pouvoir. Nous nous exprimons dès maintenant dans des réunions ouvertes, nous devrons donner une expression plus approfondie à nos principes dans des conférences : nous créons aujourd'hui les Cahiers de « Contre-Attaque » qui nous permettront, au cours des mois qui vont suivre, de mettre à la disposition de ceux qui s'intéressent aux tenants et aux aboutissants de l'action révolutionnaire un certain nombre de données nouvelles.

MORT AUX ESCLAVES

par André Breton et Georges Bataille

« Les Croix de feu, les gouvernants et leurs patrons sont des esclaves au service de la patrie et du capitalisme, au service de forces qu'ils sont incapables de maîtriser, qui les dominent et les vouent à l'impuissance. Si nous ne voulons pas demeurer, nous aussi, les victimes d'un état de choses intolérable, nous devons nous apprêter à user contre eux jusqu'au bout de la violence légale, afin de débarrasser la terre, avec leurs personnes, de tout ce qu'exige aveuglément de nous la guerre et la misère. »

« Le temps est venu où le monde doit être débarrassé des dirigeants-esclaves, des aveugles qui conduisent aujourd'hui la malheureuse multitude à l'abîme. »

Nous donnons dans ce cahier, actuellement sous presse, un compte rendu vivant de l'activité de « Contre-Attaque » depuis sa fondation en octobre 1935. Nous en avons extrait ces quelques phrases qui sont significatives en ce qu'elles contiennent le principe de l'attitude morale imposée par les circonstances, le principe d'une rénovation de la violence révolutionnaire.

FRONT POPULAIRE DANS LA RUE

par Georges Bataille

Le régime démocratique, qui se débat dans des contradictions mortelles, ne pourra pas être sauvé. Ce qui domine la situation actuelle, en France, c'est que la succession du régime est ouverte.

Le Front Populaire, sous sa forme actuelle, n'est pas et ne se donne pas comme une force organisée en vue de la prise du pouvoir révolutionnaire. Il doit donc être transformé, en libérant le mouvement interne qui l'anime dans la rue, en Front Populaire de Combat.

Nous disons, nous, que cela suppose un renouvellement des formes politiques, renouvellement inévitable dans les circonstances actuelles où il semble que toutes les forces révolutionnaires soient appelées à se fondre dans un creuset incandescent.

ENQUETE SUR LES MILICES LA PRISE DU POUVOIR ET LES PARTIS

Un mouvement enthousiaste, ascendant, violent, de milices du peuple, un mouvement de volontaires de la liberté - échappant au contrôle stérilisant des partis - telle est la condition fondamentale de la prise du pouvoir. Le pouvoir appartiendra à la Révolution quand les milices armées donneront à un groupement d'hommes issus du Front Populaire la base d'une autorité implacable. Le questionnaire d'une enquête portant sur les milices, la prise du pouvoir et les partis figurera dans le premier Cahier de « Contre-Attaque ». Il sera soumis aux diverses personnalités du Front Populaire et à un certain nombre de révolutionnaires militants. Les réponses seront publiées dans un cahier entièrement consacré à cette enquête.

POUR UN MOUVEMENT PAYSAN AUTONOME

par Jean Dautry et Henri Dubief

Parler de Révolution et laisser de côté la question paysanne, c'est manquer de conscience révolutionnaire. Résoudre la question paysanne avec des formules sans contenu - se contenter d'unir la faucille au marteau, le mot paysan au mot ouvrier - c'est vouloir faire la Révolution comme les sorciers nègres font la pluie.

Jamais les paysans, il faut le comprendre clairement, n'entreront en nombre dans des organisations foncièrement urbaines. Les paysans pensent que leurs intérêts sont toujours trahis par les gens des villes et s'ils pensent ainsi, c'est avec des raisons valables... C'est le principe des soviets qui doit présider à l'organisation politique des travailleurs des champs qui veulent changer l'ordre établi. Les paysans doivent s'organiser, non seulement pour renverser un pouvoir dont ils sont les victimes, mais pour faire valoir leur propres revendications à l'intérieur du nouveau régime.

Nous devons envisager en face les conséquences des revendications paysannes réelles, qu'il faut prendre telles qu'elles sont. La Révolution doit être fonction des mouvements sociaux réels et non des idées schématiques rabâchées par les idéologues.

LES PLANS ECONOMIQUES

Le travail humain est devenu semblable à celui d'une mouche sur du papier à glu.

Qu'a-t-on fait pour subordonner à un but les mouvements absurdes de la mouche engluée ? Rien qui empêche ces mouvements de l'engluer davantage.

Nous ne devons pas négliger cependant un petit nombre de tentatives, même si nous ne croyons pas qu'elles puissent être suivies d'effet. Des plans sont élaborés, qui tiennent compte des circonstances immédiates, ainsi le plan de la C.G.T. et, plus récemment, le plan de l'Union socialiste (plan Déat). D'autre part, des efforts de compréhension et de réaction se sont manifestés même dans des milieux nettement extérieurs au mouvement ouvrier : les ouvrages de Jacques Duboin et de Jean Nocher, l'activité du groupe J.E.U.N.E.S. ont aujourd'hui une réelle valeur significative.

Aucune indication qui puisse évidemment nous leurrer... Toute tentative de réforme économique sérieuse reste liée à la question préalable de la prise du pouvoir par les travailleurs. Et les plans projetés ne peuvent actuellement envisager qu'une réorganisation autarchique de la production... c'est-à-dire une sorte de composition avec la maladie elle-même ! La politique économique doit rester subordonnée jusqu'à nouvel ordre à l'action politique immédiate. Seule la Révolution débarrassera la mouche de la glu !

LES REVOLUTIONS DE L'EUROPE CENTRALE A LA FIN DE LA GUERRE

par Jean Dautry et Pierre Aimery

Jusqu'ici les révolutions européennes ont eu comme principe le renversement d'un pouvoir autocratique et les insurrections dites « prolétariennes » sont apparues comme la conséquence du renversement du pouvoir autocratique. Jamais une démocratie stabilisée n'a été sérieusement menacée par un mouvement ouvrier insurrectionnel. Seuls, les mouvements fascistes sont venus à bout des régimes démocratiques. De telles constatations doivent dominer actuellement les recherches théoriques sur la tactique révolutionnaire. Il est important, à cet égard, de faire connaître comment, dans plusieurs pays de l'Europe centrale, la puissance fasciste a pu l'emporter après que le socialisme eût démontré son impuissance. Nous devons rechercher les raisons de cette impuissance, en décrire les différentes phases, en particulier la plus brillante : la phase révolutionnaire.

LA VIE DE FAMILLE

par Jean Bernier et Georges Bataille

La base de la morale sociale en régime capitaliste est la morale imposée par les parents aux enfants. A cette morale de la contrainte, nous opposons comme point de départ la morale spontanée qui s'établit chez les enfants au cours de leurs expéditions et de leurs jeux. Seule cette morale turbulente et heureuse, qui coïncide avec celle des compagnons de travail, peut servir de principe à des rapports sociaux libérés des misères du système de production actuel.

LA DIALECTIQUE HEGELIENNE DU MAITRE ET DE L'ESCLAVE, CLE DE VOUTE DE LA « PHENOMENOLOGIE DE L'ESPRIT » ET DE LA DOCTRINE MARXISTE

L'esprit humain, chez Hegel, en tant qu'il est le point de départ de la connaissance philosophique n'est pas une entité indépendante des circonstances dans lesquelles il se produit. Deux modes d'existence, le maître et l'esclave, s'opposent essentiellement l'un à l'autre et, lorsque Hegel décrit la vie humaine, c'est cette opposition fondamentale, ce sont les différentes formes qu'elle assume qui sont représentées par lui. Or non seulement la philosophie hégélienne en général mais en particulier la dialectique du maître et de l'esclave ont été à l'origine de la doctrine de Marx. Hegel a représenté l'esclave et non le maître appelé à devenir l'homme (*). Il a su voir dans le travail le principe de la libération de l'esclave. L'ensemble, littéralement prodigieux, des conceptions hégéliennes sur le devenir humain - dont Marx a dit qu'elles étaient vraies

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(*) Telle est la donnée essentielle de cette dialectique. Le rapport actuel maître-esclave tend à se renverser dialectiquement.

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d'un bout à l'autre même si l'on en récusait le principe - demeure lié de la façon la plus féconde à la destruction créatrice des révolutions sociales et morales.

LA PATRIE OU LA TERRE

par Pierre Kaan et Georges Bataille

Un grand nombre d'hommes aiment leur patrie, se sacrifient et meurent pour elle. Un Nazi peut aimer le Reich jusqu'au délire. Nous aussi nous pouvons aimer avec fanatisme, mais ce que nous aimons, bien que nous soyons français d'origine, ce n'est à aucun degré la communauté française, c'est la communauté humaine ; ce n'est en aucune façon la France, c'est la Terre.

Nous nous réclamons de la conscience universelle qui se lie à la liberté morale et à la solidarité de ceux qui ne possèdent rien, comme la conscience nationale se lie à la contrainte et à la solidarité des riches.

Les possibilités de réalisation concrète dans ce sens, telles qu'elles résultent des données de la science et de la connaissance méthodique, doivent faire l'objet d'un exposé approfondi.

QUESTIONS SOCIALES ET QUESTIONS SEXUELLES

par Maurice Heine et Benjamin Péret

Préexistantes à la question sociale, non moins impérieuses chez les primitifs que chez les civilisés, refoulées par les tabous autant que par les codes, les questions sexuelles risquent d'échapper à leur solution révolutionnaire, pour peu que les tenants de la Révolution s'obstinent, contre toute logique, à les ignorer. Prétendre, comme ils s'en accordent trop souvent la facilité, que les « perversions » sexuelles résultent des vices sociaux du capitalisme et disparaîtront en même temps que les classes, c'est faire bon marché des leçons de l'expérience et, naïvement, trahir le matérialisme historique. En somme, la sexualité pose, de manière aiguë, un problème social, qu'il importe de soustraire aux pernicieuses conséquences du mépris et de la contrainte : tâche urgente, qui revient à arracher à la religion son masque de morale, au bras séculier son armure de lois. Aucun compromis n'est recevable entre ces pièces anatomiques du passé et les conditions de l'avenir humain.

L'AUTORITE, LES FOULES ET LES CHEFS

par Georges Bataille et André Breton

Sans aucune exception, toute révolution jusqu'ici a été suivie d'une individualisation du pouvoir. Ce fait pose pour les révolutionnaires une question essentielle, sans doute même la question capitale. Nous pensons qu'une telle question doit être élucidée de la façon la plus ouverte, sans optimisme aveugle comme sans recul. Toutes les ressources de la psychologie collective la plus moderne doivent être employées à la recherche d'une solution heureuse, écartant les facilités utopiques. Le refus devant l'autorité et la contrainte peut-il, oui ou non, devenir beaucoup plus que le principe de l'isolement individuel, le fondement du lien social, le fondement de la communauté humaine ?

LES PRECURSEURS DE LA REVOLUTION MORALE SADE - FOURIER - NIETZSCHE

L'EXTREMISME REVOLUTIONNAIRE DE SADE

par Maurice Heine

Historiens et sociologues n'ont guère, jusqu'à présent, soupçonné l'importance du rôle tenu par Sade dans les dix suprêmes années du XVIIIe siècle. Son activité personnelle, ses écrits et discours politiques, les pages philosophiques de ses romans firent pourtant du ci-devant marquis le ferment de subversion le plus virulent que la Révolution française eût extrait des puissances mêmes qu'elle méditait d'abattre. Que ce fût dans la section des Piques, où son athéisme l'opposait à Robespierre, aux séances de la Commune de Paris ou de la Commission des hôpitaux, à la barre de la Convention, en mission dans les départements, partout à l'extrême pointe du combat civique, ce quinquagénaire témoigna son ardeur juvénile et sa généreuse humanité. Il était cependant trop philosophe pour méconnaître que la révolution sociale n'obtiendrait qu'un succès éphémère, sans la révolution morale propre à lui gagner définitivement les esprits. Et c'est dans la pensée de former un homme nouveau, capable de fixer les conquêtes du régime déjà déclinant, qu'il lança le cri d'appel et d'alarme : Français, encore un effort si vous voulez être républicains ! A ce pamphlet désespérément ironique, rien, en 1795, ne pouvait répondre... Mais quand les hommes de 1848, pressentant à leur tour la précarité de leur victoire et le péril mortel qui lui vient de la religion, cherchent un texte décisif pour libérer les esprits de la discipline judéo-chrétienne, c'est encore à l'écrit de Sade qu'ils sont forcés de recourir. Ainsi, sans nom d'auteur, mais « pour une croisade contre tous les dogmes religieux », reparaît en l'an LVI de la R.F., Français, encore un effort... Aujourd'hui même, l'athéisme essentiel de ces pages continue à s'imposer comme une nécessité actuelle : l'esprit de Sade est vivant parmi nous.

FOURIER

par Pierre Klossowski

La discipline morale d'un régime périmé est fondée sur la misère économique, qui rejette le jeu libre des passions comme le plus redoutable danger. Fourier envisageait une économie de l'abondance résultant au contraire de ce jeu libre des passions. Au moment où l'abondance est à la portée des hommes et ne leur échappe qu'en raison de leur misère morale, n'est-il pas temps d'en finir avec les estropiés et les castrats qui imposent aujourd'hui cette misère, pour ouvrir la voie à l'homme libéré de la contrainte sociale, candidat à toutes les jouissances qui lui sont dues - la voie qu'il y a un siècle a indiquée Fourier ?

NIETZSCHE

par Georges Ambrosino et Georges Gilet

Il semble que seuls ont pu se réclamer de Nietzsche des hommes qui le trahissaient misérablement. Il semble que l'une des voix humaines les plus bouleversantes se soit faite entendre en vain. L'anti-chrétien violent, le contempteur de l'ânerie patriotique, pour avoir fait siennes toutes les exigences patriotiques, toutes les fiertés, demeurera-t-il la victime des philistins et des bêtes de troupeau, la victime de la platitude universelle ?

Nous ne croyons pas, nous, à l'avenir des philistins. La voix orgueilleuse et brisante de Nietzsche reste pour nous annonciatrice de la Révolution morale qui vient, la voix de celui qui a eu le sens de la Terre... Le monde qui naîtra demain sera le monde annoncé par Nietzsche, le monde qui liquidera toute la certitude morale.

POLEMIQUE ET ACTUALITE

En plus de ces cahiers consacrés à des sujets d'intérêt constant, nous nous proposons de faire paraître à chaque occasion des fascicules-suppléments de quatre pages destinés à suivre l'actualité. Le premier de ces fascicules rédigé par J. Bernier et G. Bataille paraîtra au début de février sous le titre La Révolution ou la Guerre ; il traitera des problèmes de politique extérieure et opposera radicalement notre action à tous ceux qui préparent aujourd'hui la répétition de la guerre de 1914 ; qui sous le prétexte de lutter contre le fascisme, préparent une nouvelle croisade des démocraties.

[Novembre 1935.]

Lettre à Benjamin PÉret

L'Isle-sur-Sorgue, 8 décembre 1935.

Selon un procédé caractéristique, j'apprends par tout autre, hélas, que par toi-même - rendons hommage à ta sordide discrétion -, la redoutable « prise » que tu viens de faire sur « l'avoir » privé de Georges Sadoul, ô poète pratique, en l'occurrence une lettre de moi. Comme tu es, je le suppose, l'adversaire logique et scrupuleux de la propriété en tous genres, tu t'es empressé, paraît-il, de restituer ladite lettre à son heureux destinataire, Sadoul, c'est-à-dire Breton ! Mes compliments.

Pour ma part, je ne verrais aucun inconvénient politique à ce geste excrémentiel - ton ancêtre le Capitaine Bouchardon, que tu n'as pas encore osé mettre en vers, l'aurait estimé à sa juste valeur - si le silence complaisant qui l'a accueilli ne risquait de me situer à nouveau dans l'atmosphère de votre rade. J'ai repris ma liberté voici treize mois, sans éprouver en revanche le besoin de cracher sur ce qui durant cinq années avait été pour moi tout au monde. On s'est montré correct à mon égard. C'est bien ainsi que je l'entendais. Que ne t'es-tu maintenu, Péret, dans cette tradition de loyauté...

Elle ne t'aura rien appris, à toi ainsi qu'à quelques autres, cette « sombre » lettre que vous n'ayez su déjà. J'ai dit, répété, développé à ceux d'entre vous dont la présence ne constitue pas un emmerdement, son contenu, au hasard des conversations particulières. C'est pourquoi je discerne mal le mobile qui t'a fait agir. Les kleptomanes, l'acte commis, obtiennent l'apaisement.

Je vais me mettre nettement en lumière, pour dissiper toute équivoque, ô dur d'oreille : « J'ai publié dans Minotaure, sous le pseudonyme de Ramuz, de loin le plus mauvais texte de ma carrière, ce, moyennant la complicité de mon cousin germain secret et confident Tériade. Ensuite pour noyer habilement ce hareng-saur, j'ai soutenu publiquement, non sans succès, les desseins surrévolutionnaires de l'illégal Minotaure, etc... »

Au cours de tes visites, rue de la Convention, je me souviens de t'avoir, très sérieusement, entretenu sur ce que je considère comme un écart de pensée autant qu'une erreur de tactique de Breton, soit le texte titré « L'actualité poétique », indésirable manifeste-aquarium où sous les projecteurs de talent habituels, nous voyons évoluer, assistés de toute la sympathie de l'auteur - où diable va se nicher le masochisme ? - les divers spécimens, du microbe au poisson plat, de la faune chrétienno-écrivassière, enfants de Luther, de Marie, de Madeleine, tournesol sous le froc, qui ont nom : Esprit, Jouve, Reverdy, etc. J'ai déploré devant témoin, et tu m'approuvais alors, ô Caméléon du mont Pelé, que Breton en arrive à utiliser cette funèbre tribune, pour faire entendre sa voix de théoricien, à cet instant égarée. Déclaration médiocre, auditoire contestable, ce fut pour certains qui ne connaissent pas la personnalité brillante-décevante-dépressive de Breton un mécompte amer. Je pense que la poésie peut sans risque disparaître en plongée, un temps indéterminé ; son action dérivée de l'occulte opère tout en cheminant ; en conséquence menus dégâts. Il en va autrement de l'apport idéologique. Dans le domaine des idées, le remarquable est de passer à l'exécution, avec un minimum de perte de temps. La Révolution a vu se lever des adversaires à sa taille. Nous ne devons pas les ignorer ; fussent-ils dans nos propres rangs. Vigilance, intransigeance, lucidité ; ces mots d'ordre brûlent dans l'actuel.

