TRACTS SURREALISTES Tome II

(de février 1940 à avril 1960)

[PriEre d'insErer pour “...hurle à la vie”, de LEo Malet]

Ce poème, à la publication duquel, en ce début de 1940, des raisons impérieusement précises ont présidé, offre le spectacle, en apparence désordonné, de la main fiévreuse du poète, de la main lucide, de la main fine, de la main tremblante, errant, indécise, de la détente du mauser à la corde du pendu.
Tirée, celle-ci sonne au loin dans les profondeurs du miroir, et le bruit des feuilles mortes foulées annonce que quelqu'un vient de la maison isolée.
Dans tous les sens, du dehors et du dedans, s'ouvre le pesant vantail de bois, de fer et de chair.
Alors, ni le feu du ciel ni le sang de la terre, dans leur précipité gigantesque, ne peuvent effacer cette image qui “hurle à la vie” : les yeux jetés au loin, perdus et retrouvés, une femme, les seins tendus sous la soie, passe ses mains fraîches dans ses cheveux lourds.
Février 1940.

[Réponse à l'enquête : “ Que lisent les soldats ? ”]

I. Machinalement mon choix s'est porté d'abord sur les deux livres qui m'ont été du plus grand secours durant l'autre guerre : Pascal et Rimbau d. Je ne pouvais faire moins que d'emporter Lautréamont, qui, depuis vingt ans, a été de tous mes voyages. J'y ai joint, dans l'espoir de moments pleinement disponibles - pour pouvoir m'appliquer à les conquérir - la récente traduction de la Phénoménologie (1) de Hegel (c'est de la pensée de Hegel et de ceux qu'il a formés que je persiste à attendre la clé de la situation actuelle). Puis les deux ouvrages qui consacrent pour moi jusqu'à ce jour l'expression la plus évoluée en vers ou en prose : Je sublime (2), de Benjamin Péret et Au Château d'Argol (3), de Julien Gracq.

(1) Editions Montaigne.
(2) Editions surréalistes.
(3) José Corti.

Au hasard ou non des rencontres, j'ai lu avec passion le petit livre de Pierre Quercy : Les Hallucinations (4), qui couronne son magnifique ouvrage en deux tomes sur le même sujet. Ce sujet n'a pas cessé, en effet, de m'apparaître comme crucial, tant du point de vue psychologique que poétique. Alors que j'ai été fort déçu par l'interprétation sans force, tout extérieure et profane, que Gaston Bachelard nous propose de Lautréamont (5), je me suis senti attiré par la personnalité d'Emmanuel Aegerter qui vient de publier Les Hérésies au Moyen Age (6) et dont, à en juger par la liste de ses oeuvres, la curiosité rayonne sur un plan qui l'apparente étroitement avec la mienne. Depuis quelques jours enfin, je suis tout à la découverte et à l'évaluation comparée des textes à mes yeux les plus sensationnels de toutes les langues, que Pierre Mabille présente avec l'autorité voulue dans son Miroir du Merveilleux (7).
II. Dans l'aviation (élémentaire), à ce que j'ai pu voir et renseignements pris, ne passent guère de main en main que L'Art de piloter et des Vies, plus ou moins exaltantes, de Mermoz ou de Coste. Je dois témoigner pourtant que les jeunes soldats des différentes armes - mais P... est une ville universitaire - se pressent le soir dans les librairies où, Manuel du Gradé à part, les ouvrages de philosophie contemporaine, à tort ou à raison, sont sans doute les plus demandés, avec ceux des auteurs grecs ou latins.
III. Il y a longtemps que j'ai renoncé - les temps eussent-ils été plus propices - à cette sorte de prosélytisme. Le dépaysement intellectuel n'en a pas moins cessé pour moi de l'instant où, presque à mon arrivée dans cette ville, me sont parvenues, articulées comme il convient, deux ou trois phrases hautement émancipantes d'Ubu Roi. (Un signe des temps, ne l'oubliez pas, - on en a d'ailleurs déjà fait état dans la presse - que cette soudaine entrée de Jarry en pleine faveur, que cette actualisation totale de Jarry, au moins dans une certaine sphère.) Les citateurs étaient ici de très jeunes gens des deux sexes qui se destinent à l'enseignement supérieur des lettres. J'ai été amené par la suite à les connaître et j'ai pu m'assurer, au cours de nos fréquents entretiens, que leur lucidité n'est en rien altérée par les événements. J'ai tout lieu de penser que d'autres, comme eux, restent capables de débattre, hors du tumulte et de l'obscurantisme, de tout ce qui fait le prix de la “ vraie vie ” au moins relative, je veux dire de la vie avant cette guerre et au-delà.
André Breton
P.-S. - Je ne puis satisfaire à votre désir de publier ma photo en militaire. Elle me fait défaut et vous m'excuserez, j'en suis sûr, si je n'ai pas la coquetterie de la faire tirer tout exprès pour me montrer sous cet aspect séduisant mais épisodique.
[Le Figaro littéraire, 9 mars 1940 ; L'Invention collective n° 2, avril 1940.]
(4) Alcan.
(5) José Corti.
(6) Librairie Ernest Leroux.
(7) Sagittaire.

État de présence

Que le temps s'avance sur un cheval noir, sur un cheval blanc, ou pire encore sur un cheval grisaille, la poésie n'en demeure pas moins l'art “ d'exprimer l'inexprimable ”, et, plus encore que comme un art, elle nous apparaît surtout comme un besoin de rechercher dans les fonds apparemment les plus inviolables de la forêt des mots, non seulement les plus difficiles à dire, mais encore ceux qui se montrent à la fois les plus imperméables et les plus hostiles à la perméabilité des consciences imbéciles.
Si l'on vient à nous dire que notre époque a bien d'autres soucis en tête que celui de faire de la poésie, nous répondrons : “Nous aussi !” ; et nous serons encore heureux qu'on daigne enfin nous en justifier, ne serait-ce qu'en nous adressant un tel reproche.
Qu'on ne vienne pas non plus nous dire que notre action est superflue, car alors nous répondrons : le superflu suppose le nécessaire, et c'est justement l'harmonie de cette contradiction qui nous fait le plus défaut, celle que nous avons le plus intérêt à rénover, ou tout au moins à la rénovation de laquelle nous avons le devoir le plus strict de collaborer, même dans la très faible part qui nous est accessible.
Ce n'est pas parce que les imbéciles ne nous comprennent pas que nous ne devons pas comprendre les imbéciles.
Nous nous refuserons toujours à fuir la poésie pour la réalité, mais nous nous refuserons toujours aussi à fuir la réalité pour la poésie.
Et c'est pourquoi nous sommes aujourd'hui amenés à répondre à la grande question de Baudelaire :
“ Faut-il partir ? Rester ? Si tu peux rester, reste... ”
- Nous savons qu'on ne peut jamais fuir que dans l'espace, et nous ne sommes pas encore assez vieux pour pouvoir décemment jouer à “ sauve-mouton ”.
Nous restons.
Et c'est-à-dire par là que nous ne renonçons ni à avancer dans le temps, ni à l'avancer.
J.-V. Manuel, Marc Patin, Jean Hoyaux, J.- F. Chabrun , Paul Chancel, Noël Arnaud.
[La Main à Plume, août 1941 ; Géographie nocturne, septembre 1941.]

Vos Gueules !

La jeune poésie embrigade un caissier de cinéma, un professeur de malgache et un commissaire de police. Yves Bonnat. Toute la vie, n° 74, 15 janvier 1943.
          J'ai horreur de tous les métiers, maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue : je n'aurai jamais ma main ; après, la domesticité mène trop loin ; l'honnêteté de la mendicité me navre, les criminels dégoûtent comme des châtrés, mais moi je suis intact et ça m'est égal.
Arthur Rimbau d. Une saison en Enfer.
Patrice de la Tour du Pin tient à rester dans l'ombre, la vie recluse en poésie n'exclut pas son bon garçonnisme et les longues courses à cheval où l'accompagne sa meute. Ibi d.    La caserne est en rut : l'adjudant Yves Bonnat, ancienne sous-maxé de la Léone du Croissant, fait l'appel. Le lieutenant comte Patrice de la Tour du Pin vient en tête, accompagné, on nous le dit, de sa meute. Ils accourent, les chiens à écritoire, pressés en ces temps de tourisme de justifier des trente heures réglementaires d'arrachage d'oignons, de trafic de bagues et de rondelles.
LEUR SECOND METIER P. Dumaine est ingénieur dans une société gazière, Ganzo, ancien danseur à Bruxelles, Yanette Delétang Tardif, critique de cirque, Luc Estang, chef de la page littéraire du journal La Croix, Jean Lescure, caissier de cinéma, Jean Paulhan professeur de malgache, Rousselot est commissaire de police. Ibid.         
Des gaz de Philippe Dumaine au Pégase cheval de cirque montant Madame Delétang Tardif, de Roger l'âne au mégalomane Robert Ganzo, vénézuélien, 40 ans (sic) et à Luc Estang, souteneur de La Croix et de la bannière de Cocteau bien entendu, c'est une gentille ménagerie et si ces Paillasses font les carpettes, autant d'étangs que l'on voudra ne font qu'une mare assez délétère, mais qui dans le genre méditerranéen n'a certes rien à envier à l'apéritif et aux aventures de Monsieur Lanza del Vasto, non pas le Grand mais le Large (nuance) nous dit le Larousse italien-français.
Yanette Delétang Tardif dont le Pégase est un cheval de cirque, discute poésie mais aussi ravitaillement.      Leur second métier ! Car ils en sont à s'excuser de l'exercice d'une poésie qu'ils ont pourtant mise au bordel.
Et si un certain Monsieur Jean Lescure (ou lèche-cure) qui vit aux crochets de sa mère, richissime propriétaire de cinéma, s'intitule humblement “caissier”, cet honnête effacement n'est rien en regard de la suprême synthèse : le poète-flic, Rousselot le rouquin, spécialiste de constats d'adultère, voyeur de claquedents de sous-préfecture.
Ils l'ont bien gagné le cocotier, la crotte au cul, le croqueselles et le Crocteau !
Lanza del Vasto, la plus curieuse personnalité de cette nouvelle génération d'inspirés, porte sur son visage la trace de ses aventures méditerranéennes. Lorsque devant un apéritif méditerranéen lui aussi, on reçoit l'honneur de sa soudaine confiance, il sort de ses poches des galets aux couleurs rares et les caressant amoureusement, vous en délivre le mystère.           Et nos poètes travailleurs salonnent à qui mieux mieux dans les “châteaux moyenâgeux”, y caressent amoureusement des cailloux ronds sortis de leur braguette, se  vautrent sur les moleskines des cafés chics ou dans les boudoirs des grandes coquettes. Serviteurs des forces d'oppression ou victimes indolentes, les voici tout contents de leur métier factice ou de leur réel asservissement. Air connu : On se fait poète poète et puis ça y est. Mais les hommes qui ne sont pas fiers de travailler serrent les poings devant cette comédie et dans la poésie agie de chaque jour, vomissent la poésie minaudière des dimanches.
Monsieur de Lescoët reconnut le droit d'être inspiré à cent poètes, il publia un ouvrage intitulé “ Les cents poètes poètes ”.        Ne faites plus Lannes pour avoir du son, fût-ce, auteur de “ La Peine Capitale”, celui du panier, comme les crachats.
On vous demande de vous cacher, on vous demande de taire un peu vos sales petites gueules. Et de méditer entre deux réceptions chez le phoque Fargue, ces phrases de Rimbaud pour qui vous “enqueutez” périodiquement dans vos revues :
Jamais je ne travaillerai...
Cela dégoûte de travailler...
Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feu ! ...
Ces perles d'une haute culture sont extraites de l'huître Bonnat. Les huîtres perlières sont, comme chacun sait, incomestibles et deviennent même fort nocives au contact prolongé des bourriches. Un instant, Messieurs-dames, l'anus Dei Paul Claudel et le pote aux macs Jean Cocteau ne patronneront plus longtemps vos partouzes du tour de la pine ; c'est dans le cinéma de Monsieur Lescure que demain nous acclamerons “ L'Age d'or ”, tandis que l'usine à gaz de Philippe Dumaine, aux mains de ceux pour qui Rousselot est aujourd'hui tout autre chose qu'un poète, distillera pour vous tous, le jour durant, la mort parfumée des poux.
[Fin février - début mars 1943.]

[Lettre à Jean Follain]

Monsieur,
Sans nous faire d'illusion sur votre importance, - et c'est à cela que vous devez d'avoir été épargné jusqu'à maintenant -, nous tenons à prendre bonne note de votre connivence avec l'ignoble et minuscule Noël B. de la Mort.
La seule chose qui vous reste à faire pour réintégrer votre ombre est d'envoyer immédiatement à l'hebdomadaire L'Ordure, surnommé L'Appel, une lettre manifestant votre désapprobation.
Veuillez, éventuellement, nous adresser copie de cette lettre.
Nous tenons pour inadmissible qu'un homme, si insignifiant soit-il, se serve de cette insignifiance même pour commettre impunément des actes de déprédation intellectuelle.

Le 13 mars 1943.
Pour le Groupe de La Main à Plume,
Léo Malet, Robert Rius, Christian Dotremont, Laurence Iché, Paul Chancel, J.-V. Manuel, Noël Arnaud , Marc Patin, J.- F. Chabrun , Jacques Bureau.

[Lettre à Léon-Paul Fargue]

Paris, le 28 mars 1943.
Cher phoque,
Un de nos amis a trouvé dans les water-closets du Café de la Légion d'Honneur un récent numéro de l'hebdomadaire L'Ordure, surnommé L'Appel. Un article signé de votre nom s'y étalait.
Considérant comme un outrage aux bonnes moeurs la figuration en caractère gras de votre nom sur un organe qu'on se garde d'ordinaire d'exhiber ou de tenir à la main en public, nous nous associons douloureusement à l'indignation que vous a causée, nous en sommes sûrs, la supercherie assez basse par laquelle on abrite sous votre signature un papier où la médiocrité ne le partage qu'à l'incompétence, trahissant ainsi l'apocryphe à chaque ligne.
Aussi sommes-nous disposés à donner pour notre part la plus large publicité au désaveu que vous vous disposez à adresser aux microscopiques faussaires de L'Ordure.
Sincères condoléances.
Pour le Groupe de La Main à Plume,
André Stil, Gérard de Sède, Charles Bocquet, Paul Chancel, Noël Arnaud , J.-V. Manuel, Marc Patin, Jacques Bureau, J.- F. Chabrun , Léo Malet, Laurence Iché, Robert Rius, Christian Dotremont.

Nom de Dieu !

“Exercice scabreux ; gymnastique spécieuse. Passez donc, grotesque muscade. S'il vous plaît, retirez-vous de ma présence, fabricateurs, à la douzaine, de rébus défendus.”
LAUTRÉAMONT
M. Bataille avait disparu. Que faisait-il ? Bien peu de gens ont dû se poser cette question : il y a belle lurette que M. Bataille a son cercueil (1). C'est André Breton qui le lui a donné. Mais il faut aujourd'hui répondre. M. Bataille faisait des enfants. Et des enfants spirituels. Il est le Breton (2) d'une marmaille qui vient de prononcer ses premiers mots. Ces mots, les voici : Dieu, Poésie, Esprit, Religion, Mystique (3). Les mots suivants seront sans doute : Pape, Eglise, Christ, Première Communion, Carême... On dirait que cette marmaille apprend à lire dans le Catéchisme. C'est bien possible.
Mais c'est toute la famille qui vient de nous donner des messages. Aux vagissements se sont joints les radotages. Nous avouons qu'il est difficile de distinguer ceux-ci de ceux-là. Ne distinguons pas.
Les premiers cris de la famille Messages, qui n'était pas encore au complet, ne nous avaient pas fait tourner la tête. Ils se confondaient avec les piaillements des “jeunes revues françaises” dont Poésie 43 peut être cité en exemple. Aujourd'hui nous tournons la tête. Non pas que la famille Messages ait poussé un cri plus haut, ou qu'elle ait vagi quelque chose d'intéressant, mais parce que les intentions de Monsieur le Curé, du chanoine Bataille et de ses brebis - galeuses - viennent d'être mises à jour. Et que ces intentions sont les nôtres autant que M. Jean Follain est un poète.
Messages veut remplacer le Surréalisme. Voilà. Bien entendu, tout en-retenant-du-Surréalisme-ce-qu'il-a-de-valable, et patati et patata... Ce projet n'est pas quelque chose de bien grave, nous en tombons d'accor d. Autant vouloir remplacer l'amour : le Surréalisme - qui a changé, change et changera - est dorénavant lié à l'aventure humaine, à l'entreprise humaine. D'ailleurs à voir Messages, le Surréalisme ne nous semble remplaçable que par des vieilles lunes, la vieille lune idéaliste par exemple.
Mais il y a confusion. Il n'y a pas de confusion pour nous : nos signatures ci-bas en font foi. Il y a confusion pour des esprits qui avaient besoin (c'est un passé) de Breton et de ce qu'était le Surréalisme avant guerre, pour ne pas quitter le Surréalisme. Du moins voulons-nous donner cette explication à la collaboration de Marcel Lecomte et de Raoul Ubac à la Messe à tous les âges. (Ne parlons pas d'Eluard : en tant que Surréalistes, nous n'attendons plus rien de lui.) Mais tout porte à croire qu'en réalité Messages comble les voeux de toujours d'Ubac et de Lecomte.
Car la pire des confusions sur lesquelles Messages repose est celle-ci : Messages ne doit rien aux circonstances, Messages aurait été Messages en tout temps, Messages sera Messages après la guerre ; Messages est Messages aujourd'hui avec Paul Claudel, Messages sera Messages demain avec, nous le savons, François Mauriac, Georges Duhamel, etc. Il faut principalement dénoncer cet abus des circonstances, cet abus tactique. Messages compte sur les circonstances pour prendre pied, telle est la seule tactique à laquelle il se livre. Le reste provient de l'esprit de son clergé, et non d'une stratégie qui, tout en étant peu dangereuse, serait condamnable. (L'activité de La Main à Plume suffit à renverser l'argument d'Ubac selon lequel “ l'esprit volontairement éclectique dont témoigne Messages est le seul souhaitable actuellement ”).
Que les voisins du Surréalisme, et quelques Surréalistes aussi, que tous nos amis en soient avertis : Messages incarne ce contre quoi nous luttons, Messages prend place pour nous dans les derniers régiments qui opposent encore quelque résistance à l'avance du désir.
(1) MM. Bataille et Caillois prêchaient naguère la réalisation de l'homme total dans la boue des tranchées par la mort des camarades d'armes. MM. Bataille et Caillois ont-ils su profiter des derniers événements pour réaliser leur humanité totale ? S'ils sont morts, prions-les de fermer leurs gueules.
(2) “ Peut-être M. Bataille est-il de force à grouper ceux des anciens Surréalistes qui ont voulu avoir leurs coudées libres pour se commettre un peu partout... Je m'amuse d'ailleurs à penser qu'on ne peut sortir du Surréalisme sans tomber sur M. Bataille, tant il est vrai que le dégoût de la rigueur ne sait se traduire que par une soumission nouvelle à la rigueur. ” André Breton.
(3) “ Je pense que le facteur religieux, l'état religieux tient une grande place dans les rapports qui lient l'homme au monde. Ce fait existe, il est inhérent à la nature de l'homme, partie intégrante de sa nature d'homme comme la raison, l'inconscient, etc. ” Raoul Ubac : “ Nous nous retrouverons toujours en chiens, en anges ou en dieux. ”
Le 1er MAI 1943.
Noël Arnaud , Maurice Blanchard, Charles Bocquet, Jacques Bureau, J.- F. Chabrun , Paul Chancel, Christian Dotremont, Pierre Dumayet, Aline Gagnaire, Jean Hoyaux, Laurence Iché, René Magritte, Félix Maille, Léo Malet, J.-V. Manuel, Pierre Minne , Georges Mouton, Marc Patin, André Poujet, Jean Remaudière, Robert Rius, Boris Rybak, Gérard de Sède, Jean Simonpoli, André Stil.
[Le Surréalisme encore et toujours, août 1943.]

[Lettre à Paul Eluard] (1)

Paris, le 14 juillet 1943.
Vieille canaille,
Nous mettions jusqu'à maintenant sur le compte de votre gâtisme les nombreuses saloperies dont vous vous êtes rendu coupable ces temps derniers. Nous nous trompions : vous n'êtes pas qu'un vieillard imbécile ; vous êtes une inqualifiable crapule.
Nous avions pu croire que votre collaboration à La N.R.F. de Drieu avait été une erreur. Votre participation en page 5 (Les Spectacles !!!) de L'Echo des Etudiants, journal récemment autorisé à paraître en zone occupée et qui publie en page 9 de judicieux conseils destinés à faciliter les départs en Allemagne, nous prouve suffisamment aujourd'hui que ce besoin de collaborer avec les gens de La Gerbe et de Je Suis Partout correspond chez vous à une tendance essentielle. Vous trouverez donc naturel que nous vous assimilions dès maintenant à ceux avec qui vous avez cru opportun de vous manifester et d'affirmer ainsi votre solidarité. Vous dépendez désormais de la juridiction dont ils relèvent.
Le Comité Directeur de La Main à Plume,
Marc Patin, Noël Arnaud , J.-F. Chabrun.

[Lettre à André Breton]

Paris, le 14 juillet 1943.
Cher Breton,
Nous avons appris qu'une lettre de vous avait, par l'intermédiaire d'un de vos amis suisses, atteint Paul Eluar d. Ce signe de vie que nous attendions tous avec une impatience mêlée d'angoisse depuis bientôt trois ans, semble pourtant, d'après ce qui nous en a été rapporté, pouvoir risquer de porter à faux en raison du manque d'informations que votre éloignement rend malheureusement très plausible. C'est pourquoi nous nous sommes décidés à lancer un peu au hasard cette lettre où nous essaierons de vous retracer aussi  succinctement et aussi précisément que possible, la situation générale à laquelle nous avons dû faire face, situation extrêmement complexe, vous vous en doutez, puisque nous étions à la fois habitants d'un pays occupé et militants décidés à maintenir ouverte - en dépit des événements - la voie de la pensée surréaliste.
Nous savons, nous n'avons jamais cessé de répéter que vous représentiez vous-même, et, malgré votre absence, plus que tout autre, cette pensée. C'est-à-dire que tout en comprenant les raisons de votre absence, nous ne l'avons pas moins regrettée. Car, dans l'immense désordre de la défaite, il ne vous a même pas été donné de connaître personnellement la plupart de ceux qui, quelques mois plus tard, devaient accepter l'honneur et les risques de continuer une oeuvre qui jusque-là semblait s'être cristallisée sous sa forme la plus pure autour de votre nom et de ceux de vos amis qui vous étaient restés fidèles jusque sur les quais de Marseille. Risque double, puisque d'une part cette activité, pour être honnêtement menée à bien, devait s'exercer sans concession aucune à l'égard de ceux qui vous acculèrent à l'exil et que, d'autre part, séparés de vous par les murs mêmes de la prison où nous sommes enfermés plus encore que par les milliers de kilomètres d'un océan armé, nous courrions aussi le risque d'être un jour désavoués par l'homme même autour de la pensée duquel nous entendions monter une garde vigilante.
Au début de 1941, nous nous sommes retrouvés quelques-uns qui, en général trop jeunes pour avoir pu participer au Mouvement surréaliste avant 1939, n'étions cependant pas encore assez vieux pour nous résigner à nous en détacher par fatigue intellectuelle, par opportunisme ou par crainte de déplaire à des vainqueurs qui nous apportaient, avec l'abrutissement organisé, la haine de l'art “ dégénéré ” ou de toute activité intellectuelle susceptible de provoquer, dans les domaines les plus divers, la moindre réaction autre qu'une réaction de stricte obéissance et de résignation à la bêtise et à la force.
Vous savez quelle décourageante atmosphère régnait alors dans l'ancienne zone libre. Les armes à peine rengainées, ou abandonnées, on sortait des goupillons d'autres fourreaux. Et l'on peut dire qu'en 1940, 41, 42, malgré quantité de faux bruits, la situation était à Paris sinon meilleure du moins beaucoup plus claire et que nous nous y sentions avec juste raison plus près du mal dont la guerre nous avait chargés et mieux placés pour le combattre au vif qu'à travers ce pansement malpropre, stupidement revanchard et servile à la fois, qu'était la soi-disant (sic) zone libre. A Paris, cependant, le silence était complet. Du groupe ancien restaient à peine quelques individus disséminés et inactifs : d'autres revenaient parfois de captivité ou encore de zone libre, rapportant des échos de plus en plus alarmants sur le caractère mystico-crétinisant des activités intellectuelles qui se manifestent là-bas, par le canal de revues de sous-préfectures où les ratés d'avant-guerre prenaient une revanche que seule la défaite pouvait leur offrir.
En Belgique et à Paris, nous étions une poignée décidés à ne pas laisser aux gens qui, depuis 1924, ne cessent de répéter que le Surréalisme est mort même le mince plaisir d'avoir, dans les années 40, enfin raison. Mais pour agir, pour prouver notre existence, il fallait pouvoir assurer une publication plus ou moins suivie. Notre première tentative collective, en mai 41, fut anonyme. Le qualificatif de “ surréaliste ” fut pour cette publication évité afin de ne pas donner barre à une provocation que tout pouvait nous faire craindre alors. En fait, quoique nos publications ne relevassent d'aucune censure (il faut tenir compte de l'extraordinaire confusion qui double paradoxalement ici  un système de répression par ailleurs terrible) les rares critiques qui osèrent, tant en Belgique qu'en France, en parler avec sympathie n'hésitèrent pas cependant à nous taxer d'orthodoxie surréaliste et à nous reprocher cette attitude tout en s'étonnant (nous citons ici presque textuellement Rolland de Renéville) que les seuls jeunes écrivains qui fassent à l'heure actuelle preuve de valeur et de talent s'en tiennent à des formules aussi surannées et se refusent à faire “ du neuf ”. Ce à quoi l'un de nous devait répondre plus tard : “ C'est être révolutionnaire que de savoir conserver ce qui doit être conservé et de renouveler ce qui doit être renouvelé. La devise : “ du nouveau ! du nouveau ! ” est une devise dada, une devise réactionnaire. ”
Les conditions dans lesquelles il nous était donné de vivre et d'agir n'étaient pas de nature à nous permettre une activité tapageuse et à plus forte raison scandaleuse. C'est pourquoi nous nous décidâmes à rester sur un plan en quelque sorte encyclopédique, nous refusant tout d'abord à toute polémique d'actualité pour mieux pouvoir maintenir publiquement le courant de la pensée surréaliste sur le terrain poétique, indépendamment des autres activités plus directement efficaces menées par ceux d'entre nous qui avaient la possibilité de s'y livrer. Cette seconde condition n'étant pas la moins importante puisque, par un accord tacite, nous n'avons jamais accepté - nous n'avons d'ailleurs jamais eu à accepter parmi nous - de gens qui ne satisfassent ou ne se tiennent prêts à satisfaire aux exigences et aux nécessités de cet ordre d'activité qui prime bien entendu pour nous l'activité simplement poétique.
Il est cependant d'une grande importance, croyons-nous, que de l'aveu même des critiques les plus mal intentionnés à notre égard, les seuls jeunes poètes ou théoriciens de la poésie dignes d'être remarqués, quoique surréalistes, aient été des gens qui évitaient au début de prononcer même le nom de Surréalisme, et ne s'en réclamèrent officiellement qu'à partir de septembre 41 environ. Car, après à peine quelques mois d'existence, notre groupe se trouvait non seulement être désigné comme le seul groupe surréaliste fonctionnant en Europe, mais encore le seul capable de parler au nom du Surréalisme bien qu'aucun parmi ses initiateurs n'ait été, au moins publiquement, mêlé à la vie du groupe surréaliste d'avant la défaite. De simples entraîneurs d'une idée provisoirement réduite à l'oisiveté, nous dûmes alors élargir notre action à la mesure du rôle qu'on attendait de nous.
C'est ainsi que s'est posée pour nous la question du regroupement des différents éléments qui paraissaient pouvoir s'intégrer à une nouvelle activité surréaliste. Après une série d'hésitations, de discussions et d'atermoiements sur lesquels il convient de passer, nous avons finalement décidé, en décembre 41, de faire table rase des anciennes querelles et de demander à des hommes comme Eluard, Hugnet, Maurice Henry, etc., de se joindre à nous. Il pouvait être, en effet, utile de faire prendre ouvertement position en faveur du Surréalisme à des gens qui parfois s'en réclamaient encore. La situation était d'ailleurs tellement changée que, pour certains, les motifs de leur ancienne séparation d'avec le Groupe surréaliste nous apparaissaient à vrai dire comme extrêmement futiles, et, en tout cas, comme complètement surannés. Nous n'étions pas assez nombreux et assez forts pour nous permettre une division publiquement injustifiable. Nous étions d'ailleurs, tout compte fait, repartis à zéro et il convenait pour supporter l'héritage de la pensée surréaliste d'annuler certaines de ses hypothèques. Si vraiment des divergences fondamentales existaient - ce que beaucoup de nous pensaient alors déjà - entre P.E. par exemple et nous, il était en toute loyauté nécessaire d'en juger à l'usage et non a priori. Et comme il nous est impossible de faire ici un exposé complet, nous nous bornerons à citer en exemple le cas de P.E. qui est d'ailleurs, à tout prendre, l'un des plus caractéristiques. L'intégration de P.E. à notre Groupe était devenue politiquement nécessaire en raison de l'encensement systématique auquel il donnait lieu dans toute la presse littéraire française, voire même européenne. P.E. était devenu le Grand Poète des Temps Modernes, et on lui pardonnait volontiers son origine surréaliste en prouvant par A + B qu'il n'avait jamais écrit de poèmes qui, malgré tout, ne ressortissaient de la plus pure tradition française, etc. Ce qui est malheureusement vrai au moins pour la plus grande partie de son oeuvre de ces dernières années. Sa participation aux publications d'un Groupe surréaliste en 1942 était donc de nature à confondre et à démasquer à notre avantage l'hypocrisie de pareilles critiques. Mais hélas ! la regrettable faiblesse de caractère de P.E. ne devait pas lui permettre de saisir enfin l'occasion de prendre une attitude nette et catégorique à l'égard de ceux qui, quotidiennement, le défiguraient sous leurs hommages. Il continuait de collaborer à des revues de zone libre ou de zone occupée dont les prophètes officiels étaient de quelconques Péguy ou de quelconques Gobineau (1). Pour les revues de zone non occupée, il invoquait le prétexte qu'elles laissaient de temps à autre glisser quelques allusions revanchardes (si bien tournées que la censure de Vichy elle-même ne pouvait les y discerner) et prétendait que sa participation en était de ce fait suffisamment justifiée. La vanité de l'homme de lettres eut pour tout dire raison de la rigueur de l'homme de proie que nous aurions tant aimé trouver encore en lui.
L'alliance tactique avec certains crétiniseurs contre d'autres, qui peut en effet se justifier sur le plan politique, reste pour nous une sordide monstruosité sur le plan intellectuel, même lorsque ceux-ci prétendent avoir le même ennemi que nous. Nous ne verrions aucun inconvénient à signer par exemple un tract comme celui de l'affaire Aragon en commun avec Mauriac, alors que nous considérons toujours comme rigoureusement inadmissible de collaborer à une revue qui ne serait même pas une tribune libre et qui (c'est le cas de Poésie 43, Fontaine, Confluences et autres revues auxquelles P.E. a collaboré en zone libre) se ferait en outre l'organe propagandiste du retour à la forme, au mysticisme, au classicisme, à la mesure, à la raison et autres balivernes dont nous savons trop quelles dangereuses aspirations crétinisantes elles supposent. Sur le terrain personnel, l'attitude de P.E. n'était pas moins équivoque d'ailleurs, puisque - alors même qu'il se réclamait d'une attitude tellement “militante” qu'il en vint plus tard à nous accuser de trahison parce que nous nous refusions à nous mêler à cette bouillie de littérateurs véreux mais revanchards dans laquelle il est maintenant complètement vautré - il n'en continuait pas moins à fréquenter assidûment des gens comme Desnos ou Cocteau qui prêtent quotidiennement leur plume et leur nom aux journaux allemands de Paris, tout en prenant la précaution de garder des opinions personnelles qui soient en contradiction avec la nature et l'origine des pourboires dont ils vivent, opinions dont un jour quelques amis sûrs, P.E. par exemple, pourront au besoin témoigner.
Un incident au cours duquel P.E. en vint à dénoncer, publiquement et devant des personnes inconnues de lui, un de nos amis, sur un ton qui frisait la provocation et qui, consciemment ou non, équivalait à une basse dénonciation policière, nous décida à rompre définitivement avec cet être en qui l'incohérence morale le dispute à la fanfaronnade et la couardise à l'inconséquence. Nous l'abandonnons sans remords à une gloire sans honneur. Qu'il continue d'écrire des poèmes bien faits et bien sentis à la mémoire de ceux qui donnent chaque jour leur vie pour la conquête de la liberté. Qu'il continue de trembler comme un premier communiant quand par hasard il les publie à plus de 54 exemplaires. Qu'il ne risque que sa plume si sa peau ne vaut vraiment plus rien. Qu'il vende ses tableaux. Qu'il joue plus ou moins son rôle de petit héros de salon littéraire. Qu'il nous foute la paix. Qu'il continue. Cela nous est maintenant complètement égal. Mais ce que nous voudrions qu'il sache pourtant, c'est que ceux-là même pour qui il écrit ses vers les plus émouvants entre deux partouzes, un doigt de madère et la radio de Londres, que tous ceux qui risquent leur peau pour une autre raison que de laisser Monsieur P. Eluard en relier ses plaquettes, tous, d'instinct, sans même le connaître, en pleine confiance, sans effort et comme naturellement, lui crachent à la gueule.
Obligés de maintenir intacte cette rigueur interne sans quoi nous eussions été condamnés à nous dissoudre dans les pires compromissions, cette attitude devait en outre entraîner nécessairement des répercussions sensibles sur le plan de notre activité publique.
Très vite, il nous apparut que le combat des poétaillons de zone libre, confits en dévotion, enveloppés de leur Saint-Suaire et leur drapeau tricolore, ce combat décidément n'était pas le nôtre. Un vent d'abêtissement soufflait, et souffle encore, sur cette parcelle de France qui avait échappé à l'écrasement total. A Paris, plongée dans la nuit gluante de l'oppression, la poésie se taisait, l'esprit, devant la raison du plus fort, se terrait. En zone libre, au contraire, les poètes parlaient, chantaient, criaient, mais c'étaient des paroles de prédicateurs, des chants d'église et les cris de la masturbation mystique. Jamais, depuis peut-être cent cinquante ans, la pensée poétique n'avait été aussi basse, aussi courbée. Trois cents pages de propagande religieuse, dix vers patriotiques très vaguement anti-allemands, tel était le plus souvent le contenu idéologique de ces revues de circonstances. Et l'on voulait, et P.E. aurait voulu nous convaincre, qu'il fallait admettre sans rechigner les trois cents pages crétinisantes, parce qu'il y avait les dix petits vers tricolores d'un quelconque Monsieur Aragon. Peut-être cet argument au début aurait-il pu nous paraître valable, mais nous prîmes bientôt conscience, la guerre durant, de la tâche qui était et reste la nôtre : il nous appartient de maintenir intact et vivant le Surréalisme dans son intégralité, non seulement parce qu'il s'oppose essentiellement à toute tentative d'abrutissement organisé, et qu'à ce titre une action surréaliste actuellement menée est au moins aussi efficace que les déroulades de Messieurs Aragon, Eluard et Cie, mais encore parce qu'il serait souverainement sot d'abandonner à eux-mêmes ou, ce qui est pire, aux sinistres agneaux mystiques, les jeunes qui auront 20 ans dans cette guerre et qui, sans nous, ne trouveraient pour assouvir leur curiosité intellectuelle que les psaumes de la Tour du Pin, les rondeaux d'Aragon et toutes les bondieuseries de la Poésie française 1943. Une autre raison nous a poussés à refuser de nous plonger dans le bénitier national : c'est qu'il est devenu évident que la tendance de la Poésie protégée 1943 aidait en fait, par son esprit de soumission aux mystères, de résignation et de pénitence, ceux-là même qu'elle prétendait parfois combattre. Soutenir la propagande chrétienne, participer à son activité de corruption des esprits, c'était se renier, s'anéantir, trahir. Qu'un prêtre ou qu'un écrivain chrétien, dans un sermon ou dans un article, consacre quelques lignes à répéter en termes voilés ou à double sens les formules de certaines encycliques papales, cela n'empêche point que le prêtre, au même titre que ceux qu'il dénonce pour des raisons qui ne sont pas les nôtres, entend maintenir l'homme sous le joug. Bêler avec les moutons n'a jamais été le rôle des Surréalistes. Nous ne sommes pas de ceux qui, prenant une position qui n'est pas la leur, se disent victorieux. Il nous fallait concilier les nécessités de l'action et notre rigueur ; nos mots d'ordre ont été : Union dans l'action, et pour des buts précis, avec toutes les forces dressées contre ceux qui ne cherchent pas à opprimer que la pensée ; intransigeance idéologique, constance morale absolues dans le domaine intellectuel et dans la lutte proprement poétique.
C'était condamner, avec Eluard, tous ceux qui, sans participer à aucune activité militante, se livraient aux pires compromissions et mettaient leur poésie autant au service de la bêtise qu'au service de ceux qui demain sauront profiter d'un état d'abrutissement qu'ils auront contribué à maintenir pour neutraliser à leur profit l'inévitable sursaut révolutionnaire qui suivra cette guerre. Patriote revanchard, abandonnant déjà aux chiens réactionnaires le prolétariat allemand, sujet à des réactions de concierge antiboche et d'épicier cocardier, jetant une poésie déjà fort compromise dans le ronron des romances ou la facile nostalgie bêtifiante (2), digne émule de son ami Aragon, auquel il dédie des poèmes et qu'il donne maintenant en exemple, P.E. apparaît comme l'un des plus grands responsables de la farouche stupidité nationaliste et christique qui s'est abattue sur la France depuis la défaite et qui risque, si nous n'y prenons garde, de lancer dans la voie de la pire réaction le sursaut populaire auquel nous travaillons tous.
Notre seule tâche est et demeure en effet d'empêcher que périssent dans le tourbillon de la boue présente les rares valeurs dont nous pouvons attendre qu'elles orientent le jour venu les orages inévitables vers la destruction de tout ce qui s'oppose à la liberté de l'homme. Car nous persévérons à croire, avec une ferveur chaque jour affermie par nos malheurs, que la libération de l'esprit est inséparable de la libération sociale et qu'à ce titre l'activité surréaliste est encore et toujours seule capable de nous offrir les garanties d'efficacité et de rigueur intellectuelles les plus indispensables.
Il est un temps pour fourbir les armes, et un autre pour s'en servir. Nous n'entendons pas nous présenter le jour du combat avec des armes rouillées ou, pis encore, avec des armes émoussées. C'est pourquoi nous avons décidé de continuer l'action, ne serait-ce qu'en profitant de cette période de “ calme ” pour nous livrer en quelque sorte à un véritable entraînement poétique destiné à maintenir notre discipline et notre contact avec la réalité. En fait, nous avons fait plus ou, ce qui est mieux, nous avons été contraints de faire plus et de nous constituer en véritables “ francs-tireurs ” du Surréalisme en Europe (cette expression n'est pas, croyez-le, qu'un simple terme de comparaison, mais vous comprendrez que nous ne puissions insister ici davantage).
En fait, et d'ailleurs pour nous résumer, il est d'ores et déjà historiquement posé que si nous n'avions pas été quelques jeunes hommes (l'âge des principaux animateurs variait de 18 à 30 ans) à continuer l'activité surréaliste malgré tout et contre tous les courants, les faussaires d'état-civil, qui font depuis des années courir “ pour ces motifs inavouables ” le bruit que le Surréalisme est mort, auraient pu enfin se targuer du titre envié de croque-morts, sans que le cadavre, par son attitude de refus à tout ensevelissement, n'offre le seul démenti qui convient à leur égar d.
Quand les événements prendront une telle tournure qu'ils entraîneront votre retour et celui de vos amis, nous oublierons sans doute le sens de travaux qui, menés chacun de notre côté, nous apparaîtront peut-être plus comme un défi nécessaire aux contraintes de l'oppression, ou de l'exil, que comme l'oeuvre proprement révolutionnaire, au sens constructif du terme, qu'il nous incombera alors de mener à bien. Car nous ne doutons pas que nos efforts enfin conjugués ne jettent le Surréalisme dans une voie nouvelle et - les circonstances étant changées - triomphante.
Pour ce qui est de nous en tout cas, nous avons conscience d'avoir sauvé le Surréalisme de l'histoire. Nous avons gardé la parole. Le jour où nous pourrons rejoindre vos efforts, notre tâche actuelle sera terminée. Nous sommes prêts à disparaître. Après nous, la victoire.
(1) Collaboration à La N.R.F., reparue à Paris sous la direction matérielle et morale de Drieu la Rochelle et consorts.
(2) Aucun secret tout m'échappe
Je vois ce qui disparaît
Je comprends que je n'ai rien
Et je m'imagine à peine
Entre les murs une absence
Puis l'exil dans les ténèbres
Les yeux purs la tête inerte
(Paul Eluard, Poème, 1943.)
Noël Arnaud , Jacques Bureau, Jean-François Chabrun , Marc Patin.

Cartes à jouer du Quatre Vingt et Un

I. Si vous aimez
L'AMOUR
vous aimerez
LE SURREALISME
II.
Si vous n'êtes pas
CURE, GENERAL OU BETE
Vous serez
SURREALISTE
III.
Déboutonnez votre
CERVEAU
aussi souvent que votre
BRAGUETTE
[1943.]

Fait divers

Aujourd'hui 6 octobre 1943, à 9 h. 30, devant le numéro 9 du boulevard Montparnasse, Monsieur Georges Hugnet, expulsé du Groupe surréaliste en 1939 pour malhonnêteté intellectuelle, actuellement boutiquier, qui s'était répandu quelques jours auparavant en diffamations injurieuses (sic) à l'égard du Groupe surréaliste et particulièrement sur le compte de Noël Arnaud, s'est vu infliger par ce dernier, à titre de premier avertissement et devant trois témoins dont les noms seront au besoin révélés par la suite, une correction physique.
Les témoins tiennent à préciser que Monsieur Hugnet, après avoir reçu une paire de gifles de Noël Arnaud, avait toute latitude pour se défendre et qu'il a tenté de nier ses injures pour éviter de se battre (1).
AVIS AUX INSULTEURS DU SURREALISME
LA MAIN A PLUME tient à faire connaître qu'elle considèrera désormais comme physiquement responsables tous ceux qui pourraient se répandre à son égard ou à l'égard d'un membre du Groupe en propos calomnieux ou de nature à défigurer publiquement le sens et la portée de son activité.
L'incident ci-dessus relaté doit être tenu pour l'exemple des sanctions auxquelles ils s'exposeront dorénavant.
LA MAIN A PLUME.

(1) Nous apprenons au moment d'envoyer cette circulaire que M. Hugnet prétend avoir été attaqué par derrière. La gifle qu'il a reçue en pleine face et son oeil tuméfié témoignent du contraire. Seule la lâcheté intellectuelle de M. Hugnet peut tenter de justifier sa lâcheté physique.

Trajectoire de la LibertE

C'est le sort du Surréalisme de voir se rétrécir, chaque jour, le champ de sa liberté, que celle-ci ait été d'abord limitée par le développement même du Surréalisme, par la rigueur de sa pensée, par le passage de l'anarchie littéraire à un système dialectique que désignait de plus en plus clairement son objet, puis dépassée par les événements qui ont démasqué dans les idéologies en cours le caractère spécieux de ce qui ne prend pas racine dans les aspirations des grandes collectivités humaines.
Il n'y a plus de place, aussi bien dans le domaine de la spéculation que dans celui de la pratique, pour les constructeurs de plates-formes dorées sur lesquelles on peut s'adonner à une activité d'autant plus frénétique qu'elle est privée de toute connexion sociale. Nous laissons à d'autres le soin de verser quelques pleurs amers sur une existence morte. Partant des conditions présentes de la lutte, nous nous assignons la tâche de participer à la construction du nouvel univers.
Acceptant avec enthousiasme les forces qui se présentent dès aujourd'hui comme les lignes vectrices de l'avenir, il nous paraît tout naturel de composer avec celles-ci, de faire sa part à un certain réalisme qu'il nous appartiendra de qualifier. La Révolution surréaliste, pour continuer à vivre, doit s'alimenter au foyer de la Révolution du monde.
Ces déclarations préliminaires ne constituent en rien un abandon de nos objectifs propres. A travers la confusion où se débattent les esprits, elle fixe la ligne générale qu'il nous faut suivre pour garder à la conscience toute sa perspicacité et à l'action toute son efficacité.
Notre activité n'a été jusqu'à présent qu'un travail de clarification et de regroupement. Une expérience récente nous a fortifiés dans la conviction que tous les jugements portés par le Surréalisme sur certains de ses anciens membres étaient irrévocables. Cette activité ne s'est pas toujours présentée comme le résultat d'une ligne de conduite spécifiquement surréaliste. Celle-ci sous-entend un certain mépris pour l'encre d'imprimerie, une pression constante sur la réalité par la façon de vivre, par les jeux, par l'amour, par l'insolite. La condition humaine en 1943 n'a peut-être pas permis une telle continuité, et si nous ne portons pas le deuil de la liberté idéaliste et chimérique, c'est que nous sommes plus résolus que jamais à défendre, dans les limites des nécessités historiques, notre droit à assimiler les données concrètes de l'existence.
Par la publication des Informations surréalistes, nous nous proposons de vous renseigner et de vous faire participer à notre activité. Cette activité doit être diverse et s'exercer dans tous les domaines, elle sera à la fois la résultante de nos préoccupations collectives et la somme de nos observations individuelles. Vous qui êtes obsédés, vous dont l'imagination voit facilement un cheval galoper sur une tomate, faites le monde à votre image, projetez vos ombres, projetez vos fantasmes, la liberté a besoin de vous.
Adolphe Champ [Adolphe Acker]
[Informations surréalistes, mai 1944.]

