TRACTS SURREALISTES Tome II, section 2

(d'avril 1960 à octobre 1969)

Expresses réserves

Aux éditions Schwarz, de Milan, vont paraître incessamment, sous unmême emboîtage, la traduction italienne des Entretiens d'André Breton et celled'une Histoire du Surréalisme depuis 1940, par Jean-Louis Bédouin. A lalecture sur manuscrit de ce dernier ouvrage (déjà à la composition) plusieursdes responsables de notre Mouvement avaient jugé que d'importantesmodifications s'imposaient. Regrettons qu'Arturo Schwarz, sans préjudice destitres qu'il garde à notre estime, n'ait pas fait tenir d'épreuves à l'auteur, lemettant ainsi dans l'impossibilité d'opérer les suppressions et les changementsauxquels il avait consenti.

Il est grand dommage que, du fait d'une telle précipitation, cette histoire,la première conçue de l'intérieur de notre Mouvement, ne réalise pas, àbeaucoup près, l'accord de tous ceux qui y tiennent un rôle essentiel.Attendons impatiemment qu'un édition française, revue sous ce rapport,consacre la version définitive de l'ouvrage, qui n'offre plus de prise à ladiscussion.

La Rédaction.

[Bief, Jonction surréaliste n° 12, 15 avril 1960.]

Tir de barrage

L'absence parmi nous de toute doctrine qui serait réductible à uncatéchisme, aussi bien que la constance de nos attaques contre l'hypocrisie etla veulerie qui tiennent lieu de morale à la société où nous nous débattons,donnent périodiquement à des individus douteux licence de s'immiscer dansnos rangs ou de se prévaloir d'une extension toute superficielle de nos idées. Ilfaut reconnaître qu'un certain flottement se fait jour à cet endroit dans lapensée la mieux structurée et la plus exigeante, au fur et à mesure qu'uneimpatience due au mouvement même de l'histoire vient renforcer la contestationidéologique ; tout levier a pu sembler bon, pour soulever la pierretombale que le christianisme avait scellée sur la vie passionnelle et, par suite,sur l'ensemble des conduites sociales réciproquement admissibles qui feraients'épanouir l'existence au lieu de la recroqueviller.

En sa meilleure période, Kropotkine faisait observer que condamner leprincipe éthique, à raison des abus qui en ont été commis par l'Eglise etl'Etat, équivaudrait à dire qu'on ne se lavera jamais parce que le Coranprescrit de se laver chaque jour. Faut-il rappeler que c'est le jugement moralqui nous permet, à l'heure présente, de condamner les tortionnaires de CarrylChessmann, comme il nous permettait naguère de condamner les massacreursde Budapest (1) ?

Certains, comme nous le sommes, qu'une morale largement empirique  mais sans défaillance est l'unique moyen qui nous mette en mesure desurmonter les difficultés, voire les contradictions qui naissent inévitablement dela différence entre la vie propre des idées et celle des individus (dont cettemorale, de par son empirisme même, révèle en fin de compte l'authenticité), ily aurait péril à laisser supposer, par notre silence, qu'un quelconque lienpuisse encore être allégué entre nous et ceux qui, récemment, ont fait allusionà un caractère “ dogmatique ” du Surréalisme et de la moralité révolutionnaireen général, caractère qui n'existe que dans la cervelle des pêcheurs en eautrouble et des porcs.

En fait, de tous les mouvements intellectuels qui se sont succédé au coursde plus d'un demi-siècle, le Surréalisme est le premier qui, par-delà les critèreshabituels tels que le “ talent ”, se soit assigné pour but permanent - toujoursaussi proche, toujours aussi peu accessible, mais qu'importe ? - la constitutiond'une éthique qui puisse à la fois garantir la profilération des différentes formes(philosophique, poétique, politique, picturale, etc.) dans lesquelles la revendicationimmédiate ou médiate de l'homme tend à s'exprimer, et interdire leurdégénérescence. La recherche originelle du “ fonctionnement réel de lapensée ”, loin de contredire ce principe, l'illustre, de par le caractère objectifde ce fonctionnement, caractère qui déjà s'oppose aux excès capricieux desdivers “ impressionnismes ” mentaux.

Il serait donc assez burlesque de rappeler ce principe essentiel de l'actionmenée par le Surréalisme depuis son origine, si nous n'étions à même devérifier dans les circonstances présentes le rôle qu'il a déjà joué maintes foisen permettant de dépister et de débusquer, au sein même du Mouvement,sous leur camouflage d'une heure, tel adroit faussaire, tel utilisateur virtuosedes découvertes d'autrui, tel esthète opportuniste et, d'une manière plusgénérale, tous ceux que guettait la tentation du succès.

Pour tous ceux-là, c'est aux Surréalistes que finalement toujours ilconvient de s'en prendre, tantôt en dressant à intervalles réguliers un

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(1) La nature de ce texte réclamant la signature de tous les Surréalistes, y compris lesressortissants étrangers, il n'est pas fait état ici des affaires françaises.

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invariable constat de décès, tantôt en les dénonçant comme des maniaques del'exclusion (et éventuellement de la réhabilitation), selon un sophisme des plusspécieux qui, atteignant aujourd'hui sa perfection, vise à établir qu'il n'y a pasde jugement sans magistrature, pas de magistrature sans police, et qu'enconséquence le Surréalisme est devenu, quant à son aire d'action spécifique,l'homologue exact des pires systèmes politiques. Notons au passage que ceuxqui se font le plus souvent les promoteurs diligents et bénévoles de ce genred'appréciation sont des peintres - parfois des poètes - qui, n'ayant pas suprendre leur part des exigences fondamentales du Mouvement - auquel ilsavaient appartenu ou qu'ils avaient côtoyé - se sont livrés pieds et poings liésaux pressions des marchands ou des éditeurs, le rempart où s'appuyer pourtenir leur faisant défaut. Il est vrai que ce type de processus est rigoureusementirréversible. Quiconque prétend penser ne saurait soutenir que “ tout cequi est moral relève de la pire manière d'envisager la vie : la manièrepolicière ” (2), sans risquer de recevoir bien vite à travers son oeuvre même, leplus cinglant démenti : presque infailliblement, à la défaillance moralecorrespond ou succède l'apparition des premiers symptômes d'une chuteintellectuelle se traduisant par une déperdition accélérée de qualité.

Dégonflons d'une dernière épingle la baudruche qui a nom Jean-Jacques Lebel : il appert des récents événements que son dynamisme brouillon et hilare n'a servi que de prétexte aux entreprises autrement calculées d'Alain Jouffroy.Celui-ci, exclu du Groupe surréaliste en 1948, s'est bien gardé d'utiliser lerapprochement qui s'était établi par la suite entre lui et nous pour une simpleet grossière usurpation de titres. Lorsqu'il lui est apparu que la manifestationAnti-Procès risquait de tourner à la confusion de ses auteurs, il a démontré,dans diverses lettres, à travers les protestations de sympathie les plusconfusionnelles, sa solidarité avec Jean-Jacques Lebel. En même temps, ilavouait le désir de séparer Breton de ses amis, désir aussi vain que révélateurd'une aptitude singulière à rajeunir de vieux mensonges.

Le “ contenu ”, si l'on peut dire, de l'Anti-Procès n'est était pas moinsexplicite. Le tract inaugural condamne les “ règles du jeu intellectuel ” commeidoles (sic) et le jugement moral comme “ pratique anachronique et stérilisante ”.L'utilisation, en épigraphe de ce tract, d'une déclaration de Noirsd'Afrique du Sud (3) constitue un abus de confiance destiné à le faire passerpour une proclamation antiraciste. Au moyen d'une lecture hâtive etsommaire, sa signature a été extorquée à Max-Pol Fouchet, entre autres. Lesartistes invités à exposer à la Galerie des Quatre-Saisons, où avait lieu lamanifestation, n'ont nullement été mis au courant des intentions réelles deLebel et Jouffroy. Dans ces conditions, la perpétuelle fuite devant le regard quicaractérise Jouffroy et qu'illustrent ses missives à Breton, à Jaguer et àLacomblez, est symptomatique : il a quelques raisons personnelles de vouloirconfondre l'idée de justice avec les formes les plus haïssables de l'arbitraire.Les procédés d'intimidation et d'amalgame qui ont été à l'origine del'Anti-Procès et que souligne le rapprochement d'une photo de guillotine et

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(2) Alain Jouffroy et J.-J. Lebel : L'Anti-Procès, d'après Marcelle Capron (“ Combat ” du11 mai 1960).

(3) Découpée à la hâte dans “ France-Soir ” et nullement commentée.

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d'une phrase de Marcel Duchamp relèvent d'un contreterrorisme élémentaire :à force de proclamer sans cause son innocence, notre tandem finit par élever lafaute à l'existence, par en donner la mesure, et par nous contraindre à lasanctionner.

Quand il est devenu assez clair pour ces Messieurs que nous ne marchionspas, la mèche a été vendue : la petite festivité de la Galerie des Quatre-Saisons,nous dit-on, “ s'élève très justement contre certaines déplorablestraditions d'exclusions et de réhabilitations successives, aussi puériles qu'injustifiées ”(Luce Hoctin, dans “ Arts ”, 11 mai 1960).

Il semblerait qu'ainsi tout débat soit tranché. Si Jouffroy persévère dansla critique d'art, on se demande au nom de quel principe il osera demaincondamner, comme il tente de le faire, la “ publicité utilisée à des finsd'auto-gratification permanente ”, et, ce qui nous importe davantage à nousautres moralistes, les entreprises monarcho-cléricales qui servent de toile defond aux acrobaties de Mathieu et du Hantaï nouvelle manière. Il est douteuxd'ailleurs que Jouffroy s'y emploie, puisqu'il en est déjà à citer, sans que dedégoût l'encre lui saute à la figure, le Testament de l'innommable compère deDali et d'Aragon, Cocteau soi-même. Sera-t-il en mesure de continuer sonmétier ? Sa production la plus récente se limite objectivement à unevertigineuse ventriloquie. Dans cette page de “ Combat - Arts ” (2 mai 1960),où un “ chapeau ” anonyme indiquait “ la place de premier plan ” que tientJouffroy parmi la confrérie, s'il intitule par une antiphrase involontaire sonpapier l'Art n'est pas un self-service, il nous laisse cependant l'embarras duchoix entre la sottise pure :

“ Paris est indifférent. Les artistes qui savent résister à cette indifférencesont ceux que leur mère n'a pas trop choyés ” ;
la revendication niaise :
“ Cette impasse où ma génération se trouve coincée par ses devanciers ” ;
et l'ignorance venant au secours de la perfidie :
“ Whitman, Maïakowski, Artaud, Césaire (malgré leurs Essénine respectifs ”).

Il s'agit par cette dernière phrase d'insinuer qu'Artaud et Césaire ont étépersécutés par quelque autre poète (?). Malheureusement, on sait partoutqu'Essénine ne fut pour rien dans le suicide de Maïakowski ! Avant de parlerde Révolution, comme il le fait à tout bout de cabaret, Alain Jouffroy devraits'instruire.

A la lucidité intellectuelle comme au sens moral, Jouffroy supplée par unebrume épaisse où la musique déposée le long de la poésie fait bon ménageavec l'exploitation éhontée du décès de Jean-Pierre Duprey. La démagogie del'irresponsabilité apparaît ainsi comme l'adversaire le plus inconciliable et leplus dangereux de la liberté lyrique, sous les traits de laquelle elle sedissimule.

A cet égard, quelles que soient les découvertes envisagées ou préconisées,notre attitude reste la même : il n'est aucune d'entre elles qui permette derenoncer à l'indispensable confrontation du sensible et du mental, et touteentreprise de renouvellement formel qui brigue une prééminence absolue, tellequ'elle prétende pallier toute nécessité de contact entre les exigences propres àla poésie ou à la peinture et celles qui concernent l'ensemble des activités

TIR DE BARRAGE

humaines, toute entreprise réformiste de cet acabit est vouée à la faillite. Lefait nouveau, c'est que de toutes les faillites plus ou moins frauduleusesauxquelles nous avons pu assister ces dernières années, quelques-uns nedemanderaient pas mieux que d'être les syndics.

Dans le désordre extrême et sans grandeur qui caractérise la plupart desrecherches de l'art et de la pensée d'aujourd'hui, les manifestations annoncéescomme devant succéder à l'Anti-Procès n'ont assurément pas d'autre fin que depermettre à Alain Jouffroy, grâce à un réseau de complicités et d'appuisparfois considérables, d'envahir à lui tout seul le plus large champ possible.Nous comptons avoir mis devant leurs responsabilités ceux qu'il entend séduirecomme ceux dont il a déjà capté la confiance. Toutefois, un apport positif peutet doit se dégager de l'incident, qui, plus précisément que jamais, nous a misen présence d'une disqualification idéologique concomitante à l'oubli dequelques valeurs morales dépourvues de l'ambiguïté si chère aux vainqueursdes Biennales.

En effet, la position, plus ou moins exprimée, de quiconque passe ainsienvers nous à une attitude hostile, se résume par la dichotomie casuistiqueentre la lettre et l'esprit. Le “ groupe actuel ”, comme dit Jouffroy, quevisiblement blesse le bât, ne représente plus que la lettre du Surréalisme :l'esprit est ailleurs, et il n'est guère difficile de deviner où. Le fait qu'à chaquefois que cette pétition de principe reparaît, elle ne parvient à durer que letemps d'un feu de paille, explique peut-être qu'elle consomme une tellequantité d'individus, et qu'il s'en trouve toujours pour entrer dans cettecurieuse carrière.

Il se peut cependant aussi que le phénomène ait été favorisé, cesdernières années, par la nécessité où nous fûmes, dans une circonstanceprécise, d'opposer à la notion purement statique de Groupe celle deMouvement. Il s'agissait, en réalité, d'unir sous un seul vocable une cause etl'association de ceux qui s'étaient donné à tâche de la servir.

La contradiction formelle ainsi introduite ne saurait durer indéfinimentsans être surmontée. Entre la notion de Groupe (statique) et celle deMouvement (dynamique), une réciprocité nécessaire, condition et preuve toutensemble de la vitalité du Surréalisme, commence à s'affirmer. Les deuxtermes apparaissent analogues dans leurs rapports à ce que sont les moyens etla fin dans la morale kantienne, le fini et l'infini dans une approche demétaphysique athée, l'organe et la fonction en biologie moderne, la praxis etla weltanschauung dans le marxisme.

Cette conception, d'ores et déjà, légitime qu'au présent texte vienne, entoute connaissance de cause, s'adjoindre une déclaration émanant des responsablesdu Mouvement “ Phases ” ; son développement ultérieur sera de nature àcouper court à toute tentative de détournement ou d'annexion épisodique duSurréalisme. Les exigences de vérité, d'équité et d'efficacité qui président ànotre action, loin d'admettre un quelconque relâchement du jugement moral,exigent (sic) au contraire son application la plus stricte dans toutes les circonstancesoù il est nécessaire, et nul ne saurait, sans démériter radicalement à nos yeux, encontester le principe. L'arrivisme exacerbé peut jouer quelques temps surl'équivoque, en dernière analyse toute subjective, qui résulte de l'inévitablediffusion externe de nos idées : notre vigilance n'en sera pas détournée pourautant. Comme la porte de Marcel Duchamp, le Surréalisme doit être ouvert etfermé.

Robert Benayoun, Jean Benoît, G.J. Bodson, ArsèneBonafous-Murat, Vincent Bounoure, André Breton,Adrien Dax, Gilbert Duvernois, Yves Elléouët, NicoleEspagnol, Georges Goldfayn, Marianne et RadovanIvsic, Alain Joubert, Jean-Pierre Lassalle , Gérard Legrand,Jean-Bernard Lombard, Joyce Mansour, JehanMayoux, E.L.T. Mesens, Jean Palou, Mimi Parent,Bernard Pécheur, José Pierre, Jean-Claude Silbermann ,Jean Schuster, Jean Thiercelin, Toyen, Roger VanHecke, Marianne Van Hirtum.

Dans la perspective cavalière que nous imposent les récents remousprovoqués par différentes initiatives du type “ Anti-Procès ” (4), le rôle d'unmouvement comme “ Phases ” demeure plus que jamais celui d'un convertisseurd'énergie, dont la tâche essentielle consiste à capter les échos de forces éparseset à les diffuser de telle façon que leur nécessaire anarchie native se fondedans un courant d'idées.

Or, ce courant d'idées, il importe plus que jamais de témoigner que lesprincipes fondamentaux desquels il procède depuis la création de “ Phases ” en1953 sont dans leur essence inséparables de ceux qui régissent l'action duMouvement Surréaliste dès son origine - parce que nous devons, pluscatégoriquement que jamais, nous insurger contre le climat de capitulationintellectuelle qui tend de toutes parts à s'instaurer, à faire tache d'huile.

Il est non seulement souhaitable, mais rigoureusement nécessaire que, sansporter atteinte à une autonomie réciproque indispensable à la complémentarité des deux Mouvements, soit déterminée une plate-forme susceptible de permettre à leur unité d'action - maintes fois réalisée au cours de cesderniers mois - de devenir permanente, et par là même, au-delà desprésentes activités de riposte, d'assurer un nouveau bond des idées et desdécouvertes dont le Surréalisme et “ Phases ” assument, seuls en tant quemouvements organisés, la défense.

Il importe donc de rappeler qu'en dépit d'assez profondes différenciationsdans l'organisation pratique des deux Mouvements, les méthodes de détectionet de reconnaissance des valeurs morales qui conviennent pour l'un conviennentpour l'autre. Conscients de l'identité de vues qui est à cet égard la leuravec les auteurs de la déclaration surréaliste “ Tir de barrage ”, les soussignés,au nom du Mouvement “ Phases ” s'y associent pleinement.

Guido Biasi, Steen Colding, Corneille, Oyvind Fahlström,Wilhelm Freddie, Roland Giguère, Uffe Harder, Edouard Jaguer, Jacques Lacomblez, Juan Langlois,Julio Llinas, Hans Meyer-Petersen, Paul Revel, Jean-PierreVielfaure, Jacques Zimmermann.

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(4) A côté du manifeste Anti-Procès, et sans lien apparent avec lui, un autre témoignage decette rage d'avilissement nous est offert par le tract nauséabond de l'architecte Mathias Goeritz :“ Pour l'art-prière contre l'art-merde ”.

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Ce 28 mai 1960, date commémorative de l'héroïque résistance de laCommune de Paris, éruption du jugement moral par excellence.

Le Mouvement Surréaliste. Le Mouvement “ Phases ”.

P.-S. - L'Union sacrée de la peinture, du très fascisant Yves Klein au“ révolutionnaire ” J.-J. Lebel, tel semble être l'objectif de Jouffroy (Cf. sonarticle “ L'Apocalypse des Carryls ”, “ Combat ”, 30 mai 1960). Il ne nous seraguère possible de suivre, sur “ les chemins de l'écriture ”, un personnage quitient le haut du trottoir dans la presse et qui écrit des romans à clés ; parionsdonc qu'un tel objectif, s'il ne lui a pas été assigné, éveillera mieux que de lasympathie du côté du Ministère de la Culture.

La valise à conscience du père Ubu est en de bonnes mains.

Qui après Paul Fort ?

Les journaux nous apprennent que les participants à une “ Foire depoètes ”, tenue à Forges-les-Eaux le 26 juin 1960, ont pris sur eux de décernerà M. Jean Cocteau le titre de Prince des poètes, laissé vacant à la mort dePaul Fort (1). Dans une lettre publiée par le journal Combat, M. Cocteau adéclaré accepter le titre et remercier les participants de la foire, rebaptisée parlui à cette occasion “ Congrès des poètes ”.

Prince des poètes : il s'agit là d'un titre désuet et charmant, dont on peutcertes penser que le libellé assez pompeux dépasse, de loin, tant lesprérogatives que la signification réelle. Cependant cette désignation insolitenous semble appeler deux remarques :

1. - Nous ne pouvons oublier que ce titre a été porté, aprèsVictor Hugo, parfois avec génie, toujours avec honneur, par Verlaine,Mallarmé, Léon Dierx, Paul Fort. A lui s'est toujours associée, à défautd'infaillibilité, au moins l'idée d'un suffrage parfaitement qualifié, noncontaminé jusqu'ici dans sa forme par les basses moeurs littéraires de l'époque.Nul, jusqu'ici, n'avait prétendu décrocher ce titre à la foire.

2. - Il s'agit, aux yeux du public, d'un titre décerné à un poète par lesautres poètes, ce qui, de toute évidence, implique que le plus grand nombred'entre eux soit consultés. En l'occurrence, on est par trop loin de compte.

Nous estimons donc qu'il y a ici, au plein sens du mot, maldonne : le titredont se pare aujourd'hui hâtivement M. Cocteau ne saurait lui être échu demanière valable.

Dans ces conditions, il nous paraît nécessaire que soit procédé à uneélection en bonne et due forme, offrant toutes garanties d'objectivité et toutespossibilités de contrôle. Sans prétendre en dresser une liste limitative, nous y

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(1) Certains signataires de la présente déclaration n'estiment pas licite la consultationimprovisée par Les Nouvelles littéraires, qui a abouti à l'élection de Jules Supervielle, sanspréjudice de sa qualification à ce titre de Prince des poètes.

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convions les personnalités et les groupements dont on sait qu'ils font leur lacause de la poésie. Nous les invitons à se prononcer en retournant avant le  15 septembre le bulletin ci-contre au Secrétariat Qui après Paul Fort ?

Au cas où aucun poète ne réunirait sur son nom la majorité absolue dessuffrages exprimés, il y aura lieu de procéder à un second tour de scrutin, ceciafin d'éviter que la personnalité élue le soit à la faveur d'une trop grandedispersion des suffrages et, par conséquent, grâce à un nombre de voix tropfaible pour être tenu comme représentatif de la volonté des poètes.

Les résultats du premier tour seront communiqués, sitôt leur dépouillementterminé, à chacun des participants. En cas de nécessité, cesrésultats seront accompagnés d'un nouveau bulletin destiné au second tour. Lepoète qui obtiendra alors le plus grand nombre de voix sera proclamé princedes poètes.

André Breton, Julien Gracq, Pierre-Jean Jouve, RobertMallet, André Pieyre de Mandiargues, Jean Paulhan ,Francis Ponge, Philippe Soupault, Henri Thomas , GiuseppeUngaretti.

[30 juin 1960.]

Déclaration sur le Droit à l'Insoumission dans la Guerre d'Algérie (1)

Au début du mois de juillet dernier, sur l'initiative de quelques-uns dessignataires, la déclaration suivante a été soumise à la réflexion d'écrivains,d'artistes, d'universitaires et a reçu jusqu'à ce jour l'accord de 121 d'entre eux :

Un Mouvement très important se développe en France, et il est nécessaireque l'opinion française et internationale en soit mieux informée, au momentoù le nouveau tournant de la guerre d'Algérie doit nous conduire à voir, nonà oublier, la profondeur de la crise qui s'est ouverte il y a six ans.

De plus en plus nombreux, des Français sont poursuivis, emprisonnés,condamnés, pour s'être refusés à participer à cette guerre ou pour être venusen aide aux combattants algériens. Dénaturées par leurs adversaires, mais aussiédulcorées par ceux-là mêmes qui auraient le devoir de les défendre, leursraisons restent généralement incomprises. Il est pourtant insuffisant de dire quecette résistance aux pouvoirs publics est respectable. Protestation d'hommesatteints dans leur honneur et dans la juste idée qu'ils se font de la vérité, ellea une signification qui dépasse les circonstances dans lesquelles elle s'estaffirmée et qu'il importe de ressaisir, quelle que soit l'issue des événements.

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(1) Fréquemment appelée Déclaration des 121. (N.D.E.)

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Pour les Algériens, la lutte, poursuivie, soit par des moyens militaires,soit par des moyens diplomatiques, ne comporte aucune équivoque. C'est uneguerre d'indépendance nationale. Mais, pour les Français, quelle en est lanature ? Ce n'est pas une guerre étrangère. Jamais le territoire de la Francen'a été menacé. Il y a plus : elle est menée contre des hommes que l'Etataffecte de considérer comme Français, mais qui, eux, luttent précisément pourcesser de l'être. Il ne suffirait même pas de dire qu'il s'agit d'une guerre deconquête, guerre impérialiste, accompagnée par surcroît de racisme. Il y a decela dans toute guerre, et l'équivoque persiste.

En fait, par une décision qui constituait un abus fondamental, l'Etat ad'abord mobilisé des classes entières de citoyens à seule fin d'accomplir cequ'il désignait lui-même comme une besogne de police contre une populationopprimée, laquelle ne s'est révoltée que par un souci de dignité élémentaire,puisqu'elle exige d'être enfin reconnue comme communauté indépendante.

Ni guerre de conquête, ni guerre de “ défense nationale ”, ni guerre civile,la guerre d'Algérie est peu à peu devenue une action propre à l'armée et àune caste qui refusent de céder devant un soulèvement dont même le pouvoircivil, se rendant compte de l'effondrement général des empires coloniaux,semble prêt à reconnaître le sens.

C'est, aujourd'hui, principalement la volonté de l'armée qui entretient cecombat criminel et absurde, et cette armée, par le rôle politique que plusieursde ses hauts représentants lui font jouer, agissant parfois ouvertement etviolemment en dehors de toute légalité, trahissant les fins que l'ensemble dupays lui confie, compromet et risque de pervertir la nation même, en forçantles citoyens sous ses ordres à se faire les complices d'une action factieuse ouavilissante. Faut-il rappeler que, quinze ans après la destruction de l'ordrehitlérien, le militarisme français, par suite des exigences d'une telle guerre, estparvenu à restaurer la torture et à en faire à nouveau comme une institutionen Europe ?

C'est dans ces conditions que beaucoup de Français en sont venus àremettre en cause le sens de valeurs et d'obligations traditionnelles. Qu'est-ceque le civisme, lorsque, dans certaines circonstances, il devient soumissionhonteuse ? N'y a-t-il pas des cas où le refus de servir est un devoir sacré, où la“ trahison ” signifie le respect courageux du vrai ? Et lorsque, par la volonté deceux qui l'utilisent comme instrument de domination raciste ou idéologique,l'armée s'affirme en état de révolte ouverte ou latente contre les institutionsdémocratiques, la révolte contre l'armée ne prend-elle pas un sens nouveau ?

Le cas de conscience s'est trouvé posé dès le début de la guerre. Celle-cise prolongeant, il est normal que ce cas de conscience se soit résoluconcrètement par des actes toujours plus nombreux d'insoumission, dedésertion, aussi bien que de protection et d'aide aux combattants algériens.Mouvements libres qui se sont développés en marge de tous les partis officiels,sans leur aide et, à la fin, malgré leur désaveu. Encore une fois, en dehors descadres et des mots d'ordre préétablis, une résistance est née, par une prise deconscience spontanée, cherchant et inventant des formes d'action et desmoyens de lutte en rapport avec une situation nouvelle dont les groupementspolitiques et les journaux d'opinion se sont entendus, soit par inertie outimidité doctrinale, soit par préjugés nationalistes ou moraux, à ne pasreconnaître le sens et les exigences véritables.

Les soussignés, considérant que chacun doit se prononcer sur des actesqu'il est désormais impossible de présenter comme des faits divers del'aventure individuelle ; considérant qu'eux-mêmes, à leur place et selon leursmoyens, ont le devoir d'intervenir, non pas pour donner des conseils auxhommes qui ont à se décider personnellement face à des problèmes aussigraves, mais pour demander à ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendreà l'équivoque des mots et des valeurs, déclarent :

- Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armescontre le peuple algérien.

- Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français quiestiment de leur devoir d'apporter aide et protection aux Algériens opprimésau nom du peuple français.

- La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruinerle système colonial, est la cause de tous les hommes libres.

Arthur Adamov Hubert Damisch Henri Lefebvre

Robert Antelme Bernard Dort       Gérard Legrand

Georges Auclair            Jean Douassot     Michel Leiris

Jean Baby    Simone DreyfusPaul Lévy

Hélène Balfet      Marguerite Duras         Jérôme Lindon

Marc Barbut         Yves Elléouët      Eric Losfeld

Robert Barrat     Dominique Eluard         Robert Louzon

Simone de Beauvoir      Charles Estienne           Olivier de Magny

Jean-Louis Bédouin       Louis-René des     Florence Malraux

Marc BegbeiderForêts          André Mandouze

Robert Benayoun          Dr. Théodore        Maud Mannoni

Maurice Blanchot        Fraenkel    Jean Martin

Roger Blin André Frénaud    Renée Marcel-

Geneviève Bonnefoi     Jacques GernetMartinet

Arsène Bonafous-         Louis Gernet         Jean-Daniel Martinet

Murat           Anne Guérin          Andrée Marty-Capgras

Raymond Borde Daniel Guérin       Dionys Mascolo

Jean-Louis Bory Jacques Howlett           François Maspero

Jacques-Laurent Bost            Edouard Jaguer André Masson

Pierre Boulez       Pierre Jaouen       Pierre de Massot

Vincent Bounoure        Gérard Jarlot      Jean-Jacques Mayoux

André Breton       Robert Jaulin       Jehan Mayoux

Guy Cabanel         Alain Joubert       Théodore Monod

Georges Condominas Henri Kréa             Marie Moscovici

Alain Cuny            Robert Lagarde Georges Mounin

Jean CzarneckiMonique Lange    Maurice Nadeau

Dr. Jean Dalsace             Claude Lanzmann         Georges Navel

Adrien Dax             Robert Lapoujade          Hélène Parmelin

Marcel Péju           Jacques-Francis             Simone Signoret

José Pierre Rolland      Jean-Claude Silbermann

André Pieyre deAlfred Rosmer     Claude Simon

Mandiargues        Gilbert Rouget    René de Solier

Edouard Pignon             Claude Roy            D. de la Souchère

Bernard Pingaud           Marc Saint-Saens          Jean Thiercelin

Maurice Pons       Nathalie Sarraute        Dr. René Tzanck

J.-B. Pontalis         Jean-Paul Sartre            Vercors

Jean Pouillon      Renée Saurel        J.-P. Vernant

Denise René            Claude Sautet     Pierre Vidal-Naquet

Alain Resnais       Jean Schuster      J.-P. Vielfaure

Jean-François Revel    Robert Scipion     Claude Viseux

Alain Robbe-Grillet     Louis Seguin          Ylipe

Christiane Rochefort             Geneviève Serreau        René Zazzo

Cette déclaration n'a pas été conçue comme une pétition publique. Pourdiverses raisons, au jour où elle est publiée, elle n'a été soumise qu'à unepartie de ceux dont l'accord était recherché.