Le Surréalisme s'est carrément engagé, au cours des deux dernières années, dans une voie qui le conduit infailliblement à la maison de retraite des Belles-Lettres et de la Violence Réunies. Ce n'est pas la formation de « Contre-Attaque » qui me fera changer d'avis ; bien au contraire. Pourquoi ne pas reconnaître honnêtement qu'il y a eu abus et surestimation au départ, après l'admirable Dada ? On avait cru la distance moins longue. L'arc-en-ciel était alors un séduisant vélodrome. On s'est trompé, simplement. Ceci n'est rien. La gravité est dans le fait d'avoir manqué, à l'heure critique, de courage. Il fallait « dissoudre », en beauté, le Surréalisme pour lui éviter la honte de devenir centenaire. Mais vous n'êtes pas fatalistes ? La descendance de Sade, de Rimbaud, de Lautréamont serait-elle toute intellectuelle ?

Ce compromis affligeant entrevu, je me suis refusé à le sanctionner. Je prends congé de la foire. Si le pessimisme ne se teintait pas d'un espoir infinitésimal, nous cesserions de lui appartenir. Rien de plus ankylosant que l'exercice ! Tu ne nieras pas qu'à un moment donné, l'oeil et le goût s'irritent d'avoir à supporter tant d'indéracinables promeneurs, aux propos éculés, attristants prétentieux, arrêtés dans leur croissance ! Les convulsions de la Beauté, qui ne mouille plus son cadre, croulent en sursauts de lassitude, sous une empirique moisissure... Volonté de s'inspirer d'êtres qui quelque part, isolément dans le monde, accordent rigoureusement leurs actes du jour avec leurs pensées de la nuit. Au sein du Surréalisme j'en ai connu deux : l'un s'est tué, Crevel, l'autre est Eluard.

Maintenant, Péret, grand poète, mais triste salaud, souhaitant des jours meilleurs, d'ailleurs sans y croire, transmets mes sentiments choisis aux asticots du « Cadavre », embaumés dans « Contre-Attaque ».

René Char

[Exposition de dessins surrÉalistes]

Une main liée au coeur palpitant.

Man Ray

Peinture : je sais la beauté par peur.

Hans Bellmer

Soufre sublime écume de la solitude.

Wolfgang Paalen

Je n'attends rien de ma réflexion, mais je suis sûr de mes réflexes.

Yves Tanguy

Une course de taureaux dans l'eau.

Oscar Dominguez

Les feuilles de l'arbre avec le temps vont pourrir et disparaître. La souche seule va rester toute nue.

Joan Miró

Le rêve ne vaut pas seulement pour et par les évasions qu'il permet. Il est la base même d'une réalité nouvelle et toujours en voie de devenir.

Valentine Hugo

En cédant tout naturellement à la vocation de reculer les apparences et de bouleverser les rapports des « réalités », la peinture surréaliste a pu contribuer, le sourire aux lèvres, à précipiter la crise de conscience générale qui doit avoir lieu de nos jours.

Max Ernst

Un tableau surréaliste s'écrit comme un poème et se mange comme un objet de première nécessité.

Maurice Henry

N'attendez plus. Le rideau s'est levé sur une fenêtre en feu.

Marcel Jean

Le prîntemps vîent en mîlle feuîlles de beurre fîn.

Meret Oppenheim

La main de Michel-Ange se promène autour de sa tête.

Louis Fernandez

Un chose est certaine, c'est que je hais, sous toutes ses formes, la simplicité.

Salvador Dali

Teinturerie Rrose Sélavy : robe oblongue pour personne affligée du hoquet.

Marcel Duchamp

La réalité de l'élément qui nous livre son secret est bien le lieu d'où il ne faut s'écarter à aucun prix, c'est un point de repère.

René Magritte

Sadistiches Motiv, sadistiches Motiv, sadistiches Motiv.

Leonor Fini

[Décembre 1935.]

[La Patrie et la Famille]

CONTRE-ATTAQUE LA PATRIE ET LA FAMILLE (1)

Dimanche 5 janvier 1936, à 21 heures, au Grenier des Augustins, 7, rue des Grands-Augustins (métro Saint-Michel).

CONTRE L'ABANDON DE LA POSITION REVOLUTIONNAIRE REUNION DE PROTESTATION

Un homme qui admet la patrie, un homme qui lutte pour la famille, c'est un homme qui trahit. Ce qu'il trahit, c'est ce qui est pour nous la raison de vivre et de lutter.

La patrie se dresse entre l'homme et les richesses du sol. Elle exige que les produits de la sueur humaine soient transformés en canons. Elle fait d'un être humain un traître à son semblable.

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(1) Il va de soi que famille et patrie restent solidaires de religion, sujet beaucoup plus vaste qu'on n'imagine et sur lequel nous nous exprimerons dans une réunion ultérieure.

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La famille est le fondement de la contrainte sociale. L'absence de toute fraternité entre le père et l'enfant a servi de modèle à tous les rapports sociaux basés sur l'autorité et le mépris des patrons pour leurs semblables.

Père, patrie, patron, telle est la trilogie qui sert de base à la vieille société patriarcale et, aujourd'hui, à la chiennerie fasciste.

Les hommes perdus d'angoisse, abandonnés à une misère et à une extermination dont ils ne peuvent pas comprendre les causes, se soulèveront un jour, excédés. Ils achèveront alors de ruiner la vieille trilogie patriarcale : ils fonderont la société fraternelle des compagnons de travail, la société de la puissance et de la solidarité humaine.

Prendront la parole dimanche 5 janvier :

Georges Bataille, André Breton, Maurice Heine, Benjamin Péret.

[Les 200 Familles]

<Fig>

[Les Fascistes lynchent LÉon Blum]

Camarades,

Les fascistes lynchent Léon BLUM.

Travailleurs, c'est vous tous qui êtes atteints dans la personne du chef d'un grand parti ouvrier.

Blum avait proposé de faire nettoyer le Quartier Latin infesté de fascistes par 15 000 prolétaires descendus des faubourgs.

La menace avait donc porté.

Camarades, c'est seulement la crainte de l'offensive qui touche nos ennemis.

La défensive c'est la mort !

L'offensive révolutionnaire ou la mort !

CONTRE-ATTAQUE

[16 février 1936 ; L'Action française, 17 février 1936.]

CONTRE-ATTAQUE

Appel à l'Action

- Qu'est-ce qui fait vivre la société capitaliste ?

- Le travail.

- Qu'offre la société capitaliste à celui qui lui donne son travail ?

- Des os à ronger.

- Qu'offre-t-elle par contre aux détenteurs du capital ?

- Tout ce qu'ils veulent, plus qu'à satiété, dix, cent, mille dindes par jour, s'ils avaient l'estomac assez grand...

- Et s'ils n'arrivent pas à manger les dindes ?

- Le travailleur chôme, crève de faim et plutôt que de les lui donner, on jette les dindes à la mer.

- Pourquoi ne pas jeter à la mer les capitalistes au lieu des dindes ?

- Tout le monde se le demande.

- Que faut-il pour jeter à la mer les capitalistes et non les dindes ?

- Renverser l'ordre établi.

- Mais que font les partis organisés ?

- Le 31 janvier, à la Chambre, Sarraut s'écrie : « Je maintiendrai l'ordre établi dans la rue. »

Les partis révolutionnaires (!) APPLAUDISSENT.

- Les partis ont-ils donc perdu la tête ?

- Ils disent que non mais M. de la Rocque leur fait peur.

- Qu'est-ce donc que ce M. de la Rocque ?

- Un capitaliste, un colonel et un comte.

- Et encore ?

- Un con.

- Mais comment le con peut-il faire peur ?

- Parce que, dans l'abrutissement général, il est le seul qui agisse !

CAMARADES,

Un colonel s'agite et crie qu'il faut tout changer. Il est le seul à s'organiser pour la lutte et à prétendre qu'il saura faire que tout change. Il ment, mais il est le seul sur la scène politique qui ne soit pas parlementaire, alors que le dégoût de l'impuissance parlementaire est porté à son comble ! Les foules ont conscience qu'aux événements, il faut savoir commander, et non offrir le spectacle écoeurant du parlementarisme bourgeois : désordre, bavardage et inavouable besogne. Les foules commencent à attendre en dehors du Parlement, un « homme », un maître... Et dans l'aberration générale, un Colonel de la Rocque semble déjà aux yeux d'un grand nombre l'homme attendu.

L'aberration va jusqu'à voir dans ce personnage le « maître » capable de commander aux événements. Jusqu'à voir un « maître » dans l'« esclave » le plus impuissant : l'esclave du système capitaliste, l'esclave d'un mode de production qui condamne les hommes à un gigantesque effort sans résultat autre que l'épuisement, la faim ou la guerre !

Nous affirmons que ce n'est pas pour un seul, mais pour TOUS, que le temps vient d'agir en MAITRES. D'individus impuissants, les masses n'ont rien à attendre. Seule, la REVOLUTION qui approche aura la puissance de COMMANDER aux événements, d'imposer la paix, d'ordonner la production et l'abondance.

TRAVAILLEURS,

La défensive qu'on vous propose ne signifierait pas seulement le maintien de l'exploitation capitaliste : elle signifierait la défaite assurée, hier en Allemagne et en Italie, demain en France, à tous ceux qui sont devenus incapables d'attaquer.

Le temps n'est plus aux reculs et aux compromis.

Pour l'action - ORGANISEZ-VOUS ! Formez les sections DISCIPLINEES qui seront demain le fondement d'une autorité révolutionnaire implacable. A la discipline servile du fascisme, opposez la farouche discipline d'un peuple qui peut faire trembler ceux qui l'oppriment.

Il n'est plus question, cette fois, d'une lutte sans issue contre nos semblables, aux ordres des aveugles qui conduisent les peuples. La lutte contre tous ceux qui font de l'existence humaine un bagne exigera aussi l'abnégation, le courage héroïque et, s'il le faut, le sacrifice de la vie, mais l'enjeu est la libération des exploités et le désespoir de ceux que nous haïssons.

Camarades, vous répondrez aux aboiements des chiens de garde du capitalisme par le mot d'ordre brutal de

CONTRE-ATTAQUE !

[Février 1936.]

CONTRE-ATTAQUE

Sous le feu des canons français... et alliés

1. HITLER GEGEN DIE WELT DIE WELT GEGEN HITLER HITLER CONTRE LE MONDE LE MONDE CONTRE HITLER

Cette pseudo-dialectique qui s'étale sur la couverture d'une brochure stalinienne ornée de quatre haches sanglantes disposées en forme de croix gammée, suffit à prouver que la politique communiste a rompu définitivement avec la révolution. Faire appel au monde tel qu'il est contre Hitler, c'est en effet qualifier ce monde en face du national-socialisme, alors que l'attitude révolutionnaire implique nécessairement une disqualification (disqualification dont rendaient compte il y a peu des expressions méprisantes comme monde bourgeois ou monde capitaliste).

2. L'adhésion au groupe des vainqueurs de 1918 de l'U.R.S.S. et des communistes, a entraîné par là-même leur adhésion au traité de Versailles et à toute une série d'élucubrations sinistres qui l'ont suivi. Il est normal que de la qualification du monde découle, sur la route du reniement, la qualification des instruments diplomatiques qui servent à donner à ce monde un semblant de cohésion.

3. Nous sommes, nous, pour un monde totalement uni - sans rien de commun avec la présente coalition policière contre un ennemi public n° 1. Nous sommes contre les chiffons de papier, contre la prose d'esclave des chancelleries. Nous pensons que les textes rédigés autour du tapis vert ne lient les hommes qu'à leur corps défendant. Nous leur préférons, en tout état de cause, et sans être dupes, la brutalité antidiplomatique de Hitler, moins sûrement mortelle pour la paix que l'excitation baveuse des diplomates et des politiciens.

Pour CONTRE-ATTAQUE : Paul Acker, Pierre Aimery, Georges Ambrosino, Georges Bataille, André Breton, Claude Cahun, Jacques Chavy, Jean Dautry, Jean Delmas, Henry Dubief, G. Ferdière, Reya Garbarg, Arthur Harfaux, Maurice Heine, Maurice Henry, Georges Hugnet, Marcel Jean, Pierre Klossowski, Léo Malet, Suzanne Malherbe, Georges Mouton, Henry Pastoureau, Benjamin Péret, Jean Rollin, Gui Rosey.

[Mars 1936.]

A CEUX QUI N'ONT PAS OUBLIE LA GUERRE DU DROIT ET DE LA LIBERTE

Travailleurs, vous êtes trahis !

Développant partout les restrictions et l'angoisse, le nationalisme étend peu à peu sa nuit sur toute la Terre. AU NATIONALISME AGRESSIF DES PAYS PAUVRES, REPOND, DANS LES PAYS RICHES, LE NATIONALISME DE LA PEUR.

Aveuglés par l'avidité et la panique, les troupeaux humains, par millions, sont prêts à s'entretuer.

Dans cet affolement de la nature humaine tout entière, quelles voix font entendre ceux qui s'étaient dressés autrefois avec la résolution de délivrer le monde de ses sanglantes pratiques militaires ?

Nous nous rappelons que les masses humaines ont été une fois soulevées par le parti communiste opposant au capitalisme et à sa guerre l'arme brisante du défaitisme révolutionnaire.

Une confusion nouvelle semble s'ajouter aujourd'hui à la stupeur générale. Sous prétexte du maintien de la paix, ceux qui s'élevaient jusque-là contre la guerre sont ouvertement entrés dans l'un des camps. L'Humanité enregistre aujourd'hui sans réserves le message belliqueux de Sarraut. Elle répond à cet appel par un mot d'ordre abject : L'UNION DE LA NATION FRANCAISE.

La guerre entre les chiens impérialistes soulevait le dégoût : les communistes s'emploient aujourd'hui à la camoufler en croisade. Ils brandissent sur un monde accablé le drapeau d'une croisade anti-fasciste : annonciateur d'une duperie sanglante...

Dans la nuit où toutes choses humaines déraillent lentement, les communistes se sont réduits au rôle de défenseurs du statu quo fixé à Versailles. Ils se préparent à servir demain d'aboyeurs à l'Etat-Major français, quand cet Etat-Major enverra au poteau tous ceux qui n'auront pas oublié ce qu'ils ont lu dans L'Humanité d'hier.

L'armée allemande envahit aujourd'hui une région allemande au mépris des traités...

Conformément aux mêmes traités, l'armée française, en 1923, envahissait la Ruhr.

La forfanterie illégale de Hitler répond à la brutalité légale de la France. Les policiers de Versailles et de la Ruhr, afin de mieux assurer la sécurité française, ont accouché l'Allemagne de Hitler ! NOUS N'AVONS RIEN DE COMMUN AVEC LA DEMENCE INFANTILE DU NATIONALISME ALLEMAND, RIEN DE COMMUN AVEC LA DEMENCE SENILE DU NATIONALISME FRANCAIS.

Dans ce monde obscur, où se heurtent des stupidités qui se composent et se complètent l'une l'autre, nous ne pouvons que nous reconnaître formellement étrangers.

Lorsque M. Sarraut refuse de « laisser placer Strasbourg sous le feu des canons allemands », nous comprenons que nous sommes situés en dehors d'un monde où une telle phrase peut être énoncée sans soulever la répugnance et même le rire (1).

Lorsque Staline couvre de son autorité l'armement français, lorsque Radek excite les nationalistes de ce pays à la haine de l'Allemagne, nous nous considérons comme trahis ; nous refusons d'emboîter le pas derrière ceux qui s'apprêtent au massacre mutuel.

Nous n'envisageons pas, dans ce premier texte, les conséquences pratiques et l'efficacité que l'action des masses donnera un jour à un tel refus. La lutte qui nous oppose au tumulte général, nous la mènerons jusqu'à la limite de nos forces. Mais quel que soit ce résultat, heureux, ou, pour un temps, misérable, nous maintiendrons face à l'abrutissement des nationalistes de tous pays, de tous partis, l'intégrité d'une volonté inaccessible à la panique. Nous méconnaissons les liens formels qui prétendent nous attacher à une nation quelconque : NOUS APPARTENONS A LA COMMUNAUTE HUMAINE, TRAHIE AUJOURD'HUI PAR SARRAUT COMME PAR HITLER ET PAR THOREZ, COMME PAR LA ROCQUE.

La réalité inébranlable et dominante de cette communauté sera maintenue même par une minorité d'hommes, au-dessus des crimes des nationalismes de tous les pays : jusqu'au jour où les peuples, épuisés par les déments qui les conduisent, reconnaîtront l'issue libératrice.

Georges Bataille, Jean Bernier, André Breton, Lucie Colliard, Paul Eluard, Maurice Heine, P. Kaan, Marcel Martinet, Georges Michon, Alphonse Milsonneau, Pierre Monatte, Jean Rollin, Pierre Ruff, André Weill.

[Mars 1936.]

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(1) Les Allemands, à bon droit, répondent : « M. Sarraut estime sans doute normal, et supportable pour une grande nation que Fribourg, Carlsruhe, Mannheim, Sarrebruck, Trêves et beaucoup d'autres villes allemandes se trouvent exposées au feu des canons français » ...

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[La rupture avec « Contre-Attaque »]

Les adhérents surréalistes du groupe « Contre-Attaque » enregistrent avec satisfaction la dissolution dudit groupe, au sein duquel s'étaient manifestées des tendances dites « surfascistes », dont le caractère purement fasciste s'est montré de plus en plus flagrant. Ils désavouent par avance toute publication qui pourrait être faite encore au nom de « Contre-Attaque » (telle qu'un Cahier de Contre-Attaque n° 1, quand il n'y en aura pas de suivants). Ils saisissent l'occasion de cette mise en garde pour affirmer leur attachement inébranlable aux traditions révolutionnaires du mouvement ouvrier international.

Pour le groupe surréaliste :

Adolphe Acker, André Breton, Claude Cahun, Marcel Jean, Suzanne Malherbe, Georges Mouton, Henri Pastoureau, Benjamin Péret.

[L'Oeuvre, 24 mars 1936.]