[Aux camarades surrEalistes de Belgique...]

Je suis le poète, meneur de puits tari que tes lointains, ô mon amour, approvisionnent.
René Char.
Aux camarades surréalistes de Belgique, avec notre suprême contingent d'espoir, - notre salut, notre amitié :
Noël Arnaud, le fou du coeur,
Clovis Trouille, le pape des fontaines, l'enchanteur forain a cueilli l'aubépine,
Raymond Daussy, le sel envahit les yeux du forgeron, la mer s'incruste dans le buis,
Atlan, la craie bleue du soleil sur les cuisses ouvertes,
Louis Dumouchel, il y a peut-être encore lièvre sous roche,
Francis Bott, j'écoute marcher la forêt noire,
André Kundorf, “ au bord de la nuit, l'eau abandonne les coeurs ”,
Raymonde D., mon beau ciel orange, je suis morte, les peupliers sont dans mes yeux,
Yves Battistini, les bergers endormis, la neige partisane des clairières, ta voix d'olivier sauvage, ô mon ami René,
Édouard Jaguer, la nuit est radieusement diurne, le passeur s'est noyé. Regarde, l'horizon brûle son ortie,
Jacques Kober, la chrysalide des sommeils étend son lit de feuilles.
Y. B. [Yves Battistini]
[Paris, octobre 1945.]

La Révolution la Nuit

Dieu est un porc.André Breton.

“Transformer le monde” a dit Marx ; “ changer la vie ” a dit Rimbaud : Ces deux mots d'ordre pour nous n'en font qu'un. André Breton.

N'en déplaise du reste à quelques impatients fossoyeurs, je prétends en savoir plus long qu'eux sur ce qui pourrait signifier au surréalisme son heure dernière : ce serait la naissance d'un mouvement plus émancipateur. André Breton.

Le groupe d'action surréaliste LA RÉVOLUTION LA NUIT convie tous ceux pour qui les mots de poésie et de liberté ont encore un sens à participer à ses travaux.
Contre tous les mysticismes, toutes les Églises, tous les négriers.
Contre la crapuleuse morale chrétienne.
Contre la réaction à visage de Sartre et d'Eluard.
Contre toute falsification, aussi bien que contre toute imitation stérile des témoignages surréalistes du passé.
Pour une pensée vraiment dialectique.
Pour une poésie UTILE.
Pour un Surréalisme en mouvement.
REJOIGNEZ LES RANGS DE L'IMAGE MILITANTE
Ce n'est pas seulement dans la chronique, c'est aussi dans une logique déchirée, dans une physique agressive de l'irrationnel, dans un nouvel état de l'esprit que s'inscriront les cris de l'époque.
[1946.]

[Le Surréalisme en 1946]

N'en déplaise à MM. les profiteurs de guerre, qui sont nombreux, et de toutes sortes, il faut se rendre à l'évidence : nous sommes en 1946 devant la même faillite des valeurs intellectuelles et morales qu'en 1919. Devant la même tragique banqueroute d'un monde pourri. Entre 1919 et maintenant, il n'y a qu'une différence : on ne saurait aujourd'hui oublier que vingt ans de Surréalisme n'ont tendu à rien qu'à ruiner les fondements de cette société pétrie de morts et d'artifices, que ce n'est pas sur, mais contre le Surréalisme que le monde a subi son deuxième effondrement, et que ni le fascisme allemand, ni l'impérialisme français ne se réclamaient de Breton ou de Péret.

Les valeurs surréalistes, les contradictions surréalistes (nous disons bien : les contradictions, entendez-vous, M. Benda ?) sont notre seul espoir. Ce n'est pas notre confiance dans le marxisme qui nous cachera que la révolution n'a pas fait un pas depuis 1919, et que sous ses apparences se masquent souvent les pires conformismes où risquent de s'engluer les meilleures volontés révolutionnaires. Et hors du mouvement révolutionnaire, il serait vain de chercher autre chose que le néant, la mystique, l'art, M. Sartre, la pourriture et le désespoir grégaire. La seule attitude valable à l'heure présente est brutalement, impitoyablement critique.

Aussi ne pouvons-nous que marquer l'écart qui nous sépare de tous ceux qui, se réclamant du Surréalisme, ne tendraient qu'à ramener leur révolte à la seule exploitation d'expériences que l'on s'accorde à placer sur le plan littéraire ou artistique. Nous ne pouvons concevoir l'exercice de cette critique isolé de notre solidarité totale avec les partis de la Révolution ; nous savons qu'il n'est pas d'homme libre dans une société où des hommes sont asservis et que c'est dans la vie quotidienne en proie au déterminisme économique que la liberté a ses racines. Et nous pensons que l'aide la plus efficace que le Surréalisme peut apporter à la cause de la Révolution est de reprendre en 1946 le procès des valeurs fondamentales de notre société, dont notre seul regret est de voir les militants révolutionnaires insuffisamment dégagés.

Yves Bonnefoy, Eliane Catoni, Iaroslav Serpan, Claude Tarnaud.

[La Révolution la Nuit, n° 1, 1946.]

Hommage à Antonin Artaud

Mesdames,

Messieurs,

Me rendre à l'appel des organisateurs de la séance de ce soir ne va pas de ma part sans résistance. N'était l'impérieuse obligation morale d'être parmi eux pour célébrer un être des plus rares et fêter le retour d'un ami particulièrement cher à des conditions de vie moins abominables, j'eusse aimé qu'on me tînt quitte de ce préambule. Je suis en effet depuis trop peu de jours à Paris et j'ai contre moi une trop longue absence pour pouvoir m'assurer que je me suis déjà remis au diapason de cette ville, que je ne reste en rien étranger aux courants sensibles qui la parcourent, que d'emblée je vais savoir placer ma voix. Mais surtout je ne cache pas que j'envisage avec inquiétude la disposition toute nouvelle que je rencontre à traquer - ou à laisser volontiers traquer - d'un projecteur de foire certaines démarches de l'esprit que mes amis et moi pensions ne s'accommoder que du demi-jour. Sous peine d'y voir se dissoudre notre propre substance - je veux dire de retomber dans la norme plus inacceptable, plus révoltante aujourd'hui que jamais -, sous peine de permettre qu'une suite de défections individuelles en impose pour un échec spirituel collectif qui, survenant après tant d'autres, rendra plus arrogant encore ce que nous aurons méprisé et haï, j'estime que nous devons réagir d'une manière implacable. Le lieu de résolution de ce qui s'est cherché et, j'espère, se cherche encore authentiquement sous le nom de Surréalisme, ne nous y trompons pas, ne saurait être en 1946 la place publique. Les conditions de pensée et d'activité sont à ce point maléficiées à l'échelle universelle, une telle menace d'anéantissement pèse sur le monde qu'on ne peut que prendre en pitié ceux qui persistent à quémander les suffrages à titre personnel ou à se prévaloir de prétendus titres de gloire rétrospectifs. En fonction même des événements de ces dernières années, j'ajoute que me paraît frappée de dérision toute forme d'“ engagement ” qui se tient en deçà de cet objectif triple et indivisible : transformer le monde, changer la vie, refaire de toutes pièces l'entendement humain.

Antonin Artaud est, de nos jours, celui qui s'est porté - seul - le plus témérairement loin dans cette voie et, pourtant, les considérations précédentes m'interdisent de commenter à ciel ouvert son message dramatique entre tous, aussi bien que de relater son expérience sociale, exceptionnellement douloureuse. Il me semble que par là je trahirais la cause même qui nous est commune à lui et à moi, que j'exposerais à tout venant un enjeu sacré. A plus de vingt ans derrière nous j'entends sourdre l'espoir irrépressible qui, à quelques-uns, nous a conditionnés et soulevés au-dessus de nous-mêmes. Je pense à tout ce qui nous a possédés alors, à ce torrent qui nous précipitait en avant de nous, emportant dans un rire de cascade tout ce qu'on nous opposait. Pour chaque nouvelle génération, c'est le secret d'une telle énergie qui est à retrouver. Chaque fois qu'il m'arrive d'évoquer - avec nostalgie - ce qu'a été la revendication surréaliste s'exprimant dans sa pureté et dans son intransigeance originelles, c'est la personnalité d'Antonin Artaud, magnifique et noir, qui s'impose à moi, c'est une certaine intonation de sa voix qui met les paillettes d'or dans le murmure. Et c'est Le Pèse-Nerfs, et c'est L'Ombilic des Limbes, et c'est ce numéro 3 de La Révolution surréaliste, composé tout à son gré par Artaud, qui, dans la collection de cette revue, atteint au plus haut point de phosphorescence, me restitue le frisson de la vraie vie en me montrant l'homme tentant l'assaut des cimes envers et contre la foudre même. Antonin Artaud : je n'ai pas de compte à rendre pour lui de ce qu'il a vécu, ni de ce qu'il a souffert. Surtout qu'on n'attende de moi aucune mise en cause particulière : les procédés cliniques dont notre ami peut avoir à se plaindre, je n'aurai garde de les imputer à un homme connu de certains d'entre nous - que tout nous porte à croire compréhensif et des mieux disposés à son égard - mais bien à une institution dont nous ne cesserons de dénoncer le caractère anachronique et barbare et dont l'existence même - avec tout ce qu'elle couvre de camps de concentration et de chambres de torture - porte à elle seule, contre la prétendue “ civilisation ” d'aujourd'hui, une accusation décisive.

Ne perdons pas de vue que sous d'autres ciels que le ciel vide d'Europe la parole sans cesse inspirée d'Antonin Artaud eût été reçue avec une extrême déférence, qu'elle eût été de nature à engager très loin la collectivité (j'ai en vue, particulièrement, l'accueil et le sort privilégiés qu'ont réservés à des témoins extraordinaires de sa trempe les populations indiennes). Je suis trop peu devenu l'adepte du vieux rationalisme que nous avons honni de concert dans notre jeunesse pour révoquer le témoignage extraordinaire sous prétexte qu'il a contre lui le sens commun. C'est l'apaisement que je voudrais donner à Antonin Artaud lui-même quand je le vois s'affecter de ce que mes souvenirs, pour la décade plus ou moins atroce que nous venons de vivre, ne corroborent pas exactement les siens (1). Je sais qu'Antonin Artaud a vu, au sens où Rimbaud et avant lui Novalis et Arnim avaient parlé de voir ; il importe assez peu, depuis la publication d'Aurélia, que ce qui a été ainsi vu ne s'accorde pas avec ce qui est l'objectivement visible. Le drame est que la société à laquelle nous nous honorons de moins en moins d'appartenir persiste à faire à l'homme un crime inexpiable d'être passé de l'autre côté du miroir. Au nom de tout ce qui me tient plus que jamais à coeur, j'acclame le retour à la liberté d'Antonin Artaud dans un monde où la liberté même est à refaire ; par-delà toutes les dénégations prosaïques, je donne toute ma foi à Antonin Artaud, homme de prodiges ; je salue en Antonin Artaud la négation éperdue, héroïque, de tout ce que nous mourons de vivre.

André Breton.

[Théâtre Sarah-Bernhardt, 7 juin 1946.]

1. A sa sortie de l'hôpital de Rodez, Artaud continuait à se représenter d'une manière très exaltée les événements qui, selon lui, s'étaient déroulés au Havre en octobre 1937 et avaient préludé à son internement. Il était persuadé que j'avais alors perdu la vie en voulant me porter à son secours (le fait qu'il me demandait par lettre de lui donner rendez-vous n'y changeait rien). Ne m'ayant pas revu depuis cette époque, il m'écrivait le 31 mai 1946 : “ C'est tout de même bien vous qui êtes venu vous faire tuer (je dis tuer) au Havre en octobre 1937 sous les balles des mitrailleuses de la police, devant l'Hôpital général du Havre où j'étais tenu en camisole de force et les pieds attachés au lit. Vous y avez laissé plus que votre conscience, et vous y avez gardé votre corps, mais c'est tout juste, car après la mort on revient mal. ” Comme, attablé le lendemain avec moi à une terrasse de café, il me sommait presque d'en témoigner publiquement pour couper court aux protestations et objections que rencontrait ce récit invraisemblable, force me fut - avec tous les ménagements possibles - de l'infirmer à mon tour. Je ne l'eus pas plus tôt fait que ses yeux s'emplirent de larmes. Tant que nous restâmes ensemble ce jour-là, il ne démordit pas de l'opinion que je lui célais la vérité, soit que j'y eusse le même intérêt que les autres, ce qu'il ne pouvait sans déchirement se résigner à admettre, soit que bien plus probablement on m'eût, par je ne sais quelles manoeuvres, dépouillé de mes vrais souvenirs pour en mettre de faux à la place. Toutefois, dans une lettre datée du 3 mai (*), il abandonnera, au moins partiellement, sa position : “ Je crois, puisque vous me l'avez dit, qu'en effet en octobre 1937 vous n'étiez pas au Havre mais à la galerie Gradiva à Paris. J'affirme que je n'ai jamais déliré, jamais perdu le sens du réel et que mes souvenirs pour ce qui m'en reste après cinquante comas sont réels. J'ai entendu pendant trois jours au Havre les mitrailleuses de la police devant l'Hôpital général du Havre, j'ai entendu aussi le tocsin sonner à toutes les églises pendant une matinée. Je n'ai plus rien entendu de semblable depuis.  On peut discuter longtemps en effet sur l'interprétation de ces faits. On m'avait dit de divers côtés qu'André Breton voulait me délivrer par la force. Vous me dites que vous ne l'avez pas fait : je vous crois. ” (Note de l'auteur, mars 1952.) [La Clé des Champs, Le Sagittaire, Paris, 1953]

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(*) Du 3 juin, selon toute vraisemblance. (N.D.E.)

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Les Brûlots de la Peur

L'enquête d'Action sur la littérature dite “ noire ” (Faut-il brûler Kafka ?) a mis en effervescence tous les intellectuels, “ ces esprits avertis que la fermeté de leur vocation met à l'abri de toute faiblesse ” (Caillois, sic). On ne les savait quand même pas si dociles à l'aiguillon, si pressés de répondre présent à la Bêtise. Il est vrai qu'il ne s'agissait pas seulement ici de bêtise. La question était en quelque sorte soufflée à qui la posait par la confusion même de l'époque. C'est ce qui justifie cette protestation.

Certains esprits honnêtes ont cru bon d'intervenir récemment au nom de la liberté de l'écrivain. La liberté de l'écrivain n'a rien à voir avec le fait qu'on brûle ou ne brûle pas une oeuvre écrite. C'est là une mesure tactique, politique, policière, étrangère à tous les débats de l'esprit et même à leurs hautes manifestations journalistiques. Le : “ Faut-il brûler ? ” fait alors place à la consigne : “ J'anéantis le témoin. ”

Si naïve et si oiseuse qu'elle soit, la question ainsi posée révèle un état d'esprit d'autant plus alarmant qu'elle n'affecte pas seulement un clan ou un parti, mais la conscience ou l'inconscience de tous. En un point précis : la peur, se retrouvent tous ceux qui ne peuvent plus marcher qu'en troupeau. De toutes les données de l'esprit auxquelles l'homme a pu croire, de tous les faits auxquels il ne comprend rien, il ne reste que la peur : la peur de l'informe, la peur de ce qui n'a pas de langage et invente son langage, la peur de la défensive comme de l'offensive spirituelle. A l'homme menacé dans son être par une interrogation sans mesure, et de ce fait salué malade et relégué comme tel, s'oppose, non pas l'homme sain, mais le malade avili par la peur qui lui fait voir une illusion de norme, alors que toute norme depuis longtemps est soustraite de la vie. Reconnaître la maladie - au sens où l'on reconnaît un état - c'est accomplir une révolution sans laquelle toute révolution de conscience sociale n'est qu'un leurre. Il est certes infiniment plus facile d'isoler les rares, très rares hommes qui ont fait cette révolution en eux, et de les présenter comme des cas particuliers dont, par bonheur, l'isolement réduit la nocivité. A cet égard, l'étiquette de “ littérature noire ”, si commode pour recouvrir dans la confusion des éléments totalement disparates, constitue une invention aussi sommaire que malhonnête. Il faut être atteint de cécité et d'imbécillité pour confondre la noirceur d'une certaine littérature plus ou moins existentielle et la nuit éblouissante de Kafka. Les tendances qui constituent actuellement la littérature dite “ pessimiste ”, sont, sans nulle invention, l'affligeante survie d'un naturalisme du découragement. Cette atmosphère grise - non pas noire - de déception sûrie, que le public se félicite toujours de reconnaître avec facilité, n'a rien de commun avec l'impitoyable effort de ceux qui font croûler nos murs sur la vraie nuit. Il est pour le moins abusif de demander aux hommes que les décombres écrasent des assurances contre les dégâts.

S'il faut déplorer quelque chose, c'est que la grande tentative poursuivie à travers Kleist, Lautréamont, Dostoïewsky, Nietzsche, Rimbaud, Kafka, pour ne citer que quelques noms, n'ait pas abouti au furieux et total nettoyage d'un monde reconnu par eux comme infectieux parce que larvaire au milieu d'une conscience indéfiniment ridiculisée.

Arthur Adamov, René Alleau, Antonin Artaud, André Breton, Michel Fardoulis-Lagrange, Georges Lambrichs, Edouard Loeb, Jean Maquet, Georges Ribemont-Dessaignes, Marthe Robert, Henri Thomas.
[1946.]

LibertE est un mot vietnamien

Y a-t-il une guerre en Indochine ? On s'en douterait à peine ; les journaux de la France “ libre ”, soumis plus que jamais à la consigne, font le silence. Ils publient timidement des résumés militaires victorieux mais embarrassés. Pour réconforter les familles, on assure que les soldats sont “ économisés ” (les banquiers se trahissent par le style des communiqués). Pas un mot de la féroce répression exercée là-bas au nom de la Démocratie. Tout est fait pour cacher aux Français un scandale dont le monde entier s'émeut.

Car il y a la guerre en Indochine, une guerre impérialiste entreprise, au nom d'un peuple qui lui-même vient d'être libéré de cinq ans d'oppression, contre un autre peuple unanime à vouloir sa liberté.

Cette agression revêt une signification grave :

d'une part, elle prouve que rien n'est changé : comme en 1919 le capitalisme, après avoir exploité tant le patriotisme que les plus nobles mots d'ordre de liberté, entend reprendre un pouvoir entier, réinstaller la puissance de sa bourgeoisie financière, de son armée et de son clergé, il continue sa politique impérialiste traditionnelle ;

d'autre part, elle prouve que les élus de la classe ouvrière, au mépris de la tradition anticolonialiste qui fut un des plus fermes vecteurs du mouvement ouvrier, en flagrante violation du droit mainte fois proclamé des peuples à disposer d'eux-mêmes, acceptent - les uns par corruption, les autres par soumission aveugle à une stratégie imposée de haut et dont les exigences, dès maintenant illimitées, tendent à dérober ou à invertir les véritables mobiles de lutte - d'assumer la responsabilité de l'oppression ou de s'en faire, en dépit d'une certaine ambivalence de comportement, les complices.

Aux hommes qui gardent quelque lucidité et quelque sens de l'honnêteté nous disons : il est faux que l'on puisse défendre la liberté ici en imposant la servitude ailleurs.

Il est faux que l'on puisse mener au nom du peuple français un combat si odieux sans que des conséquences dramatiques en découlent rapidement.

La tuerie agencée adroitement par un moine amiral ne tend qu'à défendre l'oppression féroce des capitalistes, des bureaucrates et des prêtres. Et ici, n'est-ce pas, trêve de plaisanterie : il ne saurait être question d'empêcher le Vietnam de tomber entre les mains d'un impérialisme concurrent car où voit-on que l'impérialisme français ait conservé quelque indépendance ; où voit-on qu'il ait fait autre chose depuis un quart de siècle que céder et se vendre ? Quelle protection se flatte-t-il d'assurer à tels ou tels de ses esclaves ?

Les Surréalistes, pour qui la revendication principale a été et demeure la libération de l'homme, ne peuvent garder le silence devant un crime aussi stupide que révoltant. Le Surréalisme n'a de sens que contre un régime dont tous les membres solidaires n'ont trouvé comme don de joyeux avènement que cette ignominie sanglante, régime qui, à peine né, s'écroule dans la boue des compromissions, des concussions et qui n'est qu'un prélude calculé pour l'édification d'un prochain totalitarisme.

Le Surréalisme déclare, à l'occasion de ce nouveau forfait, qu'il n'a renoncé à aucune de ses revendications et, moins qu'à toute autre, à la volonté d'une transformation radicale de la société. Mais il sait combien sont illusoires les appels à la conscience, à l'intelligence et même aux intérêts des hommes, combien sur ces plans le mensonge et l'erreur sont faciles, les divisions inévitables : c'est pourquoi le domaine qu'il s'est choisi est à la fois plus large et plus profond, à la mesure d'une véritable fraternité humaine.

Il est donc désigné pour élever sa protestation véhémente contre l'agression impérialiste et adresser son salut fraternel à ceux qui incarnent, en ce moment même, le devenir de la liberté.

Adolphe Acker, Yves Bonnefoy, Joë Bousquet, Francis Bouvet, André Breton, Jean Brun, J.-B. Brunius, Eliane Catoni, Jean Ferry, Guy Gillequin, Jacques Halpern , Arthur Harfaux, Maurice Henry, Marcel Jean, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Maurice Nadeau, Henri Parisot, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, N. et H. Seigle, Iaroslav Serpan, Yves Tanguy.

[Avril 1947.]

Rupture inaugurale

DÉCLARATION ADOPTÉE LE 21 JUIN 1947 PAR LE GROUPE EN FRANCE POUR DEFINIR SON ATTITUDE PREJUDICIELLE A L'ÉGARD DE TOUTE POLITIQUE PARTISANE

Le Surréalisme a généralement défini sa position politique par rapport à celle du Parti Communiste. Celui-ci n'a cessé de réserver ses injures les plus venimeuses à ceux qui, se définissant par rapport à lui plutôt que par rapport à aucune formation de la bourgeoisie, n'ont pas craint de passer pour téméraires en reconnaissant, affirmant et soulignant du même coup son importance historique. C'est le sort commun et constant des divers éléments révolutionnaires d'opposition au Parti Communiste que d'être rejetés par celui-ci dans la catégorie la plus vilipendée des malfaiteurs publics. Nous nous y résignerions volontiers s'il ne nous importait de n'être pas classés par des esprits honnêtes mais non avertis, sans plus ample examen de toutes sortes de calomnies, dans les rangs de la contre-révolution. Aussi bien, lorsque la question nous est posée par des ressortissants staliniens de la compatibilité de leur dépendance politique et d'une activité surréaliste, ne pouvons-nous mieux faire que de motiver notre réponse résolument négative en rappelant à ces personnages à la courte mémoire que nous n'avons jamais cessé, quant à nous, de protester de notre attachement indéfectible à la tradition révolutionnaire du mouvement ouvrier, tradition dont le Parti Communiste s'écarte chaque jour davantage. Nous ne nous faisons pas d'illusions sur l'accueil qui peut être réservé par des bureaucrates appointés à pareille protestation aujourd'hui réaffirmée. Nous la renouvelons néanmoins avec vigueur en signifiant aux politiciens de profession, auxquels elle ne saurait s'adresser, que nous la tenons pour définitivement irréductible aux exigences de la tactique, ce qui, nous l'espérons, finira de nous déconsidérer aux yeux de ces épigones. Si nous nous réclamons en effet d'une tradition, ce n'est pas de celle qui tergiverse avec le devenir humain et prétend ruser avec l'ennemi - lui dérober ses propres armes, n'est-ce pas en devenir dialectiquement tributaire ? - de celle qui marchande à l'homme le juste usage de cette colère au fond de laquelle nous n'hésitons pas à puiser les valeurs à la fois morales et d'action les plus nécessaires à notre délivrance. Nous répétons ici que le Parti Communiste, en adoptant - pour les besoins mal conçus d'une lutte qu'il n'est plus désormais qualifié pour mener à bon terme - les méthodes et les armes de la bourgeoisie, commet une erreur fatale et non rachetable, erreur qui non seulement compromet chaque jour davantage les conquêtes partielles de la classe ouvrière et diffère indéfiniment l'heure de sa victoire décisive, mais fait éclater encore la complicité flagrante de ce Parti Communiste avec ceux qu'il appelait, hier, ses ennemis de classe. Des procès de Moscou jusqu'au sabotage, en Espagne, de la guerre civile au profit de la bourgeoisie d'abord, du fascisme ensuite, la filiation est logique que prolongent les développements plus récents de la politique communiste. Cette politique est tout particulièrement inacceptable et odieuse en ce qui touche le sort de l'Allemagne, objet de l'acharnement fanatique et borné non seulement de la diplomatie française mais, au même titre, du Parti Communiste Français. Il est évident que le maintien de la condition faite actuellement au peuple allemand ne peut aboutir qu'à la croissance au coeur de l'Europe d'un véritable cancer où les entreprises les plus sinistres pourront, à leur aise, puiser des forces morbides. Le peuple allemand n'a pas produit Hitler, car aucun peuple ne se donne un tyran lui-même. Nous entendons, à cette place, rendre au peuple allemand, celui de Hegel, de Marx et de Stirner, d'Arnim et de Novalis, de Nietzsche et de Freud, celui de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg, le plus solennel hommage. Il est inconcevable que l'on puisse, sans danger pour tous les autres peuples et sans honte pour eux, tenir en quarantaine ce peuple allemand et le retrancher de la communauté mondiale. A l'heure où, d'accord avec le ministre des Affaires étrangères de l'U.R.S.S., le Parti Communiste Français adopte, sur la question allemande, une position différente de celle de l'Etat soviétique, à l'heure où l'absence d'une puissante Internationale ouvrière se fait le plus cruellement sentir, à l'heure où la morale et l'action sont, dans les entreprises nationalistes du Parti Communiste Français dissociées à la mesure des actions ouvrières des différents pays, il nous paraît bon de rappeler qu'en 1864 le Comité Provisoire pour l'Association Internationale des Travailleurs exigeait de Marx qu'il consacrât un paragraphe du Préambule aux Statuts de cette Association pour déclarer “ que toutes les sociétés et tous les individus y adhérant reconnaîtront comme devant être la base de leur conduite envers tous les hommes... la Vérité, la Justice et la Morale. ” Avant d'en finir avec ce recours à la tradition, nous proclamerons donc que nous sommes séparés du Parti Communiste par toute la distance qui sépare la morale à l'édification de laquelle nous oeuvrons révolutionnairement d'un art politique réactionnaire et périmé.

L'expérience politique du Surréalisme qui le fit évoluer autour du Parti Communiste pendant quelques dix ans est très nettement concluante. Il apparaît aujourd'hui contradictoire aux mobiles qui ont autrefois poussé le Surréalisme à entreprendre une action politique - et qui sont autant des revendications immédiates dans l'ordre de l'Esprit et plus spécialement dans le domaine éthique que la poursuite de cette fin lointaine qu'est la libération totale de l'homme - de suivre le Parti Communiste dans la voie de collaboration de classes où il s'est engagé. Que ce Parti laisse entendre, à qui veut l'écouter, que sa participation à la conduite de l'Etat bourgeois n'est que la conséquence ultime d'une politique de ruse et de stratagème ne peut qu'aggraver la malice de sa trahison. Il ne saurait être pour nous question, il ne saurait être question pour aucun révolutionnaire, d'envisager un seul instant l'efficacité d'une politique fondée sur les abus les plus criants des moeurs bourgeoises, d'une politique qui fait bon marché des réformes éthiques les plus urgentes et perd de vue, pour ne plus considérer qu'une fin provisoire qui devient du même coup suspecte, la libération finale de l'homme. Nous entendons bien les sarcasmes de ceux qui, parce que nous nous indignons de ce que soient promus au rang d'impératifs catégoriques des préceptes tactiques, nous accusent de tenter de rétablir la solidité compromise de la morale traditionnellement présentée sous un jour éternel pour la rendre moins discutable. A ceux-là, nous répondrons que la fin qu'ils poursuivent, la libération économique des travailleurs, ne saurait être la fin ultime à laquelle nous aspirons. Nous n'hésitons pas à proclamer à nouveau, ce que nous avons fait maintes fois, que cette libération par la Révolution Prolétarienne est souhaitable en tout état de cause - toutes réserves étant faites cependant sur la dégénérescence de la Dictature du Prolétariat en dictature d'un parti. Nous dénonçons comme criminels ceux qui tentent de s'insurger contre les inéluctables châtiments de cette révolution. Mais la Révolution Prolétarienne n'est, à nos yeux, qu'un moyen, c'est-à-dire une fin prochaine organiquement déterminée par une fin ultérieure. Si toutes sortes de moyens plus prochains encore semblent pouvoir favoriser son avènement, nous ne les estimons pas tous justifiés pour autant. Le terme final de l'évolution historique, celui qui marquera la fin des malheurs de l'Esprit enfin victorieux de son passé, justifie, seul, les actes des hommes. Il ne saurait justifier que des moyens qui ne compromettent pas l'évolution de la loi morale et c'est précisément parce que nous ne croyons pas à la fixité de celle-ci - aussi absurde que la fixité de l'Histoire - que nous n'acceptons pas de nous laisser contraindre, sous prétexte de préparer la Révolution Prolétarienne, à des pratiques régressives dont la collaboration politique avec l'ennemi de classe n'est que l'aspect général. Autrement dit, nous accepterons toujours de transgresser la loi morale actuelle, mais seulement dans le sens du progrès.

La Révolution Prolétarienne sonnera le glas du Capitalisme, régime d'exploitation économique de l'homme par l'homme qui correspond à l'oppression politique de la bourgeoisie. C'est tout ce qu'on peut dire de cette révolution et c'est fort peu. L'état actuel de la science du développement historique ne permet pas de prévoir encore quand et au profit de quelle nouvelle doctrine le Christianisme cédera la place. Le Marxisme, en tant que méthode de l'intelligence de ce développement, semble vouloir assurer le renouvellement perpétuel de la connaissance par l'action et de l'action par la connaissance, c'est-à-dire écarter la formation de toute nouvelle doctrine mythique. La question se pose de savoir dans quelle mesure il tiendra lieu d'une telle doctrine. Il est, à notre sens, à craindre que si la succession du Christianisme n'est pas assumée quand il disparaîtra comme religion, la révolution économico-politique du prolétariat ne puisse pas entraîner ipso facto l'écroulement de la civilisation chrétienne, laquelle a précédé le Capitalisme et ne demande qu'à lui survivre. L'histoire des institutions et surtout celle des moeurs montrent assez quelle résistance énorme le Christianisme, armature et tuf de la civilisation occidentale - qui s'étend aujourd'hui sur la presque totalité du globe - peut opposer aux sollicitations de l'économie. Le Capitalisme a dû s'installer dans cette civilisation en adaptant ses propres lois aux conditions qu'elle lui imposait. Toutes les tentatives capitalistes et notamment la dernière en date, l'expérience fasciste, ont échoué, qui voulaient rompre par la violence le contrat tacite en vertu duquel la bourgeoisie se trouve enfermée dans un cadre idéologique plus ancien qu'elle. Ce vieux cadre chrétien a su se déformer maintes fois au cours de l'histoire pour survivre à la disparition successive de différentes classes oppresseuses d'hommes. Il ne s'est encore jamais rompu. Aussi bien, la vitalité prodigieuse de cette civilisation, dont les lois les plus anciennes, les plus importantes et les plus vigoureuses ont l'âge d'Aristote ou de Moïse, ne peut, en tous cas, que nous inciter à ne pas nous reposer pour en attendre la réduction uniquement sur la Révolution Prolétarienne. En dépassant l'étape de cette Révolution, nous n'aurons pas fait un pas sur le chemin éthique et, pour parler plus généralement, nous n'aurons pas tenté les aventures exaltantes de la connaissance, de la transformation du monde et du changement de la vie, si nous n'avons pas réduit les survivances issues du fond des âges. La réduction de l'ordre thomiste ne sera pas, quoi qu'en pensent les marxistes, automatique. L'histoire montre encore que, si la transformation des institutions politiques suit avec un retard appréciable les changements qui surviennent dans le domaine économique, les moeurs, par exemple, résistent, quant à elles, aux influences sous-jacentes et ne se transforment qu'avec une lenteur extrême et selon un processus dont la formule de développement ne comporte pas que des termes économiques ni, peut-être même, surtout des termes économiques. La doctrine morale du Christianisme, sanctionnée dans tous les pays civilisés par un commun et constant droit profane, s'exprime dans le Décalogue qui demeure l'essentiel de la révélation mosaïque. Les marxistes devraient en déduire qu'il ne s'est produit aucun changement important dans le domaine de l'économie depuis que Moïse fut appelé au sommet du Sinaï. La logique d'Aristote - pour quitter le terrain des moeurs - n'est plus celle d'Héraclite, mais elle est encore celle de Kant. Les marxistes en déduiront-ils qu'entre Héraclite et Aristote il y eut des modifications de l'économie plus importantes qu'entre Aristote et Kant ? Revenons aux moeurs, objet de nos préoccupations le plus constant : il serait absurde de compter sur la révolution politique seule pour les changer. Nous y comptons d'autant moins pour notre part que nous tenons davantage les successeurs de Marx pour directement responsables des moeurs périmées de notre époque et de l'empire persistant de la doctrine chrétienne sur la moralité. Ces théoriciens n'ont jamais dénoncé la morale actuelle que lorsqu'ils voyaient à le faire un avantage politique immédiat. Sade et Freud, par contre, ont ouvert la brèche. Quelle que soit la doctrine qui doive succéder au Christianisme, nous voyons en Sade et en Freud les précurseurs assignés de son éthique.

Le sens moral est sans conteste la réalité humaine que le Parti Communiste foule aux pieds le plus journellement. Nous avons pu croire pendant quelques années que ce piétinement, qui, dans certaines circonstances, lors des procès de Moscou, par exemple, prit l'allure d'un trépignement lubrique, était le fait spécifique du comportement stalinien. La confiance que nous avons faite pendant ce temps à la politique trotskyste s'explique surtout par cette considération. Nous continuons à porter à cette politique un intérêt particulier. Définitivement convaincus de ce que la révolution intérieure ne signifie pas davantage pour les individus que ne signifie pour les peuples la libération nationale - cette libération nationale que nous nous obstinons à réclamer pour les peuples coloniaux, mais que nous n'hésitons pas à dénoncer comme ayant favorisé les pires équivoques quand il s'agit du passé récent de la France, - convaincus, disons-nous en 1947, de ce que l'action internationale d'un parti résolument internationaliste est l'exigence la plus impérieuse de l'histoire contemporaine, nous n'avons pas, sur le plan politique, d'autre ambition que celle de faire confiance à un tel parti, à une telle Internationale. Mais les exigences morales qui sont les nôtres, pour relativement respectées qu'elles soient jusqu'ici par les mouvements prolétariens d'opposition au stalinisme, ne sont pas, de ce côté-là non plus, à l'abri de tout mécompte. Le Surréalisme et ces différents mouvements, qui s'étendent jusqu'à l'anarchie incluse - il est probable que du côté de l'anarchie les scrupules moraux du Surréalisme trouveraient plus d'apaisement qu'ailleurs, - se rencontrent encore sur un plan à la fois de protestation quant au présent et de revendication intransigeante et lucide quant à l'avenir. Mais de la part que le trotskysme et l'anarchie prendront dans les événements de demain - de la façon dont cette part sera prise - dépend, au premier chef, la solidité de notre alliance avec eux. L'attitude personnelle de Léon Trotsky - étonnamment inspirée et le plus souvent irréductible à ses propres vues sur le problème moral - son apport prodigieux à l'incessante sédition humaine ont beaucoup fait pour diminuer les distances, pour renforcer le pacte. Il serait néanmoins aventureux pour le Surréalisme d'adopter à l'égard de ces mouvements une autre position que celle d'un sursis de décision. Ce sursis s'étend à la règle même de l'action politique encadrée par les partis. Qu'il soit bien entendu que nous ne nous lierons jamais d'union durable à l'action politique d'un parti que dans la mesure où cette action ne se laissera pas enfermer dans le dilemme que l'on retrouve à trop de coins de rues de notre temps, celui de l'inefficacité ou de la compromission. Le Surréalisme dont c'est le destin spécifique d'avoir à revendiquer d'innombrables réformes dans le domaine de l'esprit et en particulier des réformes éthiques refusera sa participation à toute action politique qui devrait être immorale pour avoir l'air d'être efficace. Il la refusera de même - pour ne pas avoir à renoncer à la libération de l'homme comme fin dernière - à l'action politique qui se tolérerait inefficace pour ne pas avoir à transgresser des principes surannés.

Après vingt-cinq années d'irradiation ininterrompue, le Surréalisme ne se flatte pas d'avoir franchi plus qu'une étape liminaire, apporté davantage que le besoin d'une nouvelle sensibilité collective. Sa confiance en la perfectibilité du sort de l'homme est, aujourd'hui comme hier, le correctif dont il adoucit le spectacle désolant du monde. Pour fonction qu'elle soit de facteurs économiques, il tient cette perfectibilité pour liée plus intimement encore à la résolution de conflits qui barrent la route à toute liberté, tels ceux du rêve et de l'action, du merveilleux et du contingent, de l'imaginaire et du réel, de l'exprimable et de l'indicible, de la candeur et de l'ironie, du fortuit et du déterminé, de la réflexion et de l'impulsion, de la raison et de la passion, cas particuliers d'une antinomie plus large opposant, pour la plus grande détresse de l'homme, le désir à la nécessité. C'est pour n'avoir pas désespéré de la résolution de ces conflits que le Surréalisme a lassé très vite ceux qui n'attendaient de lui que des prétextes pour éluder les problèmes qu'il n'a pas résolus, sans doute, mais dont il a circonscrit les données et qu'il pose chaque jour avec plus de rigueur.

Le Surréalisme, dont tant d'esprits de droite et de gauche affectent de parler au passé, n'est sans doute pas aussi assuré de sa démarche que ses détracteurs le sont de la leur. Nous disons bien de droite et de gauche et on nous concédera que si les multiples et récentes attaques lancées contre le Surréalisme avaient fait partie d'un plan concerté, les choses ne se seraient pas passées autrement. Le Surréalisme eût-il consenti à se renier au point de graviter aveuglément dans l'ordre du Parti Communiste, eût-il, pour cela,  abjuré tout ce qui fait sa raison d'être, il eut du même coup trouvé grâce auprès de M. Sartre, il se fût comporté à ses yeux en mouvement viable. Comme quoi il est aussi gênant d'être seul à trahir que d'être seul à ne point le faire. Qu'il nous suffise de relever à la charge de M. Sartre cette brillante constatation fort joliment enveloppée : l'opposition du Surréalisme au Parti Communiste s'accusera, nous dit M. Sartre “ lorsque la Russie Soviétique et, par conséquent, le Parti Communiste Français seront passés à la phase d'organisation constructrice ”. Nous connaissons, formulée de fraîche date, “ l'opposition constructive ” de M. Thorez. Nous voici gratifiés d'une terminologie encore plus seyante. Nous croyons comprendre toutefois que cette “ phase d'organisation constructrice ” se situe vers 1934-1935 et correspond aux débuts de la collaboration du Parti Communiste avec cette même classe bourgeoise à la consolidation de laquelle M. Sartre nous fait grief de travailler. Auparavant M. Sartre avait pris soin de nous confier que, selon lui, “ la littérature est, par essence, la subjectivité d'une société en révolution permanente ”. On aimerait savoir ce qu'il en est de la révolution permanente dans la société soviétique. Mais ce n'est pas encore avec toutes ses contradictions que M. Sartre fondera une dialectique et si demain l'existentialisme parisien devait se lier d'alliance avec le Parti Communiste - par delà la mauvaise humeur de la “ Pravda ” - ce serait pour mieux nous prouver que deux idéologies déviées ne font pas une idée juste.

Alors que ses adversaires de droite et de gauche obéissent, comme fascinés, à d'assez tristes considérations tactiques ou s'enferrent dans des calculs sans lendemain, le Surréalisme va de l'avant, à la fois protégé et exposé par la passion qui l'anime et qui reste sa première et principale constante. Cette passion dont le caractère ne saurait prêter à équivoque - passion subversive en effet, et non sacrificielle, faite pour le déchaînement de l'homme  et non pour son hypocrite et infâme “ rachat ” - ne s'est pas démentie un instant à travers les épreuves et garantit, mieux qu'un long propos, la part qu'assume le Surréalisme dans la révolution permanente des hommes et des choses dont il n'est pas séparable.

C'est dans la mesure où il demande à la Révolution d'englober l'ensemble de l'homme, de ne pas en concevoir la libération sous tel rapport particulier mais bien sous tous ses aspects à la fois, que le Surréalisme se déclare seul qualifié pour jeter dans la balance les forces dont il s'est fait le prospecteur, puis le conducteur merveilleusement magnétique, - de la femme-enfant à l'humour noir, du hasard objectif à la volonté de mythe. Ces forces ont pour lieu électif l'amour inconditionné, bouleversant et fou qui seul permet à l'homme de vivre à compas ouvert, d'évoluer selon des dimensions psychologiques nouvelles.

Une fois prospectées, une fois mises en état de se joindre et de s'exalter l'une l'autre, ces forces ont quelque chance de concilier enfin la finalité humaine et la causalité universelle. Elles s'inscrivent en marge, elles participent des progrès des disciplines les plus avancées de notre temps auxquelles nous devons une géométrie non-euclidienne, une physique non-maxwellienne, une biologie non-pasteurienne, une mécanique non-newtonienne, - disciplines à leur tour solidaires d'une logique non-aristotélicienne et de cette morale non-mosaïque en élaboration à laquelle nous en appelons impérieusement pour déjouer l'invivable.

Ce n'est pas d'hier, croyons-nous, que retentissent au plus profond de l'homme, la clameur de Rimbaud à l'égard de la vie, le mot d'ordre de Marx à l'égard du monde. Mais depuis que la démarche raisonnable et rationnelle de la conscience a pris le pas sur la démarche passionnée de l'inconscient, c'est-à-dire depuis que le dernier des mythes s'est figé dans une mystification délibérée, le secret semble s'être perdu qui permettait de connaître et d'agir, - d'agir sans aliéner l'acquis de la connaissance. Il est l'heure de promouvoir un mythe nouveau propre à entraîner l'homme vers l'étape ultérieure de sa destination finale.

Cette entreprise est spécifiquement celle du Surréalisme. Elle est son grand rendez-vous avec l'Histoire.

Le rêve et la révolution sont faits pour pactiser, non pour s'exclure. Rêver la Révolution, ce n'est pas y renoncer, mais la faire doublement et sans réserves mentales.

Déjouer l'invivable, ce n'est pas fuir la vie, mais s'y précipiter totalement et sans retour.

LE SURRÉALISME EST CE QUI SERA

Adolphe Acker, Sarane Alexandrian, Maurice Baskine, Hans Bellmer, Joë Bousquet, Francis Bouvet, Victor Brauner, André Breton, Serge Bricianer, Roger Brielle, Jean Brun, Gaston Criel, Antonio Dacosta, Pierre Cuvillier, Frédéric Delanglade, Pierre Demarne, Matta Echaurren, Marcelle et Jean Ferry, Guy Gillequin, Henry Goetz, Arthur Harfaux, Heisler, Georges Henein, Maurice Henry, Jacques Hérold, Marcel Jean, Nadine Kraïnik, Jerzy Kujawski, Robert Lebel, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Robert Michelet, Nora Mitrani, Henri Parisot, Henri Pastoureau, Guy Péchenard, Candido Costa Pinto, Gaston Puel, René Renne, Jean-Paul Riopelle, Stanislas Rodanski, N. et H. Seigle, Claude Tarnaud, Toyen, Isabelle et Patrick Waldberg, Ramsès Younane.

Paris, le 21 juin 1947.

[Introduction à “ Néon ”]

Ici, rencontre des êtres tendant à un même profil d'équilibre. Amitié exaltante au sein d'un groupe électif se situant au-delà des idées, au-delà du grégaire. Certitude que l'amalgame de certains individus, point focal agissant, peut recréer le monde. Tout acte n'est valable qu'en fonction du SENSIBLE qu'il implique et qu'il projette. Faire de chaque geste un spasme d'amour. NOUS VOULONS ETRE DES PRISMES A REFLEXION TOTALE POUR TOUTES LES LUMIERES, SURTOUT CELLES QUI NOUS SONT ENCORE INCONNUES.

[Néon n° 1, janvier 1948.]

Rectification

“ ... J'ai la gifle à la main si l'on me marche sur les pieds... Qu'on ne me mêle pas à mes histoires. ”

Lord Patchogue.

Le 11 février, quelques amis et moi nous rendîmes à une conférence, Salle de Géographie, pour protester contre l'emploi abusif que certains personnages font du mot “ Surréalisme ”. Lors de cette séance, excédé par le comportement hystérique d'un petit postillonneur à barbiche qui venait de s'écrier : “ Vous n'avez pas la parole ! Moi, les Boches ont voulu me fusiller ! ” je répliquai : “ Dommage qu'ils ne t'aient pas eu ! ”. Tout en ignorant le fait que ces mots pussent comporter une quelconque allusion politique - je ne sais pas ce que veut dire le mot “ Boche ” et aucun de mes amis n'a pu, jusqu'à présent, me l'expliquer - je pris immédiatement conscience de l'énormité de cette phrase, que jamais je n'aurais pensée, et dans laquelle le désir de la mort d'un être était inclus. J'essayai de rectifier, mais il était trop tar d. Cette phrase était déjà projetée dans le temps et devait se métamorphoser au hasard des besoins de la propagande et de la haine systématisée. Quelques jours plus tard un tract était distribué, m'attribuant une phrase que je n'ai jamais prononcée ; les auteurs de ce papier, non contents de transformer mes propres paroles en en falsifiant l'énoncé et en les séparant de leur ambiance psychologique, essaient de compromettre avec moi André Breton et tous mes amis.