La liste des signatures reste ouverte, en vue d'une prochaine édition, auxartistes et intellectuels de toute discipline.

[1er septembre 1960.]

Suite princière

Sans revenir sur les termes de notre déclaration du 30 juin, nous sommesobligés de constater que le poète qui, à l'élection par nous organisée, avaitrecueilli le plus grand nombre de voix, Saint-John Perse, a déclaré ne pasaccepter le titre de Prince des Poètes, et que Jean Follain a déclarépareillement qu'il refuserait le titre s'il était élu. Nous ajoutons, pour répondreaux interprétations malignes de certaine presse, que dans notre pensée le faitde signer la déclaration impliquait une renonciation au titre mis aux voix, etqu'ainsi nul des signataires, André Breton en particulier, ne pouvait être élu.Nous nous refusons à tenir pour valables les bulletins à sens unique renvoyés àMme Paul Fort, comme aussi le droit personnel d'investiture que se juge fondéà exercer tel ou tel. Par ailleurs, un fait nouveau, l'attribution du Prix Nobel àSaint-John Perse, nous semble de nature à fausser complètement la secondeélection qui devait avoir lieu avant le 1er décembre.

Pour ces raisons, tout en regrettant que Saint-John Perse ait cru devoir sesoustraire à un titre que nous persistons à juger honorable et charmant malgréson écho légèrement suranné, nous avons décidé de renoncer à la secondeélection que nous avions en projet. Restent acquis les résultats du premiertour, soit, après nouveau pointage : 97 voix à Saint-John Perse, 87 à Cocteau,63 à André Breton, 60 à Jean Follain, 53 à Philippe Chabaneix, 16 àMarie Noël et 12 à Aragon. Nous laissons à chacun le soin de conclure siSaint-John Perse doit être considéré malgré tout comme Prince des Poètes, ousi ce titre - dont tout plébiscite contredit essentiellement le caractère électif- ne peut plus aujourd'hui donner lieu à attribution. Si même l'on dénie à lapoésie le caractère absolu qui est le sien, il reste que nous avons là le typemême du titre sacré - l'un de ces titres qu'il faut accorder à qui les repousse,refuser à qui les postule.

Paris, le 15 novembre 1960.

André Breton, Julien Gracq, Pierre-Jean Jouve, AndréPieyre de Mandiargues, Jean Paulhan , Francis Ponge,Philippe Soupault, Giuseppe Ungaretti.

We don't EAR it that way

Une exposition internationale du Surréalisme se tient actuellement àNew York, galeries d'Arcy. Un événement aussi fâcheux qu'imprévisible en amarqué le vernissage. Nous apprenons en effet, de source indirecte, queSalvador Dali en personne y a été reçu avec les égards dus à un invité demarque. Ceci a été rendu possible par l'intrusion, parmi les toiles del'exposition, d'une “ Madone ” (*) de sa façon sulpicienne, de dimensionsconsidérables et d'exécution récente, qui ne pouvait y figurer à aucun titre.

Seul des quatre organisateurs : Marcel Duchamp, André Breton,Edouard Jaguer et José Pierre, le premier se trouvait sur place, fondé àprendre toute décision de dernière heure. Les trois autres ignorent à ce joursous quelles pressions ou en raison de quelles considération stratégiques il a puse déterminer à faire à Dali, dans une entreprise qui nous est commune, cettepart exorbitante.

Depuis longtemps nous honorons bien trop les ressources de son espritpour lui faire l'outrage de penser qu'il ait pu, fût-ce un instant, être dupe decette dialectique fallacieuse, selon laquelle c'est aujourd'hui le conformisme quirecèle le levain de la subversion.

La conjoncture politique en France, dans ces premiers jours de décembre1960, nous oblige à ne pas différer d'un instant la présente protestation. Moinsque jamais à nos yeux l'aventure esthétique et ses “ à-côtés ” scandaleux à boncompte ne sauraient se suffire à eux-mêmes. Alors qu'ici les intellectuelsqualifiés luttent en pleine conscience pour défendre ce qui reste de libertéd'opinion et d'expression, nous nous devons de rappeler que Dali a été excludu Surréalisme il y a plus de vingt ans et que nous n'avons cessé de voir enlui l'ancien apologiste d'Hitler, au demeurant le peintre fasciste, clérical etraciste, ami du Franco qui ouvrit l'Espagne comme champ de manoeuvres à laplus abominable barbarie qui fut jamais.

Robert Benayoun, Jean Benoît, Guido Biasi, VincentBounoure, André Breton, Corneille, Adrien Dax, GianniDova, Yves Elléouët, Roland Giguère, RadovanIvsic, Edouard Jaguer, Alain Joubert, Jacques Lacomblez,Juan Langlois, Gérard Legrand, Julio Llinas,E.L.T. Mesens, Mimi Parent, José Pierre, Carl-FredrikReuterswärd, Jean Schuster, Claude Tarnaud, JeanThiercelin, Toyen.

[Décembre 1960.]

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(*) Intitulée par lui : l'Oreille anti-matière.

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WE DON'T EAR IT THAT WAY

Une exposition internationale du surréalisme setient actuellement à New-York, galeries d'Arcy. Unévénement aussi fâcheux qu'imprévisible en amarqué le vernissage. Nous apprenons en effet, desource indirecte, que Salvador Dali en personne ya été reçu avec les égards dus à un invité demarque. Ceci a été rendu possible par l'intrusion,parmi les toiles de l'exposition, d'une "Madone" (*)de sa façon sulpicienne, de dimensions considérableset d'exécution récente, qui ne pouvait y figurerà aucun titre.

Seul des quatre organisateurs : Marcel Duchamp.André Breton, Edouard Jaguer et José Pierre, lepremier se trouvait sur place,fondé à prendre toute décision dedernière heure. Les trois autresignorent à ce jour sous quellespressions ou en raison de quellesconsidérations stratégiques il apu se déterminer à faire à Dali,dans une entreprise qui nous estcommune, cette part exorbitante.

Depuis longtemps nous honoronsbien trop les ressources deson esprit pour lui faire l'outragede penser qu'il ait pu, fût-ce uninstant, être dupe de cette dialectiquefallacieuse, selon laquellec'est aujourd'hui le conformismequi recèle le levain de la subversion.

La conjoncture politique en France, dans cespremiers jours de décembre 1960, nous oblige àne pas différer d'un instant la présente protestation.Moins que jamais à nos yeux l'aventure esthétiqueet ses "à-côtés" scandaleux à bon compte ne sauraientse suffire à eux-mêmes. Alors qu'ici les intellectuelsqualifiés luttent en pleine conscience pourdéfendre ce qui reste de liberté d'opinion et d'expression,nous nous devons de rappeler que Dalia été exclu du surréalisme il y a plus de vingt ans etque nous n'avons cessé de voir en lui l'ancien apologisted'Hitler, au demeurant le peintre fasciste,clérical et raciste, ami du Franco qui ouvrit l'Espagnecomme champ de manoeuvres à la plusabominable barbarie qui fut jamais.

An international exhibition of surrealism is nowbeing held in New York at the D'Arcy Galleries.Its opening has been marked by a very unexpectedand annoying event : Salvador Dali's appearanceon the premises, his formal introduction withrespects due to a high-ranking guest, and, most ofall, the deliberate intrusion, amongst the otherexhibits, of a portentous Madonna (*), painted inhis most clerical manner, and which its largedimensions, added to its recent execution, shouldhave excluded from such a gathering.

Of the exhibition's four promoters (Marcel Duchamp,André Breton, Edouard Jaguer and JoséPierre) only the first was presenton the spot, and able to take anylast-minute decision as befittedthe incident. The last three stillignore, at this very minute, underwhich pressures, on wich strategicalmotives he could concedeDali, in such a collective demonstration,this exorbitant part.

We respect him too much, wehave too long respected the resourcesof his mind to believe hecould yield, were it a second, tosuch deceptive dialectics followingwhich conformism should providenowadays the only yeast of subversion.

France 's present political climatein these very first day of December 1960,make it at once imperious for us to issue this protest.Never less than now have the aesthetical adventureand its cheap, notorious asides appeared self-sufficient.At the particular moment when qualifiedintellectuals are consciously fighting for the defenseof whatever freedom for thought and expression asis yet left to them, we remind everyone concernedthat Salvador Dali, more than twenty years ago, wasexpelled from surrealism. More than ever do wesee in this man, Hitler's former apologist, thefascist painter, the religious bigot, and the avowedracist, friend of Franco, who opened Spain as adrill-ground for the most abominable surge ofbarbary the world has yet endure d.

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(*) Intitulée par lui : l'Oreille anti-matière.

(*) Entitled by him : The anti-matter ear.

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Robert Benayoun, Jean Benoit, Guido Biasi, Vincent Bounoure, André Breton, Corneille, Adrien Dax,Gianni Dova, Yves Elleouet, Roland Giguère, Radovan Ivsic, Edouard Jaguer, Alain Joubert,Jacques Lacomblez, Juan Langlois, Gérard Legrand, Julio Llinas, E.L.T. Mesens, Mimi Parent,José Pierre, Carl-Fredrik Reuterswärd, Jean Schuster, Claude Tarnaud, Jean Thiercelin, Toyen.

Il a été tiré vingt-cinq exemplaires sur papier couché vert d'eau, adornés de quelques poils de la Vraye Moustache.

Un hommageà Max Walter Svanberg

Dans l'éclat sensuel de l'aube scandinave, quel ne fut pas l'émerveillementde Max Walter quand se leva devant lui, comme “ peint à la rose ”, l'orientsoyeux de ses désirs : sur ses ailes de marbre blanc, le baiser de la luneinvoquait la Byzance lacustre où des berbères dalécarliennes au front tatouécôtoient la sunamite de Dala, la kabyle des fjords, et cette gent viking auxpieds ocrés qu'aucun sultan jamais ne posséda.

Robert Benayoun.

Elles vont passer, les belles à peau de taupe. Leurs bras sont tatouésd'ibis. Au carrefour, l'épinoche fait sonner un lac cilié de joncs. Celle quirègne ici attend que les griffes poussent aux mains des chattes pour leur fendrele sein et leur imposer l'ornement pubien aux ocelles de soufre. Toutesassemblées sur le dos de la raie bleue, les grandes demoiselles à col decampanule traversent les tornades pour étoiler leur ventre et regagnentplacidement avec leurs jambes rondes la pierre aux papillons, éphémèrecomme l'histoire humaine.

Vincent Bounoure.

Je compte parmi les grandes rencontres de ma vie celle de l'oeuvre deMax Walter Svanberg qui m'a permis d'apprécier du dedans, en me la faisantsubir de toute sa force, ce que peut être la fascination. D'emblée, elle m'aintroduit dans ce cône de lumière à la fois aveugle et trouble, à brefsintervalles fléché d'un dard, où règne le vertige et où l'être, à petites étapes,s'avance malgré lui, mû par une attraction irrésistible, aspiré par l'absolu dudanger. Svanberg, il faut le dire, nous fait les honneurs d'un monde qui n'estautre que celui du “ scabreux ”, au sens le plus subversif du terme. J'aitoujours pensé, pour ma part, qu'un certain scabreux, circonscrit au planérotique, dont nous nous extasions dans certains rêves au point d'en garder laplus cruelle nostalgie au réveil, est tout ce qui a pu donner à l'homme l'idéedes paradis.

André Breton.

On savait que les rainettes se métamorphosent la nuit en filles extraordinaires,et que les amoureuses aux yeux vermeils s'échappent des coings mûrs àtravers la fente noire ouverte par la foudre, mais c'est Max Walter Svanbergqui nous a révélé les sorties nocturnes d'une femme aux mille et une formes,issue d'un pangolin et d'une nébuleuse, et qui se cache au plus profond denous-même.

Radovan Ivsic.

Au voisinage cimmérien de l'effrayante Méduse, chevelue de vipères,habitent selon la fable “ trois vierges antiques, aux formes de cygne, qui n'ontpour leur triple usage qu'un seul oeil et une seule dent ”. Persée obtient de cesprophétesses le secret qui le fera triompher du monstre : le décapiter en leregardant dans un miroir pour éviter le pouvoir pétrifiant de ses yeux. Ce sontces mêmes filles sans âge, marquées par l'étoile polaire et coiffées d'unécroulement de queues de paon, que ressuscite pour nous, leur dent desorcière changée en invitation à la caresse et l'oeil toujours de profil,Max Walter Svanberg.

Gérard Legran d.

L'oeuvre de Max Walter Svanberg est la montre solennelle et impérativedes secrets, charmes et sortilèges de la femme dans leur essentielle ambiguïté.L'homme sidéré par le flamboyant théorème de réciprocité s'abandonne à ladélicieuse angoisse qui précède les décisions imprévisibles.
Jehan Mayoux.

Le Marchand de Mancenilles
A Max Walter Svanberg.
Le marchand de mancenilles
Arrive des pays froids.
Parmi les maux ravissants
De son fastueux déballage
Voyez ces perles nourries
Dans l'huître des courtisanes
Ces croix à double tranchant
Tous les philtres édéniques
L'éternel cobra des neiges
Affronté comme une fille
Au mâle python solaire
Les poussières de la lune
Le sang cuit au feu de rose
Et des poux de sept carats
Que l'on incruste au pubis
Des plus pâles fiancées
Avant leur présentation
Au palais du rouge Adam
Un sein bleu cligne de l'oeil
L'aréole est une ruche
Où déposent leur butin
Les amants des lucioles
Le masque ailé sert d'abri
A l'empuse jaune et verte
Et maint faux bourdon se colle
Aux cils des sexes fardés
Le marchand de mancenilles
Sait-il que nous avons faim
D'une beauté vénéneuse
Sait-il qu'un art venimeux
Ne nous fascine pas moins
Que la splendeur implacable
Des grands reptiles féminins ?
André Pieyre de Mandiargues.

Le monde de Svanberg, frappé de l'ineffable puissance qui fait avec tantd'ordre table rase des mièvreries, est écrasé par celle qui, vêtue de plumes, debijoux plus douloureux que d'apparat, d'écailles aussi (pour ne pas reculerdevant le spasme menaçant), vous montre par sa beauté si douce à l'oreille, siéclatante aux yeux, le premier trait que l'arc de l'exil destine à la bêteimmobile. On pense en y entrant au reflet du soleil dans le miroir de l'ardentePenthésilée.

Joyce Mansour.

L'imagination érotique que, dès ses débuts, la vertueuse critique d'artreprocha à Svanberg, au moins faudrait-il convenir qu'elle ne constitue paspour l'artiste un habile faire-valoir, mais la sève merveilleuse qui féconde soninstinct des formes et des couleurs. Que Mortensen rivalise avec l'éloquencedes panneaux de signalisation routière, que Mathieu développe de complaisantesarabesques rouges sur un fond noir, pourquoi pas ? - Mais caractérisent-ilsainsi davantage les possibilités et les prestiges de la peinture que lanacre diaphane des filles aux cuisses d'ailes de papillons, à la chevelure encascade de fleurs ? Svanberg sait parfaitement atteindre au monumental par ledépouillement. Reste qu'aucun de nos palais modernes n'oserait s'offrir le luxed'une fresque de Svanberg, tant il serait impossible de ne pas y lire l'élogeéperdu de la Femme.
José Pierre.

Il fallait, au vingtième siècle, ce lâcher de sorcières nées de la vision maistrès vite incarnées ; ce sont des contemporaines de haute gravité. L'exercice dela consolation n'est pas leur fort. Suivons-les pour que tout soit enfin perdu.

Jean Schuster.
27 avril 1961.

Sauve qui doit

On trouvera dans La Brèche, n° 1, un article consacré au livre de JacquesBergier et Louis Pauwels, Le Matin des Magiciens. La parution d'une revue,Planète, qui se présente comme la suite directe de ce livre, aggrave encore lecaractère alarmant de l'entreprise dénoncée par l'article, et nous ne saurionssurseoir à l'examen détaillé du vaste programme de Planète, en nous réservantd'en distribuer les éléments d'une manière plus précise que MM. Bergier etPauwels.

A qui s'adresse Planète ? De son propre aveu à “ quiconque exerce unepart de responsabilité dans l'administration de la société ” (p. 155). Assurémentpas à ceux qui entendent bouleverser de fond en comble cette société, ou dumoins portent sur elle un jugement de défiance radicale et motivée, sans sepriver d'y intervenir, non pour en faciliter “ l'administration ”, mais aucontraire pour perturber au possible la règle du jeu. A nos yeux, Planète peutdonc se définir comme l'expression des formes les plus modernes de la penséeréactionnaire, dissimulée, en partie par adresse, en partie par incompétence,sous un vernis d'euphorie confusionnelle.

Nous n'avions pourtant même pas eu à attendre ce livre et cette revuepour dénoncer les manifestations, disparates à première vue, d'un autoritarismeidéologique et intellectuel d'un nouveau genre, qui cherche encore sacohérence mais trouve ici un point d'appui auprès du “ grand public ”. Cesdernières années, le consentement presque universel aux chantages atomiques,l'éclosion d'une peinture qui se réclame ouvertement du fascisme clérical enmême temps que de la physique nucléaire, et l'admiration générale pour lesexploits d'Hector “ rat français de l'espace ” ou du robot Gagarine nous étaientapparus comme les symptômes concomitants d'un âge de ténèbres tout prêt àrecueillir la succession des obscurantismes antérieurs, tant religieux quepolitique (1).

Au lieu de se référer au Passé, cette nouvelle tyrannie culturelle dressel'Avenir pour inexorable idole. Au lieu de considérer, comme jadis le faisaitl'Eglise, la science en ennemie, elle y trouve ses ressources et sa justification.Réciproquement, elle réhabilite volontiers le christianisme ou les formules lesplus fumeuses d'un mysticisme oriental pour touristes, ceci au nom d'unepsychanalyse indigne de ses origines, et d'un “ anti-rationalisme ” qui permitnaguère à certains de pratiquer bien vainement à notre égard la politique dusourire : c'est un obscurantisme au nom de la connaissance. Examinons de plusprès en quoi consiste cette infaillibilité de la science “ fantastique ”, aussipesante à nos fronts que celle des Papes.

Il s'agit avant tout d'en finir avec la liberté individuelle de sentir et de

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(1) Cf. les tracts : Coup de semonce (1957), Démasquez les physiciens ! Videz leslaboratoires ! (1958) et la réponse d'André Breton au Figaro Littéraire à propos de Gagarine (avril1960).

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traduire ce que l'on sent. Une attaque dérisoire contre la “ littérature (...)orientée vers la recherche du bonheur personnel ” y pourvoit : “ Le passage del'individuel au collectif, et donc (sic) du psychologique au métaphysique(re-sic) est douloureux pour les privilégiés ”. Mais il n'offrira aucune douleur,aucune difficulté pour les non-privilégiés, ceux que M. Pauwels appela jadis“ les sujets ” (2) et qu'il condamne de naissance à l'embrigadement “ scientifique ”.L'assimilation du “ collectif ” au “ métaphysique ” donne la mesure dela netteté logique de M. Pauwels. Passons à la psychanalyse, disciplineéminemment concernée par la “ recherche des états supérieurs de conscience ”qui figure aussi au programme de Planète. La “ disparition considérable deJung ” est l'occasion pour M. Veraldi, prix Femina, de ressasser les éternellesmédisances du prophète de “ l'inconscient collectif ” contre Freud, “ savantisolé, donc jupitérien ” qui abusa des “ aspects scabreux de la chroniquescandaleuse ” et fut au reste paralysé (!) par une “ attitude essentiellementnégative et réductive ”.

Il va de soi que les sciences physiques tiennent une place importante dansPlanète. C'est à peine si le caractère d'extrême péril de certaines expériencesest évoqué, bien que leur côté terrifiant soit signalé avec une visiblecomplaisance. Mais qu'importe ! Un conciliabule clandestin de 70 savants del'Est et de l'Ouest aurait jeté les bases d'un gouvernement mondialscientifique : voilà qui doit suffire à nous rassurer sur la vie de l'espèce et lesdestinées de l'esprit.

Délire astronautique, mutations en tout genre, attitude “ ouverte ”, voire“ martienne ” (!) exigée des intellectuels, tout ce désordre nous invitant à un“ monde autre ”, à un “ destin autre ”, tout ce désordre converge. C'est le mot.La convergence en question nous mène en effet à celui qui mit le mot à lamode, à celui qui est sans “ aucune sorte de doute ”, le philosophe “ le plusimportant du XXe siècle ”, bref à Teilhard de Chardin, “ condamné par l'Egliseà un demi-silence ” qui justement préparait l'avenir. On sait assez quelcollectivisme outrancier ce “ mystique ” prétendit déduire de l'évolutionbiologique et de l'histoire de l'humanité. Positiviste et jésuite à la fois, il gagnecomme il se doit ses victoires posthumes sur deux tableaux. C'est le coeur enpaix que le poète noir Senghor célèbre celui qui concluait à l'anéantissementnécessaire des civilisations archaïques au profit de l'unité supérieure del'Espèce, et c'est avec la même tranquillité que le savant Robert Jungkabandonne toute faculté critique pour s'écrier : “ Notre intelligence n'est plusdestructrice de Dieu : elle est devenue le moyen d'en approfondir laconnaissance, d'en mesurer l'éloignement en avant : Dieu n'est plus dépassé : ilest à venir ”. C'est vers ce “ Dieu ” perfectionné porteur de bombes, lanceurde fusées, épandeur de drogues psycho-chimiques, que Planète nous invite ànous diriger en aveugles savamment “ massifiés ”.

D'ailleurs, on chercherait vainement tout au long de ces 160 pages où sereflètent, paraît-il, les préoccupations majeures de la Terre à l'époque actuelle,la moindre réserve quant à la politique des grandes puissances qui se partagentcette Terre en attendant de se disputer “ le cosmos ”. Au contraire, Planèteglorifie la massification de l'humanité, sa prochaine “ planétarisation ”. L'ignoble

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(2) Cf. son texte dans le cahier collectif : La Révolte en question (é d. Le Soleil Noir, 1951).

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Kipling (“ Il n'y a pas de plus grande joie que de saisir ce qui se passesous l'ombre des épées ”) sert de caution pour réclamer “ des fictionscollectives et véritables ” rendant compte des “ grands événéments ” militaireset des “ grandes perspectives qui apparaissent au travers ”. Perspectiveséclectiques, mais résolument optimistes ! On commence par des allusions aux“ maquis où s'élaborent des nouvelles formes d'action et de pensée ” et aux“ attentats isolés ” indices de “ toute une organisation clandestine ”, laquelle nepeut être que d'extrême-droite si l'on en juge par les positions des deux têtesde file de la revue (3). Et l'on passe à l'éloge de la “ Ville de Futur ”,construite par un jeune architecte moscovite, et où 50 000 personnes vont vivre“ dans les conditions de l'An 2 000 ”. Que, par hypothèse, soit l'O.A.S., soit leparti stalinien prenne le pouvoir en France, et Planète deviendrait, avec unminimum d'arrangements, une publication subventionnée. Divers états-majorslui ouvrent déjà leurs archives, et l'on n'oublie pas d'y célébrer Lo Jui Ching,chef de la police chinoise depuis 1949, homme “ érudit et calme dans sonattitude ”, inventeur du “ travail qui convertit ” et auteur de cette admirableformule : “ Seul survivra un régime pour qui la sculpture des esprits est latâche première ”, si plaisante aux rédacteurs de Planète qu'ils l'ont citée deuxfois.

Heureusement, un tel manque de rigueur intellectuelle court à traversl'édifice que, la stupeur passée, l'effet n'en résiste pas à l'examen. Cette“ planète ” s'offre aux regards comme un vaste débarras plutôt que comme la“ forge de masses ”, dont rêve M. Pauwels : chiromancie et astronautique,zoologie et hypnotisme alternent avec, par exemple, la réédition d'une préfacede Bergier pour Lovecraft. Les Perspectives sur l'amour moderne de SuzanneLilar détonnent dans un pareil assemblage : elles sont elles aussi reprises d'unarticle d'Arts. L'esthétique, nous avertit charitablement M. Pauwels, ne serapas oubliée : et en effet nous voyons un texte illisible sur Villon, unportefeuille de photos de nus repoussantes, et la deuxième ou troisièmeversion de l'exhumation de Dada par le nommé Restany, arriviste sur lequelnous aurons l'occasion de revenir.

Les erreurs dues à la précipitation fourmillent : “ les jeunes gens encolère ” se situent, paraît-il, en Amérique. Parmi les génies de la “ littératuredifférente ” figurent Kipling, Conan Doyle “ mélange d'épopée et d'humour(qui) rappelle Winston Churchill dans ses moments les plus nobles ”, JohnBuchan, en réalité espèce de romancier à bon marché, mais le premierministre de la Propagande qui ait jamais existé officiellement et dont onn'oublie pas de célébrer “ la carrière brillante ” au service de l'Empirebritannique, cependant que son oeuvre “ touche aux mystères les plus étranges,et que la moindre phrase a des prolongements qui vont très loin ” (sic).“ L'oeuvre de Buchan ” conclut intrépidement Bergier, “ nous semble être plusimportante par rapport à notre époque que celle de Balzac par rapport à lasienne ”. Le comble du ridicule est atteint par une notice du professeur

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(3) Il s'agit en effet de deux des signataires de la déclaration du Maréchal Juin (septembre1960) : “ C'est une imposture de dire ou d'écrire que la France combat le peuple algérien dressépour son indépendance, etc. ” Depuis, M. Pauwels s'est affiché à la télévision, comme présentateurde M. Papon, le préfet de police “ philosophe ” : il considère comme son frère spirituel leresponsable des abjectes ratonnades qui déshonorent actuellement Paris.

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Kazantsev, “ directeur de l'institut pour l'étude des tuyères en Astronautique- U.R.S.S. ” sur les colonies de Vénusiens “ à la peau blanche et aux yeuxbleus ” qui auraient élevé les fameuses murailles du lac Titicaca. On saitpourtant comment M. Bergier s'est gaussé des délirantes hypothèses de DenisSaurat sur le même sujet. Il faut croire que tout devient possible si leprofesseur Kazantsev s'en mêle. Comme il le dit lui-même : “ Le dernier motappartient toujours à la science ”.

Il n'en reste pas moins qu'une telle tentative de détournement exercée surtout ce qui peut sembler relever de la “ modernité ” nous oblige, dès à présent,à signifier notre propre “ différence ”, quittes à infliger plus tard d'autresdémentis à cette publication soi-disant (sic) “ révolutionnaire ”. Nul ne peutnous soupçonner de complaisance envers les excès de la littérature subjective,ni de tendresse pour “ l'humanisme traditionnel ”. Du moins ce derniersauvegardait-il autrement qu'en une pirouette le respect inconditionnel (et noninconditionné, comme l'écrit M. Pauwels par un lapsus qu'on pourrait dire“ pavlovien ”) de la personne humaine. L'anthropocentrisme conquérant, enexpansion, qui s'instaure, nous apparaît comme aussi risible et plus dangereuxque l'anthropocentrisme “ naïf ” du XIXe siècle qu'on continue à charger detous les péchés originels, comme si son véritable héritage était trop lourd pournos contemporains si sûrs d'eux-mêmes.

Face à une vulgarisation croissante dont Planète est la réussite la plusmarquante, nous n'avons guère de recours. Du moins espérons-nous découragerles lecteurs que son premier aspect pourrait abuser, et aussi certains espritsde qualité qui seraient tentés d'y collaborer (4). La véritable audaceintellectuelle de ce temps n'est pas, ne peut pas être dans le “ nouveau

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(4) Ils recevront par exemple (p. 142) des révélations de ce genre : “ M. Raymond Abellioconsidère la Californie du Sud et le Thibet comme les deux pôles spirituels de l'occulte. Tout cequ'on peut dire, à la lecture de l'ouvrage de Madame Lindsay, c'est que la Californie du Sud estsans doute plus drôle que le Thibet. ”

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réalisme ” à base de contenu de poubelles célébré par M. Restany, ni dans leslaboratoires où l'on prépare l'homme à sa “ vocation ” (?) de mutant d'unemanière plus hypocrite mais non moins monstrueuse que dans les campshitlériens, ni dans les Saints-Offices de toute espèce qui traquent la liberté aunom du “ Dieu à venir ”. Cette audace est aujourd'hui, par la force des choses,repliée presque partout sur elle-même : mais c'est contre tout ce qui fait lapâture de Planète qu'elle sera conduite à s'exercer de manière irréductible.

Fréquenter “ Planète ”, c'est s'enrôler pour les grandes manoeuvres de laréaction en tous genres, c'est encourager une tentative de lobotomie généralisée.

LES ROBOTS NE PASSERONT PAS !
22 octobre 1961.

Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, Roger Blin,Arsène Bonafous-Murat, Vincent Bounoure, André Breton,Guy Cabanel, Adrien Dax, Charles Estienne,Henri Ginet, Georges Goldfayn, Edouard Jaguer, AlainJoubert, Robert Lagarde, Gérard Legrand, JehanMayoux, Jean-Marc Meloux, José Pierre, André Pieyrede Mandiargues, Paul Revel, Jean Schuster, Jean-Claude Silbermann , Claude Tarnaud, Jean-Pierre Vielfaure,et leurs camarades étrangers.