IL N'Y A PAS DE LIBERTE POUR LES ENNEMIS DE LA LIBERTE

(Robespierre)

Les garnisons du Maroc espagnol et certaines divisions métropolitaines sont en état de rébellion. Des troupes africaines tentent de débarquer à Algésiras. Toute l'Espagne ouvrière se dresse unanime contre l'orage fasciste. Les mineurs de Rio Tinto partent pour Séville insurgée, escortés de camions remplis de dynamite. Les mineurs de Linares occupent le défilé de Despeñaperros pour barrer la route à l'armée andalouse. Madrid menacée sera défendue par les vaillants combattants d'Octobre venus des Asturies.

Le Frente popular comprend maintenant ce qu'il en coûte de ménager l'ennemi de classe : le gouvernement distribue enfin les armes aux masses ouvrières. Les milices aussitôt constituées patrouillent et veillent.

Le gouvernement français du Front populaire qui a ménagé l'ennemi fasciste plus encore que celui d'Espagne comprendra-t-il qu'il est menacé du même danger ? Jusqu'à quand les partis qui l'appuient vont-ils négliger d'armer la classe ouvrière ?

Il est toutefois une mesure de solidarité internationale qui s'impose de toute urgence. La différer serait faiblir au mépris de toute prudence, de toute justice, de toute pudeur : Gil Robles, l'homme du fascisme espagnol s'est réfugié à Biarritz :

Arrêtez Gil Robles

Le 20 juillet 1936.

Adolphe Acker, André Breton, Claude Cahun, Paul Eluard, Arthur Harfaux, Maurice Henry, Georges Hugnet, Marcel Jean, Dora Maar, Léo Malet, Georges Mouton, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Gui Rosey, Yves Tanguy, et un certain nombre de camarades étrangers.

NeutralitÉ ? Non-Sens, Crime et Trahison !

Ici, le Français est haï ; là, il est suspect. Il ne faut pas conserver d'illusion. Ceux qui, pendant la grande guerre, acclamaient le Kaiser ne nous pardonnent pas de l'avoir vaincu. Mais ceux qui attendaient le secours de nos armes sont déçus.

Emmanuel BOURCIER, envoyé spécial en Espagne de L'Intransigeant, dépêche du 15 août 1936.

La politique de « neutralité », instaurée par le ministère français des Affaires étrangères, commence à porter ses fruits d'amertume et de cendre : déjà le fascisme escompte un premier et sanglant échec du Front populaire.

A l'égard du Frente popular (*) en lutte pour la liberté de l'Occident, la « neutralité » qu'observe le gouvernement français équivaut à l'application de sanctions plus rigoureuses que n'en connut jamais l'Italie fasciste, en rupture de

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(*) Nous disons pour simplifier Frente popular sans oublier pour cela les groupements qui se situent en dehors de lui ; C.N.T., F.A.I., POUM, et sont aujourd'hui à l'avant-garde du mouvement.

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pacte pour l'asservissement de l'Ethiopie. Pourquoi cette atroce dérision de la solidarité qui lie cependant, à la vie, à la mort, les deux démocraties de France et d'Espagne ?

A travers l'impéritie ou la trahison de certains hommes, moins consistants que des fantômes, transparaît clairement le plan méthodique de l'inexorable volonté de puissance fasciste.

Premier acte : assurer par tous les moyens - y compris le chantage à la guerre contre la France - le triomphe de la coalition financière, industrielle, cléricale et militaire qui doit, par la guerre civile et au seul prix du sang espagnol, conquérir l'Espagne au fascisme.

Deuxième acte : se retourner ensuite contre la France, à peine éveillée de sa léthargie neutraliste, pour la sommer - sous une nouvelle et plus grave menace de guerre - d'entrer dans une confédération des Etats fascistes ; en cas de refus, conquérir à son tour la France au moyen d'« insurgés nationaux » répandant le sang « français » ; et, pour assurer le succès de cette autre guerre civile, bloquer, sous prétexte de neutralité, toutes les frontières maritimes de ce pays avant d'envahir, en cas de nécessité, ses trois frontières terrestres des Vosges, Alpes et Pyrénées.

Troisième acte : tandis que l'Angleterre, encore perplexe, s'interrogera sur l'attitude la plus conciliable avec les intérêts britanniques, lancer l'Europe continentale à l'assaut des frontières occidentales de l'U.R.S.S. simultanément attaquée en Asie par le Japon et la Chine fascistes.

La neutralité de l'Amérique étant assurée, le plan fasciste d'hégémonie mondiale apparaît réalisable. Pour mieux dire, sa réalisation est d'ores et déjà commencée.

Vouloir maintenant empêcher de se constituer en Europe deux blocs hostiles témoigne (d') une conception politique qui retarde au moins de quinze ans. Les deux blocs sont aujourd'hui des réalités, non seulement sur la carte, mais, ce qui est plus grave, dans les esprits. Aujourd'hui la moitié « nationaliste » de la France, empoisonnée par une presse stipendiée, est, consciemment ou non, acquise au fascisme et prête à se prostituer à Hitler et à Mussolini. Si donc le Front populaire, qui prétend gouverner, continue à ménager libéralement ses ennemis de l'intérieur et à « sanctionner » impérieusement ses amis de l'étranger, demain la « France » du passé et de la mort pourra espérer réduire, anéantir, celle de l'espoir et de la vie - de l'espoir et de la vie qui ne reconnaissent aucune frontière. Ce ne sont pas seulement aujourd'hui deux Espagnes qui s'entr'égorgent.

Ressaisis-toi, Front populaire ! Au secours de l'héroïque Frente popular ! Non plus avec des discours et des motions, mais avec des volontaires et du matériel !

Renouvelle-toi, Front populaire ! Rejette loin de toi les ganaches et les traîtres ! Ils se sont déjà découverts ! Entreprends sans délai une épuration impitoyable ! Souviens-toi de l'avertissement de Saint-Just : « La révolution est dans le peuple et non point dans la réputation de quelques personnages ».

Front populaire ! Organise d'urgence les masses ! Constitue, exerce, arme les milices prolétariennes sans lesquelles tu n'es qu'une façade ! L'instant est venu de mettre à profit ce vieil argument de tes adversaires : l'affirmation concrète de la force est le premier garant de sécurité !

Paris, le 20 août 1936.

Adolphe Acker, André Breton, Maurice Heine, Georges Hugnet, Léo Malet, Georges Mouton, Henri Pastoureau, Gui Rosey, Yves Tanguy.

LE PROCÈS DE MOSCOU

Appel aux Hommes

Du 19 au 24 août dernier, s'est déroulé soudain à Moscou, sur un rythme précipité, un procès politique qui laisse derrière lui, avec les cadavres des seize inculpés, une profonde stupeur. Les principaux accusés avaient été les compagnons et les collaborateurs immédiats de Lénine. Incarcérés depuis dix-huit mois après un premier procès déjà étrange, ces hommes, connus dans le monde entier comme artisans essentiels de la Révolution d'Octobre et fondateurs de la IIIe Internationale, ont pris soudain figure de contre-révolutionnaires et même de bandits de droit commun. Pêle-mêle avec de louches comparses, on les a, selon l'expression du ministère public, abattus « comme des chiens enragés ».

Devant une cause aussi singulière, l'opinion mondiale attendait qu'on lui révèle, à la charge des inculpés, des documents précis, des actes réels. En vain. On l'a mise en face d'un vrai déluge d'aveux, d'aveux énormes, sordides, monotones : les plus notoires survivants du Bolchevisme d'Octobre s'y déshonorent frénétiquement ; un Trotsky y passe et repasse, habillé en agent de la Gestapo hitlérienne. Comment ont été obtenus ces aveux, plus stupéfiants encore que le vague de l'accusation ? Cette scène, en tout cas sinistre, dissimule-t-elle ou non quelque vaste machination ? Nous l'ignorons.

Mais, devant la réalité, quelle qu'elle soit, que recouvre le procès de Moscou, tous ceux, ouvriers ou intellectuels, pour qui la Révolution d'Octobre a signifié une étape décisive vers la justice sociale et déjà, dans la nuit de la guerre des nations, une magnifique renaissance humaine, tous se sont sentis bouleversés. Tous ils veulent, nous voulons SAVOIR.

Nous voulons savoir d'abord - et cela suffit - par simple souci de la dignité humaine.

Nous voulons savoir par solidarité profonde avec le peuple de l'U.R.S.S. A tue-tête les ennemis de la liberté et de la justice, nos La Rocque et nos Doriot, dénoncent comme le centre de perdition : MOSCOU, MOSCOU ! Contre leur pernicieuse sottise, nous ne possédons, dans une époque anxieuse comme la nôtre, qu'une seule arme efficace : la vérité. Il nous la faut donc cette vérité, et entière, et quelle qu'elle soit.

Les travailleurs français depuis plusieurs mois ont repris conscience d'eux-mêmes ; ils se rouvrent à l'espérance. Mais ils sentent aussi que « l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes », ou jamais ne sera. Pour qu'ils puissent accomplir leur tâche de paix et de justice, il faut avant tout qu'ils voient clair, qu'ils luttent en pleine clarté. Le procès de Moscou barre soudain leur route d'une ombre immense. Cette ombre doit être dissipée ; elle doit l'être au plus tôt.

Ainsi que l'ont demandé déjà divers groupements ouvriers, nous demandons qu'une commission d'enquête internationale, absolument libre, disposant de tous documents, pouvant faire comparaître tous témoins, soit appelée à examiner publiquement le procès de Moscou, ses origines, sa conduite, ses conclusions, et puisse ainsi se prononcer publiquement sur l'ensemble de l'affaire. Nous demandons simplement la plus élémentaire justice.

Nous nous adressons aux hommes de tous les partis qui se disent dévoués à la libération des travailleurs, à tous ceux, quelles que soient leurs idéologies particulières, qui ne reconnaissent de progrès humains que lorsque sont authentiquement accrues la justice sociale et la dignité de l'homme. Qui d'entre ceux-là refuserait de demander LA VERITE ?

Premiers signataires : Magdeleine et Maurice Paz, Paul Rivet, Alain, Paul Desjardins, Marcel Martinet, Georges Dumoulin, Jean Galtier-Boissière, Félicien Challaye, Jeanne et Michel Alexandre, André Breton, Georges Michon, Léon Werth, Emery, Georges Pioch, Henry Poulaille, L. Cancouet, Victor Margueritte, André Philip, Jean Giono, Lucien Jacques, Germaine Decaris, Charles Vildrac, Largentier, Goudchaux-Brunschwig, Betty Brunschwig, Pierre Loewel, Suzanne Lévy, Ludovic Massé, André Alba, Paul Eluard, René Lalou, Jacques Prévert, Hagnauer, Charbit, Wullens, Pierre Monatte, Louis et Gabrielle Bouet, Elie Reynier, Lucie Colliard, Guigui, Camille Drevet, Gouttenoire de Toury, R. Louzon, Daniel Guérin, Dr Mabille, Maurice Weber, Benjamin Péret, Georges Hugnet, Henri Pastoureau, Jacques Baron, Fernand Crommelynk, Georges Bataille, Bovet, Chambelland, Zoretti, Jospin, A. Limbour, Gérard Rosenthal, Jean Van Heyenoort, Dommanget, Georges Boris, Caillaud, Barrué, Marthe Pichorel, Pierre Ogouz, Depreux, Weil-Curiel, Jules Romains.

Signent aussi : Gaston Bergery et Georges Izard,

en déclarant que : 1. La ligne politique de leur organisation ne coïncide pas exactement avec les termes de l'Appel mais que l'essentiel est la conclusion sur laquelle l'accord est complet. 2. S'étant abstenus jusqu'à présent de critiquer le régime intérieur de la Russie, ils jugent nécessaire de poser la question du procès de Moscou parce qu'un tel sujet dépasse les limites de la politique intérieure et qu'il importe à tous les hommes par-delà les frontières.

Nous avons reçu également la déclaration suivante :

« Sans adhérer à tous les termes du présent Appel, nous nous déclarons en complet accord avec le désir de Vérité qui s'y exprime.

Nous sommes trop respectueux de la personne humaine et de ses droits pour ne pas demander la lumière complète sur le procès de Moscou.

Nous approuvons entièrement les propositions d'enquête formulées dans l'Appel. »

Marc Sangnier, Georges Hoog, Maurice Lacroix, Jacques Madaule, Betmale, Gabalda, Mme Ancelet-Hustache, M. Desfour, Paul Botler, A. Lefèvre, P. Tricard-Graveron, Henri Clément, Maurice Schumann, H. Ancelet.

DÉclaration lue par AndrÉ Breton le 3 septembre 1936 au meeting : « la VÉritÉ sur le ProcÉs de Moscou »

CAMARADES,

En notre simple qualité d'intellectuels, nous déclarons que nous tenons le verdict de Moscou et son exécution pour abominables et inexpiables.

Nous nions formellement avec vous le bien-fondé de l'accusation, que les antécédents des accusés dispensent même d'examiner en dépit des prétendus « aveux » de la plupart d'entre eux. Nous tenons la mise en scène du procès de Moscou pour une abjecte entreprise de police, qui dépasse de loin en envergure et en portée celle qui aboutit au procès dit des « incendiaires du Reichstag ». Nous pensons que de telles entreprises déshonorent à jamais un régime.

Nous nous associons, sinon à l'ensemble de ses appréciations politiques, du moins aux conclusions lucides de l'article d'Otto Bauer formulées avant-hier dans Le Populaire : « Ce qui s'est passé à Moscou, c'est plus qu'une erreur, plus qu'un crime, c'est un malheur effroyable qui frappe le socialisme du monde entier, sans distinction d'esprit et de tendance ». C'est, à notre sens, un malheur effroyable dans la mesure où, pour la première fois, à un grand nombre de camarades qui se laisseront abuser, la conscience révolutionnaire est présentée en bloc comme corruptible. C'est un malheur effroyable dans le sens où des hommes vers qui allait, malgré tout, ne fût-ce qu'en raison de leur passé plus ou moins glorieux, notre respect, passent pour se condamner eux-mêmes, pour se définir comme des traîtres et des chiens. Ces hommes, quelles que soient les réserves graves que nous puissions faire sur la solidité de certains d'entre eux, nous les tenons pour totalement incapables, fût-ce dans le désir de continuer à lutter, fût-ce à plus forte raison dans l'espoir d'échapper à la mort, de se nier, de se flétrir eux-mêmes à ce point. Mais où cela cesse d'être un malheur effroyable, c'est à partir du moment où cela nous éclaire définitivement sur la personnalité de Staline : l'individu qui est allé jusque-là est le grand négateur et le principal ennemi de la révolution prolétarienne. Nous devons le combattre de toutes nos forces, nous devons voir en lui le principal faussaire d'aujourd'hui - il n'entreprend pas seulement de fausser la signification des hommes, mais de fausser l'histoire - et comme le plus inexcusable des assassins.

Nous faisons, dans ces conditions, toutes réserves sur le maintien du mot d'ordre : « Défense de l'U.R.S.S. » Nous demandons que lui soit substitué de toute urgence celui de « Défense de l'Espagne révolutionnaire » en spécifiant que tous nos regards vont aujourd'hui, 3 septembre 1936, aux magnifiques éléments révolutionnaires de la C.N.T., de la F.A.I. et du P.O.U.M. qui luttent, indivisiblement à nos yeux, sur le front d'Irun et dans le reste de l'Espagne. Ces éléments, nous ne nous dissimulons pas que Staline et ses acolytes, qui ont passé un pacte d'assistance avec les états capitalistes, s'emploient tant qu'ils peuvent à les désunir. C'est, pour nous, une raison de plus d'attendre d'eux, de leurs forces et de leurs héroïsmes conjugués, le rétablissement de la vérité historique foulée aux pieds non moins systématiquement en U.R.S.S. qu'en Italie et en Allemagne.

Sous une forme concrète, nous nous proposons d'agir à l'intérieur du Comité de Vigilance des Intellectuels pour que soit menée en toute sévérité l'enquête réclamée par le P.O.I. sur les conditions dans lesquelles s'est déroulée, nous le savons déjà, sans le moindre égard, non seulement pour la personnalité des accusés, mais pour la sauvegarde de la dignité humaine, le procès de Moscou, et de contribuer à exiger s'il y a lieu - il y a lieu sûrement - réparation au nom de la conscience internationale, seul élément de progrès, de la conscience internationale dont, Camarades, nous sommes ici un certain nombre à tenir les prescriptions pour sacrées.

Nous saluons à nouveau la personnalité, de très loin au-dessus de tout soupçon, de Léon Trotsky. Nous réclamons pour lui le droit de vivre en Norvège et en France. Nous saluons cet homme qui a été pour nous, abstraction faite des opinions occasionnelles non infaillibles qu'il a été amené à formuler, un guide intellectuel et moral de premier ordre et dont la vie, dès lors qu'elle est menacée, nous est aussi précieuse que la nôtre.

Adolphe Acker, André Breton, Georges Henein, Maurice Henry, Georges Hugnet, Marcel Jean, Léo Malet, Georges Mouton, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Gui Rosey, Yves Tanguy.