Il y aurait beaucoup à dire ou à redire sur la colère, rite libérateur, catharsis immédiate, fête de l'être obscur où tout semble permis. La colère est un fait, elle ne se justifie pas ; seule la dignité de l'indifférence peut la frapper d'inanité. Mais, aussi injustifiable, repoussante même soit-elle, elle paraît fort belle et étrangement humaine, comparée à la cruauté froide et concertée de quelques êtres. C'est, par ailleurs, cette volonté de prolonger dans le temps, en l'amplifiant démesurément et en l'entourant de la glace psychologique propre à sa conservation, le moindre mot prononcé dans un moment aussi impossible à fixer qu'une crise de colère, qui me paraît fort bien caractériser une certaine attitude contemporaine.

On sait assez le prix que mes amis surréalistes et moi attachons à la vie quelle qu'elle soit, pour qu'une dénonciation de ce genre soit immédiatement reconnue pour ce qu'elle est, une provocation policière, un appel au lynchage. Ce tract va vraisemblablement servir de base à d'autres provocations plus systématiques et plus vastes encore. Je ne me sens désormais plus responsable de la flaque de boue dans laquelle j'ai marché. Qu'il me soit permis d'ajouter que seuls des êtres capables de prononcer à froid et tout bien pesé une telle phrase ont pu songer à la faire imprimer, ont pu tenter de me l'imposer comme numéro-matricule.

Claude Tarnaud.

[Néon n° 2, février 1948.]

A la niche les glapisseurs de dieu !

Ce monde, uniformément constitué, n'a été créé par aucun dieu, ni par aucun homme. Mais il a toujours existé, il existe et existera toujours, feu éternellement vivant, s'allumant avec mesure et s'éteignant avec mesure.

Héraclite (tra d. Yves Battistini, 33)

Alors que, sur le front du rationalisme fermé, l'ennemi semble avoir décidément perdu toute espèce de courage, une recrudescence d'activité se manifeste sur le front complémentaire de la religion. Il y a dix-huit ans, l'un d'entre nous (1) regrettait que Rimbaud fût “ coupable ... de ne pas avoir rendu tout à fait impossibles certaines interprétations déshonorantes de sa pensée, genre Claudel ”. Si la lettre d'un tel reproche semble devoir être aujourd'hui maintenue, c'est qu'elle témoigne surtout de notre volonté
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(1) André Breton, Second Manifeste du Surréalisme.
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constante de ne pas céder aux chiens les valeurs dont, malgré des réserves, dans cet ordre, sévères où nos exigences de pureté ne tolèrent pas la moindre compromission, nous entendons toujours nous réclamer. Donnons acte en passant à M. Jacques Gengoux, auteur de La Symbolique de Rimbaud (2), de ce qu'il ne nous dispute pas comme l'ignoble trafiquant de lard la pensée rimbaldienne. Cependant nous nous mettrions exactement dans le cas de Rimbaud si nous ne faisions avorter les tentatives de détournement, cette fois de notre propre pensée, encore au profit de la même cause infâme.

Mentionnons quelques-unes de ces tentatives, du reste connues : en juillet 1947, dans la revue Témoignage, un bénédictin, Dom Claude Jean-Nesmy, déclare : “ Le programme d'André Breton témoigne d'aspirations qui sont tout à fait parallèles aux nôtres. ” En août, M. Claude Mauriac écrit dans La Nef, à propos de Fata Morgana : “ Un chrétien n'aurait pas parlé autrement. ” En septembre, M. Jean de Cayeux proclame dans Foi et Vie qu'il entend souscrire, dans la mesure où elles pourraient s'accorder avec les vues du mouvement oecuménique, à plusieurs propositions énoncées dans un article d'un autre d'entre nous (3). Depuis il y a eu dans les Cahiers d'Hermès (II) la pénétrante étude de M. Michel Carrouges : Surréalisme et Occultisme qui n'a pris tout son sens, entendons son sens apologétique, que depuis la parution récente de l'ouvrage du même auteur : La Mystique du Surhomme. Il y a eu dans La Table ronde (4 et 5) les élucubrations de M. Claude Mauriac qui ne se connaît peut-être pas chrétien mais se trémousse à l'idée d'intituler un essai futur : Saint André Breton - la belle farce !

Il ne saurait s'agir de discuter. D'autant moins que dans ces écrits la pensée surréaliste n'est pas toujours à proprement parler falsifiée. On ne peut guère accuser Carrouges, par exemple, tout au moins dans son article sinon dans son livre, de falsifier la pensée surréaliste. Mais toutes ces démarches procèdent, à des titres divers, d'une tentative d'escroquerie généralisée dont l'instigatrice est, aujourd'hui comme toujours, la racaille des Eglises. Les Eglises, d'ailleurs, depuis qu'elles ont perdu les secrets qu'elles ont pu momentanément usurper - encore que dans le domaine religieux les véritables dépositaires de secrets fussent généralement des hérétiques (avec lesquels la pensée surréaliste accepte de se reconnaître certains points de contact) - ne maintiennent plus leur ascendant sur le monde des idées qu'à l'aide d'escroqueries de ce genre. Carrouges reconnaît les prétentions surréalistes à l'athéisme. Il reconnaît cet athéisme capable d'un mysticisme prométhéen, c'est-à-dire d'une aspiration au salut dans le monde même de l'homme au sens feuerbachien de ce dernier terme. A cette mystique humaniste, il oppose l'élévation judéo-chrétienne vers la Jérusalem céleste. L'opposition est recevable. Notre camarade Calas, entre autres, avait inversement opposé déjà, dans Foyers d'incendie, la fin qu'assignent à l'homme Hegel, Marx, les Surréalistes à celle que lui assignent les Pères de l'Eglise. L'escroquerie est donc ailleurs. Elle est dans l'utilisation de toute protestation d'athéisme en général, et de la protestation surréaliste en particulier, dans un but apologétique.

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(2) Nous apprenons en dernière heure que M. Jacques Gengoux, candidat jésuite, a abandonné le séminaire et ne prononcera pas ses voeux.

(3) Henri Pastoureau, Pour une offensive de grand style contre la civilisation chrétienne dans Le Surréalisme en 1947. E d. Maeght.

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Pareille utilisation tend à devenir la base du nouveau système apologétique des diverses Eglises. Nul n'a plus cyniquement formulé cette prétention exorbitante que M. Pierre Klossowski dans son perfide ouvrage sur Sade. Selon Klossowski, Sade n'est pas athée. L'athéisme n'existe pas mais seulement une révolte de la créature, manifestation extrême de son ressentiment eu égard à la condition tant charnelle que spirituelle qui lui est infligée par le créateur. Le dieu de Sade, c'est, d'après Klossowski, le dieu de Saint-Fond, c'est-à-dire un dieu du mal comme celui de Carpocrate, mais qui, comme toute émanation de l'empire des ténèbres, en s'opposant au dieu de lumière, le pose à titre de complément nécessaire, restituant à l'homme, même à Sade - même au Surréaliste, pourrait dire Carrouges - la parole du bien, capable de lui faire tout discerner, même le mal. On aura reconnu le tour hégélien de l'argumentation. Est-il utile de souligner qu'elle n'en a que le tour ? Quand Hegel parlait de dieu, les chrétiens ne trouvaient pas que la syllabe rendait un son très authentique. Mais le dieu d'Aristote n'était pas non plus celui de l'Ecriture et pourtant la logique aristotélicienne n'en a pas moins, à l'époque de saint Thomas, fait rebondir le christianisme pour un nouveau millénaire. Il semble, depuis Kierkegaard, qu'on attende le même service de la dialectique hégélienne. Il est, en tout cas, admis, d'ores et déjà, par les Eglises, que nier dieu c'est encore l'affirmer et que, cette proposition initiale une fois acceptée, le combattre c'est encore le soutenir, le détester c'est encore le désirer.

Et voilà comment l'exégèse chrétienne a trouvé le moyen, tout en continuant à s'exercer sur ce qu'elle appelle l'Ecriture Sainte, de s'appliquer, pour en tirer les mêmes conclusions, aux textes dirigés contre l'Ecriture Sainte. De telles démarches dialectiques, qui voudraient faire concourir, aussi bien que Sade et Rimbaud, sans parler de Lautréamont, les Surréalistes à l'exaltation mystique d'un dieu prétendu, ne sont pas, comme on pourrait le croire, des initiatives provenant de chrétiens “ d'avant-garde ”. Elles émanent d'une tendance très générale à admettre aussi bien l'antithèse que la thèse, non en vue de quelque synthèse mais d'un très conscient double-jeu, tendance observable en particulier dans les sphères éminentes de l'Eglise catholique. On connaît la position apparemment contradictoire, mais en fait complémentaire, adoptée par le clergé sous l'occupation. Dans l'article mentionné plus haut, M. de Cayeux fait état d'une lettre pastorale où le cardinal Suhard, interprétant dans un sens très large, semble-t-il, la bulle de boue de Léon XIII Aeterni Patris, précise que le thomisme peut être apprécié contradictoirement par les fidèles selon qu'ils veulent se placer sur le terrain du dogme ou sur celui de la philosophie. A l'occasion du dernier Noël, la même bourrique écarlate lançait un appel où il était dit que la charité était un mal quand elle voulait dispenser de la justice et qu'il n'y avait d'autre solution humaine à l'infortune de l'homme qu'un nouvel ordre humain. Ne pas croire que la conception traditionnelle de la charité chrétienne est rejetée pour autant car il est loisible aux fidèles de se placer, là encore, d'un double point de vue apparemment contradictoire mais toujours complémentaire selon qu'ils cherchent une solution dans ce monde ou en dieu. Ne doivent-ils pas d'ailleurs appeler l'une et l'autre s'ils veulent à la fois se conformer au dogme et se prémunir contre la solution révolutionnaire ?

Les exemples pourraient être multipliés. Ils prouvent que les chrétiens d'aujourd'hui disposent d'arguments pris dans des poubelles théologiques assez hétéroclites pour parer aux circonstances les plus diverses. Dans ces conditions, toute discussion est, faute de la moindre constance dans le langage par eux employé, c'est-à-dire en raison de leur duplicité fondamentale, impossible. Elle l'a d'ailleurs toujours été. Aussi bien, en dépit de ce que l'idée de dieu, considérée en tant que telle, ne parviendrait à nous arracher que des bâillements d'ennui, mais parce que les circonstances où elle intervient sont toujours de nature à déchaîner notre colère, que les exégètes ne soient pas surpris de nous voir recourir encore aux “ grossièretés ” de l'anticléricalisme primaire dont le Merde à dieu qui fut inscrit sur les édifices cultuels de Charleville reste l'exemple typique. Que les politiques d'entre eux renoncent par tactique à l'anathème ne suffit pas pour que nous renoncions à ce qu'ils nomment des blasphèmes, apostrophes qui sont évidemment dépourvues à nos yeux de tout objectif sur le plan divin mais qui continuent à exprimer notre aversion irréductible à l'égard de tout être agenouillé.

Adolphe Acker, Sarane Alexandrian, Maurice Baskine, Jean-Louis Bédouin, Hans Bellmer, Jean Bergstrasser, Roger Bergstrasser, Maurice Blanchard, Joë Bousquet, Francis Bouvet, Victor Brauner, André Breton, Jean Brun, Pierre Cuvillier, Pierre Demarne, Charles Duits, Jean Ferry, André Frédérique , Guy Gillequin, Arthur Harfaux, Jindrich Heisler, Georges Hénein, Maurice Henry, Jacques Hérold, Véra Hérold, Marcel Jean, Alain Jouffroy, Nadine Kraïnik, Jerzy Kujawski, Pierre Lé, Stan Lélio, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Nora Mitrani, Henri Parisot, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Gaston Puel, Louis Quesnel, Jean-Dominique Rey, Claude Richard , Jean Schuster, Iaroslav Serpan, Seigle, Hansrudy Stauffacher, Claude Tarnaud, Toyen, Clovis Trouille, Robert Valençay, Jean Vidal, Patrick Waldberg.

Paris, le 14 juin 1948.

[Exclusion de Matta]

Par décision prise à Paris le 25 octobre 1948, Matta Echaurren est exclu du Groupe surréaliste pour disqualification intellectuelle et ignominie morale.

Adolphe Acker, Maurice Baskine, J.-L. Bédouin, Jean Bergstrasser, Francis Bouvet, André Breton, A. Dacosta, Pierre Demarne, Jean Ferry, Jindrich Heisler, Maurice Henry, Jacques Hérold, Marcel Jean, Alain Jouffroy, Nadine Kraïnik, R. Lebel, Nora Mitrani, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Gaston Puel, Jean Schuster, Seigle, Claude Tarnaud, Toyen, Waldberg.

[Néon n° 4, novembre 1948.]

[Exclusion de Brauner]

Par décision prise à Paris le 8 novembre 1948, V. Brauner est exclu du Groupe surréaliste pour travail fractionnel. Alexandrian, Bouvet, Jouffroy, Rodanski et Tarnaud sont exclus comme membres de la fraction constituée par Brauner.

Adolphe Acker, Maurice Baskine, J.-L. Bédouin, Jean Bergstrasser, André Breton, Pierre Demarne, Jean Ferry, Jindrich Heisler, Maurice Henry, Jacques Hérold, Marcel Jean, Nadine Kraïnik, Robert Lebel, Marcel Lecomte, Nora Mitrani, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Gaston Puel, Jean Schuster, Seigle, Toyen, Patrick Waldberg.

[Néon n° 4, novembre 1948.]

Les SurrÉalistes à Garry Davis

Paris, février 1949.

Cher Concitoyen,

Nous avons entendu votre appel. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour que cet appel parvienne jusqu'à nos amis, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de ces frontières que nous n'avons cessé de nier.

Dans la mesure où nous nous sentons citoyens, il va sans dire que nous voulons être citoyens du monde, et nous demandons ici notre inscription sur le registre qui consacrera enfin un état de fait qui fut toujours pour nous un état d'esprit. Nous entendons ainsi défendre de la façon la plus formelle notre droit naturel à la vie, le nôtre et celui de ceux que nous aimons. Or, ce droit est mis en péril à chaque seconde par ces mêmes nationalismes que nous avons toujours vomis, et dont nous avons dénoncé l'abjection meurtrière en toute circonstance. Il va donc sans dire que, lorsque les événements l'exigeront, nous sommes prêts par-delà votre appel à faire bon marché, au profit de la citoyenneté mondiale, de notre citoyenneté nationale, où nous avons toujours vu une contrainte dont nous sommes encombrés bien malgré nous depuis le jour de notre naissance et que nous avons toujours appréciée publiquement à sa juste valeur. Cette valeur n'a jamais été, et ne sera jamais affectée à nos yeux d'autres indices que négatifs, parmi lesquels le barreau de la prison et la hampe du drapeau entrelacés s'essayent en vain de dessiner le symbole positif de l'addition, mais où nous ne pouvons reconnaître, purement et simplement, que le signe de la croix.

Car nous nous devons de vous le signaler : aux raisons évidentes pour tous qui motivent notre décision d'être dénombrés parmi les citoyens du monde s'ajoutent les raisons mêmes qui ont conditionné jusqu'ici notre activité collective, et dont relève la présente démarche. Elle s'inscrit tout naturellement dans notre effort continu pour dissiper les diversités funestes qui opposent l'homme à lui-même. En dépit de toutes les mauvaises volontés intéressées, elles ne sont pas pour nous un obstacle valable, ni qui doive être éternel.

Lors d'une manifestation récente en faveur de cette conception internationaliste de l'esprit commune à tous les véritables révolutionnaires, ceux qui luttent à la fois pour la libération de l'homme et celle de l'esprit, l'un d'entre nous rappelait le rôle émancipateur de l'automatisme. L'histoire du Surréalisme n'est que la généralisation, de plus en plus large, de son propos initial : retrouver, par le moyen de l'écriture automatique, le jeu désintéressé des mécanismes psychiques. De là, nous avons été conduits à penser que ce jeu ne pouvait être différent dans le sommeil et dans la veille. Si donc l'antinomie du rêve et de l'action doit être réduite, nous avons le droit de conclure : tous les conflits opposant tragiquement la sphère des désirs de l'homme au monde extérieur régi par la plus implacable des nécessités, se trouveront, en fin de compte, résolus dans le règne de la liberté.

Dans notre impatience à hâter l'avènement de ce règne, nous avons pu un temps nous associer à des entreprises qui préparaient tant bien que mal, et plutôt mal que bien, la révolution prolétarienne. Ayant résisté à la tentation des compromis qu'entraîne tout comportement politique, c'est sur un autre plan que nous nous sommes aujourd'hui élevés pour travailler à l'avènement du règne de la liberté. Nous cherchons la clef, d'essence mythique, capable d'ouvrir n'importe quel aspect manifeste du monde pour livrer le secret (sens latent) qu'il renferme. Ainsi poursuivons-nous l'aventure exaltante qui, par la connaissance de son univers, changera la vie de l'homme.

Comme le Surréalisme ne saurait pas plus manquer à cette mission que négliger son côté social, nous étions à votre côté, le dix-neuf novembre dernier, lorsque vous avez interrompu la séance de l'Assemblée Générale des Nations Unies. Nous ne pouvions pas ne pas y être, puisque ce jour-là vous avez réclamé un gouvernement mondial issu directement de la représentation des Peuples, et non de la fallacieuse représentation des Etats.

Avec vous, nous croyons à la disparition prochaine de ces Etats, avec vous nous y travaillerons. Croyez sur ce point, cher Concitoyen, à notre solidarité effective et totale.

Adolphe Acker, Maurice Baskine, Jean-Louis Bédouin, Jean Bergstrasser, Roger Bergstrasser, André Breton, Roland Brudieux, Jean Brun, Adrien Dax, Pierre Demarne, Jean-Pierre Duprey, Jean Ferry, Jindrich Heisler, Maurice Henry, Jacques Hérold, Vera Hérold, Marcel Jean, Nadine Kraïnick, Marcel Lecomte, André Liberati, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Nora Mitrani, René Nif, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Denise Prêcheur, Gaston Puel, Jean Schuster, Seigle, Jean Suquet, Toyen, Clovis Trouille, Isabelle Waldberg.

ActualitÉs et atrocitÉs

Les “ Actualités ” de la semaine dernière ont montré, sur les récents événements de Shangaï, des séquences particulièrement horribles : assassinat en pleine rue, d'une balle dans la nuque, de plusieurs hommes. La presse s'est émue de telles projections (L'Écran français, Le Figaro, Combat), les jugeant indécentes, et un journal (Le Figaro) a cru bon d'ouvrir une enquête à ce propos, recueillant l'opinion de politiciens (Reynaud entre autres et l'actuel ministre des Informations) et d'écrivains qui tous sont tombés d'accord pour flétrir de semblables “ exhibitions ”. Voici la réponse que nous avons cru nécessaire de leur faire et dont Le Figaro n'a nullement daigné tenir compte, comme il fallait s'y attendre :

Nous ne voyons pas de différence entre un canon qui tire et un canon qui ne tire pas. Alors que les Actualités nous submergent chaque semaine de parades militaires, de cercueils sur affûts, de drapeaux salués de salves, pour une fois que certaines de ces armes répondent à leur destination véritable, une indignation générale saisit la presse.

Nous sommes quelques-uns à n'avoir jamais perdu de vue, derrière les uniformes et les décorations, le cadavre à venir de l'Indochinois, du Nègre, ou le nôtre propre.

Nous ne voyons donc pas les raisons qui autoriseraient “ l'escamotage ” de cette réalité, si horrible fût-elle, sur l'écran, alors qu'elle est la réalité quotidienne dans les prisons et les camps de toute sorte, mais dérobée avec sollicitude aux regards du spectateur.

Notre seul dégoût est d'entendre hypocritement qualifier cette “ justice ” d'orientale - dans certains commentaires qui accompagnent les séquences - alors qu'en fait elle est celle de tous les Etats.

Jean-Louis Bédouin, Jean Bergstrasser, Jean Schuster, Jean Suquet, Jean-Paul Riopelle.

[Le Libertaire, 17 juin 1949.]

[Lettre au RÉdacteur en chef de “ Combat ” à propos du “ scandale ” de Notre-Dame]

Paris, le 11 avril 1950.

Cher Louis Pauwels,

Bien d'autres que moi ont dû s'étonner et s'inquiéter de la manière dont Combat a commenté les incidents survenus dimanche à Notre-Dame. Le jugement porté sur ces incidents anticipe sur l'information proprement dite, comme si le lecteur n'était pas assez grand pour se faire une opinion par lui-même. Une extrême partialité se manifeste dès les premières lignes et dans un sens qui est le contraire de celui qu'on pourrait attendre d'un journal de “ gauche ”. Il est affligeant qu'à pareil propos Combat ait éprouvé le besoin de faire chorus avec les feuilles réactionnaires comme, du reste, avec celles qui pratiquent la sournoise politique de la “ main tendue ” (pour mieux étrangler dès qu'il se pourra).

Les quelques généralités préalables : “ On reconnaît à chacun le droit de croire ou de ne pas croire en Dieu. On reconnaît même que la farce est nécessaire ”, etc., formulées d'un ton patelin qui voudrait faire croire au libéralisme, n'ont d'autre objet que de déconsidérer les jeunes gens mis en cause et de créer le climat le plus défavorable autour d'eux. Du fait que l'un de ces jeunes gens s'est exposé à tous les risques que comportait son acte et se déclare prêt à en affronter les suites légales, j'estime que c'est là une entreprise indigne du journal où elle est menée.

“ Il s'agit seulement, nous dit-on, d'une regrettable goujaterie. ” Permettez ! A ce compte, le chevalier de la Barre, qui, en effigie, continue à tourner le dos au Sacré-Coeur, demanderait à être tenu pour le modèle des goujats. Et comment qualifier celui qui parle de la religion en ces termes : “ Songez qu'elle a créé et qu'elle perpétue la plus violente antipathie entre les nations... Songez qu'elle a créé et qu'elle perpétue dans la société entre les citoyens, et dans la famille entre les proches, les haines les plus fortes et les plus constantes. Le Christ a dit qu'il était venu pour séparer l'époux de sa femme, la mère de ses enfants, le frère de sa soeur, l'ami de l'ami ; et sa prédiction ne s'est que trop fidèlement accomplie. ” Sommes-nous devenus trop faibles pour entendre cela ? Il est vrai que, dans le même Entretien, Diderot se hâtait d'ajouter “ que les fous ont toujours été et seront toujours le plus grand nombre ; et que les plus dangereux sont ceux que la religion a faits ”.

A propos - pour nous en remettre à certaine optique actuelle - comment s'appelait cet abominable garnement qui écrivait : “ Merde à Dieu ” sur les murs de l'église de Charleville ? Il semble que le bagne d'enfants, à défaut de bûcher...

Contre ces fous (du point de vue de Diderot), de grande préférence à l'heure et dans le lieu qu'ils choisissent pour se rassembler, pour éprouver leur force (la plus contraire à toute espèce d'amendement social, la plus hostile à toute réfection de l'entendement humain), il ne me paraît pas trop tôt qu'une voix ait réussi à se faire entendre. Que ce soit la première fois, de mémoire d'homme, que ces voûtes aient retenti d'une telle protestation prouve seulement qu'y reste attaché un “ tabou ” hors de rapport avec l'évolution de la société. Observez, mon cher ami, que les “ fidèles ” de Notre-Dame, par exemple, ne peuvent que très fallacieusement prétendre qu'ils opèrent en vase  clos. De ce vase, vous conviendrez qu'ils débordent de toutes parts, et qu'il n'y a rien de plus ostentatoire, au physique et au moral, que la manière dont ils emplissent et vident une fois la semaine le sombre et gigantesque huilier préposé à l'horrible vinaigrette que la religion chrétienne nous fait de la vie et de la mort. Le moindre clocher de village jette, d'ailleurs, encore plus d'ombre sur la campagne. Le grand secret que cette religion a pu charrier du fond des âges pour le dissiper misérablement en chemin, où est-il, qu'en reste-t-il, je vous le demande, du jour où le pape, se recommandant de Cicéron, comme il le fit dimanche dernier, nous enjoint de résister par tous les moyens aux troubles que la sottise introduit dans la vie humaine si nous voulons passer en paisible tranquillité le peu de temps de notre vie ? Ce Pie XII est modeste, d'aspirations toutes petites-bourgeoises, vous voyez.

Un scandale à Notre-Dame ? Le sort en est jeté et il n'y aura pas de cérémonie de purification qui tienne. C'est bien là, au coeur même de la pieuvre qui étreint encore l'univers, que le coup devait être porté. C'est d'ailleurs là que, quelquefois, dans leur jeunesse, rêvèrent comme moi de le porter des hommes avec qui j'ai fait ou je continue à faire route : Artaud, Crevel, Eluard, Péret, Prévert, Char, bien d'autres. En faveur de Michel Mourre, je pense qu'aucun de ceux qui vivent ne se déroberait, quand il s'agirait de se souvenir et de témoigner de cette profonde communauté d'intention.

Pas plus que la grotesque hallebarde du Suisse dont la presse a prodigué les coups - le temps serait peut-être venu de lui substituer une arme à feu - ce n'est pas le mur de prison sur lequel se découpent en lumière les profils d'un Sade et d'un Blanqui, qui fera la nuit dans une tête bien faite et empêchera qu'un acte hautement salubre ait été accompli.

Croyez, cher Louis Pauwels, à toute mon amitié.

André Breton.

[Combat, 12 avril 1950.]

Lettre ouverte à Paul Eluard

Paris, le 13 juin 1950.

Il y a quinze ans, sur l'invitation de nos amis les Surréalistes tchèques, toi et moi nous nous sommes rendus à Prague. Nous y avons donné des conférences, des interviews. Plus récemment, je sais que tu as été très fêté mais c'était de manière plus convenue, plus officielle. Tu ne dois pas avoir oublié l'accueil de Prague.

Rien ne nous séparait alors : du point de vue politique nous étions loin de prétendre à l'orthodoxie. Nous n'étions forts que de ce qu'à quelques-uns, en commun, nous pensions par nous-mêmes. Ce que nous pensions était à nos yeux rigoureusement conditionné par l'activité poétique qui, entre toutes, nous avait d'abord concernés. Si, en chemin, nous nous étions ouverts à la revendication sociale, si nous voulions la concevoir uniquement sous la forme ardente que lui avait prêtée la révolution bolchevik, si tout notre effort tendait à réduire, entre telles vues “ culturelles ” du Parti Communiste et les nôtres, les divergences qui subsistaient, nous n'en croyions pas moins nécessaire de défendre nos positions lorsqu'elles procédaient de certitudes acquises dans le domaine de notre exploration particulière. Il y allait de l'authenticité de notre témoignage sur les deux plans : le moindre compromis dans un sens ou dans l'autre nous eût paru de nature à fausser radicalement ce témoignage, nous eût perdus à nos yeux.

C'est dans ces dispositions que nous sommes arrivés à Prague, anxieux malgré tout de la réception qui serait réservée à notre message. Une chose est d'affronter un public étranger lorsqu'on est décidé, quoi qu'il advienne, à faire état de ses seules convictions ; une autre est de venir à lui comme porte-parole dûment mandaté d'organisations puissantes, sans plus rien avoir à tirer de son propre fonds. Je le répète, nous n'étions, toi et moi, que nous-mêmes. Dans l'agitation un peu fébrile de ces premiers jours, il y a, si tu te rappelles, un homme qui passe, qui s'asseoit aussi souvent que possible avec nous, qui s'efforce de nous comprendre, un homme ouvert. Cet homme n'est pas un poète mais il nous écoute comme nous l'écoutons : ce que nous disons ne lui semble nullement irrecevable ; ce qu'il objecte parfois nous éclaire, voire nous convainc. C'est lui qui, dans la presse communiste, donne les plus pénétrantes analyses de nos livres, les comptes rendus les plus valables de nos conférences. Il n'a de cesse tant qu'il n'a pas disposé tout en notre faveur les grands auditoires où se mêlent intellectuels et ouvriers.

Sur le plan humain, cette assistance, cette générosité furent alors, pour nous, d'un immense prix. Le “ Bulletin ” publié à Prague, le 9 avril 1935, en tchèque et en français, signé de toi et de moi, l'atteste expressément.

Je pense que tu as retenu le nom de cet homme : il s'appelle - ou s'appelait - Závis Kalandra. Je n'ose décider du temps du verbe puisque les journaux nous annoncent qu'il a été condamné à mort jeudi dernier par le tribunal de Prague. Après les “ aveux ” en règle, bien entendu. Jadis tu savais comme moi que penser de ces aveux. Kalandra le savait aussi lorsqu'en 1936 il fut exclu du P.C. à la suite des commentaires que lui avait inspirés le “ procès des 16 ” à Moscou. Je sais bien qu'alors il est devenu l'un des dirigeants du Parti Communiste Internationaliste (section tchèque de la IVe Internationale) mais comment pour cela lui jetterais-tu la pierre, toi qui, peu de mois auparavant, signais un texte intitulé : “ Du temps que les Surréalistes avaient raison ”, concluant à notre défiance formelle à l'égard du régime stalinien - texte que chacun peut relire aujourd'hui ?

La guerre et l'occupation auraient-elles établi un tel partage entre les hommes que Kalandra soit passé manifestement du mauvais côté ? Serait-il coupable devant la Résistance ? Mais non, puisque ce sont ses articles de 1939 - où, en pleine occupation nazie, il ne craignit pas de tourner en dérision la propagande hitlérienne - qui lui valurent six années d'incarcération dans les camps (de Ravensbruck et de Sachsenhausen notamment).

A d'autres ! Ce n'est pas de ce bois-là qu'on fait les traîtres. Toi à qui je connus longtemps ce respect et ce sens sacré de la voix humaine jusque dans l'intonation, retrouves-tu la voix de Kalandra sous ces défroques de propagande sordide : “ Mon but était d'obtenir le raidissement du blocus discriminatoire tel qu'il est imposé par les impérialismes occidentaux à la Tchécoslovaquie, afin d'attenter à sa prospérité économique et de l'acheminer vers la marshallisation ” ?

Comment, en ton for intérieur, peux-tu supporter pareille dégradation de l'homme en la personne de celui qui se montra ton ami (1) ?

André Breton.

[Combat, 13 juin 1950.]

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(1) A cette lettre, Paul Eluard s'est contenté de répondre, dans Action : “ J'ai trop à faire avec les innocents qui clament leur innocence pour m'occuper des coupables qui clament (sic) leur culpabilité. ” Závis Kalandra devait être exécuté peu après. - Cf. Louis Pauwels : “ Des "salauds" parmi les poètes ” (Combat, 21 juin 1950). [Note rajoutée par Breton dans La Clé des Champs, Le Sagittaire, Paris, 1953.]

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[TÉlÉgramme au PrÉsident de la RÉpublique TchÉcoslovaque]

INTELLECTUELS SOUSSIGNÉS DEMANDENT M. LE PRÉSIDENT RÉPUBLIQUE TCHÉCOSLOVAQUE RENONCER APPLICATION SENTENCE QUI FRAPPE HISTORIEN KALANDRA ANCIEN DÉPORTÉ ET SES CO-ACCUSÉS.

DOCTEUR ADOLPHE ACKER, PROFESSEUR ALEXANDRE, GEORGES ALTMAN, MARCEL ARLAND, DOMINIQUE AURY, SIMONE DE BEAUVOIR, J.-L. BEDOUIN, ALBERT BEGUIN, MARCEL BISIAUX, JACQUES BRENNER, ANDRE BRETON, ALBERT CAMUS, MICHEL CARROUGES, JEAN CAYROL, ADRIEN DAX, PIERRE DEMARNE, DOCTEUR BERNARD DESPLAS, J.-M. DOMENACH, GEORGES DUHAMEL , MAX ERNST, PROFESSEUR PIERRE GIRARD , JULIEN GRACQ, JEAN GRENIER, JEAN HELION, MARCEL JEAN, MICHEL LEIRIS, DOCTEUR DANIEL MARTINET, MAURICE MERLEAU-PONTY, PIERRE MONATTE, JULES MONNEROT, JACQUES MONOD, HENRI PASTOUREAU, JEAN PAULHAN , MAGDELEINE PAZ, BENJAMIN PERET, ANDRE PIEYRE DE MANDIARGUES, PAUL RIVET, ROBERT SARRAZAC , JEAN-PAUL SARTRE, SEIGLE, ROGER STEPHANE, JULES SUPERVIELLE, PAULE THEVENIN, TOYEN, ALEXANDRE VIALATTE, CHARLES VILDRAC, LEON WERTH, MICHEL ZIMBACCA

[Combat, 17-18 juin 1950.]

Aide-mÉmoire relatif à l'affaire Carrouges

J'ai rencontré André Breton le soir du 5 mai 1932 dans un local dépendant de l'église Saint-François-Xavier.

Je n'avais pas alors vingt ans. J'étais secrétaire de la section Sorbonne de l'Union Fédérale des Étudiants et je militais dans une cellule des Jeunesses Communistes du XIVe arrondissement. Je n'avais du Surréalisme qu'une connaissance livresque, ayant lu le Manifeste, divers autres ouvrages théoriques et de poésie, et quelques numéros de revue. Ce mouvement m'intéressait surtout en fonction de la puissance de subversion dont il disposait sur le front de l'intelligence. Nous étions quelques-uns parmi les jeunes révolutionnaires de la Faculté des Lettres qui, pour des raisons de cet ordre, devenions de plus en plus attentifs à l'activité des Surréalistes. Je dirai plus loin que la littérature et l'art nous étaient des préoccupations étrangères.

Un bon camarade, René Zazzo, comme moi étudiant en philosophie, maintenant professeur à l'École des Hautes Études, me dit un jour qu'ayant assisté à un service funèbre dans l'église Saint-François-Xavier, il y avait remarqué l'annonce d'une conférence qui allait être donnée par un prêtre dans la salle paroissiale sur le thème : La Poésie difficile de Rimbaud au Surréalisme. J'étais assez averti de l'intransigeance des Surréalistes pour prévoir qu'une telle conférence serait considérée par eux comme une intolérable provocation. Je me procurai l'adresse de Breton et je lui envoyai un pneumatique.

La conférence devait avoir lieu le 5 mai à 21 h. Cette journée fut marquée par un événement mémorable : l'assassinat du Président de la République Paul Doumer à la vente des Écrivains Anciens Combattants. Dès le milieu de l'après-midi, l'Intran titrait sur cinq colonnes : “ La Révolution entre en action ”. J'étais attendu aux assises de la section Sorbonne qui se tenaient ce soir-là. Je m'y fis excuser et me rendis, impatient, à Saint-Fançois-Xavier. Quand j'arrivai, le Groupe Surréaliste était déjà dans la petite salle attenante à l'église. Je reconnus pour avoir vu leurs photographies : Aragon, Breton, Eluard, Valentine Hugo, Péret. Ils étaient bien vingt ou vingt-cinq, hommes et femmes. Je n'osai les aborder et m'installai derrière eux. L'assistance, assez clairsemée, était composée en majeure partie de vieilles dames et de jeunes filles. L'heure étant venue, un prêtre demanda qu'on voulut bien réciter d'abord un Notre-Père et un Je vous salue Marie pour le repos de l'âme du grand Français qui venait de tragiquement disparaître. La tactique élémentaire commandait aux perturbateurs de ne pas encore se démasquer. Tout le monde se leva donc et les prières furent marmonnées. La conférence commença sur je ne sais plus quel ton et rien d'anormal ne se produisit jusqu'à ce que Breton fût nommé. Alors celui-ci bondit et hurla qu'il interdisait qu'on prononçât son nom en ce lieu et plus généralement qu'on y fît la moindre allusion au Surréalisme. C'était déjà trop pour ses oreilles d'avoir entendu un prêtre parler de Rimbaud, de Rimbaud qui insultait les prêtres. Stupeur. Le prêtre essaya de protester, invoqua les libertés. Explosion de la fureur surréaliste. Insultes ordurières. Confusion. Tumulte. Bruit de chaises qu'on casse. J'entends Péret proclamer qu'il va se déculotter. C'est ainsi, du moins, que j'ai compris sa proclamation. Soudain, par une fenêtre, on voit arriver le car de police-secours. Avant que les flics soient dans la place, elle est nette des Surréalistes qui se perdent dans la nuit.

J'errai quelque temps dans le quartier et eus le bonheur d'apercevoir le groupe dans un café. Je me présentai. On me remercia d'avoir prévenu et on m'invita à garder le contact. Je pris congé assez rapidement et courus à la réunion de ma section. Quelques semaines plus tard, Aragon qui avait appris que je fréquentais certains milieux annamites me fit savoir qu'il aimerait se mettre en rapport avec moi pour établir la liaison entre ceux-ci et la Ligue Anti-Impérialiste où il militait. Peu après j'étais devenu l'ami des Surréalistes et Surréaliste moi-même.

Ce n'est pas sans nostalgie que j'évoque le temps où la vie s'offrait à ma jeunesse comme un champ de bataille qu'il fallait tenir. L'un ou l'autre de mes camarades d'alors nous restituera certainement quelque jour dans un livre l'atmosphère de tension révolutionnaire dont nous animâmes le Quartier Latin durant ces premières années 30. Nous réussîmes à faire élire au Conseil de Discipline de la Faculté des Lettres, le 11 décembre 1931, une liste Tao, Membre du Comité Central du Parti Communiste Indochinois, expulsé de France à l'occasion de l'Exposition Coloniale au printemps précédent. Certains d'entre nous allaient bientôt se montrer des poètes authentiques, mais la littérature, au sens traditionnel du terme, répugnait à notre idéal de pureté comme un produit résiduel de l'esprit que Verlaine avait vomi dans un de ses moins mauvais jours, produit dont les tendances dites “ modernes ” de la sensibilité et de l'intelligence se méfiaient, produit qui, au demeurant, semblait ne présenter que peu d'utilité pour la Révolution. Nous ne lisions pas le Monde de Barbusse et la fondation, par Vaillant-Couturier au début de 1932, de l'Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires, nous laissa en général indifférents. Notre journal s'appelait l'Etudiant Pauvre. D'aucuns vivaient toute leur existence parmi les ouvriers qui ne soupçonnaient même pas avoir affaire à des étudiants. Sous le costume ouvrier de ceux auxquels je pense battait vraiment un coeur ouvrier. Le plus grave reproche qui a été fait par les tenants du réalisme socialiste et qui sera fait au Surréalisme de façon plus conséquente dans un régime ultérieur, c'est d'avoir détourné de la profession révolutionnaire de jeunes intelligences et de jeunes sensibilités qui auraient sans doute mieux servi comme agitateurs politiques ou comme permanents syndicaux que comme littérateurs bourgeois.

Si je ne suis pas insensible à ce reproche, je n'y souscris pas d'emblée car le Surréalisme aura entretenu longtemps la soif de subversion complémentaire de notre faim poétique. Breton aura opéré longtemps la distinction entre les deux postulations de notre tempérament d'alors. N'écrira-t-il pas en 1936, dans la Préface dont il voudra bien honorer mon premier recueil : Le Corps trop grand pour un Cercueil : “ Le vrai poète est toujours un révolutionnaire authentique. Le "type raisonnant", pour reprendre la terminologie d'Isidore Ducasse, n'a pas à se substituer au "type agitateur". C'est en conciliant en lui ces deux types que l'homme peut prétendre au plus haut degré de conscience. Sur le plan révolutionnaire, l'activité poétique et l'activité politique doivent rester libres, indépendantes l'une de l'autre, sous peine de se limiter. ” Un poète comme je l'étais, comme j'espère l'être encore, était apte à remplir, selon Breton, la fonction poétique intégrale parce qu'il disposait “ de ces deux regards alternatifs : l'un sur le monde actuel tel qu'il est, tel qu'il faut à tout prix le faire "changer de base", l'autre sur la vie de toujours comme source inépuisable et incorruptible d'émotions ”.

Nous fûmes peu nombreux à prendre la route surréaliste. Nous fûmes moins nombreux encore à nous rapprocher sensiblement des horizons spirituels que nous apercevions à son terme. La plupart n'ont pas atteint le point où Acker et moi nous sommes parvenus sur cette route. Combien de fois n'avons-nous pas été tentés, les uns et les autres, de déposer le bagage révolutionnaire. Nous étions à chaque instant sollicités de prendre des voies latérales et surtout de nous acheminer vers la pire aventure où peut s'enliser l'esprit : la littérature. - Comme moi sont venus, de l'Union Fédérale des Etudiants au Surréalisme, sont restés comme moi fidèles à celui-ci jusqu'à maintenant, ou bien se sont lassés plus vite, quand ils ne sont pas morts : Adolphe Acker (Adolphe Acker encore et toujours, aujourd'hui comme hier, mon meilleur ami), Georges Mouton, Raymond Tchang, Etienne Léro, Pierre Yoyotte, Jules Monnerot et Maurice Nadeau.

Sur les dix-neuf années qui ont suivi la soirée de Saint-François-Xavier, j'aurais beaucoup à dire et le dirai si les circonstances m'en laissent le loisir. Qu'on sache seulement que pendant cette longue période, j'ai toujours méprisé l'art et la littérature et que je suis resté persuadé que le Surréalisme dans son ensemble et Breton le premier partageaient ce mépris. Il s'agissait pour moi, poète que j'étais devenu, de militer révolutionnairement sur un plan qui n'était plus strictement politique ou social, sur un plan plus général, celui de l'Esprit.

J'en viens à l'affaire Carrouges, abcès révélateur de maux chroniques dont souffre le Surréalisme : l'opportunisme à l'égard d'une audience frelatée et, complémentairement, l'abandon progressif de la position révolutionnaire.

Le jeudi 18 janvier 1951, dans l'après-midi, à une conférence d'Aimé Patri au Collège de Philosophie, un jeune homme dont j'ai oublié le nom mais que je connais pour m'être entretenu plusieurs fois avec lui à la rédaction de Paru, m'informa qu'une association dite Centre Catholique des Intellectuels Français projetait d'organiser en février une conférence sur le thème : Le Surréalisme est-il mort ? Il ne m'indiqua pas la source du renseignement et ne me fournit pas d'autres détails mais il me laissa comprendre qu'il attendait de moi et de mes amis Surréalistes une réaction violente à ce qu'il tenait pour un défi. Je lui promis de parler de la chose dans l'entourage de Breton et le priai de me faire savoir par téléphone ce qu'il pourrait encore apprendre. Le surlendemain, mardi 20, je rapportai cette conversation à Breton qui ne s'étonna ni ne s'émut. Il regretta seulement avec une amertume souriante que de se demander si le Surréalisme était mort constituait une question que l'on pouvait poser, en effet, que nous-mêmes pouvions nous poser. Je n'insistai pas, me promettant de revenir à la charge.

Le jeudi 8 février, mon informateur me prévint par téléphone que la date de la conférence était fixée : lundi 12 février à 20 h. 45, le lieu aussi : 3 rue des Prêtres-Saint-Séverin, que le thème de cette conférence ne serait pas exactement celui qu'il m'avait annoncé mais : Où en est le Surréalisme ? Enfin que le conférencier serait Michel Carrouges et aurait probablement pour contradicteur Stanislas Fumet. Mon jeune informateur s'enquérait à nouveau de nos intentions. Je lui fis observer que je ne pouvais en préjuger mais qu'étant donné la position favorable adoptée par Carrouges à l'égard du Surréalisme, il y avait lieu tout lieu de supposer que la soirée se déroulerait sans incidents. Il me confia qu'à son avis la seconde partie de l'ouvrage de Carrouges : La Mystique du Surhomme, était incompatible avec les idées qu'il croyait être celles des Surréalistes et qu'il ne comprenait pas la tolérance dont jouissait cet auteur auprès de nous. J'approuvai son opinion sur la seconde partie de La Mystique du Surhomme mais soulignai que depuis la parution de ce livre Carrouges n'avait pas réaffirmé les thèses que nous incriminions et que dans son livre sur Breton il s'était montré beaucoup plus discret quant à la coexistence dans son coeur d'une inclination catholique et d'une inclination surréaliste. Je convins de ce que la situation de Carrouges par rapport au Surréalisme était acrobatique et risquait à chaque instant d'aboutir à une catastrophe, et je donnai rendez-vous à mon interlocuteur pour le soir de la conférence, à l'issue de laquelle notre entretien pourrait se poursuivre s'il le désirait.