Boussole

Nul ne conteste que l'art d'une époque déterminée soit, au climatémotionnel de cette époque, non point dans un rapport de réflexion mais biende réfraction, quoique l'indice de cette réfraction n'ait pu encore, il s'en faut,être calculé avec la même précision qu'en physique. Rien ne peut faire quel'art d'aujourd'hui, très spécialement celui qui couvre ces seize dernièresannées, ne soit conditionné par la révolte de tout l'être devant cette menacefrappant, pour la première fois, le devenir dans son ensemble qu'est la menacede destruction atomique. A elle seule cette menace fouaillant l'esprit sansrelâche le vouerait à l'emballement.

De surcroît, les artistes, appelés bon gré mal gré à faire écho àl'inquiétude de leur temps, ne sont pas les derniers aiguillonnés par lespéripéties de la “ guerre froide ”. Enfin, dans ce cadre qu'est en art celui del'“ école de Paris ” - lieu d'incitation, de confrontation, voire de consécrationtraditionnel - il n'est pas jusqu'à l'extrême tension des rapports entre leshommes, ponctuée de déflagrations, qui ne risque d'ouvrir toute grande la voieau tératologique, aussi bien qu'à l'inauthentique, une fois sapée (sacrifiée à laveulerie ambiante) l'idée même de jugement.

Si l'art d'aujourd'hui offre, à perte de vue, toutes les apparences d'unterrain vague, il va donc sans dire que le désordre est ailleurs. Une tellesituation, pour autant, nous ne la croyons pas irrémédiable. Nous pensons, eneffet, que, dans chaque domaine, il appartient, à ceux qui sont sensibilisés àune forme d'expression particulière, de réagir et, pour cela, de concerter leursefforts afin de dresser, tout d'abord, une table d'orientation, faute de laquelleil serait vain de vouloir situer quoi que ce soit. Sans renoncer à rien de ce quiles requiert, chacun pris séparément, les signataires de la présente déclarationentendent dégager de l'imbroglio actuel (entretenu à grand luxe de moyenspublicitaires et s'abritant derrière une logorrhée pseudo-philosophique qu'on nesaurait trop dénoncer) les lignes de force qui commandent spécifiquement l'artd'aujourd'hui. Autant dire que, ce faisant, ils ont conscience de donner leurplein sens aux mots “ Combat-Art ” entendus, à partir de là, comme unedevise qu'ils feraient leur. COMBAT-ART : surtout dans une périoded'extrême trouble l'art ne peut être revivifié, en même temps que rétabli danssa dignité et ses prérogatives les plus hautes, qu'à condition de se concevoir àla fois comme l'enjeu et le butin d'un combat.

André Breton, Charles Estienne, Edouard Jaguer,José Pierre.
[Combat-Art n° 87, 5 mars 1962.]

La voie inique

“ L'Espagne est l'arrière-garde de l'Europe ”(Charles de Gaulle)

Un communiqué officiel, relatif à la rencontre des ministres de l'Intérieurfrançais et espagnol, signale que ceux-ci “ ont eu l'occasion d'examiner lecomportement de groupes et d'individus qui, s'affranchissant des devoirstraditionnels de l'hospitalité, prétendent troubler les relations harmonieusesentre les deux pays ”. Et l'A.F.P. précisait : “ Le sort des activistes de l'O.A.S.et sans doute aussi celui des républicains espagnols en exil, a été l'un desprincipaux sujets de discussion. ”

En échange d'un confortable éloignement des épouvantails O.A.S. horsd'usage, de Gaulle offre à la vindicte franquiste les révolutionnaires et lesrépublicains d'Espagne. Il y a un précédent à ce marchandage dans l'histoirede ce pays, ce précédent s'appelle Pétain. Ainsi, à nouveau, la terreur àl'échelle internationale menace les survivants de la dernière grande insurrectionqui ait fait durablement craquer les vertèbres d'une planète qui tend às'engourdir d'un sommeil mortel.

Terreur sous condition, certes ; un deuxième communiqué, officieuxcelui-là, a fait savoir que le sort des Espagnols réfugiés différait de celui descomplices d'Ortiz ou d'Argoud, dans la mesure “ où ils ne préparaient pas unattentat contre la vie du général Franco ”. (“ Le Monde ”, 1er février.) Rien,nous le savons, de plus facile à simuler qu'un pareil attentat.

Quelle que soit l'étendue de notre audience, nous tenons à élever contrecette infamie une protestation solennelle, ne serait-ce que par fidélité à desidéaux que chacun s'emploie à ravaler aujourd'hui au rang de l'anecdotepittoresque ou du souvenir ému. Un autre survivant de la guerre d'Espagnemérite notre particulière attention. André Malraux, qui, du jour où il futministre, s'est tu devant la torture en Algérie, devant la répression desactivités anticolonialistes, devant le massacre, au métro Charonne, voici un an,de neuf travailleurs parisiens par les “ brigades spéciales ” de Frey-Papon ; setaira-t-il une fois encore ? La “ gauche ”, en déplorant mezzo voce qu'une sibelle “ intelligence ” aît cru devoir céder au “ personnage ” du Général,continuera-t-elle à faire son éloge en toute occasion ?

Dans l'ornière fangeuse baptisée Ve République, il devient de plus en plusfacile de compter ceux qui refusent de patauger.
Paris, le 8 février 1963.

Philippe Audoin, Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun,Vincent Bounoure, André Breton, Guy Cabanel,Adrien Dax, Yves Elléouët, Nicole Espagnol,Henri Ginet, Georges Goldfayn, Edouard Jaguer, AlainJoubert, Robert Lagarde, Gérard Legrand, AndréPieyre de Mandiargues, Jehan Mayoux, Paul Revel,José Pierre, Jean Schuster, Jean-Claude et MarijoSilbermann, Claude Tarnaud, Jean Terrossian, Jean-PierreVielfaure.

Hommage à J. H. Moesman

L'inhabituel n'a point gêné le rayonnement tourmenté.
Arrabal.

J. H. Moesman : trente ans durant une oeuvre menée à pas de loup mais,au sortir du bois, des tapis se déroulent à la rencontre d'une nouvellehypostase de la femme, ici gorgée d'insolite. D'un bouge voisin, par unsoupirail, s'élève la voix de Monsieur de Bougrelon : “ Hypothétique luxure,Messieurs ! Hypothétique luxure ! ”
André Breton.

L'âme des flacons autrefois débouchés par Jean Lorrain est ici partoutprésente et les senteurs qui filtrent des oeuvres de Moesman sont des plusentêtantes.
Georges Goldfayn.

Déserts du désir, et toujours habités par des acteurs oubliés, ou plutôt :par ce qu'il reste de ces acteurs d'un spectacle passé, transformés soudain enéléments décisifs du décor d'un nouveau drame.
Ragnar von Holten.

Donnez aux images de Moesman le petit doigt, et vos appétits prendrontcertaines libertés avec l'infini.
Radovan Ivsic.

L'ouverture des oeuvres de Moesman repose sur la connaissance que l'on ades rapports secrets existant entre le corps dénudé d'une “ belle cycliste ” et lacouleur du pain biscotté quand vient l'heure du petit déjeuner. Alain Joubert.

Ecoutez d'abord le grave roulement des cyclistes nues sur l'asphalte ; puis,poursuivis par le convulsif solo du lion-cornemuse, montez quelques marcheset le silence se fera sans un geste voyou dans le monde plus qu'étrange deJ. H. Moesman.
Joyce Mansour.

Dialogue à l'heure où les volcans emplissent de vapeurs sulfureuses lesintérieurs bourgeois.

CLYTEMNESTRE : L'horizon cavale à fond de train comme un éventailderrière un lièvre...
ORESTE : C'est pour que la chute de tes reins nous vaille les plusglaciales cascades.
José Pierre.
Paris, le 31 mars 1963.

Lettre ouverte à MM. Duhamel,Mauriac, Maurois, Paulhan,Rostand, de l'AcadémieFrançaise et quelques autres.

Messieurs,

C'est avec étonnement que nous relevons vos signatures au bas d'un appelen faveur de la libération du peintre mexicain Siqueiros. Nous pensons quevous avez cédé à un sentiment “ humanitaire ” qui, pour beaucoup d'entrevous, n'avait jamais saisi les occasions de s'exprimer que l'actualité présente ensi grand nombre. Il y a aujourd'hui partout d'autres artistes incarcérés oumenacés, dont la cause ne devrait pas moins provoquer votre empressement.Sans préjudice de notre hostilité fondamentale au régime pénitentiaire noussommes aussi soucieux que vous de défendre, pour un intellectuel, le droit às'exprimer par les moyens qu'il choisit et nous pensons que votre bonne foi aété surprise. Les motifs de la détention de Siqueiros seraient-ils arbitraires, cetarbitraire ne saurait faire oublier les faits suivants :

1. Même en prison, Siqueiros demeure un peintre officiel : à plusieursreprises, des documents photographiques l'ont montré à son travail, dans sa“ cellule ”, travail dont les commandes de l'Etat et des universités font lesprincipaux frais.

2. Même en prison, Siqueiros reste, comme homme et comme artiste, àjamais souillé par la part prépondérante qu'il prit, le 24 mai 1940, à l'attaquede la maison de Léon Trotsky à Coyoacan, faubourg de Mexico : attaque qu'ildirigea personnellement en uniforme de major de la police, à la tête de tueursrecrutés par lui. Le petit-fils de Trotsky, un enfant de dix ans, fut blessé aucours de la fusillade. Quelques jours plus tard, le cadavre de RobertSheldon Harte, secrétaire de Trotsky, qui avait été enlevé par les assaillants,fut retrouvé dans une maison qui appartenait à la famille de Siqueiros.

Celui-ci se s'en tint pas là, puisqu'après le meurtre de Trotsky, le20 août 1940, on découvrit qu'il avait loué le bureau qui servait d'adresse àl'assassin Jackson alias Mornar d. “ Indubitablement, dit le policier qui menal'enquête, Siqueiros et Jackson se connaissaient et travaillaient ensemble. ” Le23 mai 1947, Siqueiros, rentrant d'une confortable fuite au Chili, déclarait aujournal “ Excelsior ” de Mexico :

“ Dans l'instruction ouverte contre moi et qui comporte sept tomes, niplus ni moins, est démontrée ma responsabilité exacte dans l'affaire. Uneresponsabilité que je n'ai pas déclinée et que je ne déclinerai jamais, tout enaffirmant que j'ai agi en franc-tireur. Je dois constater que je tiens maparticipation pour l'un des plus grands honneurs de ma vie ” (1).

Aucune solidarité intellectuelle ne saurait jouer envers le tenant de cetteignoble conception de “ l'honneur ”. Son passé interdit à Siqueiros de se poseren martyr de la liberté. L'inachèvement de “ fresques immenses ”, qu'on nouspermettra de ne pas “ admirer ” avec la même confiance que vous, ne sauraitêtre pour le monde une “ perte irréparable ”, dès lors que ces fresques se sontdéveloppées, sur la muraille de l'histoire, à partir d'une tache de sang.

Paris, 15 avril 1963.

Daniel Abel, Pierre Alechinsky, Philippe Audoin, Jean-ClaudeBarbé, Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun,Jean Benoît, Théo Bernard, Vincent Bounoure, AndréBreton, Guy Cabanel, Jorge Camacho, Agustin Cárdenas,Michel Collinet, Adrien Dax, Yves Elléouët, HenriGinet, Georges Goldfayn, Reinhoud d'Haese,Alexandre Henisz, Ragnar von Holten, Marianne etRadovan Ivsic, Edouard Jaguer, Alain Joubert, JacquesLacomblez, Robert Lagarde, Juan Langlois, GérardLegrand, Julio Llinas, Olivier de Magny, Joyce Mansour,Jehan Mayoux, Jean-Marc Meloux, Maurice Nadeau,Pierre Naville, Mimi Parent, José Pierre, AndréPieyre de Mandiargues, Paul Revel, Gérard Rosenthal,David Rousset, Jean Schuster, Marijo et Jean-ClaudeSilbermann , Julio H. Silva, Claude Tarnaud, HervéTélémaque, Jean Terrossian, Toyen, Jean-Pierre Vielfaure,Jacques Zimmermann.

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(1) Cf. Victor Serge, Vie et mort de Trotsky, 1951 ; Sanchez Salazar et Julian Gorkin, Ainsifut assassiné Trotsky, 1948.

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A vos rangs, fixe !

Le texte qui suit (1) était écrit pour paraître dans le numéro 99 deCombat-Art, primitivement prévu pour le lundi 8 avril. En dépit du retardconsidérable qui a été apporté à sa publication, pour des raisons d'ordretechnique indépendantes de notre volonté, nous n'avons nullement cherché à“ l'actualiser ” : la visite du Salon de mai ne fait en effet que confirmer nossuppositions.

L'idée “ de peindre son tableau de l'année en partant de ce qu'on appelaitautrefois un sujet ” est bien “ née parmi les artistes du Salon de mai ”, c'estJean Cassou lui-même qui l'affirme dans sa préface au catalogue, en précisant :“ Par exemple, l'entrée des Croisés à Jérusalem ou le Radeau de la Méduse ”.Il est étrange de voir à quel point le retour à la figuration, ou, ici, au “ sujet ”peut troubler les meilleurs esprits, comme celui de Jean Cassou, généralementmieux informé, surtout lorsqu'il s'agit d'événements somme toute assez peurécents : c'est à Constantinople que l'entrée des Croisés a fait quelque bruit, etnon à Jérusalem. Lapoujade, ne sachant plus à quelle croisade se vouer, apurement et simplement intitulé son tableau : “ Entrée des... à... ”. On n'estpas plus disponible. D'autres, sous couleur de “ pastiche ” ou de “ dialogue ”avec “ les grands camarades d'autrefois ” ont rectifié la position avec moinsd'humour encore, mais avec un zèle digne d'un meilleur emploi. C'est ainsique l'on voit un peintre jadis qualifié d'informel se fendre d'une “ Cène ” à sebalancer la salière par-dessus l'auréole, un autre, dans un “ remake ” du“ Radeau de la Méduse ” gratifier les malheureux naufragés d'une attributionsupplémentaire d'eau du ciel dont ils se fussent assurément bien passés...

Heureusement, il ne s'agit là que d'exceptions. Mais il subsiste que noscraintes étaient fondées. Plus que jamais, l'art s'identifie à cette formesupérieure de “ combat ” qu'est à nos yeux la révolte, face à cette formegrotesque de soumission et de résignation qui s'incarne au Salon de mai sousl'aspects de sujets dans l'attitude de la plus parfaite observance : le petit doigtsur la couture du pantalon.

André Breton, Edouard Jaguer, José Pierre.
[Combat-Art n° 99-100, avril-6 mai 1963.]

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(1) “ Leurre d'été ”, par Edouard Jaguer. (N.D.E.)

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Des coups et des sous

Le 18 juin 1963, a eu lieu devant la dixième chambre correctionnelle dela Seine le procès intenté par Georges Hugnet à Vincent Bounoure, JehanMayoux et Jean Schuster ; ils étaient accusés, Bounoure, de coups et blessuresvolontaires et de violation de domicile ; Mayoux et Schuster, de violation dedomicile.

Dès l'ouverture des débats, le Président note qu'un article de Hugnet a“ déclenché l'affaire ”, tout en signalant que cet article ne figure pas audossier (1) : lecture est donnée par Me Théo Bernard du passage où Hugnettraite Péret d'embusqué, de tire-au-flanc et de pousse-au-crime.

Au cours de leur interrogatoire, les trois prévenus gardent une attitudecalme : Bounoure s'élève contre le terme d'expédition punitive employé par lePrésident, et Schuster insite sur le fait que la porte du domicile d'Hugnet avaitété librement ouverte et laissée ouverte par l'épouse du plaignant (laquelle,dans sa propre déposition, se contredira sur ce point). A une observationconcernant “ l'heure tardive ” à laquelle les trois amis étaient allés demanderune explication à Hugnet, Mayoux répond en signalant au Président queHugnet lui-même eût pu témoigner que l'habitude parmi nous est de seséparer à quatre heures du matin plutôt qu'à quatre heures du soir.

La lecture est alors donnée des lettres d'André Breton, Jacques Prévert etRobert Lebel en faveur des accusés.

Selon Georges Hugnet, premier témoin, arrivé vacillant et autorisé àparler assis, “ il y avait du sang partout ” à l'arrivée de Police-Secours. Ilrecouvre apparemment la santé au fur et à mesure que l'audience avance, caril grommelle et interrompt à son aise les dépositions des témoins. Il insinue,en voyant “ les mains de bureaucrate ” de Bounoure, que celui-ci l'avait frappéavec un objet contondant. Cet objet, personne ne l'a vu, et d'ailleurs selonHugnet, la “ sauvagerie ” de Bounoure était telle que l'“ agressé ” n'a pasdistingué son agresseur. (Celui-ci a d'ailleurs tenu, en fait, à se nommer :procédé habituel, n'est-ce pas, aux “ gangsters ” et aux “ nazis ” auxquels ontentera à plusieurs reprises d'assimiler les prévenus.)

Le Président lui demandant s'il pensait que son article était injurieux,Hugnet se lance dans une diatribe contre Péret, coupable d'avoir écrit leDéshonneur des Poètes alors que lui-même militait dans les maquis (?) de larésistance française. Comme il fait allusion à la “ sécurité ” de Péret à Mexico,Mayoux lui crie : “ Tu sais très bien qu'il risquait sa vie chaque jour entravaillant aux côtés de Natalia Trotsky ! ”. Ce cri reste évidemment sansréplique.

Georges Hugnet (levant les bras au ciel) : Bien sûr, bien sûr...

Me Théo Bernard : Monsieur Hugnet, vous avez connu Benjamin Péret,vous avez eu depuis 1945 l'occasion de le rencontrer. Avez-vous craché surlui ?

Georges Hugnet : (levant les bras au ciel) : Bien sûr, bien sûr...

Me Bernard : Où et quand, Monsieur Hugnet ?

Cette question insistante n'arrache que de nouveaux râles à Hugnet, et

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(1) Pas plus que n'y figure le deuxième article où Hugnet annonçait son intention de porterplainte, et dénonçait les soi-disant (sic) “ abus ” que Péret aurait commis à Barcelone en tant quedignitaire du P.O.U.M. : cette absence permettra d'orienter les débats sur le rôle supposé de Péretà Mexico, jamais sur sa conduite en Espagne, et donc d'escamoter l'important témoignage deJuan Andrade, qui avait défié Hugnet de prouver un seul point de ces nouvelles calomnies (nousl'y attendons toujours).

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l'avocat peut conclure : “ Vous avez donc attendu que Péret soit mort pour luicracher à la figure. ”

L'intention de nuire à Péret est tellement forte que Hugnet prend soind'avertir le prétoire que le poète avait désiré donner à son fils le nom de“ Déserteur ”, ce qui, dans la perspective “ historique ” où s'oriente le débat,constitue une véritable délation.

Le témoignage de Mme Hugnet consiste à dire qu'elle fut maintenue pardeux hommes tandis que le troisième frappait son mari, puis au contraire àreconnaître qu'elle “ se cramponna ” spontanément au bras de Mayoux.

Le témoignage de Juan Andrade amènera Hugnet, hors de ses gonds, àdire : “ Pourquoi témoignez-vous pour ces gens-là ? Vous n'êtes pas Surréaliste ! ”- reconnaissance explicite de la fidélité de “ ces gens-là ” à un idéaltrahi par Hugnet. La réponse d'Andrade : “ Non, mais je suis très près d'euxen l'occurrence ”, relève d'un ordre d'idées où Hugnet est incapable d'accéder.

Bien que s'étant excusé par lettre, Robert Lebel tint à paraître : il répétal'essentiel de sa déposition écrite, - à savoir que l'Association des Amis deBenjamin Péret se déclarait entièrement solidaire de l'indignation des prévenus.

André Pieyre de Mandiargues évoqua d'abord avec émotion la dettemorale de sa jeunesse envers Péret et l'amitié qui le lia au poète dans lesdernières années de la vie de celui-ci. Il raconta comment il s'était trouvérécemment “ bousculé ” dans une galerie de peinture par un jeune artiste qui,se jugeant offensé par l'un de ses articles, lui avait déjà adressé une lettre demenaces. “ Je n'ai pas cru devoir déranger pour si peu l'appareil de la justice,ni porter plainte dans le but d'obtenir des dommages-intérêts. ”

A l'apparente stupéfaction du Tribunal, Hugnet déclara alors qu'il n'envoulait à Péret que pour avoir écrit le Déshonneur des Poètes et qu'il cotiseraitvolontiers à l'Association : le public, qui a déjà manifesté son indignationdevant un tel comportement histrionesque, le conspue.

Pour l'accusation, Me Le Mée réclame 5 000 F de dommages, en faisantvaloir les “ quinze jours d'incapacité de travail ” de son client. Selon lui, il nes'agit pas d'un procès politique : il n'en est pas moins le premier à parler de“ procédés dignes de l'O.A.S. ” (rumeur prolongée : le Président menace defaire évacuer la salle). S'agit-il d'un procès littéraire ? Bien qu'il s'en défende,il exhibe une série de certificats décernés à Hugnet, dont certains signatairesappellent une toute particulière attention : Georges Ribemont-Dessaignes,Valentine Hugo, le sieur Cocteau, enfin MM. Pierre Berger, Jean Bouret,Henri Parisot.

Ces trois hommes ont connu Péret depuis son retour du Mexique : jamaisl'un d'entre eux ne l'a insulté de son vivant. Henri Parisot a encore signé, en1951, le tract surréaliste Haute Fréquence aux côtés de Péret et de deux des  prévenus d'aujourd'hui. A présent, leurs lettres sont pour célébrer le“ patriotisme ” d'Hugnet et l'opposer à “ la fuite à Mexico ” de Péret, insulteurde la Résistance nationale et “ absent de la lutte contre les Nazis ”. Ces coupsde pied de l'âne ne comportent pas non plus de droit de réponse.

Ces singuliers témoins de “ moralité ” en faveur d'un accusateur et audétriment d'un disparu furent relayés par le substitut, pour qui Hugnet, âgé,malade, aurait été la cible d'un véritable complot, et qui n'hésite pas à fustigerles méthodes d'une “ O.A.S. surréaliste ”.

Les plaidoiries de Mes Bourdelle, Théo Bernard et Dechézelles firentl'écho le plus sensible aux déclarations parfaitement sereines qui, face àl'agitation de Hugnet, avaient été celles des prévenus.

Ainsi Me Bourdelle fit remarquer que Mayoux n'avait pu manquer d'êtreému des propos de Hugnet contre Péret, auquel il venait de consacrer uneimportante émission radiophonique. Puis il revint sur le Déshonneur des Poètespour dire en substance : “ Je me suis demandé pourquoi Hugnet reprochait cetexte à Péret. Je vais vous dire pourquoi : il y a une phrase, une seule, queHugnet ne pouvait lui pardonner, c'est celle où énumérant les écrivainsengagés, Péret dit que parmi eux un seul avait été vraiment poète, c'étaitEluar d. ”

Me Théo Bernard situa, comme il convenait, l'article de Hugnet hors deslimites de la simple critique littéraire. Il fit à cette occasion un élogecirconstancié du caractère et de la conduite de Péret. Puis il s'attacha auxaspects purement juridiques du problème, et démontra que l'article du Codeénonçant le délit de violation de domicile précisait qu'il fallait qu'il y ait euviolences préalables.

Enfin, Me Dechézelles souligna la distance entre les faits réels et ladéposition outrancière de Hugnet, dont la fuite devant Bounoure rendait toutediscussion impossible et ne pouvait qu'éveiller la colère. Sur la remarque qu'ilfit que Hugnet, de notoriété publique, collectionne les autographes, leplaignant éructa : “ C'en est trop... ” et sortit en reprenant la démarcheclaudicante qu'il affectait en arrivant.

Me Dechézelles ne pouvait pas ne point parler de sa propre amitié pourPéret : l'accent avec lequel il évoqua la générosité, la rigueur morale,l'indomptable courage du poète rendait éclatant le point auquel les accusésavaient été justement indignés par les imputations calomnieuses de celui qui,comme ils le dirent dans leur lettre (non publiée) à Arts, ne prend l'offensive“ qu'au bout d'une plume et contre les morts ”.

Là était, là reste en effet le noeud du problème, - si tant est qu'il y enait un. Car de toute manière, M. Georges Hugnet est certain de passer à lapetite histoire “ littéraire ” comme celui qui a offert trois Surréalistes àl'appareil répressif : ce qui ne s'était jamais vu.

Trois, et même quatre : Benjamin Péret se trouve rétroactivement exposé àl'examen soupçonneux de la justice bourgeoise, pour avoir commis leDéshonneur des Poètes qui fait encore hurler de rage certains, aujourd'hui.

De 18 juin en 18 juin, la France continue.

Le 2 juillet, le tribunal, en délibéré, a rendu son verdict : trois mois deprison avec sursis et 300 F d'amende à Vincent Bounoure, quinze jours de prison avec sursis et 200 F d'amende à Jean Schuster, 200 F d'amende à JehanMayoux. Vincent Bounoure devra payer à M. Hugnet 2 000 F de dommages-intérêts.
[La Brèche, Action surréaliste n° 5, octobre 1963.]

Face aux liquidateurs

Dans l'activité intellectuelle comme dans les structures sociales, tout mouvement révolutionnaire paraît désormais voué à se voir accompagné de sa caricature. Par cette parade, destinée à jeter le discrédit sur le modèle, et la confusion sur son projet, le conformisme menacé se défend mieux que s'il se durcissait pour un affrontement direct.

Cette tare n'épargne pas le Surréalisme : attentifs à en déjouer les effets, nous nous félicitons néanmoins qu'elle atteste à sa manière l'embarras où la pérennité de notre action plonge nos adversaires. La caricature du Surréalisme est périodiquement remise à jour par tout ce que Paris compte de renégats et de faux témoins disponibles. Nous entendons éclairer nous-mêmes sa plus récente version - en commençant par rappeler quelques vérités élémentaires.

Par exemple, celle-ci : la qualité de Surréaliste demeure en fin de compte sanctionnée, non seulement par tel ou tel “ talent ” d'ordre poétique ou artistique, mais par référence à une activité collective précise, la seule à même d'assumer l'ensemble des implications qui définissent le Surréalisme. L'activité “ de Groupe ” est essentielle, non seulement à la vie du Surréalisme, mais à sa spécificité : contrairement à ce qui se dit et se pense souvent, le Surréalisme n'a pas cessé de fixer collectivement sa ligne de conduite.

La peinture surréaliste, elle aussi, participe à cette activité collective, même si, par la force des habitudes acquises, la fabrication de peintures et d'objets résulte la plupart du temps d'initiatives individuelles. C'est en vue d'une extension à l'extrême des solutions plastiques, et par le caractère extra-professionnel des procédés utilisés, que le Surréalisme a systématiquement encouragé tous les moyens d'échapper aux contraintes esthétiques, à celle des “ dons ” supposés indispensables comme à celle du “ métier ”, qu'estampille encore le séjour dans une de ces écoles dites, par antiphrase, des “ Beaux-Arts ”.

Bien plus loin que Dada - qui lors de sa désagrégation historique, tournait à la farce de professionnels - le Surréalisme a porté et continue de porter ses ravages dans “ l'ancien jeu ” de l'art. La diffusion du collage, le recours au frottage, à la décalcomanie, au fumage, aux empreintes de toutes  sortes, la pratique du dessin automatique et celle des “ cadavres exquis ” graphiques, doivent leur plus profonde signification à l'ambition de parvenir au point où, de même que la poésie, la peinture “ doit être faite par tous, non par un ”, sans préjudice des interprétations scandaleusement “ populistes ” auxquelles cette phrase célèbre et obscure, ici prise comme simple référence, continue de donner cours. Là où Dada entreprenait de ridiculiser toute activité créatrice - fût-ce à titre de feinte et avec un clin d'oeil - le Surréalisme, pénétré de la puissance libératrice de l'acte poétique ou artistique, entendait au contraire le débarrasser des cloisons et des étiquettes de la spécialisation. Tentative qui a d'autant mieux porté ses fruits qu'aujourd'hui, il est admis, et plus couramment encore en dehors du Surréalisme, que l'on puisse faire figure d'artiste sans savoir se servir des intruments spécifiques du peintre ou du sculpteur. Sur les traces du Surréalisme, c'est presque tout l'art contemporain qui a renoncé à ses anciennes préoccupations pour se livrer à une investigation poétique - plus ou moins bien conduite, il va de soi - du merveilleux quotidien.

Ainsi la célébration de l'objet trouvé, portée actuellement, comme il est normal dans l'ordre de la surenchère, aux plus singulières aberrations, si elle admet encore la signature de “ l'inventeur ” - comme on est “ l'inventeur ” d'une grotte ou d'un gisement métallifère découverts au hasard d'une promenade - a-t-elle entraîné réciproquement l'accession de l'objet “ naturel ” - bois flotté, galet contourné, pierres mystérieuses, etc. - au rang de l'oeuvre d'art.

Paradoxalement, on peut se demander si l'existence de peintres considérés comme surréalistes - surtout s'il s'agit de peintres célèbres - n'est pas en ce moment le principal obstacle à la diffusion de la pensée surréaliste sur le plan artistique. Car, pour la plupart des peintres surréalistes “ classés ”, le phénomène suivant s'est produit : au départ d'idées et de procédés de caractère collectif - dont tel d'entre eux était parfois le promoteur - ils ont “ récupéré ” les prérogatives traditionnelles attachées à la personne de l'artiste et à son “ métier ” au lieu de continuer à les refuser par leur action et leur comportement général. Après avoir admis, voire défendu violemment, l'idée d'un nouveau statut de la création artistique et poétique qui fût, non le reflet de la stratification sociale, mais la résultante des “ pouvoirs intérieurs ”, ils sont devenus des artistes comme les autres.