[Discours d'AndrÉ Breton à propos du Second ProcÉs de Moscou]

Paris, le 16 janvier 1937

CAMARADES,

Plus de lumière ! « Mehr Licht », tel a été le dernier cri de Goethe ; « plus de conscience ! » tel a été le grand mot d'ordre de Marx. En fait de lumière, avec Staline nous pouvons compter sur celle des procès en sorcellerie du Moyen Age : il faut entrer dans le détail de ces procès - et le prolétariat n'en a pas le loisir - pour trouver un équivalent de l'atmosphère de celui qui s'est déroulé en août dernier, de celui qui se déroule actuellement à Moscou. Et on nous laisse bien entendre que ce n'est pas fini ! En fait de lumière, celle d'un escalier de prison qu'on vous fera descendre à quatre heures du matin, d'un escalier bordé de rigoles comme une table d'amphitéâtre, où, à telle marche, vous recevrez une balle dans la nuque. Les rigoles, c'est pour la cervelle, pour la conscience mais rien ne pourra faire que les vieux compagnons de Lénine n'aient représenté un haut degré de conscience que seront impuissantes à emporter les chasses d'eau modèles des prisons de la Guépéou. Ces hommes qui ont donné mainte et mainte preuve de leur lucidité, de leur désintéressement, de leur dévouement à une cause qui est celle de l'humanité tout entière, l'histoire se refusera à voir en eux des « possédés » au vieux sens religieux du mot comme, à plus forte raison, elle se refusera à tenir Léon Trotsky pour une incarnation du diable au XXe siècle. Le malheur, hier, de Smirnov, de Zinoviev, de Kamenev, aujourd'hui de Radek, de Piatakov, de Sokolnikov, de Serebriakov, demain de Boukharine, de Rakovsky aura cependant été, sur ce point, de faire trop grande confiance à l'histoire, de croire que l'énormité, que l'invraisemblance même des forfaits qu'on leur demandait de reconnaître entraînerait nécessairement l'incrédulité totale, tournerait à la confusion de leur accusateur. Il semble que ce soit de l'excès même de la honte dont ils se couvrent qu'ils attendent qu'un doute radical surgisse à leur profit dans l'opinion. Kamenev ne cessait de surenchérir sur les appréciations du procureur général à son sujet. On nous contait hier que Radek, tout en s'accusant de terrorisme, d'espionnage, de sabotage - que sais-je encore ! - trouvait encore moyen de faire de l'esprit. Mais voyons, camarades, est-ce là l'attitude d'un homme qui sait qu'il va mourir demain déshonoré ? Non, les accusés du second procès comme ceux du premier sont persuadés qu'ils participent à une mise en scène : il suffit pour cela qu'ils aient été mis au secret le jour du premier verdict. Tout le monde s'accorde à admettre - les staliniens eux-mêmes n'y contredisent pas - qu'ils ne doutent pas plus que les précédents d'avoir la vie sauve, c'est-à-dire d'être en mesure de se justifier un jour. Ils ne s'attendent pas à être abattus un à un dans l'escalier de ciment. Un romancier français a précisément imaginé, en supplément à ceux de l'Inquisition, ce supplice plus cruel, plus odieux que tous les autres ; il l'a appelé « la torture par l'espérance ».

Et cette action rocambolesque, où le puéril le dispute à l'atroce, ne peut même passer pour avoir son épilogue dans l'enceinte du tribunal militaire de Moscou. Elle abonde constamment en péripéties nouvelles dont le déroulement déborde un peu plus chaque jour le cadre de l'U.R.S.S. : c'est le vol de la rue Michelet, c'est l'assassinat de Navachine. Il est clair qu'on ne recule devant rien pour faire disparaître les pièces comme les hommes, et avec eux tout ce qui pourrait contribuer à rendre manifeste le plus formidable déni de justice de tous les temps, tout ce qui pourrait démasquer le terrorisme et l'impérialisme de Staline. Camarades, c'est là un climat mortel pour la pensée socialiste elle-même, pour toute l'action révolutionnaire dans le monde. Rien ne doit nous trouver moins indifférents, moins désarmés même devant l'énigme terrible des prétendus aveux. La pensée socialiste ne serait plus rien du jour où elle accepterait de faire bon marché de la dignité humaine, du jour où on l'amènerait à convenir qu'elle est appelée généralement à se trahir et à se nier chez les hommes qui l'ont portée le plus haut. N'oublions pas que Marat, qui vécut si pauvre, fut accusé longtemps de s'être vendu ; qu'on s'ingénia à faire passer Marx pour un agent de Bismark ; que le wagon plombé de Lénine fait encore prendre des airs entendus aux ennemis de la grande révolution d'Octobre. Et Liebknecht, et Rosa Luxembourg ! N'oublions pas et ne faisons pas à Léon Trotsky l'injure de le défendre, à Léon Trotsky puisque c'est essentiellement lui, toujours lui qui est visé et qu'il suffit qu'il soit mis hors de cause pour que toute l'accusation contre d'autres se retourne contre celui qui l'a formulée. Souvenons-nous, camarades. Qui disait : « Peut-on croire un seul instant au bien-fondé de l'accusation selon laquelle Trotsky, ancien président du Soviet des députés de Pétersbourg en 1905, révolutionnaire qui a servi pendant des dizaines d'années la révolution avec désintéressement, aurait quelque rapport avec un plan financé par le gouvernement allemand ? C'est une calomnie manifeste, inouïe, malhonnête lancée contre un révolutionnaire » ? C'est Lénine qui parle ainsi en 1917. Qui a dit : « Tout le travail pratique de l'insurrection [d'octobre] fut mené sous la direction immédiate de Trotsky, président du Soviet de Petrograd. On peut dire avec certitude que le rapide passage de la garnison au Soviet et l'habile organisation du travail du Comité militaire révolutionnaire, le parti en est avant tout redevable au camarade Trotsky » ? Qui délivre, le 6 novembre 1918, à Trotsky, ce certificat qui vaut aujourd'hui tous les autres ? Staline.

Puisque, comme l'écrivent les camarades Louis de Brouckère et Friedrich Adler, président et secrétaire de l'Internationale ouvrière socialiste, le secret de l'instruction préalable et la hâte avec laquelle on est passé de l'achèvement de l'instruction à l'ouverture du procès rendent « matériellement impossible d'envoyer en temps utile des observateurs à Moscou », force nous est une seconde fois de renoncer à savoir sous le poids de quelle contrainte monstrueuse, par le fait de quelle duperie effroyable les accusés s'y conduisent si follement. L'urgence seule doit, en pareil cas, nous dicter notre propre conduite. Pour ne pas tout perdre, elle exige de nous que nous limitions nos objectifs. Ce à quoi nous devons borner nos efforts, c'est à obtenir que ces hommes ne soient pas exécutés, tout en exigeant que des avocats indépendants du gouvernement soviétique soient mis dès maintenant en rapport avec les accusés du troisième procès, puisque nous savons qu'il y aura un troisième procès. En raison de la conclusion très prochaine des débats de celui-ci, nous devons, camarades, à tout le moins faire nôtre la résolution du groupe des avocats socialistes demandant « à la Russie révolutionnaire, qui n'a plus rien à craindre de ses ennemis, de renoncer à la peine de mort en matière politique », mais nous devons aussi la sommer d'y renoncer tout de suite, sous peine de convaincre le monde qu'elle n'est plus la Russie révolutionnaire, d'en convaincre le monde révolutionnaire qui, hélas, n'en est pas encore convaincu.

Telle est la seule tâche concrète à laquelle nous puissions, avec une chance même très minime de résultat, nous consacrer. Mais il y a autre chose en quoi nous ne devons sous aucun prétexte nous laisser dépasser par les événements. Ne nous hypnotisons pas sur le mystère des « aveux ». Concentrons notre attention non pas sur les moyens par lesquels ils ont été arrachés, mais sur les fins pour lesquelles ils ont été arrachés. La solution ne peut être trouvée seulement en U.R.S.S. ; elle doit être cherchée à la fois en U.R.S.S. et en Espagne. En U.R.S.S., il est bien entendu que, pour peu qu'on s'avise de poursuivre une analogie historique, Thermidor est déjà loin en arrière. « Le régime politique actuel de l'U.R.S.S., a dit Trotsky - et on le lui fait bien voir - est un régime de bonapartisme « soviétique » (ou antisoviétique) plus proche par son type de l'Empire que du Consulat. » En 1805, camarades, songez que la partie la plus éclairée de l'opinion allemande, l'élite des philosophes, Fichte en tête, s'est abusée jusqu'à saluer Napoléon comme le libérateur, comme l'envoyé et le porte-parole de la Révolution française. Nous en sommes au même point avec Staline. Les procès actuels sont, d'une part, le produit des contradictions qui existent entre le régime politique du bonapartisme et les exigences du développement d'un pays comme l'U.R.S.S., qui, envers et contre Staline et la bureaucratie, reste un Etat ouvrier. Mais ces procès sont, d'autre part, la conséquence immédiate de la lutte telle qu'elle est engagée en Espagne : on s'efforce à tout prix d'empêcher une nouvelle vague révolutionnaire de déferler sur le monde ; il s'agit de faire avorter la révolution espagnole comme on a fait avorter la révolution allemande, comme on a fait avorter la révolution chinoise. On fournit des armes, des avions ? oui, d'abord parce qu'il est indispensable de sauver la face, ensuite parce que ces armes, à double tranchant, sont appelées à briser tout ce qui travaille, en Espagne, non pas à la restauration de la république bourgeoise, mais à l'établissement d'un monde meilleur, de tout ce qui lutte pour le triomphe de la révolution prolétarienne. Ne nous y trompons pas : les balles de l'escalier de Moscou, en janvier 1937, sont dirigées aussi contre nos camarades du P.O.U.M. C'est dans la mesure même où ils se sont défendus d'être trotskystes qu'on recourt contre eux, dans le dessein de les atteindre par ricochet, on ne s'en cache plus, à l'affreux barbarisme jésuite du « centre parallèle ». Après eux, c'est à nos camarades de la C.N.T. et de la F.A.I. qu'on tentera de s'en prendre, avec l'espoir d'en finir avec tout ce qu'il y a de vivant, avec tout ce qui comporte une promesse de devenir dans la lutte antifasciste espagnole.

Camarades, vous direz avec nous que les hommmes qu'on produit méconnaissables sur les tréteaux branlants des tribunaux de Moscou ont gagné par leur passé le droit de continuer à vivre et que vous faites toute confiance à l'avant-garde révolutionnaire catalane et espagnole pour ne pas se déchirer elle-même et sauver, malgré Staline comme malgré Mussolini et Hitler, l'honneur et l'espoir de ce temps.

André Breton

Lettre ouverte à Monsieur Camille Chautemps,

Président du Conseil des Ministres

Monsieur Jean Zay,

Ministre de l'Education Nationale et des Beaux-Arts

Monsieur Georges Huisman,

Directeur Général des Beaux-Arts

Paris, le 7 août 1937.

Une Exposition d'Art International indépendant vient d'être organisée au Musée du Jeu de Paume, ayant pour but de montrer les origines et le développement de cet art.

Les organisateurs ont adopté pour principe de donner plus d'importance aux artistes étrangers, étant donné le statut du Musée du Jeu de Paume consacré aux expositions d'art étranger. Aussi, est-ce exceptionnellement et pour marquer les origines de l'Art International indépendant que les artistes français qui ont contribué à la création et au développement de cet art devaient avoir une participation restreinte et éducative à cette Exposition.

Nous avons constaté que de nombreux artistes étrangers, dont l'importance et l'apport sont indiscutables et universellement connus, ont été négligés.

Parmi ces artistes, nous pouvons déjà signaler :

Russie ....        ARCHIPENKO, TATLINE, RODCHENKO, MALEWITCH, LISSITZKY.

Pologne ....      STAZEWSKI, STRZEMINSKI, KOBRO.

Hongrie ....      MOHOLY-NAGY.

Tchécoslovaquie ...     SIMA.

Hollande ....    VAN DER LECK, VAN DOESBURG.

Allemagne .... ALBERS, VORDEMBERGE-GILDEWART, RICHTER, SCHWITTERS, MARC, NOLDE, SCHMIDT-ROTTLUF, SEIWERT.

Suisse ....         MEYER-AMDEN.

Italie ....          BOCCIONI, RUSSOLO, CARRA, BALLA, SOFFICI.

Roumanie ....  JANCO, BRAUNER.

Suède ....         EGGELING.

Angleterre ....  MOORE, NASH.

Espagne ....     GARGALLO.

Parmi les artistes français, quelques-uns ont été exposés conformément au principe adopté et sont représentés par une oeuvre, cependant que tous les visiteurs pourront constater que certains autres ont une représentation trop importante, sans respect pour le principe adopté à l'origine et appliqué aux autres Français.

Par contre, un certain nombre d'artistes français, dont l'oeuvre est indiscutablement significative pour l'origine et le développement de l'Art International indépendant, ont été exclus injustement de cette Exposition.

Le but des organisateurs était également de faire de cette Exposition une manifestation didactique. Nous considérons que, par les moyens et la présentation adoptés, ce but ne peut être atteint et le résultat présente de graves dangers quant à l'éducation du public et ses rapports avec les artistes.

Nous nous élevons contre la rédaction de l'avant-propos et du texte explicatif du Catalogue qui sont faux.

Pour tous ces motifs, les soussignés demandent la réorganisation équitable de cette exposition.

André Breton, Brancusi, Louis de Gonzague-Frick, Pierre Courthion, A. Herbin, Tristan Tzara, Kupka, R. Delaunay, Sonia Delaunay, H. Arp, Taeuber-Arp, Georges Hugnet, Albert Gleizes, Benjamin Péret, Survage, Paul Vienney, K. Séligmann, Arthur Sambon, E. Béothy, J. Bucher, Van Doesburg, Paule Vézelay, G. Vantongerloo, Vicente Huidobro, Otto Freundlich, Yves Tanguy, (pour Wolfgang Paalen : Georges Hugnet, pour G. Valmier, décédé : A. Herbin, A. Gleizes), Roubillotte, Max Raphaël, Laure Garcin, Juliette Roche, Rossiné, Lajos Tihaniy, Reth, T. Okamoto, Louis Cattiaux, Fernand Marc, Misztrick de Monda, Prinner, Gabrielle Buffet-Picabia, Wescher, Wahl, Alberto Magnelli, Pola Hanser, Reichel, Kosnick-Kloss, André Thirion, Irène Hamoir, Mesens, Mouton, L. Scutenaire, Marcel Jean, Garnier, Senech.

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Jean Effel.

[Ubu enchaînÉ]

ÉCLOSION ET PROLIFERATION SOCIALE D'UBU

Etant admis que l'humour représente une revanche du principe du plaisir attaché au surmoi sur le principe de réalité attaché au moi, on n'aura aucune peine à découvrir dans le personnage d'Ubu l'incarnation magistrale du soi nietzschéen-freudien qui désigne l'ensemble des puissances inconnues, inconscientes, refoulées dont le moi n'est que l'émanation permise toute subordonnée à la prudence : « Le moi, dit Freud, ne recouvre le soi que par sa surface formée par le système P (perception) par opposition à C (conscience) à peu près comme le disque germinal recouvre l'oeuf. » En l'occurrence, l'oeuf c'est bien M. Ubu, triomphe de l'instinct et de l'impulsion instinctive, comme il le proclame lui-même : « Semblable à un oeuf, une citrouille ou un fulgurant météore, je roule sur cette terre où je ferai ce qu'il me plaira. D'où naissent ces trois animaux (les palotins) aux oreilles imperturbablement dirigées vers le Nord et leurs nez vierges semblables à des trompes qui n'ont pas encore sonné. » Le soi s'arroge, sous le nom d'Ubu, le droit de corriger, de châtier qui n'appartient de fait qu'au surmoi, dernière instance psychique. Le soi promu à la suprême puissance procède immédiatement, comme on sait, à la liquidation de tous les sentiments nobles (« Allez, passez les Nobles dans la trappe »), du sentiment de culpabilité (« A la trappe les magistrats ») et du sentiment de dépendance sociale (« Dans la trappe les financiers »). L'agressivité du surmoi hypermoral envers le moi passe ainsi au soi totalement amoral et donne toute licence à ses tendances destructives. L'humour, comme processus permettant d'écarter la réalité en ce qu'elle a de trop affligeant, ne s'exerce plus guère ici qu'aux dépens d'autrui. On n'en est pas moins, sans contredit, à la source même de cet humour, ainsi qu'en témoigne son jaillissement continuel.

Telle est, selon nous, la signification profonde du caractère d'Ubu, telle est en même temps la raison pour laquelle il excède toute interprétation symbolique particulière. Comme a pris soin de le déclarer Jarry, « ce n'est pas exactement Monsieur Thiers, ni le bourgeois, ni le mufle. Ce sera plutôt l'anarchiste parfait avec ceci qui empêche que nous devenions l'anarchiste parfait que c'est un homme, d'où couardise, saleté, etc. » Mais le propre même de cette création est de se soumettre les formes les plus variées de l'activité humaine, à commencer par les formes collectives. Partant de là, le même Ubu sera prêt à renoncer à l'avantage personnel qui constituait dans Ubu roi son unique mobile pour rentrer dans la masse humaine dont il tendra à personnifier les émotions d'autant plus contagieuses qu'elles sont plus grossières. A la volonté de domination à toute épreuve d'Ubu roi, Ubu enchaîné donne pour pendant une volonté de servilité à toute épreuve. Le surmoi ne s'est dégagé de l'aventure que pour reparaître sous un aspect stéréotypé, consternant, dont vont participer au même degré le fasciste et le stalinien. On reconnaîtra que les événements de ces vingt dernières années confèrent au second Ubu une valeur prophétique inappréciable,

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Pablo Picasso

qu'on évoque la manoeuvre des « hommes libres » au Champ-de-Mars prolongée jusqu'à nous par tous les écrans du monde d'un plus que jamais enthousiasme et unanime « Vive l'armerdre » ou l'attitude du Père Ubu devant ses juges qui prépare si bien l'atmosphère des « procès de Moscou » : « Père Ubu (à son défenseur). - Monsieur, pardon ! Taisez-vous ! Vous dites des menteries et empêchez que l'on écoute le récit de nos exploits. Oui, Messieurs, tâchez d'ouvrir vos oneilles et de ne point faire de tapage... nous avons massacré une infinité de personnes... nous ne rêvons que de saigner, écorcher, assassiner ; nous décervelons tous les dimanches publiquement, sur un tertre, dans la banlieue, avec des chevaux de bois et des marchands de coco autour... ces vieilles affaires sont classées, parce que nous avons beaucoup d'ordre... c'est pourquoi nous ordonnons à messieurs nos juges de nous condamner à la plus grande peine qu'ils soient capables d'imaginer, afin qu'elle nous soit proportionnée ; non point à mort cependant... Nous nous verrions volontiers forçat, avec un beau bonnet vert, repu aux frais de l'Etat et occupant nos loisirs à de menus travaux. »

André Breton

LE FEU AU THEATRE

Il ne s'agit pas d'un de ces Etats tout couverts d'opprobre et de dettes. Ce soir nous allons respirer l'air d'une Barbarie hyperromantique dans laquelle Ubu s'était rendu comme prisonnier. L'endroit tient, vous le verrez, le milieu entre l'Eldorado et le Pérou. Et parce qu'il se cache gracieusement au sein d'un volcan sans autre prétention que d'inspirer beaucoup de curiosité et un peu de terreur, c'est un lieu d'exil, en somme sur mesures, pour l'exercice de nos plus pressantes libertés. Rien donc n'est moins cruel à l'horizon, surtout aux yeux d'Ubu, maître-despote et despote-esclave jusque dans les petits préparatifs de la mort. Un enfer, vous dis-je, pareil à tous les enfers, rouge comme le moindre mal dans toute sa splendeur.