Le samedi 10 février, je transmis l'information à Breton. Il parut surpris. Il avait vu dans la semaine Carrouges qui ne lui avait rien dit. Cette entrevue ne l'avait d'ailleurs pas spécialement satisfait : “ Carrouges aggrave son cas de jour en jour ! ” déclara-t-il sans autrement préciser. Je lui fis part de mon intention d'aller écouter Carrouges et éventuellement de le contredire. “ Très bien ! répondit-il, mais il ne faut pas que cela demeure, comme c'est parfois le cas chez toi, une intention. ” Sur ces entrefaites - nous étions au Café de la Place Blanche - arrivèrent des visiteurs inhabituels : Mme Claudine Chonez qu'accompagnait M. de Richau d. Ils venaient solliciter la signature de Breton en faveur de Henry Miller poursuivi en Amérique. Puis le garçon apporta un billet de la part d'un jeune homme attablé à l'écart qui réclamait l'ouverture d'une souscription pour aider Serge Berna, un ami de Michel Mourre, le faux dominicain de Notre-Dame. Berna manquait de tabac dans une prison du Midi où il était enfermé, ayant volé “ une serviette contenant de l'argent ”. La souscription fut ouverte. Carrouges était arrivé entre-temps et s'était précipité, charmé semblait-il de la présence de ce romancier, sur de Richaud avec lequel il avait engagé une interminable conversation. Je veillai à ce qu'on n'oubliât pas de présenter la souscription à Carrouges qui s'inscrivit pour 200 francs. Comme nous quittions le café, je demandai à Carrouges “ l'autorisation d'aller l'écouter lundi ”. Il fit paraître quelque gêne de ce que je fusse au courant et tenta de minimiser l'importance de sa conférence : “ Une chose tout à fait élémentaire, du B-A-BA pour des gens qui n'avaient jamais entendu parler du Surréalisme, rien d'intéressant ”. C'était pour cela qu'il n'avait averti personne dans notre milieu. De réponse à ma question : aucune dont je me souvienne précisément. En tout cas, en le quittant, je lui dis : “ A lundi ! ”

Le lendemain dimanche, je rédigeai dans l'après-midi une petite lettre que je me proposais de laisser chez Marcel Jean mais je trouvai celui-ci à domicile. J'avais estimé indispensable que nous nous concertions. Marcel Jean avait maintes fois protesté contre la faveur dont bénéficiait Carrouges parmi nous. Il avait bruyamment manifesté son humeur au début du présent hiver, un soir que Breton avait distribué, à l'une de nos réunions, un tirage à part des Études Carmélitaines : Le Coeur surréaliste, brochure que son auteur, Carrouges, avait dédicacée avant de partir pour le Hoggar où il avait été envoyé, disait-on, par les Dominicains - n'est-il pas secrétaire de La Vie Intellectuelle ? - pour préparer le retour des cendres du Père de Foucaul d. A peine informé, Marcel Jean fut d'avis qu'il y avait lieu d'organiser le sabotage de la conférence ou tout au moins de s'y rendre en groupe pour parer à toute éventualité. J'avais écrit dans la lettre que j'avais préparée que j'irais “ pour combattre l'orateur et au besoin pour le soutenir ” (contre Stanislas Fumet, ennemi déclaré du Surréalisme). Telle était encore ma position, mais j'étais d'accord avec Marcel Jean pour que la question de l'intervention collective fut clairement posée le soir même à la réunion dominicale du Groupe au Café de la Place Blanche. La question y fut en effet posée par Marcel Jean et moi-même avec autant de clarté que le permettait la dispersion de l'attention. L'habitude a été prise en cet endroit de poursuivre des colloques particuliers. Chacun, surtout le dimanche où l'assistance est nombreuse - jusqu'à cinquante personnes - dans la petite salle qui nous est réservée, n'écoute que ce qu'il veut bien entendre. Nous attendions de Breton qu'il prît position sur nos propositions.

Breton - et c'est là, selon moi, l'origine véritable du drame actuel - évita soigneusement de prendre aucune responsabilité. Nous aurions, de sa part, considéré comme légitimes différentes attitudes. Il pouvait exiger immédiatement le silence et demander que la discussion s'engageât sur nos propositions. Il pouvait convier l'assistance, ou une partie seulement de l'assistance, à une réunion plus réfléchie, le soir après le dîner. Il pouvait - il devait, à mon sens - mettre, en tout cas, son opinion propre dans la balance soit sur-le-champ, soit dans la soirée, de toute façon le jour même. Cette opinion pouvait consister en une opposition catégorique à ce que nous troublions la conférence de Carrouges ; mais alors il devait donner ses raisons. Cette opinion pouvait encore consister à se récuser personnellement et à nous laisser la responsabilité de notre intervention ; mais alors sa situation (il ne peut contester qu'il remplit auprès de ses amis la fonction de “ chef ” ou de “ directeur de conscience ”) l'obligeait moralement à dire comment il apprécierait après coup la ligne de conduite de chacun dans cette conjoncture délicate. Marcel Jean et moi, nous espérions, nous étions en droit d'espérer, à tout le moins, une réaction, des conseils. Au lieu de cela, Breton ne laissa rien transparaître de sa pensée profonde. Nous estimâmes que notre initiative ne lui déplaisait pas outre mesure mais qu'il ne voulait pas s'y associer parce qu'il redoutait de se compromettre aux yeux de Carrouges. Pour ma part, je déplorai intimement cette attitude réticente, que je jugeai inamicale. Que Breton n'adoptât pas une position franche n'était pas pour nous faire reculer mais était de nature à rendre nos amis hostiles à nos projets. Nous nous en aperçûmes quand, ayant réitéré individuellement autour de nous l'invitation à se rendre rue des Prêtres-Saint-Séverin, nous ne suscitâmes que des réponses évasives. Robert Lebel, seul, prit l'engagement d'être ferme au rendez-vous. Au lieu de conclure, Breton plaisanta et, finalement, nous lança avec un sourire ironique : “ Si vous ne déclenchez pas une horrible bagarre... ” La fin de la phrase m'échappa, malheureusement. Je compris, négligeant l'ironie, que nous étions mis au défi de déclencher une bagarre. Ma résolution, dès cet instant, était prise : Breton, en affectant l'indifférence, se montrait trop optimiste dans cette affaire. Il omettait, en calculant ses conséquences éventuelles, les complaisances qui l'avaient permise. Il serait placé en face de ces conséquences qu'il supposait trop facilement pouvoir éluder. Il faudrait alors que le Surréalisme se libérât d'un imbroglio où l'avait précipité l'opportunisme à l'égard de Carrouges en particulier, de la critique en général et plus généralement encore d'une audience de flatteurs et de malins, d'une audience qu'on avait pris l'habitude de considérer, à la suite de Breton, en fonction de ses avis favorables bien plus que de ses avis judicieux, d'une audience qui faisait depuis longtemps - stratégie concertée - le meilleur marché de la position révolutionnaire du Surréalisme. L'affaire Carrouges était dépassée. Il ne s'agissait plus que d'envisager les moyens pratiques pour que la bagarre survint et se répercutât dans le Surréalisme.

Le lendemain matin, lundi 12 à 8 heures, j'envoyai à Marcel Jean un pneumatique pour l'assurer que j'étais disposé à mener l'affaire Carrouges jusqu'au-delà de ses conséquences immédiates, qu'à l'issue de la conférence je demanderais à intervenir, que mon intervention consisterait à lire, à commenter et à mettre à jour le manifeste A la niche les glapisseurs de dieu !, ce qui ne manquerait pas de déterminer des sursauts violents de l'auditoire. Je l'invitai à me faire savoir d'urgence ce qu'il pensait d'une diffusion de la brochure A la niche au moment de mon intervention. Par pneumatique, il me répondit que dans la brochure A la niche, Carrouges étant traité avec indulgence, la diffusion de ce texte pourrait prêter à confusion, qu'au demeurant une intervention à l'issue de la conférence serait entendue au même titre qu'une autre contradiction alors qu'il n'y aurait certainement rien à contredire, qu'il était donc préférable de prononcer une déclaration liminaire par laquelle nous nous désolidariserions non des termes mais du principe de la conférence. Je fus aussitôt acquis à ce point de vue et rédigeai sans plus tarder une déclaration liminaire. Celle-ci devait aussi introduire la lecture d'A la niche, lecture que nous jugions capable d'être située, par cette mise au point, dans une atmosphère renouvelée, dans une atmosphère où l'orage n'épargnerait plus Carrouges.

A 20 h. 45 nous nous présentions 3 rue des Prêtres-Saint-Séverin, et nous constations qu'il s'agissait d'un local paroissial contigu à l'église. Sur la porte une grande pancarte : “ Sonnette de nuit pour les Sacrements ”. Ayant pénétré après avoir payé un droit de 80 francs, nous vîmes Carrouges en conversation avec des prêtres. Arrivèrent peu après nous, d'abord Aimé Patri et, plus tard, Robert Lebel et sa femme, Patrick Waldberg et sa femme et Georges Duthuit. La salle se remplissait : nombreux prêtres, généralement jeunes et portant avec distinction l'habit ecclésiastique, messieurs élégants et décorés, vieilles dames. Le jeune homme qui m'avait informé était là avec quelques amis. Avant la conférence, Carrouges vint serrer la main de tous ceux de notre Groupe sauf celle de Marcel Jean qui la lui avait refusée une fois précédente. Au moment où le président, un jeune homme autoritaire, s'apprêtait à présenter le conférencier, je prononçai, d'une voix nette et forte : “ Je demande la parole pour une déclaration liminaire ! ” Le président, sans paraître autrement surpris - on s'attendait bien à quelque manifestation de notre part - consulta Carrouges qui acquiesça : “ Aucun inconvénient ! ” Je lus alors, sans être interrompu par personne, le texte suivant :

“ Mesdames et Messieurs,

Si je demande la parole pour une déclaration liminaire, c'est afin de prévenir une équivoque qui, autrement, ne manquerait pas de troubler vos esprits.

M. Carrouges, qui passe encore pour un ami des Surréalistes, va vous parler favorablement du Surréalisme. Vous pourriez en conclure que les Surréalistes étant les amis de M. Carrouges et M. Carrouges étant votre ami, les Surréalistes sont vos amis. Il n'en est absolument rien. Les Surréalistes, Mesdames et Messieurs, sont vos ennemis. Des ennemis avec qui vous ne pouvez pas parler. Il n'est pas pensable que le Surréalisme engage un dialogue avec des catholiques. Nous ne parlons pas la même langue car la nôtre n'est pas celle de la duplicité. Nous ne sommes pas venus ici pour discuter mais pour affirmer et pour nier. Pour nier Dieu, d'abor d. Pour affirmer ensuite la position du Surréalisme à l'égard de l'Eglise catholique et plus généralement à l'égard de toute religion. Cette position est celle de l'anticléricalisme primaire. C'est celle de Rimbaud écrivant “ Merde à Dieu ! ” sur les édifices cultuels de Charleville. Cette position, le Surréalisme l'a maintes fois proclamée et, pour la dernière fois, le 14 juin 1948, dans une brochure intitulée : A la niche les glapisseurs de dieu ! Cette brochure, M. Carrouges ne l'a pas signée, mais il y est nommé. Son activité confusionnelle y est dénoncée avec beaucoup de modération mais dénoncée. Cette brochure conserve toute son actualité. Elle la conserve en fonction de la conférence de ce soir, initiative qui menace d'aggraver singulièrement la situation déjà difficile où se trouve M. Carrouges par rapport au Surréalisme. Vous me permettrez donc de vous lire cette brochure. Je n'y ajouterai plus rien, et je n'en retrancherai rien. Après quoi, vous pourrez, en connaissance de cause et en toute quiétude, écouter M. Carrouges déconner sur le Surréalisme. ”

Comme je m'apprêtais à commencer la lecture d'A la niche, le président m'interrompit pour consulter l'auditoire : “ Voulait-on écouter ce texte ? ” Quelques voix : “ Oui ! ” Beaucoup de voix : “ Non ! ” Carrouges : “ Je ne vous ai pas invité pour ça ! ” Moi : “ En tout cas, je suis venu pour ça ! ” Suivirent quelques secondes de confusion au cours desquelles plusieurs auditeurs quittèrent la salle. Pour rompre le tumulte je me mis à lire à voix très forte la citation d'Héraclite qui constitue l'épigraphe d'A la niche. Le silence s'établit presqu'aussitôt et je poursuivis et achevai la lecture du manifeste entier sans être autrement troublé que par quelques ricanements frustes. Je ne manquai pas de nommer en conclusion les cinquante-deux signataires d'A la niche. Après quoi Marcel Jean et moi quittâmes la salle pendant que Patrick Waldberg se préparait à faire suivre le débordement de notre “ anticléricalisme primaire ” d'une série de ces “ plaisanteries pas drôles ” qui avec “ les objets bouleversants, les cassages de gueules, la peinture fantastique, le genre mal élevé, les révolutionnaires de café, le snobisme de la folie, l'écriture automatique, la discipline allemande et l'exhibitionnisme ” caractérisaient encore le Surréalisme en 1929 (Cf. le numéro spécial de Variétés). Sur le seuil de la porte, Marcel Jean cria encore : “ Merde à Dieu ! Merde à Carrouges ! ”

Marcel Jean téléphona aussitôt à Breton pour lui rendre compte de ce qui venait de se passer. Nous espérions qu'il nous inviterait à le joindre et que nous pourrions envisager d'urgence avec lui les suites et conclusions que cette affaire impliquait. Il se contenta d'enregistrer les faits et dit à Marcel Jean qu'on en parlerait le surlendemain à la réunion habituelle du mercredi. Marcel Jean ayant raccroché, je confirmai immédiatement ces faits à Breton par pneumatique, n'ajoutant que peu de commentaires : la dernière phrase de ma déclaration devait, précisai-je, être prise comme une hyperbole. Je pense en effet que Carrouges est trop averti du Surréalisme pour vraiment “ déconner ” à son propos. Il est seulement capable de le défigurer sciemment. J'ajoutai que, jusqu'à nouvel ordre, je m'abstenais de tirer aucune conclusion des incidents de la soirée. Je relevai, pourtant, la lâcheté des prêtres qui avaient laissé sans réagir traiter leur archevêque défunt, le cardinal Suhard, de “ bourrique écarlate ” (expression dont Breton revendiquera formellement la paternité le mercredi 14 et qui avait été en effet insérée dans A la niche sur sa demande).

Le mercredi 14 février, Marcel Jean et moi nous étions déjà au café quand Breton arriva. Nous avions pu observer la joie sans mélange de Péret au récit des faits qu'il apprenait de notre bouche, n'ayant pas vu Breton entre-temps, et la gêne de Heisler qui, lui, connaissait le point de vue de Breton.

Celui-ci coupa net le grand rire de Péret, déclarant qu'il faisait toutes réserves sur la façon dont l'opération avait été menée. Je répliquai que nous prenions la responsabilité entière de ce qui s'était passé, qu'il n'avait pas tenu à nous que la soirée prît une autre tournure, que nous avions été abandonnés à nous-mêmes par l'abstention de nos amis, que cette abstention avait été déterminée par l'indifférence que lui, Breton, avait affectée le dimanche soir et que c'était dans cette indifférence qu'il fallait rechercher l'origine de nos divergences de vues. Je lui laissai clairement entendre qu'il n'avait rien à nous reprocher après coup dans la mesure où il n'avait pas daigné nous conseiller avant. Ayant porté la discussion sur le terrain de la tolérance dont avait joui Carrouges, ayant avancé que les raisons de cette tolérance étaient vraisemblablement à chercher plus profondément que dans un côté sympathique du personnage de Carrouges, côté que nul n'avait songé à contester, je m'aperçus que Breton changeait de ton assez brusquement et qu'il jetait du lest. Il reconnut que le titre de l'ouvrage de Carrouges : André Breton ou les Données fondamentales du Surréalisme était un abus de confiance puisque deux de ces données étaient systématiquement omises par l'auteur : l'athéisme et la révolution sociale. Breton entreprit alors de discuter les termes de la déclaration liminaire, soulignant que les insultes à la divinité supposaient l'existence de cette divinité, ce qui était contraire à l'athéisme foncier du surréalisme. Nous lui opposâmes que cet athéisme ne pouvait faire de doute à ceux qui avaient écouté la lecture d'A la niche où il est exposé en toute clarté. Finalement Breton ne trouva plus d'objections qu'à l'emploi de l'expression “ déconner ” et je lui rappelai qu'il s'agissait, qu'il ne pouvait s'agir que d'une figure de rhétorique légitimée par notre volonté de scandale. Après quoi, Breton feignit la bonne humeur et nous nous séparâmes sans que rien subsistât en apparence des différences d'optique dont il était à craindre, une heure plus tôt, qu'elles ne ternissent notre amitié de vingt ans.

Je réfléchis longuement à cet entretien et je fus fort loin de m'en trouver pourtant satisfait. A tel point que le vendredi 16 j'envoyai deux lettres : l'une à Breton, l'autre à Carrouges. Ma lettre à Breton était ainsi conçue : “ Je vais probablement m'abstenir de paraître au café pendant quelques jours. Je t'en préviens afin que cette dérogation à mes habitudes ne soit pas prématurément interprétée d'une façon ou d'une autre. J'éprouve seulement le besoin de méditer les événements récents. Je me propose d'ailleurs de mettre à cette occasion quelques notes par écrit. ” La lettre à Carrouges, dont je n'ai pas gardé copie, le priait de renoncer à toutes interprétations qu'il avait pu échafauder à partir des incidents du lundi 12 et de surseoir à toute conclusion. Je lui annonçais une lettre plus longue lui dévoilant des incidences de cette affaire qui lui échappaient forcément - je compte sur le présent Aide-Mémoire pour les lui dévoiler - et je l'assurais que mon amitié lui restait acquise sur certains plans.

Le dimanche 18 février, je reçus dans la matinée un appel téléphonique de Breton qui m'accusait réception de ma lettre et m'invitait à une réunion chez lui, le jeudi 22, réunion convoquée à la demande de Carrouges qui désirait s'expliquer. Breton ajoutait qu'il espérait que malgré ma décision de ne plus paraître au café, j'y viendrais le soir même car il avait été convenu depuis longtemps qu'on y prendrait des photographies du Groupe. Je lui répondis que je réfléchirais à la question en ce qui concernait les prises de vues mais que je viendrais certainement à la réunion du jeudi car je me faisais un devoir non seulement d'écouter les explications de Carrouges mais de lui en fournir.

L'après-midi, je reçus la visite de Waldberg et nous nous plûmes à rapprocher le comportement opportuniste de Breton à l'égard de Carrouges de son comportement à l'égard de divers autres personnages dont il avait attendu dans un passé plus ou moins récent un élargissement de son audience, fût-ce au détriment de la fermeté de sa position révolutionnaire (Kurt Seligmann, Suzanne Labin, Louis Pauwels, Rufino Tamayo, etc.). Je fus très réservé quant à mes intentions ultérieures dont Waldberg s'inquiétait.

Je n'allai pas Place Blanche mais je reçus dans la soirée la visite de Gérard Legrand et de Marcel Jean qui en venaient. Ils me confirmèrent la réunion du jeudi 22 pour laquelle Breton avait lancé des invitations tout autour de lui. Il fut surtout question entre nous d'une interview que j'avais promise à Legrand pour la Radio, interview portant sur le Sacré, dont le texte était prêt, texte que je lui remis mais dont je lui demandai de différer l'enregistrement, prévu pour le samedi 24, jusqu'à ce que les difficultés en cours soient surmontées. J'avais en effet rédigé ce texte avec le souci de traduire les idées des Surréalistes sur la question. Je ne voulais parler qu'avec l'assentiment implicite mais total dont j'ai toujours été gratifié ces dernières années par mes amis et par Breton le premier. Qu'ils veuillent bien trouver ici en retour de cette confiance l'expression de ma gratitude.

Le lundi matin 19, ayant reconsidéré la situation et l'ayant jugée plus dramatique, j'envoyai deux pneumatiques : l'un à Legrand, l'autre à Marcel Jean. A Legrand, je disais que je ne me sentais plus assez solidement assis dans le Surréalisme pour exprimer une opinion que j'avais présentée comme collective et que je renonçais, en tout état de cause, à me laisser questionner sur le sacré. A Marcel Jean, j'écrivais que la réunion du jeudi 22 ne résoudrait rien dans la mesure où elle serait consacrée à entendre Carrouges et à lui répondre, qu'il me paraissait inévitable que le problème fût posé tôt ou tard dans ses termes généraux devant le Surréalisme tout entier et que j'étais résolu à le poser ainsi, ultérieurement ou sans délai selon l'allure que prendraient les débats du jeudi.

Le mardi 20 à midi, je reçus la visite inopinée d'Acker et de Marcel Jean qui venaient me communiquer d'urgence une circulaire, selon eux scandaleuse, de Breton et Péret, circulaire qui avait touché Acker le matin même. Il y était dit, contrairement aux invitations verbales du dimanche 18, que la réunion du jeudi 22 ne serait ouverte, afin d'aboutir plus facilement à une “ solution satisfaisante ”, qu'à Baskine, Bédouin, Carrouges, Marcel Jean, Pastoureau et Péret, plus - sur la demande de Carrouges - Patri à titre consultatif. Je partageai l'émotion d'Acker et de Marcel Jean sans toutefois me montrer aussi surpris qu'eux. Sans plus attendre, nous rédigeâmes une protestation dans laquelle nous nous élevions contre le choix arbitraire des participants à la réunion prévue et réclamions en place et lieu de cette réunion restreinte une assemblée générale. Nous nous étonnions, d'autre part, de l'expression “ solution satisfaisante ” qui ne comporte pas de sens absolu et dont la relation à tel ou tel n'était pas précisée. Nous crûmes devoir ajouter que nous étions opposés d'emblée à toute solution qui satisfasse Carrouges. J'exprime ici le regret des signataires de ce que les conditions dans lesquelles fut rédigé ce pneumatique aient été assez défectueuses pour que la forme en ait paru blessante à ses destinataires. Nous aurions employé une formulation plus amicale si nous nous étions aperçus que nous pouvions encourir un reproche de cet ordre.

Le même jour, vers 21 heures, je fus appelé au téléphone par Breton qui, ayant reçu notre protestation, adopta tout de suite le ton pathétique. Il n'y aurait pas de réunion le jeudi 22 ni plus tar d. Il n'y aurait d'assemblée ni générale ni restreinte. Il renonçait désormais à fréquenter le Café de la Place Blanche. Il n'avait jamais accepté de sommations et n'en accepterait pas. Il n'admettait pas qu'on veuille le mettre en accusation. Il comprenait parfaitement qu'ayant imposé Carrouges, c'était lui l'accusé. Il ne se prêterait pas à ce rôle. Il fallait qu'on le sache et qu'on en prenne son parti. Ceci dit, il essaya de dissocier les mobiles d'Acker et de Marcel Jean d'une part, des miens de l'autre. Si Acker et Marcel Jean se dressaient contre lui, c'est qu'ils avaient des arrière-pensées qui allaient devenir manifestes mais dont on avait discerné l'existence et dont on soupçonnait la nature depuis longtemps. Il ne précisa d'ailleurs pas davantage. Quant à mon cas, il était différent. On ne pouvait douter de ma bonne foi. Quelle que fut la peine que lui causait mon comportement dans cette affaire, il tenait à m'assurer une nouvelle fois de son amitié et de celle de Péret, qui était derrière lui et qui insistait pour que son témoignage d'affection me fut également transmis. Je le remerciai de ces paroles qui ne furent pas sans m'émouvoir et rien encore aujourd'hui ne me permet de suspecter les sentiments qui les ont suscitées. Je lui exprimai de mon mieux ma sympathie réciproque qui s'étendait également à Péret. J'ajoutai que sans avoir encore définitivement arrêté mon opinion sur l'origine et le développement de l'affaire en cours, j'étais décidé à la formuler et à la fonder ; il recevrait toutes précisions à ce sujet soit verbalement soit par écrit ; il n'avait donc plus qu'à attendre de mes nouvelles.

Les choses en sont pour le moment restées là. Une visite que m'a faite Waldberg le mercredi 21 ne m'a rien appris, si ce n'est que lui-même et Lebel avaient été aussi désagréablement impressionnés qu'Acker et Marcel Jean par la circulaire Breton-Péret du 19. Une entrevue de Marcel Jean et Acker avec Waldberg, Lebel et Hérold le jeudi 22 n'a rien changé à l'optique des uns et des autres, bien que Hérold ait cru, au cours de l'entretien, devoir demander à Breton certains renseignements par téléphone.

De ma conversation téléphonique avec Breton le mardi 20, j'ai retenu que Breton envisageait de mettre fin à toute activité de groupe. Une telle décision avait déjà été envisagée par lui lors de l'exclusion de la fraction Brauner. Depuis lors l'existence du Groupe était devenue de plus en plus problématique et nous avons surpris plusieurs fois Breton s'en prendre à la notion même de Groupe surréaliste - bien qu'il ait encore défendu cette notion en terminant par Voici l'Essentiel, citation de Gurdjieff, l'Almanach surréaliste du Demi-Siècle. Si Breton veut dissoudre le Surréalisme, nous ne pouvons que nous incliner car il ne saurait être question de poursuivre une activité surréaliste quelconque en son absence. S'il veut continuer son chemin sans compagnons de route, nous respecterons tous, j'en suis certain, sa volonté, nous comprendrons ses raisons, nous ne lui ménagerons ni notre admiration ni notre reconnaissance pour le passé, nous nous souviendrons de son affection que nous ferons l'impossible pour mériter encore et nous le jugerons à ses oeuvres dans l'avenir. Mais s'il projetait de continuer, sous une forme quelconque, une activité de groupe sans la participation de quelques-uns d'entre nous, ceux-ci seraient en droit de lui faire remarquer avec déférence qu'ils ne sont ni démissionnaires ni exclus et que, pour exclure quelqu'un, il est nécessaire de convoquer une assemblée générale qui entende sa défense. Enfin, s'il prétendait placer les relations entre personnes précédemment surréalistes sous le signe de l'amitié pure et simple, ne conviendrait-il pas de lui rappeler la distinction à laquelle il a souscrit, lors de l'exclusion de la fraction Tarnaud-Brauner, entre l'amitié affective et l'amitié idéologique. Ces deux formes d'amitié peuvent se superposer mais jamais l'une d'elles ne peut remplir la fonction de l'autre.

Si le Surréalisme continue, il faut que non seulement soit vidé l'abcès Carrouges mais encore que soient traités les maux chroniques dont il est un symptôme et non le seul. Je demande une auto-critique monumentale - à laquelle je ne me soucie d'ailleurs pas d'échapper. Il s'agit de rien moins que de rompre avec tout opportunisme et de renvoyer à ses préoccupations contre-révolutionnaires la majeure partie de notre audience. Il s'agit de revenir sur les plans spirituel, social et politique à une position révolutionnaire sereine et efficace.

Je suis persuadé, en particulier, que l'antistalinisme forcené de ces dernières années nous a entraînés dans nombre d'entreprises parfaitement aberrantes dont ce n'est pas le lieu de dresser ici la liste complète mais dont il convient cependant de donner des exemples significatifs. Nous avons soutenu, contre le Combat lisible de Claude Bourdet le Combat illisible de Smadja-Pauwels (Smadja : un financier, et Pauwels : un catholique fasciste sympathisant franquiste). C'est un de mes remords que d'être tombé comme d'autres dans le piège qui était grossièrement tendu sous nos pas et que d'avoir donné avec d'autres le coup de pied de l'âne à Bourdet. Nous avons accueilli une personne aussi remarquablement stupide que Suzanne Labin avec pour seule référence le livre sur Staline le Terrible que certaines considérations l'ont amenée à signer. J'ai heureusement protesté en son temps contre l'apologie faite parmi nous d'un esprit aussi manifestement réactionnaire que Simone Weil. Je regrette infiniment de ne pas m'être élevé de même contre l'admiration “ technique ” de certains d'entre nous quand est apparue sur les murs de Paris “ la colombe qui fait boum ”, affiche des services de propagande occidentaux qui ne visait qu'à accroître la tension entre les blocs pour le plus grand profit du capitalisme, américain et autre. Je passe évidemment sous silence des attitudes opportunistes d'un genre plus particulier, telles que la sévérité systématique à l'égard de Picasso que ne compense aucunement, à l'égard d'un Tamayo, une complaisance qui ne doit évidemment rien à la peinture de ce bourgeois considérable.

Puis-je oser espérer que Breton et nos amis communs me pardonneront ma franchise et puis-je amicalement et affectueusement les conjurer de revenir sinon à la lettre - il faut tenir évidemment compte de l'évolution de la situation générale - mais à l'esprit de ce que fut notre position révolutionnaire ?

Henri Pastoureau.

Connaissance ayant été donné à Adolphe Acker et à Marcel Jean du présent Aide-Mémoire, ils en ont approuvé l'envoi aux personnes désignées ci-après :

Maurice Baskine, Jean-Louis Bédouin, André Breton, Jean Brun, Jacques Brunius, Michel Carrouges, Adrien Dax, Pierre Demarne, Marcel Duchamp, Jean-Pierre Duprey, Max Ernst et Dorothea Tanning, Jean Ferry, Julien Gracq, Jindrich Heisler, Maurice Henry, Jacques et Vera Hérold, Robert Lebel, Gérard Legrand, Gilbert Lely, André Liberati, Jehan Mayoux, E.L.T. Mesens, Nora Mitrani, Aimé Patri, Octavio Paz, Benjamin Péret, Gaston Puel, Maurice Raphaël, Georges Schehadé, Jean Schuster, Seigle, Yves Tanguy et Kay Sage, Toyen, Clovis Trouille, François Valorbe, Isabelle et Patrick Waldberg.

Paris, le 28 février 1951.

[Contre la rÉpression en Catalogne]

Les soussignés sont des hommes de toutes opinions qu'unit seulement une réprobation commune contre l'emploi de méthodes de répression et de violence vis-à-vis des libertés légitimes des peuples.
Ils affirment que l'opinion démocratique mondiale est révoltée par la répression que le général Franco et son gouvernement ont commencé à faire subir aux travailleurs de Catalogne au lieu de porter remède à la misère qui a fait naître les récents mouvements de grève.
Ils demandent que les gouvernements démocratiques interviennent auprès du gouvernement de Madrid pour l'amener à renoncer à tout sévice contre la population de Catalogne.
Ils assurent cette population de leur entière solidarité.
Voici les premières signatures reçues :
Georges Altman, Aigueperse, Charles d'Aragon, Achille Auban, Colette Audry, André Augard, Badiou, Begarra, Bérange, Simone de Beauvoir, Beaurepaire, Jean-Louis Bédouin, René Bonissel, Théo Bernard, Bidet, Claude Bourdet, Etienne Borne, Bourret, André Breton, Brusel, Albert Camus, Pierre Commin, Pierre Corval, Adrien Dax, René Dany, Y. Dechezelles, Delabre, André Denis , Edouard Depreux, J.-M. Domenach, Jean-Pierre et Jacqueline Duprey, Espinasse, J. Fabiani, M. Gimont, Maurice Guérin, Daniel Guérin, Léo Hamon, Emile Kahn, Jean Lacouture, Adrien Lavergne, Gérard Legrand, Charles Lussy, Rachel Lempereur, Malacrida, Daniel Martinet, Martet, Odette Merlat, M. Merleau-Ponty, Michel Morin, Octavio Paz, attaché culturel de l'ambassade du Mexique, abbé Pierre, André Philip, Benjamin Péret, Marceau Pivert, Tanguy-Prigent, Charles Ronsac, Rosenfeld, Gérard Rosenthal, Roubert, Jean Rous, David Rousset, Jean Schuster, Pierre-Henri Teitgen, Henri Torrès, R. Tréno, Jean Texcier, J.-P. Sartre, Noël Sinot.

[Franc-Tireur, 16 mars 1951.]

L'affaire Pastoureau & Cie (Tenants et aboutissants)

Nous nous opposons à l'ordre du jour proposé par Pastoureau, estimant qu'il ne répond en rien à la situation présente. Cette situation n'est plus du tout celle qui justifiait la réunion d'une assemblée générale ou restreinte, suivant les opinions, au lendemain des incidents qui ont marqué la conférence Carrouges. Un fait nouveau de toute importance s'est produit : il consiste dans la diffusion de l'Aide-Mémoire de Pastoureau, dont l'examen doit primer tous les autres.

Il importe, pour commencer, de définir l'étendue des pouvoirs que peut se reconnaître la présente assemblée. Nous rappelons qu'aux termes de notre lettre à Pastoureau, elle n'est pas exclusivement composée de “ Surréalistes ” au sens ancien du terme, mais qu'elle inclut aussi des personnes “ ayant manifesté avec le Surréalisme des affinités idéologiques suffisantes pour que - disions-nous - par exemple, leur présence plus ou moins fréquente au café n'ait pas paru déplacée ”. Nous sommes, bien entendu, très conscients de l'indigence de ce critérium, mais nous n'en avons pas trouvé de meilleur et, encore une fois, vu la liste des destinataires de l'Aide-Mémoire, il ne saurait s'élever aucune contestation à ce sujet. Puisque cette assemblée, avec l'assentiment des deux parties, se donne pour tâche de résoudre le conflit qui nous oppose les uns aux autres, il va sans dire que le droit de délibération doit être égal pour tous. Cette assemblée doit, en outre, s'octroyer le pouvoir d'exiger s'il y a lieu des rétractations et d'infliger des blâmes pouvant aller de la désapprobation pure et simple à la rupture collective des relations avec tel ou tel, voire à la mise en garde publique contre tel ou tel. En revanche, cette assemblée n'a, par définition, pas qualité pour dire s'il existe ou non un Groupe surréaliste et, partant, pour prononcer une exclusion ou accepter une démission. L'ordre du jour qu'on nous propose est donc déjà, sur ce premier point, inadéquat.

Nous avons été très modérés en disant que l'Aide-Mémoire de Pastoureau “ comporte un certain nombre d'inexactitudes de fait, d'inductions et d'inter-prétations pour le moins tendancieuses ”. Comme va le montrer l'analyse de ce document, à côté de possibles erreurs de mémoire et de critiques toujours admissibles du comportement de tel ou tel, se glissent le mensonge caractérisé et l'insinuation de l'ordre le plus perfide. Ce que nous incriminons par-dessus tout, c'est le tissu de ces diverses allégations dont les unes pourraient à la rigueur être considérées comme de bonne foi si des autres ne se dégageaient une mauvaise foi flagrante et la volonté de nuire en recourant à la diffamation. Confirmons ici publiquement que jusqu'à la lecture de cet Aide-Mémoire l'un et l'autre nous avons voué à Pastoureau une confiance sans réserve. Profondément convaincus de la solidité de son jugement, chaque fois qu'il a pu y avoir doute sur une décision à prendre, nous croyons en conscience avoir toujours sollicité son avis.

Nous avons cru non moins aveuglément à son amitié. L'idée ne nous fut pas venue qu'il nous dissimulât sa pensée, moins encore qu'il usât de la restriction mentale pour pouvoir accumuler contre tels d'entre nous des griefs et attendre l'occasion de les déballer.

Tout cela est en si profonde contradiction avec les procédés mis en oeuvre dans l'Aide-Mémoire que, de deux choses l'une, ou bien nous nous sommes trompés du tout au tout - et cela pendant des années - sur la psychologie de Pastoureau, ou bien le Pastoureau, auteur de l'Aide-Mémoire, cède aujourd'hui à des mobiles qui n'ont plus rien de commun avec ceux qui le faisaient agir précédemment. Ces nouveaux mobiles ne sont pas à l'abri de toute conjecture, mais commençons par faire justice des falsifications qu'ils entraînent.

Inexactitudes de fait

Nous commencerons par le relevé des inexactitudes de fait qui sont au nombre de 14 dans les seize pages de l'Aide-Mémoire :

1. Page 5, 37e ligne : “ Je lui fis part de mon intention d'aller écouter Carrouges et, éventuellement, de le contredire ”. En réalité, Pastoureau a annoncé au café la conférence de Carrouges. Breton l'a engagé à y aller et Pastoureau a déclaré qu'il s'y rendrait en observateur. Si Breton a souhaité qu'il ne s'en tînt pas à des velléités, c'était par allusion pure et simple à la non-exécution du projet qu'avait eu Pastoureau de se rendre à une conférence sur le poète autrichien Trakl peu de temps auparavant.

2. Page 6, 35e ligne : “ La question y fut en effet posée par Marcel Jean et moi-même ”. Personne, en tout cas, du côté où nous étions ce jour-là, ne pouvait s'en rendre compte. Si Marcel Jean et Pastoureau avaient réellement voulu porter une question à la connaissance de tous, ils auraient dû se lever et exiger le silence. Or, ils ne l'ont pas fait.

3. Page 6, 41e ligne : “ Chacun... n'écoute que ce qu'il veut bien entendre ”. Il est évident que si trente ou quarante personnes parlent à leur guise autour d'une table, chacune d'elles ne peut entendre que ce qui se dit dans son entourage immédiat. Il ne s'agit donc pas de “ vouloir ”, mais de pouvoir.

4. Page 6, 44e ligne : “ Breton... évita soigneusement de prendre aucune responsabilité ”. Il n'avait aucune responsabilité à prendre sur un problème non posé, comme il ressort des points 2 et 3.

5. Page 6, 46e ligne : “ Il pouvait exiger immédiatement le silence ”. Encore une fois, ce n'était pas à Breton qui, d'ailleurs, n'entendait pas, mais bien à Pastoureau - qui avait une proposition précise à formuler - d'exiger le silence. Or, il ne l'a pas fait.

6. Page 7, 17e ligne : “ Il ne voulait pas s'y associer parce qu'il redoutait de se compromettre aux yeux de Carrouges ”. Affirmation gratuite, réalisation d'hypothèse de caractère calomnieux.

7. Page 7, 29e ligne : “ Nous étions mis au défi de déclencher une bagarre ”. Aucun défi n'a été lancé à qui que ce soit, et rien n'a été dit qui pût prendre ce caractère. Ce défi était d'ailleurs bien inutile puisque l'intention de déclencher la bagarre préexistait (“ Il ne s'agissait plus que d'envisager les moyens pratiques pour que la bagarre survint et se répercutât dans le Surréalisme ”. Page 7, 44e ligne). Nous soulignons ce dernier membre de phrase qui atteste la volonté de provocation.

8. Page 11, 5e ligne : “ Il reconnut que le titre de l'ouvrage de Carrouges : André Breton ou les Données fondamentales du Surréalisme, était un abus de confiance ”. Pastoureau soutenait que l'ouvrage eût dû s'intituler : Données fondamentales du Surréalisme (au lieu de : Les Données...), ce dont Breton a convenu.

9. Page 12, 20e ligne : “ Breton avait lancé des invitations tout autour de lui ”. Seuls ont été invités ce soir-là Bédouin et Legrand dont nous avions retenu les noms la veille parce qu'ils nous paraissaient susceptibles de représenter un assez large courant de l'opinion. Sur l'incitation de Waldberg, diverses personnes manifestèrent l'intention de participer à la réunion. C'est pour éviter la confusion qui ne pouvait manquer d'en résulter que nous avons, le soir même, rédigé trop hâtivement, sur la proposition de Péret, la lettre qui a scandalisé certains. L'idée ne nous a même pas effleurés qu'elle pût être jugée désobligeante par leurs destinataires.

10. Page 13, 31e ligne : “ Breton... adopta tout de suite un ton pathétique ”. Péret soutient que c'est faux, que Breton était ému au point de s'exprimer difficilement au téléphone.

11. Page 13, 33e ligne : “ Il renonçait à fréquenter le Café de la Place Blanche ”. Breton s'est borné à dire que, puisque Pastoureau, Marcel Jean et Acker, dont nous venions de recevoir le pneumatique, le prenaient sur ce ton de sommation, il n'y avait plus lieu à assemblée générale ni restreinte et que les réunions de café étaient suspendues.

12. Page 15, 31e ligne : “ Nous avons soutenu contre le Combat lisible de Claude Bourdet, le Combat illisible de Smadja-Pauwels ”. Le Combat de Smadja-Bourdet n'existait plus du fait du départ de ce dernier. Nous ne soutenions donc rien ni personne contre lui. Breton avait d'ailleurs donné à Bourdet tout apaisement à ce sujet. La plaidoirie de Me Boissarie, dans le procès Bourdet contre Smadja, reconnaît que ceux d'entre nous qui ont accepté d'écrire dans Combat après le départ de Bourdet l'ont fait dans l'intention de “ maintenir au lieu de changer ”, ce qui annule toute l'argumentation de Pastoureau sur ce point. Pastoureau était d'ailleurs d'accord avec nous pour collaborer à Combat. Il en est de même de Waldberg qui s'y maintint plus longtemps que tout autre.

13. Page 15, 39e ligne : “ J'ai heureusement protesté en son temps contre l'apologie faite parmi nous d'un esprit aussi manifestement réactionnaire que Simone Weil ”. Nous n'avons pas eu connaissance de cette protestation. D'ailleurs, Simone Weil, qui avait combattu contre Franco en Espagne et y avait été blessée, ne pouvait guère, de ce fait, être considérée comme “ manifestement réactionnaire ”.

14. Page 16, 6e ligne : Tamayo “ bourgeois considérable ”. Tamayo, Indien zapotèque, a débuté dans la vie en vendant des fruits sur le marché d'Oaxaca. Il a connu la misère ou la pauvreté presque toute sa vie. C'est seulement depuis quelques années que sa situation s'est améliorée.

Inductions et interprétations tendancieuses

Nous en arrivons aux insinuations plus ou moins perfides. Nous en retiendrons 18 dans les seize pages de l'Aide-Mémoire :

1. Page 5, dernière ligne : “ Berna manquait de tabac dans une prison du Midi où il était enfermé, ayant volé une serviette contenant de l'argent ”. “ Faux dominicain ”, c'est le cliché emprunté aux journaux (les plus bourgeois, entre parenthèses). Pastoureau préfèrerait-il les vrais dominicains ? Il s'agit d'une des assertions les plus perfides de ce texte qui en contient d'autres : il s'agit de faire entendre que dans le Surréalisme, on secourt les voleurs en tant que tels.

2. Page 6, 21e ligne : “ Breton avait distribué, à l'une de nos réunions, un tirage à part des Etudes carmélitaines : "Le Coeur surréaliste" ”. Carrouges, en s'absentant de Paris, avait prié Breton de remettre à leurs destinataires quelques exemplaires dédicacés d'un essai intitulé “ Le Coeur surréaliste ” qui avait, en effet, paru dans les Etudes carmélitaines.

3. Page 6, 30e ligne : “ Pour combattre l'orateur et au besoin le soutenir ”. Cette formule nous donne à penser que Bouvard et Pécuchet ont réussi à obtenir un rendez-vous avec Monsieur Ubu.

4. Page 7, 26e ligne : “ Breton plaisanta et nous lança finalement avec un sourire ironique... ” (Voir “ amertume souriante ”, page 5, 4e ligne : Pastoureau s'exerce gauchement à l'analyse des jeux de physionomie).

5. Page 7, 32e ligne : “ Il omettait, en calculant ses conséquences éventuelles, les complaisances qui l'avaient permise ”. Breton reconnaît que, sur ce point, formulé d'une façon jésuitique, des considérations d'estime intellectuelle et de sympathie humaine l'ont amené à maintenir des relations amicales avec Carrouges qu'il connaissait depuis 1936, époque où son activité, définie comme surréaliste, ne touchait en rien, par définition, au plan religieux. (Par contre, Carrouges ne saurait être considéré aujourd'hui comme Surréaliste et d'ailleurs il ne se donne aucunement pour tel.)

A la complaisance qu'on lui reproche, Breton oppose la haine irréductible qu'il continue à vouer à la religion chrétienne et qu'aucun de ses actes n'a démentie. Nous pensons qu'un minimum de jeu doit pouvoir exister dans les rapports personnels et c'est sans doute ainsi que l'entend lui-même Pastoureau, qui va jusqu'à entretenir des relations suivies avec des curés qu'il a connus en captivité.

6. Page 7, 38e ligne : “ Audience de flatteurs et de malins ”. Qui sont les flatteurs ? Qui sont les malins ? Des noms !

7. Page 10, deuxième et troisième paragraphes : Grossière tentative de division entre Péret et Breton.

8. Page 11, 4e ligne : “ Je m'aperçus que Breton changeait de ton assez brusquement et qu'il jetait du lest ”. Nous avons donc affaire à des ennemis déguisés en amis qui nous observent et nous soupçonnent de manoeuvres tortueuses comme il appert d'ailleurs de tout ce factum.

9. Page 11, 19e ligne : “ Breton feignit la bonne humeur ”. La bonne humeur de Breton ne peut, bien entendu, qu'être simulée.

10. Page 11, 39e ligne : “ Je l'assurais que mon amitié lui restait acquise sur certains plans ”. Nous aimerions savoir quels sont ces plans. Sont-ce ceux sur lesquels il est disposé à “ soutenir Carrouges et au besoin à le combattre ” ?

11. Page 12, premier paragraphe : Très beau, ce “ nous nous plûmes ” ! Il est, en effet, plaisant qu'une accusation d'opportunisme soit portée par Waldberg dont la rigueur de principes n'est un secret pour personne. Nous soulignons à ce propos l'intervention très spéciale de Waldberg dans cette affaire. Nous y reviendrons.

12. Page 13, 19e ligne : “ Solution satisfaisante ”. Nous avons convenu que la rédaction de la circulaire du 18 février avait été fâcheusement hâtive. Toutefois, l'expression “ solution satisfaisante ” ne saurait être prise que dans le sens de satisfaisante en soi et non de satisfaisante pour tel ou tel.

13. Page 13, 37e ligne : “ Imposé Carrouges ”. Nul n'a jamais été imposé au café par quiconque. Certains y sont venus amenés par l'un de nous et se sont cru autorisés à y revenir. Le café est un lieu public, nullement assimilable à une cellule de parti ou de monastère.

14. Page 14, 15e ligne : “ Une visite que m'a faite Waldberg ne m'a rien appris, si ce n'est que lui-même et Lebel avaient été aussi désagréablement impressionnés qu'Acker et Marcel Jean par la circulaire Breton-Péret du 19 ”. Ceux qui, y compris Waldberg et peut-être à l'exception de Lebel, dont nous n'étions pas sûrs qu'il devait venir, ont été contremandés le jeudi 22 sont ceux dont la présence n'avait pas été envisagée, dans le souci d'éviter la confusion. Péret témoigne de ce que Waldberg, qu'il avait vu le mardi 20 février, n'avait pas manifesté la moindre contrariété en apprenant que la réunion était restreinte aux personnes mentionnées dans notre circulaire de la veille. Nous soulignons à nouveau le double jeu de Waldberg qui, au moment où il incitait à plaisir à la mise en cause de Carrouges, déclarait que de toutes manières il entendait maintenir ses relations amicales avec lui.

15. Page 14, 30e ligne : “ Bien qu'il ait encore défendu cette notion (Groupe surréaliste) en terminant par "Voici l'Essentiel..." ” Il est évident que cette citation n'a rien à voir avec l'existence ou la non-existence actuelle d'un Groupe surréaliste. Elle tend à faire valoir envers et contre tout les avantages de l'action collective que nous défendons ce soir encore contre ceux qui s'emploient à la saboter.

16. Page 15, 34e ligne : “ Pauwels, un catholique fasciste, sympathisant franquiste ”. Nous sommons Pastoureau d'apporter les preuves de ces allégations, faute de quoi nous serons obligés de l'accuser une fois de plus de diffamation.