S'il n'y avait pas plus de gloire et d'avantages à être peintre qu'à être jardinier, le problème aurait été résolu depuis longtemps. Mais quel peintre renoncerait aujourd'hui à se savoir considéré comme un peintre, avec le prestige culturel et économique qui s'attache à cette activité ? On comprend mieux alors l'obstination des Surréalistes à ne pas délier leur vie créatrice de la conduite à tenir face à la machine sociale, ce Moloch des énergies. C'est de là que lui est venu, en dernière analyse, “ tout le mal ” - plus exactement de ceux qui se sont soumis à cette machine, qu'elle arbore son visage “ capitaliste ” ou prenne le masque du “ socialisme ” - et, dans un cas comme dans l'autre, ont tout renié ou presque tout.

Sous ce rapport, il en va d'un Max Ernst, depuis son exclusion en 1954 - pour compromission avec la Pompe à Phynances de la Biennale de Venise, - comme d'un Aragon depuis 1932 : l'un comme l'autre sont devenus par la force des choses les pires ennemis du Surréalisme vivant. Ce comportement, à lui seul, suffirait à assurer quiconque pourrait en douter du bien-fondé des décisions prises à leur égar d. Il arrive même que, confortablement installés dans leurs sphères respectives, ils se donnent les gants de se présenter pour les symboles de la “ fidélité ” aux idées qu'ils embrassèrent dans leur jeunesse. Au-delà de l'explication psychologique d'une “ mauvaise conscience ” qui ne trouve à s'apaiser que par cynisme supplémentaire, nous n'y voyons que la volonté délibérée de miner ces mêmes idées grâce à leur exemple et à leur influence. La question reste de savoir qui marche ?

Ainsi en va-t-il, dans l'opération annoncée à grand bruit par une presse dont le prétendu souci d'informer a depuis longtemps pris le pas sur la mission d'expliquer et de commenter. Sur la foi d'un petit ouvrage, assez élégamment perfide pour plaire, qu'il a consacré au Surréalisme, c'est à M. Patrick Waldberg qu'une grande galerie parisienne s'adresse pour lui demander d'organiser une exposition surréaliste ! De M. Waldberg ce n'est pas le “ savoir-faire ” que nous contestons, mais la qualification. Sauf une participation falote et toute épisodique aux activités surréalistes entre 1944 et 1951, à laquelle il fut mis un terme pour des raisons que l'insignifiance de son rôle antérieur dispensait d'expliquer et la publication, depuis lors, d'études plus ou moins poussées consacrées à quelques artistes surréalistes notoires, on voit mal ce qui pourrait légitimer la confiance qui lui est faite et la responsabilité dont il est investi. De tels “ titres ”, bien d'autres à Paris qui ne sont pas ou ne sont plus Surréalistes peuvent en faire état, souvent avec de meilleures raisons.

Dix ans après la “ consécration ” vénitienne de Max Ernst - consécration qui, dans les conditions où elle avait lieu, ne pouvait prendre que le sens d'un renoncement à ce que ses amis surréalistes tenaient pour infiniment plus important que son éminente position “ picturale ”, sa position morale révolutionnaire - l'opération de la Galerie Charpentier, pour être moins voyante, n'en sera pas moins du même genre. Cette fois-ci, c'est tout le Surréalisme que l'on va essayer de “ court-circuiter ” sous le prétexte passablement hargneux de “ célébrer ” son quarantième anniversaire. Loin de songer à jeter dans le même sac ceux qui s'y fourreront bien tout seuls, nous n'établissons aucune confusion hâtive entre les machinistes avoués ou cachés de cette exposition, et ceux qu'ils convaincront de se prêter à leur manoeuvre. Soyons simplement objectifs : qu'eût-on pensé si l'on avait vu, longtemps après le 9 Thermidor, un Fouché ou un Tallien organiser une cérémonie en l'honneur de la Révolution française ? Il n'en va guère autrement d'une rétrospective “ surréaliste ” lorsque c'est M. Waldberg qui l'organise. Mais dans leur hâte d'en finir, nos adversaires ont brûlé une étape : le Thermidor du Surréalisme n'a pas eu lieu. A côté de quelques oeuvres de grand intérêt, prendront place à la Galerie Charpentier de laborieux pastiches et des variations marginales, de caractère mondain. Cet amalgame n'égarera que les snobs. Mais le Surréalisme n'y sera pas.

Philippe Audoin, Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, Jean Benoît, Raymond Borde, Vincent Bounoure, André Breton, Guy Cabanel, Jorge Camacho, Agustin Cárdenas, Adrien Dax, Hervé Delabarre, Radovan Ivsic, Alain Joubert, Gabriel Der Kevorkian, Robert Lagarde, Gérard Legrand, Joyce Mansour, Jehan Mayoux, Mimi Parent, José Pierre, Jean Schuster, Jean-Claude Silbermann, Jean Terrossian, Toyen.

[Combat-Art n° 108, 13 avril 1964.]

Hommage à Alfred Rosmer

Alfred Rosmer vient de mourir à 87 ans. Il avait consacré son existence à défendre, à travers les vicissitudes du mouvement ouvrier, une conception rigoureuse de la révolution fondée sur l'internationalisme prolétarien.

Dès 1913, pratiquement seul avec Pierre Monatte, il lutta efficacement contre le courant chauvin qui déferlait dans la social-démocratie française. Il rencontra Trotsky à Paris, fin 1914 et participa activement avec lui à la préparation du Congrès de Zimmerwal d. En 1917, il déploya toute son énergie pour rallier le syndicalisme français à la Révolution d'Octobre. Délégué du Parti Communiste Français auprès de l'Internationale Communiste à Moscou, il démissionna en 1925 et, de retour à Paris, propagea les thèses de l'opposition de gauche. Léon Trotsky écrivait : “ ... je suis attaché à Rosmer, dans un sentiment d'amitié intime qui a duré à travers les épreuves de la guerre, de la Révolution, du pouvoir soviétique et de la défaite de l'opposition. ” Rosmer fut secrétaire de Trotsky et préfaça avec lucidité et ferveur ses principales oeuvres traduites en français.

Je me souviens de la lettre chaleureuse qu'Alfred Rosmer adressa au 14 Juillet, quand nous étions bien peu à vouloir agir contre le coup de force gaulliste de mai 1958. Une telle lettre, venant d'un tel homme, compensait, dans l'état d'esprit où nous étions, la dérobade presque unanime des petits seigneurs de la gauche pensante française. Ce signe d'amitié de Rosmer m'assure que nous étions dans la bonne ligne. Quelques mois plus tard, le compagnon de Trotsky était parmi les tout premiers signataires de la Déclaration sur le droit à l'insoumission.

Rosmer disparaît ; son exemple demeure, qui prouve que face à la dégradation de l'idéal révolutionnaire, c'est le combat sur deux fronts qui doit être poursuivi : la destruction de l'ordre bourgeois passe nécessairement par la régénérescence de l'internationalisme prolétarien. Pas de Révolution sans liquidation des bureaucrates héritiers honteux ou non de Staline qui, dans tous les pays, sont les artisans du consentement général que nous vivons.

Jean Schuster.

La rédaction de La Brèche s'associe unanimement à cet hommage.

[La Brèche, Action surréaliste n° 6, juin 1964.]

L'exemple de Cuba et la Révolution

Message des Surréalistes aux écrivains et artistes cubains

En 1964, le Surréalisme est moins que jamais enclin à se retourner sur son passé pour apprécier l'importance de ses conquêtes et l'élargissement de son audience.

Transformer le monde est une tâche primordiale : rien ne peut être gagné si demeurent les structures économiques sur lesquelles sont fondées les valeurs traditionnelles, leur émanation et leur sauvegarde. Néanmoins, n'admettre - même temporairement - que ce seul point d'application pour la lutte, reviendrait à instaurer un conformisme pernicieux, ne débouchant que sur une satisfaction élémentaire, et qui suppose l'existence d'une hiérarchie des besoins, partant, une définition de l'homme, de ses pouvoirs, de ses désirs, laquelle procède inévitablement des notions passivement héritées de siècles de servitude.

Telle qu'elle nous parvient, la culture, y compris l'apport du XXe siècle, n'est qu'accumulation quantitative, visant tout au plus à un affinement de la sensation dans un cadre immuable où l'homme demeure aliéné. Il est inadmissible qu'un héritage borné à l'inventaire de la complaisance mise par l'homme à dorer ses chaînes, soit accepté sans réserves. Les monuments poussiéreux qui jalonnent l'histoire de l'expression nous importent moins que les cris isolés poussés de loin en loin au cours des siècles, tels ceux de Sade ou de Lautréamont, flammes figées en glaives, visions fulgurantes du grand corps dispersé, prémices pour une refonte totale de la sensibilité.

L'ordre politico-économique qui, depuis l'occident, régit le monde, a non seulement conditionné des relations sociales fondées sur l'exploitation de l'homme, mais a engendré une structure mentale capable d'assimiler, au profit de cet ordre, tout ce qui pouvait s'opposer à lui, et de voiler pour longtemps ce qui demeurait irréductible.

Aujourd'hui, peut-être de manière plus exemplaire et plus lucide que jamais, le Surréalisme lutte précisément pour amener à leurs ultimes conséquences révolutionnaires les conquêtes déjà acquises.

Le Surréalisme n'essaie pas de définir ce que sera l'homme à venir ni de peindre le paysage du futur paradis. Ce qu'il veut, c'est que l'homme de demain soit différent de l'aliéné contemporain. Pour cela il estime indispensable de procéder à l'analyse critique des formes actuelles de la société et, par leur contestation, de susciter l'irruption violente de tout ce qui dans l'individu, pour avoir été trop longtemps soumis à la répression, reste aujourd'hui à l'état de virtualité. N'était-ce pas là l'idéal et le but de Marx et de Freud ?

Une vraie révolution doit transformer l'homme dans sa totalité sociale et individuelle. Il n'est pas suffisant de détruire les structures économiques capitalistes et d'installer au pouvoir une autre classe qui exerce sa domination selon des préceptes hérités de l'ancienne société : sainteté du travail, amour sacrifié à la multiplication de l'espèce, culte de la personnalité, fonctionnarisation de l'artiste réduit au rôle de propagandiste, etc.

Une Révolution authentique n'a rien à redouter du libre exercice de la pensée, ni d'une activité artistique exclusive de tout sectarisme. Une Révolution qui défend la liberté de création peut être une Révolution sans Thermidor.

Dans la Révolution cubaine, dans l'admirable insurrection de la Sierra Maestra, dans la lutte du peuple cubain pour sa liberté et dans l'opposition des intellectuels et artistes cubains à tout dogmatisme, le Surréalisme salue un mouvement fraternel.

Oeuvrant lui aussi, dans la mesure de ses forces et des circonstances, à la liquidation des valeurs idéologiques et morales du capitalisme, visant à une restructuration radicale de l'entendement et de la sensibilité, le Surréalisme se déclare solidaire des artistes révolutionnaires cubains qui luttent pour le même objectif dans un contexte bien plus violent et dangereux.

LE SURREALISME S'EST TOUJOURS VOULU DANS SON DOMAINE PROPRE CATALYSEUR DE REVOLTE ET CETTE ASPIRATION COINCIDE AVEC CE QU'EST, DANS L'ORDRE POLITIQUE, L'EXEMPLE CUBAIN. IL AMBITIONNE DE DEVENIR LE FIL CONDUCTEUR ENTRE LES MOMENTS SEPARES DE LA REVOLUTION ET DE PERMETTRE LEUR DEPASSEMENT PAR UNE DETERMINATION SANS EQUIVOQUE DE LEUR SITUATION A L'INTERIEUR D'UN PROCESSUS, AINSI QUE PAR REFERENCE AU SEUL FACTEUR DE PROGRES : L'IMPLICATION DE LA TOUTE PUISSANCE DU DESIR.

L'AMOUR ET LA POESIE, SEUIL DE LA MAISON ENFIN HABITABLE.

Eté 1964.

[La Brèche, Action surréaliste n° 7, décembre 1964.]

Le Rappel de Stockholm

Jean-Paul Sartre a refusé le Prix Nobel.

Contrairement à l'idée, si souvent émise de nos jours, selon laquelle tout écrivain ou tout artiste “ peut accepter ou rechercher une distinction sans être pour autant renégat de son honneur ”, il est toujours allé de soi, pour nous, Surréalistes, qu'un Prix doit être repoussé. Sans ce geste élémentaire, la liberté créatrice se corrompt et la facilité mercantile est à portée de plume.

Dès le début de ce siècle, les “ Indépendants ” adoptèrent comme règle de conduite : “ Ni jury, ni récompense ” ; cette formule garde aujourd'hui toute sa rigueur. Récemment, le peintre Bissière, par une brève déclaration, a dédaigné d'avance la “ consécration ” vénitienne (tout comme Asger Jorn, en 1963, a rejeté le prix Guggenheim). En 1954, le Surréaliste Max Ernst avait, à l'inverse, brigué et obtenu le Grand Prix de la Biennale ; nous avons dû l'exclure.

Mais alors, Sartre ! N'était-il pas à même de faire crouler, sous le poids considérable de sa personnalité publique, une pratique que Julien Gracq avait déjà mise à mal ? Allions-nous assister à la débandade rétrospective des amateurs de lauriers, chassés du Paradis des Lettres par la grâce d'un démiurge soucieux d'intransigeance ? Détrompez-vous, bonnes âmes ! - il s'agit d'autre chose. Notre homme est plus habile, qui protège ses flancs tout en épargnant ceux qui l'ont “ assiégé ”. Sous couvert d'une aimable manifestation d'indépendance, il s'agit bel et bien d'un acte politique parfaitement situé, d'une opération de propagande en faveur du bloc de l'Est. Huit ans après Budapest, M. Sartre “ rempile ” ! Il est clair que cette exceptionnelle chance a été saisie sur le plan publicitaire, non comme le prétend la presse de droite, et comme l'insinue “ Arts ”, pour augmenter un tirage déjà somptueux ou par “ esthétisme ” décadent, mais pour réhabiliter l'intelligentsia stalinienne et se porter garant de sa continuité idéologique à travers les virages de la dernière décade.

De quelle conscience ose-t-on se réclamer lorsqu'on encense Neruda, agent du Guépéou pour l'Amérique du Sud, protecteur de Siqueiros qui organisa le premier attentat contre Trotsky ; quand on relance la candidature d'Aragon, “ brillante ” caution de tous les crimes perpétrés au nom du socialisme depuis près de trente ans : Procès de Moscou, massacre des anarchistes et des trotskistes en Espagne, procès de Prague, Budapest et Sofia, complot des blouses blanches, répression sanglante des insurrections populaires de Berlin-Est, Poznan et Budapest ? Est-ce parce que Sartre, comme l'écrit J.-F. Revel, “ éprouve si souvent le besoin de démontrer que les idées erronées des autres rendent suspecte leur moralité ”, qu'il escamote, à l'occasion, l'immoralité des uns pour donner à penser que leurs idées sont justes !

Ainsi, Sartre prétend-il réussir un joli tour de passe-passe. Il dédouane Aragon et Neruda (1) et, en soutenant leur position de nobélisables, il renforce

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(1) “ Neruda, écrit Sartre, est un des plus grands poètes américains. ” De quel titre peut-il exciper pour juger de la poésie ? Son essai sur Baudelaire probablement ? Passons. Mais que pense notre exégète de la situation faite aujourd'hui à la poésie et aux poètes, en Russie, telle qu'elle apparaît à travers le procès de Yosip Brodski jugé et condamné pour parasitisme militant ? Voici le verdict de ce procès, dont le compte rendu a été publié par le Figaro Littéraire du 1er octobre 1964 : “ Brodski ne remplit pas systématiquement les devoirs d'un citoyen soviétique en ce qui concerne son bien-être personnel ni la production de richesses matérielles, ce qui apparaît clairement de ses constants changements de place. Il a reçu un avertissement du Ministère de la Sécurité nationale en 1961. Il a promis d'occuper un emploi stable, mais il n'a pris aucune décision, il a continué à ne pas travailler, il a écrit et lu ses poèmes décadents au cours de réunions du soir. D'après le rapport du comité sur le travail des jeunes écrivains, il est clair que Brodski n'est pas poète. Il a été condamné par les lecteurs de Leningrad-Soir. C'est pourquoi la cour applique la loi du 4 février 1961 : Brodski est condamné à partir pour une localité lointaine pour une période de cinq ans de travaux forcés. ”

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l'ordre littéraire qu'il fait mine de combattre (2). La “ coexistence pacifique ”, fût-elle celle des cultures, exige décidément une dialectique bien retorse qui fonctionne, à d'autres propos, tout au long des explications du lauréat récalcitrant. Si son respect pour les membres de l'Académie Royale de Suède lui interdit d'engager ceux-ci dans les sentiers du maquis vénézuélien, ce respect cesse de jouer, rétrospectivement, lorsqu'il s'agit du problème algérien. En effet, “ pendant la guerre d'Algérie, dit Sartre, alors que nous avions signé la Déclaration des 121, j'aurais accepté le prix avec reconnaissance parce qu'il n'aurait pas honoré que moi ” ; s'il ménage les académiciens suédois, Sartre se moque éperdument des cent vingt autres signataires du Manifeste ; quelquesuns d'entre eux ne se seraient-ils pas indignés d'être compromis avec lesdits académiciens ?

Il ne suffit pas de refuser un prix, encore faut-il que les justifications éventuelles de ce geste n'en constituent pas la négation. Sartre, par sa déclaration, a gravement empoisonné la notion même du refus.

La littérature à l'estomac continue...

Pour le Mouvement Surréaliste : Robert Benayoun, Vincent Bounoure, André Breton, Alain Joubert, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster.

[La Brèche, Action surréaliste n° 7, décembre 1964.]

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(2) Il regrette au passage que Pasternak, coupable à ses yeux d'être interdit dans son propre pays, ait été couronné avant Cholokhov, lui totalement soumis au régime, désignant ainsi la “ bonne route ” au Nobel.

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La Poésie dans ses Meubles

Autrefois les chaises parlaient. Aussi les appelait-on bergères, crapauds, perroquets. Celles qu'on ne réussissait pas à faire taire étaient les aimables, les intarissables causeuses et caqueteuses. Imposer silence à ce monde futile qui ne songeait qu'au plaisir et négligeait ses “ fonctions ” fut proprement l'ambition des huchiers de ce temps. On put craindre un moment qu'ils n'eussent réussi : les meubles naissaient muets et le demeuraient. Mais l'espèce n'attendait en vérité que la première occasion de s'ébattre, plus follement que jamais. Ugo Sterpini leur rendit le luxe des rêves, des voix, des jeux. Je suis, chuchote l'un d'eux, une Diane d'Ephèse dont les panneaux bombés et clairs dissimulent de charmants secrets ; je n'ai gardé du sarcophage que les formules de la vie ; l'alcôve d'une jeune personne m'est un Naos et je n'ai d'autre règle que son humeur... Vous l'aurez reconnu : c'est de nouveau le bonheur-du-jour.

Philippe Audoin.

Renouvelant les meubles de maharadjahs, ou ces personnages habitables que rêvent les héros de dessins animés, Sterpini et De Sanctis ont individualisé l'ameublement en gestes fugitifs de bois cirés, en arrière-pensées de fer forgé, en hybrides spectraux de fiberglass ou de résine. Leur révolte anti-pop contre tout entourage fonctionnel, leur refus de ce pléonasme vital qui consiste à s'incruster dans ce que la civilisation industrielle a de plus laid et de plus  sériel, leur respect pour les hasards qui réintroduisent le naturel dans le façonné, font de ces duettistes les artisans du fortuit pour s'asseoir et se coucher, de l'incongru pour s'appuyer et se blottir, de l'inouï aux secrets bien rangés. Ils ont créé des intérieurs jamais prêts, introuvés et toujours défaits, des unready-mades où l'on devrait se sentir comme chez soi.

Robert Benayoun.

Nous en restions à cette exquise “ fantaisie en prose ” : Le Meuble, de Charles Cros, où la nostalgie confine, d'ailleurs, à l'anticipation : “ On est dupe de cela, on se dit : c'est un meuble et voilà tout, on pense qu'il n'y a rien derrière les glaces que le reflet de ce qui leur est présenté. - Insinuations qui viennent de quelque part, mensonges soufflés à notre raison par une politique voulue, ignorances où nous tiennent certains intérêts que je n'ai pas à définir... ” Ces mensonges sont précisément ce que Fabio De Sanctis et Ugo Sterpini ont réussi - c'est là un événement considérable - à prendre au collet. Par eux le “ mystère du meuble ” n'est plus seulement là fuyant comme une ombre : il s'assure la part du lion dans sa conception et sa construction mêmes.

Je tiens tel “ buffet à cristaux exécuté en noyer, à rayons intérieurs, panneaux Fiat 600 première série ”, réalisé pour Venise dans l'intention primordiale d'y faire claquer pour la première fois des portes d'automobile, pour une des Merveilles du monde d'aujourd'hui. Telle profession de foi de ses auteurs : “ Notre sympathie va à l'erreur, au geste gauche et maladroit qui détermine les contrariétés imprévues... ” (*) pourrait constituer le manifeste surréaliste de la “ Philosophie de l'ameublement ”.

André Breton.

Si la lourde pluie vous rend visite, asseyez-la dans les plexiglass de Sterpini et de De Sanctis, vous vous trouverez en face de Mademoiselle Embellie, rose comme l'automobile enfin immobilisée.

Radovan Ivsic.

Sterpini et De Sanctis font danser devant le buffet tous ceux qui trop longtemps n'ont pu se livrer à pareille fête par crainte du “ qu'en dira-t-on ”. En restituant aux meubles familiers tous les pouvoirs de l'imaginaire, ils rendent enfin la Maison habitable.

Alain Joubert.

Les meubles secrets de Sterpini et De Sanctis : autant de signaux sur la route de la fascination.

Joyce Mansour.

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(*) Cf. Officina Undici, Catalogo n° 1, Roma, 1963-1964.

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THE DESIGNER'S SONG

Une chaise qui aboie,

une table qui chante “ Aïda ”,

une armoire à suicidés :

nous voilà dans de beaux draps !

Ugo, ôtez donc vos mains de là !

Dans le coffre à mariée

grince un tiroir à bébés.

Mais la FIAT se déshabille :

c'est une journée d'été !

Fabio, les miroirs sont fatigués !

Noyé dans la porte molle,

le fantôme oublie son rôle :

supporter nos certitudes !

Qui console les consoles ?

De Sanctis et Sterpini, ou l'ébénisterie folle !

José Pierre.

LE MYSTERE DE SAGO-SANCTER

(Grand roman d'aventures : chapitre 180)

... “ On n'entendait que le chant du Nautilus et du côté de la bibliothèque, le crissement stupéfiant du Lit de la Tentation.

Parce qu'elle avait la sensation d'être seule, sa marche précautionneuse lui paraissait sans objet, elle allait y renoncer quand elle arriva face à l'entrée et s'immobilisa, le coeur battant : la Porte de l'Homme Visible était grande ouverte.

Leonardo avait pourtant affirmé qu'il la fermerait. Etait-ce un oubli ? Mais alors, si personne n'était assis sur le Trône d'Ubu, il pouvait y avoir quelqu'un dissimulé dans L'Armoire d'acier ?

Elle se représenta les innombrables pièces communiquant entre elles, et ces combles où l'Anthropomorphe II prétendait qu'on pouvait vivre plusieurs semaines à l'insu de tous. Malgré elle, l'envie la prit de rebrousser chemin.

Allait-elle manquer de courage alors que la preuve de l'innocence de l'Anthropomorphe II était peut-être là, à quelques pas d'elle ?

Toutes les portes étaient ouvertes, aussi bien celles de Ciel-Mer-Terre que celles du Triangle ou celles de l'Anthropomorphe I, qui donnaient sur un escalier. Impossible de croire à un oubli... Malgré son attention, elle n'entendait que le crissement stupéfait du Lit de la Tentation. Soudain elle perçut un nouveau bruit. Au premier étage, une porte grinçait doucement, très doucement, comme si Sago-Sancter lui-même la poussait avec d'infinies précautions.

Silencieusement, elle se réfugia derrière le Divan du Mahatma. Elle se disait que si l'inconnu venait par là, elle pourrait au besoin se glisser sous le divan pour qu'il ne puisse la suivre. ”

(A suivre).

Jean-Claude Silbermann. Paris, 3 décembre 1964 .< [Lettre à Maurice Nadeau] @Paris, le 16 juin 1965.

Les différends qui nous ont opposés à vous ne sauraient dissimuler à nos yeux le rôle qu'ont joué, ces dix dernières années, Les Lettres nouvelles dans le domaine de la liberté de l'esprit. Chaque fois que dans le monde cette liberté était menacée, atteinte ou niée, Les Lettres nouvelles sont intervenues. Nous n'oublions pas que notre accord a été total sur la guerre d'Algérie, sur la Révolution hongroise, sur la prétendue déstalinisation. Nous n'oublions pas que vous avez combattu la veulerie d'un bon nombre d'intellectuels de gauche, aussi bien lorsqu'ils tentent de faire passer l'assassin Siqueiros pour un martyr que lorsqu'ils feignent d'ignorer le monstrueux procès Brodsky, poète condamné pour crime de poésie en Russie en 1964.

Pour nous, Surréalistes, la publication, par Les Lettres nouvelles, des oeuvres de Norman Brown, Gombrowicz, Arno Schmidt, Norman Cohn, Savarius, Anthony Shafton et du Littérature et Révolution de Trotsky a contribué à un approfondissement théorique et à un enrichissement sensible essentiels.

C'est en ce sens que nous affecte cette défaite provisoire de la pensée révolutionnaire qu'est la disparition des Lettres nouvelles.

Nous avons tenu à vous le faire savoir.

Le “ Troisième Degré ” de la Peinture

Il est aisé de travestir un crime crapuleux en meurtre rituel et d'invoquer, à l'appui d'un mauvais coup, la dynamique flatteuse de la négation-niée : risque nul, retentissement assuré et sans doute fructueux, sans compter le prestige attaché à tant de belle audace. S'en prendre au Grand Négateur, comme les fils ont pu jadis s'en prendre au Père primitif, quel déchirement, que de révérence, et ne faut-il pas, pour l'oser, être possédé par le génie de l'Histoire et déjà maître des matins futurs ? Ainsi diront les raffinés. Quant au grand public, que la personne et l'oeuvre-incartade de Marcel Duchamp ne laissent pas de consterner, il ne sera certes pas fâché que de jeunes peintres “ fondés en avant-garde ” en dénoncent enfin le néant : Vous voyez bien, le roi est nu ! On respire, enfin ! Et pour ce qui de la cocarde, quelle revanche de l'Ecole de Paris sur New York et ses esthètes décadents !

Ainsi la bonne peinture gagne-t-elle sur tous les tableaux.

N'en déplaise aux rieurs, nous ne sommes nullement d'humeur à passer l'entreprise de MM. Aillaud, Arroyo et Recalcati au compte, déjà bien alimenté, des petites canailleries publicitaires. Leurs jeux de collégiens vicieux n'ont pas, il s'en faut, l'innocence de la réclame et malgré des déclarations d'une rare confusion, c'est en fin de compte la liberté de l'esprit qui doit faire les frais de l'opération - et à travers elle, une conception émancipatrice de la poésie à laquelle nous avons l'entêtement de tenir.

L'agression peut se comprendre et se qualifier. Mais le crachat, la souillure n'ont jamais qu'un sens : celui du bas. Toute entreprise qui ne répugne pas d'y recourir avoue par là-même son asservissement prochain à un Ordre moral ou autre, en tout cas policier, à qui il importe que la distinction du bien et du mal ne soit pas laissée à la conscience de chacun.

La mise en scène de l'assassinat de Duchamp lèverait, si besoin était, les derniers doutes : par son style résolument “ réaliste-socialiste ” d'abor d. Mais il y a plus : dans ces locaux aux murs nus, éclairés à l'excès, ces hommes en manches de chemise, passés maîtres dans la technique du garrot et des plus hauts degrés de l'interrogatoire au mégot, se sont eux-mêmes désignés pour ce qu'ils sont - qui nous est garant de ce qu'ils veulent.

On pend en effigie, on envoûte : c'est l'affaire d'artistes voués aux prébendes et de petits mages noirs. Que Messieurs les bourreaux veuillent bien patienter encore un instant, derrière la porte : le gang Arroyo se fera un plaisir de leur ouvrir.

Paris, le 6 octobre 1965.

Pierre Alechinsky, Philippe Audoin, Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, Jean Benoît, Raymond Borde, Micheline et Vincent Bounoure, André Breton, Guy Cabanel, Jorge Camacho, Agustin Cárdenas, Adrien Dax, Hervé Delabarre, Gabriel Der Kevorkian, Xavier Domingo, Nicole Espagnol, Charles Estienne, Claude Féraud, Henri Ginet, Alberto Gironella, Georges Goldfayn, J.-P. Guillon, Marianne et Radovan Ivsic, Charles Jameux, Alain Joubert, Peter Klasen, Robert Lagarde, Robert Lebel, Annie Lebrun, Gérard Legrand, Elisabeth Lenk, André Pieyre de Mandiargues, Joyce Mansour, Jehan Mayoux, Jacques Monory, Mimi Parent, Nicole et José Pierre, Jean-François Revel, Paul Revel, Georges Sebbag, Arturo Schwarz, Jean Schuster, Jean-Claude Silbermann, Hervé Télémaque, Jean Terrossian, Toyen, Michel Zimbacca.

[Lettre au P.C.I., section française de la Quatrième Internationale, à propos des élections présidentielles]

Paris, le 20 octobre 1965.

Camarades,

Nous ne saurions nous associer à la campagne que vous entreprenez à l'occasion de l'élection présidentielle du 5 décembre.

A l'égard du régime parlementaire et du suffrage universel, notre position a toujours été et continue d'être à cette heure la position libertaire. Nous ne voyons nullement l'intérêt, pour la classe ouvrière, de cautionner le régime bourgeois en se prêtant au rite de l'isoloir comme elle le fait régulièrement.