La vie courante serait extraordinaire si on y apportait plus de cynisme qu'il n'en faut pour soutenir notre entière sincérité. L'oser et le tolérer en même temps sont des façons purement poétiques. Le mot à mot de l'existence ne s'en accommode pas ; il exige, au contraire, un pragmatisme de mauvais aloi en accord avec le désaveu que le moi donne au non-moi dans la nature. Chaque individu en impose à la Société dont il dépend et celle-ci lui en impose, en retour, avec usure. Mais se voulant toujours sublime, le critère de la liberté reste toujours anarchique. Dès lors, les écarts de comportement qui nous sollicitent sous le manteau constellé d'adorables psychoses méritent un tout autre examen. C'est là que voulait en venir Jarry. Il y est arrivé en courant, aussi vite que possible, sur le chemin de la liberté.

Gui Rosey

<Fig>

Wolfgang Paalen

APPARITION EXTREMISTE DE LA TATANE

L'extra-maçon planté sur l'Himalaya

Installait le téléphone au manoir féodal.

Lune, tunnel, potence à guillotine,

Le chien de Merdressé sur ses pattes arithmétiques,

Te regarde, ô oeil de boeuf, pendule de marbre.

La belle Landaisire pour les besoins de la chose

Changeait son corps en enseigne lumineuse.

Dans la prison le blason savourait toute sa nuit

De cornemuse appendue aux poings cardinaux

Tels de gros fantômes en toiles de tarentule.

Là-bas, la maison se livre aux expériences d'optique :

Elle recule pour voir comme au front d'une malle

L'ostensoir aux cuisses écartées,

La chouette d'ivoire dans sa lumière d'aquarium,

Une plume, c'est tout l'oiseau.

Les noirs sorciers frémissent à leur bout de table

Et c'est l'aube qui monte dans l'odeur d'été.

Le peintre, le poète, tenant leur cocagne de mât,

Enfouissent leur orgueil dans le grand sable mouvant

Où le donjon pour marquer l'heure

Brûle une fanfare prosternée.

La paillasse de la cathèdre demeurait imprimée

Aux fesses pâles et rousses de la lectrice du processionnaire.

Et déjà, immensément éprise, elle naît plus loin.

Tant il est vrai que le réel ne s'oublie pas.

Les castors refermant leur triptyque de miroir

En entraient comme au déclin d'un jour

Le chant du chercheur d'or, de chasseur de chevelure,

Toute la couleur des mortes

Et de la sorte toutes les paroles des esclaves,

La robe de soufre aux ratures de poignard

Et, voyez-vous bien, la tatane au carrefour des mages.

Georges Hugnet

25 février 1936.

UBU DIEU

Roi par ici

Esclave par là

Aujourd'hui je me suis fait ange

Et je décervelle en toute saison

Comme un ouvreur d'huîtres

Ici pour la civilisation

Chrétienne ou aryenne qu'importe

Ailleurs pour le bien des futurs décervelés

<Fig>

Yves Tanguy

Les pharmaciens ont mis mon ventre lumineux à leur vitrine

Et ma digne femelle écoute aux portes des voisins

Pour les dénoncer à la police

Donc je suis ange

Voyez comme on me vénère dans tous les pays

Mais sotte bête que je suis

Ange je reste esclave d'un dieu

Vite que je lui crève la bouzine

Ainsi je serai dieu à mon tour

Et je pourrai tordre le nez des rois

Et me baigner les pieds dans le sang

Comme un véritable dieu

Benjamin Péret

ORAGES

Orages de la tragédie, ferveur des indignations, cuivres tumultueux de l'héroïsme, ce sont encore des blessures et des frissons de la peau. A la fontaine rouge des profondeurs, la vie bondit avec son grand rire prophétique.

La voix du guignol émerge toujours des grondements du canon. La justice des hommes se dessine au charbon sur les murailles extérieures des palais. Et ceux-ci ne peuvent résister longtemps à l'assaut des traits magiques qui délient la puissance du feu.

Les vivants et les morts sont également jugés en fin d'exercice suivant <?>échelle du cocasse. Un rire comme un cyclone anéantit les formes desséchées. Un rire plus fort qu'un tremblement de terre pour faire éclater les têtes froides. Alors la porte s'ouvre sur l'inconnu dont on parlait.

Pierre Mabille

LE CROYEZ-MOI JE SUIS LA LOI

Oressé sur ses sandales

Mais ses jambes sont des serpents

Haut comme une cave

L'arbitre

Sa bouche fait des tours

Se plaint

Il voulait les bijoux

Le trésor

Il a eu le poison

Qu'il prenne donc le deuil

De lui-même

Cet incurable

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Lord Loris

Toutes ses cordes sont cassées

Qu'il tombe ce crépuscule

Dans la rivière sourde

De ce temps noir

Il n'y comprend plus rien

Il connaissait pourtant

Ce qui doit être connu

Et la pratique

Il parle à son tour d'injustice

De vulgaire convoitise

De tyrannie de barbarie

Mais les mots sont désarmés

Ce modèle a fait

Son temps parmi nous

Ce souverain négatif

Couple manchot curieux corps

Se répète une dernière fois

Il diminue

Sa face sacrée s'étale

Plus bas que terre

Dans nos yeux un seul frisson

Un sourire éteint l'arbitre

Celui qui voulait unir

Tout en laissant à sa place

Chaque partie de ce tout

Dans nos yeux un seul frisson

Et tout a pris toute la place

Paul Eluard

INTERVENTION A PROPOS DE JARRY

Il ne saurait être mis en doute, au cours de cette intervention, la très chrétienne sainteté de Judas qui a poussé l'abnégation jusqu'à revêtir aux yeux du monde croyant le masque du traître, du pécheur parmi les pécheurs, dans le but unique et préalablement déterminé de permettre que s'accomplissent les écritures. Ainsi se charge de toutes les laideurs, de toutes les monstruosités du monde vivant le personnage parfaitement rond et poli d'être de toutes parts rugueux de Monsieur Ubu, les pieds plantés dans toutes les Polognes.

Au travers de cette énorme lentille, Jarry se plaît d'être une perpétuelle hallucination, c'est-à-dire une perception faible et c'est pourquoi nous acceptons qu'Ubu estompe à nos regards Jarry qui l'a enfanté.

Monsieur Ubu est comte du Pape, bien entendu. Monsieur Ubu ne conçoit pas les chemins de fer dans leur possible utilité. Monsieur Ubu grignote ses

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Marcel Jean

ennemis. Monsieur Ubu pèse lourd sur l'empire colonial et l'oppresse, c'est-à-dire l'opprime. Monsieur Ubu est féroce sans subtilité ; il n'est pas vraiment cruel ; sa méchanceté est plutôt de la violence. Monsieur Ubu est une géniale intelligence intestinale. Il gouverne comme on nous gouverne. Comme le dirait Jarry, il gouverne avec ses « instintestincts ». Pour nous aujourd'hui, il ne s'agit pas de révéler Jarry, en présentant ses oeuvres les moins connues ou les moins inconnues. Cela est bien indifférent à Jarry et à nous-mêmes : il est mort et nous sommes vivants. C'est tout simplement une déclaration de guerre, un acte de rupture que nous voudrions le plus décisif possible, et une promesse d'agression à brève échéance.

Ubu enchaîné est un ferment de révolte permanente, mais la ligne constante de la philosophie du père Ubu nous inciterait au désespoir si, par ailleurs, Jarry n'affirmait une volonté consciente de passer outre, si l'épigraphe même de la pièce ne nous laissait entrevoir un devenir nécessaire, enfin si nous ne voulions pas utiliser la force destructive systématique, la dynamite Ubu, à briser durablement une trop complaisante sérénité. J'insiste sur le fait qu'Ubu enchaîné, qui n'apporte aucune conclusion ou solution concrète, et dans lequel triomphent unilatéralement les puissances inférieures, ruine les choses établies et, de ce fait, doit servir de départ à notre action et non d'aliment à notre scepticisme.

Il y est vertement critiqué une démocratie réduite à des formules mystiques, une république simplement formelle, les actes de foi aveugle que sont devenus les anciens droits de l'homme et du citoyen, enfin tout un aspect dérisoire et figé de ce qui est notre existence même, mais cette critique doit avoir pour effet de susciter en nous « l'exaltation morale, sans laquelle la vie ne sera pas rendue à la véritable liberté », de faire revivre dans toute leur violente apothéose les principes mêmes d'une révolution humaine, souillés, pourris, par plusieurs lustres de stagnation et de réaction.

Et pour qu'aucune équivoque ne soit possible, et parce que l'accent d'Ubu enchaîné porte particulièrement sur le régime existant, n'attaquant que fragmentairement - avec tout le mépris suffisant mais sans insistance - l'étroite sottise du royalisme, l'abcès purulent de la phynance, le gâtisme de la justice bourgeoise, c'est-à-dire toute la merdre, le contenu le plus volontaire de cette déclaration sera qu'aucune abjection n'est de loin comparable pour nous à l'à-droite-droite militaire que voudrait nous imposer la bouffonnerie tragique des Césars délirants !

En ce moment particulièrement saisissant de la destinée humaine, il est nécessaire d'avoir devant les yeux la gidouille pleine de nauséabonde gloire de ce père Ubu qu'il nous faudra bien un jour assassiner dans la lumière.

Ubu combat sans courage mais avec insolence et succès tous les mythes du monde bourgeois et avant tout celui de la liberté conçue dans la nécessité sociale. Mais c'est parce qu'il possède au plus haut degré les qualités de la bourgeoisie dirigeante qu'il gagne : il est plus avare que ses pairs, plus égoïste, plus brutal, plus envieux, plus obscène, plus têtu, plus coléreux, plus impérieux.

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Lucien Coutaud

Devant lui ne se trouvent que ses disciples, ses zélateurs et la foule des imbéciles, badauds et jobards qui viennent voir décerveler avec un secret désir d'être décervelés à leur tour « pour voir ». - Ubu triomphant n'a plus d'autre royaume à protéger que sa giborgne, plus d'autre maître que son ventre grossissant. - « Je m'aperçois, dit-il, que ma gidouille est plus grosse que toute la terre et plus digne que je m'occupe d'elle - c'est elle que je servirai désormais ». - Chemin faisant, il nous apprend l'histoire contemporaine, parce qu'avant tout il est franc, il est sans psychologie, et c'est pourquoi il est Ubu le magnifique, Ubumagnus, Ubu l'homme de gouvernement. Belle leçon de choses !

Sylvain Itkine

(Fragment d'un Essai à paraître.)

DOME DE VAUTOURS

Belle comme la clinique de Charcot

Trésor des nouveau-nés des sorcières en fuite

Le conciliabule des oiseaux assassins

L'appareil ancien de ces mines

J'avais prévenu cette jeune bête aux oreilles de soufre

Tous les oiseaux ensemble ne suffiront pas au supplice

Hermaphrodite

Se fécondant soi-même

Ubu-Dieu

Les arches de l'aube le soutiennent

Les chevreuils le saluent d'une aile

Les pieds magiques de la femme se ramifient dans l'ombre

Troisième et définitif démembrement de la Pologne

Tous mourront par un soleil vert

Dans les cheveux du bord crépusculaire de l'objet aimé.

Gilbert Lély

VIVE L'ARMERDRE

Si tant est que l'oeuvre de Jarry soit métaphysique au premier chef, dialectique en ce qu'elle entraîne l'esprit à la découverte de sens multiples, rares, divers, contradictoires et cachés, il apparaît que sa signification la plus immédiatement accessible, sans doute pas la plus merveilleuse, mais à mon goût la plus méritoire, est une subversion d'une remarquable valeur objective :

Vive l'armerdre !

Encore que l'action d'Ubu enchaîné ne se passe nulle part, c'est-à-dire partout et toujours, c'est-à-dire jamais, ce hourrah à l'accent rimbaldien le plus authentique, est situé dans l'espace et le temps d'une façon singulièrement précise :

<Fig>

Man Ray

Quand paraît Ubu enchaîné, en avril 1900, toute actuelle est encore la scène ridicule du 23 février 1899 : Déroulède s'élançant à la bride du cheval : « Suivez-nous, mon Général, c'est pour la France ! », tandis que la foule des patriotes hurle « Vive l'Armée ! » à perdre l'âme.

Henry Pastoureau

LE MOT DE PASSE

A l'instant précis où le bandit-à-idées extrait de sa poche-à-cul le fusilmitrailleur aux bandes momificatrices et qu'il appuie son instrument sur la bouzine du garçon de recettes, disparaît à l'horizon l'as de Faustroll emportant à son bord les chaînes de la liberté et les joies de l'esclavage. Et lorsque l'employé de banque fait sang de toutes parts, le hardi criminel exprime sa satisfaction par : « merdre ! ».

Ce mot, c'est à tort qu'on a voulu en faire une exclamation désappointée, alors que l'homme n'atteint au plus haut développement de sa personnalité que lorsqu'il est capable de le faire sonner clairement aux oreilles terrifiées des pères et des chefs. Au heurt prolongé des lettres qui le composent, tombent les chaînes, s'écroulent les barrières, fondent les bâillons et le P. U. le sait qui se refuse lorsqu'il veut être esclave à l'employer une seule fois.

Et comme les postures passionnelles se comptent par 32, il y a différentes façons de prononcer le mot tout de révolte et de défi, mais la plus remarquable me paraît être celle constituée par la pessimiste histoire gaie suivante :

Un homme entre dans un café, choisit une table faisant face à un grand miroir, s'assied et commande une consommation qu'il ne touche pas. Les doigts entrelacés, il fait de ses mains un coussin à son menton et contemple avec un vif intérêt le miroir jusqu'au moment où il juge avoir suffisamment attiré l'attention. Il appelle alors le garçon et s'enquiert du prix d'une pareille glace. A la réponse du garçon, il place quelques billets de banque sur le marbre, sort un revolver de sa poche et détruit le miroir à coups de feu. Puis, se tournant vers le comptoir, il jauge le gros homme qui s'y tient et articule : « Et un patron comme celui-ci, COMBIEN ? »

Les balbutiements et les mots étouffés des déclarations d'amour, le « Ah ! Ah ! » de Bosse de Nage, quintessence de culture, « Merdre » pour les relations humaines, voilà le seul vocabulaire valable, lorsque sombrent sous les éclairs les notions pestilentielles et maudites d'obéissance et d'autorité.

Léo Malet

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Roger Blin

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Maurice Henry

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Joan Miró : Portrait de la Mère Ubu

ACTUALITÉ DE JARRY

Il sied, en évoquant Alfred Jarry, Henry Monnier ou quelques autres, de disserter sur le mythe et la nature anthropophagique de cette création qui se nourrit de son auteur. Tout cela est bel et bon mais n'implique pas nécessairement la vitalité du mythe envisagé. Or - et c'est ce qui nous importe - la pièce qu'il composait, âgé de quinze ans, pour une scène de marionnettes, Jarry l'eût pu voir, à soixante, tenir sans relâche la scène du monde.

Car Ubu n'est pas un mythe périmé, mais le prototype moderne du Dictateur : et voici de toutes parts, entre deux guerres, les dictateurs éclore d'une prodigieuse génération spontanée. Le personnage d'Ubu roi scandalisa Paris, dit-on, en 1896. Quarante ans plus tard, d'autres Ubus, en chair et en bottes, asservissent impudemment les peuples. Sans effort, calquées l'une sur l'autre, Leurs Excellences prennent la pose. Au moral : appétits, férocité, cynisme. Au physique : carrure, vulgarité, mâchoires. Un masque à gaz là-dessus, et la ressemblance avec le Père Ubu devient criante : tel père, tels fils. Mais pareil don de prévision ne consacre-t-il pas, en Jarry, le poète ?

Il n'en est pas moins vrai que son imagination, si inventive soit-elle, le cède à la présente réalité. Pauvre petite machine à décerveler de la rue de l'Echaudé !

Voyez, voyez la machin' tourner,

Voyez, voyez la cervell' sauter,

Voyez, voyez les Rentiers trembler...

Aimables jeux de quartier ! Plaisantes récréations dominicales ! Idyllique spectacle d'un âge sans cinéma ! Pour aller voir ça, qui se dérangerait aujourd'hui ? Aujourd'hui où sont offerts, aux populations émerveillées, les exploits des tanks en licence de rues... Tanks, femelles aptères, encore mal dégagées de la chenille et dont le mâle ne saurait être que ce monstrueux bombyx, l'avion de bombardement... Et cette faune d'acier, au sang d'huile lourde circulant dans un coeur motorisé, cette ménagerie apocalyptique obéit docilement aux Ubus déchaînés.

Désormais Ubu, ayant trop beau jeu, ne s'enchaînera plus lui-même. En rébellion permanente contre l'humanité, il déclare rebelle quiconque lui résiste. Sadique meurtrier, il condamne à mort quiconque respecte la vie. Cannibale par tempérament, il engrosse tous les ventres ; et une puériculture appropriée, suivie d'un dressage rationnel, lui assure une réserve inépuisable de chair humaine, méthodiquement décérébrée. Cet état de choses peut se prolonger, comme, au contraire, la catastrophe terminale se précipiter... Le sort du monde dépend en somme de l'insanité - physique ou mentale - d'un tyran.

En attendant l'incertain dénouement, il est satisfaisant pour l'esprit qu'Ubu enchaîné soit représenté en un temps si profondément contradictoire. Comme jadis d'Ubu roi, vont donc en émaner une irrévérence totale, une dérision parfaite, qui souffletteront, avec toute l'inopportunité désirable, les hideuses « Personnalités de respect » que les troupeaux humains vénèrent.