17. Page 15, 44e ligne : “ L'admiration "technique" de certains d'entre nous quand est apparue sur les murs de Paris "la colombe qui fait boum" ”. Sur cette admiration purement technique, en effet, se sont rencontrés, sans rien savoir de l'origine de l'affiche, Duchamp et Péret. Pastoureau, lui, se rencontre avec les "partisans de la paix" pour affirmer que cette affiche tend “ à accroître la tension entre les deux blocs ”.

18. Page 16 : Picasso-Tamayo. Opposition fausse comme un jeton. Chacun sait que le “ bourgeois considérable ” n'est pas celui qu'on dit. La sévérité n'est-elle pas amplement justifiée envers un personnage qui participe intégralement au monde capitaliste et pare à toute éventualité en donnant des gages publics et outranciers au stalinisme ? Nous serions curieux d'apprendre en quoi notre attitude à l'égard de Tamayo relève de l'opportunisme, c'est-à-dire quel bénéfice elle nous a valu. Ceci doit hanter l'esprit de Pastoureau puisqu'il s'était plu (page 12) à commenter avec Waldberg l'opportunisme de Breton à l'égard de diverses personnes dont déjà Tamayo. Enumérons les autres cas. Kurt Seligmann : A adhéré explicitement au Surréalisme en 1938. Cette adhésion n'a pas été discutée plus que toute autre. Il est exact qu'elle a aidé à la réalisation de l'exposition internationale de 1938. Le bénéfice en a donc été collectif. En 1943, Breton a rompu toutes relations avec Seligmann qui l'accusait de “ fouriérisme ”. Suzanne Labin : Breton est entré en rapports avec elle à l'occasion d'un projet de revue alors qu'elle croyait pouvoir compter sur les concours de Collinet, Patri, Rosenthal, Rousset, Silone, etc... Ces concours ayant fait défaut, Breton s'est retiré et la revue n'a pas paru. N'ayant constaté aucune déloyauté de la part de Suzanne Labin, nous n'avons pas cru devoir lui barrer le chemin du café. Pauwels : Personne n'a élevé la voix lorsqu'il s'est agi de soutenir ses efforts à Combat. Nous avons tous déploré qu'il ait manqué de l'énergie nécessaire pour assurer la continuité de notre collaboration. Parler à ce propos d'une volonté d'élargissement d'audience chez Breton est une simple dérision. Nous ne sommes pas opposés à ce que l'audience surréaliste en général saisisse les occasions de s'élargir qui peuvent se présenter.

Toute l'argumentation de Pastoureau tend à insinuer que le Surréalisme a perdu de vue ces deux principes fondamentaux que sont l'athéisme et la révolution sociale. Pour tenter de justifier les interventions bouffonnes de Waldberg, il nous renvoie au prière d'insérer du numéro spécial de Variétés, de 1929, où les “ plaisanteries pas drôles ” voisinent avec “ l'anticléricalisme primaire ”, comme également représentatifs du Surréalisme à ce stade de son existence. L'anticléricalisme, primaire ou non, nous n'avons pas cessé depuis lors l'un et l'autre de nous en réclamer. Mais Pastoureau ne pourrait pas en dire autant. L'ouvrage le plus important qu'il ait publié jusqu'ici, La Blessure de l'Homme, pourrait aisément passer pour un ouvrage d'édification chrétienne, genre de littérature que, du moins, on ne peut pas reprocher à Carrouges. Or cet ouvrage n'est pas si loin derrière lui puisque écrit en captivité en 1943-1944 il a été publié en 1946. Le mot Dieu y revient plusieurs fois par page et tout le vocabulaire calotin y jouit de l'orthographe de Saint-Sulpice. Nous ne lui en avons pas gardé rigueur en fonction de l'amitié que nous lui portions et qui nous amenait à excuser ce long moment d'aberration de sa part. Nous savons bien que, par la suite, Pastoureau a rédigé presque à lui seul Rupture inaugurale qui marque un retour indiscutable à la position antireligieuse, mais nous nous rappelons aussi que dans le même manifeste il est dit : “ Des procès de Moscou jusqu'au sabotage, en Espagne, de la guerre civile au profit de la bourgeoisie d'abord, du fascisme ensuite, la filiation est logique que prolongent les développements plus récents de la politique communiste. ” Si nous ne lui avons pas demandé compte de La Blessure de l'Homme, il nous force à lui demander aujourd'hui s'il n'est pas en train de renier cette déclaration.

Tout cela, pourtant, ne serait rien. Ces 14 inexactitudes de fait, auxquelles s'ajoutent, en 16 pages, 18 insinuations venimeuses, nous serions encore prêts à les attribuer à une mauvaise humeur momentanée et disposés à passer outre. Il y a, malheureusement, beaucoup plus grave.

Pastoureau place Breton (page 14, 5e ligne à partir du bas) devant un véritable ultimatum : ou bien dissolution du Surréalisme ou bien obstruction de sa part et de celle de ses partisans à toute action surréaliste. Dans les deux cas le Surréalisme doit disparaître. Nous demandons à l'assemblée de dire si cette exigence est compatible non seulement avec une amitié idéologique, mais aussi avec la poursuite de relations, de quelque ordre soient-elles.

Ici, il ne s'agit pas, de la part de Pastoureau, de paroles en l'air. Nous avons affaire à un plan savamment prémédité qu'il met à exécution en se servant de l'affaire Carrouges comme il le dit lui-même (page 7, 6e ligne à partir du bas) : “ L'affaire Carrouges était dépassée. Il ne s'agissait plus que d'envisager les moyens pratiques pour que la bagarre survint et se répercutât dans le Surréalisme ”. Nous soulignons ce dernier membre de phrase. S'il subsistait encore un doute sur les intentions hostiles de Pastoureau, il serait du reste dissipé par le témoignage d'Aimé Patri à qui il a avoué que l'affaire Carrouges n'était qu'un prétexte pour en finir avec Breton.

Enfin, et c'est là l'élément capital, Pastoureau semble ici prendre ses précautions et vouloir s'assurer tous risques contre une possible occupation russe qui dès maintenant engendre chez beaucoup une peur panique. Dans ce but, il n'hésite pas à désigner à la vindicte de la police stalinienne (voir page 3, de la 18e ligne à la fin du paragraphe) ceux qu'il appelle encore dans ses lettres d'aujourd'hui “ mes très chers amis ”. Il doit être clair pour tous que, dans la conjoncture présente, ces lignes dépassent de loin les limites de la polémique tolérable et relèvent de l'incitation au meurtre.

Pastoureau, dans une lettre d'un tout autre ton que celui de l'Aide-Mémoire, lettre qui nous est parvenue vendredi, exprime le souhait qu'à l'issue de la présente réunion nous puissions formuler d'un commun accord “ une déclaration de solidarité avec les héroïques combattants de Catalogne ”. Il a pu voir dans Franc-Tireur de ce même jour que nous avions devancé son appel. Ceci devrait le persuader que nous ne cherchons pas à éluder le cinquième point de son ordre du jour, à condition qu'il ne soit pas parlé de “ retour à une position révolutionnaire ”, mais de renforcement de cette position. Toutefois, l'examen de ce point ne saurait être entrepris avant rétractation solennelle de sa part des insinuations calomnieuses et des allégations qui tendent à nous mettre en plus grand péril pour l'innocenter. Faute de quoi, nous serons obligés de demander la mise en garde publique contre lui. Quant à Waldberg, qu'il sache que nous sommes parfaitement conscients, mais peu surpris, de la part que ce spécialiste de l'intrigue a prise à l'envenimement de cette affaire et que nous proposons à l'assemblée la cessation collective des relations avec lui.

Paris, le 16 mars 1951.

André Breton, Benjamin Péret.

[Si le SurrEalisme Etait maître de Paris...]

Si nous nous en remettons aux souvenirs de notre enfance, nous estimons en effet que la statue confère à la ville sa physionomie propre, qu'elle sollicite la curiosité et, par là, constitue un élément initial de culture. Qui est ce personnage à cheval ? Pourquoi cet autre trempe-t-il une plume d'oie dans un encrier ? Pourquoi sont-ils là ? Qu'ont-ils fait pour mériter que leur image soit perpétuée dans le bronze ou la pierre ? Nous pensons aussi que le secret du mystère inhérent aux premiers tableaux de Chirico, qui surclassent à nos yeux toute la peinture moderne, réside dans l'apparition de statues inconnues de nous sur des places désertes où le soleil projette leur ombre. Nous préférerons donc la statue équestre à la statue en pied ou au buste, et nous pensons qu'elle doit reproduire les traits du personnage, son costume et son attitude, à distance, la plus vraisemblable. Dans le cas exceptionnel où la création l'emporte sur le créateur, nous admettons un simple médaillon de l'auteur, la statue proprement dite étant consacrée au héros ou à l'héroïne qu'il a fait naître.

Nous sommes convaincus que vous apprécierez le caractère très modéré de nos suggestions. Nous nous sommes placés sur un plan rigoureusement objectif, faisant abstraction de désirs plus spécifiques dont nous estimons que l'heure de les réaliser, pour proche qu'elle soit, n'est pas encore venue. Nos propositions sont purement transitoires, mais répondent, croyons-nous, à une sensibilité, non seulement nôtre, qui peut en 1951 prétendre à s'imposer.

Une statue n'est plus rien hors du lieu où elle a été érigée. C'est pourquoi nous croyons opportun de vous proposer pour chacune l'emplacement qui nous semble le plus adéquat, en tenant compte uniquement de la vie profonde de Paris.

STATUES QUI DOIVENT ÊTRE DRESSÉES :
- Alice (au pays des merveilles), avec un médaillon de Lewis Carroll : Place de l'Europe ;
- Guillaume Apollinaire : Au centre de la nouvelle place (?) dont un angle est constitué par l'intersection des rues Saint-Martin et des Etuves ;
- Baudelaire : Place de l'Opéra, face au théâtre ;
- Bosch : A l'angle des boulevards Richard-Lenoir et Voltaire ;
- F. Fabre : A la place de l'ancienne statue de La Fontaine ;
- S. Freud : Au centre du parvis de Notre-Dame ;
- Goethe : Place du Trocadéro, face au Musée de l'Homme ;
- Goya : Jardin des Tuileries, à proximité de l'arc de triomphe du Carrousel ;
- Hegel (statue lumineuse) : Place de la Sorbonne ;
- Manon Lescaut, avec un médaillon représentant l'abbé Prévost : En haut de la rue Royale ;
- Méliès : Face à la gare Montparnasse ;
- Meryon : A l'ancien emplacement de la Morgue ;
- G. de Nerval : A l'angle des rues Réaumur et de Turbigo ;
- Paracelse : A la place de l'ancienne statue de Chappe ;
- Proudhon : Face à l'entrée principale des usines Renault ;
- Elisée Reclus : Carrefour des Gobelins ;
- Cardinal de Retz : Au centre des Halles ;
- Henri Rousseau : A l'angle des avenues du Maine et d'Orléans ;
- Saint-Just : Sur l'emplacement de l'ancien restaurant Foyot, face au Sénat ;
- La Sorcière, avec un médaillon représentant Michelet : Place du Palais-Bourbon ;
- Stendhal : A l'angle des boulevards des Italiens et Haussmann ;
- Swift : Place de la Bourse, face à l'édifice ;
- Ubu, avec un médaillon représentant A. Jarry : Place du Tertre ;
- L. de Vinci : Rond-Point des Champs-Élysées ;
- Watteau : Jardin des Tuileries, dans l'axe de la porte donnant sur la place de la Concorde.
STATUES EMPORTÉES PAR L'OCCUPANT QUI DEVRAIENT ÊTRE RÉTABLIES :
- Docteur Charcot, Chevalier de la Barre (à replacer face à l'entrée principale du Sacré-Coeur), Diderot, Etienne Dolet, Fourier, Victor Hugo, Marat, Jean-Jacques Rousseau, Shakespeare et Villon.
Ne pensez-vous pas que la statue de Lamartine gagnerait à être déposée avec précaution au fond du lac du Bois de Boulogne, de telle sorte qu'elle soit visible lorsqu'on l'assèche ?
André Breton, Benjamin Péret.
[Le Figaro littéraire, 17 mars 1951.]

[Clôture définitive des affaires Carrouges et Pastoureau]

ASSEMBLEE DU 19 MARS 1951

Présents : Maurice Baskine, Jean-Louis Bédouin, André Breton, Jacqueline et Jean-Pierre Duprey, Jindrich Heisler, Gérard Legrand, Jehan Mayoux, Nora Mitrani, Octavio Paz, Benjamin Péret, André Pieyre de Mandiargues, Georges Schehadé, Jean Schuster, Anne Seghers, Toyen, François Valorbe, Michel Zimbacca.

Excusés : Jean Ferry, Aimé Patri.

Absents : Adolphe Acker, Monique Fong, Maurice Henry, Jacques et Vera Hérold, Robert Lebel, Gilbert Lély, Seigle, Michel Tavriger, Clovis Trouille, Isabelle et Patrick Waldberg.

Ont exprimé par lettre leur confiance à Breton et Péret : J.-B. Brunius, Adrien Dax, Pierre Demarne, Jean Ferry, Julien Gracq, André Liberati, Gaston Puel.

Président : Jehan Mayoux.

A l'ouverture de la séance, Mayoux expose la situation telle qu'elle lui apparaît, à la suite des entretiens qu'il a eus successivement avec MM. Jean, Breton et Péret, Pastoureau. Breton donne lecture du texte de réfutation de l'Aide-Mémoire, ainsi que de quelques lettres relatives à l'affaire. L'assistance est invitée à s'exprimer et finalement les résolutions suivantes sont votées.

Étant donné :

1. Que Pastoureau et Marcel Jean ont refusé l'assemblée restreinte qui devait statuer sur l'affaire Carrouges, exigeant une assemblée générale ;

2. Que, devant la nouvelle situation créée par la publication de l'Aide-Mémoire, Breton et Péret ont souscrit au principe de l'assemblée générale et demandé à Pastoureau de la convoquer ;

3. Qu'après avoir convoqué cette assemblée, Pastoureau a demandé qu'elle fût précédée d'une assemblée considérablement plus restreinte que la première, ce que Breton et Péret ne pouvaient lui accorder, du seul fait que cela reproduisait la situation initiale dont il n'avait pas voulu ;

4. Qu'il décommande en dernière heure l'assemblée générale de ce soir sous le prétexte que Breton et Péret ne lui ont pas communiqué l'ordre du jour qu'ils entendaient opposer au sien - ce à quoi, étant mis en posture d'accusés, ils ne se considéraient en effet comme aucunement tenus ;

Les soussignés, réunis le 19 mars 1951, à 21 heures, au Café de la Place Blanche, estiment que ces manoeuvres sont la conséquence logique de l'attitude de diffamation adoptée dans l'Aide-Mémoire ;

Ils condamnent sans appel tous les procédés mis en oeuvre dans cette affaire par Pastoureau et Waldberg, qui constituent un sabotage systématique de nos relations et déclarent que des rapports d'aucun ordre ne peuvent être maintenus avec eux.

Maurice Baskine, Jean-Louis Bédouin, André Breton, Adrien Dax, Jacqueline et Jean-Pierre Duprey, Jindrich Heisler, Gérard Legrand, Jehan Mayoux, Nora Mitrani, Octavio Paz, Benjamin Péret, André Pieyre de Mandiargues, Jean Schuster, Anne Seghers, Toyen, François Valorbe, Michel Zimbacca.

Contrairement aux assertions de Pastoureau dans son Aide-Mémoire, nous estimons que, si les circonstances récentes n'ont pas permis une plus grande extériorisation de la position révolutionnaire du Surréalisme - ce que nous sommes unanimes à déplorer - en revanche cette position n'a jamais été abandonnée et reste un des postulats fondamentaux du Surréalisme. Tout ce qui tendra honnêtement au renforcement de cette position sera, comme par le passé, chaleureusement accueilli.

Paris, 19 mars 1951.

Jean-Louis Bédouin, André Breton, Adrien Dax, Jacqueline et Jean-Pierre Duprey, Jindrich Heisler, Jehan Mayoux, Nora Mitrani, Octavio Paz, Benjamin Péret, Jean Schuster, Anne Seghers, Toyen, Michel Zimbacca.

POST-SCRIPTUM À L'AFFAIRE CARROUGES

Hérold ayant rapporté, il y a environ un mois, à Breton qu'il avait découvert à la vitrine d'une librairie de Saint-Sulpice, l'annonce d'un film sur Lourdes commenté par Carrouges, Breton, au cours d'une conversation avec ce dernier où il lui représentait ce que son activité récente avait d'incompatible avec sa présence auprès de nous, le mit en demeure de confirmer ou d'infirmer le fait. Carrouges l'infirma aussitôt de la manière la plus catégorique, ajoutant qu'il n'avait jamais eu de près ou de loin aucune activité sur le plan cinématographique et qu'il y avait méprise incontestable.

Le soir du 19 Mars 1951, Breton, entrant au Café de la Place Blanche, où Pastoureau avait convoqué, puis décommandé l'assemblée générale qu'on sait, recevait des mains de Schehadé deux documents qu'à son intention lui avait remis Hérold et qui établissaient avec évidence que les commentaires de deux “ fims ” dits “ d'apologétique populaire ” l'un intitulé Lourdes, Terre des Miracles, l'autre Le Saint Curé d'Ars, étaient bien, en effet, signés de Carrouges.

Il s'agissait donc d'un mensonge caractérisé, entraînant la disqualification complète de Carrouges à nos yeux, disqualification que Breton lui signifia aussitôt par téléphone, en même temps que la rupture définitive de toutes relations avec lui.

A la lumière de cette information, nous avons été unanimes à convenir que l'hostilité à l'égard de Carrouges était pleinement justifiée - comme l'estimait déjà Mayoux - et pour en donner acte à Marcel Jean, ceci sans préjudice des réserves qu'appelle son attitude brouillonne dans cette affaire.

D'un commun accord également, nous nous sommes élevés contre le procédé qui, de la part d'Hérold, a consisté à nous faire parvenir ces documents à la toute dernière minute, alors qu'ils étaient en sa possession depuis plusieurs jours. Il va sans dire que si nous avions connu ces documents plus tôt, le cas de Carrouges eût été réglé sur-le-champ.

Jean-Louis Bédouin, André Breton, Adrien Dax, Jacqueline et Jean-Pierre Duprey, Jindrich Heisler, Gérard Legrand, Jehan Mayoux, Nora Mitrani, Octavio Paz, Benjamin Péret, André Pieyre de Mandiargues, Jean Schuster, Anne Seghers, Toyen, François Valorbe, Michel Zimbacca.

N. B. - Ajoutons, par souci de ne rien omettre, que Carrouges, dans un pneumatique à Breton qui lui parvient au matin du 20 mars, plaide la bonne foi, alléguant que les prétendus “ films d'apologétique populaire ” seraient, en réalité, deux séries de projections fixes, ce qui se passe de commentaires.

A. B., B. P.

POST-SCRIPTUM A L'AFFAIRE PASTOUREAU

Dans une lettre adressée à Adrien Dax, le 19 mars 1951, et que Pastoureau nous communique par l'intermédiaire de Mayoux, il est dit : “ Il a fallu vivre à Paris ces derniers mois pour observer les réactions qu'a suscitées dans notre milieu la guerre de Corée, réactions déterminées seulement par la panique et qui ont consisté maintes fois à saluer avec satisfaction sinon avec enthousiasme les succès provisoires du capitalisme américain ”. Il s'agit du plus abject des faux témoignages que nous demandons de rapprocher de la dénonciation déjà commentée (Aide-Mémoire, page 3, de la 18e ligne à la fin du paragraphe) si l'on veut saisir les mobiles auxquels obéit, de toute évidence, Pastoureau.

André Breton, Benjamin Péret.

CLOTURE DEFINITIVE DES AFFAIRES CARROUGES ET PASTOUREAU.

Observations relatives à l'opuscule de Breton-Péret : L'affaire Pastoureau et Cie et au compte rendu de l'assemblée du 19 mars 1951.

I. L'AFFAIRE PASTOUREAU ET CIE

Préambule

Il est faux de prétendre que ce soit “ avec l'assentiment des deux parties ” que l'assemblée s'est donnée pour tâche de résoudre le conflit. La partie que je représente considérait comme habilitée à résoudre le conflit une assemblée qui acceptât de discuter les cinq points en litige. Breton et Péret n'ayant pas permis la réunion d'une telle assemblée, je n'ai donné mon assentiment aux travaux d'aucune autre. Voir plus loin mes observations sur le compte rendu de l'assemblée du 19 mars.

Inexactitudes de fait

1. Page 5, 37e ligne (de l'Aide-Mémoire, se reporter à l'article correspondant de l'opuscule de Breton-Péret) : Je n'ai pas déclaré que j'avais l'intention de me rendre à la conférence de Carrouges en observateur mais que j'interviendrais éventuellement comme contradicteur. Ce que disent Breton-Péret à propos de la conférence sur Trakl est exact.

2. Page 6, 35e ligne : Breton, près duquel M. Jean et moi nous étions assis, s'est parfaitement rendu compte que nous posions la question puisqu'il nous a répondu - à côté et en plaisantant. Si ni M. Jean ni moi ne nous sommes levés pour exiger le silence, c'est parce que l'attitude de Breton nous rendait sceptiques quant au résultat d'un tel geste. Notre réserve s'explique aussi par notre déférence pour Breton.

3. Page 6, 41e ligne : Il est exact que chacun ne peut pas tout entendre de ce qui est dit autour de la table. Mais j'ai plusieurs fois constaté que cette circonstance était mise à profit par ceux qui voulaient s'abstenir d'écouter ce qu'ils auraient pu entendre.

4. Page 6, 44e ligne : Breton entendait puisqu'il répondait (il ne conteste pas, que je sache, qu'il ait dit : “ Si vous ne déclenchez pas une horrible bagarre... ”). Le problème était posé à Breton du seul fait qu'il avait connaissance de la conférence de Carrouges et du projet de M. Jean-Pastoureau.

5. Page 6, 46e ligne : Je n'ai pas écrit : “ Breton devait... ” mais : “ Breton pouvait... ” Voir ci-dessus points 2, 3, 4.

6. Page 7, 17e ligne : Citation tronquée de mon texte dans celui de Breton-Péret. J'ai écrit : “ Nous estimâmes que... ”, ce qui caractérise suffisamment l'hypothèse. Le fait, pour expliquer le développement d'un état d'esprit - en l'occurrence le mien, qui était aussi celui de M. Jean -, d'invoquer a posteriori une hypothèse demeurée dans la pensée, qui ne s'est pas exprimée, ne peut pas être retenu comme une calomnie.

7. Page 7, 29e ligne : Le défi réside à mon sens dans la phrase : “ Si vous ne déclenchez pas une horrible bagarre... ” Il ne ressort pas du texte de Breton-Péret qu'ils contestent que cette phrase ait été prononcée par Breton. Mon intention de déclencher la bagarre (la 29e ligne et la 44e ligne de mon texte viennent après cette citation) a été consécutive et non antérieure à la phrase de Breton.

8. Page 11, 5e ligne : Je reconnais que l'expression “ abus de confiance ” n'a pas été prononcée. C'est le mot “ escroquerie ” qui a été prononcé par moi. Péret l'a commenté et approuvé pendant que Breton s'était retiré un instant. Je crois pouvoir affirmer que la question est revenue sur le tapis dans les mêmes termes dès son retour.

9. Page 12, 20e ligne : Il s'agit de la réunion du dimanche 18 février à laquelle je n'assistais pas. J'ai rapporté le fait d'après les témoignages, tous concordants, de M. Jean (en présence de Legrand, le soir même), Acker, Waldberg. Mes conversations avec Lebel, Seigle et Hérold, où il a été question de ce fait, ne l'ont pas infirmé.

10. Page 13, 31e ligne : Je maintiens pathétique. En écrivant l'Aide-Mémoire, j'ai consulté le Larousse pour tous en 2 vol., où l'on peut lire : “ Pathétique adj. (gr. pathêtikos). Littér. Qui émeut : discours pathétique ”. Je suis entièrement d'accord avec Péret : Breton, qui était très ému, m'a ému, par cela même. Qu'il le veuille ou non, Breton est encore capable de m'émouvoir.

11. Page 13, 33e ligne : Ce que disent Breton-Péret est exact et ne contredit pas ce que j'ai écrit. Je ne vois pas la différence qu'il peut y avoir entre leur façon de s'exprimer : “ les réunions de café étaient suspendues ” et la mienne : “ il renonçait à fréquenter le Café de la Place Blanche ”. Breton n'avait pas d'autre moyen de supprimer les réunions de café que de renoncer à y venir. Il n'a d'ailleurs pas renoncé à y venir et les réunions n'ont pas été suspendues.

12. Page 15, 31e ligne : Ce que nous avons écrit dans Combat ne peut pas être interprété, si ce n'est par un avocat pour des raisons de procédure, comme étant dans la même ligne que ce qu'y a écrit Bourdet. Pauwels, qui  avait été appelé par Smadja pour changer l'orientation du journal, ne nous aurait pas sollicités s'il ne s'était d'abord assuré que nous ne continuerions pas la politique de Bourdet. Breton, qui cite la plaidoirie de Me Boissarie, se garde bien de signaler qu'à l'époque où nous écrivions dans Combat, Bourdet ne se montrait nullement satisfait du principe de notre collaboration à son ancien journal. Il est exact que j'étais à l'époque d'accord avec Breton-Péret pour entreprendre et poursuivre cette collaboration. Mais aujourd'hui je m'en accuse.

13. Page 15, 39e ligne : Je renvoie Breton à mon pneumatique du 21 avril 1950, à midi, où je protestais contre son article paru le matin même dans Combat, article où était faite l'apologie de Simone Weil. Pour justifier l'expression “ manifestement réactionnaire ” appliquée à cette personne, je citerai, entre autres références possibles : 1° l'article d'Etiemble dans le numéro de mars 1951 des Temps modernes, où elle est traitée de “ juive antisémite ” ; 2° l'ouvrage de Louis Salleron : Les Catholiques et le Capitalisme, paru aux éditions La Palatine, où je cueille cette phrase extraite d'un texte de Simone Weil : “ L'opium du peuple, ce n'est pas la religion, mais la révolution. ” Je n'ai jamais dit que Simone Weil était réactionnaire quand elle combattait en Espagne. Elle l'est, comme chacun sait, devenue depuis.

14. Page 16, 6e ligne : Il m'a suffi de passer cinq minutes au vernissage de Tamayo - je n'ai pas eu le courage d'y rester plus longtemps - pour me rendre compte que j'assistais à la réception d'un “ bourgeois considérable ”. Je ne conteste pas que Tamayo soit devenu très tardivement tel.

Inductions et interprétations tendancieuses

1. Page 5, dernière ligne : Mon texte n'est pas exactement cité dans celui de Breton-Péret : des guillemets ont été enlevés. Je ne tiens pas pour péjorative l'expression “ faux dominicain ”. Je préfère les faux dominicains aux vrais. Je suis toujours d'accord quand il s'agit de secourir les emprisonnés, ceux de droit commun comme les autres. J'ai d'ailleurs donné 200 frs. L'expression “ ayant volé une serviette contenant de l'argent ” est celle qui a été employée ce jour-là. Je n'ai jamais voulu faire entendre que dans le Surréalisme on secourt les voleurs en tant que tels. Il s'agissait de secourir Berna en tant que Berna. Pourquoi Breton-Péret redoutent-ils tellement les tenants de la morale courante ? Il n'est d'ailleurs nullement certain que le principe d'une pareille souscription soit contraire aux principes de la morale courante. Je n'ai voulu dans ce passage que rendre compte objectivement de faits qui intéressent accessoirement l'affaire Carrouges (atmosphère du café le samedi 10 février).

2. Page 6, 21e ligne : La citation de mon texte est tronquée dans celui de Breton-Péret : j'ai bien précisé que la brochure était de Carrouges et qu'il l'avait dédicacée avant de partir pour le Hoggar. L'expression “ tirage à part ” a l'air de gêner Breton-Péret qui la remplacent par “ essai ”. Une brochure qui reproduit, en utilisant la composition typographique originale, un article de revue s'appelle un tirage à part. J'ai dit que Breton avait distribué des exemplaires de ce tirage à part préalablement dédicacés par Carrouges. C'est exactement ce que disent Breton-Péret. Je n'ai tiré de ce fait aucune conclusion. Je n'en tire aucune. Je ne l'ai pas reproché et ne le reproche pas à Breton.

3. Page 6, 30e ligne : Patri m'a dit que si je m'en étais tenu à cette formule, tout aurait été pour le mieux dans cette affaire. Il était, selon Patri, légitime que j'aille à la conférence de Carrouges pour le combattre ou pour le soutenir selon ce qu'il dirait et selon les circonstances (présence ou absence de Stanislas Fumet). Je reconnais volontiers que la formule est d'un humour usé comme le sabre de Joseph Prudhomme. Avais-je ou non le droit de m'essayer à cette sorte d'humour dans ma correspondance privée alors que l'affaire n'avait pas encore pris le tour dramatique ?

4. Page 7, 32e ligne : Je ne reproche pas à Breton sa “ sympathie humaine ” à l'égard de Carrouges (voir plus loin : point 14). Je lui reproche par contre - et c'est là tout le problème - l'“ estime intellectuelle ” qu'il a continué à lui témoigner après qu'il ait appris que son activité en était venue à s'exercer sur le plan religieux sans qu'il abandonnât pour cela le plan surréaliste. Je n'ai pas contesté et ne conteste pas la haine irréductible que Breton continue à vouer à la religion chrétienne. J'admets le “ minimum de jeu ” à condition qu'il se maintienne dans les limites de la “ sympathie humaine ” et n'empiète pas sur le terrain de l'idéologie. Le jeu avec Carrouges a empiété sur ce terrain puisque Carrouges s'occupait toujours, en qualité de critique, du Surréalisme. Nous n'avons pas fait le procès de Carrouges parce qu'il est catholique mais parce que, critique catholique, il avait la prétention de parler favorablement du Surréalisme. Je n'ai jamais écrit que j'entretenais des relations suivies avec des curés que j'ai connus en captivité. J'ai dit que j'aurais pu en entretenir (ils n'ont pas répondu à mes lettres !). J'ai effectivement entretenu de tels rapports en captivité. Les curés que je fréquentais alors ne savaient probablement rien de ce qu'est le Surréalisme et je ne leur en ai jamais soufflé mot. Je leur ai seulement fait part de mes sentiments antireligieux, auxquels ils n'ont pas attaché la moindre importance. Notre complicité n'a généralement pas dépassé les vols de pommes de terre et autres.

6. Page 7, 38e ligne : Flatteurs et malins. Des noms ! Ceux qui figurent dans l'Aide-Mémoire, d'abord : Carrouges, Seligmann, Suzanne Labin, Pauwels, Tamayo, etc. Ensuite au hasard (il faudrait relever la plupart des articles favorables au Surréalisme parus dans la presse internationale ces dernières années - qu'on ne s'y trompe pas : je reproche au Surréalisme de n'avoir pas rendu tout à fait impossible qu'il ait aujourd'hui une large audience artistique et littéraire, car je suis persuadé que c'est de cela qu'il crève), ensuite au hasard : Jean Marcenac et Pierre Emmanuel, complaisamment cités dans Flagrant Délit, Mme Lucie Faure (pas une ligne de l'Almanach n'a été consacrée à situer la position du Surréalisme de 1950 sur le plan politique : dans ces conditions, il eût été préférable, à mon sens, que l'Almanach ne parût pas), etc. Puisque j'en suis au chapitre des compromissions, je regrette que Breton, sur la porte duquel on lit : “ Pas d'interviews ! ”, en ait accordé depuis 1945 de si nombreuses, spécialement au Figaro. Breton dira que c'était pour élargir l'audience du Surréalisme. Je conviens de ce qu'il ne s'agissait pas d'autre chose. Fallait-il élargir l'audience du Surréalisme à ce prix ? Non !

7. Page 10, 2e et 3e paragraphes : Péret riait sainement en écoutant M. Jean et moi raconter les événements de Saint-Séverin. Heisler ne riait pas. Il n'est désobligeant pour personne (ni pour Péret, ni pour Heisler, ni pour Breton) d'expliquer la différence d'attitude entre Péret et Heisler en remarquant que Heisler savait déjà que Breton prévoyait que ces événements pourraient avoir des conséquences dramatiques. La suite a montré que Breton avait pleinement raison sur ce point, ce qui n'empêche pas qu'avant de réfléchir à leurs conséquences éventuelles, Péret avait raison de rire d'événements risibles.

8. Page 11, 4e ligne : Il n'est nul besoin à mon sens d'être un ennemi déguisé en ami pour observer son interlocuteur et essayer de discerner la marche de sa pensée. Mon texte n'implique pas que j'aie soupçonné à ce moment Breton de manoeuvres tortueuses. D'une façon générale, je n'ai soupçonné Breton de manoeuvres d'aucune sorte, mais je lui ai tenu rigueur de s'abstenir de prendre une position ferme alors que j'estimais qu'il était moralement obligé de le faire.

9. Page 11, 19e ligne : Breton-Péret, par une figure de rhétorique abusive, tendent à me faire dire ce que je n'ai pas dit. J'ai dit : “ Breton feignit la bonne humeur. ” Je n'ai pas dit : “ La bonne humeur de Breton ne peut qu'être simulée. ” Pourtant, en cet instant, la bonne humeur de Breton et la mienne ne pouvaient qu'être simulées : nous étions parfaitement conscients l'un et l'autre que les explications que nous venions d'échanger ne nous satisfaisaient ni l'un ni l'autre et que cette affaire allait avoir, de toute façon, des suites redoutables.

10. Page 11, 39e ligne : Ces plans sont, en particulier, ceux sur lesquels est possible la “ sympathie humaine ” pure et simple, expression employée par Breton lui-même. Ils ne sauraient être en aucun cas ceux où se développe l'“ estime intellectuelle ”. A supposer que Carrouges ne s'occupe plus de Surréalisme et que nous nous abstenions d'aborder la philosophie, je ne vois pas pourquoi je ne nouerais pas avec lui des rapports parfaitement cordiaux comme j'en ai entretenus avec des camarades de captivité de toute extraction, comme j'en entretiens encore avec des voisins, avec des camarades de pêche à la ligne ou de cyclisme, voire avec des collègues sur le plan professionnel. Je crains que Breton, qui n'a pas séparé plusieurs plans dans sa vie, ne soit pas capable de comprendre cela. D'autres le comprendront.

11. Page 12, premier paragraphe : S'il m'intéressait encore qu'on prenne acte dans le Surréalisme de ce que je retire quelque chose de mon texte, j'inclinerais à retirer l'expression “ nous nous plûmes ” que je reconnais volontiers très malheureuse. Je l'ai déjà déclaré à Mayoux, qui a induit de là que je manquais de fermeté dans mon action. Il n'y a manque de fermeté de ma part que sur ce point très précis. Waldberg dira ou ne dira pas s'il s'est plu ou complu... En ce qui me concerne, j'ai en réalité déploré que le comportement opportuniste de Breton, amorcé dès ses rapports avec Seligmann (voir plus loin : point 18), se soit intensifié jusqu'à la crise actuelle. La phrase terminale de ce paragraphe écarte toute hypothèse de collusion entre Waldberg et moi dans cette affaire. Je reconnais avoir agi en liaison avec Acker et M. Jean. J'ai écouté ceux qui se sont présentés spontanément chez moi ou qui m'ont appelé à des rendez-vous. Mais aucun autre qu'Acker ou M. Jean - à l'exception de Maurice Henry, intervenu plus tardivement et que je remercie chaleureusement de ses conseils comme je remercie Acker ou M. Jean - n'a réussi à influencer en quelque manière ma position. Ceci, je l'ai dit à Mayoux et je regrette qu'on n'en ait pas tenu compte en rédigeant le 19 mars la dernière phrase de la première résolution.

12. Page 13, 19e ligne : Je persiste à prétendre que l'expression “ solution satisfaisante ” n'a de sens que si elle est employée relativement à tel ou tel. Pour qu'une solution satisfaisante intervienne dans un conflit, il faut nécessairement qu'une des parties soit satisfaite au détriment de l'autre. Un compromis est une solution mais dans la mesure où elle ne satisfait personne, elle n'est pas satisfaisante. Il n'y a pas de solution satisfaisante “ en soi ”.

13. Page 13, 37e ligne : Il est possible que, dans notre conversation téléphonique, Breton ait dit “ amené ” au lieu d'“ imposé ”. Cela ne change rien à sa responsabilité puisque Carrouges a été toléré parmi nous en fonction de l'“ estime intellectuelle ” que lui portait Breton. Que le Café de la Place Blanche soit un lieu public, d'accor d. Que la table de Breton y soit un endroit où n'importe qui est admis et toléré sans gages, cela est beaucoup moins exact.

14. Page 14, 15e ligne : J'ai rapporté sur ce point le témoignage de Waldberg qui en prend, j'imagine, la responsabilité. Je ne vois pas pourquoi on me reproche d'avoir invoqué un témoignage dont je ne pouvais matériellement pas savoir qu'il était en contradiction avec celui enregistré par Péret. Ce point ne me concerne pas.

15. Page 14, 30e ligne : La citation de Gurdjieff exalte l'activité de groupe : “ Voici l'essentiel : un groupe est le commencement de tout... ” Breton-Péret ne veulent pas entendre parler de Groupe surréaliste, mais ils préconisent l'“ action collective ”. Qu'est-ce qu'une action collective qui ne serait pas une activité de groupe ? S'il s'agit de comprendre dans cette action tel ou tel, selon les circonstances, je dis qu'il s'agit là d'opportunisme caractérisé. Je ne m'emploierai pas à saboter une telle action. Mais on me permettra de ne pas reconnaître à cette action, que Breton-Péret définissent dans leur préambule en s'avouant “ très conscients de l'indigence de (leur) critérium ”, les caractères de l'action surréaliste que pour moi le passé de Breton suffit à parfaitement définir.

16. Page 15, 34e ligne : Que Pauwels soit catholique, il le dit lui-même et ce n'est pas contesté, que je sache. Qu'il soit fasciste, je m'appuie pour le prétendre sur certains articles qu'il a écrits et plus précisément sur une série qu'il serait facile de retrouver, où il attaquait il y a peu de mois dans Combat le parlement, les parlementaires et le parlementarisme avec une violence et une grossièreté dont il n'y a d'exemples que dans la presse qui fut indiscutablement fasciste. A l'époque, j'ai signalé cette série à Breton et à Péret en employant effectivement l'épithète incriminée. Je ne l'employais pas à la légère ni de ma propre initiative, mais pour l'avoir entendue appliquer à ces auteurs par un universitaire de mes amis, militant syndicaliste autonome, à la modération réfléchie de qui j'estime pouvoir faire confiance dans un cas semblable. Péret a répondu qu'il avait lu, en effet, ces articles. Breton a répondu qu'il ne les avait pas lus, mais qu'il ne voyait pas d'inconvénient à ce qu'on pousse à ses limites extrêmes l'anti-parlementarisme, qu'au demeurant il n'y avait plus de péril fasciste, mais seulement un péril stalinien. J'ai maintes fois observé que Breton adopte le parti de heurter son interlocuteur quand la conversation prend un tour qui ne lui convient pas. Pour en revenir à Pauwels, il m'a confié, au cours d'un déjeuner où il n'y avait pas d'autres convives, qu'il attendait beaucoup du rôle de l'Espagne - de l'Espagne telle qu'il n'attendait pas qu'elle puisse intérieurement changer - dans la communauté européenne telle qu'il l'envisageait. Je crois avoir rapporté en leur temps ces propos dangereux à Breton sans toutefois lui avoir alors dénoncé Pauwels comme sympathisant franquiste. Ajouterai-je que Pauwels, qui me parlait sans me connaître autrement, ne doit pas faire un bien grand mystère de ses convictions politiques ?

17. Page 15, 44e ligne : Ce n'est pas “ sans rien savoir de l'origine de l'affiche ” que Duchamp et Péret se sont rencontrés, puisque j'étais présent et que je leur ai précisé que l'organisme “ Paix et Liberté ” était d'émanation ou d'inspiration gouvernementale. A supposer que je sois maintenant tenu pour un faux-témoin, il n'en était pas de même alors. Péret et Duchamp étaient donc informés. Ceci dit, il ne me gêne pas de me rencontrer avec certaine organisation de “ partisans de la paix ” sur un point très précis, à savoir sur celui qui consiste à dire que cette affiche tendait “ à accroître la tension entre les blocs ” (dans le texte de Breton-Péret, cette citation de mon texte est altérée). Peut-on espérer tempérer cette tension par des accusations unilatérales ?

18. Page 16 : En ce qui concerne Picasso, convient-il d'étendre la sévérité, relativement légitime à l'égard du personnage, à sa peinture, à sa peinture actuelle, à sa peinture d'autres époques, à toute sa peinture ? Même sa peinture actuelle ne me paraît pas absolument indéfendable, bien qu'on puisse lui préférer celle d'autres époques. En ce qui concerne Tamayo, voir plus haut : Inexactitudes..., point 14. Je ne me pose pas en juge de la peinture de Tamayo. Elle ne me plaît pas, c'est tout. Je n'ai d'ailleurs rencontré personne à qui elle plaise, à l'exception de Breton et Péret. Bénéfice que “ nous ” a valu “ notre ” attitude à l'égard de Tamayo : la prise en considération du Surréalisme par l'audience propre de Tamayo. Je persiste à prétendre que des bénéfices de ce genre ont toujours été des inconvénients majeurs pour le Surréalisme. Breton-Péret déclarent - à propos de Pauwels - : “ Nous ne sommes pas opposés à ce que l'audience surréaliste en général saisisse les occasions de s'élargir qui peuvent se présenter. ” C'est parce que je m'y oppose que je quitte, qu'on m'oblige à quitter le Surréalisme. C'est là tout le problème. Ces occasions présentent la plupart du temps les plus graves dangers. C'est cela l'opportunisme. C'est comme cela qu'on s'écarte de la voie révolutionnaire. C'est parce que l'audience surréaliste a saisi tant d'occasions de ce genre qu'elle est aujourd'hui quantitativement si large et qualitativement si dérisoire.

Ce que je viens de dire de Tamayo s'applique mieux encore à Seligmann. Breton reconnaît que l'adhésion de Seligmann en 1938 a aidé à la réalisation de l'exposition internationale de la même année : “ Le bénéfice a donc été collectif ”. Je n'ai pas prétendu que le pseudo-bénéfice de l'opportunisme n'avait pas été collectif. (On veut me faire dire, on a essayé de me faire dire par Mayoux qu'il y avait eu - cas Tamayo - bénéfice pour Breton : Je ne l'ai pas dit. Je ne le dis pas. Je ne le dirai pas parce que cela n'est pas.) J'ai prétendu, je prétends et je prétendrai que l'opportunisme ne saurait produire un véritable bénéfice. Je pose la question : Fallait-il donc une exposition en 1938 au prix de l'adhésion de Seligmann, au prix des démarches qui ont tendu à consacrer la peinture de celui-ci ?

Suzanne Labin : l'affaire Suzanne Labin n'a pas eu lieu... Ceci dit, Breton-Péret ne contestent pas qu'il s'agisse d'une personne “ remarquablement stupide ”.

Pauwels : Voir plus haut.

Conclusions

Breton-Péret n'ont jamais cessé jusqu'à maintenant, j'en conviens, de se réclamer de l'anticléricalisme, primaire ou autre. Je n'ai pas insinué que le Surréalisme perdait de vue son principe fondamental qui est l'athéisme. Je prétends, par contre, que dans la mesure où le Surréalisme a toléré près de lui des esprits de l'espèce Carrouges, une partie de son audience s'est crue autorisée à se prévaloir de philosophies non matérialistes (voir A la niche - les protestations de sympathie émanant du public religieux n'ont d'ailleurs pas été contenues par la publication de cette brochure). Je prétends, d'autre part, que par son opportunisme tel qu'il s'est défini plus haut (Inductions ..., points 7, 14, 18), le Surréalisme lui-même s'est mis en danger de perdre de vue son principe aussi fondamental qu'est la préparation de la révolution sociale.

Je suis d'accord, en général, avec ce que Breton-Péret disent de La Blessure de l'Homme. Je n'ai jamais défendu ce livre après 1946. Je ferai pourtant deux remarques à propos de ce mauvais ouvrage : 1° Il ne peut passer pour un essai d'édification chrétienne qu'en dehors du catholicisme, ce que prouvent suffisamment les attaques dont il a été l'objet dans la presse catholique. (Indépendamment des attaques que m'a values ce livre, je suis resté le seul auteur surréaliste systématiquement attaqué par la presse catholique au cours de ces dernières années.) 2° Le vocabulaire qui y est utilisé n'est pas celui de Saint-Sulpice mais est - aurait voulu être - celui des jansénistes.

Au sujet de Rupture inaugurale : je ne renie rien de ce que j'ai écrit ou signé dans le Surréalisme - compte tenu de la distinction faite par Breton lui-même entre constantes et variables, et de l'évolution de la situation générale.

Page 14, 5e ligne à partir du bas : J'ai envisagé dans la dernière partie de l'Aide-Mémoire diverses intentions possibles de Breton, certaines supposant la dissolution du Surréalisme, certaines autres sa continuation. Pourquoi Breton-Péret isolent-ils arbitrairement deux hypothèses parmi celles supposant la dissolution ? Je n'ai pas adressé d'ultimatum à Breton. Il ne ressort d'aucune partie de l'Aide-Mémoire ni de l'ensemble que j'aie exigé la dissolution du Surréalisme. Je n'ai pas dit ni laissé entendre que j'opposerais l'obstruction de mes partisans (!) à la continuation de l'action surréaliste. (On va m'obliger à me croire un personnage d'importance !)

Témoignage de Patri : Je n'ai pas dit à Patri ce qu'on me reproche. J'ai dit à Patri que l'affaire Carrouges ne présentait d'intérêt que dans la mesure où elle contraindrait peut-être Breton à s'apercevoir des dangers que faisait courir au Surréalisme un comportement trop complaisant à l'égard de certaines personnes, voire de certaines idées (comportement opportuniste) et dans la mesure où elle lui permettrait de se ressaisir.