Dans le cas particulier qui nous occupe, les motifs de votre opposition à Mitterrand, tels qu'ils semblent ressortir de votre lettre, ne sont pas les nôtres. Vous regrettez l'absence “ de candidat membre d'un parti ouvrier ”. Conscients du fait que les luttes à venir peuvent nous conduire à vos côtés, nous tenons à être sur ce point absolument clairs avec vous :

Il n'y a pas de parti ouvrier représentatif en France, actuellement, et le rôle de l'avant-garde révolutionnaire, à nos yeux, est de dissiper cette équivoque que votre tactique tend au contraire à entretenir.

Nous ne voyons pas en quoi Defferre ou tel candidat désigné par le P.C.F. représenterait mieux les aspirations de la classe ouvrière que Mitterran d. Sur le point précis de l'opposition au système du pouvoir personnel, reconnaissez-lui au moins le mérite d'avoir été l'opposant le plus résolu au Général et à son équipe depuis 1958. Ce qui n'est pas le cas de vos “ partis ouvriers ” - la S.F.I.O. ayant investi de Gaulle en 1958 et participé à son premier ministère, le P.C.F. ayant reconnu “ les aspects positifs de la politique gaulliste ”.

Nous n'avons, croyez-le bien, aucune sympathie pour Mitterran d. Aucun d'entre nous ne votera pour lui (ou pour un autre, bien sûr) ni ne s'associera à la campagne en sa faveur. Mais nous regrettons une fois de plus que la tactique définie par votre organisation perpétue la fiction dramatique des “ partis ouvriers ” sans pour autant porter le moindre coup au régime autoritaire qui est la réalité politique présente.

Fraternellement à vous.

Pour le Mouvement surréaliste :

Philippe Audoin, Robert Benayoun, Vincent Bounoure,

André Breton, Nicole Espagnol, Alain Joubert, José

Pierre, Jean Schuster, Jean-Claude Silbermann.

Tranchons-en

L'actuelle Exposition Internationale du Surréalisme se distingue expressément des précédentes : alors que, jusqu'à présent, le contenu théorique de chacune d'elles se profilait à l'arrière-plan de ce qui se voulait avant tout un acte de lyrisme collectif, c'est la première fois que nous transformons une galerie d'art en lieu où se manifeste un ensemble idéologique largement présupposé.

Certes, de par sa définition même, “ l'écart absolu ” exclut l'idée anti-surréaliste d'un programme détaillé, qui serait d'emblée générateur de vide poétique et de misère artistique. Toutefois, qu'elles aient été directement témoignage de notre activité à un moment donné (1938, 1947) ou qu'elles aient emprunté le détour d'un “ thème ” particulièrement subversif (1959), les Expositions antérieures ne révélaient que de biais, à travers leur ordonnance et les textes qui les accompagnaient, le regard renouvelé que nous portions sur “ l'époque ”.

En outre, c'est de propos délibéré que nous présentons une Exposition “ de combat ”, qui s'en prend directement aux aspects les plus intolérables de la société où nous vivons. Moins que jamais, on le voit, il n'est question pour nous de paraître accepter les alibis “ esthétiques ” qui furent, l'an passé, le seul dénominateur commun d'un fourre-tout à prétentions historiques, déversé dans l'une des salles les plus officielles de Paris par quelques-uns de nos candidats fossoyeurs.

Telle qu'elle s'est imposée à nous, la nécessité de manifester dans leurs derniers développements les données irréductibles du Surréalisme, correspond très précisément au danger majeur qui guette dans l'immédiat l'exercice libre de la pensée.

N'ayant pu nous réduire par assimilation à une secte religieuse, à un parti politique ou à une chapelle littéraire - ni, au long des années, briser réellement notre unité et notre renouvellement - ceux que nous inquiétons ne peuvent plus espérer que noyer le Surréalisme dans la confusion dont ils tirent profit et gloire. Cette confusion générale, ou plutôt cette dissolution des forces de la sensibilité et de l'intellect dans un magma d'almanachs dont rien ne se dégage d'éternel, c'est par un contre-sens bien routinier qu'on en attribuerait la responsabilité au Surréalisme.

Mettons une fois de plus, au passage, les points sur les i : contrairement à Dada, jamais le Surréalisme n'a entendu cultiver “ la négation pour la négation ”. L'intérêt qu'il continue de porter à certaines grandes oeuvres de couleur nihiliste (celle de Rabbe, par exemple, ou, sur un plan un peu différent, celle de Darien) n'entraîne de sa part aucune adhésion entière au paroxysme qui les inspira, et qui nous fait tourner les yeux vers elles sans que pour autant nous cédions à sa fascination.

Sans doute est-ce la rançon du rayonnement de toute valeur révolutionnaire qu'une partie de son énergie se perde et même soit détournée : que ce soit au profit d'applications à des domaines foncièrement étrangers au Surréalisme, ou à des fins qu'il tient pour radicalement malfaisantes, la persistance de ce détournement témoigne à sa façon de notre vitalité. Toutefois, sa technique n'a pas laissé de “ progresser ” : les sous-produits ne se contentent plus de démarquer et de déformer l'original, ils revendiquent tout l'espace vital et présentent comme un aboutissement leur insipide délayage. Ainsi voit-on à la télévision un ramassis de pâles arrivistes s'intituler “ Club des Poètes ” et se faire une sinécure du dénigrement tapageur de tout ce qu'ils pillent en le ramenant à leur “ niveau ” - niveau qui ne laisse pas d'être celui, d'abord, de leur public.

Toujours l'approximation débilitante prend ses prétextes dans la “ mode ”, - réduite au tout-venant de la dernière demi-heure selon le parisianisme le plus falot - mais aussi dans l'adoration de tout ce qui se présente, si l'on veut, au sortir du four.

Nous ne pouvons empêcher de se réclamer pêle-mêle du “ Surréalisme ”, et certains artistes qui cultivent un onirisme pour salons d'attente, et certains “ penseurs ” (parmi lesquels, on le déplore, Edgar Morin) qui, devant la léthargie quasi totale de l'activité révolutionnaire, ont trouvé refuge dans une “ prospective ” où les idées les plus disparates s'accouplent, quitte à en hurler, sous le couvert d'un relativisme “ planétaire ”. Du moins, ce flou monstrueux qui caractérise le paysage mental d'aujourd'hui nous laisse-t-il le loisir de mettre en relief l'aspect le plus catégorique de notre ambition.

Ceux-là même qui n'ont que haussements d'épaules en présence des grands poètes, des grands philosophes du XIXe siècle, et qui s'époumonnent à les déclarer dépassés grâce à des arguments grotesques “ comme tant d'autres penseurs allemands, Marx et Engels étaient puissants, mais passablement confus... ” (Planète, n° 23) ; ceux-là pour qui “ l'inconscient de Freud est abstrait ” et ses “ instruments de pensée périmés ”, vulgarisent à l'échelle la plus large l'idée nauséabonde selon laquelle nous vivons une époque particulièrement “ passionnante ” et lumineuse : ils ne sont en cela que les héritiers indignes de cette croyance au Progrès, qui constitua la force et la faiblesse de ceux qu'ils insultent. Le perpétuel contentement de soi-même, auquel ils invitent les foules domestiquées, repose sur un rabais généralisé de la culture, qui se transforme (dialectiquement, ne leur en déplaise) en une surenchère sans fin dans le “ sensationnel ” de pacotille.

La perte, à peu près totale, du haut goût en matière de poésie, - la démission des artistes entre les mains des mercantis, - l'effritement vertigineux des notions morales les plus élémentaires, telles qu'elles réussissaient à se maintenir contre le cadre chrétien où on les avait clouées, - la fraternisation universelle des “ résignés ” qui ne se distinguent plus que par leur degré de fébrilité, - l'agenouillement de tous au passage de toutes les processions, qu'elles soient d'Ouest ou d'Est, au nom d'un oecuménisme de la “ bousculade informe des événements ” (Hegel), qui bien entendu ne profite qu'aux polices et aux clergés, - tous ces symptômes, pour convergents qu'ils soient, ne sauraient masquer le disparate où l'Histoire est en train de s'enliser.

Devant ce marécage journalistique, ceux qui placent quelque conscience dans leur signature ont du moins les coudées franches pour affirmer leur volonté de ne faire qu'un de la vie et d'une pensée un peu plus rigoureuse. Notre activité de dépassement des “ solutions ” faciles, qui est le moteur de la présente exposition, heurte de plein fouet les “ mythes ” soi-disant (sic) exaltants qui ne flattent en fait que la plus basse vanité contemporaine. Ce que ces caricatures de mythes ont pu dérober au Surréalisme ne doit pas servir plus longtemps à entretenir des équivoques tournées toujours, fût-ce par une diversion complémentaire, au profit de l'oppression.

Dans leur vue de l'aventure humaine, qui se fonde davantage sur la lueur, même à éclipses, de la perfectibilité que sur le faux grand jour du “ Progrès ”, les Surréalistes n'ont jamais cessé d'opposer l'absolu au fonctionnel, l'exaltant au commode, l'idée controversée du bonheur à ses palliatifs de plus en plus envahissants.

Tout particulièrement, nous choisissons de dénier tout sens vivant à l'expression “ merveilleux scientifique ” si couramment employée aujourd'hui, jusque pour masquer la meurtrière religion de “ l'atome ”. On sait quel terrain offrent à tous les fascismes les expressions où le signe survit gravement à la chose signifiée. Oui, n'importe quel merveilleux est beau, mais pas à n'importe quel prix : le Merveilleux qui, selon l'inoubliable formule d'Antonin Artaud, “ se trouve à la racine de l'Esprit ”, n'a rien de commun avec le culte de l'aveugle avenir, celui-ci se parât-il des vapeurs rougeoyantes d'un “ fantastique ” prompt à ranimer les vieilles terreurs et les vieux tabous. Nous ne nous laisserons pas dicter notre devoir par les sacristains de cette nouvelle Eglise : “ Nous croyons que le devoir des écrivains et des poètes est de participer de tout leur être à la grande gestation des laboratoires et des cerveaux..., etc. ” (Planète, n° 23).

Tel qu'il se cherche et s'incarne dans les mythes, tel qu'il survit à leur dégénérescence ou renaît soudain par-delà leur catastrophe, l'appétit de merveilleux, inséparable à notre regard de l'appel à la liberté, prend sa source au plus profond et au plus vaste du Désir, dont “ l'étude des besoins ” et le cloisonnement économico-social qu'elle replâtre n'offrent qu'une sinistre parodie. Ordonnateur occulte des mythes, le même Merveilleux commande notre souci constant d'une morale qui, pour être “ sans obligation ni sanction ”, n'en est pas moins la terre d'élection de cette exigence qui, à chaque nouveau sursaut de la jeunesse, provoque la même inquiétude chagrine chez les cloportes.

Tout ce qui compte dans l'histoire de la culture ne tend, en définitive, qu'à ce moment où l'extrême nuit du Désir illimité bascule en quelque sorte dans la clarté fulgurante du “ Plus de conscience ” proféré, chacun avec son accent propre, par tous les voyants. En balance de ces moments, de la tension qu'ils réclament ou raniment, le détournement spiritualiste et l'abaissement “ standard ” du jeu imaginatif où tout homme peut se surpasser apparaissent moins comme un obstacle que comme un brouillard d'acquiescement apeuré, qui ne manquera pas de provoquer la salubre tempête dont le Surréalisme se sera d'ores et déjà assigné d'être la vigie.

Pierre Alechinsky, Philippe Audoin, Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, Jean Benoît, Raymond Borde, Vincent Bounoure, André Breton, Guy Cabanel, Jorge Camacho, Agustin Cárdenas, Adrien Dax, Hervé Delabarre, Gabriel Der Kevorkian, Nicole Espagnol, Claude Féraud, J.-P. Guillon, Marianne et Radovan Ivsic, Charles Jameux, Alain Joubert, Robert Lagarde, Annie Lebrun, Gérard Legrand, Joyce Mansour, Jehan Mayoux, Mimi Parent, Nicole et José Pierre, Georges Sebbag, Jean Schuster, Jean-Claude Silbermann, Jean Terrossian, Toyen, Michel Zimbacca.

Paris, décembre 1965.

A la Presse

Soucieux de simplifier au maximum la tâche de MM. les Journalistes, nous n'avons pas hésité à transposer au domaine du compte rendu les techniques désormais éprouvées de la Mesure Industrielle. Selon que la présente Exposition leur aura inspiré des sentiments de bienveillance, d'hostilité ou d'incertitude, nous leur suggérons donc d'utiliser, tel quel ou retouché, l'un des trois textes ci-joints.

FILLES DE JOIE ET PUBLICAINS

Malheur à celui par qui le scandale arrive ! C'est à quoi je songeais en lisant l'abondant courrier que m'a valu la chronique que j'ai consacrée, la semaine passée, à l'exposition surréaliste de la rue Séguier. “ Comment ! - m'écrit un lecteur qui n'y va pas de main morte- comment vous, un chrétien, un prêtre, pouvez-vous applaudir à une manifestation qui offusque à la fois le bon sens, la pudeur et la Foi ? ” Tout beau ! mon cher correspondant ! Votre sourcilleuse piété s'alarme sans doute un peu vite et je ne suis pas convaincu d'avoir “ déshonoré l'habit que je porte ” autant que vous voulez bien le dire !

- Quod di omen avertant. Et tenez, je vais encore vous scandaliser : voici quelques années, les organisateurs de l'exposition “ La Fleur dans l'Art Français contemporain ” me firent l'honneur de m'appeler à siéger dans leur comité et je fus le seul à insister pour que la peinture surréaliste fût représentée dans cette exposition. C'est ainsi que le public put confronter à des bouquets tout classiques les roses saignantes de Labisse, les jeunes filles à corolles de Coutaud, les floraisons quelque peu maladives de Mme Léonor Fini, j'en passe... J'écrivais alors : “ Quoi qu'on puisse penser du Surréalisme, on ne contestera sans doute pas son heureuse influence sur le décor de notre vie quotidienne. En ceci, il l'a bel et bien changée - en y mettant ce trop rare condiment : du piquant ! ”

Je ne vois rien à retrancher à ces propos, au contraire. Qu'on le veuille ou non, le monde dans lequel nous évoluons s'imprègne chaque jour davantage de cette “ surréalité ” que Breton et ses amis appellent de leurs voeux et j'imagine que le style des affiches, des étalages, des décors de théâtre a aujourd'hui de quoi les combler. Une présentation ingénieuse a d'ailleurs caractérisé toutes les manifestations surréalistes du passé et dernièrement encore l'impressionnante rétrospective organisée à la Galerie Charpentier, dont l'exposition en cours constitue la suite attendue. Cette dernière, je le répète, est un véritable petit chef-d'oeuvre de pittoresque, d'invention, de fantaisie farfelue, qui n'a rien à envier à ces revues luxueuses qui assurent à l'étranger le prestige de Paris.

Et c'est ici le lieu de rappeler aux esprits chagrins que le fantastique, le saugrenu sont de tous les temps et que les bizarreries du songe ont aussi quelque titre à notre sollicitude. Ce n'est pas tout : le songe n'est-il pas du domaine de l'âme, telle qu'elle échappe des geôles d'une raison trop orgueilleuse héritée du prétendu “ Siècle des Lumières ”, et sous laquelle se dissimule le vrai visage de l'Ennemi ? De grâce, mes chers censeurs, songez-y : cette part immortelle de notre personne ne vaut-elle pas qu'on lui sacrifie quelques bienséances, quelques fausses pudeurs ? Il n'y a pas que le latin, langue sacrée, qui ait le privilège de braver l'honnêteté : l'art chrétien, dans ses plus hautes expressions, n'a pas reculé devant certaines représentations licencieuses. Serions-nous plus chrétiens que les imagiers d'autrefois pour oser faire grief aux Surréalistes de quelques audaces ? Souvenons-nous à propos de cette belle parole de Saint Augustin : “ S'il est dans mes propos quelque chose qui vous scandalise, n'en accusez que votre propre perversité. ”

Mais, me direz-vous, ce n'est pas au nom de la Foi que les Surréalistes prennent de telles libertés ; l'athéisme est toute leur philosophie, le blasphème toute leur liturgie ! Ne sont-ce pas les cohortes de Satan ? Ah ! gardez-vous, mes amis, de parler comme les Pharisiens : Adhuc sub judice lis est ! Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père, ne l'oublions pas. En l'occurrence d'ailleurs, le blasphème n'est pas évident. Je disais plus haut que les Surréalistes avaient choisi la part de l'âme et cette part, n'est-ce pas la part de Marie ? A travers la Femme, n'est-ce pas la Mère qu'ils cherchent, celle qui est dans les Cieux depuis le commencement et qui écrase la tête du serpent ? A ce prix, je leur passe bien volontiers cette verve “ anticléricale ” qui, de Rutebeuf à Rabelais et à Pascal, est inséparable du meilleur esprit français.

Et quand nous serions assurés de la sincérité de leur prétendu athéisme, devrions-nous voir autre chose, dans leurs talentueuses provocations, que l'effet du désespoir où l'éloignement de Dieu réduit toute créature ? Alors la Charité ne nous commanderait-elle pas d'aller plutôt à eux qu'à d'autres, bras ouverts et disant : Vous êtes nos frères ! Mais encore une fois, ma conviction est tout autre : il y a dans tout blasphémateur un passionné de Dieu et le blasphème (felix culpa) peut sans doute figurer en bonne place parmi les actes de foi. Malheur aux tièdes !

En donnant de ce monde sceptique, infatué de raison, féru d'intérêts matériels une image délirante, indéchiffrable, désespérée, les Surréalistes nous font mieux sentir l'impossibilité de l'Absence de Dieu. Heureux ceux qui cherchent en criant qu'il n'y a rien à trouver ! Heureuses les brebis perdues, car le Seigneur les a à l'oeil.

LE CHOU ROUGE ET LA CHEVRE NOIRE

Les expositions internationales du Surréalisme témoignent toutes d'un tel besoin de choquer et de révulser qu'on ne peut s'empêcher d'en vouloir rendre compte avec une sérénité, un fair-play et une indifférence inaltérables.

Le visiteur civilisé, lorsqu'il se perd dans ces dédales, et l'on sait que les Surréalistes ont un goût prononcé pour les labyrinthes, doit s'armer, se cuirasser et se blinder pour ne pas céder là où on l'attend ; sur l'impatience d'un instant, sur la surprise, sur l'enjouement, sur la complicité, ou le désir trop ardent de participer. Il doit, le visiteur, se transformer en bloc de marbre, qu'on me pardonne cette audace, en mur, en masse inerte, et néanmoins pétrifier en lui l'esprit même de la sage lucidité, de l'expérience assise, et de la pure équanimité. Il doit être mer d'huile, vitre dépolie, posemètre et table rase. Tout à la fois.

Ces précautions ne sont pas excessives : l'actuelle exposition dite de l'Ecart Absolu, à la galerie de l'Oeil, est un mélange exténuant d'originalité et de platitude, de violence et de mièvrerie, de beauté et de laideur. On en sort enthousiaste, déçu, rasséréné, consterné, surstimulé et raplapla. On en fait son délice et sa lassitude ; on s'en délecte cependant même qu'on s'en débecte.

On commence par se dire, bien entendu, que rien de pareil n'existe sur le marché de l'Art contemporain qui n'ait été amorcé peu ou prou par les Surréalistes, et que le prototype ici représenté écrase certes la série. Puis on se persuade de ce que l'unique est proprement inimitable et on finit par penser que le Surréalisme précédait moins qu'il n'engageait au plagiat et à l'approximation pauvre. On en conclut que toute école a les suiveurs et les pasticheurs qu'elle mérite puis on se souvient soudain qu'on ne peut dresser les arcs et voûtes de l'Histoire des Arts sur les seuls sous-produits, et qu'on est bien forcé, voudrait-on ne tenir aucun compte de l'actualité toujours trompeuse, de conserver des repères stables. Enfin, on a du mal à se détacher totalement de ce que cette exposition a de fâcheusement up to date. Les classiques qui jouent au moderne sont pathétiques, mais les modernes qui paraphrasent les classiques sont encore plus agaçants, et dans laquelle de ces catégories ranger nos obstinés olibrius ?

Tout ici nous soumet à ce mouvement de va-et-vient, à cette valsehésitation entre le pour et le résolument contre. Si j'osais une astuce, je dirais que l'expo de l'Oeil tient à la fois de la douche écossaise et de l'omelette norvégienne. (L'image fonctionne-t-elle ? Je n'en suis pas très sûr.)

Ainsi, l'idée d'un Arc de Déroute, opposé à l'Arc de Triomphe, flatterait assez mon discret antimilitarisme d'officier de réserve (tout bien pesé, le Français a-t-il enregistré moins de défaites que l'Italien, dont il se moque volontiers ?). Mais cette satisfaction reste décidément adolescente. Les Surréalistes sont de sympathiques incorrigibles, comme l'on dit d'un potache éternel ou d'un non-conformiste rabâcheur. On hoche la tête à les voir disperser leurs dons très évidents dans des bagarres dépassées. Prenons le mannequin central, qui est (mais peut-être est-ce calculé ?) d'une agressive laideur. Il prétend fustiger l'art ménager. Mais je soupçonne les Surréalistes de ne pas cuire les repas sur la seule cendre, de ne pas se baigner sous les cascades, et de ne point cracher sur le cube de glace qu'on met dans leur whisky-soda. Alors de qui se moque-t-on ? Ne me répondez pas immédiatement.

Le thème de l'exposition, qui est celui de l'Ecart Absolu, de la protestation morale, on pourrait dire de l'exorcisme face aux principes fonctionnels de la civilation technocratique, est dans l'ensemble et j'en suis triste, négatif : ces messieurs ne veulent entendre parler ni du machinisme, ni des mass-media, ni de la publicité (que serait-elle, pourtant, sans le Surréalisme ?), ni des sports (mais Cravan ?), ni de l'astronautique, ni de l'urbanisme (que deviennent les recherches surréalistes sur le plan de  l'architecture ?). Cet obscurantisme rageur les confine une fois de plus aux rigolotes théories de Fourier, aux divagations cyniques du méchant Sade, et on aimerait plutôt savoir ce dont le Surréalisme se rapproche dans l'absolu. On nous le dit d'ailleurs, mais sous quelle forme éthérée, métaphorique ! Analogie, que de crimes on commet en ton nom ! A la technocratie, par exemple, on oppose l'alphabet des vagabonds. A cause, j'imagine, de la clé des champs. C'est amusant, mais peu sérieux. Les beatniks et les jeunes clochards de bonne famille se répandent déjà suffisamment sur nos routes ou dans nos salons, pour qu'on n'imagine avec inquiétude leur relais généralisé par des clodos nécrophiliques et des auto-stoppeurs, diplômés en collage. Chaque formule choisie est à l'avenant. Ingénieuse, mais abstraite ou irrationnelle. Pour tout dire, poétique.

La voilà bien, la méthode du groupe. Autour de quelques éclairs artistiques bien dispensés, on camoufle des idées faiblardes derrière le nuage ésotérique de la poésie, dont on refuse commodément l'accès aux visiteurs non initiés. C'est à croire que les Surréalistes n'ont agencé que pour leur bénéfice cette manifestation trop complaisante, qui est en somme une amicale des inspirés.

Une fois remis de cette déception, faisons l'effort d'une seconde visite, car nous avons le scrupule tenace, et concentrons-nous sur les oeuvres. Honnêtement, le niveau est satisfaisant. Les pièces choisies sont de qualité : Svanberg éblouissant, Toyen mystérieuse, Matta pyrotechnique, Miró virginal, Duchamp décidément mauvais plaisant, sans doute trop de jeunes au talent frais mais inaccompli (où vont-ils donc, qu'on nous l'explique). Signalons un mastiff, un carlin, ou est-ce un boxer ? en peau de gants qui mérite de figurer dans les Histoires du Surréalisme à côté des Jardins gobe-avions (la patte levée), ou de la Mariée (qu'il souillerait immondement). Des meubles italiens d'un mauvais goût très transalpin ne se laissent pas oublier, quoiqu'on veuille s'y employer.

En sortant de cet antre, aménagé par l'excentrique Pierre Faucheux (il avait conçu le piège viscéral de chez Cordier en 59), on se dit que le Pop, dans son délayage irresponsable de Dada et du Surréalisme, n'a jamais témoigné d'un véritable esprit de refonte, ou d'une pensée (imagine-t-on ce que donnerait une philosophie pop ?), que l'abstraction, que le tachisme ont manqué de mystère, encore qu'ici il y en ait certainement trop. On regrette surtout que le Surréalisme ne soit plus une révélation, et ne nous procure le même choc, la même surprise qu'il y a trente ans. Est-ce lui, ou est-ce nous qui avons vieilli ? Ne me le dites pas.

Peut-être sommes-nous en fin de compte distancés et découragés par la rigueur du mouvement, une rigueur ingrate et sans souplesse qui est celle des sentinelles, des gardiens de phare, et des augures, mais qui n'a pas cessé, au cours des ans, de malmener notre curiosité, notre patience, et surtout notre sens de l'humour.

Alors ? ? ?

LE CAPHARNAUM OBSCURANTISTE OU LES EGAREMENTS DE L'INTELLIGENCE

Tandis que, le coeur plein d'espoir, l'humanité fixe son regard vers les lointains espaces où les véritables héros de notre temps tentent généralement de reculer les bornes du savoir et du pouvoir de l'homme, à Paris, dans leur souk de la rue Séguier, les Surréalistes s'amusent à d'insanes pitreries dont rougiraient les rapins du Bal des Quat'z'Arts. Tout ce qui a l'ambition de rompre avec les superstitions et les habitudes rétrogrades suscite le ricanement sardonique de ces messieurs (il y a aussi quelques dames parmi eux). Nous avions déjà vu les Surréalistes enfourcher systématiquement les dadas les plus poussiéreux : le romantisme exsangue, les ratiocinations fouriéristes, l'union libre chère aux anarchistes barbus de 1890, les élucubrations gâteuses des occultistes, le trompe-l'oeil pictural, les jeux de salon du Second Empire, le mythe du “ bon sauvage ” reporté sur les productions artisanales des peuples primitifs, etc., mais jamais ils n'avaient sombré dans un tel délire rétrograde et sacrilège puisqu'il attente à toutes les formes du progrès scientifique et technique et aussi aux sentiments et aux principes les plus nobles aux yeux de tout individu normal.

Les éducateurs modernes nous ont appris qu'il fallait réserver aux adolescents des trésors d'indulgence. Mais l'adolescence impénitente des Surréalistes, à force de se prolonger, se confond avec l'innocence préservée des simples d'esprit et des idiots de village ! Espèrent-ils ainsi esquiver la responsabilité de leurs actes ? Passe encore que, dans un grotesque mannequin dont ils ont fait le centre de leur exhibition, ils prétendent dresser un efficace épouvantail contre les instruments ménagers qui ne sont plus désormais le seul privilège des intérieurs bourgeois. Mais ne voilà-t-il pas qu'ils insultent de probes artistes à qui cependant le Surréalisme est redevable largement (Chagall ou Masson) en suspendant à un plafond un os aussi énorme que ridicule ! Qu'ils ironisent sur la tragique contribution du sang payée par tout un peuple en contraignant le visiteur à passer sous un “ arc de déroute ” d'une révoltante conception ! Ici, une parenthèse afin de montrer que notre réaction n'est pas inspirée par un chauvinisme démodé : un Allemand admettrait-il mieux qu'un Français que l'on se gausse à propos de Verdun ? Et l'indécence ne confine-t-elle pas à la sottise lorsqu'on nous propose comme antidote à un natalisme menaçant d'une part une sorte de fleur de rats, monstrueuse attraction du musée Dupuytren ; d'autre part, le costume du parfait nécrophile, dont les répugnantes passions ne risquent évidemment pas d'entraîner le surpeuplement ?

Il y a justement trop de farce (de la mauvaise, en outre) dans tout cela pour que les coups portent, et c'est pourquoi la prétendue révolte des Surréalistes, qui n'étonne plus personne depuis quarante ans, verse dans l'infantilisme rageur et inefficace. Les innocentes victimes de ces enfantillages seront les malheureux visiteurs qui, cependant, ont dû acquitter un droit d'entrée et même, afin de comprendre quelque chose de ce qui leur est montré, payer le prix assez élevé du catalogue ! Or, venons-en à ces précieuses oeuvres entreposées dans le sanctuaire surréaliste... N'est-il pas symptomatique que les Surréalistes, dans leur souci de prouver leur actuelle vitalité, se privent de leurs meilleures chances de convaincre le public ? Ainsi Miró est-il représenté par une toile à peu près vierge ; Max Ernst, par une oeuvre bien étriquée ; Tanguy est à peine visible, et de Paalen on ne montre qu'un bizarre parapluie dont nous aimerions bien que l'on nous expliquât l'usage et la signification. Quant à Masson et à Bellmer, on n'en trouve pas trace, pas plus que de Labisse ou de Léonor Fini, que les épigones de Breton affectent de tenir pour des suiveurs sans génie... Marcel Duchamp, vénéré par les Surréalistes à l'égal d'un prophète, expose une chose dégoûtante : un pied mangé aux mouches.

Mais voyons les nouvelles recrues. A ce propos, il est assez remarquable qu'il faille attendre les expositions “ internationales ” du Surréalisme pour voir, dans une ville où l'on montre de tout pourtant, des tableaux de jeunes Surréalistes. Réserveraient-ils leurs faibles forces pour ces seules occasions ? Si un Silbermann nous offre un aimable écho du Brauner maniériste de 1938, Svanberg nous semble une sorte de tapissier byzantin chez qui se retrouvent les chaînes de montre dont Gustave Moreau, selon Degas, parait ses dieux. Dax se situe plutôt du côté de l'“ action-painting ”, et Der Kevorkian relève assez de l'Art Brut cher à Dubuffet : nous voici donc en pleine incohérence. A force d'être partout, le Surréalisme ne finit-il pas par ne se trouver nulle part ? Par exemple, Lagarde pourrait être un calligraphe irlandais et Camacho un miniaturiste catalan ; fort bien, mais quel rapport avec le Surréalisme ?