Maurice Heine

[22 septembre 1937]

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René Magritte

[Pour Freud]

A la veille de publier cet ouvrage, nous apprenons dans un grand serrement de coeur l'arrestation à Vienne de Sigmund Freud. Ainsi toute une vie de compréhension rayonnante, de dévouement exclusif à la cause de l'émancipation humaine conçue sous la forme la plus large qui fut jamais, est à peu près sûre de s'achever dans l'infection d'une geôle, dans les humiliations torturantes d'un camp de concentration hitlérien. L'illustre maître, l'esprit en lequel s'est véritablement incarné le « Plus de lumière » réclamé par Goethe, celui de qui nombreux dans le monde nous tenons nos meilleures raisons d'être et d'agir, Freud tombant à quatre-vingt-deux ans sous la poigne des soudards, se trouvant particulièrement désigné à la fureur des inconscients et des chiens ! A coup sûr nous savons, nous ne pouvons nous dissimuler que, désespérant chaque jour un peu plus de se faire entendre, se croisent au-dessus de nos têtes d'autres appels, tant en faveur des peuples qui ne demandent rien autre que rester libres qu'en faveur des hommes les plus sûrs, accusés tout à coup de crimes monstrueux. Nous voulons cependant croire encore que l'image d'un Freud depuis longtemps malade, quoique toujours aussi merveilleusement lucide, d'un Freud soumis, à pareil âge, aux pires outrages provoquera sur le plan universel un réveil de conscience, entraînera un sursaut d'indignation, sera de force à imposer la fin d'une honte prête à rejaillir sur la civilisation tout entière.

André Breton

Le lendemain. « Vienne, 17 mars (par tél.). On annonce cet après-midi que, contrairement au bruit qui avait couru, le professeur Freud, fondateur de la psychanalyse, n'a pas été arrêté. Il vit retiré dans son domicile à Vienne. »

18 mars. Freud n'est pas arrêté mais bien « gardé à vue ». Que l'esprit, alerté à toutes les latitudes, se concentre pour veiller sur sa demeure inviolable, que s'organise symboliquement autour de sa personne la garde d'honneur qui impose sa libération intégrale, immédiate, et assure, où bon lui semble, l'achèvement paisible et glorieux d'une existence spirituelle à laquelle nous tenons comme à la nôtre.

A. B.

[Trajectoire du Rêve, mars 1938]

Pour un Art rÉvolutionnaire indÉpendant

On peut prétendre sans exagération que jamais la civilisation humaine n'a été menacée de tant de dangers qu'aujourd'hui. Les vandales, à l'aide de leurs moyens barbares, c'est-à-dire fort précaires, détruisirent la civilisation antique dans un coin limité de l'Europe. Actuellement, c'est toute la civilisation mondiale, dans l'unité de son destin historique, qui chancelle sous la menace de forces réactionnaires armées de toute la technique moderne. Nous n'avons pas seulement en vue la guerre qui s'approche. Dès maintenant, en temps de paix, la situation de la science et de l'art est devenue absolument intolérable.

En ce qu'elle garde d'individuel dans sa genèse, en ce qu'elle met en oeuvre de qualités subjectives pour dégager un certain fait qui entraîne un enrichissement objectif, une découverte philosophique, sociologique, scientifique ou artistique apparaît comme le fruit d'un hasard précieux, c'est-à-dire comme une manifestation plus ou moins spontanée de la nécessité. On ne saurait négliger un tel apport, tant du point de vue de la connaissance générale (qui tend à ce que se poursuive l'interprétation du monde) que du point de vue révolutionnaire (qui, pour parvenir à la transformation du monde, exige qu'on se fasse une idée exacte des lois qui régissent son mouvement). Plus particulièrement, on ne saurait se désintéresser des conditions mentales dans lesquelles cet apport continue à se produire et, pour cela, ne pas veiller à ce que soit garanti le respect des lois spécifiques auxquelles est astreinte la création intellectuelle.

Or le monde actuel nous oblige à constater la violation de plus en plus générale de ces lois, violation à laquelle répond nécessairement un avilissement de plus en plus manifeste, non seulement de l'oeuvre d'art, mais encore de la personnalité « artistique ». Le fascisme hitlérien, après avoir éliminé d'Allemagne tous les artistes chez qui s'était exprimé à quelque degré l'amour de la liberté, ne fût-ce que formelle, a astreint ceux qui pouvaient encore consentir à tenir une plume ou un pinceau à se faire les valets du régime et à le célébrer par ordre, dans les limites extérieures de la pire convention. A la publicité près, il en a été de même en U.R.S.S. au cours de la période de furieuse réaction que voici parvenue à son apogée.

Il va sans dire que nous ne nous solidarisons pas un instant, quelle que soit sa fortune actuelle, avec le mot d'ordre : « Ni fascisme ni communisme ! », qui répond à la nature du philistin conservateur et effrayé, s'accrochant aux vestiges du passé « démocratique ». L'art véritable, c'est-à-dire celui qui ne se contente pas de variations sur des modèles tout faits mais s'efforce de donner une expression aux besoins intérieurs de l'homme et de l'humanité d'aujourd'hui, ne peut pas ne pas être révolutionnaire, c'est-à-dire ne pas aspirer à une reconstruction complète et radicale de la société, ne serait-ce que pour affranchir la création intellectuelle des chaînes qui l'entravent et permettre à toute l'humanité de s'élever à des hauteurs que seuls des génies isolés ont atteintes dans le passé. En même temps, nous reconnaissons que seule la révolution sociale peut frayer la voie à une nouvelle culture. Si, cependant, nous rejetons toute solidarité avec la caste actuellement dirigeante en U.R.S.S., c'est précisément parce qu'à nos yeux elle ne représente pas le communisme, mais en est l'ennemi le plus perfide et le plus dangereux.

Sous l'influence du régime totalitaire de l'U.R.S.S. et par l'intermédiaire des organismes dits « culturels » qu'elle contrôle dans les autres pays, s'est étendu sur le monde entier un profond crépuscule hostile à l'émergence de toute espèce de valeur spirituelle. Crépuscule de boue et de sang dans lequel, déguisés en intellectuels et en artistes, trempent des hommes qui se sont fait de la servilité un ressort, du reniement de leurs propres principes un jeu pervers, du faux témoignage vénal une habitude et de l'apologie du crime une jouissance. L'art officiel de l'époque stalinienne reflète avec une cruauté sans exemple dans l'histoire leurs efforts dérisoires pour donner le change et masquer leur véritable rôle mercenaire.

La sourde réprobation que suscite dans le monde artistique cette négation éhontée des principes auxquels l'art a toujours obéi et que des Etats même fondés sur l'esclavage ne se sont pas avisés de contester si totalement doit faire place à une condamnation implacable. L'opposition artistique est aujourd'hui une des forces qui peuvent utilement contribuer au discrédit et à la ruine des régimes sous lesquels s'abîme, en même temps que le droit pour la classe exploitée d'aspirer à un monde meilleur, tout sentiment de la grandeur et même de la dignité humaine.

La révolution communiste n'a pas la crainte de l'art. Elle sait qu'au terme des recherches qu'on peut faire porter sur la formation de la vocation artistique dans la société capitaliste qui s'écroule, la détermination de cette vocation ne peut passer que pour le résultat d'une collision entre l'homme et un certain nombre de formes sociales qui lui sont adverses. Cette seule conjoncture, au degré près de conscience qui reste à acquérir, fait de l'artiste son allié prédisposé. Le mécanisme de sublimation, qui intervient en pareil cas, et que la psychanalyse a mis en évidence, a pour objet de rétablir l'équilibre rompu entre le « moi » cohérent et les éléments refoulés. Ce rétablissement s'opère au profit de l'« idéal du moi » qui dresse contre la réalité présente, insupportable, les puissances du monde intérieur, du « soi », communes à tous les hommes et constamment en voie d'épanouissement dans le devenir. Le besoin d'émancipation de l'esprit n'a qu'à suivre son cours naturel pour être amené à se fondre et à se retremper dans cette nécessité primordiale : le besoin d'émancipation de l'homme.

Il s'ensuit que l'art ne peut consentir sans déchéance à se plier à aucune directive étrangère et à venir docilement remplir les cadres que certains croient pouvoir lui assigner, à des fins pragmatiques extrêmement courtes. Mieux vaut se fier au don de préfiguration qui est l'apanage de tout artiste authentique, qui implique un commencement de résolution (virtuel) des contradictions les plus graves de son époque et oriente la pensée de ses contemporains vers l'urgence de l'établissement d'un ordre nouveau.

L'idée que le jeune Marx s'était faite du rôle de l'écrivain exige, de nos jours, un rappel vigoureux. Il est clair que cette idée doit être étendue, sur le plan artistique et scientifique, aux diverses catégories de producteurs et de chercheurs. « L'écrivain, dit-il, doit naturellement gagner de l'argent pour pouvoir vivre et écrire, mais il ne doit en aucun cas vivre et écrire pour gagner de l'argent... L'écrivain ne considère aucunement ses travaux comme un moyen. Ils sont des buts en soi, ils sont si peu un moyen pour lui-même et pour les autres qu'il sacrifie au besoin son existence à leur existence... La première condition de la liberté de la presse consiste à ne pas être un métier. » Il est plus que jamais de circonstance de brandir cette déclaration contre ceux qui prétendent assujettir l'activité intellectuelle à des fins extérieures à elle-même et, au mépris de toutes les déterminations historiques qui lui sont propres, régenter, en fonction de prétendues raisons d'Etat, les thèmes de l'art. Le libre choix de ces thèmes et la non-restriction absolue en ce qui concerne le champ de son exploration constituent pour l'artiste un bien qu'il est en droit de revendiquer comme inaliénable. En matière de création artistique, il importe essentiellement que l'imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière. A ceux qui nous presseraient, que ce soit pour aujourd'hui ou pour demain, de consentir à ce que l'art soit soumis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses moyens, nous opposons un refus sans appel et notre volonté délibérée de nous en tenir à la formule : toute licence en art.

Nous reconnaissons, bien entendu, à l'Etat révolutionnaire le droit de se défendre contre la réaction bourgeoise agressive, même lorsqu'elle se couvre du drapeau de la science ou de l'art. Mais entre ces mesures imposées et temporaires d'auto-défense révolutionnaire et la prétention d'exercer un commandement sur la création intellectuelle de la société il y a un abîme. Si, pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d'ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création intellectuelle elle doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle. Aucune autorité, aucune contrainte, pas la moindre trace de commandement ! Les diverses associations de savants et les groupes collectifs d'artistes qui travailleront à résoudre des tâches qui n'auront jamais été si grandioses peuvent surgir et déployer un travail fécond uniquement sur la base d'une libre amitié créatrice, sans la moindre contrainte de l'extérieur.

De ce qui vient d'être dit il découle clairement qu'en défendant la liberté de la création, nous n'entendons aucunement justifier l'indifférentisme politique et qu'il est loin de notre pensée de vouloir ressusciter un soi-disant (sic) art « pur » qui d'ordinaire sert les buts plus qu'impurs de la réaction. Non, nous avons une trop haute idée de la fonction de l'art pour lui refuser une influence sur le sort de la société. Nous estimons que la tâche suprême de l'art à notre époque est de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution. Cependant, l'artiste ne peut servir la lutte émancipatrice que s'il s'est pénétré subjectivement de son contenu social et individuel, que s'il en a fait passer le sens et le drame dans ses nerfs et que s'il cherche librement à donner une incarnation artistique à son monde intérieur.

Dans la période présente, caractérisée par l'agonie du capitalisme, tant démocratique que fasciste, l'artiste, sans même qu'il ait besoin de donner à sa dissidence sociale une forme manifeste, se voit menacé de la privation du droit de vivre et de continuer son oeuvre par le retrait devant celle-ci de tous les moyens de diffusion. Il est naturel qu'il se tourne alors vers les organisations stalinistes qui lui offrent la possibilité d'échapper à son isolement. Mais la renonciation de sa part à tout ce qui peut constituer son message propre et les complaisances terriblement dégradantes que ces organisations exigent de lui en échange de certains avantages matériels lui interdisent de s'y maintenir, pour peu que la démoralisation soit impuissante à avoir raison de son caractère. Il faut, dès cet instant, qu'il comprenne que sa place est ailleurs, non pas parmi ceux qui trahissent la cause de la révolution en même temps, nécessairement, que la cause de l'homme, mais parmi ceux qui témoignent de leur fidélité inébranlable aux principes de cette révolution, parmi ceux qui, de ce fait, restent seuls qualifiés pour l'aider à s'accomplir et pour assurer par elle la libre expression ultérieure de tous les modes du génie humain.

Le but du présent appel est de trouver un terrain pour réunir les tenants révolutionnaires de l'art, pour servir la révolution par les méthodes de l'art et défendre la liberté de l'art elle-même contre les usurpateurs de la révolution. Nous sommes profondément convaincus que la rencontre sur ce terrain est possible pour les représentants de tendances esthétiques, philosophiques et politiques passablement divergentes. Les marxistes peuvent marcher ici la main dans la main avec les anarchistes, à condition que les uns et les autres rompent implacablement avec l'esprit policier réactionnaire, qu'il soit représenté par Joseph Staline ou par son vassal Garcia Oliver.

Des milliers et des milliers de penseurs et d'artistes isolés, dont la voix est couverte par le tumulte odieux des falsificateurs enrégimentés, sont actuellement dispersés dans le monde. De nombreuses petites revues locales tentent de grouper autour d'elles des forces jeunes, qui cherchent des voies nouvelles, et non des subventions. Toute tendance progressive en art est flétrie par le fascisme comme une dégénérescence. Toute création libre est déclarée fasciste par les stalinistes. L'art révolutionnaire indépendant doit se rassembler pour la lutte contre les persécutions réactionnaires et proclamer hautement son droit à l'existence. Un tel rassemblement est le but de la Fédération internationale de l'art révolutionnaire indépendant (F.I.A.R.I.) que nous jugeons nécessaire de créer.

Nous n'avons nullement l'intention d'imposer chacune des idées contenues dans cet appel, que nous ne considérons nous-mêmes que comme un premier pas dans la nouvelle voie. A tous les représentants de l'art, à tous ses amis et défenseurs qui ne peuvent manquer de comprendre la nécessité du présent appel, nous demandons d'élever la voix immédiatement. Nous adressons la même injonction à toutes les publications indépendantes de gauche qui sont prêtes à prendre part à la création de la Fédération internationale et à l'examen de ses tâches et méthodes d'action.

Lorsqu'un premier contact international aura été établi par la presse et la correspondance, nous procéderons à l'organisation de modestes congrès locaux et nationaux. A l'étape suivante devra se réunir un congrès mondial qui consacrera officiellement la fondation de la Fédération internationale.

Ce que nous voulons :

l'indépendance de l'art - pour la révolution ; la révolution - pour la libération définitive de l'art.

André Breton, Léon Trotsky

Mexico, le 25 juillet 1938.

Ni de votre Guerre ni de votre Paix !

La guerre qui s'annonce sous la forme hypocrite de mesures de sécurité répétées et multipliées, la guerre qui menace de surgir de l'inextricable conflit d'intérêts impérialistes dont l'Europe est affligée ne sera pas la guerre de la démocratie, pas la guerre de la justice, pas la guerre de la liberté. Les Etats qui, pour les besoins de l'heure et pour ceux de l'histoire, prétendent se servir de ces notions comme de pièces d'identité, ont acquis leurs richesses et consolidé leur pouvoir par des méthodes de tyrannie, d'arbitraire et de sang. Les preuves les plus récentes de l'indignité de ces Etats sont encore vivantes dans la mémoire collective.

Ils ont laissé l'Italie anéantir l'Ethiopie notamment parce que toute résistance victorieuse opposée à l'envahisseur blanc eût encouragé les peuples coloniaux à se délivrer de l'étreinte impérialiste.

Ils ont refusé à l'Espagne de juillet 1936 les armes qu'elle était en droit de leur demander et qui lui eussent permis de terrasser promptement le fascisme, parce qu'il ne fallait pas que la victoire des travailleurs espagnols ouvrît au prolétariat mondial de nouvelles perspectives révolutionnaires.

Ils livrent la Chine à l'impérialisme japonais.

Aujourd'hui, si les puissances pseudo-démocratiques se mettent en mouvement, c'est afin de défendre un Etat qu'elles ont créé à leur image, un Etat foncièrement capitaliste, centralisé, policier, statique.

Trahie de toutes parts, oublieuse de sa fonction subversive, la classe ouvrière s'apprête à participer au sauvetage du butin de Versailles. En réponse à cette attitude suicidaire, nous déclarons que la seule question intéressant l'avenir social de l'homme, bien faite pour mobiliser sa lucidité et son énergie créatrice, est celle de la liquidation d'un régime capitaliste qui n'arrive à se survivre, à surmonter ses propres paradoxes et ses propres faillites, que grâce aux scandaleuses complicités de la IIe et de la IIIe Internationales. Avec les coupables comme avec leurs complices, avec les justificateurs de la guerre comme avec les falsificateurs de la paix, aucun compromis possible. A l'Europe insensée des régimes totalitaires, nous refusons d'opposer l'Europe révolue du Traité de Versailles même révisé. Nous leur opposons à toutes deux, dans la guerre comme dans la paix, les forces appelées à recréer de toutes pièces l'Europe par la révolution prolétarienne.

Paris, le 27 septembre 1938.

LE GROUPE SURREALISTE

h1>Lettre à nos amis de Londres

Chers camarades,

Alors que nous nous attendions à apprendre la constitution de la section anglaise de la F.I.A.R.I., Penrose nous fait savoir que vous n'arrivez pas à vous mettre d'accord sur un plan d'action. La question qui semble vous causer le plus de soucis est celle de l'attitude à adopter envers l'U.R.S.S.

Vous craignez, paraît-il, qu'une polémique - éventuellement entreprise par nous contre la Russie - ne fasse le jeu du fascisme, car elle coïnciderait, dites-vous, avec l'offensive diplomatique générale qui a été déclenchée contre elle après l'accord de Munich. Il est en effet extrêmement regrettable que le fascisme puisse profiter des erreurs du prolétariat. Mais vous oubliez, nous semble-t-il, que si les dirigeants du prolétariat n'avaient pas commis d'erreurs, il n'y aurait de fascisme ni en Italie, ni en Allemagne. Il est pourtant évident que de nouvelles erreurs - dont la liste s'allonge chaque jour - ont pour unique résultat d'accoître la misère du prolétariat. Ne point réagir devant les fautes de la IIIe Internationale, cela équivaudrait à partager la responsabilité de ses erreurs et de ses crimes.

C'est jouer sur les mots que d'identifier, sous prétexte de coïncidence dans le temps, les « attaques » d'ordre critique que nous portons contre la bureaucratie stalinienne avec l'offensive diplomatique ou l'attaque armée des pays capitalistes contre l'U.R.S.S.