Assurance tous risques : La liberté d'opinion (dans la révolution) n'étant pas un principe reconnu par Breton, quoi qu'il en dise, je me suis gardé de soutenir auprès de lui, mais j'ai soutenu ailleurs et je soutiens plus librement depuis que je ne fréquente plus son entourage, qu'il y a entre le stalinisme et l'antistalinisme un no man's land qui est un terrain possible d'évolution et que nul ne quitte ce terrain sans s'introduire, avec toutes les conséquences que cela comporte, dans la chasse gardée de l'un ou l'autre bloc. Il est pour le moins un peu gros de prétendre que de soutenir une pareille thèse équivaut à signer une police d'assurance tous risques en prévision de l'occupation soviétique. Des esprits comme Bourdet ou Cassou soutiennent, si je ne me trompe, cette thèse-là ou du moins une thèse toute proche. Breton-Péret prétendent-ils que Bourdet a signé une police d'assurances tous risques ? Peut-on accuser Cassou, qui a quitté pour celle-là une position beaucoup plus confortable, de s'être assuré lui aussi ? Je remercie mes amis Acker, M. Jean et Lely d'avoir écrit à Breton pour lui dire que rien ne rendait suspect à leurs yeux ma bonne foi et mon désintéressement, malgré tout ce qui avait été dit sur mon compte. J'espère que beaucoup d'autres amis, même s'ils ne sont - comme Lely - d'accord avec moi sur rien, me rendront justice sur ce point-là.

L'interprétation donnée par Breton-Péret du passage compris entre la 3e et la 18e ligne de la page 3 est inqualifiable. Dans ce passage, j'oppose à la critique du Surréalisme faite par les “ tenants du réalisme socialiste ” (staliniens) celle, vraisemblablement du même ordre mais plus conséquente, qui sera faite dans un “ régime ultérieur ” (communiste). Puis-je demander à Péret si, dans la mesure où il a conscience de militer pour l'avènement d'un tel régime, il peut être insensible à des critiques de cet ordre et s'il peut y souscrire plus ou moins que moi ? L'interprétation donnée de ce passage par Breton-Péret est non seulement inqualifiable, mais son rapport à mon texte est demeuré incompréhensible aux amis nommés plus haut qui m'ont assuré de leur sympathie eu égard à la gravité de telles accusations.

II. COMPTE RENDU DE L'ASSEMBLEE DU 19 MARS 1951

M. Jean et Pastoureau, absents, ne sont pas portés dans la liste des absents. Des messages que j'ai reçus, l'un au moins, celui de Gracq (“ Je considère que je ne suis pas qualifié pour m'immiscer dans le débat qui s'ouvre. J'écris dans le même sens à André Breton ”), est peu compatible avec la confiance exprimée dont se prévalent Breton-Péret. Des absents ayant exprimé “ par lettre leur confiance à Breton et Péret ”, seul Dax a été admis à voter par procuration ; pourtant, Demarne m'a fait savoir qu'il transmettrait ses pouvoirs à Breton ou à Bédouin. Ces différentes anomalies montrent que la réunion n'a pas été exempte de désordre et que le compte rendu de la séance n'a pas été rédigé avec un soin très scrupuleux.

Première résolution : Ce ne sont pas Pastoureau et M. Jean qui ont refusé l'assemblée restreinte qui devait statuer sur l'affaire Carrouges, mais Acker, M. Jean et Pastoureau. Breton et Péret ont non seulement demandé à Pastoureau de convoquer l'assemblée générale, mais encore d'en établir l'ordre du jour. Je n'ai pas demandé que cette assemblée générale soit précédée d'une assemblée considérablement plus restreinte. J'ai seulement suggéré une entrevue entre les deux parties pour régler les modalités matérielles de la réunion. J'ai trouvé normal que cette suggestion ne soit pas retenue par la partie adverse. Je n'ai pas trouvé normal que Breton-Péret, ayant exigé que je leur communique mon ordre du jour, se soient refusés à me communiquer celui qu'ils avaient l'intention de lui opposer. C'est cette dernière considération qui m'a amené à décommander en dernière heure l'assemblée que j'avais convoquée. A supposer que ce qui vient d'être exposé constitue des “ manoeuvres ”, je conteste que mon comportement - plus ou moins défini dans la résolution - puisse être assimilé à celui de Waldberg - absolument pas défini dans la résolution. Je déclare que je n'ai pas agi de connivence avec lui, mais en liaison avec Acker et M. Jean, seuls.

Deuxième résolution : Baskine, Legrand, de Mandiargues, Schehadé et Valorbe n'ont pas voté pour le renforcement de la position révolutionnaire du Surréalisme. Il n'est signalé nulle part qu'ils aient prématurément quitté la salle. S'ils étaient encore présents lors du vote et s'ils ont pu y prendre part, ce fait corrobore mes “ assertions ” relatives à l'abandon de la position révolutionnaire. Pour tendre honnêtement au renforcement de cette position, il faudrait d'abord rompre avec ceux qui ne sont pas d'accord avec son principe.

Post-scriptum à l'affaire Carrouges : Les films de Carrouges sur Lourdes et le Curé d'Ars ne sauraient constituer un fait nouveau alors que les faits anciens (livres et conférence sur le Surréalisme) sont plus graves. Mais il y a lieu de retenir qu'on a préféré la parole de Carrouges à celle de Hérold et qu'on a attendu que celui-ci produise des preuves matérielles pour lui faire confiance.

Post-scriptum à l'affaire Pastoureau : J'invoque le témoignage de M. Jean qui a noté les variations de la pression atmosphérique à la table des apprentis-stratèges :

“ Après les vacances de 1950, déclare-t-il, je suis revenu aux réunions du Café de la Place Blanche à l'époque où, en Corée, l'armée américaine résistait dans le “ réduit de Fusan ” aux attaques des Nord-Coréens. J'ai été stupéfié par l'atmosphère de catastrophe qui régnait à la table de Breton. Celui-ci, que je n'avais pas revu depuis près de deux mois, me demanda immédiatement mon opinion sur la situation militaire. Je l'assurai qu'à mon avis, il était évident que toute l'affaire était, pour les Nord-Coréens, absolument manquée, que non seulement les Américains se tireraient d'affaire mais encore qu'on verrait dans peu de temps les attaquants battus à plate couture. Cette déclaration tranchait si manifestement avec l'esprit de panique régnant qu'elle fut considérée comme absolument irrecevable. J'eus le sentiment que Breton pensait que je me livrais à une plaisanterie de mauvais goût. Quelques jours après, au moment où “ l'offensive MacArthur ” anéantit les espoirs de l'armée nordiste, la bonne humeur revint Place Blanche ; on était rassuré. Breton manifesta encore quelque inquiétude lorsque les Américains arrivèrent à proximité du 38e parallèle. J'ai gardé le très net souvenir de la scène suivante : j'étais assis au café en face de Breton ; celui-ci déplia un journal du soir et dit, l'air préoccupé : “ Ils vont franchir le 38e parallèle ? ” Je lui répondis textuellement, en donnant à ma réponse, afin de ménager sa susceptibilité, une forme atténuée et impersonnelle : “ C'était bien suffisant de s'inquiéter alors que les Américains reculaient ; si maintenant on doit le faire alors qu'ils avancent... ”  “ C'est juste ! ”, me répondit Breton, qui referma le journal. Cette stratégie de Café du Commerce est à coup sûr puérile, et je n'ai guère fait que de la subir. Breton interprètera tout ceci comme une preuve manifeste de mon hostilité sournoise, déjà à cette époque... Il ne comprendra pas que, jusqu'à ma rupture avec lui, je me suis toujours comporté à son égard, non comme un serviteur, mais comme un ami. ”

Je rappelle que j'ai écrit dans ma lettre à Dax : “ Il a fallu vivre à Paris ces derniers mois pour observer les réactions qu'a suscitées dans notre milieu la guerre de Corée, réactions déterminées seulement par la panique et qui ont consisté maintes fois à saluer avec satisfaction sinon avec enthousiasme les succès provisoires du capitalisme américain. ”

Henri Pastoureau.

Cet opuscule, écrit le 23 mars 1951, a été envoyé par l'auteur à des personnes de son choix.

Lettre à André Breton

24 mars 1951.

Cher André,

Lorsque j'ai reçu l'“ Aide-Mémoire relatif à l'affaire Carrouges ”, mon premier mouvement a été d'écrire à Pastoureau pour m'étonner de ce que sa réaction, et celle de quelques autres, aient été aussi tardives. Je lui ai rappelé qu'au printemps dernier je m'étais inquiété successivement auprès d'Acker, de Marcel Jean et de lui-même de la présence fréquente, aux réunions du café de la Place Blanche, de Michel Carrouges dont je savais seulement qu'il était un catholique pratiquant et militant, cité dans notre manifeste A la niche (cité en termes relativement mesurés certes, mais visé par cette phrase sans ménagements : “ Toutes ces démarches procèdent, à des titres divers, d'une tentative d'escroquerie généralisée dont l'instigatrice est aujourd'hui comme toujours la racaille des Eglises ”). Carrouges s'était-il rallié au Surréalisme et partant avait-il renié toutes ses croyances religieuses ? Je n'avais pu obtenir aucun éclaircissement. Mes interlocuteurs semblaient partager mon inquiétude, mais désireux de ménager ta susceptibilité ils s'accommodaient tant bien que mal de la situation. Benjamin Péret, d'ailleurs, ne donnait-il pas l'exemple de la main tendue ?

Plus curieux que nos amis, je me décidai, un soir, à te poser la question. Je te demandai pourquoi Carrouges fréquentait aussi assidûment nos réunions. Tu répliquas tout de suite par ces mots : “ C'est encore une interpellation ? ” Non, je désirais seulement être renseigné. Tu me déclaras qu'il n'y avait aucune raison d'empêcher Carrouges de venir au café, et que sa présence en ce lieu n'impliquait nullement son appartenance au Groupe Surréaliste. Je m'étonnai de sa collaboration à l'Almanach Surréaliste dont les épreuves venaient justement de te parvenir ; tu répondis que cet almanach ne constituait pas une publication exclusivement surréaliste. Je te demandai où en étaient les convictions religieuses de Carrouges. “ Nous ne parlons jamais de cela ”, me dis-tu. Enfin, je te rappelai que le manifeste A la niche avait eu pour objet de rompre les ponts avec quelques écrivains catholiques parmi lesquels Carrouges. Tu parus un peu surpris ; tu ne te souvenais plus des termes de ce texte. “ Il faudra que je le relise ”, ajoutas-tu.

J'imaginai naïvement que le fait d'avoir attiré ton attention sur une situation anormale pourrait suffire à la changer, et qu'une nouvelle lecture d'A la niche où tu avais, comme nous tous, proclamé ton “ aversion irréductible à l'égard de tout être agenouillé ” te ferait juger inadmissible la présence au café, le soir, d'un personnage qui s'agenouillait à la messe le matin.

Je revins une fois, après les vacances, au café de la Place Blanche, avec l'espoir qu'entre-temps Carrouges aurait été liquidé. Mais je le vis arriver souriant, et s'asseoir parmi nous ; on lui fit bon accueil et je ne décelai, sur aucun visage, la moindre trace d'hostilité.

A dater de ce jour, je ne mis plus les pieds aux réunions où la vue de Carrouges m'était insupportable. Le léger ton de défi avec lequel tu avais répondu à mes questions, au printemps, me donnait à penser qu'il était impossible, si je voulais garder ton amitié, de susciter une discussion sur ce sujet. Quant à te donner à choisir entre Carrouges et moi, comme j'ai eu un instant l'envie de le faire, il était certain - les récents événements l'ont confirmé - que ton choix eût été fait instantanément à mon détriment et au détriment de l'anticléricalisme que j'espérais encore faire prévaloir un jour ou l'autre.

Il y a deux mois environ, je rencontrai Heisler qui eut la gentillesse de déplorer ma disparition. Je répliquai que j'étais très occupé et demandai si Carrouges venait toujours au café. Oui, il n'y avait rien de changé. “ Sais-tu, dis-je, que le Club Français du Livre vient d'éditer L'Imitation de Jésus-Christ précédée d'une étude de Michel Carrouges intitulée Sur le Parvis ? ” Il l'ignorait, il parut sceptique et sourit.

Toujours naïvement, j'espérais que Heisler te rapporterait cette remarquable information, que tu chasserais Carrouges le soir même et que tu m'en ferais part aussitôt par pneumatique. Il n'en fut rien. Je croyais qu'une amitié de vingt-trois années me permettrait de prévoir tes sursauts les plus élémentaires. L'affaire qui nous occupe aujourd'hui allait me convaincre que tu avais beaucoup changé.

Ma seconde réaction à la lecture de l'Aide-Mémoire consista à faire quelques réserves de détail. Je reprochai à Pastoureau d'avoir écrit à Carrouges, après avoir saboté sa conférence, que son amitié lui restait acquise sur certains plans ; car il me semblait que c'était justement par une semblable distinction des plans que tu avais pu, depuis un an, concilier ta haine de la religion chrétienne et la fréquentation quasi-quotidienne d'un agent de publicité de la Sainte Vierge, de Jésus-Christ, du Père de Foucauld, du curé d'Ars, etc... Je reprochai à Pastoureau son erreur au sujet de Combat, en lui faisant remarquer qu'à ma connaissance Bourdet n'avait pas offert aux Surréalistes une tribune dans ce journal, alors que Pauwels l'avait fait ; et que c'est grâce à la collaboration des Surréalistes qu'après le départ de Bourdet et grâce à Pauwels Combat resta quelque temps lisible. Enfin, je m'étonnai de trouver le nom d'Aimé Patri parmi les destinataires de l'Aide-Mémoire. “ Est-il Surréaliste ? demandai-je à Pastoureau. Et s'il ne l'est pas à quel titre est-il mêlé à cette affaire ? ”

Ma troisième réaction à la lecture de l'Aide-Mémoire fut de complimenter Pastoureau d'avoir pris l'initiative de protester avec éclat contre le double jeu de Carrouges et d'avoir vu dans cette affaire un signe grave d'affaiblissement de la position révolutionnaire du Surréalisme. Ton attitude (indulgence sans précédent à l'égard d'un catholique militant ; peu d'empressement à t'expliquer là-dessus devant tes amis) me paraissait totalement incompréhensible. Quant à Benjamin Péret, spécialiste de la lutte antireligieuse, sa prise de position solidaire de la tienne démentait formellement sa vie et son oeuvre.

Ma quatrième réaction fut d'offrir mon concours pour que le Surréalisme pût continuer à vivre.

Je n'ai pas eu l'occasion de participer à la résolution du conflit. L'affaire a évolué sans moi.

J'ai lu avec intérêt le texte de réfutation de l'Aide-Mémoire que tu as bien voulu m'envoyer. Il n'est pas trop tard pour que je te dise ce que j'en pense, avec le plus grand souci d'objectivité.

Page 5, 37e ligne. - Pastoureau écrit qu'il te fit part de son intention d'aller écouter Carrouges et, éventuellement, de le contredire.

Tu affirmes que c'est toi qui l'as engagé à y aller et que Pastoureau a déclaré qu'il s'y rendrait en observateur.

La différence de point de vue n'est pas très importante. Ce qui me paraît remarquable c'est que tu n'aies pas décidé d'aller toi-même assister à la conférence ou qu'en tout cas tu n'aies pas engagé Pastoureau à saboter cette conférence.

Page 5, dernière ligne. - Pastoureau raconte sans commentaires une anecdote concernant Serge Berna : les Surréalistes ont souscrit au profit de Berna, en prison pour vol.

Tu prétends que Pastoureau laisse perfidement entendre que dans le Surréalisme on secourt les voleurs en tant que tels.

Il n'a pas été question de cela. Quant à l'expression “ faux dominicain ”, je ne vois pas ce qu'elle a de bourgeois ni d'injurieux. C'est un fait bien connu que Mourre s'était déguisé en dominicain pour monter en chaire à Notre-Dame.

Page 6, 21e ligne. - Pastoureau écrit que tu as distribué un tirage à part des Etudes Carmélitaines, Le Coeur surréaliste, dont l'auteur était Carrouges.

Tu précises que tu as remis à leurs destinataires quelques exemplaires dédicacés d'un essai de Carrouges, paru dans les Etudes Carmélitaines, Le Coeur surréaliste.

Quelle différence ? S'agit-il d'opposer “ essai ” à “ tirage à part ”, ou “ remettre ” à “ distribuer ” ?

L'important, à mon avis, était plutôt que tu te fusses entremis pour “ remettre ” des exemplaires d'une brochure éditée par les Etudes Carmélitaines, et c'est bien ainsi que je comprends le sens de la protestation élevée ce soir-là par Marcel Jean.

Page 6, 30e ligne. - Pastoureau avait écrit qu'il se rendrait à la conférence de Carrouges “ pour combattre l'orateur et au besoin pour le soutenir ”.

Les intentions de Pastoureau n'étaient assurément pas très nettes. Mais il faut reconnaître qu'elles ne l'étaient ni plus ni moins que les tiennes et celles de Péret : vous vous êtes en effet abstenus de vous rendre à cette conférence ; ainsi vous n'avez ni combattu ni soutenu Carrouges.

Page 6, 35e ligne et suivantes. - Pastoureau affirme que Marcel Jean et lui-même ont posé, Place Blanche, aussi clairement que possible, la question de l'intervention collective à la conférence Carrouges, mais que tu as évité de prendre aucune responsabilité.

Tu répliques que tu n'as rien entendu, de l'endroit où tu étais placé.

Mais, chose curieuse, tu ne démens pas le début de phrase que Pastoureau t'attribue : “ Si vous ne déclenchez pas une horrible bagarre... ” Tu aurais donc tout de même entendu quelque chose ? Il serait extrêmement important de déterminer, en fin de compte, si oui ou non tu étais au courant de l'intention de Pastoureau et Marcel Jean d'intervenir au cours d'une conférence de Carrouges, et dans l'affirmative de savoir pourquoi tu n'as pas décidé de les accompagner. Tout le reste (si l'on entendait bien, mal, à moitié ou pas du tout, si l'on a, ou non, demandé le silence, qui devait demander le silence, etc...) n'est que secondaire.

Page 6, 46e ligne. - Pastoureau affirme que tu pouvais exiger immédiatement le silence.

Tu répliques que c'était à Pastoureau de le faire.

Je ne sais pas ce qu'il pense de cet argument, mais je suppose qu'il ne pouvait se permettre d'exiger le silence dans une réunion de café où se trouvaient des gens qu'il n'avait pas personnellement invités et dont il ne savait, par conséquent, s'il s'agissait de Surréalistes, de spectateurs, d'échotiers ou d'observateurs. C'est pour cette raison, en tout cas, que pour ma part je n'aurais pas exigé le silence si j'avais été dans la situation de Pastoureau.

Page 7, 17e ligne. - Pastoureau écrit que Marcel Jean et lui-même estimèrent que tu ne voulais pas t'associer à leur initiative parce que tu redoutais de te compromettre aux yeux de Carrouges.

Tu juges cette supposition calomnieuse.

Bon. Mais dans ce cas, pourquoi ne t'es-tu pas associé à leur initiative ?

Page 7, 26e ligne. - Pastoureau parle d'un sourire ironique.

Tu contestes.

Je n'ai rien à dire, je n'étais pas là.

Page 7, 38e ligne. - Pastoureau parle d'une “ audience de flatteurs et de malins ”.

Tu demandes des noms.

J'ignore absolument à qui Pastoureau fait allusion. Mais il est facile de citer comme flatteur et malin à la fois M. Carrouges par exemple, qui a réussi à te faire illusion grâce à un savant double jeu, à se faire imposer parmi tes amis, et finalement à provoquer ce terrible remous qui met en péril le Surréalisme.

Comment faut-il juger, par ailleurs, tous ceux qui, dans ton entourage, n'ont jamais élevé le moindre mot au sujet de Carrouges (tu dois les connaître mieux que personne), et tous ceux qui, mis au courant des intentions de Pastoureau et de Marcel Jean, ne se sont pas rendus à la conférence parce que tu ne t'y rendais pas ?

Page 10, 2e et 3e paragraphes. - Pastoureau parle de la joie sans mélange de Benjamin Péret et de son grand rire au récit du scandale de Saint-Séverin. Il constate que, de ton côté, tu as fait des réserves au sujet de cette manifestation.

Tu répliques qu'il s'agit là d'une tentative de division.

Mais tu ne justifies pas ton affirmation. Est-il donc inexact que Péret ait ri ? Ou est-il inexact que tu aies fait des réserves ?

Page 11, 4e ligne. - Pastoureau racontant une discussion avec toi, note que tu as changé de ton assez brusquement et que tu as jeté du lest.

Tu ripostes que Pastoureau est un ennemi déguisé en ami.

Je ne comprends pas pourquoi. Est-il exact ou inexact que tu aies changé de ton ?

Page 11, 5e ligne. - Pastoureau écrit que tu as reconnu que le titre de l'ouvrage de Carrouges était un abus de confiance.

Tu t'inscris en faux en déclarant que tu as convenu que le titre de l'ouvrage aurait dû être différent.

Mais le sens est le même : c'est en effet un abus de confiance que d'intituler un ouvrage Les Données fondamentales du Surréalisme si deux de ces données fondamentales sont passées sous silence.

Page 11, 19e ligne. - Pastoureau écrit que tu feignis la bonne humeur.

Tu sembles affirmer en retour que ta bonne humeur ne peut être simulée.

Je n'assistais pas à la scène, mais je m'étonne qu'après la conversation qui venait d'avoir lieu, il y eût de quoi être réellement de bonne humeur.

Page 11, 39e ligne. - Pastoureau écrit à Carrouges que son amitié lui reste acquise sur certains plans.

J'ai dit plus haut ce que je pense de cette phrase. Mais je suis surpris que tu trouves, toi, le moyen d'ironiser là-dessus.

Page 12, 1er paragraphe. - A propos de faits rapportés par Pastoureau, tu fais une allusion, qui paraît ironique, à la rigueur de principes de Waldberg.

Je ne suis pas au courant.

Page 12, 20e ligne. - Pastoureau écrit que tu as lancé des invitations tout autour de toi pour une réunion convoquée à la demande de Carrouges qui désirait s'expliquer.

Tu répliques que seuls Bédouin et Legrand étaient invités parce qu'ils représentaient un assez large courant de l'opinion.

Qui en avait décidé ? “ Bédouin et Legrand dont nous avions retenu les noms... ” lit-on dans L'Affaire Pastoureau & Cie. Ce “ nous ” laisse entendre qu'il s'agit de Toi et de Péret. A quel titre invitiez-vous Bédouin et Legrand qui “ vous paraissaient susceptibles... etc... ” ? Au titre d'amis de Carrouges ? Cela me paraît absolument incompréhensible. Me paraît également incompréhensible la liste des invités dressée par la suite pour cette réunion restreinte du 22. A quel titre, encore une fois, toi et Péret aviez-vous décidé de cette liste ? Pourquoi vous incliniez-vous devant une demande de Carrouges en invitant Patri à titre consultatif ? Pourquoi, en somme, Carrouges bénéficierait-il de tant d'égards ? Il n'y a pas d'exemple, depuis que le Surréalisme existe, qu'un Surréaliste accusé de quoi que ce fût ait joui d'une telle considération. M. Carrouges qui - tu me l'as dit - n'était pas Surréaliste, fait une conférence dans l'arrière-boutique d'une église, prend soin de ne pas te prévenir, proteste contre la lecture au cours de cette séance d'un manifeste qui le condamne ; il demande ensuite la convocation d'une réunion au cours de laquelle il veut s'expliquer : on la lui accorde. Il demande que son ami Patri soit convoqué “ à titre consultatif ” ; il obtient cela aussi. N'est-ce pas colossal ?

Page 13, 19e ligne. - Pastoureau, relevant à propos de cette réunion restreinte l'expression “ solution satisfaisante ”, déclare que Marcel Jean, Acker et lui-même étaient opposés à toute solution qui satisfît Carrouges.

Tu réponds que l'expression “ solution satisfaisante ” ne saurait être prise dans le sens de satisfaisante pour tel ou tel.

Ces querelles de mots me paraissent absurdes. Seul le Surréalisme est en cause. La seule solution satisfaisante pour le Surréalisme tel qu'il s'est toujours défini est l'écrasement de la vermine chrétienne. Et il n'est pas nécessaire pour cela d'entendre, au cours d'une réunion spéciale, l'un de ses représentants flanqué d'un avocat ou d'un arbitre.

Page 13, 31e ligne. - Pastoureau parle de ton ton pathétique. Péret soutient que tu étais ému.

Cette distinction a-t-elle vraiment beaucoup d'importance dans une affaire de cette envergure ?

Page 13, 37e ligne. - Pastoureau déclare que tu as imposé Carrouges.

Tu réponds que “ nul n'a jamais été imposé au café par quiconque ”.

Or Pastoureau ne parlait pas, dans cette déclaration, du café. Et, en effet, Carrouges n'a pas été imposé seulement au café, mais aussi dans l'Almanach Surréaliste, où il a publié un article, et où son ouvrage, La Mystique du Surhomme, a l'honneur d'être cité parmi les plus importants événements du demi-siècle. “ Certains, précises-tu, y sont venus (au café) amenés par l'un de nous et se sont cru autorisés à y revenir ”. Tu as amené Carrouges et il s'est cru autorisé à revenir puisque tu l'as toujours accueilli cordialement et que tu ne l'as jamais prié d'espacer ses visites. Tu l'as imposé, dans la mesure où certains de tes amis ayant pris ombrage de sa présence (à commencer par moi, qui ai dû finalement me retirer), tu n'as rien fait pour changer la situation.

“ Le café est un lieu public ”, écris-tu. Mais le Groupe surréaliste, ajouterai-je, doit rester un cercle des plus fermés. Depuis vingt-cinq ans, tu as parfaitement su le montrer, sans scrupules diplomatiques, à tous les individus qui ont cru pouvoir s'asseoir parmi nous sans avoir de valables raisons de mériter l'estime de tous.

Page 14, 15e ligne. - Je n'ai pas reçu, ni lu la circulaire Breton-Péret du 19 dont il est question dans “ l'induction et interprétation tendancieuse ” n° 14. Il est encore question de Waldberg, à propos de faits que je ne connais pas.

Page 14, 30e ligne. - Pastoureau a constaté que tu envisageais de mettre fin à toute activité de groupe. Il croit pourtant - comme je l'ai cru moi-même - que tu défendais encore la notion de Groupe surréaliste en citant Gurdjieff dans l'Almanach Surréaliste.

Tu ne nies pas avoir l'intention de renoncer au Groupe surréaliste, mais tu prétends défendre “ l'action collective ”.

Comme tu constates par ailleurs qu'il n'y a plus de Groupe surréaliste proprement dit, mais un ensemble de personnes ayant “ manifesté avec le Surréalisme des affinités idéologiques suffisantes pour que, par exemple, leur présence plus ou moins fréquente au café n'ait pas paru déplacée ”, je suppose que c'est avec ces personnes que tu entends mener cette “ action collective ” (par exemple avec M. Carrouges qui remplit assez exactement les conditions que tu as définies) contre “ ceux qui s'emploient à la saboter ” (c'est-à-dire par exemple contre Pastoureau, n'est-ce pas ?).

J'ajoute en passant que cette action collective, tu la mènes volontiers en en excluant, selon ton bon plaisir, quelques-uns de tes plus anciens et fidèles amis.

Page 15, 31e ligne. - Sur la question de Combat, je suis d'accord avec toi. Mais ce n'est guère important.

Page 15, 34e ligne. - Pastoureau écrit de Pauwels que c'est “ un catholique fasciste, sympathisant franquiste ”.

Péret et toi, indignés, sommez Pastoureau d'apporter les preuves.

Pourquoi le prenez-vous sur ce ton pour défendre un journaliste qui n'a rien de commun avec le Surréalisme ? Vous considérez comme diffamatoire les expressions “ catholique fasciste, sympathisant franquiste ”. Tout ce que je puis affirmer pour ma part, c'est que Pauwels est catholique. Tant pis si tu estimes que je le diffame. Tu as bien supporté que Carrouges fût catholique, pourquoi ne supporterais-tu pas que Pauwels le fût aussi ? Quant au fascisme et au franquisme, je ne suis pas au courant.

Page 15, 39e ligne. - Polémique au sujet de Simone Weil. Je ne connaissais pas cette personne, et je n'ai pas d'opinion.

Page 15, 44e ligne. - Il était évident, d'emblée, que l'affiche de la “ Colombe qui fait boum ” était diffusée par un organisme anti-communiste de droite. Elle n'était pas particulièrement originale. Il n'y a vraiment pas là de quoi se disputer.

Page 16, 6e ligne. - Je n'avais jamais entendu parler de Tamayo. Je n'ai pas d'opinion.

Je ne suis pas davantage au courant de tes relations avec Seligmann. Je ne connais Suzanne Labin que de vue.

J'ai passé en revue, le plus scrupuleusement possible, la majorité des griefs que tu as accumulés contre l'Aide-Mémoire. Ils sont véritablement sans importance remarquable. Broutilles, jeux de mots, réponses à côté, inductions et interprétations. Rien qui puisse valablement réduire la gravité de l'affaire Carrouges.

Les autres griefs sont plus sérieux.

Page 7, 44e ligne. - Tu parais avoir été impressionné par cette phrase de l'Aide-Mémoire : “ Il ne s'agissait plus que d'envisager les moyens pratiques pour que la bagarre survînt et se répercutât dans le Surréalisme ”. Tu ne crains pas d'y voir une “ volonté de provocation ”. Voilà un bien grand mot.

Il paraît naturel que Pastoureau, après avoir supporté pendant près d'un an la présence de Carrouges au café ; avoir appris sur son compte plusieurs choses singulières et en dernier lieu qu'il avait l'intention de faire discrètement une conférence sur le Surréalisme dans un cercle catholique ; t'avoir transmis la nouvelle sans susciter en toi le sursaut de révolte qu'il était en droit d'attendre ; avoir parlé au café le lendemain de son intention d'aller manifester à la conférence avec Marcel Jean sans que l'assemblée tout entière exprimât la volonté de les accompagner et sans que tu te prononçasses nettement pour ou contre cette manifestation, il paraît naturel que Pastoureau, dis-je, après tout cela ait eu la certitude que le Surréalisme manquait décidément de nerf, et qu'il ait eu le désir d'amener le Groupe à discuter très sérieusement la question.

Pastoureau avait par ailleurs - il ne songe pas à le cacher puisqu'il le dit dans son Aide-Mémoire - d'autres raisons de ne pas être satisfait de l'activité, ou de la non-activité surréaliste de ces derniers temps. Le scandale Carrouges - particulièrement grave et révélateur - lui a donné l'occasion de formuler des critiques d'ordre plus général. Il n'y a rien là que de très normal, et les mots de provocation et de préméditation sont tout à fait excessifs et déplacés.

Page 7, 32e ligne. - A propos d'une phrase de Pastoureau : “ Il omettait en calculant ses conséquences éventuelles les complaisances qui l'avaient permise ”, tu daignes en quelques lignes t'expliquer sur ta faiblesse à l'égard de Carrouges. Tu le connaissais, dis-tu, depuis 1936, époque où il était Surréaliste.

Je n'ai, quant à moi, jamais eu connaissance, alors, de l'appartenance de Carrouges au Groupe surréaliste.

Tu as, dis-tu, maintenu des relations amicales avec lui. Mais, dans le temps, tu l'envoyais “ à la niche ” avec les autres glapisseurs de dieu, et proclamais ton aversion irréductible à l'égard de tout être agenouillé.

Si Carrouges n'avait été chargé par son Eglise, comme c'est probable, de veiller au salut de ton âme, il t'aurait sans doute demandé alors de choisir entre ton amitié et ton aversion.

Tu ajoutes que “ Carrouges ne saurait être considéré aujourd'hui comme Surréaliste ”. C'est bien possible mais sur quel critère te fondes-tu pour en décider ? S'il était Surréaliste en 1936, à quel moment a-t-il cessé de l'être et en quelle occasion ? Tu écrivais quatre jours plus tôt que “ les circonstances n'ont pas justifié depuis longtemps d'adhésion explicite au Surréalisme ”, et que les convocations à une assemblée générale devaient être étendues à tous ceux “ qui ont manifesté avec le Surréalisme des affinités idéologiques suffisantes pour que, par exemple, leur présence plus ou moins fréquente au café n'ait pas paru déplacée ”.

Qui est Surréaliste ? Qui l'est encore ? Qui l'est déjà ? Qui l'a été ? Qui le sera ? La présence au café, la collaboration aux revues, la convocation à une assemblée générale, ne sont assurément plus des indications suffisantes.

Tu ajoutes encore qu'un “ minimum de jeu doit pouvoir exister dans les rapports personnels ”, et je suis parfaitement d'accord avec toi. Sans doute Pastoureau est-il aussi de cet avis s'il a gardé, comme tu le dis, des relations avec des curés anciens prisonniers.

Nul n'aurait probablement songé à te reprocher d'avoir des conversations personnelles avec Carrouges. Mais encore une fois, tu as imposé Carrouges à tes amis, tu as toléré qu'il collaborât à l'Almanach Surréaliste, tu as supporté qu'il vînt presque quotidiennement au café. Je serais étonné d'apprendre que Pastoureau ait amené Place Blanche les curés de ses relations.

Page 13, 33e ligne. - Pastoureau écrit, relatant tes propos au téléphone : “ Il n'y aurait pas de réunion le jeudi 22 ni plus tar d. Il n'y aurait d'assemblée ni générale ni restreinte. Il renonçait désormais à fréquenter le café de la Place Blanche. Il n'avait jamais accepté de sommation et n'en accepterait pas. Il n'admettait pas qu'on veuille le mettre en accusation. Il comprenait parfaitement qu'ayant imposé Carrouges, c'était lui l'accusé. Il ne se prêterait pas à ce rôle. Il fallait qu'on le sache et qu'on en prenne son parti. ”

Il va sans dire que la lecture de ces déclarations m'a passablement révolté.

Tu protestes, dans la rubrique des “ inexactitudes de fait ”, mais c'est en somme pour dire à peu près la même chose. Tu n'acceptais pas le “ ton de sommation ”, tu décidais “ qu'il n'y avait plus lieu à assemblée générale ni restreinte, et que les réunions de café étaient suspendues ”.

En vertu de quels pouvoirs en décidais-tu ainsi ? Carrouges avait demandé la réunion d'une assemblée et tu la lui avais accordée. Péret et toi décidiez alors de la liste des participants à cette assemblée restreinte. Pastoureau, Acker et Marcel Jean protestaient et réclamaient une assemblée générale. Tu décrétais alors qu'il n'y aurait plus d'assemblée du tout.

Toutes les prétendues références aux rouages démocratiques n'étaient que pure dérision.

Quant au café dont tu déclarais par ailleurs qu'il est “ un lieu public, nullement assimilable à une cellule de parti ou de monastère ”, tu décrétais simplement que les réunions y étaient suspendues.

Tu opposes cette formulation à celle que Pastoureau avait employée : “ Il (Breton) renonçait désormais à fréquenter le café de la Place Blanche ”. C'est-à-dire que les Surréalistes n'avaient plus à se rendre au café, et qu'ils étaient privés d'apéritif.

Ne trouves-tu pas que ces histoires prennent une drôle d'allure si l'on prend la peine de les examiner d'un peu près ? Un peu dictatoriale...

Tu n'acceptes pas le “ ton de sommation ”, n'est-ce pas ?

Mais on peut lire dans le texte que tu as rédigé avec Benjamin Péret, à propos de Pauwels : “ Nous sommons (c'est moi qui souligne) Pastoureau d'apporter la preuve de ces allégations ”.

Ainsi dans le Groupe surréaliste, ou en tout cas dans le Groupe-des-consommateurs-à-tendances-surréalistes-du-Café-de-la-Place-Blanche, il y a ceux qui somment et qui refusent d'être sommés, et ceux qui somment et sont sommés. Permets-moi d'ajouter qu'il y a aussi ceux qui se marrent.

En appendice à L'Affaire Pastoureau & Cie je trouve un argument enfin. Il consiste à reprocher en retour à Pastoureau qui t'accuse d'avoir imposé dans le milieu surréaliste un catholique militant, d'avoir écrit à plusieurs reprises le mot Dieu dans son ouvrage La Blessure de l'Homme, édité en 1946.

J'opposerai simplement à ce reproche à retardement formulé à la page 7 de L'Affaire Pastoureau & Cie cette phrase écrite à la page 1 de la même brochure : “ Confirmons ici publiquement que jusqu'à la lecture de cet Aide-Mémoire l'un et l'autre avons voué à Pastoureau une confiance sans réserve ”.

J'ajoute que si tu vouais une confiance sans réserve à Pastoureau dont les convictions surréalistes n'ont jamais fait de doute pour personne, tu maintenais des “ relations amicales ” étayées par des considérations “ d'estime intellectuelle et de sympathie humaine ” avec Carrouges qui, lui, s'occupait non seulement de Dieu mais de la Sainte Vierge, de Jésus-Christ, du Curé d'Ars, du Père de Foucauld, etc...

Tu prétends que Pastoureau te place “ devant un véritable ultimatum : ou bien dissolution du Surréalisme ou bien obstruction de sa part et de celle de ses partisans à toute action surréaliste ” ; et tu ajoutes : “ Dans les deux cas le Surréalisme doit disparaître ”.

Il s'agit là d'un faux témoignage. En réalité, Pastoureau s'incline devant ton éventuel désir de mettre fin à toute activité de Groupe (Il est exact “ qu'une telle décision avait été envisagée ” par toi lors de l'exclusion de la fraction Brauner). Mais il déclare que si tu projetais de continuer une activité de Groupe sans la participation de quelques-uns d'entre nous (je suppose qu'il pense à lui-même, et les événements ont prouvé que l'hypothèse était fondée), ceux-ci te feraient remarquer qu'ils ne seraient ni démissionnaires ni exclus.  Bref Pastoureau a écrit cela clairement dans l'Aide-Mémoire et tu m'obliges à le répéter en termes sûrement moins clairs pour réfuter ton interprétation qui apparaîtrait tendancieuse, de toute évidence, au plus imbécile des lecteurs.

Si Pastoureau avait eu la moindre envie de voir disparaître le Surréalisme, il n'aurait pas pris la peine de rédiger cet Aide-Mémoire, ni de réclamer “ une autocritique monumentale ”. Il serait parti, simplement, et son départ, à lui qui représentait ces dernières années l'une des garanties les plus rassurantes de la vitalité du Surréalisme, aurait contribué à ruiner celui-ci. Il a tenté au contraire un effort méritoire pour redresser de graves déviations.

Je suis, pour ma part, entièrement d'accord avec lui sur les termes du 1er paragraphe de la page 15 de son Aide-Mémoire, de “ Si le Surréalisme continue... ” jusqu'à “ ... position révolutionnaire sereine et efficace. ”

Je ne puis expliquer ce que tu appelles “ obstruction à toute action surréaliste ” sinon “ l'autocritique monumentale ” que Pastoureau réclame. J'aimerais bien que tu te prononces là-dessus. Car tu sais que nous avons rompu jadis avec l'A.E.A.R. précisément parce que nous ne parvenions pas à y faire admettre le droit à l'autocritique. Plus généralement tu sais que le refus de l'autocritique est ce que nous reprochons depuis au moins seize ans au stalinisme.

Nous en arrivons, comme par hasard, à l'avant-dernier paragraphe de ton texte de réfutation. Ton histoire d'incitation au meurtre est une véritable rigolade, qui ne relève que du haussement d'épaules. Je ne puis imaginer une seconde que Pastoureau considère le régime stalinien comme l'inévitable “ régime ultérieur ” auquel il fait allusion. Faut-il croire que dans ton esprit et dans celui de Benjamin Péret aucune autre éventualité ne risque de se présenter ? Toutes tes déclarations optimistes de ces dernières années n'étaient donc que des arguments de propagande ?

Puisque j'en suis à faire allusion au stalinisme, je m'étonne que tu puisses  souhaiter obtenir de Pastoureau “ rétractation solennelle faute de quoi... ” Ce genre-là me rappelle à la fois les procès de Moscou, les confessionnaux de Carrouges et la comparution de M. Caupenne à l'Ecole de Saint-Cyr.

La “ mise en garde publique ” contre Pastoureau, laisse-moi rire. Ou alors explique-moi ce que cela signifie.

Ta brochure se termine par la proposition de cessation collective des relations avec Waldberg. Tu as seulement négligé de justifier, avec autant de minutie que pour Pastoureau, cette proposition concernant Waldberg.

Je n'ai rien à dire dans cette affaire, sinon que j'attends des explications valables.

Tu as pris la peine d'étudier soigneusement l'Aide-Mémoire au point de réunir 14 “ inexactitudes de fait ” et 18 “ insinuations plus ou moins perfides ”. Je viens de te donner mon avis sur ces 32 griefs. Cela fait, je suis en droit de penser que tu reconnais exact tout ce que tu ne réfutes pas. C'est-à-dire :

Le 5 mai 1932 tu interdis à un conférencier qu'il prononçât ton nom dans la salle paroissiale de Saint-François-Xavier et plus généralement qu'il y fît la moindre allusion au Surréalisme.

Le 20 janvier 1951, tu ne t'étonnas ni ne t'émus à la nouvelle que le Centre Catholique des Intellectuels Français projetait d'organiser une conférence sur le thème “ Le Surréalisme est-il mort ? ”

Le 10 février 1951, tu parus surpris lorsque Pastoureau t'apprit que le conférencier devait être Carrouges. “ Carrouges aggrave son cas de jour en jour ”, déclaras-tu.

Carrouges fit paraître quelque gêne de ce que Pastoureau fût au courant de son projet de conférence et tenta de minimiser l'importance de celle-ci.

Carrouges avait écrit Le Coeur surréaliste, publié par les Etudes Carmélitaines. Il était secrétaire de rédaction de La Vie Intellectuelle. Il avait été envoyé, disait-on, par les Dominicains au Hoggar pour préparer le retour des cendres du Père de Foucaul d.

Le dimanche 11 février, Marcel Jean et Pastoureau ayant parlé au café de leur intention d'aller troubler la conférence de Carrouges, tu leur lanças : “ Si vous ne déclenchez pas une horrible bagarre... ”

La conférence du 12 février eut lieu dans un local paroissial contigu à l'église Saint-Séverin. Carrouges était, avant de prendre la parole, en conversation avec des prêtres.

Pastoureau prononça une déclaration liminaire, au nom du Surréalisme, et déclara : “ Les Surréalistes, Mesdames et Messieurs, sont vos ennemis ”. Lorsque Pastoureau se disposa à lire le manifeste A la niche, Carrouges dit : “ Je ne vous ai pas invité pour ça ! ”

Marcel Jean t'ayant appelé au téléphone à l'issue de la manifestation, tu te contentes d'enregistrer les faits, disant qu'on en parlerait le surlendemain.

Le 14 février, tu déclaras à Pastoureau et Marcel Jean que tu faisais toutes réserves sur la façon dont l'opération avait été menée. Pastoureau te laissa clairement entendre que tu n'avais rien à leur reprocher dans la mesure où tu n'avais pas daigné les conseiller avant. Tu discutas les termes de la déclaration liminaire, et finalement ne trouvas plus d'objections qu'à l'emploi de l'expression “ déconner ”.

Le 18 février, tu insistas auprès de Pastoureau pour qu'il vînt le soir même au café où l'on devait prendre des photos de groupe. Tu l'invitas à une réunion convoquée chez toi pour le 22 par Carrouges qui désirait s'expliquer.

Le 20 février, Pastoureau retint d'une conversation téléphonique avec toi que tu envisageais de mettre fin à toute activité de groupe.

Cette suite de faits, que tu n'as pas contestée, représente assez exactement l'essentiel de l'Affaire Carrouges, que tu avais cru réduire à néant avec tes 32 objections.

J'ajoute que dans l'Aide-Mémoire Pastoureau réclamait une autocritique monumentale : “ Il s'agit de rien moins, écrivait-il, que de rompre avec tout opportunisme et de renvoyer à ses préoccupations contre-révolutionnaires la majeure partie de notre audience ”. Sur cette proposition extrêmement importante, tu évites, dans ta réponse, de te prononcer, préférant ergoter sur des points de détail.

J'en arrive au compte rendu de l'assemblée du 19 mars 1951. Ici nous sommes en pleine loufoquerie.

Précisons tout de suite le déroulement des faits non contestables qui ont amené la réunion de cette assemblée :

1 - Carrouges, satellite du Mouvement surréaliste, fait une conférence, devant des curés et des calotins, dans l'arrière-boutique d'une église. Pastoureau et Marcel Jean, écoeurés, sabotent cette conférence, au nom du Surréalisme.
2 - Carrouges, désireux de “ s'expliquer ”, te demande de convoquer une réunion.
3 - Tu prends sur toi de désigner les participants à cette réunion restreinte.
4 - Pastoureau, Marcel Jean et Acker exigent, en place et lieu de cette réunion restreinte, une assemblée générale.
5 - Tu refuses l'assemblée générale.
6 - Pastoureau publie son Aide-Mémoire.
7 - Le 12 mars, tu acceptes l'assemblée générale et charges Pastoureau de la convoquer ; tu demandes communication de l'ordre du jour 48 heures avant la réunion.
8 - Le 13 mars, Pastoureau te communique l'ordre du jour de l'assemblée générale prévue pour le 19 mars, en te priant de lui faire connaître tes observations dans les 24 heures.
9 - Le 14 mars, Pastoureau fait ronéotyper les convocations, et le 15 mars, n'ayant reçu aucune observation de ta part, il les envoie à leurs destinataires. Il t'écrit par le même courrier pour te suggérer une entrevue préalable destinée à mettre au point l'organisation matérielle de la réunion.
10 - Tu réponds que tu n'acceptes pas l'ordre du jour et que tu te réserves d'en proposer un autre le soir même de la réunion.
11 - Pastoureau, privé de tout moyen de se faire entendre dans une réunion qu'il avait lui-même réclamée et dont tu l'avais chargé d'élaborer l'ordre du jour, décommande l'assemblée générale.
12 - Aussitôt tu convoques, pour le soir du 19 mars, un certain nombre de personnes devant qui tu mets Pastoureau en accusation.