Heureusement pour eux, et pour l'exposition, les Surréalistes ont des amis, et ces amis leur sauvent la mise. Bien sûr, ce n'est pas ici que l'on découvrira Alechinsky, Baj, Klapheck ou Télémaque. Ce sont des artistes intéressants, mais on est en droit de se demander ce qui les attire du côté du Surréalisme. Quel besoin pour eux de se réclamer de ce mouvement moribond, qui n'arrive encore à faire parler de lui qu'en multipliant mascarades et canulars ? S'il s'agit de reconnaître leur dette spirituelle, c'est tout à leur honneur, car il faut convenir que cinquante autres parmi les artistes en renom de nos jours doivent autant qu'eux au Surréalisme. Mais en art, existe-t-il vraiment des reconnaissances de dettes ? Et, puisque nous en sommes sur ce terrain, ne pourrait-on reprocher justement aux Surréalistes d'avoir ouvert la voie envahie depuis par les tachistes-informels, les nouveaux réalistes restanyens et tout le Pop'Art, c'est-à-dire aux vagues successives d'anéantissement sous lesquelles agonise l'art moderne ? Là encore, le Surréalisme a montré le mauvais exemple en s'en prenant le premier aux vertus réelles de l'Art, à ces qualités de l'oeuvre longuement mûrie qui étaient le propre de la tradition occidentale. Et le mauvais exemple est toujours suivi, il débouche même normalement sur la surenchère et cela fait vingt ans que l'Art contemporain se débat dans l'hystérie d'une perpétuelle surenchère où il ne peut que perdre le peu de santé qui lui reste...

Allons-nous cependant laisser le lecteur sur l'impression que rien dans cette exposition n'a trouvé grâce à nos yeux ? Ce serait sous-estimer gravement le souci d'objectivité qui fonde le droit de la critique. Eh ! bien, reconnaissons notre curiosité (plutôt que notre goût) pour le chien du nécrophile Jean Benoît : c'est une oeuvre bizarre, un peu tibétaine, un peu aztèque, violente et froide comme un crime longuement prémédité. Et aussi les amusants meubles de deux Italiens, De Sanctis et Sterpini : enfin des meubles qui ne ressemblent ni à des cercueils ni à des toiles de Mondrian ! Ceci pourra paraître contredire notre début, mais ce n'est pas parce que nous irons demain dans la Lune que nous devons nous entourer d'objets sinistres sous prétexte que le voisin a les mêmes chez lui. Non, que mes lecteurs se rassurent : je ne suis pas en train de lever l'étendard de la révolte et de la terreur, je ne suis pas en train de devenir Surréaliste. Bien que, comme tout homme, j'aie en moi un petit coin de nostalgie : ainsi, cela me touche que Mimi Parent redécouvre la pyrogravure, jusqu'alors réservée aux convalescents et aux jeunes filles séquestrées. Mais, nostalgie pour nostalgie, j'aime mieux Bonnar d. Ah ! j'allais oublier : parfaitement imité, un panneau de signalisation routière avec l'inscription : HASARD. Vraiment oui, nos vacances manquent un peu trop de hasar d...

Ni aujourd'hui, ni de cette manière

Des organisations, des groupes, qui se recommandent en général de la pensée trotskiste, ont au cours des derniers mois proposé la reconstitution d'une F.I.A.R.I. et ont cherché à s'informer de notre opinion. La multiplication de telles démarches nous conduit à prendre ouvertement parti.

1933-1938 : est-il besoin de le rappeler ? Chacun voit alors se précipiter sous ses yeux les catastrophes successives. En cinq ans d'histoire, le nazisme s'est installé à Berlin, Franco à Madrid, la vieille garde bolchevique a été liquidée à Moscou. Quel jour plus plombé est jamais tombé en si peu de temps sur l'idée même de l'homme ? S'en est-elle depuis lors tout à fait relevée ? Non seulement des événements formidables rendaient douteux ou chimérique tout espoir révolutionnaire immédiat, mais chacun savait la guerre inévitable. Les artistes, les écrivains contraints de fuir leur pays d'origine formaient un exemple clair du tort insurmontable fait à la cause de la liberté. Le manifeste constitutif de la F.I.A.R.I. déclare que cette cause est celle de tout artiste révolutionnaire. Une telle vue, sur laquelle le Surréalisme fonde toujours ses gestes et ses espoirs, permettait en 1938, alors que le sort même de la civilisation était en jeu, d'accomplir sans délai les tâches urgentes auxquelles furent consacrés jusqu'en septembre 1939 deux numéros de CLE : dénoncer l'esclavagisme en matière artistique, exiger l'indépendance de l'art.

Depuis lors, la guerre, d'abord ; et il a bien fallu que le feu se cache sous la cendre. Aujourd'hui, comment méconnaître le bouleversement de la situation ? Le nazisme est mort. L'équilibre de la terreur nous vaut la coexistence pacifique. Les grands empires s'assagissent. Il est entendu que les guerres n'auront plus lieu que sur des terrains de sport soigneusement clos. Si odieux que soit ce parti-pris, il n'en est pas moins, en 1966, la règle du jeu politique. Aux classes dirigeantes de l'Est et de l'Ouest, on peut accorder d'avoir fait preuve de réalisme et de modération. De la même manière, les unes en rétablissant par paliers le profit particulier, les autres en améliorant le sort des déshérités ont également démontré le succès pratique du réformisme. Les peuples colonisés eux-mêmes, du sang qui teint les drapeaux des rebelles, les seuls que nous ayons salués, ont acquis le droit de signer de leur nom et de mener mieux qu'une existence de “ nègres ” ; l'existence pire qu'il leur arrive de subir sous leurs nouveaux maîtres, du moins, n'est plus affaire de racisme ou de xénophobie, crimes majeurs contre l'esprit, que la morale révolutionnaire ne cessera de dénoncer.

Quant aux conditions de la création et de l'expression artistiques, où prend-on qu'elles viennent de se détériorer ? Tout au contraire, même des pays de l'Est où elles restent gravement menacées, nous parviennent de nombreux documents qui montrent, en dépit de deux procès récents, que le pouvoir est contraint depuis dix ans, non sans qu'il se ressaisisse parfois brutalement, à céder un terrain qui semble se dérober sous ses pieds. Voudrait-on encore jeter un regard sur les pays gouvernés par le capitalisme ? rien n'y est vrai, tout y est permis. Le scandale et la subversion sont cotés en bourse ; bien loin d'être personnellement en péril ou condamnés au silence, les artistes sont invités à faire oeuvre de contestation par les puissances d'argent elles-mêmes. Instamment prié de jouer le rôle autrefois dévolu au fou du roi, l'artiste sait que son consentement lui vaudra toutes les complaisances, toute la sollicitude du pouvoir. Mieux encore, ceux qui refusent de manger dans cette écuelle n'en courent, pour autant, aucun danger.

La F.I.A.R.I. réunie autrefois sur un programme de combat qui était aussi un programme négatif, pouvait trouver, dans la lutte qu'elle menait contre les tyrannies les plus sanglantes de tous les temps, les ressorts d'une action positive : l'indépendance de l'art, idée subversive, à l'époque ; idée révolutionnaire, qui conférait à ses tenants une sorte d'autorité morale. Ce n'est pas le lieu d'interpréter l'art des années 40. Mais une fédération d'artistes révolutionnaires, aujourd'hui privée des objectifs de grande ampleur que visait la F.I.A.R.I., ne saurait mieux faire que ce qui se fait sans elle, quand il s'agit de dénoncer par exemple les séquelles du stalinisme. A Paris, ce sont les délégués de Moscou eux-mêmes, au récent congrès du P.C.F., qui prônent l'audace et l'indépendance intellectuelles.

Il faut le dire : sauf exceptions qui nous trouveront toujours prêts à réagir, l'indépendance de l'art est en grande partie acquise. L'indépendance de l'artiste, qui ne relève plus guère que de la critique d'art, est affaire de comportement personnel ; elle mesure clairement la volonté révolutionnaire de chacun. Pour nous, ce qui nous meut, c'est moins l'idée d'une Révolution que nous risquons fort de ne pas voir que la justification de notre propre existence dans nos gestes. En ce sens, comme l'écrivait Dax dans La Brèche, “ une Union des Artistes Révolutionnaires de toutes tendances reste toujours souhaitable ”. Mais si “ pour l'essentiel de leur esprit, ses objectifs pourraient ne pas différer de ceux de la F.I.A.R.I. ”, nous nous garderions d'ajouter à la confusion présente en faisant de la lutte contre le dirigisme artistique un programme de regroupement. Affirmer la liberté d'expression de l'artiste en matière politique est même inopérant. Le fétichisme intellectuel ne marquera jamais un pas sur la voie de la Révolution. Les buts des révolutionnaires, comme leurs moyens, doivent être définis à partir d'une situation désastreuse entretenue par les faux-semblants du réformisme. Aujourd'hui, la liberté a moins besoin de défenseurs que d'inventeurs.
Paris, le 19 avril 1966.

Pour le Mouvement surréaliste :
Philippe Audoin, Vincent Bounoure, André Breton,
Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster.

BAS LES PATTES DEVANT SADE

Les surréalistes

[7 novembre 1966.]

Les Surréalistes à la section française de la IVe Internationale

Il est très légitime que la pensée révolutionnaire analyse le passé auquel elle est redevable de ses titres de gloire, de ses motifs d'exaltation et de ses méthodes d'action. Mais il y aurait une sorte de passéisme révolutionnaire à majorer les tentatives anciennes au point de voir dans leurs formes des instruments universellement applicables en toutes circonstances. Notre réponse touchant la reconstitution, de toutes pièces, aujourd'hui, d'une F.I.A.R.I. vise à dénoncer ce qu'elle pourrait comporter de paresse intellectuelle, de fétichisme et de totale inefficacité, pour essayer plutôt de définir avec ceux qui l'ont proposée le programme d'une action révolutionnaire à partir de l'analyse des faits actuels.

Nous avons cru bon de rappeler les objectifs de la F.I.A.R.I. Depuis sa naissance en 1938 et sa disparition en 1940, le monde s'est trouvé quelque peu bouleversé. Ce que nous avons à accomplir ensemble aujourd'hui est d'autre nature et ne saurait, selon nous, porter le même nom. Le sens de l'événement dont firent preuve les auteurs du tract Pour un Art révolutionnaire indépendant en donnant à leur action un point d'application immédiat qui s'imposait comme une évidence à tous les tenants de l'humanisme et les ralliait par là à la cause révolutionnaire, sans doute, n'allait pas sans desseins à longue portée. Mais de la permanence de ceux-ci, nous ne saurions conclure à la permanence des formes sous lesquelles ils doivent se manifester au cours des années. A durer et à s'user, tandis que les circonstances se renouvellent, des formes identiques dénoteraient moins une volonté intacte qu'une inadaptation croissante.

Se peut-il que notre désaccord sur ce point naisse d'un désaccord plus profond qui tiendrait à des interprétations divergentes auxquelles nous nous livrerions les uns et les autres quant au monde d'aujourd'hui ? Nous sommes pour réexaminer la valeur d'usage d'un vocabulaire qui date de 1848. Nous sommes contre le révisionnisme, mais il nous semble qu'il n'a pas en fin de compte de plus sûr pourvoyeur que le schématisme intellectuel et qu'on ne peut aujourd'hui parler du prolétariat à Paris dans les mêmes termes qu'en 1871 ou qu'en 1934. A en juger sur la bonne volonté avec laquelle on le voit mordre aux appâts de l'économie de consommation, c'en serait fait de nos raisons de vivre si le Surréalisme n'avait déclaré aussi urgente que le mieux-être humain la transformation de l'esprit. C'est dans la mesure où le réformisme a converti une part du prolétariat aux options bourgeoises que nous croyons plus nécessaire que jamais de les dénoncer comme des leurres et des formes nouvelles de l'aliénation, quelque commodité que puissent y trouver en grand nombre les individus. Cette seule raison suffit : il faut en finir avec ce que comporte de scolastique un vocabulaire auquel ne sauraient se plier les réalités politiques actuelles et considérer enfin le marxisme, non comme une doctrine, mais comme une méthode pour l'action.

Pour notre part, nous ne disposons, dans le Surréalisme, d'aucune doctrine. Nous ne pourrions même parler d'une méthode surréaliste qui ne pourrait être en vérité que notre vie telle que nous la voulons, dans la pensée et dans l'action. Nous devons, plutôt que tirer orgueil de réussites localisées, prendre conscience, chaque jour, du déficit où nous laissent nos espoirs. Nous avons à combler un passif écrasant. Partout la réaction s'est installée. Dans un grand nombre de pays, dont le nôtre, elle spécule sur le profit qu'elle peut tirer d'un libéralisme de façade qui lui concilie quelques hommes de gauche, brouille les cartes électorales et à l'extérieur la crédite des prestiges d'un centrisme tolérant. Cette démagogie politique a pour complément nécessaire une politique culturelle d'autant plus ouverte qu'elle ne concerne que des superstructures voyantes. Ainsi Malraux subventionne la représentation des Paravents et laisse entendre qu'il déplore l'interdiction de La Religieuse. Si la réaction trouve utile à ses fins d'accorder aujourd'hui ce que nous croyions pouvoir un jour avec nos camarades lui arracher, nous nous égarerions dangereusement à refuser d'en convenir. La vie que nous menons n'est pas souvent celle que nous voudrions avoir. Mais nous ne croyons pas à la vertu des erreurs davantage qu'à (sic) la pérennité des conditions politiques et intellectuelles contemporaines. Les limites actuelles de l'investigation humaine, les aliénations innombrables qui nous régissent assurément, les victoires électorales des réformismes sont des faits dont se félicite généralement l'idéologie centriste. Vont-ils nous désespérer au point que nous oubliions d'en tenir compte dans nos calculs ? Nous croyons la situation désastreuse. Nous attendons tout, nous n'attendons rien que de la mise au point de programmes fondés sur le réel. Il s'agit de déceler les besoins véritables seuls actuellement capables d'exalter l'esprit public. A défaut de cette flèche intellectuelle, aucun regroupement n'est possible que de manière circonstancielle et provisoire.

Tel serait inévitablement le cas d'une fédération qui se bornerait à prendre pour plate-forme une analyse de la guerre du Vietnam : initiative au demeurant bien trop tardive et qui se juxtaposerait à d'autres, sa portée resterait des plus limitées. Voudrait-elle s'assigner des objectifs plus ambitieux, elle se heurterait aux difficultés de constitution sur lesquelles nous avons déjà insisté. Réussirait-elle à franchir ce pas, aucune fédération ne survivrait aux dissensions que ne manqueraient pas d'y susciter ceux qui n'ont d'autre métier que de donner à leurs camarades des leçons de rigueur et de morale. Vous et nous avons mieux à faire que de leur offrir un auditoire.

La détermination des enjeux nouveaux susceptibles de constituer aujourd'hui un programme révolutionnaire n'est pas du ressort d'une fédération où s'affronteraient sans profit des tendances diverses. C'est en ce sens qu'il est nécessaire, croyons-nous, de maintenir et de rendre plus féconds les échanges d'idées qui ont eu cours entre le Surréalisme et les héritiers de la pensée trotskyste. Non seulement ils permettraient de concerter nos gestes sur le plan de l'actualité immédiate, mais ils pourraient encore, plutôt qu'un regroupement où se diluerait inévitablement notre action, s'assigner pour but la discussion des thèmes ci-dessus, sans préjudice des perspectives pratiques auxquelles nous pourrions être conduits.

Paris, le 20 novembre 1966.

Pour le Mouvement surréaliste : Philippe Audoin, Vincent Bounoure, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster.

La présente communication est adressée à : Juan Andrade ; Maurice Blanchot ; Marguerite Bonnet ; Michel Collinet ; Guy Dumur ; Daniel Guérin ; Maurice Jardot ; Alain Jouffroy ; Pierre Lambert ; Robert Lebel ; Michel Lequenne ; Dionys Mascolo ; Roberto Matta ; Edgar Morin ; G. Munis ; Maurice Nadeau ; Pierre Naville ; Jean-François Revel ; Gérard Rosenthal et au Groupe “ RUPTURE ”.

Holà !

Lorsque vers 1960, sa juste haine envers feu Cocteau conduisit M. Philippe Soupault à reparaître dans nos alentours, à l'occasion du débat causé par le titre de “ Prince des Poètes ”, personne parmi nous n'envisagea cette venue comme une invite à le “ restaurer ” au sein du Groupe surréaliste. Pas davantage, le projet alors formé d'une réédition des Champs Magnétiques. Aujourd'hui, c'est lui qui nous oblige à mettre les points sur les i.

Au soir du décès d'André Breton, M. Soupault prononça quelques paroles véritablement émues. Dès le surlendemain son besoin effréné de publicité personnelle reprenait le dessus : il s'épandit à la télévision en propos aussi monotones que brouillons. Et en novembre, il publiait précipitamment une plaquette, Le Vrai André Breton, “ en hommage à sa mémoire et (sic) au tirage de n exemplaires... ” (1) reproduisant un texte paru dans les Nouvelles Littéraires, où il affirme parler au nom d'une amitié de cinquante années : sur cette amitié, il nous appartient seulement de rappeler que sa “ mise entre parenthèses ” fut longue, et - toute polémique à part, - de renvoyer au Second Manifeste.

En tout état de cause, ce texte aligne des contradictions non exemptes de venin, qui atteignent l'absurde : “ Il était très difficile de connaître (c'est M. Soupault qui souligne) André... aimable, presque trop aimable... enthousiaste jusqu'au délire, il pouvait être d'une affreuse dureté, et même quelquefois injuste. Pourtant il avait horreur de l'injustice... ce qui m'a toujours (sic) surpris, c'est le besoin, j'allais écrire maladif, de brûler ce qu'il avait adoré et d'adorer ce qu'il avait brûlé. ” Etc, etc.

M. Soupault le dit lui-même : “ Je ne crains pas de me répéter ” (ça, nous le savions). Mais ce qu'il ne sait plus, c'est s'il a vécu “ 2, 3, ou 4 années ”, “ une expérience inoubliable ” (textuel). Par contre, ce qu'il sait, c'est que Breton, “ grand et très grand poète ”, ne “ se prenait pas tellement au sérieux ” : la preuve en serait son amitié pour Péret, “ dont l'humour le

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(1) E d. Dynamo, Liège, coll. Brimborions (sic).

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bouleversait ”, et qui serait à l'origine de la publication de l'Anthologie de l'Humour Noir !

Indépendamment du sens que M. Soupault peut prêter au mot sérieux, ce sont là autant d'affirmations fausses et perfides, présentées en sourdine malgré l'incroyable prétention du titre. Elles sont reprises, beaucoup plus carrément, dans un nouveau “ témoignage ” confié en janvier 1967 à l'Institute of Contemporary Arts (Londres). Ici M. Soupault jette par-dessus bord “ l'amitié ” témoignée malgré tout par le “ grand poète ” à sa modeste personne : il commence par reprocher à Breton son côté méthodique et “ codifiant ” (assurément, le désordre mental illimité s'inquiète à la lecture des Manifestes). “ Plus qu'un révolutionnaire, André Breton était un homme révolté ” (sûrement point au sens de Camus, et ses efforts pour renouer un lien entre révolte et révolution furent déterminants dans la “ disparition ” de M. Soupault dès avant 1930). Plus grave : le suicide de Vaché aurait été pour André une invitation à penser à la mort, une “ Invitation au Suicide ”, écrit imprudemment M. Soupault qui baptisa ainsi un peu plus tard un recueil de poèmes, et qui se fait, de la sorte, une publicité à retardement, tout en agitant, après tant d'autres, la crécelle du “ Pourquoi ne vous suicidez-vous pas ? ” sur notre passage, et hélas, sur celui d'André Breton.

On apprend ensuite que Breton avait le rare don de se rappeler ses rêves, qu'il rêvait chaque nuit, que tous ses poèmes sont d'origine onirique (?)... mais qu'il “ était victime d'insomnies depuis son adolescence ” et qu'il passait ses nuits sans sommeil à “ planifier ” l'activité du groupe de Littérature. Ce serait bouffon, si ne s'ensuivait la suggestion qu'à l'époque Breton ne pouvait faire un pas sans le concours de M. Soupault : celui-ci l'aurait décidé à commencer la publication du Paysan de Paris ; Breton, “ ou plutôt nous ” (sic) accueille Tzara avec enthousiasme, mais survient la rupture, et M. Soupault se donne les gants de déclarer : “ Toute sa vie, il lui fut à la fois nécessaire et agréable de briser des relations... Il avait peur d'être sentimental... ” Mais non, M. Soupault, vous devriez savoir comme nous que, s'il fut parfois nécessaire à Breton de rompre, ce lui fut toujours extrêmement pénible.

Arrive la fondation du Surréalisme, et “ l'évanouissement ” conséquent de M. Soupault dans diverses activités journalistiques... Pourquoi Breton tenait-il aux réunions où, M. Soupault le disait “ avec émotion ” en novembre, “ il aimait accueillir des poètes jeunes ” ? C'est ou bien “ parce qu'il avait horreur de la solitude, ou bien parce qu'il n'était plus sûr de lui, s'il l'avait jamais été (2) ”. Notre palotin ajoute : “ Je me suis souvent posé la question sans trouver la réponse. ”

Où M. Soupault fabule et exagère, c'est lorsqu'il affirme qu'il rencontra Nadja, “ qui ne s'appelait pas encore Nadja ” et que Breton aurait baptisée ainsi : “ elle n'était pas aussi folle qu'elle s'efforçait de le paraître, mais le devint à force de le prétendre ” : Breton qui “ adorait le mystère ” (!) n'aurait jamais pardonné à M. Soupault d'avoir été le témoin de cette aventure. On n'en finirait pas de relever les coups de pouce, faux souvenirs, festons et astragales par quoi le bavard orne sa mémoire ; mais ici, nous touchons à la calomnie.

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(2) C'est nous qui soulignons.

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Il déplore encore que Breton lui en ait “ voulu un peu ” d'être né sous le signe du Lion, et non comme lui sous celui du Verseau. Quant au Surréalisme d'après-guerre, M. Soupault, bien sûr, lui refuse toute portée : André Breton “ lançait des revues qui ne scandalisaient plus personne ”, personne ne parlait plus du Surréalisme, tare majeure, assurément, aux yeux de M. Soupault, - et Breton, bien que la critique reconnaisse son influence, n'était pas content ! Ce qui surprenait M. Soupault chez ce grand malade (sic), c'est que, “ envers et contre tout, il reste fidèle à lui-même ”.

Assurément. Nous ne songeons guère à empêcher M. Soupault de rester fidèle, lui aussi : fidèle à cette agitation perpétuelle et dérisoirement narcissique qui lui sert de personnalité. Mais l'annexion qu'il tente grâce à ses innombrables relations, points d'appui et “ copains ” pas difficiles sur la qualité de la copie, mérite d'être contée. Le rôle qu'il joua dans la genèse du Surréalisme, et que nul ne conteste, il se gardera bien d'en avouer le caractère irresponsable. Pour n'avoir pas su, autrefois, mesurer la grandeur de la démarche à laquelle il participa, il est conduit tout naturellement aujourd'hui à la minimiser, à la taxer de “ rigorisme ”, à la noyer dans un flux de pauvres remarques “ psychologiques ” et d'anecdotes invérifiables qui, si l'on n'y met un terme, le restitueront à sa vocation cyclique de faux-témoin.

Par pitié pour M. Soupault, pour le poète qu'il fut parfois, ne lui demandez plus rien.
Pour le Mouvement surréaliste : Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster.
Paris, le 15 février 1967.

[Lettre à Franklin et Penelope Rosemont]
L'Archibras le Surréalisme, le 1er mai 1967, 81e anniversaire de l'émeute ouvrière de Chicago.

Cher Franklin, chère Penelope Rosemont,

Cette année 1966, que vous avez choisie pour situer le Surréalisme aux U.S.A. a été, pour nous, en France, mais aussi, bien sûr, pour tous les Surréalistes dans le monde, l'année où le feu s'est dérobé. Il dépendait de peu que ce fût, pour chacun, sans retour. Il dépend de tous qu'il continue de couver, puis se ranime. Nous savons enfin, nous savons maintenant que le lumineux revers de la difficulté d'être est la difficulté de mourir. Que la mort soit à la fois une réalité et une apparence, nous venons d'en conquérir la certitude, libérant notre esprit d'un des plus graves sophismes de l'entendement occidental.

Mais pourquoi nier, pourquoi vous dissimuler qu'une force égarante a, depuis le 28 septembre, menacé tous nos gestes et freiné une coordination nécessaire et purement matérielle ? Notre exigence a été de conjurer au plus vite le danger d'une solution de continuité, en nous-mêmes, et pour ce faire, nous n'avons eu cesse que de dire au-dehors, de porter l'effort sur le manifeste pour que s'attise le feu latent. Il nous fallait surtout donner corps à un projet d'avant le malheur pour affirmer les “ raisons d'être toujours ”. Nous vous adressons par avion le n° 1 de L'Archibras, dont les grandes lignes avaient été définies par André Breton. Les derniers mois ont été, hélas, gâchés par de médiocres batailles avec l'éditeur, l'imprimeur et autres, et cette revue, qu'il aurait fallu publier dès décembre, n'est diffusée que depuis quelques jours.

Aujourd'hui seulement, nous entendons votre magnifique message. C'est la voix même du Surréalisme. Vos analyses de la situation politique aux Etats-Unis et la perspective d'une action surréaliste dans ce contexte nous paraissent dictées par la lucidité de la passion, qu'il nous appartient de faire prévaloir au détriment d'une prétendue passion de la lucidité dont on sait où elle mène le monde.

Nous tenons à vous dire toute notre affection et notre accord total.

Notre souhait le plus ardent est d'inaugurer, par cette lettre, une liaison permanente avec vous, de commencer par un échange d'informations et de passer très vite à des modalités d'action commune.

Sur le plan politique, nous sommes impatients de savoir comment nous, ici, pourrions vous aider, en prenant un certain nombre d'initiatives destinées à promouvoir une action efficace, en France et en Europe, contre la guerre menée par Johnson, le Pentagone et la C.I.A. au Vietnam. Vous savez, bien sûr, que notre position est rendue difficile par le paradoxe gaulliste. Nous préparons néanmoins, avec quelques écrivains non-surréalistes, un projet de déclaration internationale que nous vous communiquerons, sitôt qu'il sera au point. Nous vous avouons que le tour pris par ce projet ne nous donne pas vraiment satisfaction, car il ne nous paraît pas devoir déboucher sur des possibilités d'action réelle. Nous le signerons néanmoins, mais comme une tentative minimum, et sans grande illusion. Nous aurions été favorables à un projet beaucoup plus vaste qui aurait pu préluder à un regroupement de l'intelligence révolutionnaire en procédant par l'analyse explicite des situations nationales (U.S.A., Chine, Russie, Cuba, Amérique Latine, France, etc.) d'où aurait découlé implicitement le procès en carence des organisations de gauche (nouvelles ou anciennes) et des “ penseurs ” de la gauche du type Russell ou Sartre. Nous aurions aussi sacrifié une efficacité à court terme (tout hypothétique d'ailleurs) à la possibilité de constituer une association internationale véritablement révolutionnaire et dure.

Sur un autre plan, mais en fait sur le même plan, nous attendons beaucoup d'une exposition surréaliste à Chicago. Ne nous cachons pas que les difficultés seront considérables ; mais pensons-y dès maintenant. Nos projets d'expositions à Sao-Paulo et à Bratislava, cette année, se heurtent à d'innombrables obstacles, mais nous espérons aboutir. Notre conception générale, à cet égard, est de considérer chacune de ces expositions comme une machine de guerre dirigée contre la forme spécifique que prend l'appareil répressif dans le pays où elle a lieu. Nous aimerions avoir l'accord des Surréalistes agissant hors de France, et le vôtre en particulier, sur cette stratégie de base, compte tenu du fait que ses modalités d'application ne sauraient mieux s'inventer que sur place.

Enfin, nous préparons le n° 2 de L'Archibras dans lequel nous publierons, sauf avis contraire de votre part, votre texte : “ Situation du Surréalisme aux U.S.A. en 1966 ”. Peut-être pourriez-vous, de toute urgence, nous communiquer un bref additif indiquant l'évolution de cette situation depuis un an ?

A vous, Franklin et Penelope Rosemont, notre affection la plus vive.

Philippe Audoin, Jean-Claude Barbé, Jean Benoît, Vincent Bounoure, Elisa Breton, Claude Courtot, Guy Flandre, Giovanna, Jean-Michel Goutier, Radovan Ivsic, Alain Joubert, Annie Le Brun, Gérard Legrand, Joyce Mansour, Mimi Parent, Jean Schuster, François-René Simon, Toyen, Michel Zimbacca.< Pour un demain joueur @Résolution intérieure destinée à enrayer la formation des poncifs et à interdire la formation des dogmes dans le Surréalisme.

Croire ou ne pas croire à la possibilité d'une action surréaliste aujourd'hui, sous la forme qui lui a été donnée depuis plus de quarante ans, c'est-à-dire la mise en commun des ressources individuelles, qu'elles soient d'ordre intellectuel ou sensible, créateur ou critique, expérimental ou théorique, c'est la première question que nous entendons poser.

Cette question enveloppe toutes les autres. Il n'appartient à personne de refermer, pour l'avenir immédiat du Surréalisme, l'intervalle aujourd'hui béant entre le Oui et le Non. Breton s'est voulu l'instrument par lequel la vie de chacun débouchait dans l'aventure collective et y puisait sa force. C'est grâce à lui que la pensée individuelle a été depuis 1920 multipliée par le coefficient collectif et que l'histoire du Surréalisme, au lieu d'une collection d'inventions successives, fut l'invention commune de nouveaux moyens d'agir et de sentir. La mise en commun de la pensée peut-elle survivre à Breton ? Chacun doit en juger personnellement. Il s'agit d'évaluer la fécondité immédiate et ultérieure de la pensée surréaliste envisagée comme fait de Groupe. Nul d'entre nous ne sera incriminé pour estimer que la disparition de Breton frappe de nullité toute aventure, toute perspective collectives.