Revendiquer la liberté de critique contre le gouvernement actuel de l'U.R.S.S. n'implique pas nécessairement le choix d'une tactique de défense ou de non-défense de l'U.R.S.S. en cas de guerre dont il appartient aux partis ouvriers de décider en temps opportun.

Nous sommes persuadés - et nous regrettons d'avoir à vous le rappeler - que ce qui subsiste des conquêtes d'Octobre ne pourra être sauvé, consolidé et accru qu'avec l'appui du prolétariat international. La défense de l'U.R.S.S., telle que vous l'envisagez, va à l'encontre du but proposé. Nous nous refusons à identifier le prolétariat soviétique avec ses dirigeants actuels. Et ce n'est pas seulement en politique intérieure mais en politique étrangère aussi que nous refusons de considérer l'activité de la bureaucratie stalinienne comme étant conforme aux perspectives révolutionnaires. Cette activité n'exprime pas les intérêts de la classe ouvrière de l'U.R.S.S., à laquelle, est-il besoin de le dire, le prolétariat du monde entier demeure indissolublement lié. Bien au contraire, nous accusons Staline et Litvinoff de rompre les liens existants entre les ouvriers russes et leurs camarades étrangers. Plus particulièrement, ils rompent ces liens par la pratique de la politique de front populaire qui, comme toute politique réformiste, livre le prolétariat à ses ennemis de classe. En effet, sous le faux prétexte de la paix sociale, les démocrates ont désarmé la classe ouvrière.

Toute victoire de la bourgeoisie, qu'elle soit obtenue par des défaites sanglantes ou par de honteuses capitulations, peu importe, est une victoire sur le prolétariat soviétique, que vous avez toute raison de vouloir défendre. Soit parce qu'elle renforce la bureaucratie stalinienne dont l'intérêt est d'isoler le prolétariat russe pour mieux le dominer, soit parce qu'une victoire de la bourgeoisie internationale sape ce même régime bureaucratique en créant dans le pays des conditions plus favorables à une intervention armée.

Il nous est impossible de faire confiance à la bureaucratie stalinienne. Même les périls de l'heure présente ne changeront pas son attitude. Toute action révolutionnaire lui est néfaste dans la mesure où le prolétariat international en profite. La tactique anti-révolutionnaire de Staline a déjà fait ses preuves en Allemagne, en Chine, en Espagne et en France. Après chaque défaite, la bureaucratie poursuit plus âprement sa politique de capitulation et se coupe davantage de son propre prolétariat. Il ne faut pas croire non plus que le stalinisme est favorable à une révolution succédant à une guerre. Staline fera tout pour éviter que l'U.R.S.S. soit entraînée dans une conflagration mondiale. Il l'a prouvé dans sa politique envers le Japon, la Pologne, dans les questions espagnole et tchécoslovaque. Il est tout prêt à envoyer se battre les communistes des autres pays, mais il évite de mobiliser son peuple, car son pouvoir, comme tout pouvoir fondé sur une bureaucratie, repose sur un éternel compromis dont l'équilibre sera inévitablement rompu au cours d'une crise. Dans une guerre où l'U.R.S.S. serait éventuellement entraînée, le profit serait pour la bourgeoisie internationale ou pour le prolétariat international. A coup sûr non pour la bureaucratie. En cas de guerre, la bourgeoisie tentera tout pour forcer l'armée russe, seule détentrice du pouvoir en U.R.S.S., à faire cause commune avec elle. Le prolétariat soviétique ne pourrait empêcher une telle éventualité qu'à condition que les ouvriers empêchent leurs propres bourgeoisies de poursuivre une politique de conquête. D'après ce qui précède, il est évident que le prolétariat a intérêt à adopter sans délai une stratégie révolutionnaire.

D'autre part, il ne faut pas croire, avec Dimitroff et la IIIe Internationale, que la politique de paix sociale qu'ils poursuivent dans les pays « démocratiques » les sauvera du fascisme. L'Allemagne et l'Italie n'ont pas, seules, intérêt à étendre le fascisme ; sous certaines conditions, c'est là l'intérêt de toutes bourgeoisies, qu'elles soient italienne ou française, allemande ou anglaise. Le fascisme est la contrepartie inévitable du rétrécissement des débouchés économiques, conclusion inéluctable d'une industrialisation de toutes les parties du globe. La bourgeoisie, par le rétrécissement de la marge de ses bénéfices, est obligée pour comprimer les salaires d'employer des méthodes fascistes car la compétition internationale a rendu toute extension nouvelle terriblement onéreuse. L'Italie en fait l'expérience en Abyssinie et en Espagne, le Japon en Chine, l'Allemagne en Europe centrale. Aveugle est celui qui croit que lorsque les démocraties occidentales n'auront plus intérêt à céder aux pays fascistes, elles ne seront pas contraintes à leur tour de recourir à des mesures de compression économique, mesures auxquelles une guerre ou une révolution - dans la métropole ou dans les colonies - pourrait servir de prétexte. Les crises au cours de la période actuelle se succèdent de plus en plus rapides.

Aveugle est celui qui ne comprend pas que lutter pour la démocratie antifasciste signifie lutter pour l'oppression impérialiste : impérialisme britannique aux Indes, impérialisme français en Indochine et au Maroc, assassinat légal des vrais révolutionnaires dans l'Espagne de Négrin, assassinat pur et simple des Klément et des Reiss, en Suisse et en France. C'est l'antifasciste et non le critique de l'U.R.S.S. qui fait le jeu du fascisme lorsqu'il opprime les Arabes au nom de la démocratie ou bien lorsqu'il soutient les dictatures de Sirovy, Vargas, Carol et Salazar. Ceux qui dissimulent les monstruosités de la politique stalinienne, les alliés de Tchang-Kaï-Cheik, de Négrin, eux plus que tous autres, rendent possible ce blocus de l'U.R.S.S. dont rêvaient Clemenceau et Lloyd George, ce blocus qui échoua alors grâce à la résistance farouche du prolétariat mondial. (Cf. LETTRE AUX OUVRIERS AMERICAINS de LENINE.)

La solidarité du prolétariat international est la seule garantie contre l'isolement auquel Penrose nous voit déjà condamnés. Ce n'est pourtant pas nous qui risquons d'être isolés, mais bien les autres : tous ceux qui demain devront vivre dans cette illégalité où le fascisme les plongera ; dans ce vide que le prolétariat désabusé fera autour d'eux.

Quand Penrose dit avec raison qu'il est dégoûté des réunions où les anti-fascistes apportent des arguments impérialistes pour défendre la Tchécoslovaquie, il met le doigt sur la plaie, car c'est précisément du danger de l'isolement que risque de provenir ce dégoût.

Pour nous délivrer de ce sentiment, nous n'avons que deux moyens : l'un aboutit à une catastrophe et nous mène au désespoir ; l'autre - qui est révolutionnaire - nous conduit à une critique des erreurs et non au renoncement à toute activité révolutionnaire.

Inutile de vous dire, chers camarades, que c'est dans la voie révolutionnaire que nous espérons vous voir engagés. Lorsque nous refusons de nous associer à a démagogie antifasciste, nous ne nous isolons pas ; bien au contraire, nous savons que nous nous mettons au service des vraies forces révolutionnaires car nous nous solidarisons avec ce qu'il y a de meilleur en l'humanité. Il nous semble que se lier à toutes les forces créatrices de l'homme, par tous les moyens critiques et affectifs - et nous le faisons lorsque nous prenons pour point de départ la lutte de classes - est la plus belle des tâches auxquelles l'artiste et l'intellectuel, dignes de porter le nom de révolutionnaires, puissent aspirer.

Mais certains surréalistes de Londres, paraît-il, hésitent. Nous espérons que cette lettre les aidera à dissiper leurs craintes. Au cas contraire, il est évident qu'ils n'auraient plus de surréalistes que le nom. Nous ne sommes pas dupes des mots et des étiquettes, pas plus de l'étiquette « surréaliste » que des étiquettes « communiste » ou « U.R.S.S. ».

Bien entendu, il ne s'agit pas davantage de nous opposer aux conquêtes révolutionnaires du prolétariat russe que de nous opposer aux conquêtes dans le domaine de l'Art de nos camarades de Londres.

Il s'agit pour nous de continuer à mener un mouvement révolutionnaire sur tous les plans, et s'il le faut, malgré un parti communiste ou un groupe surréaliste.

Contre eux-mêmes si cela est nécessaire.

Nous luttons pour l'indépendance de l'Art par la Révolution, comme nous luttons pour la Révolution par tous les moyens efficaces.

Paris, le 21 octobre 1938.

LE GROUPE SURREALISTE

[PriÉre d'insÉrer pour « ClÉ »]

Toute tendance progressive en art est flétrie par le fascisme comme une dégénérescence. Toute création libre est déclarée fasciste par les stalinistes.

Les uns par commodité d'esprit, les autres par docilité partisane, de trop nombreux intellectuels regardent et représentent la révolution sociale tantôt comme terminée, tantôt comme irréalisable. Il est temps de s'insurger contre une telle méconnaissance des réalités qui nous entourent et du déterminisme qui les gouverne.

La révolution est inscrite à l'ordre du siècle. Elle aura lieu malgré les faussaires et les défaitistes qui, hier encore, lui juraient fidélité. Mais il importe, dans la mesure même où elle est inéluctable, de l'éclairer, de la comprendre et de mettre fin aux confusions idéologiques existantes. A la fois par la culture qu'ils incarnent et par les mobiles affectifs qui commandent leur vocation, les écrivains et les artistes sont appelés à jouer dans toute période prérévolutionnaire un rôle spécifique qu'il n'appartient à personne d'autre de remplir, car la révolution que nous voulons, destinée à « changer la vie », destinée à « transformer le monde », a droit à un concours non pas improvisé mais au contraire longuement prémédité.

Les grandes oeuvres du passé s'ajoutant aux oeuvres du présent doivent contribuer, par leur pouvoir émotif, à élever le tonus révolutionnaire indispensable à l'action libératrice.

C'est à cette tâche précise qu'entend se consacrer la F.I.A.R.I. C'est elle qui constitue sa raison d'être et d'agir. C'est dans ce sens également que Clé, le bulletin de la F.I.A.R.I. - au même titre que ses autres activités - servira les causes intimement solidaires de l'art, de la révolution, de l'homme.

Contre toutes les forces de répression et de corruption, qu'elles soient fascistes, staliniennes ou religieuses, ce que nous voulons :

L'Indépendance de l'art - pour la révolution, la révolution - pour la libération définitive de l'art.

Pas de Patrie !

Les immondes campagnes menées tant sur le mot d'ordre « France réveilletoi » que « La France aux Français » commencent à porter leurs fruits empoisonnés. Les décrets de mai de M. Sarraut, certains dispositifs annexes des décrets-lois de novembre font entrer en vigueur, aux dépens des étrangers résidant en France et spécialement des émigrés politiques, une procédure scélérate qui s'inspire de celle des pays fascistes. Les mesures de refoulement déjà prises et les préparatifs d'internement auxquels nous assistons marquent l'accentuation d'une politique de panique et de coup de force tendant à l'établissement en France d'un régime « autoritaire » et bientôt totalitaire... Ils témoignent de la contagion rapide à laquelle sont en proie les pays « démocratiques » entraînés dès maintenant, au mépris des considérations humaines les plus élémentaires, à renier le principe du droit d'asile, longtemps considéré par eux comme SACRE. La F.I.A.R.I. tient pour son premier devoir de flétrir ce nouvel avilissement de la « conscience » bourgeoise, à dénoncer les menées xénophobes comme un des principaux périls de l'heure. De même que nous faisons toute confiance à la classe ouvrière pour exiger l'abrogation des décrets-lois braqués contre elle seule, nous appuyons de toutes nos forces les protestations et les appels à la résistance lancés par les organisations révolutionnaires de la S.I.A., du P.S.O.P. et du P.O.I. contre les expulsions en masse et la création de camps de concentration dès le temps de paix.

Dans la sphère plus spéciale de notre activité, nous n'avons garde d'oublier que si Paris a réussi à se maintenir longtemps à l'avant-garde artistique, cela tient essentiellement à l'accueil hospitalier qu'y ont trouvé les artistes venus de tous les pays ; que si ont pris naissance dans cette ville quelques-uns des grands courants spirituels dont l'univers a tenu compte, c'est qu'elle a constitué un laboratoire d'idées vraiment international. L'art n'a pas plus de patrie que les travailleurs. Préconiser aujourd'hui le retour à un art « français » comme le font non seulement les fascistes mais encore les staliniens, c'est s'opposer au maintien de cette liaison étroite nécessaire à l'art, c'est travailler à la division et à l'incompréhension des peuples, c'est faire oeuvre préméditée de régression historique. Nos camarades artistes étrangers sont aujourd'hui menacés au même degré que nos camarades ouvriers étrangers. Les uns comme les autres sont à même de reconnaître dès maintenant ceux qui les soutiennent, ceux qui les frappent, ceux qui les livrent. Quelle que soit l'actuelle dépression des forces, entretenue par les trahisons successives, il ne sera pas dit qu'ils se seront placés en vain sous la sauvegarde de la classe ouvrière.

Nous dénonçons en les décrets-lois visant les étrangers - indésirables pour la bourgeoisie réactionnaire - une tentative d'avilir dans ce pays la personne humaine en créant UNE PREMIERE catégorie d'hommes sans droit ni dignité légale, voués à des persécutions perpétuelles du seul fait qu'ayant résisté à l'oppression ou fui des dictatures inhumaines, ils n'ont plus de « patrie » légale.

LE COMITE NATIONAL DE LA F.I.A.R.I.

[Clé n° 1, 1er janvier 1939.]

PersÉcutions « dÉmocratiques »

L'un des premiers et plus honteux effets de la vague de xénophobie qui s'abat aujourd'hui sur ce pays doit être relevé dans l'attitude du gouvernement français à l'égard des blessés, malades et anciens combattants de l'Espagne républicaine. Ces hommes refoulés d'une terre qu'ils avaient unie à la cause de leur propre libération sont condamnés à mort dans leur pays d'origine (Allemands, Italiens, etc...). Les gouvernants français qui sont parvenus au pouvoir en se vantant devant leurs électeurs de défendre les grandes idées de liberté, de démocratie, d'honneur, trouvent expédient de les faire expulser. Ce geste de complicité hypocrite et sournoise avec le fascisme international est une violation monstreuse du comportement humain le plus élémentaire. On transforme des homme valeureux en épaves traquées n'ayant plus ni papiers, ni possibilités de travail, en les privant d'existence légale. On met, nous y insistons, certains d'entre eux dans l'impossibilité de recevoir les soins urgents que leur état peut nécessiter.

Non moins abjects sont ceux qui par lâcheté ou haine de classe se font indicateurs et livrent à la répression des victimes désignées et sans défense.

F.I.A.R.I.

[Clé n° 1, 1er janvier 1939]

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O'Gorman : Fresque de l'aéroport central de Mexico (détail).

N'imitez pas Hitler !

La destruction des oeuvres d'art était, jusqu'ici, le privilège infâme du fascisme. Les mêmes réactionnaires qui se sont fait la main dans ce pays, il y a quelques années, en détruisant des tableaux surréalistes au Studio 28, applaudissent aux persécutions déclenchées par Hitler contre les peintres modernes. Leurs oeuvres sont en même temps mises à l'index par la sacrée congrégation du même nom. Il n'y a rien là qui puisse surprendre qui que ce soit. Tout artiste véritable sait qu'il a en Hitler, Mussolini et leurs imitateurs de tous les pays, un ennemi acharné, car toute recherche indépendante, dans la mesure où elle vise à accroître les connaissances humaines, tend à s'opposer à la régression sociale et culturelle pour laquelle militent le fascisme et son alliée, la religion. Un exemple frappant en a été donné en Espagne. Pendant que Franco, domestique de Hitler et de Mussolini, fusillait Garcia Lorca, le gouvernement républicain nommait Picasso directeur du Prado. En outre, à Madrid, Barcelone et Valence les oeuvres d'art ont été protégées, efficacement semble-t-il, contre les obus et les bombes cependant que la foule révoltée détruisait les églises et fusillait les prêtres, démontrant par là qu'elle avait senti le caractère répressif et opprimant de la religion ; en même temps on sauvait les oeuvres d'art gardées dans les couvents et les églises qu'on allait incendier.

Nous avons été d'autant plus surpris d'apprendre, par notre ami Diego Rivera, que le gouvernement mexicain avait ordonné la destruction de deux peintures de O'Gorman que jusqu'ici tout tendait à nous faire croire que le gouvernement du général Cárdenas luttait contre les puissances impérialistes qui oppriment son pays et que cette lutte impliquait une orientation progressiste sur le plan culturel. La raison invoquée pour cette destruction est pour le moins étrange. Le sous-secrétaire d'Etat aux travaux publics, Modesto Rolland, qui a fait effacer les fresques de O'Gorman à l'aéroport central de Mexico, justifie ainsi son geste :

« Etant donné que vous vous êtes permis de représenter des figures avec des inscriptions immorales à tous les points de vue et de peindre des personnages ressemblant à des chefs d'Etat qu'il n'y a aucune raison d'insulter comme vous l'avez fait, nous vous répétons par écrit que si vous n'êtes pas disposé à effacer tout ce que vos peintures ont d'inconvenant, nous le ferons à votre place ».

Les lecteurs de Clé verront, par le détail d'une des fresques incriminées et que nous reproduisons ici, que les inscriptions visées n'ont rien d'immoral mais sont simplement révolutionnaires. Il s'agit en effet d'une phrase du Manifeste communiste et les visages d'hommes d'Etat dont parle le sous-secrétaire sont ceux de Hitler et de Mussolini.

Cette double constatation nous oblige à nous joindre à la centaine d'intellectuels - parmi les plus représentatifs du Mexique actuel - qui, avec Diego Rivera, demandent : - Croyez-vous, M. le sous-secrétaire d'Etat, qu'au Mexique l'art doit être sous la tutelle de ces chefs d'Etat que vous chérissez tant ?

Et d'autre part :

- Croyez-vous qu'il n'y ait aucune raison d'insulter celui qui a fait brûler les livres de Schiller, Heine, Marx et Engels... le persécuteur du génie de la physique moderne, Einstein, le persécuteur des grands artistes Klee, Kandinsky et Grosz ? ...