Le compte rendu de cette réunion donne tout de suite le ton de la farce.
Qui a été convoqué ? Mystère.
On nous signale les présents, les excusés, les absents et les confiants.
Jean Ferry, qui s'est excusé et qui a exprimé par lettre sa confiance, n'est évidemment pas présent. Mais il n'est pas davantage absent. Peut-être d'ailleurs n'avait-il pas été invité ?
Aimé Patri est à peu près dans le même cas : ni présent ni absent, mais excusé. Demarne a exprimé sa confiance par lettre, mais il n'est ni présent, ni absent, ni excusé.
Marcel Jean et Pastoureau ne sont ni absents ni présents. Ils ont pourtant bien dû être convoqués puisqu'ils devaient être mis en cause, comme devait l'être Waldberg qui, lui, est noté parmi les absents.
Aimé Patri, s'étant excusé, avait sans doute été convoqué. Dans ce cas, pourquoi pas Carrouges (Cf. citation sur affinités idéologiques et présence plus ou moins fréquente au café...) ?
Quant à moi je suis catalogué parmi les absents. Mais ce dont je suis sûr, c'est de n'avoir pas été convoqué.
Puis-je me permettre, sans risquer de m'entendre accuser “ d'interprétation tendancieuse ”, de remarquer qu'aucune des personnes ayant, à ma connaissance, élevé la voix à propos de Carrouges, à savoir Pastoureau, Marcel Jean, Acker, Waldberg et moi-même, n'étaient présentes ? Puis-je me permettre de supposer que, puisque je n'ai pas reçu de convocation, les autres personnes en question n'en ont pas reçu, elles non plus ?

Bref, ayant choisi tes auditeurs, tu as défini les pouvoirs de l'assemblée. Celle-ci n'était pas “ exclusivement composée de "Surréalistes" (admirons au passage les guillemets) au sens ancien du terme ”. “ Existe-t-il un Groupe surréaliste ? ” devait demander Pastoureau à l'assemblée générale. Tu laisses entendre, avec discrétion, qu'il y a, en tout cas, des “ Surréalistes ” parmi tes auditeurs. A chacun de deviner qui !

L'assemblée inclut aussi, as-tu précisé, des personnes “ ayant manifesté avec le Surréalisme des affinités idéologiques... etc... ”. J'ai déjà signalé, plus haut, que Carrouges répondait à cette définition. C'est-à-dire qu'à propos de toute autre affaire qui aurait pu surgir, Carrouges aurait été à sa place dans cette assemblée ayant pouvoir d'exiger des rétractations, d'infliger des blâmes pouvant aller de la désapprobation pure et simple à la rupture collective des relations avec tel ou tel, voire à la mise en garde publique contre tel ou tel - ce qui eût été, à mon avis, proprement scandaleux.

A quel titre d'ailleurs décides-tu des pouvoirs de cette assemblée ? Au titre de chef ? Le compte rendu ne signale même pas que la question a été mise en discussion.

“ Puisque cette assemblée, avec l'assentiment des deux parties, écris-tu, se donne pour tâche de résoudre le conflit qui nous oppose les uns aux autres, il va sans dire que le droit de délibération doit être égal pour tous ”.

Plaisanterie. Il n'y a pas assentiment des deux parties, puisqu'il n'y a aucun rapport entre l'assemblée générale qu'avait convoquée, puis décommandée Pastoureau, et l'assemblée tout court que tu as convoquée ensuite. Quant au droit de délibération égal pour tous, c'est également absurde dans la mesure où l'accusé principal Pastoureau n'était ni présent ni absent, ce qui signifie vraisemblablement qu'il n'avait pas été invité.

Voyons les résolutions votées par l'assemblée.

Je ne comprends absolument pas pourquoi Pastoureau est associé à Waldberg dans la condamnation prononcée à l'unanimité, moins la voix de Schehadé dont on aimerait connaître la position, plus la voix de Dax qui était absent et dont on aimerait savoir comment il a eu connaissance de la résolution... (Par T.S.F., peut-être ?) J'ignore en effet précisément ce que l'on reproche à Waldberg. Je ne comprends pas davantage pourquoi le nom de Marcel Jean ne se trouve pas associé à celui de Pastoureau, étant donné que Marcel Jean, selon l'Aide-Mémoire, a agi en accord avec Pastoureau depuis le 11 février. Tentative de division ?

Je constate l'extrême pauvreté de la seconde résolution qui se borne à affirmer que la position révolutionnaire du Surréalisme n'a jamais été abandonnée.

J'aimerais connaître le point de vue de Baskine, Legrand, Pieyre, Schehadé et Valorbe, qui n'ont pas voté cette résolution ; j'aimerais aussi savoir comment Dax, absent, a eu connaissance de celle-ci.

Je proteste formellement contre le fait que “ l'assemblée ” ait tenté de minimiser l'affaire Carrouges en y faisant allusion sous forme de post-scriptum. L'affaire Carrouges est, à mes yeux, la seule raison du présent conflit. Je proteste formellement contre ton constant souci, depuis le début de l'affaire, d'éluder puis de déplacer le problème.

Je considère comme absolument inadmissible, pour un Surréaliste, la forme de la résolution concernant la rupture des relations avec Carrouges.

Tu savais qui était ton ami Carrouges, un catholique fervent. Tu savais qu'il était secrétaire de rédaction de La Vie Intellectuelle, tu savais qu'il collaborait aux Etudes Carmélitaines ; tu savais qu'on le disait chargé de préparer le retour des cendres du Père de Foucaul d. Tu ne pouvais ignorer qu'il était l'auteur d'une préface à L'Imitation de Jésus-Christ. Tu savais qu'il avait fait une conférence au Centre Catholique des Intellectuels Français ; qu'il avait protesté contre l'intervention, ce soir-là, d'un Surréaliste. On t'avait averti de la collaboration de Carrouges à un film sur Lourdes. Quelques-uns de tes plus anciens compagnons, Pastoureau et Marcel Jean après moi, t'avaient mis en garde contre cet individu.

Non seulement tu avais continué à supporter la présence de Carrouges dans ton cercle d'admirateurs, mais tu n'avais pas hésité à mettre Pastoureau en accusation et à obtenir la rupture des relations avec lui, c'est-à-dire l'exclusion (assez de jeux de mots !).

Le plus remarquable de l'affaire c'est que les signataires de la résolution qui s'ensuivit trouvèrent le moyen de préciser que la disqualification complète de Carrouges était “ entraînée par un mensonge caractérisé ”. Ce que ces messieurs-dames ont donc trouvé choquant, c'est le mensonge de Carrouges, qui avait nié les faits, et non pas les faits eux-mêmes.

Par ailleurs, il est hautement comique de reprocher à Hérold d'avoir tardé à faire connaître les documents décisifs, alors qu'à dater du manifeste A la niche (juin 1948) tu n'aurais jamais dû tolérer qu'une grenouille de bénitier s'approchât de toi ni de tes amis.

Je remarque que la résolution intitulée “ Post-scriptum à l'Affaire Carrouges ” n'est pas signée de Baskine ni de Schehadé (lequel a pourtant accepté de transmettre les documents accusateurs), mais qu'elle est par contre signée de Dax dont je me demande sérieusement comment il a pu avoir connaissance de ces événements de dernière minute.

Je n'ai pas grand chose à dire du “ Post-Scriptum à l'Affaire Pastoureau ”.

Pastoureau semblait accuser quelques-uns de mettre des espoirs dans le capitalisme américain. Tu répliques en laissant entendre que Pastoureau tente de se rapprocher du stalinisme. Assez de chatouilles ! “ L'ennemi n° 1, c'est le stalinisme ”, déclarais-tu au printemps dernier lorsque je m'étonnais que tu fusses disposé à faire front commun avec divers personnages plus ou moins suspects. Je suis persuadé qu'il y a, dans ce dialogue avec Pastoureau, un malentendu. Aucune importance. Passons.

Le compte rendu de l'assemblée du 19 mars 1951 se termine par la phrase optimiste : “ Clôture définitive des affaires Carrouges et Pastoureau ”.

Quelle hâte tout à coup à changer de conversation ! Tu ne te rends même pas compte que nous en sommes à l'Affaire Breton !

Tu as liquidé Pastoureau qui t'accusait de complaisance envers Carrouges. Puis tu as liquidé Carrouges, de crainte que d'autres ne s'avisent de protester encore ; tu te contentes, avec tes amis, de donner acte à Marcel Jean que l'hostilité à l'égard de Carrouges était pleinement justifiée sans oser préciser de qui venait cette hostilité.

Mais il n'en demeure pas moins que tu as témoigné envers Carrouges, pendant un an, de complaisances indéfendables qui t'ont amené à te séparer d'un de tes plus anciens amis, et que, du même coup, le Surréalisme se trouve en grand péril. Tu as pris toutes tes responsabilités.

Il y a maintenant une odeur de sacristie du côté de la Place Blanche. Il faudrait désinfecter, par “ Purodor ” ou par la lecture de l'ouvrage de Benjamin Péret, Je ne mange pas de ce pain-là. Mais je crains que le livre et son auteur ne soient épuisés.

Il serait bon, aussi, que retournant ton arme contre toi-même, tu fasses rétractation solennelle des termes de la résolution consacrant la rupture des relations avec Pastoureau et reconnaisses par la même occasion ta monstrueuse faiblesse à l'égard de M. Carrouges. Mais je crains bien que tu ne préfères écraser le Surréalisme sous le poids de ton orgueil.

En attendant, je me solidarise entièrement avec Pastoureau en ce qui concerne l'essentiel de son Aide-Mémoire, à savoir l'Affaire Carrouges ; j'approuve son action, je rends hommage à son honnêteté et à la lutte courageuse qu'il a menée pour sauver le Surréalisme.

Sincèrement.

Maurice Henry.

P.-S. - Copie de cette lettre sera adressée à Acker, Baskine, Bédouin, Duprey, Ferry, Monique Fong, Gracq, Heisler, Jacques et Vera Hérold, Marcel Jean, Lebel, Legrand, Lely, Pieyre de Mandiargues, Nora Mitrani, Pastoureau, Paz, Péret, Puel, Schehadé, Schuster, Seigle, Tavriger, Toyen, Trouille, Valorbe, Isabelle et Patrick Waldberg, Zimbacca, ainsi qu'à Brun, Brunius, Dax, Demarne, Duchamp, Ernst et Dorothea Tanning, Liberati, Mayoux, Mesens, Raphaël, Tanguy et Kay Sage.

Déclaration préalable

Surréalistes, nous n'avons cessé de vouer à la trinité : état-travail-religion, une exécration qui nous a souvent amenés à nous rencontrer avec les camarades de la Fédération Anarchiste. Ce rapprochement nous conduit aujourd'hui à nous exprimer dans le “ Libertaire ”. Nous nous en félicitons d'autant plus que cette collaboration nous permettra, pensons-nous, de dégager quelques-unes des grandes lignes de force communes à tous les esprits révolutionnaires.

Nous estimons qu'une large révision des doctrines s'impose d'urgence. Celle-ci n'est possible que si les révolutionnaires examinent ensemble tous les problèmes du socialisme dans le but, non d'y trouver une confirmation de leurs idées propres mais d'en faire surgir une théorie susceptible de donner une impulsion nouvelle et puissante à la Révolution sociale. La libération de l'homme ne saurait, sous peine de se nier aussitôt, être réduite au seul plan économique et politique, mais elle doit être étendue au plan éthique (assainissement définitif des rapports des hommes entre eux). Elle est liée à la prise de conscience par les masses de leurs possibilités révolutionnaires et ne peut à aucun prix mener à une société où tous les hommes, à l'exemple de la Russie, seraient égaux en esclavage.

Irréconciliables avec le système d'oppression capitaliste, qu'il s'exprime sous la forme sournoise de la “ démocratie ” bourgeoise et odieusement colonialiste ou qu'il prenne l'aspect d'un régime totalitaire nazi ou stalinien, nous ne pouvons manquer d'affirmer une fois de plus notre hostilité fondamentale envers les deux blocs. Comme toute guerre impérialiste, celle qu'ils préparent pour résoudre leurs conflits et annihiler les volontés révolutionnaires n'est pas la nôtre. Seule peut en résulter une aggravation de la misère, de l'ignorance et de la répression. Nous n'attendons que de l'action autonome des travailleurs l'opposition qui pourra l'empêcher et conduire à la subversion, au sens de refonte absolue, du monde actuel.

Cette subversion, le Surréalisme a été et reste le seul à l'entreprendre sur le terrain sensible qui lui est propre. Son développement, sa pénétration dans les esprits ont mis en évidence la faillite de toutes les formes d'expression traditionnelles et montré qu'elles étaient inadéquates à la manifestation d'une révolte consciente de l'artiste contre les conditions matérielles et morales imposées à l'homme. La lutte pour le remplacement des structures sociales et l'activité déployée par le Surréalisme pour transformer les structures mentales, loin de s'exclure, sont complémentaires. Leur jonction doit hâter la venue d'un âge libéré de toute hiérarchie et de toute contrainte.

Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, André Breton, Roland Brudieux, Adrien Dax, Guy Doumayrou , Jacqueline et Jean-Pierre Duprey, Jean Ferry, Georges Goldfayn, Alain Lebreton, Gérard Legrand, Jehan Mayoux, Benjamin Péret, Bernard Roger, Anne Seghers, Jean Schuster, Clovis Trouille, et leurs camarades étrangers actuellement à Paris.

[Le Libertaire, 12 octobre 1951.]

Ce que pensent, ce que veulent les Surréalistes...

Généralités

“ Il faut, non seulement que cesse l'exploitation de l'homme par l'homme, mais que cesse l'exploitation de l'homme par le prétendu “ Dieu ”, d'absurde et provocante mémoire. Il faut que soit révisé de fond en comble le problème des rapports de l'homme et de la femme. Il faut que l'homme passe, avec armes et bagages, du côté de l'homme. Assez de fleurs sur les tombes, assez d'instruction civique entre deux classes de gymnastique, assez de tolérance, assez de couleuvres ! ”

André Breton, Prolégomènes à un troisième manifeste du Surréalisme ou non, 1942.

“ Il ne pourra être question de nouvel humanisme que du jour où l'histoire, récrite après avoir été concertée entre tous les peuples et limitée à une seule version consentira à prendre pour sujet tout l'homme, du plus loin que les documents le permettent et à rendre compte en toute objectivité de ses faits et gestes passés sans égards spéciaux à la contrée que tel ou tel habite et à la langue qu'il parle. ”

André Breton, Arcane 17, 1945.

“ L'art véritable, c'est-à-dire celui qui ne se contente pas de variations sur des modèles tout faits, mais s'efforce de donner une expression aux besoins intérieurs de l'homme et de l'humanité d'aujourd'hui, ne peut pas ne pas être révolutionnaire, c'est-à-dire ne pas aspirer à une reconstruction complète et radicale de la société, ne serait-ce que pour affranchir la création intellectuelle des chaînes qui l'entravent et permettre à toute l'humanité de s'élever à des hauteurs que seuls des génies isolés ont atteintes dans le passé. En même temps, nous reconnaissons que seule la révolution sociale peut frayer la voie à une nouvelle culture. Si, cependant, nous rejetons toute solidarité avec la caste actuellement dirigeante en U.R.S.S., c'est précisément parce qu'à nos yeux elle ne représente pas le communisme, mais l'ennemi le plus perfide et le plus dangereux... Les marxistes peuvent marcher ici la main dans la main avec les anarchistes... ”

André Breton et Léon Trotsky, Pour un Art révolutionnaire indépendant, Mexico 1938.

“ Notre retranchement agressif de la société déliquescente, notre hostilité vis-à-vis de ses idéaux dégradants trouvent leur corollaire... dans notre désir d'un grand vent athée, purificateur et révolutionnaire. ”

Jean Schuster, Réponse à une enquête auprès de la jeunesse intellectuelle, 1950.

Surréalisme ou réalité, sens du préfixe

“ Tout ce que j'aime, tout ce que je pense et ressens, m'incline à une philosophie particulière de l'immanence d'après laquelle la surréalité serait contenue dans la réalité même et ne lui serait ni supérieure, ni extérieure. Et réciproquement, car le contenant serait aussi le contenu. ”

André Breton, Le Surréalisme et la Peinture, 1928.

“ Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas, cessent d'être perçus contradictoirement. ”

André Breton, Second manifeste du Surréalisme, 1930.

“ Les Surréalistes, en ce qui les concerne, n'ont pas cessé de se réclamer de la libre pensée intégrale. En concentrant délibérément leurs recherches autour de certaines structures destinées, d'une manière toute abstraite, à évoquer l'ambiance rituelle, ils entendent n'assumer en rien l'absurdité et le ridicule de chercher à promouvoir de leurs mains un nouveau mythe. ”

André Breton, Comète surréaliste, 1947.

“ Je ne prêche pas ici l'inintelligibilité. Je dis que le besoin de comprendre est limité en nous comme le reste, ne serait-ce que par l'effort auquel il nous astreint.

Dans cette forêt vierge de l'esprit, qui déborde de tous côtés la région où l'homme a réussi à dresser ses poteaux indicateurs, continuent à rôder les animaux et les monstres, à peine moins inquiétants que dans leur rôle apocalyptique. ”

André Breton, Flagrant Délit, 1949.

Analogie poétique et mystique

“ Je n'ai jamais éprouvé le plaisir intellectuel que sur le plan analogique. Pour moi la seule évidence au monde est commandée par le rapport spontané, extra-lucide, insolent qui s'établit, dans certaines conditions, entre telle chose et telle autre, que le sens commun retiendrait de confronter...

... L'analogie poétique diffère foncièrement de l'analogie mystique en ce qu'elle ne présuppose nullement, à travers la trame du monde visible, un univers invisible qui tend à se manifester.

... Elle tend à faire entrevoir et valoir la vraie vie “ absente ” et, pas plus qu'elle ne puise dans la rêverie métaphysique sa substance, elle ne songe un instant à faire tourner ses conquêtes à la gloire d'un quelconque "au-delà". ”

André Breton, Signe ascendant, 1948.

Rêve et révolution

“ ... Depuis que la démarche raisonnable et rationnelle de la conscience a pris le pas sur la démarche passionnée de l'inconscient, c'est-à-dire depuis que le dernier des mythes s'est figé dans une mystification délibérée, le secret semble s'être perdu qui permettait de connaître et d'agir - d'agir sans aliéner l'acquis de la connaissance. Il est l'heure de promouvoir un mythe nouveau propre à entraîner l'homme vers l'étape ultérieure de sa destination finale.

Cette entreprise est spécifiquement celle du Surréalisme. Elle est son grand rendez-vous avec l'Histoire.

Le rêve et la révolution sont faits pour pactiser, non pour s'exclure. Rêver la révolution n'est pas y renoncer, mais la faire doublement et sans réserves mentales. ”

Rupture inaugurale, 1947.

Religion

En 1931, les Surréalistes déclarent, à l'occasion des premières luttes en Espagne : “ Tout ce qui n'est pas la violence quand il s'agit de religion, de l'épouvantail Dieu, des parasites de la prière, des professeurs de la résignation, est assimilable à la pactisation avec cette innombrable vermine du christianisme, qui doit être exterminée. ” (Au Feu !)

“ La religion chrétienne, la plus évoluée et la plus hypocrite de toutes les religions, représente le grand obstacle spirituel et matériel à la libération de l'homme occidental, car elle est l'auxiliaire indispensable de toutes les oppressions. Sa destruction est une question de vie ou de mort. ”

Benjamin Péret, 1948.

“ Il faut ruiner définitivement l'abominable notion chrétienne du péché, de la chute originelle et de l'amour rédempteur... Une morale basée sur l'exaltation du plaisir balayera tôt ou tard l'ignoble morale de la souffrance et de la résignation, entretenue par les impérialismes sociaux et les églises. ”

Jean-Louis Bédouin, Notes sur André Breton, 1950.

Stalinisme

En 1936, les Surréalistes déclarent : “ ... cela (le procès de Moscou) nous éclaire définitivement sur la personnalité de Staline : l'individu qui est allé jusque-là est le grand négateur et le principal ennemi de la révolution prolétarienne. Nous devons le combattre de toutes nos forces, nous devons voir en lui le principal faussaire d'aujourd'hui - il n'entreprend pas seulement de fausser la signification des hommes, mais de fausser l'histoire - et comme le plus inexcusable des assassins. ” (Déclaration au meeting “ La Vérité sur le Procès de Moscou ”.)

“ Ne nous y trompons pas : les balles de l'escalier de Moscou, en janvier 1937, sont dirigées aussi contre nos camarades du P.O.U.M. ... Après eux, c'est à nos camarades de la C.N.T. et de la F.A.I. qu'on tentera de s'en prendre, avec l'espoir d'en finir avec tout ce qu'il y a de vivant, avec tout ce qui comporte une promesse de devenir dans la lutte anti-fasciste espagnole.

Camarades, vous direz avec nous que les hommes qu'on produit méconnaissables sur les tréteaux branlants des tribunaux de Moscou ont gagné par le passé le droit de continuer à vivre et que vous faites toute confiance à l'avant-garde révolutionnaire catalane et espagnole pour ne pas se déchirer elle-même et sauver, malgré Staline comme malgré Mussolini et Hitler, l'honneur et l'espoir de ce temps. ”

André Breton, Déclaration à propos des seconds procès de Moscou, 1937.

“ Le stalinisme, engagé dans une entreprise de corruption générale des idées et des consciences, n'a pas besoin d'idées ni de consciences, mais d'adoration religieuse et de soumission aveugle au "führer" du Kremlin. ”

Benjamin Péret, A l'égout !, 1948.

Patrie, état

En 1925, les Surréalistes déclarent : “ Plus encore que le patriotisme qui est une hystérie comme une autre, mais plus creuse et plus mortelle qu'une autre, ce qui nous répugne c'est l'idée de Patrie qui est vraiment le concept le plus bestial, le moins philosophique dans lequel on essaie de faire entrer notre esprit. ” (La révolution d'abord et toujours !)

En 1935, les Surréalistes déclarent : “ Tout sacrifice de notre part à l'idée de patrie et aux fameux devoirs qui en résultent, entrerait immédiatement en conflit avec les raisons initiales les plus certaines que nous nous connaissons d'être devenus révolutionnaires... C'est à l'inanité absolue de pareils concepts que nous nous en sommes pris et, sur ce point, rien ne nous forcera jamais à faire amende honorable. ” (Du temps que les surréalistes avaient raison.)

Exploitation, colonialisme, guerre

En 1931, les Surréalistes déclarent : “ Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l'évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d'Annam, du Liban, du Maroc et de l'Afrique centrale. ” (Ne visitez pas l'Exposition Coloniale.)

En septembre 1938, les Surréalistes déclarent : “ La guerre qui s'annonce sous la forme hypocrite de mesures de sécurité répétées et multipliées, la guerre qui menace de surgir de l'inextricable conflit d'intérêts impérialistes dont l'Europe est affligée ne sera pas la guerre de la démocratie, pas la guerre de la justice, pas la guerre de la liberté. Les Etats qui, pour les besoins de l'heure et pour ceux de l'histoire, prétendent se servir de ces notions comme de pièces d'identité, ont acquis leur richesse et consolidé leur pouvoir par des méthodes de tyrannie, d'arbitraire et de sang... Nous déclarons que la seule question intéressant l'avenir social de l'homme, bien faite pour mobiliser sa lucidité et son énergie créatrice, est celle de la liquidation d'un régime capitaliste qui n'arrive à se survivre, à surmonter ses propres paradoxes et ses propres faillites que grâce aux scandaleuses complicités de la IIe et IIIe Internationales. ” (Ni de votre guerre ni de votre paix !)

“ C'est à la paix qu'aspirent les masses, non pas à la paix sous l'égide de la bannière étoilée ou de l'étendard moscovite, mais à la paix qui leur permettra de rechercher la solution de leurs propres problèmes. Les “ partisans de la paix ” ne sont que la cinquième colonne russe en France, et c'est la paix russe qu'ils veulent imposer. Contre eux aussi bien que contre les partisans de la paix atomique il faut dresser les travailleurs et en général tous les hommes qui refusent de choisir. Le refus de la guerre pour Staline ou Truman, c'est le commencement de la paix. ”

Benjamin Péret, Les trafiquants de la vérité et les faussaires de la paix, 1951.

Révolte-révolution

En 1925, les Surréalistes déclarent : “ Prêtres, médecins, professeurs, littérateurs, poètes, philosophes, journalistes, juges, avocats, policiers, académiciens, de toutes sortes, vous tous, signataires de ce papier imbécile : “ Les intellectuels aux côtés de la Patrie ”, nous vous dénoncerons et vous confondrons en toute occasion... Nous sommes la révolte de l'esprit ; nous considérons la Révolution sanglante comme la vengeance inéluctable de l'esprit humilié par vos oeuvres. Nous ne sommes pas des utopistes : cette Révolution nous ne la concevons que sous sa forme sociale. ” (La révolution d'abord et toujours !)

“ Le poète n'a pas à entretenir chez autrui une illusoire espérance humaine ou céleste, ni à désarmer les esprits en leur insufflant une confiance sans limite en un père ou un chef contre qui toute critique devient sacrilège. Tout au contraire, c'est à lui de prononcer les paroles toujours sacrilèges et les blasphèmes permanents. ”

Benjamin Péret, Le déshonneur des poètes, 1945.

“ Du sein de l'effroyable misère physique et morale de ce temps, on attend sans en désespérer encore que des énergies rebelles à toute domestication reprennent à pied d'oeuvre la tâche de l'émancipation humaine. ”

André Breton, La lampe dans l'horloge, 1948.

“ L'idée chrétienne de la vanité absolue des efforts de l'homme... n'a pas d'ennemi plus irréductible que la poésie, qui est message d'espoir et de révolte. Même désespérée, cette poésie n'accepte pas, en effet, le désespoir ; elle dépasse la souffrance en la transformant en source de révolte. Elle proclame par là même sa confiance dans le vrai pouvoir de l'homme. ”

Jean-Louis Bédouin, Notes sur André Breton, 1950.

En 1951, les Surréalistes déclarent : “ Nous soutenons plus que jamais que les différentes manifestations de la révolte ne doivent pas être isolées les unes des autres ni soumises à une arbitraire hiérarchie, mais qu'elles constituent les facettes d'un seul et même prisme. Parce qu'il permet aujourd'hui à ces feux diversement colorés mais également intenses de reconnaître en lui un foyer commun, le Surréalisme, à meilleur escient encore que par le passé, se voue à la résolution des principaux conflits qui séparent l'homme de la liberté, c'est-à-dire du développement harmonieux de l'humanité dans son ensemble et ses innombrables manifestations, - de l'humanité enfin parvenue à un sens moins précaire de sa destinée, guérie de toute idée de transcendance, libérée de toute exploitation. ” (Haute fréquence.)

[Le Libertaire, 16 novembre 1951.]

Bas les masques !

Bas les pattes !

Voici donc Alfred Jarry sacré, de par l'autorité de MM. Charbonnier et Trutat, protégés par la soutane d'un R.P., “ un de nos plus grands poètes chrétiens ”. La protestation élevée par l'un d'entre nous (“ Arts ” du 21-12-51) contre l'émission “ Bonjour, M. Jarry ” que diffusait, le 5-12, la Chaîne nationale vient de contraindre ces individus à se démasquer complètement, en réitérant par écrit leurs allégations mensongères.

Nous enregistrons leurs affirmations comme autant d'aveux de la sale besogne à laquelle ils se livrent en essayant de vider de son contenu subversif une oeuvre comme celle de Jarry, qui met en péril les assises intellectuelles et sensibles du système répressif qu'on nous impose ; en tentant de retourner contre la pensée même qui anime cette oeuvre son non-conformisme absolu et de la faire servir, rendue méconnaissable par l'ignoble cuisine qui diffère si peu de celle de la police, à l'édification la plus conformiste.

Il resterait à savoir si ces procédés diffamatoires sont connus dans tous leurs détails par des directeurs de chaîne ou de programme qui ne désirent sans doute pas couvrir de leur autorité les faux et usages de faux commis par de petits arrivistes.

Face au détournement et à l'avilissement systématiques de toutes les valeurs qui sont la négation de cette société, il est urgent de poser la question du DROIT DE REPONSE RADIOPHONIQUE. Existe-t-il, oui ou non, un droit de réponse à la radio ? S'il en existe un, nous réclamons qu'une émission, autant que possible de même durée, à la même heure, sur la même chaîne, soit consacrée à la diffusion de textes de Jarry non truqués, non commentés, non bruités au clairon. Ce qu'offre au lecteur n'importe quelle anthologie honnête, il ne semble pas outrancier de l'attendre de la radio. Nous réclamerions, de même, que justice soit rendue à tous ceux dont nous tenons nos meilleures raisons d'être, au cas où des chiens se mêleraient de les malmener à l'abri des murs insonorisés des studios.

NOUS METTONS SOLENNELLEMENT AU DÉFI LES TRUTAT, CHARBONNIER ET CONSORTS DE PERPETRER LEURS EXPLOITS EN SÉANCE PUBLIQUE.

Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, André Breton, Adrien Dax, Guy Doumayrou , Jacqueline et Jean-Pierre Duprey, Jean Ferry, Georges Goldfayn, Jindrich Heisler, Adonis Kyrou, J. Lambert, Gérard Legrand, Nora Mitrani, Benjamin Péret, Maurice Raphaël, Bernard Roger, Jean Schuster, Anne Seghers, Roland Sig, Toyen, Michel Zimbacca.

[Le Libertaire, 4 janvier 1952.]

A l'assassin !

L'exposition de l'art mexicain des temps précolombiens à nos jours, organisée par Fernando Gamboa (1), comporte une salle réservée à David Alfaro Siqueiros. Il importe que le public soit informé de la personnalité de cet exposant.

David Alfaro Siqueiros est un stalinien militant de longue date. On le voit participer à la guerre d'Espagne dans la brigade de Lister, “ de sinistre mémoire ” (Victor Serge). Revenu au Mexique après la défaite espagnole, il dirige la nuit du 24 mai 1940 un assaut donné contre la résidence de Léon Trotsky. Cette nuit-là, un groupe de staliniens revêtus d'uniformes de la police que Siqueiros leur avait procurés et commandés par un major (Siqueiros) et un lieutenant se présentait au poste de garde chargé par le président Cárdenas d'assurer la sécurité de Léon Trotsky. En un instant, les vrais policiers étaient désarmés et ligotés et les staliniens pénétraient dans la maison, armés de mitraillettes et de bombes incendiaires. Plus de soixante coups de feu furent tirés et le petit-fils de Léon Trotsky, alors âgé d'une dizaine d'années, fut blessé tandis qu'un des secrétaires de l'ancien commissaire du peuple, Robert Sheldon Harte, était enlevé. Son corps devait être retrouvé le 25 juin à quelques kilomètres de là, dans une masure louée par Leopoldo et Luis Arenal, beaux-frères de Siqueiros. Le cadavre entouré de chaux, portait la trace de deux balles. “ Il fut tué pendant son sommeil ” (Victor Serge). Arrêté le 4 octobre suivant par le Général Sanchez Salazar, Siqueiros fut remis en liberté provisoire sous caution en avril 1941 et s'enfuit en avion le 5 mai, grâce à la complicité de Pablo Neruda, alors consul général du Chili au Mexique, qui fut même soupçonné d'avoir permis que les staliniens se déguisent en policiers à son domicile.

L'enquête montra que Siqueiros avait agi sous les ordres d'un certain Felipe qui disparut aussitôt après l'attentat. Siqueiros avait été, de toute évidence, en rapport avec Jackson Mornard qui devait assassiner Trotsky le 20 août 1940, puisque l'adresse donnée par Mornard à sa compagne était celle d'un bureau loué par Siqueiros.

Rentré au Mexique en 1947, après un séjour de six ans au Chili, Siqueiros déclarait au journal Excelsior, de Mexico, le 23 mai 1947 : “ Je n'ai jamais décliné et je ne déclinerai jamais la responsabilité qui m'incombe dans

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(1) Fernando Gamboa et sa compagne Zaradina Libovitch (alias Suzana Steel, alias Suzana Gamboa), tous les deux staliniens, se sont distingués en 1939, alors qu'ils avaient la confiance du ministre stalinien du Mexique à Paris, Narcisso Bassols, en empêchant, contre les instructions du président Cárdenas, le départ pour le Mexique de réfugiés espagnols non staliniens qu'ils allaient jusqu'à faire descendre des navires où ils avaient réussi à embarquer. De nombreux réfugiés espagnols leur doivent d'avoir connu les camps de concentration hitlériens où certains d'entre eux ont péri.

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cette affaire (l'assaut du 24 mai 1940 et l'assassinat de Robert Sheldon Harte), tout en affirmant que j'ai agi en franc-tireur. Je dois constater que je tiens ma participation pour un des plus grands honneurs de ma vie. ” A cette époque, le dossier de son affaire avait déjà été subtilisé par les staliniens.

David Alfaro Siqueiros ne peut être qu'un agent de la police (N.K.V.D.). Il vient de faire un séjour de plusieurs mois derrière le rideau de fer. Sa présence dans une exposition et la place qui lui est accordée s'expliquent uniquement par les intérêts politiques des organisateurs. Sa participation à cette exposition, par ailleurs admirable, constitue une provocation qu'il importe de dénoncer. Elle est inadmissible à tous égards et nous oblige à élever la plus véhémente protestation.

MOUVEMENT SURREALISTE. FEDERATION ANARCHISTE. UNION OUVRIERE INTERNATIONALE. GRUPO DE COMBATE REVOLUCIONARIO (Espagne). PARTI COMMUNISTE INTERNATIONALISTE.

N.B. : Consulter : Victor Serge : Vie et Mort de Trotsky ; Général Sanchez Salazar, ancien chef du service secret mexicain, et Julian Gorkin : Ainsi fut assassiné Trotsky.

[Le Libertaire, 23 mai 1952.]

Étoile double

Lettre à un groupe de militants (1)

Chers Camarades,

Il y a quelques semaines, l'un d'entre nous essayait de dégager ici même le sens de la rencontre entre Anarchistes et Surréalistes. Nous avons accueilli très favorablement votre article relatif à ce texte, publié dans le dernier numéro du Libertaire, parce qu'il témoigne d'un vif intérêt suscité par le Surréalisme dans les milieux militants anarchistes et montre ainsi qu'une possibilité de dialogue s'offre à nous désormais. Un tel dialogue se doit toutefois de ne pas engendrer une confusion qui risquerait de sévir si nous ne prenions soin, au préalable, de réaffirmer notre position irréductible à l'égard de ce qu'on nomme “ littérature engagée ”, “ poésie de circonstance ”, “ art réaliste socialiste ”. C'est ainsi que nous croyons nécessaire d'en venir à l'essentiel, alors que nous aurions aimé répondre point par point à votre article.

Le Surréalisme entend ne jamais confondre l'attitude révolutionnaire qui est sienne sur le plan social et son attitude poétique en général, non moins

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(1) De la Fédération Anarchiste. (N.D.E.)

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révolutionnaire, mais se définissant sur un plan différent. Nous avons maintes fois motivé cette volonté et nous vous demandons de vous reporter à Position politique du Surréalisme, au Déshonneur des Poètes et au billet surréaliste du 25-2-52. En bref, nous estimons que la poésie authentique est révolutionnaire en soi et que la soumettre à une configuration circonstancielle (par exemple, en mettant les choses au mieux, lui assigner pour tâche l'exaltation d'un soulèvement révolutionnaire) équivaut à la fois à une stérilisation de la poésie et à une édulcoration du mouvement révolutionnaire.

Vous n'ignorez pas que toutes les factions réactionnaires espèrent ainsi régler son compte à l'expression poétique (voir les odes de M. Claudel à Pétain, à de Gaulle, aux parachustistes d'Indochine et celles de M. Eluard au Congrès du Parti Communiste et à Staline). Que penseriez-vous de nous, camarades, si nous en passions par leurs moyens ? Mais peut-être objecterez-vous que les moyens importent peu, que c'est le choix du sujet qui prime ? A cela, nous répondrons qu'un poème à la gloire des militants anarchistes assassinés par Franco ne ferait qu'éclabousser leur mort parce que : 1° la poésie ne peut, sous peine de se nier, exploiter sentimentalement un fait particulier, historique et objectif qui nous bouleverse de lui-même et que, 2°, de tels moyens menant habituellement à l'apologie de la canaille sont eux-mêmes définitivement avilis.

Une fois pour toutes, notre démarche poétique se poursuit sur un autre plan, ce qui ne nous empêche nullement de prendre part, individuellement ou collectivement, aux manifestations et aux débats d'ordre purement politique et social, bornons-nous à citer la série d'articles que l'un d'entre nous vient d'écrire dans Le Libertaire sur le syndicalisme. Ces deux aspects de notre activité sont inséparables, mais distincts et complémentaires. L'un et l'autre tendent, comme il est souligné dans le billet mis en cause, “ à la restitution intégrale des pouvoirs dont l'homme a été spolié ”. Vous trouvez cette phrase vague. Est-il nécessaire, camarades, chaque fois que nous formulons une exigence de ce caractère, de répéter qu'à nos yeux elle ne saurait être satisfaite sans la révolution sociale ?

Vous nous reprochez également de n'être point clairs. Ceci ne porte pas, croyons-nous, sur notre collaboration au Libertaire mais plutôt sur nos recherches spécifiquement surréalistes, c'est-à-dire poétiques et picturales. Or, les notions de clarté et d'obscurité, d'accessibilité et d'inaccessibilité qui se justifient pour toutes les disciplines rationnelles de l'esprit n'ont absolument pas cours en poésie et en art. La poésie passe ou ne passe pas et ceci indépendamment du degré de culture de celui qui a maille à partir avec elle. Il en va de celui-là comme d'une matière dont on peut dire qu'elle est ou n'est pas bonne conductrice d'électricité. La poésie est, pour ne pas abandonner cette analogie, lorsqu'il y a court-circuit entre l'image qu'elle propose et celle que l'homme se fait du monde et de lui-même. Il n'existe pas de clé modèle standard apte à ouvrir tous les individus au choc poétique. Qui ne se trouve pas d'emblée avec Rimbaud dans “ les pavillons en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ”, avec Jarry et sa “ chauve-souris, doublure de sexe tentaculaire, fourré de chevreuil, desséchant dans un grimoire sa main de gloire ”, ou avec Lautréamont pour assister à l'apparition du passant “ beau comme... la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie ” s'aliène, dans une large mesure, la possibilité de recevoir le message poétique. Et qu'on nous comprenne. Nous soutenons que la réception de ce message n'est pas l'apanage exclusif des intellectuels et qu'il a, de toutes manières, plus de chances de s'épanouir dans les centres d'apprentissage que dans les bureaux des Temps Modernes.

Il convient par ailleurs de dissiper une équivoque concernant le mot hermétisme. Vous n'êtes pas sans savoir qu'il désigne une tradition philosophique, scientifique et poétique remontant à l'antiquité et qui nous est parvenue grâce à son occultation car elle est opposition révolutionnaire aux modes de penser définis en Occident par l'amalgame du christianisme et du rationalisme. Sur ce point encore, nous pensons nous être expliqués avec suffisamment de clarté (B.S. du 30-11-51). Mais il semble que le mot hermétisme soit employé par vous dans son acception la plus commune et la plus large, englobant tout ce qui échappe à la compréhension rationnelle.

Il nous aurait été utile de connaître votre conception de l'art. Nous savons que vous ne pouvez vous rallier à celle des staliniens qui consiste à redorer le blason de l'académisme. Vous avez tous vu les “ chefs-d'oeuvre soviétiques ” où l'imagination est résolument bannie, où sont reproduites avec une plus ou moins grande minutie (mais c'est elle qui est ici le critère) les attitudes humaines les plus conventionnelles, l'apparence la plus dérisoire des objets. Ces tableaux, nous n'en doutons pas, sont fort compréhensibles. Une toile portant le titre : Réunion du politburo représente effectivement une réunion du politburo. Mais, passée la petite satisfaction de reconnaître parmi ces Messieurs peints Staline, Molotov, Vorochilov, que devient le désir, qui possède tout homme à quelque degré, de découvrir au-delà du monde connu l'image d'un monde perpétuellement nouveau dont il ne serait plus le témoin médusé mais tout à la fois l'habitant et l'explorateur ? Est-ce l'abdication de ce qui qualifie réellement un artiste : l'imagination, la sensibilité, que vous exigez des peintres surréalistes ? Et cela, parlons franchement, parce que vous n'auriez pas su vous débarrasser des oeillères imposées par des siècles d'obscurantisme, alors que vous avez pris parfaitement conscience du joug de l'oppression capitaliste et de la nécessité de le jeter bas. En tant que révolutionnaires, vous ne pouvez demeurer plus longtemps tributaires d'une sensibilité frelatée qui vous met malgré vous, sur le plan artistique, dans le même camp que vos ennemis, les apôtres du conservatisme social. Ceux-ci ne s'y trompent guère ; ils ont depuis longtemps réalisé le danger révolutionnaire que représente l'art moderne et s'emploient à le conjurer de deux manières : les uns en ne cessant depuis trente ans de l'accabler de leurs sarcasmes ; les autres, plus habiles, en s'assurant le concours très spécial de quelques artistes qui ne demandent qu'à être corrompus (2) et peuvent ainsi se targuer sans inconvénient d'idées “ avancées ” en matière d'art. Ce qui ne fait qu'ajouter à la confusion intellectuelle régnante.

L'art doit exprimer le contenu latent - en d'autres termes ce qui est secret, indicible en chacun de nous. Il est en un certain sens le propagateur d'une étrange beauté qui, dans l'homme, a su jusqu'à ce jour se soustraire aux coups de ceux qui entendent en finir avec l'homme. Vouloir lui faire exprimer

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(2) Mais ils cessent alors d'être des artistes pour devenir des commerçants.

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le contenu manifeste ne peut que l'exposer à ces coups ; l'art perdrait alors sa qualité de toujours qui est de défier par sa nature même toutes les formes d'oppression.

Nous nous sommes fréquemment expliqués avec la plus grande précision sur ces problèmes et lorsque vous déclarez que c'est aux Surréalistes de répondre aux questions des militants concernant le Surréalisme, nous avons conscience que chacun de nos billets tend à nous situer sur un point particulier et que l'ensemble, ainsi que le choix de citations de plusieurs d'entre nous recueillies dans Le Libertaire du 16-11-51 sous le titre : “ Ce que pensent, ce que veulent les Surréalistes ”, doivent donner aux militants de la F.A. une idée assez exacte du Surréalisme aujourd'hui.

En outre, nous avons toujours recommandé à nos camarades de prendre connaissance des grandes oeuvres poétiques sans lesquelles aucune compréhension de notre mouvement n'est possible. (Voir B.S. du 11-1-52 : “ Baudelaire, Rimbaud, Jarry, que tous nos jeunes camarades libertaires devraient connaître comme tous ils devraient connaître Sade, Lautréamont, le Schwob du Livre de Monelle. ”)

L'Anarchisme, écrivez-vous plus loin, a dépassé le stade de la révolte et lutte pour une révolution totale. Notre attitude, sur ce point, n'a jamais varié et récemment encore nous avons pu l'exposer en détail dans la plaquette Révolte sur mesure. En résumé, il est évident, pour nous, que le stade de la révolte doit être dépassé ; nous avons toujours considéré et la F.A. et le Surréalisme comme des mouvements révolutionnaires et non pas uniquement comme des pôles de révoltes individuelles. Mais nous affirmons que le révolutionnaire doit toujours être révolté sous peine de devenir bureaucrate. C'est pourquoi, mettre l'accent sur la révolte totale ne préjuge nullement un sort fait à l'idée de révolution, mais témoigne seulement du souci de maintenir en nous un feu vivant qui nous préserve de toute soumission à un idéal qui, si magnifique soit-il, ne manquerait pas, sans la révolte, de se transformer tôt ou tard en dogme.

Lorsque d'autre part nous nous sommes servis de l'expression “ éléments spécialisés ”, c'est au sens faible du terme qu'il fallait l'entendre, dans la mesure où l'on peut dire du Surréalisme que le domaine sensible est plus de son ressort que le domaine social, mais sans préjudice du fait que sa place est marquée dans la lutte sociale, sans cela que ferions-nous parmi vous, camarades ? De même, si l'Anarchisme est un tout, il est hors de doute que c'est sur le plan économico-social que se produit avant tout son intervention. Ici encore, les deux mouvements sont complémentaires.

Nous n'espérons pas non plus avoir fait le tour de la question. Nous pensons toutefois avoir montré qu'une volonté révolutionnaire commune doit, selon un critère d'efficacité qui corrobore en ce cas le critère moral, s'exprimer différemment suivant qu'on se place sur le plan social et politique ou sur le plan sensible et poétique.

Fraternellement.
Jean-Louis Bédouin, André Breton, Adrien Dax, Georges Goldfayn, Gérard Legrand, Benjamin Péret, José Pierre, Jean Schuster, François Valorbe.

Octobre 1952.

[Exposition Toyen]

Mariée au plissé d'une feuille, la volute d'un corps de femme oppose à la décrépitude des apparences l'éternelle jeunesse du monde.
J.-L. Bédouin.
Thé de liber, la taie du lit de l'étang de Berre, les temps de la liberté.
J. Schuster.
Elle ne dort pas et voit ses rêves dans les pierres.
B. Péret.

L'eau a brûlé le feu qui a brûlé les miroirs. L'étoile végétale va paraître.
B. Roger.

La langue de l'eau, comme un ver luisant, se love dans une touffe de vent étalée pile et face.
G. Goldfayn.