La présente résolution est le fait de ceux qui forment le pari inverse et qui estiment que ce choix ne doit pas rester à l'état de voeu pieux. Cette option doit être claire ; elle s'assortit nécessairement des modalités qui permettent aujourd'hui d'aller de l'avant et de trouver une articulation nouvelle de l'individuel et du collectif. Nous croyons que ceux-là même qui souhaitent la poursuite d'une aventure collective sans s'en offrir les moyens doivent tirer immédiatement les conclusions qu'appellent leurs convictions.

Chacun est-il décidé à participer pleinement à l'activité collective ? : c'est la deuxième question que nous entendons poser.

Cette participation suppose :

1. - Pour les Parisiens, une fréquentation régulière de La Promenade de Vénus (au moins trois fois par semaine). Il ne s'agit aucunement de systématiser, certains d'entre nous pouvant temporairement n'être pas disponibles, d'autres se trouvant de façon permanente dans l'impossibilité d'assister aussi assidûment à nos réunions. Chacun devrait cependant se convaincre que le Surréalisme n'est pas un passe-temps auquel, le crépuscule venu, on pourrait en préférer un autre. D'autre part l'assiduité demandée à tous ne dispense personne de faire de sa présence le signe et l'instrument d'une participation efficace. Vous n'avez rien à dire : restez au chau d. Que chacun se persuade de la nécessité d'animer nos réunions par des informations neuves et par une réflexion qui nous permettrait de n'en pas rester toujours au stade de la révolte verbale ou de l'enthousiasme sans commentaire.

2. - La communication des travaux individuels destinés à s'insérer dans un cadre collectif (L'Archibras ; expositions surréalistes à l'étranger, catalogues correspondants, etc.).

3. - Le souci d'exercer et de stimuler sa propre imagination à des fins autres que d'expression individuelle, si intéressante et si nécessaire pour tous que soit cette dernière. Il est particulièrement déplorable que les possibilités techniques offertes par la formule de L'Archibras n'aient suscité aucune initiative de la part de ceux d'entre nous que leurs moyens désignent tout particulièrement pour inventer le paysage surréaliste en 1967. Rappelons, une fois de plus, que la formule : poème ou texte à quoi vient se juxtaposer avec plus ou moins d'à-propos un dessin d'un artiste surréaliste, créé ou non pour la circonstance, rappelons que cette formule est condamnée. Il en va de même de la reproduction pure et simple des oeuvres de tel ou tel d'entre nous, sauf si elles développent un thème et forment un tout significatif. Le critère qui a toujours présidé à la conception des expositions surréalistes, critère qui tend à en faire un “ événement ” et, à tout le moins, le contraire d'un accrochage, d'une confrontation de talents, ce critère est valable également pour la participation des artistes à L'Archibras. La communication d'Alechinsky dans le n° 1, qui fait ressortir une série de recoupements entre ses propres recherches et un faisceau de documents (du bonze Sengaï, de Lewis Carroll, de Matta), la communication de Camacho dans le n° 2, qui tente de retrouver graphiquement la démarche roussellienne constituent, très spécifiquement, le type de ce que nous devons présenter dans L'Archibras : elles mettent l'une et l'autre les moyens de la peinture au service de préoccupations extra-picturales. Toutefois il s'agit là d'apports individuels nécessaires, mais nullement suffisants. Aucun d'entre nous ne peut s'y tenir, sauf à estimer qu'il pourrait légitimement poursuivre une carrière d'artiste à l'intérieur du Groupe que nous formons, sans se croire obligé à orienter ses recherches vers des résultats non signés. A cet égard, le manque de propositions pour les couvertures de L'Archibras nous paraît significatif.

4. - Le respect des délais dans la remise des textes et des documents promis. Il devrait être inutile d'insister sur les difficultés que nous éprouvons du côté de l'éditeur de L'Archibras. La solidarité la plus élémentaire consisterait à faciliter la tâche de ceux qui assument les contacts avec Losfeld et Faucheux. Cela toutefois n'est que l'aspect superficiel du problème. Sa signification profonde tient à l'image que chacun de nous se fait de L'Archibras : il s'agit de savoir si nous voulons en faire l'expression vivante du Surréalisme avec toute la spontanéité de la vie elle-même, ou bien l'anthologie de la pensée de chacun dans sa forme la plus achevée et la plus minutieuse. En pareille matière, il est vain de légiférer, chacun restant souverain juge. Cependant, le souci de la perfection la plus hautement souhaitable doit être dénoncée comme le pire de nos maux quand il procède d'une majoration inadmissible du Moi qui signe et qu'il conduit à la paralysie personnelle et à l'impuissance collective.

5. - La recherche de “ tribunes extérieures ”, soit pour s'y manifester à titre individuel mais néanmoins surréaliste, soit pour s'y exprimer au nom de tous. Nous estimons souhaitable d'examiner toutes les propositions qui nous sont faites et même de prendre l'initiative de proposer des articles à certaines publications (La Quinzaine littéraire, par exemple).

Le Surréalisme est-il un Mouvement, c'est-à-dire une idée qui se développe dans l'histoire ou doit-il se considérer comme clos dans l'espace et dans le temps, ayant résolu tous ses problèmes, du moins les ayant énoncés de telle sorte qu'aucune réponse valable ne saurait venir de l'extérieur ? C'est la troisième question que nous entendons poser. La réponse à cette question implique l'accord ou le désaccord sur une ligne générale qui avait été formulée par Breton lui-même et qui se résume par le mot d'“ ouverture ”. Il s'agit de savoir si nous entendons limiter notre horizon à La Promenade de Vénus et assujettir notre activité à l'observance de canons poétiques, picturaux, philosophiques ou politiques grâce auxquels le Surréalisme s'est exprimé au cours de son histoire. Il s'agit de savoir si les formes que le Surréalisme a assumées sont l'illustration définitive d'une volonté figée pour jamais dans des options anciennes ou si cette volonté demeure aujourd'hui active.

En peinture par exemple, le Surréalisme dès ses origines s'alimente de deux courants apparemment contradictoires dont les expressions-limites sont, en gros, l'automatisme et la fixation, éventuellement en trompe-l'oeil, des images du rêve. Ce n'est pas d'aujourd'hui que le Surréalisme refuse de privilégier l'une de ces deux modalités d'expression. Toute autre attitude le conduirait à se transformer en “ école ” picturale. Nul, parmi nous, n'est habilité, qu'il soit peintre ou non, à donner des directives dans un sens ou dans un autre. La seule directive qu'il conviendrait d'admettre en commun serait le refus du déjà-vu, qu'il vienne de l'intérieur ou de l'extérieur. L'ouverture vis-à-vis de certains peintres non Surréalistes implique que nous ne saurions attendre d'eux, sur le plan moral notamment, ce à quoi nous-même nous nous croyons tenus. Elle ne signifie pas non plus que nous devions tout leur passer, ni qu'ils soient autorisés à intervenir en toute occasion dans la détermination de nos activités. Il y a là un jeu qui ne saurait se codifier une fois pour toutes. Nous en appelons à toute forme neuve, où qu'elle se présente, contre le traditionalisme, la répétition et la paresse.

Dans le domaine politique, on peut constater que les interventions surréalistes sont à peu près nulles depuis trois ans environ. Sans doute, un certain nombre de causes extérieures excusent en partie ce silence. Mais là encore le refus d'analyser les situations autrement qu'à travers les schémas conduit à une abstention hautaine et à un culte de l'impuissance que ne saurait masquer la phraséologie révolutionnaire. Pour qui nous prenons-nous, à juger au nom de notre pureté morale du bien-fondé de la lutte des guerilleros péruviens ou des partisans du Viêt-Cong, les uns comme les autres systématiquement réprimés par le gouvernement américain ou ses complices ? Qui sommes-nous, pour assister en silence aux pluies de bombes sur Haïphong ou aux fusillades de Saint-Domingue ? Quelle Vérité nous autorise à mettre dans un même sac le policier du Guepeou et le militant du Viêt-Cong, le bureaucrate maoïste et le maquisard d'Amérique du Sud ? Nous n'avons pas eu la crainte de passer pour complices des Américains au moment de la révolution hongroise. Et pourtant, qui d'entre nous ne savait que le triomphe de l'insurrection de Budapest favoriserait à certains égards le bloc occidental ? Si le Surréalisme entend continuer d'intervenir sur le plan politique, il n'a d'autre attitude à prendre à l'échelle internationale que celle-ci : soutenir en tout ce qui dépend de lui les mouvements qui s'opposent aux trois pouvoirs qui se partagent le monde, le pouvoir américain, le pouvoir russe et le pouvoir chinois. A nos yeux, l'ennemi est le même, il change de nom suivant les zones géographiques où il exerce sa domination.

Là aussi, il nous paraît souhaitable de confronter nos points de vue avec d'autres intellectuels, quitte à marquer les limites de notre accord avec eux. Sur les positions extrêmes qui peuvent être les nôtres, il nous est loisible de nous exprimer soit dans la revue, soit par tract ; mais il n'y a pas de contradiction à joindre notre voix à d'autres pour une action minimum.

En ce qui concerne l'existence même du Groupe, le libre mouvement des affinités sensibles et même intellectuelles, en ce qu'elles ont d'électif, ne saurait être tenu pour un substitut valable du commerce des idées. Tout comme il advient qu'un Surréaliste ait des amitiés hors du Groupe, il advient que des Surréalistes soient, à l'intérieur du Groupe, plus particulièrement liés d'amitié : cette possibilité naturelle ne doit pas dégénérer en ce type d'alliances qui, à plusieurs reprises, du vivant de Breton, a été dénoncé sous le nom de “ copinage ” et qui conduisit quelquefois à l'activité fractionnelle lorsqu'il n'en était pas le substitut. Précisons bien que l'accord sur ces points, au nom d'une ligne générale indispensable à la continuation du Mouvement, n'oblige nullement chacun à renoncer à ses préférences subjectives ou autres (pour prendre un autre exemple, en ce qui concerne des phénomènes “ littéraires ” extérieurs tels que le nouveau roman ou le structuralisme). Nous demandons seulement que ceux qui, sur un sujet donné, librement débattu, se trouvent minoritaires, s'abstiennent de contrecarrer ou de freiner la ligne générale, notamment en rouvrant des discussions closes.

Nous ne leur demandons ni d'abandonner leur point de vue, ni de faire une “ autocritique ”. Rappelons enfin que l'intérêt porté par le Surréalisme à tel ou tel phénomène artistique, intellectuel ou politique n'a jamais impliqué pour lui le vocabulaire de l'adhésion.

Cette déclaration pose à l'ensemble de ceux qui se réclament, aujourd'hui, du Surréalisme trois questions essentielles. Rédigée par le Comité de rédaction de L'Archibras et le Secrétariat, elle comporte les réponses que croient devoir faire d'un commun accord les membres de ce Comité et de ce Secrétariat. Elle définit par conséquent les directions principales du Mouvement pour la période présente et l'avenir immédiat. C'est dans un souci démocratique que nous avons tenu à la rendre aussi explicite que possible. L'accord définitif sur ce texte sera exigé par signature sur le présent document, à usage rigoureusement interne, de tous ceux qui entendent souscrire aux conditions actuelles de l'activité collective.

Le Comité de Rédaction de L'Archibras et le Secrétariat : Philippe Audoin, Vincent Bounoure, Elisa Breton, Claude Courtot, Gérard Legrand, Joyce Mansour, José Pierre, Jean Schuster, Jean-Claude Silbermann, François-René Simon.
Paris, le 10 mai 1967.

A propos de “ l'Appel à la Résistance contre l'Autorité illégitime ”

Les Surréalistes ne sauraient contresigner la déclaration des intellectuels américains en faveur des insoumis et déserteurs de la guerre au Vietnam, qui vient d'être diffusée par les soins de Geneviève Serreau.

Toutes les manifestations auxquelles ils ont participé, notamment pendant la guerre d'Algérie, montrent assez bien que leur volonté d'élargir les bases d'action et de contribuer à une insertion plus efficace de la pensée dans la réalité politique les dispose, bien souvent, à de nombreuses concessions.

De là à contribuer à maintenir, “ dans la génération actuelle, les anciennes traditions religieuses et philosophiques ”. De là à admettre, contre toute évidence, que la tradition religieuse occidentale qualifie depuis longtemps d'injustes les guerres du type de celles menées au Vietnam. De là à en appeler aux “ Eglises pour qu'elles fassent honneur ” à un prétendu “ héritage de fraternité ” il y a un fossé que nous ne sommes pas près d'enjamber, fossé où l'humanisme, sous sa forme la plus imbécile, dissimule un manque élémentaire de rigueur révolutionnaire et sert de caution aux menées politiques des prêtres “ dans le vent ”.

Nous estimons par ailleurs abusif que le nom de Geneviève Serreau, donné pour la correspondance, soit suivi de la mention “ 121 ”.

Philippe Audoin, Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, Jean Benoît, Vincent Bounoure, Claude Boussard, Elisa Breton, Guy Cabanel, Bernard Caburet, Jorge Camacho, Claude Courtot, Adrien Dax, Hervé Delabarre, Gabriel Der Kevorkian, Xavier Domingo, Guy Flandre, Jean-Michel Goutier, Henri Ginet, Robert Guyon, Radovan Ivsic, Charles Jameux, José Pierre, Alain Joubert, Annie Lebrun, Gérard Legrand, Joyce Mansour, Paolo Paranagua, Mimi Parent, Jean Schuster, Georges Sebbag, Jean-Claude Silbermann, François-René Simon, Jean Terrossian, Michel Zimbacca.
Juin 1967.

Pas de Pasteurs pour cette Rage !

La révolte ne s'apprend pas.

Elle s'organise en révolution, à partir de la spontanéité de la jeunesse.

C'est la jeunesse qui détient aujourd'hui la conscience et l'énergie révolutionnaires.

Cette jeunesse n'attend de leçon de personne ni d'aucune institution ni d'aucun appareil.

Elle s'apprête à liquider toutes les institutions, tous les appareils d'une civilisation d'ores et déjà passée par profits et pertes.

En France, la bourgeoisie traditionnelle, assoupie par la tranquillité que lui laisse le parti communiste, retrouve ses réflexes répressifs.

Bien plus, le parti communiste et l'U.E.C. réalisent avec les paras d'Occident, les gorilles de De Gaulle et les épiciers lecteurs de l'Aurore, l'unité de la répression contre la jeunesse révolutionnaire.

Après l'article de Marchais, dans l'Humanité du 3 mai, il est clair que l'exigence révolutionnaire, pour tous les ouvriers et étudiants communistes, pour tous les intellectuels qui entendent répondre à la même espérance, passe par la destruction simultanée des structures bourgeoises et pseudo-communistes parfaitement imbriquées.

Le Mouvement surréaliste est à la disposition des étudiants pour toute action pratique destinée à créer une situation révolutionnaire dans ce pays.

Le Mouvement surréaliste.

Paris, le 5 mai 1968.

[Introduction au numéro 4 hors série de “ l'Archibras ”]

Depuis que ces textes ont été écrits, la voix sénile qui exprime l'abdomen national a chevroté ses injures et ses menaces. Tantôt haineuse, tantôt faussement bonhomme. Il n'en fallait pas plus pour que la masse viscérale emplisse les beaux quartiers ; pour que les barbouzes et les activistes réconciliés s'apprêtent à fournir à la Police l'appoint “ politique ” auquel elle aspire.

Cette voix n'a pas craint de souiller ce qui, dans ce pays qu'on proclamait, qu'on voulait avachi, s'est affirmé de jeune, de généreux, d'inspiré ; elle a clairement désigné son ennemi : l'Espoir.

Que le sang qu'elle appelle à verser rentre dans cette gorge ! Que la  souillure submerge le pourrisseur !

Les jeunes énergies qu'on prétend briser n'auront que plus de force de s'être lovées, quelque temps, dans l'ombre : car la nuit sera rouge et noire !

[Le Surréalisme le 18 juin 1968.]

La Plate-forme de Prague

La Plate-forme de Prague devait paraître cet automne simultanément en tchèque dans Aura, revue surréaliste tchécoslovaque en préparation, et en français, dans une livraison de L'Archibras, où nous entendions notamment rendre compte de l'exposition surréaliste Le Principe de Plaisir (Brno : mars ; Prague : avril ; Bratislava : juin 1968). L'invasion du 21 août, ne pouvant manquer de retarder la naissance d'Aura, nous engage à publier sans délai (et sans y changer une ligne) le texte de la plate-forme élaborée en avril. En d'autres circonstances, elle eût porté la signature nominative de vingt-et-un Surréalistes tchécoslovaques et de onze Surréalistes étrangers résidant en France.

La présente déclaration, soumise à la signature de tous nos amis, a été élaborée à Prague par les membres du Groupe Surréaliste constitué dans cette ville et par les Surréalistes venus de France, entre les 5 et 18 avril 1968, pour participer à un cycle de manifestations organisé autour de l'exposition “ le principe de plaisir ”.

Les rédacteurs mettent d'abord l'accent sur l'exceptionnelle chaleur affective qui a marqué cette rencontre. Ils y voient l'un des facteurs déterminants, le résultat et la garantie de l'accord sans réserve qui a été réalisé à Prague,

quant aux perspectives générales du Surréalisme dans l'immédiat et à plus long terme ;

quant à l'appréciation du système répressif, en 1968, dont il semble bien que les différences, selon les étiquettes politiques et institutionnelles qu'il emprunte, sont purement formelles ;

quant à la volonté d'opérer les réajustements théoriques indispensables, compte tenu de l'évolution de la répression, et de définir en commun les moyens stratégiques et tactiques pour la tenir en échec.

Nous sommes fermement décidés à agir dans le sens qu'indique cette plate-forme. Notre conviction est entière que ce combat, collectivement, ne cessera jamais.

Cet accord témoigne de l'efficacité durable des méthodes surréalistes pour déjouer aussi bien les tentatives d'étouffement par la force que celles de récupération par la ruse. Il est certainement dû, pour une large part, au terrain même où il s'est concrétisé : l'activité surréaliste, dans sa triple fonction, collective, anticonfusionnelle et dirigée vers l'avenir, s'est manifestée en Tchécoslovaquie sans discontinuer depuis 1934 sur le plan créatif qu'avait défini Karel Teige.

La présente déclaration est une plate-forme théorique et pratique, dès ce jour, pour tous les pays où le Surréalisme réunit des énergies suffisantes pour oeuvrer à l'émancipation complète de l'homme. Nous attendons de la lucidité surréaliste qu'elle tire parti de cette plate-forme, non pas comme de thèses dogmatiques, mais pour lui donner tous les développements qu'appelleront la diversité des circonstances et leur évolution, pour l'enrichir en permanence par le jeu dialectique de la conscience et de la spontanéité.

1° Le système de la répression accapare le langage pour le restituer aux hommes, réduit à sa fonction utilitaire ou détourné à des fins de divertissement. Les hommes sont ainsi privés des pouvoirs réels de leur propre pensée, contraints, et ils en prennent bientôt l'habitude, de s'en remettre aux agents de la culture qui leur livrent des schémas de réflexion évidemment conformes au bon fonctionnement du système. Ils sont ainsi amenés à se détourner avec méfiance et mépris du domaine intérieur qui leur est le plus personnel, dans lequel est fixée leur identité et dont les forces surgissant dans leurs rêves ou dans l'affectivité ne les effraient que parce que les forces de répression y cèdent la place au principe de plaisir. Le langage vide ainsi laissé aux hommes ne saurait formuler les images ardentes qui leur rendraient impérieuse la satisfaction de leurs désirs véritables. La responsabilité de cet état de fait incombe pour une part à l'art contemporain et aux sciences humaines qui, même dans des formules prétendues d'avant-garde, se bornent fréquemment à refléter passivement la dévaluation présente des signes et contribuent par là à l'obscurcissement de la pensée.

Le rôle du Surréalisme est d'arracher le langage au système de la répression et d'en faire un instrument du désir. En ce sens, ce qui passe pour l'art surréaliste n'a d'autre objet que de libérer les mots, et plus généralement les signes, des codes de l'utilité ou du divertissement pour leur rendre leur destination de révélateurs de la réalité subjective et de l'intersubjectivité essentielle du désir reflété dans l'esprit public.

Car le Surréalisme ne peut éluder la contrainte historique. Il est même particulièrement bien placé pour vérifier le caractère fallacieux du mythe du Progrès ou de l'irréversibilité historique ; ce qui l'oblige, simultanément, à opérer la révolution du langage, comme cela vient d'être indiqué, et à prendre acte de la terrible dévaluation accomplie dans ce domaine, non seulement par les régimes du “ monde libre ”, mais, à une tout autre échelle, par le stalinisme. Il ne s'agit plus là d'une réduction à des fins de divertissement, mais de la corruption des idées elles-mêmes, car elle seule permet de couvrir la pire oppression des mots les plus exaltants qu'ait énoncés la conscience révolutionnaire. Si nous voulons parler en son nom, nous devons pour commencer rendre aux mots de l'exigence révolutionnaire leur plein sens. Toute réflexion théorique et toute action pratique sont aléatoires si ce fait brutal n'est pas admis : les mots de révolution, de communisme, d'internationalisme et même de liberté ont servi, dans de nombreux pays, dont la  Tchécoslovaquie, continuent de servir ici et là de justification idéologique et morale à un appareil policier qui a régné, règne encore ou aspire à régner de nouveau en maître absolu. Nous ne pouvons ignorer cette vérité difficile : pour de nombreux peuples - renfermant un prolétariat et une intelligentsia en principe détenteurs de l'esprit révolutionnaire - le mot révolution signifie crime politique, le mot communisme caste bureaucratique monopolisant le pouvoir et les privilèges, le mot internationalisme soumission aux impératifs de la politique russe et le mot liberté censure, torture, camps concentrationnaires. Nul ne peut se substituer, par une parole qui deviendrait abstraite, à ceux qui ont vécu, dans la chair et dans l'esprit, cet avilissement du langage, cette dissolution de la conscience. Mais la conscience révolutionnaire renoncerait à elle-même si elle était tentée de s'abandonner si peu que ce soit à ce courant, de renoncer à le remonter. Au contraire, les Surréalistes mettront tout en oeuvre pour redonner à ces mots toute leur force, dans leur rigoureuse signification intellectuelle et dans leur résonance affective. Ils se garderont, pourtant, d'en user comme des signes de vérités immuables. Ils ne cesseront de les interpréter au vu du contenu réel que leur prête l'histoire et les situeront dans le contexte de la pensée dialectique où les idées vivent par le jeu des constantes et des variables.

Le Surréalisme est naturellement minoritaire. Plus qu'à l'originalité de sa conception du monde, cette condition - que nous constatons sans plaisir ni regret - tient à sa volonté de publier sa pensée dans son intégralité et sa rigueur, c'est-à-dire sans la moindre concession au didactisme.

Elle tient aussi à son refus d'admettre comme définitives les catégories de la réalité (réalité psychique, réalité sociale, réalité naturelle) ; la résignation à une réalité pétrifiée dans son morcellement conduirait à privilégier aux dépens des deux autres l'une quelconque de ces trois instances, la subjectivité, l'intersubjectivité, le monde objectif. L'effort surréaliste tend précisément à l'abolition de ces catégories, ce qui implique la reconnaissance de leur nature transitoire. Cette connaissance de l'état actuel et provisoire de la réalité - et, en corollaire, de la structure actuelle et provisoire de l'entendement - commande en profondeur la position anti-confusionnelle du Surréalisme sur les rapports de l'art et de la Révolution, problème qui sera ultérieurement abordé.

Notre condition minoritaire tient enfin à la résolution d'écarter de nos rangs actifs tout écrivain qui se réduit à son écriture, tout peintre qui se réduit à sa peinture.

Minoritaire, le Surréalisme, cependant, s'adresse à tous : en fin de compte son message ne sera reçu qu'en proportion de la révolte active en chacun.

2° La condition minoritaire du Surréalisme est complexe : il ne s'agit pas d'une minorité opposée schématiquement à une majorité, mais du statut d'une idée à l'état naissant au milieu des idées reçues, d'une minorité agissant à l'intérieur d'un ensemble hétérogène fait d'une majorité et de plusieurs minorités dont chacune se livre à une activité particulière de l'esprit. Parmi les accusations portées de mauvaise foi contre le Surréalisme, l'une des plus graves et des plus fausses est celle qui le désigne comme une chapelle. Le passé et le présent témoignent de notre constante volonté d'ouverture. Il n'est pas de domaine où les Surréalistes ne cherchent à s'allier, eu égard à leurs propres déterminations, à ceux qui leur paraissent détenir les forces vives du moment. Non seulement leur concours est sollicité pour nos revues et nos expositions mais très souvent les Surréalistes s'y effacent devant des hommes avec lesquels l'accord à réaliser leur semble plus important que les désaccords constatés.

Dans les circonstances actuelles, au printemps 1968, les Surréalistes souhaitent poursuivre et élargir le dialogue avec toute individualité et tout mouvement organisé qui mettent en échec les systèmes répressifs, refusent d'y prendre place parmi leurs engrenages et attaquent leurs innombrables ramifications, quelque pavillon qu'elles arborent sur le plan culturel ou politique.

3° La théorie et la pratique révolutionnaires sont à repenser de fond en comble. Le marxisme-léninisme est à désacraliser. Le marxisme peut redevenir une arme efficace au service de l'idéal communiste. Il faut cependant commencer par le débarrasser de la part de polémique, oblitérant l'idéologie elle-même, qui résulte de la nécessité tactique dans laquelle Marx et Engels se sont trouvés de combattre des théoriciens de premier ordre comme Stirner, Proudhon et Bakounine et de rejeter, non sans déférence, les idées géniales de Charles Fourier. Il faut ensuite distinguer, dans la pensée de Marx, ce qui a autorisé le stalinisme de ce qui aurait dû le rendre impossible. Quant au léninisme, il y a lieu notamment de faire toutes réserves sur le principe communément admis du rôle dirigeant du parti, principe qui a déterminé la constitution de l'appareil stalinien. Nous pensons toutefois qu'il n'est pas évident que Lénine ait pu agir autrement, dans les circonstances précises qui conditionnaient son action. L'important n'est donc pas d'intenter un procès historique, mais de faire servir la tragique expérience de la déviation policière du bolchevisme à la vigilance révolutionnaire d'aujourd'hui.

Il faut enfin combattre l'économisme et principalement, lorsqu'il s'agit de l'économisme marxiste, rétablir la primauté absolue de la finalité révolutionnaire sur l'économie révolutionnaire. Dans sa phase actuelle, la pensée surréaliste fait toute confiance au dynamisme de l'esprit de révolte, qui ne met au premier plan ses objectifs économiques que pour abattre tous les économismes, qui n'attend de profonde et de réelle transformation que de la multiplication réciproque des processus intellectuels et émotionnels : leur développement dans le marxisme, dans la psychanalyse, la fécondation mutuelle de l'analogie et de la dialectique dont témoignent encore les sciences hermétiques libèrent les sources instinctives d'où procèdent les sociétés humaines. Par les désintégrations et réintégrations simultanées qu'engendre la lutte du principe de plaisir et du principe de réalité, ces formes historiques sont appelées à refléter les états nouveaux de la conscience, les étapes nouvelles de l'histoire de l'esprit, les victoires de la pensée sur sa mauvaise conscience, les imminents triomphes qu'elle emportera sur sa division constante. C'est en ce sens que la poésie constitue un détonateur grâce auquel la pensée de type scientifique ou philosophique peut faire éclater le face à face immobile de la critique classique et de la stagnation réactionnaire, au cours d'un conflit permanent qui embrase autant les institutions que les mentalités.

C'est pourquoi les Surréalistes n'hésitent pas à mettre en avant l'exemple des révolutionnaires qui, comme Fourier, Marx, Engels, Lénine, Trotsky ou Che Guevara, ont donné au dynamisme révolutionnaire son plus grand retentissement social. Ils soutiendront de tout leur pouvoir les mouvements nouveaux qui s'engagent dans la même direction, tel celui en tête duquel se trouve Rudi Dutschke. Et de même que l'économie révolutionnaire doit selon nous, céder devant l'impératif de la finalité révolutionnaire, nous déclarons la primauté de l'activité révolutionnaire sur les résultats provisoires de cette activité, sur les réalisations dont la consolidation consacrerait l'immobilité ou conduit aux dommages les plus graves comme on l'a vu avec le stalinisme. Dans ces conditions, les forces de reconstruction doivent, selon nous, se rallier à l'idée de révolution permanente, géniale formule de Marx, développée dans la suite par Trotsky, dont le contenu actuel doit s'interpréter en fonction des formes nouvelles adoptées par les systèmes répressifs. Nous sommes convaincus, à cet égard, que l'état des réalisations politiques dans les pays où le socialisme est en voie de reconstruction (Cuba, Tchécoslovaquie) laisse intégralement ouvert leur avenir. Dans le processus qu'ils mettent en oeuvre, nous voyons se dessiner authentiquement l'union du dynamisme révolutionnaire de l'esprit et de l'affranchissement objectif dans les conditions de vie. Aujourd'hui nous voyons dans Cuba et dans la Tchécoslovaquie les deux points du monde où sont réunies les premières conditions pour que se forme une nouvelle conscience humaine contre la répression de droite et de gauche, par contact direct et par union de la classe ouvrière et de l'intelligentsia, sans l'intermédiaire d'aucun appareil de parti, qui porte toujours avec lui le danger d'un stalinisme nouveau.