Et quand ils dénoncent le sous-secrétaire d'Etat, Modesto Rolland, comme un ennemi des travailleurs qui vient de se révéler par cet acte, nous ne pouvons que les approuver et soutenir de toutes nos forces leur protestation.

« Toute licence en art », est-il dit dans le manifeste constitutif de la F.I.A.R.I. Il s'ensuit que toute brimade contre les artistes nous conduit à nous dresser contre ses auteurs qui deviennent en même temps des ennemis de la culture et de la révolution prolétarienne destinée à libérer l'homme de toutes ses chaînes.

F.I.A.R.I.

[Clé n° 2, février 1939.]

h1>Halte !

On nous signale qu'une activité hostile à notre organisation, activité apparue du fait que certains surréalistes ont refusé de signer notre charte organique, est susceptible de se manifester sous forme d'un rassemblement qui, quelle que soit sa qualification, serait, apolitique ou stalinisante, l'adversaire de nos buts révolutionnaires. Représentant des tendances politiques diverses, nous profitons de cette occasion pour mettre en garde nos camarades et l'opinion contre toute tentative qui, d'où qu'elle vienne, tendrait à dissocier nos efforts. Nous sommes d'ailleurs convaincus que des attaques de cet ordre ne sauraient en aucune manière compromettre les fins que nous assigne le manifeste du 25 juillet 1938.

Paris, le 2 janvier 1939.

A. Acker, N. Calas, M. Heine, G. Hugnet, P. Mabille, L. Malet, H. Pastoureau.

[Clé n° 2, février 1939.]

Le Nationalisme dans l'Art

En Allemagne, en Italie, en U.R.S.S. les pinceaux et les porte-plumes obéissent aux consignes imposées par les chefs politiques, ils servent à la propagande, ils tracent la gloire du maître. A ce régime, l'art est mort instantanément dans ces pays. Jusqu'à présent en France, le gouvernement ne s'est pas préoccupé sérieusement de restreindre la liberté des artistes. Ceux-ci ne connaissent que les entraves inhérentes au capitalisme, pour lequel la pensée et ses manifestations sont des marchandises comme les autres. Entre les frontières du mercantilisme règne encore un certain climat libéral ; il permet que se réunissent à nous les étrangers et les proscrits, tout un peuple d'hommes sensibles qui cherchent et espèrent en l'avenir humain. Paris reste un centre vivant doté d'un pouvoir certain d'attraction. Un tel état de choses constitue pour d'aucuns une anomalie révoltante. Beaux-Arts, le plus important des hebdomadaires spécialisés, journal largement répandu dont le directeur est Georges Wildenstein et le rédacteur en chef Raymond Cogniat, a entrepris depuis plusieurs mois une campagne véhémente contre la liberté. Ces messieurs entendent définir la vraie tradition et diriger l'art de ce pays. Une telle vague de nationalisme confond par sa bêtise. On espérait ne plus avoir à rappeler que l'art, la science, le rêve, l'amour, la santé, la maladie et la mort ne connaissent ni frontières politiques ni barrières ethniques. A Beaux-Arts, Waldemar Georges et d'autres employés plus ténébreux opérant, paraît-il, avec l'assentiment discret de Jean Cassou, ont décidé que, puisqu'il y avait une grippe espagnole, un mal vénitien et un bleu de Prusse, il devait exister un art français. « Pour un art français », d'autant plus grand, ajoute-t-on, qu'il sera fondé non sur l'indépendance mais sur la contrainte : tels sont bien le titre et le sens d'un scandaleux manifeste anonyme, issu des pires remous de septembre dernier. Cet art, ils se sont avisés qu'il était grand temps de l'opposer aux productions étrangères. Depuis près de six mois, une préparation théorique a été tentée ; des articles grandiloquents écrits dans un galimatias propice ont eu l'ambition de donner à cette nouvelle forme du nationalisme des références philosophiques. L'offensive est devenue plus précise à l'occasion de l'exposition des Indépendants. Le seul mot fait bondir ces messieurs et pourtant, que n'aurions-nous à dire de cette prétendue indépendance ? Pour si insuffisante qu'elle nous semble, elle est encore trop grande à leurs yeux. Waldemar tonne contre une société dont la « politique est faite de démagogie » et où la saine « hiérarchie est détruite ». Avec des accents comminatoires, il exige que l'association, « si elle veut se survivre », révise radicalement ses statuts. Il faut défendre la France, sa tradition. « Vive la liberté », certes, mais pas n'importe laquelle, une vraie liberté dirigée, contrôlée, avec camps de concentration et bancs jaunes. Seront exclus ceux qui pensent mal, qui ne sentent pas comme Waldemar. Pour lui, les Indépendants exagèrent ; qu'ils fassent des coupes sombres, qu'ils limitent le nombre des envois et celui des peintres, qu'on rejette ces amateurs, « ces naïfs juste bons pour le concours Lépine », qu'il ne demeure que des peintres respectueux, obéissants, en uniforme. Au lieu de l'anarchie actuelle, que s'installe un bon jury armé de pouvoirs dictatoriaux.

Mais abandonnons là ces considérations de philosophie artistique un peu trop élevée. En mains le numéro de Beaux-Arts du 17 mars 1939, laissons-nous guider à travers les salles de l'exposition par le sous-führer ; suivons le noble rénovateur de la sensibilité française et chrétienne, le distingué souteneur d'une probité intransigeante. La salle VII échauffe l'hitlérien : « la plupart des tableaux qui y sont accrochés peuvent être assimilés à un jeu de massacre ». Quelle tristesse pour notre homme de ne pouvoir encore faire lacérer tout cela par un S.A. de service. Songez ! « Cet Herbin est incurable. Sa toile dessinée au compas se compose d'ornements d'un style géométrique. » Il devrait avoir un compas plus français et moins géométrique ! « Onslow-Ford songe à Miró. » Waldemar en conclut que « devant tant de licence, on pense aux servitudes fécondes du Moyen Age. » Ainsi donc, les camps de concentration ne suffisant pas, on regrette les bûchers de l'Inquisition. La haine réactionnaire et nationaliste provoque des sottises réjouissantes. Voici comment notre Waldemar commente la toile d'Emile Lafaye « Combat devant Madrid » : « Ses Marocains ont d'ailleurs grande allure mais ses miliciens sont traités dans un style photographiqué, prosaïque et vériste. » Ce peintre a sans doute une technique pour chaque camp.

Notre consciencieux critique ne sait plus exactement où il a vu, mais il a certainement vu quelque part, « les tableaux de trois peintres venus de l'Indochine française. » De quoi remuer la tripe tricolore ; il ajoute : « Paris est heureux d'accueillir ces artistes impériaux dont je signale les belles compositions à notre très athénien ministre de l'Intérieur, M. Albert Sarraut » (jamais on ne s'est vautré aussi délicatement) ; « une exposition de leurs ouvrages s'impose ; nous serons heureux de les aider à la réaliser » (pour les tarifs s'adresser directement). Plus loin, un coup de chapeau à « Luce qui se décide enfin à délaisser les sujets populaires » ; Waldemar espère voir là une jeune recrue intéressante pour les affaires distinguées.

A la salle 20, nouvelle crise de furie : « Sommes-nous fous ? Six mois après Munich, l'Uruguayen Sgarbi vient à Paris pour exhiber ses monstres. Le photographe Man Ray étale son impuissance avec désinvolture. Michel Stoffel peint-il avec un balai ivre ? Son voisin immédiat est le nippon Souzouki. Ce fils des Samouraïs se complaît dans la pornographie de la plus basse espèce. » Salle 21, la vertu ne suffisant plus, on passe au mouchardage : « Roubtzoff, qui est depuis quelques années citoyen français, se permet de railler dans un tableau d'une rare impertinence le voyage impérial du président Edouard Daladier. » Avis à la préfecture pour révision du dossier. Le président impérial peut s'absenter, on veillera ici sur sa gloire. Les Français de fraîche date qui ne renchériront pas sur le nationalisme moyen et qui n'exalteront pas la tradition française du moyen âge sont invités à se méfier.

Parvenu à la salle 22, Waldemar ne veut pas laisser passer la défaite des républicains espagnols sans y joindre son tribut personnel d'ignominie : « Dupré célèbre la liberté guidant les soldats espagnols. Son tableau pourrait s'appeler aussi : les illusions perdues. » Voici un jeu de mots dont on peut être fier, auquel mieux vaut s'exposer qu'à une balle. Passons aux bonnes nouvelles : « L'annonciation de Noël Feuerstein est un tableau un peu vide mais conforme à la tradition reprise, il y a quelque temps, par les moines de Beuron. La présence de cette oeuvre édifiante nous console de bien des turpitudes. » Le guide quoique vide se sent édifié, mais il se retient sur la pente des nobles sentiments ; à aller trop loin, on glisserait vite dans un mysticisme humanitaire : « "L'ode à l'amour" de Duval est une profession de foi pacifiste qui serait probablement interdite en Allemagne mais qu'on tolère en France. » Waldemar souhaite que cette tolérance ne se prolonge pas. Une autre fois, ce Duval sera mieux avisé en peignant une ode aux cadavres ; l'attention de Beaux-Arts lui sera assurée. Le critique poursuivant sa ronde découvre enfin un sujet d'émerveillement : « "La jeune femme lisant" de Coignet n'est pas une marionnette ; son visage est un miroir ardent. » C'est qu'en effet nous arrivons à la partie constructive de l'ouvrage ; ayant franchi l'abomination de l'art dégénéré, on peut maintenant cerner d'une manière précise la grande tradition : Salle 28, « un ensemble d'aquarelles de Chervin, tout en subissant l'influence de Segonzac, révèle un talent d'une magnifique franchise. Peut-être l'influence à laquelle nous faisons allusion n'est-elle qu'une pièce d'identité commune à beaucoup de Français d'aujourd'hui. » Toujours pour l'aquarelle, les artistes désirant se maintenir dans la ligne se rendront à la salle 32 pour admirer l'art de Bercier. « Cet art qui exclut les déformations et les valeurs de choc » (sans préjudice, n'est-ce pas, des troupes du même nom) « est avant tout une valeur de peinture et une valeur de sensibilité. » Arrêtons là ces considérations boursières.

Ce morceau si particulier de littérature picturo-nationale ne constitue pas un accident ou une exception remarquable de la part du journal Beaux-Arts ; il illustre la nouvelle théorie de l'art français. Tout cela témoigne d'une mentalité si vile, d'une conscience si bornée qu'on a quelque scrupule à s'y attacher. Il le faut bien toutefois, en raison du caractère objectivement très nocif que présentent de telles manoeuvres. A l'avant-garde de la tradition française, on ouvre l'oeil et le bon ; c'est ainsi que dans le numéro du 31 mars 1939, à l'occasion de l'exposition du « Rêve dans l'art et la littérature », on vante tout spécialement les photographies de Man Ray et de Dora Maar qui, naturellement, ne s'y trouvent pas. Bon pied, bon oeil et parlons clair, qui est la devise dont on pourrait se recommander : le texte que nous reproduisons ci-dessous dans sa typographie originale le prouve suffisamment. Il sert de compte rendu à une exposition organisée par l'un de nous ; à propos de ce langage si ferme, nous nous rangerons à l'opinion classique : « Tout commentaire l'affaiblirait ! »

Telle est l'équipe que les lauriers hitlériens empêchent de dormir et qui espère prendre en main l'essor de l'art dans ce pays. Des ingénus penseront que c'est là le fruit d'un goût simiesque pour l'imitation ; ils y verront un accès de masochisme. « Ils se vautrent, seigneur, avant d'y avoir été invités. » Et les ingénus auront tort. Car même la turpitude ne paraît pas spontanée, elle semble devoir cacher quelque intérêt plus sordide. Chacun sait qu'en Allemagne la condamnation prononcée contre l'art indépendant, c'est-à-dire, à travers lui, contre les meilleurs oeuvres modernes, n'a pas ruiné tout le monde. Les musées et les collections particulières ont pu être expurgés à bon compte. C'est justement ce que Beaux-Arts constate en annonçant dans son numéro du 31 mars « la vente qui aura lieu à Lucerne de tableaux et de sculptures modernes provenant des musées de Munich, Cologne, Essen, Düsseldorf, etc... On présume que cette vente dans laquelle figureront des oeuvres de Derain, Matisse, Van Gogh, Gauguin, Liebermann, Picasso, etc., est la conséquence de théories sur l'art dégénéré. » Conséquence commerciale, des plus appréciables en effet, que nous nous garderons bien de dédaigner !

LA REDACTION

P.-S. Au moment où nous écrivions ce texte dans lequel il est fait allusion au relatif libéralisme du gouvernement français, une situation nouvelle s'établissait, dont les conséquences peuvent être très graves. Le gouvernement a fait voter par le Sénat le 31 mars 1939 une loi soi-disant (sic) destinée à la sauvegarde de la moralité publique. D'après la version officielle, on désire réprimer certaines entreprises commerciales de pornographie. Hélas, l'article 7 de la loi, dans son troisième alinéa - passage qui a été l'objet d'un débat serré devant l'assemblée - autorise toute association fondée à des fins « morales » et reconnue d'utilité publique à poursuivre correctionnellement l'auteur ou le marchand d'écrits, de peintures, de photographies qu'elle estime dangereuses pour les « bonnes moeurs ». Nous savons ce que sont ces associations, nous connaissons leur esprit réactionnaire, leurs buts confessionnels, la sottise haineuse qui les dresse contre une expression libre. Les procès scandaleux dont ont été victimes Flaubert, Baudelaire, Després et d'autres sont encore présents à notre mémoire. Ils recommenceront demain si l'on n'y prend garde. Le texte législatif nouveau - la façon dont il a été discuté et voté le prouve - constitue une arme dangereuse qui servira, on peut en être sûr. Les associations artistiques se sont tues comme d'habitude. En conséquence, nous demandons à tous les amis d'un art libre de dresser avec nous leur véhémente protestation.

Il faut à tout prix que cette loi ne devienne pas définitive.

[Minotaure n° 12-13, mai 1939.]

Fédération Internationale de l'Art Révolutionnaire Indépendant (F.I.A.R.I.)

A bas les lettres de cachet ! A bas la Terreur grise !

Jamais peut-être le « en quel temps vivons-nous » n'a été plus de mise. Les sujets d'indignation risquent de dépasser la capacité d'indignation humaine. Hier, des centaines d'hommes et de femmes, trahis dans leurs plus modestes espoirs, erraient sur un océan dont tous les ports leur étaient hostiles, et n'ont dû leur salut provisoire qu'à une initiative de la dernière heure. Tandis qu'en Espagne on assassine aveuglément quiconque ne manifeste pas envers Franco l'enthousiasme que celui-ci se croit dû, en France on parque les réfugiés républicains comme des taureaux furieux. Les mêmes hommes sont promis au-delà des Pyrénées à une mort immédiate, indispensable au maintien de l'ordre fasciste ; en deçà des Pyrénées aux souffrances et aux privations qui leur sont infligées dans les camps hospitaliers que l'on sait. Partout la pire violence s'exerce au profit de la pire réaction.

Jusqu'ici, dans ce pays, la liberté individuelle jouissait d'une protection relative. Mais il s'agit pour le gouvernement français de lutter contre les Etats totalitaires avec leurs propres armes. Au nombre desquelles figure en bonne place la suppression de la liberté individuelle.

Trois hommes sont en ce moment en prison sans que la moindre inculpation ait pu être formulée contre eux. On ne saurait leur reprocher autre chose qu'une lutte farouche contre la guerre absurde qui menace, pour l'avènement d'une société qui tarira les sources mêmes de la guerre.

L'étudiant Schmit est déjà en prison depuis plus de trois mois. Stève, de la Fédération des Techniciens, déjà victime de la répression patronale lors de la grève du 30 novembre, est en prison depuis le 12 avril. Le professeur Rigal, diplômé d'études supérieures, licencié de philosophie, est incarcéré depuis le 7 mai. Tous trois ont été arrêtés à leur domicile à Paris et transférés à la prison de Metz. L'instruction, ouverte tardivement contre eux, est absolument secrète. Ces trois hommes sont, sans aucune raison publique, retranchés du monde dans une de ces Bastilles de la destruction desquelles on célèbre cette année, sans ironie et sans trop de pudeur, le 150e anniversaire.

Pourquoi veut-on empêcher l'opinion de savoir publiquement la cause de leur arrestation ? Quel est ce secret que l'on veut faire peser sur l'instruction ? Aurait-on l'audace, à la faveur de l'atmosphère de pré-guerre que nous vivons, de transformer des accusations politiques en inculpations infamantes ?

Prenons garde ! La détention de ces trois camarades n'est qu'un coup d'essai. S'il réussit, c'en est fait des quelques libertés qui subsistent. La bureaucratie policière et démocratique aura beau jeu d'asservir toute pensée libre, de faire régner cette terreur grise dans laquelle commence à se complaire sa tyrannique médiocrité.

Nous invitons tous ceux que n'atteint pas encore l'abjecte contagion chauvine, tous ceux qui osent penser librement, à se joindre à nous pour protester contre les décrets-lois scélérats qui donnent licence à l'Etat-Major de faire peser dès maintenant sa dictature en faisant passer pour de l'« atteinte à la Défense nationale », voire de l'espionnage, l'action d'hommes courageux, de l'honnêteté et de la lucidité desquels nous répondons.

Il y va non pas de leur liberté, mais de la liberté de tous.

Adolphe Acker, Yves Allégret, Denise Bellon, Gina Bénichou, Paul Bénichou, Pierre Berger, Roger Blin, André Breton, Colette Brunius, Jacques-B. Brunius, Claude Cahun, J.-F. Chabrun, Michel Collinet, Frédéric Delanglade, Jean Delmas, J.-C. Diamant-Berger, Maurice Dommanget, Marcel Fourrier, Jean Giono, Maurice Heine, Maurice Henry, Georges Hugnet, Sylvain Itkine, Marcel Jean, Simone Kahn, Gérard de Lacaze-Duthiers, Hélène Laguerre, Michel Leiris, Maurice Lime, Pierre Mabille, Léo Malet, Marcel Martinet, André Masson, Gaston Modot, Maurice Nadeau, Albert Paraz, Benjamin Péret, Robert Rius, Gérard de Sède, Yves Tanguy, Jean Vagne, Paul Vialatte, Francis Vian, Pierre Vilain.

[Juin 1939]

[Tracts surréalistes, tome II]

 

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