La situation contemporaine dans le monde permet d'espérer une régénérescence de l'idéologie révolutionnaire. Les attaques, en grande partie verbales, des dirigeants de Moscou et de Pékin contre l'impérialisme américain, abusent de moins en moins ceux qui en sont les victimes les plus directes. La résistance du peuple vietnamien, la persistance de la guérilla en Amérique latine malgré la mort de Che Guevara, l'influence grandissante du Black Power aux U.S.A. mêmes, témoignent de la justesse des thèses adoptées à la conférence de l'O.L.A.S. à La Havane, en août 1967, en faveur de la lutte armée. Parallèlement, dans les nations où s'exerce son pouvoir, le centralisme autoritaire de Moscou est soumis à rude épreuve. Enfin, le mouvement de la jeunesse des universités polonaises, françaises et allemandes apporte de nouveaux ferments dans les concepts d'idéologie révolutionnaire.

Par-dessus tout, un phénomène nouveau - d'une considérable importance - dresse dans la plupart des pays la jeunesse contre toutes les formes de la répression. Quels que soient les objectifs ouvertement déclarés de ces mouvements et leurs différences d'un pays à l'autre, ils ont en commun la violence et le refus intransigeant des institutions. Leur spontanéité n'est affectée d'aucun indice négatif, comme voudrait le faire croire une presse aux ordres, puisqu'à des degrés divers elle va de pair avec une prise de conscience des problèmes idéologiques fondamentaux. Les éléments de pointe de la jeunesse luttent contre un ordre technocratique qui tente d'installer sa domination mondiale en s'appuyant à la fois sur l'intimidation policière et sur l'attrait de la consommation. Il est nécessaire d'adapter le mot d'ordre “ classe contre classe ” qui, dans de nombreux pays, ne suffit pas à exprimer la réalité sociale d'aujourd'hui, au fait que les mécanismes de la civilisation moderne, par le “ principe de rendement ” (Marcuse), ont apporté dans cette lutte de nouvelles particularités. Or ce n'est certes pas parmi les apparatchiky des Partis Communistes (notamment du P.C.F. et du P.C.Tch.) dont le travail essentiel consiste à paralyser ou figer toute pensée révolutionnaire, qu'on trouvera l'expression d'un réel renouveau politique. C'est bien plutôt des minorités estudiantines qu'il faut attendre les impuisions décisives. “ Le Surréalisme, écrit Breton, est né d'une affirmation de foi sans limite dans le génie de la jeunesse. ” Seul l'homme qui ne s'est pas encore rangé confortablement dans le monde est capable d'assumer les risques qu'entraînent la création et la révolte qui, pour nous, ne constituent qu'une même activité. C'est là, et là seulement, que le Surréalisme doit mener son combat, car tout l'héritage intellectuel et idéologique est à apprécier sous l'angle de la transformation et du désir libérateurs ; nous en avons fini avec l'accumulation du savoir.

4. Les Surréalistes croient que la pensée interprète le monde et contribue à sa transformation selon plusieurs voies, nullement exclusives les unes des autres.

La seule voie philosophique est, à leurs yeux - pour ce qui est de la pensée occidentale - transitoirement divisée en philosophie exotérique et en philosophie ésotérique. Quant à la première, ils s'appuient intégralement sur la dialectique hégélienne qu'ils reconnaissent comme organisatrice irréprochable des facultés évolutives de l'esprit. De la seconde, ils retiennent avant tout qu'elle offre à ce même esprit les clés indispensables à l'interprétation analogique des règnes de la nature dans leurs rapport réciproques et dans leur développement. Dialectique et analogie fondent une nouvelle théorie de la connaissance qui doit affranchir l'homme, non de ce qu'il y a de vital dans la raison, mais de ce qui paralyse celle-ci dans des systèmes aliénants : le principe de non-contradiction et le principe d'identité.

Sans préjudice des problèmes scientifiques qui échappent en grande partie, et pour l'instant tout au moins, à leur compétence, et sans négliger les découvertes de la sociologie, de l'anthropologie et de l'ethnologie modernes, les Surréalistes tiennent pour illimité le magnifique champ théorique et expérimental que Sigmund Freud a ouvert à l'activité de l'homme. L'interprétation des rêves embellit les rêves. La conscience de la nécessité de la fonction onirique dans la vie embellit la convergence entre la vie quotidienne et la vraie vie. De la réalisation du désir dans le rêve naît le courage d'assumer la pensée magique dans la vie humaine. La recherche de notre vérité la plus entière où coïncident nos énergies les plus profondes avec les lois les plus extensives de l'esprit est soumise à la loi d'or de la sexualité. Il dépend de l'exaltation sans fin du désir par la connaissance et de la stimulation sans fin de la connaissance par le désir que l'amour, l'amour charnel de l'homme et de la femme, triomphe, avec tout ce qu'il emporte de forces explosives de la sensibilité et de l'intelligence.

Or la criminelle hypocrisie de la civilisation donne sa pleine mesure avec la prétendue libération sexuelle. Il s'agit de rationaliser l'amour, de mettre en équation la fascination et le désir concentrés réciproquement sur un seul être, de dévier le principe de plaisir vers un hédonisme sans mystère et sans danger - si ce n'est même de l'utiliser à des fins mercantiles. Les Surréalistes se soucient peu de passer, auprès des maniaques imbéciles du progrès, pour obscurantistes quand ils proclament qu'il n'y a pas d'amour sans mystère, qu'il n'y a pas en amour de physique sans métaphysique. La carrière à ouvrir aux forces souterraines est intégralement vierge. Leur détournement dans les directions religieuses, leur perversion dans les fanatismes idéologiques de l'histoire récente nous prouve la nécessité de les rendre à leur innocence et de rendre au sacré l'espace libre où son déploiement emporte un ample bénéfice de lumière.

Pour nous, Surréalistes, il existe une pensée poétique au même titre qu'une pensée philosophique et qu'une pensée scientifique. Si parfois elle se distingue difficilement de la pensée philosophique, elle n'en a pas moins ses propres lois et, par là même, sa rigueur. Mais elle entretient des rapports libres avec le principe de réalité, alors que les pensées philosophiques et scientifiques les plus audacieuses lui sont soumises en permanence. La pensée poétique échappe au temps afin d'offrir à l'homme le pouvoir de prophétie. Elle est pensée - pensée pratique - dès lors que, formulant l'imaginaire, elle se donne pour fin de le transformer en réel. Car “ toute la force créatrice..., menant à une nouvelle connaissance et à une nouvelle interprétation de l'univers, a sa source dans le mécontentement humain essentiel et irrévocable envers le royaume de la nécessité ” (Teige).

5. La question des rapports de l'art (ou de la poésie, ou de la littérature) et de la révolution alimente une polémique de pure parade entre les partisans de solutions extrêmes qui, génération après génération, ne font que perfectionner leur vocabulaire pour essayer de rajeunir des idées mortes. Opposé à la théorie de l'art pour l'art, comme à la théorie de l'art engagé, le Surréalisme réaffirme que dans l'état actuel d'une réalité dont les hommes n'ont qu'une perception fragmentée et aliénée, l'art, pour être révolutionnaire ne peut chercher son bien que sur terrain inconnu, essentiellement dans les zones les plus obscures de la réalité psychique. Le subordonner à des fins immédiatement pratiques serait dévoyer son énergie et le plier à une contrainte extérieure qui le prive de toute vérité en ne lui attribuant qu'une efficacité fictive. La seule idéologie révolutionnaire qui pourrait englober la création artistique serait celle qui lui reconnaîtrait une autonomie immanente, notamment dans la détermination de sa sphère d'intervention. Une telle idéologie exigerait des artistes qu'ils accomplissent leur fonction spécifique : libérer les pouvoirs et les désirs immobilisés dans l'inconscient ; elle ruinerait, du même coup, l'autorité que peuvent encore détenir les prêtres de l'art pour l'art.

6. Sous le rapport de la mise en commun de la pensée, qui reste l'une de nos préoccupations spécifiques, la plus vive impulsion sera donnée, dans le Surréalisme, aux activités ludiques et expérimentales. En l'une et l'autre, nous situons tous nos espoirs intellectuels. Animant la vie des Groupes, exaltant l'amitié en l'intégrant aux échanges spirituels, elles établissent chaque esprit dans un état d'intersubjectivité où retentissent de manière consonante les faits de l'actualité et de l'histoire individuelle. Les jeux surréalistes sont une expression collective du principe de plaisir. Ils sont de plus en plus nécessaires puisqu'aussi bien l'oppression technocratique et la civilisation des ordinateurs n'ont de cesse que d'accroître le poids du principe de réalité. Le sang intellectuel se régénère par l'activité expérimentale. Nous en appelons constamment aux initiatives individuelles pour proposer à tous des axes de recherche. Il sera rendu compte prochainement, dans nos revues, des travaux actuels sur les poèmes et objets transformés, sur l'observation arbitraire de certains lieux et sur les greffes de rêves entreprises entre Paris et Prague.

7. L'Archibras à Paris et Aura, qui paraîtra prochainement à Prague, sont non seulement les organes des Groupes surréalistes constitués dans ces villes, mais surtout les expressions globales du Mouvement surréaliste tel qu'il se définit aujourd'hui, sans préjudice des distances géographiques. Ces formes d'intervention restent, selon nous, insuffisantes, elles doivent être complétées dans chaque situation par des interventions adaptées au public à atteindre et au message à transmettre. Il appartient à la spontanéité surréaliste de suggérer ou de prendre en ce sens toute initiative qu'appellent les circonstances.

Nous saluons nos camarades isolés dans le monde, Franklin et Penelope Rosemont qui publient à Chicago “ Insurrection surréaliste ”, Nicolas Calas à New York, Aldo Pellegrini à Buenos Aires, Georges Gronier à Bruxelles et nos camarades surréalistes de Cuba.

Le 9 avril 1935 paraissait à Prague le Bulletin international du Surréalisme.

Le 9 avril 1968 s'ouvrait à Prague l'exposition surréaliste “ Le Principe de Plaisir ”.

LES VASES COMMUNIQUENT TOUJOURS (André Breton)

Prague-Paris - Avril 1968

Philippe Audoin, Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, Micheline et Vincent Bounoure, Guy Cabanel, Claude Courtot, Adrien Dax, Guy Flandre, Louis Gleize, Jean-Michel Goutier, Charles Jameux, Alain Joubert, Robert Lagarde, Annie Le Brun, Jean-Pierre Le Goff, Gérard Legrand, François Nebout, Nicole et José Pierre, Huguette et Jean Schuster, Georges Sebbag, Marijo et Jean-Claude Silbermann, François-René Simon, Elisabeth et Jean Terrossian.

[L'Archibras n° 5, hors série, 30 septembre 1968.]

Aux grands oublieurs, salut !

Il en est des vérités et des erreurs nouvelles comme de l'amour, de la chance au jeu et de quelques autres secrets innocents :

PETIT EXERCICE PSYCHOLOGIQUE

Que les enfants des patronages et les lecteurs intrigués copient vingt fois la phrase précédente ; qu'ils essayent ensuite de l'oublier mot à mot.

Nous qui ne retenons pas la vie par coeur, avons préféré oublier de nous rendre au mariage de M. Le-Souci-de-Durer, homme très en vue, militant professionnel et de Mlle De-la-Bonne-Volonté, vous savez, cette personne qui tient un petit commerce.

Nous avons un principe de salubrité :

DEFENSE DE DEPOSER LES MERVEILLES

Nous préférons à peu près tout au bavardage et, s'il le faut, le silence.

A certains qui attendent miracle du bonheur d'être ensemble, nous recommandons vivement la pratique du cadavre exquis.

D'une façon générale, nous conseillons à tous ceux qui ignorent que la vie se court imprudemment de s'en tenir à des cadences éprouvées.

PETIT EXERCICE PHILOSOPHIQUE

1) Expliquez comment la convergence d'actions et de réflexions tenues ordinairement pour éloignées les unes des autres eut pour effet, oui pour effet, de déterminer un point que nous nommerons S.

2) Dites pourquoi le point S a pu passer pour la cause non seulement de cette convergence mais aussi de toutes les actions et de toutes les réflexions possibles.

3) En vous servant d'exemples choisis dans l'histoire et en vous aidant de croquis cotés, décrivez les démangeaisons, bientôt suivies de tremblements puis de paralysie générale, dont sont toujours atteintes les victimes de cette confusion.

Nous n'aimons plus désormais que les actions et les réflexions qui, relevant de l'inclassable, se présentent comme des hypothèses hasardées, par la grâce desquelles certaines heures méritent d'être vécues de façon désintéressée.

Paris, le 13 février 1969.

Philippe Audoin, Claude Courtot, Gérard Legrand, José Pierre, Jean-Claude Silbermann.

Sas

A la suite de la décision prise par un certain nombre d'entre eux de ne plus participer aux activités collectives du Mouvement, les Surréalistes - pour des raisons qui n'étaient pas nécessairement identiques - ont été amenés à suspendre l'ensemble de ces activités à partir du 8 février 1969.

Il en résulte que :

1° Le texte intitulé Aux grands oublieurs, salut !, actuellement diffusé, doit être considéré comme le signe extérieur du retrait opéré par ses cinq signataires.

2° L'interview publiée dans le n° 66 de “ La Galerie des Arts ”, sous le titre Le Surréalisme aujourd'hui, doit être considérée comme abusive dans la mesure où ses participants présentent leur réflexion et leur projets comme liés à un Groupe surréaliste organiquement constitué qui, jusqu'à nouvel ordre, a pourtant cessé d'exister et dont le n° 7 de “ L'Archibras ”, composé depuis plusieurs mois, est à ce jour la dernière expression collective.

Personne ne peut aujourd'hui préjuger ce que sera l'activité surréaliste dont l'indispensable renouvellement est attendu de chacun. Tant qu'elle n'aura pas fait surgir de nouvelles exigences spécifiques, tant que l'aventure individuelle n'aura pu exalter les hasards de l'aventure collective, qu'il soit bien entendu que les manifestations publiques de tel ou tel ne sauraient être tenues pour représentatives de l'activité du Mouvement surréaliste.

Paris, le 23 mars 1969.

Jean Benoît, Anne et Jean-Louis Bédouin, Guy Cabanel, Margarita et Jorge Camacho, Hervé Delabarre, Xavier Domingo, Nicole Espagnol, Guy Flandre, Henri Ginet, Louis Gleize, Georges Goldfayn, Radovan Ivsic, Charles Jameux, Alain Joubert, Robert Lagarde, Annie Le Brun, Jean-Pierre Le Goff, François Nebout, Mimi Parent, Bernard Roger, Georges Sebbag, Jean Terrossian, Toyen, Marianne Van Hirtum, Michel Zimbacca.

Le Quatrième Chant

C'est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant. Maldoror.

Lorsque André Breton meurt, le 28 septembre 1966, il ne laisse au Mouvement qu'il a fondé et animé jusqu'à ses derniers jours aucune voie toute tracée. Seulement un acquis, trésor qu'il s'agit d'accroître ou de contempler. Les Surréalistes décident de poursuivre une activité collective dont ils ressentent tous, intérieurement, la nécessité : critère bien suffisant pour qui n'a pas coutume de décider de son pas en fonction de la solidité du terrain. Mais, précisément, le terrain ne tarde pas à devenir propice. Le monde entre, on le sait, dans une phase où l'énergie révolutionnaire se dégèle, où des formes neuves se dressent contre toutes les institutions répressives. L'espoir surréaliste d'une transformation radicale de la société, indissolublement liée à la refonte des structures de l'esprit humain, cet espoir toujours déçu, finalement relégué dans l'abstraction par ce qui paraît être le consentement général, reprend vigueur. Le Surréalisme affronte ainsi une conjoncture historique particulière dont on peut dire qu'elle se détermine à son égard par des conditions subjectives défavorables (les conséquences de la disparition de Breton) et par des conditions objectives favorables (le renouveau de la pensée et de l'action révolutionnaires). On a trop tendance, dans un cas comme celui-ci, à sous-estimer les conditions subjectives en raison même de l'illusion euphorisante qu'entretiennent les conditions objectives. Quand l'illusion se dissipe, les facteurs dissolvants ont accompli leur oeuvre. Il me faut donc insister ici sur un aspect de la personnalité de Breton, dont la privation soudaine ne permit plus, à l'intérieur du Mouvement surréaliste, une répartition harmonieuse des matériaux intellectuels et sensibles, non seulement en fonction de leur valeur intrinsèque, mais surtout en fonction du pouvoir d'attraction variable qu'ils exerçaient selon les individus. Quiconque a connu Breton sait qu'il était le contraire d'un dictateur. Si, parfois, sa ligne qu'il a dite lui-même “fort sinueuse”, déconcertait ses plus proches amis, il n'en imposait jamais les méandres par l'argument d'autorité. Nul comme lui ne savait écouter la voix différente et se pénétrer du sentiment qu'elle pouvait être, en certaine occurrence, plus juste que la sienne. Hormis ce qui touchait aux ressorts passionnels qu'il avait une fois pour toutes sacralisés - l'amour, par exemple - il assouplissait sa position bien plus souvent qu'il ne la durcissait. Fréquemment, après avoir épuisé les arguments d'une verve polémique qui empruntait aussi bien à l'humour qu'à la colère, à la raison analytique qu'à l'intuition, il lui arrivait d'accepter une orientation qui n'avait pas son entier consentement. Je pourrais multiplier les exemples, mais me contenterai d'un seul, aussi mal connu qu'édifiant : Breton tenta pendant plusieurs jours, en 1954, d'éviter l'exclusion de Max Ernst, exigée par la quasi-totalité du Groupe d'alors. S'il finit par s'y rallier, c'est qu'il fut, certes, partiellement convaincu de sa nécessité, mais aussi par esprit qu'il faut bien qualifier de démocratique. Il n'en reste pas moins, et c'est là l'essentiel, que Breton disposait au sein du Groupe surréaliste de la vraie autorité, cette autorité qui, à l'inverse de celle du chef, a pour finalité le développement des idées par la stimulation des esprits et non leur pétrification par l'intimidation des hommes. Elle ne tenait pas tant, je crois, à son prestige historique, ni même à son pouvoir de fascination intellectuelle, qu'à son aptitude à percevoir, dans un champ sensible ouvert à tous les vents, une essence commune aux manifestations les plus disparates du monde extérieur. Rien n'aurait pu le conduire à établir une hiérarchie, autre que provisoire et circonstancielle, seulement justifiée par un ordre d'urgence, entre un discours de Saint-Just, la surface polie d'une agate, les clefs de Basile Valentin, le regard sans regard d'une statue de l'île de Pâques, l'“ umour ” de Jacques Vaché, le soviet de Petrograd, la rencontre de Nadja comme dans un rêve éveillé, un vers de Germain Nouveau, les émeutes de Watts, une pièce de monnaie gauloise, la théorie psychanalytique, le vieux soulier “ réaliste ” de Joan Miró, l'aile du fulgore porte-lanterne et le boulevard Bonne-Nouvelle, à certaines heures du jour. André Breton savait seul inclure pareilles sollicitations dans un système de représentation intérieure où elles jouaient librement et où - quelque passion qu'il apportât à se livrer sans réserve, à un moment donné, à l'une ou l'autre d'entre elles - l'existence de toutes et surtout la possibilité infinie d'en ressentir de nouvelles, interdisaient qu'il s'enfermât jamais dans aucune d'elles. Il connaissait seul leur loi d'harmonie, que d'autres ne font que pressentir, tant ils demeurent soumis aux divorces donnés comme irrémédiables entre nature et culture, processus mentaux et processus sociaux, conscience et désir. Il avait seul la manière de la transmettre à un Groupe qui, dans son ensemble, considéré comme le produit des sollicitations individuelles de chacun de ses membres, ne se contentait pas d'en restituer le reflet mais en validait le passage au plan collectif et garantissait ainsi son propre dynamisme et sa propre cohésion. Rien ne pouvait faire qu'en mourant, Breton n'emportât avec lui le secret de cette harmonie et les règles d'un jeu qu'il ne suffit pas de connaître pour le jouer vraiment. La capacité d'intervention théorique et pratique du Mouvement surréaliste, pendant la période recouverte par les années 1967 et 1968, peut se mesurer principalement à la lecture des sept numéros de L'Archibras, publiés d'avril 1967 à mars 1969. Cuba, Prague, mai 68, c'est l'histoire elle-même qui trace une voie que le Surréalisme reconnaît sienne et où il s'engage au présent. La grande fête collective (qui commence en juillet 1967 à La Havane, se prolonge en avril suivant à Prague, pour connaître son paroxysme, quinze jours plus tard, dans les rues de Paris) révèle qu'une exigence supérieure de l'esprit, l'exigence poétique, conditionne désormais la réalité politique. Le lecteur, l'historien, à partir d'une documentation d'accès facile, jugeront si le Surréalisme, après Breton et dans les circonstances qui viennent d'être évoquées, a su être à la hauteur à la fois de son passé et de l'événement. Mais j'estime, quant à moi, que même si le verdict était positif, il ne pourrait tenir lieu de sauf-conduit pour la période ultérieure. Un élément fondamental est absent, par définition, du dossier, celui qui résulte des conditions subjectives dont j'ai cru devoir signaler une composante décisive : en l'occurrence, et pour parler net, je dis que le prix qu'il a fallu payer en débats plus ou moins académiques, en compromis ou au contraire en coups de force pour concrétiser la moindre intervention a été beaucoup trop élevé : l'entêtement ne pouvait aboutir qu'à une faillite intellectuelle infamante. On pensera, certes, qu'à moins d'être monolithique, hiérarchisé, bureaucratisé et régi par un système dogmatique, chaque groupe vit de la libre expression de ses membres, d'oppositions parfois violentes et de ce qu'on appelle généralement le droit de tendances (1). Mais la vitalité de chaque groupe dépend aussi d'un minimum de cohésion interne. Je ne crois pas manquer à la vérité si j'affirme que c'est en constatant l'absence de toute cohésion interne dans le Mouvement surréaliste qu'en février dernier un certain nombre de mes amis et moi-même décidions de l'abandonner à un sort qui ne nous concernait plus. Ceux qui semblaient prêts à poursuivre indéfiniment une activité où la controverse permanente se greffait sur la moindre proposition d'action ou de réflexion et sur la moindre appréciation critique - qu'elles fussent de détail ou de fond - pour se substituer en fin de compte à toute recherche commune d'un impact sur la réalité, ceux-ci renoncèrent également à maintenir une pratique sous label, vidée de toute signification. Le n° 7 de L'Archibras, daté mars 1969 mais achevé de rédiger en janvier, est la dernière manifestation du Surréalisme en tant que mouvement organisé, en France. Le Surréalisme est-il mort pour autant ? Non. L'eau du regard brise l'objet regardé. Chaque brisure est une définition de l'objet. Pour le Surréalisme, brisé par tant de regards, toutes les définitions laissent à désirer et je souhaite que, pour une fois, cette expression soit prise au pied de la lettre : il suffira peut-être de faire appel à l'exigence poétique qui, dans le temps qu'elle dérobe ses secrets à la nuit, la désire plus dense et la reconnaît infinie. Toute lumière propage ainsi la double évidence d'une zone claire, gagnée définitivement sur la nuit qui l'inclut, et de la nuit elle-même, inviolable et violée sans cesse. Mais toute lumière révèle un halo flou et provisoire, lieu de la contre-évidence où se saisit, par une approche incertaine, conçue dans le doute de sa propre méthode, appuyée sur des points de repère dérivants mais indiscutables, l'intention surréaliste si, d'aventure, la contingence lui assigne une expression paradoxale. C'est là, dans un crépuscule que le langage renonce à maîtriser, puisqu'on dit indifféremment, pour rendre compte du même phénomène, que la nuit tombe ou que le jour tombe, que le Surréalisme s'arrachera aux dissecteurs de l'histoire immédiate.< Surréalisme est un mot ambigu. Il désigne à la fois une composante ontologique de l'esprit humain, son contre-courant éternel (2) échappant à l'histoire dans sa continuité latente pour s'y inscrire dans sa discontinuité manifeste et le mouvement, historiquement déterminé, qui a reconnu le contre-courant et s'est donné pour mission de l'exalter, de l'enrichir et de l'armer afin de préparer son triomphe. Entre ces deux Surréalismes fonctionne un rapport d'identité comme entre une constante et une variable. Il en résulte que le Surréalisme, qualifié ici d'“ historique ” par rapport au Surréalisme “éternel”, est de nature double, c'est-à-dire qu'il se confond momentanément avec le Surréalisme “ éternel ” dont il est une manifestation particulière de l'inscription discontinue dans l'histoire. Manifestation privilégiée puisqu'elle est celle de la prise de conscience, qu'elle a nommé le phénomène, de façon récurrente et prospective et qu'elle a pris ce même nom pour désigner toutes ses formes tangibles, ses productions individuelles et collectives, son organisation interne, les hommes qui y participent. Toutefois, si privilégié soit-il, le Surréalisme “historique” ne saurait s'identifier au Surréalisme “éternel”, transformer en identification ce qui n'est qu'un rapport d'identité circonstancié : une telle opération frapperait d'idéalisme la totalité du projet surréaliste, - et d'un idéalisme inconséquent puisque le Surréalisme “ historique ” s'attribuerait l'étrange faculté d'avoir eu un commencement et de ne pas avoir de fin. En vérité, ce serait là tentative désespérée de durer au-delà du temps permis par la vitesse acquise. Si, au contraire, les Surréalistes s'interrogent sur le rapport d'identité, ils s'aperçoivent que son fonctionnement cesse lorsque sa composante nominale (le mot Surréalisme) a pris le pas sur sa composante réelle (dont la cohésion interne du groupe est la clef) pour en masquer la dissolution progressive. Conclure, dès lors, à la mort du Surréalisme “ historique ” est une prise de conscience homothétique de celle qui a permis sa naissance, naissance qui n'était pas la naissance (3), mort qui n'est pas plus la mort que ne l'est la treizième lame du Tarot. A quelques-uns, nous entreprenons d'inventer la variable qui succèdera au Surréalisme “ historique ”. Nul d'entre nous ne pense que les mesures formelles prises à ce jour - et notamment le refus d'utiliser le Surréalisme comme une étiquette sécurisante - seront suffisantes pour que le feu s'avive. Si j'ai dû insister sur ce point, qu'on se persuade que le coeur n'y était pas - ou qu'il n'y était qu'à proportion de l'explication minimum à laquelle nous sommes tenus pour délivrer l'avenir de nos actes publics d'une première hypothèque. Fin septembre, paraîtra le numéro 1 de Coupure, publication fondée sur un traitement particulier, légèrement pervers, de l'information. Dans ce cadre et hors de ce cadre, nous entendons contribuer à résoudre une crise autrement grave que celle dont nous sortons, celle de l'imagination. A cet effet, il nous faudra procéder, d'une part, à l'analyse critique de la situation qui résulte des événements de mai 68, d'autre part à la recherche systématique de nouveaux moyens de communication entre les hommes.

Sur le premier point, il suffira de rappeler ici l'activité confusionnelle des  différentes avant-gardes qui, dans le temps même où elles prétendaient donner le pouvoir à l'imagination, n'avaient de cesse que de la diluer dans un révolutionnarisme tout en coups de gueule et en slogans néo-dadaïstes ; l'imagination s'exprime aussi par des tableaux, des poèmes, des films que les flagorneurs du prolétariat essaient de présenter comme des obstacles à son émancipation. La récupération bourgeoise (art marchandise) et néo-stalinienne (art engagé) ne saurait servir d'alibi au crétinisme “ révolutionnaire ”. Pour chaque exemplaire de Kafka brûlé, il faut fusiller dix gardes rouges. Sur le second point, l'activité psychique inconsciente - et principalement l'activité onirique - demande à être réexaminée à partir du prodigieux matériel scientifique accumulé depuis la publication des Vases Communicants (1932). Il ne suffit pas de recenser les travaux psychanalytiques entrepris dans ce domaine par les meilleurs disciples de Freu d. Il ne suffit pas de savoir que depuis 1955, la neurophysiologie, sous l'impulsion notamment des écoles de Kleitman à Chicago et de Jouvet à Lyon, confirme les hypothèses métapsychologiques de Freud relatives à la fonction vitale du rêve et que “ par le rêve se fait la synthèse harmonieuse du passé et du présent, du réel et de l'imaginaire, par lui peuvent se réaliser tous les compromis entre le désir qui ignore la réalité présente et la réalité qui refuse le désir ” (4). Il ne suffit pas de prendre acte des découvertes anthropologiques, ethnologiques et sociologiques qui invitent à une nouvelle explication du monde à partir de cette évidence trop négligée : l'histoire du rêve est “ enracinée dans la diversité des cultures ” (5). Il faut intégrer tous ces éléments dans un ensemble théorique inductif qui, par définition, débordera la compétence spécialisée, aidera à la connaissance et à la jouissance de toutes les facultés oniriques et permettra d'établir, dans la pratique de la vie, le rêve comme organisateur réel des destinées humaines. Ceci n'est pas un programme. Qui se soucierait parmi nous du jour où la première escale sera en vue et de son nom se sera trompé de bateau. Nous savons, au moins, d'où nous venons. Jean Schuster.

[Le Monde n° 7690, 4 octobre 1969.]

(1) Notons pourtant que le droit de tendances, légitime dans une organisation à vocation prosélytique, devient, dans un mouvement comme le Surréalisme, qui s'est toujours voulu réduit dans ses effectifs, le droit à ériger l'inefficacité en principe.

(2) Au sens immanent d'Héraclite : “Ce monde, uniformément constitué, n'a été créé par aucun dieu, ni par aucun homme. Mais il a toujours existé, il existe et existera toujours, feu éternellement vivant, s'allumant avec mesure et s'éteignant avec mesure.” Traduction Yves Battistini.   

(3) Cf. le Premier Manifeste du Surréalisme : “Swift est Surréaliste dans la méchanceté, Sade est Surréaliste dans le sadisme, Chateaubriand est Surréaliste dans l'exotisme, etc.” (4) André Bourguignon, Recherches récentes sur le rêve, Les Temps Modernes, mars 1966. L'auteur note cependant que “cette conception idéale du rêve mérite d'être nuancée”... car... “la fonction du rêve dépend très vraisemblablement de la situation du sujet par rapport à son rêve.” (5) Le Rêve et les Sociétés humaines, sous la direction de Roger Caillois et de G.E. Von Grunebaum, Gallimard, 1967.

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