L'image rêvée lui offrirait à son tour cette unique paire de gants blancs que l'initié ne pouvait donner qu'une seule fois dans sa vie, à celle qu'il estimait le plus.
Trost.

Un rayon de soleil silencieusement s'évapore de petits pots d'émail bleu, oubliés sur les fenêtres et sur les rebords des façades.
J. Heisler.

Un monde perdu se retrouve sur l'eau de deux regards croisés.
G. Doumayrou.

Le nid de varech dresse l'oeuf des vitres brisées, où va s'allumer l'éternité.
G. Legran d.

Et dans sa bague toutes les sourdes combustions d'où va jaillir le printemps.
A. Breton.

Ses doigts jouent avec le sourire des oiseaux.
A. Kyrou.

La rose du spectre agrafe la robe vivante.
J. et J.-P. Duprey.
[5 mai 1953.]

Face à la meute

Le 21 novembre dernier, les assises de la Seine ont condamné aux travaux forcés à perpétuité Pauline Dubuisson, 26 ans, meurtrière de son amant, à l'issue d'un procès qui restera un modèle dans le genre scandaleux.

Jamais on n'avait vu le Président, le Ministère public, la partie civile ainsi que les témoins à charge mettre un tel acharnement, une telle frénésie dans l'accomplissement de leur sinistre tâche. Venaient se joindre à eux les âmes serves d'une certaine presse, parmi lesquelles, hurlant plus fort que les autres, il faut distinguer l'ordure stalinienne Madeleine Jacob, de “ Libération ”, et Jean Laborde, de “ France-soir ”, qui nous avait habitués à mieux.

Il semblait véritablement que de la rigueur du verdict dépendait le sort de cette société.

Et sans doute n'était-ce pas une apparence, dans un monde où toute catégorie correspond à une oppression, celle d'une classe par une autre ne dissimulant guère la séculaire exploitation de la jeunesse par les vieillards non plus que l'état de sujétion dans lequel l'homme persiste outrageusement à tenir la femme.

Car, plutôt que de traduire en justice pour détournement de mineure les saligauds universitaires et respectés de la Faculté de Lille qui abusèrent de Pauline Dubuisson lorsqu'elle avait dix-huit ans, on a préféré lui reprocher de s'être donnée à eux pour obtenir ses diplômes. On demandait des comptes à la jeune fille de quinze ans qui rencontrait des Allemands dans la maison de son père : en somme voilà qu'on l'accusait de n'avoir pas eu de conscience nationale.

L'acte de Pauline Dubuisson, conséquence passionnée d'un drame qui dure depuis l'enfance, allait être condamné par ceux-là, MM. Jadin et Lindon, qui acquittèrent, il n'y a pas si longtemps, la femme Chevallier, meurtrière bourgeoise et stupide, héroïne d'un roman à l'eau de rose et protectrice du foyer.

Mais de ce procès immonde, de l'émulation des accusateurs un individu a incarné tous les aspects : c'est Floriot. Qu'un avocat s'efforce de confondre les accusés inspire le plus grand dégoût : il s'ensevelit dans l'abjection. On n'oubliera pas de sitôt Me René Floriot, les procédés inqualifiables (ne serait-ce que la réduction au silence des psychiatres), dont il fit usage au cours des audiences, et, devant la remarquable dignité humaine dont Pauline Dubuisson fit preuve face à ses juges, la morgue de ce personnage donnant des conseils sur la manière de réussir un suicide.

La grande ombre de boue que le nommé Floriot porta sur sa profession fut heureusement dissipée en partie par l'admirable plaidoirie du défenseur de Pauline Dubuisson, Me Baudet, auquel il nous plaît de rendre ici l'hommage le plus sensible.

La Rédaction [Médium, Communication surréaliste, nouvelle série n° 2, février 1954.]

Ca commence bien !

Messieurs les Critiques, où en est la véritable érudition française ? Le numéro spécial du Bateau Ivre (dépôt à Paris : E d. Messein) consacré au centenaire de Rimbaud a été entièrement rédigé par M. Pierre Petitfils, qu'on put croire naguère un exégète passable. De ces quelques pages, où un vent soufflant des Ardennes a bousculé l'ordre des préséances au point que le “ commerçant ” y tient autant sinon plus de place que “ l'homme de lettres ” (sic), nous ne relèverons pas les diverses énormités : ainsi Rimbaud, vivant portrait de sa mère (p. 14). Il est vrai qu'ici l'iconographie est d'une indigente fantaisie, pour ne pas dire pis, ce qui ne saurait surprendre au souvenir du tableau de Jeff Rosman, véritable inédit celui-là, que M. Petitfils, dans une lettre du 5 avril 1947, déclara être “ incontestablement un faux ”. Ce que devait contredire formellement l'expertise.

Mais notre homme se surpasse d'entrée de jeu : il étudie gravement l'attribution très probable à Rimbaud d'un texte qui serait son premier poème, recopié par lui, ou par quelque peste déjà dévote à sa gloire. “ Il n'y a aucun doute possible, nous sommes en présence d'une composition personnelle d'un écolier d'une douzaine d'années. Tout l'indique... ” Si le manuscrit peut être “ d'Arthur ou de l'une de ses soeurs ” l'esprit qui y règne, “ l'impassibilité déjà parnassienne ”, sont bien d'un garçon :

Superbes monuments de l'orgueil des humains,
Pyramides, tombeaux dont la noble structure
Témoigne que l'art par l'adresse des mains
Et l'assidu travail peut vaincre la nature,
Vieux palais ruinés, chef-d'oeuvre des Romains,
Et les derniers efforts de leur architecture,
Colysée, où souvent deux peuples inhumains
De s'entre assassiner se donnaient tablature,
Par l'injure des ans vous êtes abolis,
Ou du moins la plupart vous êtes démolis !
Il n'est point de ciment que le temps ne dissoudre.
Si vos marbres si durs ont senti son pouvoir,
Dois-je donc m'étonner qu'un méchant pourpoint noir
Qui m'a duré dix ans, soit percé par le coude ?
Le malheur est qu'il s'agit d'un sonnet presque célèbre... de Paul Scarron (1610-1660).

Cette pièce figure en bonne place, non seulement dans les Oeuvres (choisies) de Scarron, réimprimées par M. Ch. Bausset en 1877 sur l'édition de 1663 (T. I, p. 80), mais dans l'Anthologie poétique française (XVIIe siècle) de M. Maurice Allem (Paris, Garnier, 1916, T. II, p. 84). Elle est si connue que le grand Larousse Universel du XIXe siècle la reproduit (s.v. Sonnet) à titre de “ curiosité du genre ”. D'après ces versions concordantes, signalons que l'erreur de copie au troisième vers consiste à avoir écrit témoigne au lieu de a témoigné. Au onzième vers, la faute de français qui “ ahurit ” M. Petitfils n'est pas un “ tâtonnement ” mais la transcription maladroite d'un archaïsme. Scarron écrivait : Il n'est point de ciment que le temps ne dissoude (sans r). “ La conjugaison de ce verbe est difficile ” avoue Littré, qui cite ce vers comme exemple, et y ajoute, d'après Ambroise Paré, dissoudant en participe présent : hésitations dues à la similitude des formes latines du subjonctif présent et du futur (je dissoudrai).

On ne peut que regretter la manière dont la mémoire de M. Jules Mouquet est mêlée à cette espièglerie. M. Petitfils s'abrite derrière un brouillon que celui-ci n'aurait pas eu “ l'audace ” (?) ou “ le temps ” de publier. S'il n'a pas le temps de feuilleter un dictionnaire, M. Petitfils par contre ne manque pas d'effronterie. Il découvrirait demain un Rimbaud-Turoldus ou un Rimbaud-Casimir Delavigne que nous n'en serions pas autrement saisis. Au fait, qu'en pensent MM. les membres du Comité de Patronage des fêtes de Charleville, et tout particulièrement M. Georges Duhamel, président des “ Amis (sic) de Rimbaud ”, dont le Bateau Ivre est en principe le bulletin de liaison ? Qu'en pensent les membres du Comité d'Action, parmi lesquels figure M. Pierre Petitfils - on aimerait savoir à quel titre ? Sans doute par voie d'héritage, comme le prouve cette dédicace à son Oeuvre et visage d'Arthur Rimbaud :

“ A la mémoire de M. Elysée Petitfils, architecte de la ville de Charleville, auteur du socle du monument élevé à Rimbaud, Square de la Gare, son descendant dédie cet autre monument à la gloire du poète. ”

Et maintenant, bon voyage !
Pour le mouvement surréaliste : Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, André Breton, Adrien Dax, Charles Flamand, Georges Goldfayn, Simon Hantaï, Alain Lebreton, Gérard Legrand, Nora Mitrani, Wolfgang Paalen, Benjamin Péret, José Pierre, Judith Reigl, Jean Schuster, Anne Seghers, Toyen, François Valorbe.

Pour l'internationale lettriste : Michèle Bernstein, Mohamed Dahou, Guy-Ernest Debord, Jacques Fillon, Gil J Wolman.

[Septembre 1954.]

Enfin

La honte de ce temps sera, jusqu'à ce 23 novembre 1954, d'avoir permis que sous un déguisement de “ diplomate ” parvienne à se dérober la plus sinistre figure de l'histoire. Au lendemain de sa mort, il reste confondant de voir présenter Vichinsky comme “ un excellent serviteur du régime soviétique ”*, alors que son nom est la négation forcenée de tous les espoirs que ce régime incarnait et l'émanation même, à son flanc, d'une plaie purulente. Le technicien des “ aveux spontanés ”, le bourreau n° 1 (celui qui réussit à saper l'âme avant le corps), l'assassin bien à l'aise des compagnons de Lénine, le souilleur d'Octobre, un monde, le seul où il soit désirable de vivre, sépare ceux qui étaient sensibles à son “ éloquence ” et ceux qui se félicitent de voir enfin trébucher l'hyène des hyènes.

André Breton et Benjamin Péret.
[Médium, Communication surréaliste, nouvelle série n° 4, janvier 1955.]
* Le Monde, 24 novembre 1954.

Déclaration

Le gouvernement, plus affolé qu'il ne paraît par la révolte d'Algérie, s'en prend à la Fédération Communiste Libertaire qui soutient les insurgés et dénonce les exactions sans nombre des forces de répression. Un numéro du Libertaire a été saisi, notre camarade Fontenis et d'autres responsables de cette organisation sont poursuivis. Nous protestons unanimement contre ces mesures et nous nous tenons pour entièrement solidaires des inculpés dont le combat n'a pas cessé d'être le nôtre.

La Rédaction.
[Médium, Communication surréaliste, nouvelle série n° 4, janvier 1955.]

À son gré

Les soussignés,
attendu que Max Ernst a reçu le Grand Prix de Peinture à la Biennale de Venise,

qu'en l'occurrence on ne peut même lui accorder qu'il sort vainqueur d'une compétition, la mise à sa disposition d'un pavillon séparé (indépendant des pavillons “ nationaux ”), établissant à l'évidence que cette consécration officielle lui était assurée dès le départ et n'a pu être si bien orchestrée sans avoir été obstinément briguée,

qu'ancien Dadaïste et Surréaliste de la première heure - lui l'un des plus conscients responsables des principes sur lesquels se fonde notre activité - il renie ainsi de manière flagrante le non-conformisme et l'esprit révolutionnaire dont il s'était jusqu'alors réclamé,

que, signataire de la plupart des textes collectifs ayant pour objet, en toute circonstance critique, de rappeler le Surréalisme à ses exigences fondamentales et de rétablir sa cohésion, il s'est montré longtemps des plus impitoyables envers les écarts et défections de toutes sortes,

qu'en assumant de tels “ honneurs ” il sacrifie allégrement à ses intérêts matériels ce que nous nous accordions à tenir pour les intérêts supérieurs de l'esprit, faisant bon marché de tous les rapports humains fondés sur ses affinités profondes avec nous,

que, faute d'être sanctionnée, semblable attitude, qu'auront jugée sévèrement tous les milieux indépendants, risque de porter grand préjudice au Surréalisme, plus encore du fait qu'elle est de nature à désorienter la jeunesse,

considèrent que Max Ernst s'est mis lui-même hors du Surréalisme et décrètent que ce qu'il peut entreprendre à l'avenir ne saurait plus en rien les engager.

Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, André Breton, Adrien Dax, Charles Flamand, Georges Goldfayn, E.F. Granell, Simon Hantaï, Gérard Legrand, Benjamin Péret, José Pierre, Jean Schuster, Toyen.

[Médium, Communication surréaliste, nouvelle série n° 4, janvier 1955.]

Une démolition au platane (1)

L'opinion spécifiquement surréaliste selon laquelle l'art et la poésie sont moyens autonomes d'interprétation et de transformation du monde, cette opinion de combat grâce à quoi la “ poésie ” de circonstance est désormais passée par l'évier de l'Histoire, mériterait, à l'heure que nous parlons, de n'être plus réduite à son rôle topique et d'être élevée à la dignité de prémices d'une poétique future.

A cet égard, rien ne semble plus urgent que d'élargir d'abord la notion de “ circonstance ” aux fins de réfutation d'une grande partie des critères qui orientent actuellement la démarche poético-artistique. Il faut rejeter dans le

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(1) “ Tentation de se faire servir une consommation nouvelle : par exemple une démolition au platane. ” (André Breton et Philippe Soupault : Les Champs magnétiques.)

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camp littéraire l'art et la poésie qui ressortissent à tout drame manifeste dont les péripéties se déroulent sous le double joug de la prétendue réalité subjective contrôlée par le “ moi ” et de la prétendue réalité objective telle qu'elle résulte d'une interprétation rationaliste des lois physiques.

Nous attendons des messages qui viennent de très loin devant nous, d'une contrée sans vestiges de ce complexe biologico-social qui détermine la condition humaine. Quant au sort de celle-ci, c'est à la morale et à l'action révolutionnaires de le régler au mieux. Mais par l'illumination poétique, il s'agit de s'échapper de ce théâtre de la sujétion millénaire de l'être et d'en finir avec cette implacable solution de continuité entre le Mythe et l'Histoire. C'est oracle ce que disaient Rimbaud (“ Je est un autre. ”), Lautréamont (“ On m'a dit que j'étais le fils de l'homme et de la femme. Cela m'étonne. Je croyais être davantage. ”), Corbière (“ Je parle sous moi. ”), Chirico (“ Pour qu'une oeuvre d'art soit vraiment immortelle, il faut qu'elle sorte complètement des limites de l'humain. ”) et ce qui présidait aux réalisations de Roussel (“ ... il faut que l'oeuvre d'art ne contienne rien de réel, aucune observation du monde et des esprits, rien que des combinaisons tout à fait imaginaires : ce sont déjà des idées d'un monde extra-humain... ” Dr Janet).

Ces considérations nous amènent à croire que le peintre et le poète sont, au sens propre, hantés, qu'un parasite de lumière a profité de la dissociation conscient-inconscient pour élire domicile en leur inconscient et leur “ souffler ” le message qui se formule en dehors de tout contrôle humain ; tout nous invite à supposer que ce message, pour localisée que soit sa source dans l'inconscient individuel, ne tend à rien moins qu'à réintégrer, par-delà l'hypothétique inconscient collectif dont nous n'avons que faire, un non moins hypothétique inconscient cosmique dont nous avons, au contraire, tout à espérer, car il contient l'imaginaire absolu.

Une porte bat en nous, donnant sur les espaces sans mémoire d'une condition méta-humaine.

Les rapports entre l'art et la poésie, d'une part, la philosophie et la science, d'autre part, sont régis par une économie dynamique. L'art et la poésie mettent à jour l'irrationnel en prospectant l'imaginaire. Mais l'irrationnel se différencie de l'irréel en ce qu'il existe et devient. L'irréel n'existe pas parce qu'il ne devient pas ; ce n'est pas le néant, c'est ce que l'esprit n'a jamais conçu et ne concevra jamais que par peur de lui-même, c'est Dieu, hors dialectique. L'imaginaire et l'irrationnel tendent vers le réel et le rationnel. A peine actualisé par la vision poétique, l'irrationnel, sous l'impulsion de l'intelligence philosophique se rationalise. Cette économie dynamique de la connaissance implique un perpétuel dépassement de la poésie par elle-même. L'irrationnel d'hier est le rationnel d'aujourd'hui.

C'est comme conséquence de cette vue théorique que nous demandons qu'acte soit pris, dans le Surréalisme, de l'usure de certaines formules d'investigation. Qu'il faille s'en tenir, à cet égard, à l'injonction d'André Breton : “ Mais le stade de l'émotion pour l'émotion une fois franchi, n'oublions pas que pour nous, à cette époque, c'est la réalité même qui est en jeu ”, voilà qui comblera le déficit sensible dont on n'aurait pas manqué de grever notre manière de voir (2). En effet, ce que nous contestons dans la persistance de certains procédés, ce n'est certes pas la possiblité de nous émouvoir encore, mais celle de nous faire franchir le stade de cette émotion. Car si le propre du génie est d'inclure dans sa création toutes les conditions objectives de l'émotion, lesquelles demeurent immuables et défient le temps, la réalité, elle, cesse d'être en jeu dès l'instant que l'inévitable processus de rationalisation est arrivé à son terme. On peut soutenir que ce processus se confond, en ce qui concerne la peinture moderne, avec une tentative surréaliste malheureuse ayant pour but d'abolir la dualité interne-externe de l'objet ; l'erreur monumentale était de croire que l'image, qui continue d'être le véhicule poétique par excellence, pouvait, par simple transposition, passer du message verbal au message graphique ; or, il existe une différence fondamentale entre l'acte de nommer un objet et l'acte de le reproduire : l'un ressortit à l'arbitraire poétique parce que le mot qui désigne l'objet est généralement invention, création pure de l'esprit, l'autre à l'arbitraire sensoriel parce que fondé uniquement sur la perception physique.

Si le fait de nommer un objet n'est plus, aujourd'hui, un phénomène poétique, la genèse de l'image repose toujours sur cette ancestrale fonction intellectuelle et l'étincelle poétique jaillit de la rencontre de deux objets nommés. Mais dans l'ordre pictural, l'espoir de sauver l'objet de sa dualité par l'application, au pied de la lettre, des mots d'ordre de Lautréamont et de Reverdy est une illusion car tout effort en ce sens, pour aboutir, doit commencer par une transmutation du matériau de base : la recréation abstractivante de l'objet correspond rigoureusement à l'acte d'abstraction entre tous que constitue, dans le langage, la désignation d'une chose par un mot. Hegel, à propos de la philosophie, écrivait qu'elle ramenait au concret et les bons esprits du temps hurlaient au paradoxe. La poésie - plastique ou verbale - ramène à l'abstrait.

De toute nécessité serait, croyons-nous, une prise de conscience, par certains peintres authentiquement surréalistes, de l'incompatibilité qui existe entre leur désir manifeste d'agir poétiquement sur le monde et leur soumission à la férule de la figuration stricte (3).

En admettant toutefois que quelques procédés surréalistes et figuratifs aient permis, à l'origine, de libérer l'objet de ses caractéristiques cartésiennes-kantiennes et d'engendrer un circuit irrationnel, il y a longtemps, de toute

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(2) “ C'est la réalité même qui est en jeu ” et nous nous permettrons d'ajouter : passionnément ou pas du tout. Pour le Surréalisme, tout a dépendu et tout dépend encore du passage décisif de l'opposition connaissance-jouissance du plan de la logique formelle au plan dialectique. La connaissance pour la connaissance vaut la jouissance pour la jouissance. Libertinage dans un cas comme dans l'autre. L'attitude surréaliste est définie par le rapport d'exaltation réciproque et ascendant qu'elle introduit entre connaissance et jouissance. La négation de la jouissance par la connaissance provoque une négation de la connaissance par une jouissance nouvelle et supérieure, etc., jusqu'à ce point sublime qui ne peut être que la fin de ce jeu de diastole-systole et la préhension de la réalité par la passion, troisième terme résultant de l'opposition ultime de la jouissance et de la connaissance parvenues l'une et l'autre et l'une par l'autre à leur paroxysme.

(3) Echappent naturellement à cette incompatibilité les productions schizophréniques et médianimiques, d'abord parce qu'il n'y a pas conscience d'une action poétique sur le monde, ensuite parce qu'elles sont le résultat de déterminations particulières, sans rapport avec celles qui commandent à la création artistique en général.

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manière, que la rationalisation est faite, en témoigne suffisamment l'inflation ahurissante qui sévit en ce domaine.

Ce qui est grave, ce sur quoi nous ne nous lasserons pas d'insister, c'est que la répétition à l'infini des procédés en question n'est pas du tout stagnation de l'esprit, mais rétrogradation : on assiste en effet à la réactualisation des caractéristiques cartésiennes-kantiennes dans le décor moderne ; il ne s'agit plus, pour celles-là, de fausser la structure des objets ou leurs rapports extrinsèques, mais de se substituer à leurs rapports intrinsèques. Nous ne voyons nul paradoxe dans le fait qu'une démarche libérante au départ réintroduise par sa pérennité, en grande pompe et dans la conjoncture la plus favorable à leur expansion, des données philosophiques ultra-réactionnaires.

ASSEZ DE DÉTOURNEMENTS D'OBJETS SUR LES VOIES DEVENUES PUBLIQUES

Comme l'alchimie dénie au symbole toute vertu signifiante parce que, dans la formule H2O, par exemple, compte n'est pas tenu de l'étincelle indispensable, après l'addition de deux volumes d'hydrogène et d'un volume d'oxygène, à la formation du corps que l'on sait, la Gestalttheorie, d'accord sur ce point avec la phénoménologie moderne, oppose à la “ réalité élémentaire ” de la psychologie associationniste une “ réalité structurelle ”. Plus précisément, la Gestalttheorie démontre que toute forme, pour déterminée qu'elle soit par ses caractéristiques autonomes, est surdéterminée par son potentiel d'intégration à une structure et que le réel n'est pas une association des éléments qui le  composent, mais la logique interne (l'étincelle) qui ordonne ces éléments selon la loi dite “ de la bonne forme ”.

Apport capital, les expériences de Köhler et de Koffka ont mis en évidence que c'est au stade de la perception - et non de la représentation - que le réel se manifeste en tant que structure. Ainsi s'effondre le lien causal (4) entre perception et représentation et la vanité apparaît de toutes les tentatives artistiques qui prétendent élaborer une structure à partir d'éléments que livrerait la perception. Il ne peut s'agir, en cette occurence, que de la constitution d'une structure fausse, à tout le moins marquée au coin du plus beau subjectivisme.

Quant à “ la fixation en trompe-l'oeil des images du rêve ”, elle est d'importance nulle dans la mesure où le perçu onirique est commandé par les lois d'organisation (temporelles, spatiales, de causalité...) spécifiquement nocturnes et qu'elle se borne à ajuster ces lois au goût du jour. Elle ne peut viser qu'à être une interprétation rationalisante (ni meilleure, ni pire qu'une autre) du rêve, et c'est en ce sens qu'on doit la considérer aujourd'hui comme manifestation contre-poétique.

Rappelons enfin que la Gestalttheorie réduit considérablement le rôle de la mémoire dans l'organisation de la perception. De cette mémoire, dont la fonction véritable est de délier la représentation mentale de la perception physique et de soumettre le langage à sa pâle lueur de déjà-vu.

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(4) Tout lien causal est, en fait, solution de continuité.

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De mémoire d'homme, il n'y eût jamais tant d'artistes, de poètes prêts à ne pas partir vers les rives qui leur feraient perdre (oublier) leur petit bazar familier. Pour eux, chaque jour qui passe est le meurtre d'un enfant et la naissance d'un vieillar d.

Pour que cessât enfin la survivance du signe à la chose signifiée, il fallut que le signe se dépouillât de ses attributs temporels jusqu'à n'être rien autre que l'essence de la chose. Dès lors, le signe devint l'éternité immanente de la chose. Ainsi le langage est signe lorsque libéré de ce qui conditionne temporellement le mental. Il est alors structure logique et essence sacrée du mental, son hiéroglyphe univoque.

A Hegel, encore captif d'une psychologie sensorielle, jetant l'interdit sur la connaissance immédiate, le Surréalisme opposa l'automatisme, méthode de connaissance immédiate en ce qu'elle rompt avec le traditionnel jeu de miroirs des sens. Oeil, oreille, nez, peau, langue, tous faux-témoins. Grâce à ceux-ci, l'homme réunit un dossier et conçoit la dérisoire ambition de s'exprimer. Dès 1871, Rimbaud écrit : “ Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. ” Cinquante ans plus tard, le Surréalisme dépassera dialectiquement la phase du dérèglement des sens pour atteindre celle de leur négation raisonnée, avec l'automatisme.

Cependant, il est dans la nature du feu surréaliste de brûler les étapes, y compris, hélas ! celles qui déterminent sa propre prise de conscience. La conséquence la plus grave de cette étonnante lucidité avec laquelle Breton, dans le temps même qu'il se consacrait entièrement à l'expérience automatique, recensait et analysait les écueils, est dans l'impossibilité où il se trouva d'acquérir sur-le-champ une vue d'ensemble qui lui aurait fait paraître l'automatisme pour ce qu'il est avant tout : renversement total de la vapeur, rotation d'aiguille sur cent quatre-vingts degrés, balbutiements d'un nouveau langage qui, pour s'affirmer, devra parcourir un chemin opposé, mais analogue à celui que dût emprunter le langage de la conscience pour aboutir à sa perfection actuelle, et en passer par des avatars du même ordre. On ne doit pas se dissimuler, en effet, que l'automatisme verbal, tout en utilisant le même matériau (vocabulaire) et les mêmes rapports extrinsèques (syntaxe) que le langage de la conscience, constitue l'opposé de celui-ci dans l'exacte mesure où il tend à révéler entre les mots un rapport intrinsèque auquel il s'identifie, rapport que Breton a lyriquement cerné : “ Les mots ne jouent plus, les mots font l'amour ”.

L'aube du nouveau langage ne pouvait être aussi le midi de sa perfection.

En dépit, toutefois, de telle déclaration ultra-pessimiste (“ L'histoire de l'automatisme dans le Surréalisme serait, je ne crains pas de le dire, celle d'une infortune continue. ” Point du Jour, 1933, p. 226), nous croyons pouvoir affirmer que Breton ne s'est jamais départi de l'espoir que le passage, malgré le nombre et la nocivité des écueils, devait être praticable (5).

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(5) “ La descente dans la cloche à plongeur de l'automatisme, la conquête de l'irrationnel, les patientes allées et venues dans le labyrinthe des calculs de probabilités sont loin d'avoir été menées à leur terme ” (Interview de Charles-Henri Ford, 1941, in Entretiens, p. 232).

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L'automatisme, pictural ou poétique, est le principe essentiel du Surréalisme par le fait qu'il est en prise directe, comme on dit en électricité, avec les rives où nous espérons aborder. C'est une aberration colossale que de le ramener au niveau des procédés qui ont pu sous-tendre le Surréalisme à telle ou telle étape de sa trajectoire historique. On ne classe pas l'automatisme entre le collage et la paranoïa-critique. Ceux-ci sont périssables et subissent le processus de rationalisation décrit plus haut. L'automatisme non, qui n'est pas la traversée du miroir mais déjà l'autre côté. Ceci posé, la contradiction interne du message automatique apparaît : il ne peut avoir de sens que pour celui qui le transmet et uniquement pendant la durée de la transmission ; car autrement il faudrait admettre l'effondrement du miroir, ou bien ressusciter le critère esthétique, ou bien encore prêter d'extraordinaires vertus au sillage d'émotion que ce message est capable d'engendrer.

Eh bien ! c'est précisément à hauteur de cette contradiction et parce qu'il s'agit pour nous, comme nous avons eu le plaisir mêlé d'ennui de le dire précédemment, d'exalter au possible cette part obscure qui dans l'homme commence à ne plus être l'homme (6), qu'il convient, à notre sens, de renouer brutalement avec l'expérience automatique, à charge, pour les Surréalistes, d'étudier individuellement et en commun s'il y a lieu d'adopter des modalités nouvelles et lesquelles. Le principal étant de se garder aussi bien de la séduction de l'extase momentanée que de la lassitude provoquée par la contemplation d'un paysage où tous les chats risquent de paraître gris fort longtemps.

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“ ... on risque fort de sortir du Surréalisme, si l'automatisme cesse de cheminer au moins sous roche ” (Le Surréalisme et la peinture, 1941, p. 93).

“ Même si l'automatisme, sûr de ses ressources, n'éprouve plus la nécessité de s'affirmer au premier plan, il va sans dire que dans le Surréalisme, il n'est menacé d'aucune défaveur. Bien mieux, je le tiens pour promis à un essor d'une tout autre portée, dès l'instant où l'on aura trouvé le moyen (mécanique) de le soustraire d'une manière plus durable à l'autocritique qui est la porte ouverte à sa négation ” (Interview de Dominique Arban, 1947, in Entretiens, p. 252-253).

“ Le tout, pour le Surréalisme, a été de se convaincre qu'on avait mis la main sur la “ matière première ” (au sens alchimique) du langage : on savait, à partir de là, où la prendre et il va sans dire qu'il était sans intérêt de la reproduire à satiété : ceci pour ceux qui s'étonnent que parmi nous la pratique de l'écriture automatique ait été délaissée si vite ”.

De cette toute récente explication que livre Breton dans ce même numéro de Médium, p. 2, nous retiendrons comme particulièrement éclairante l'analogie entre la “ matière première ” des alchimistes et celle du langage, analogie déjà exprimée dans un papillon de 1925 : “ Vous qui avez du plomb dans la tête, fondez-le pour en faire de l'or surréaliste ”.

L'automatisme, pour nous, “ intentionne ” une pierre philosophale analogue à celle qui sera obtenue par l'adepte grâce aux opérations adéquates sur sa matière première. En tout état de cause, ce que nous attendons de l'automatisme ressemble étrangement aux pouvoirs conférés par la réalisation du Grand Oeuvre, spécialement sous l'angle de “ la délivrance de l'esprit et du corps ”. René Alleau écrit, dans Les Aspects traditionnels de l'Alchimie (E d. de Minuit, 1953) : “ Non seulement l'ascèse alchimique proclame l'unité de la matière mais elle témoigne de l'union de la matière et de la conscience, comme de la souveraine puissance de “ l'esprit délivré ”. On chercherait en vain un autre but à cette ascèse surréaliste qu'est l'automatisme.

(6) Et dans la nature commence à n'être plus la nature : “ ... rien n'interdit de penser que l'on ne puisse arriver, au cours d'une recherche très libre, à une combinaison d'action et de matière qui réalise une forme sans aucune référence avec un aspect naturel. La possibilité d'une anticipation sur le déroulement de la création naturelle peut se laisser entrevoir et cette vue risque bien d'être confirmée par l'apparition de quelque moyen d'action insoupçonné ”. Ces lignes sont extraites d'un remarquable article paru en 1950 dans l'Almanach surréaliste du demi-siècle sous le titre : Perspective automatique et sous la signature de notre ami Adrien Dax. Nous sommes quelques-uns à savoir, ici, que Dax poursuit solitairement, depuis plus de quinze ans, sans relâche et dans la plus grande indifférence qui soit à toute “ réussite artistique ”, la bouleversante et décevante aventure de l'automatisme graphique, engagé sur une voie où, comme il l'écrit lui-même, “ il faut bien s'attendre à n'avancer que sur des ruines ”.

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Rien ne pourrait mieux, en tout cas, concourir à l'occultation profonde du Surréalisme, rendue à nouveau nécessaire et urgente, tant par le scandale de la récente Biennale de Venise que par le spectacle des galeries parisiennes en 1954, trois d'entre elles se consacrant exclusivement aux expositions “ surréalistes ”, étiquette qui couvre indistinctement ce qui ressortit au Surréalisme, ce  qui a cessé de s'en réclamer et ce qui n'en fut jamais que plat démarquage.

Nous demandons la mise en circulation de textes et de tableaux automatiques dans une indifférence superbe à l'égard de la critique comme autant d'énigmes atterrantes tant pour nous que pour le public, de provocations à la voyance, d'incursions du futur méta-humain dans le présent humain.

La clé d'or est encore sous le paillasson de la “ raison ardente ”.

La poésie, avons-nous laissé entendre, annonce la fin de l'espèce humaine et présage une condition méta-humaine. On comprendra que ce n'est pas sans grande hésitation que nous usons de ce genre de néologisme, tant il a pu être marque distinctive, ces dernières années, des esprits les plus brumeux, théoriciens anémiés par le virus du “ dépassement ”, toujours à effet purement verbal d'ailleurs. Bref, qu'il nous ait fallu en passer une fois par où ces gens n'ont de cesse que de se bousculer avec allégresse, nous oblige à cette justification qui suffira : faute d'un terme déjà forgé, désignant ce qui succèdera à l'humain, nous avons recouru, plutôt qu'à la périphrase, à l'adjonction du préfixe méta qui, en grec, signifie après.

Cette condition, qui pourrait être une trente-troisième période selon l'esprit fouriériste, nul moins que nous n'est disposé à en augurer froidement et théoriquement. Ici encore, on le sait, la littérature accomplit ses ravages. Une sorte d'imagination à rebours (7) ouvre un atelier d'où s'échappent quotidiennement de pénibles monstres, de pitoyables robots, des machines à faire n'importe quoi, le tout dans un vrombissement d'hélicoptères et de fusées qui indique assez clairement le besoin de clinquant sonore pour masquer la sensationnelle indigence du genre. Que la “ science-fiction ” continue de conduire vers un merveilleux de service, comme on dit d'un escalier, son public ébahi par tant d'audace ; le succès croissant dont elle bénéficie n'en témoigne pas moins que quelque chose est dans l'air.

La main passe, et c'est encore trop beau de croire que tout va se dérégler et se régler sur quelques présages. Pourtant le Surréalisme vit sur cette croyance passionnée, dont ce serait assez dire qu'elle est née de l'espoir et du désespoir éperdus et qu'elle est aussi le terme de ces deux grandes lignes du vieux coeur humain. Au-delà, c'est à la connaissance intuitive de repérer les phares qui assureront le transit.

Parmi ceux-ci, on ne s'étonnera guère de nous voir accorder à l'oeuvre de Marcel Duchamp une place de tout premier choix. Sans préjudice des récentes interprétations auxquelles elle a pu donner cours, il nous paraît capital, non pas de la comprendre, mais de l'admettre comme une anticipation du point

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(7) Qui prend des libertés avec tout, sauf avec le réalisme le plus médiocre. Un spécialiste de la “ science-fiction ” ne confiait-il pas à l'un d'entre nous qu'il avait refusé un manuscrit parce qu'un héros de ce roman faisait décoller une fusée en quelques secondes, par simple pression sur un bouton. “ C'est invraisemblable ! ” concluait le censeur avec conviction. N'est-ce pas ?

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sublime. Qu'une telle affirmation soit en fait un acte de foi nous indiffère assez ; des actes de foi, chacun pour son compte en commet à longueur de journée, ne serait-ce qu'en traversant une rue. A partir de celui-là, nous sommes suffisamment libres pour entrevoir le dernier visage de l'homme. Et ce qu'une dialectique plutôt sèche nous invitait à imaginer comme terme ultime d'une opposition entre connaissance et jouissance se trouve confirmé ici par ce que nous croyons être la fusion intégrale du mental et du sexuel. Après... Au jeu de la “ Mariée ”, c'est peut-être l'amour qui se réinvente...

Quand bien même nous serions tenus de ne pas hanter trop longtemps ces parages où l'intuition le cède vite au délire, il nous appartiendrait néanmoins d'avancer que sur le seul plan plastique, Marcel Duchamp paraît avoir défini un nouvel espace où se formulent des lois dynamiques inédites codifiant indistinctement et en dernière analyse réduisant à un seul principe l'organique et le non-organique.

Contrairement aux tableaux de De Chirico qui provoquent un dépaysement de caractère psychologique, l'oeuvre picturale de Duchamp nous convie à un dépaysement logique. Elle donne une cohérence spécifique à “ la réalité possible (obtenue) en distendant un peu les lois physiques et chimiques ”.

“ Le pendu femelle, explique Duchamp, est la forme en perspective ordinaire d'une pendu femelle dont on pourrait peut-être essayer de trouver la vraie forme. Cela venant de ce que n'importe quelle forme est la perspective d'une autre forme selon certain point de fuite et certaine distance. ” Cette formule, on s'empressera de le noter, ne recèle qu'une évidence. Elle s'applique à toutes les expressions plastiques soumises à la perspective conventionnelle et acquiert parfois une objectivité lyrique (L'Embarquement pour Cythère, par exemple). Mais si Duchamp s'appuie ici sur les lois de la perspective définies dans le cadre de la géométrie euclidienne, c'est pour mieux les transgresser en déterminant son point de fuite par des coordonnées non-spatiales. Nul doute que le point de fuite générateur du pendu femelle soit à retrouver sur une ligne purement mentale - plus exactement sur une ligne d'essence mentale - quelle que puisse être l'existence géométrique ultérieure de cette ligne. Aussi, est-on en droit de supposer que le point de fuite, dans le “ grand verre ”, est situé sur la ligne de sexe des moules mâlics, le pendu femelle étant la projection synthétique des désirs individuels, la distance s'obtenant par le tracé (imaginaire) de la résultante des neuf droites (imaginaires) proportionnelles à l'intensité de chaque désir. Le “ grand verre ” pourrait passer pour une exploitation irrationnelle de la géométrie qui cesse d'imposer ses propriétés à l'objet pour se plier à tous les imprévus du désir.

Si l'automatisme manifeste un renversement de vapeur en ce qu'il est langage de l'inconscient psychique, “ La Mariée mise à nu par ses célibataires, même ” exprime un renversement de vapeur analogue et constituerait le premier mot de ce que nous nous permettrons elliptiquement de nommer l'inconscient physique (8).

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(8) Qu'est-ce que le stoppage-étalon, sinon l'aspect inconscient de l'unité de longueur ? (“ Si un fil droit d'un mètre de longueur tombe d'un mètre de hauteur sur un plan horizontal en se déformant à son gré et donne une figure nouvelle de l'unité de longueur. ”) On n'ignore pas que Duchamp envisageait d'utiliser les stoppages-étalons comme lettres d'un nouvel alphabet.

L'expression “ inconscient physique ” a été utilisée par Hans Bellmer, il y a quelques années, dans une acception, semble-t-il, voisine de celle que nous lui prêtons ici.

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Par l'automatisme et par Marcel Duchamp, une plaine mentale a été émancipée. En peinture, aujourd'hui, rien ne saurait compter que les vertiges du traîneau qui va la découvrir.

Un homme, selon nous, est passager du traîneau et le sillage vraiment vertigineux qu'il laisse se perd déjà très loin vers l'intérieur, vers le coeur de la plaine. Que cet homme soit Matta et que le souci impérieux de salubrité morale, condition première et intangible d'une activité comme la nôtre, commande de le tenir à distance, ne nous empêche nullement de reconnaître qu'en sa peinture s'inscrivent les lignes de force de l'aventure moderne telle qu'en art elle a des chances d'être courue.

C'est en substituant délibérément le champ psycho-physique au rassurant espace visuel (géométrique euclidien) que Matta commence, dès 1943, à nous livrer un aperçu de la réalité structurelle ; celle-ci se dévoile peu à peu jusqu'à se donner pour le terme de toute différenciation entre la matière, la forme et le mouvement (Le Vertige d'Eros, La Révolte des Contraires). Avec Le Vitreur (9), Matta paraît mettre à contribution les lois dynamiques dont nous parlions à propos de Duchamp et préfigurer le mouvement perpétuel érotique (10). La Soie de Conscience, que le dernier “ Salon de Mai ” nous a permis d'admirer, sensibilise à l'extrême la préoccupation logique et nous semble la première manifestation picturale d'une faculté unique qui aurait fait justice de l'opposition entre le monde affectif et le monde intellectuel.

Le Surréalisme se confond, depuis trente ans, avec l'exaltation méthodique de la liberté. L'état on ne peut plus précaire de cette liberté dans le monde actuel, le Surréalisme l'a d'emblée attribué à l'importance démesurée qu'on accorde à l'indice de rationalité régissant les rapports humains. Il a semblé, dès l'origine, aux Surréalistes, que si la balance était rééquilibrée, c'est-à-dire si l'irruption, dans la vie quotidienne, des phénomènes dits paranormaux (qui vont du simple rêve aux signaux prophétiques, des “ visions ” à la voyance) cessait d'être contrôlée et finalement dévaluée systématiquement par la force rationaliste qui organise aussi mal l'esprit humain que les relations sociales, la clé même de l'interprétation et de la transformation du monde tomberait en leur pouvoir.

Il en va ainsi d'une constatation logique qui implique que l'art est le terrain le plus propice pour déchaîner la puissance irrationnelle, ailleurs trop contrainte encore, et d'une exigence morale contenue dans la négation de “ l'infâme précepte ”, la fin justifie les moyens : pour que l'art soit effectivement le paysage de la liberté, il doit commencer par s'écarter du circuit commercial, circuit qui, au vingtième siècle, s'est élargi au point d'innerver presque toutes les activités humaines, y compris précisément les activités artistiques.

A Venise, cet été, les marchands de tableaux ont marqué un point. Ils ont réussi à acheter non pas une toile, mais, parmi d'autres, un peintre, le

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(9) Tableau détruit. Nous ne connaissons que la reproduction du fragment publié dans Le Surréalisme et la peinture.

(10) L'art est appelé à provoquer pratiquement l'effondrement des “ situations-limites ” (la mort, le hasard, l'impuissance...) qui, selon Jaspers, définissent la condition humaine.

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peintre vivant dont les signataires de ces lignes tenaient sans doute leurs meilleures raisons d'ouvrir les yeux, cet acte le plus bref et le plus sérieux du monde. Nous n'avons pas le temps d'être lyriques. Que les bonnes gens de Venise sachent, cependant, que l'homme qu'ils applaudissent aujourd'hui fit battre en nous, naguère, autre chose que les mains. Qu'ils sachent aussi que leurs lauriers, en éteignant la révolte de cet homme, attisent d'autant plus la nôtre.

Nous sommes d'une jeunesse qui fera de vieux os avec de telles passions, ou qui n'en fera pas.
Simon Hantaï et Jean Schuster.
[Médium nouvelle série n° 4, janvier 1955.]

Cote d'Alerte

Le résultat des élections ne nous préoccupe réellement que dans la mesure où pour la première fois siègent au Palais-Bourbon plus de cinquante députés qu'il n'y a aucune exagération à qualifier de fascistes.

Soutenus par toute la presse nazie de Paris, un ramassis de bistrots, de lutteurs de foire, de voyous d'épicerie, de bouchers habitués à mettre le pouce à la balance et à circuler dans le sang, s'apprêtent à nous gouverner avec l'aide de quelques microcéphales de la Faculté de Droit. Ces voleurs patentés n'en sont plus encore qu'à crier “ Au voleur ! ” selon une technique éprouvée. Déjà ils prétendent instaurer la discrimination raciale des Français et ressusciter l'étoile jaune.

Malgré le courage dont a fait preuve en la lançant le député Bokanowski, la formule : “ Défendre la République ” n'a pas de sens politique pour nous, Surréalistes, ni même, à proprement parler, de contenu moral : il faudrait que le système parlementaire fût effectivement l'incarnation de la République pour que nous en discutions. Mais sur le terrain spécifique où nous nous situons, nous jugeons quand même l'air de la démocratie “ bourgeoise ” moins irrespirable que celui de ces arrière-boutiques où se cultive la nostalgie des baignoires du flic Dides et des fours crématoires de M. d'Halluin dit Dorgères.

Les intérêts qu'il faut bien nommer de l'esprit ne s'incarnent pas pour nous dans une classe sociale ou dans une forme de gouvernement : il ne s'en-suit pas que nous devions contempler indifférents le massacre des populations d'Afrique du Nord par une soldatesque aux gages des bailleurs de fonds du Poujadolf. Il y a en effet d'ores et déjà un domaine où les exigences immédiates de nos néo-pétainistes sont intolérables : celui de l'Algérie.

Demain, si l'on n'y prend garde, ce seront les rues de Paris qu'ils transformeront en terrain de chasse à l'homme. Nous demandons donc au Comité d'Action des Intellectuels contre la répression en Afrique du Nord, qui, selon les paroles mêmes de Jean Cassou, constitue le plus important rassemblement qu'on ait vu depuis 1936, de déléguer sans distinction d'opinions politiques ou autres un Comité d'Action contre le Fascisme et le Colonialisme, d'organiser un boycottage systématique da la finance poujadiste, et de ne pas attendre que la violence la plus basse et la plus cynique l'emporte, pour “ mettre en garde ” une opinion publique complètement désorientée.
Paris, le 21 janvier 1956.

POUR LE MOUVEMENT SURREALISTE :

Anne Bédouin, Robert Benayoun, André Breton, Jacques Brouté, Adrien Dax, Charles Flamand, Georges Goldfayn, Louis Janover, Alain Joubert, Gérard Legrand, Nora Mitrani, Benjamin Péret, José Pierre, André Pieyre de Mandiargues, Jacques Sautès, Jean Schuster, Jacques Sénelier, Jean-Claude Silbermann , Jean-Claude Tertrais.

Notre ami Charles Estienne se déclare entièrement solidaire de ce texte.

Sus au MisErabilisme !

Il va de soi que le misérabilisme, dont l'apparition peut être tenue pour un des phénomènes spécifiques de ces dernières années, le misérabilisme, ce fléau contre lequel le moment est venu de prendre des mesures énergiques, admet en art autant de variétés qu'il peut y avoir de catégories de la misère : misère physiologique, misère psychologique, misère morale, etc. Nous consacrerons cette page de Combat-Art à l'étudier cliniquement.

Le misérabilisme ne peut passer pour sévir en France de manière endémique. Le moyen âge, ici comme ailleurs, en est exempt. Le quinzième et le seizième siècles se rebroussent contre lui, bravant en cela l'Italie des papes, déjà déliquescente. Contre ses infiltrations, le dix-neuvième, pour qui la Bête a pris nom d'académisme, réagit de manière héroïque (Hugo, Nerval, Géricault, Corot, Baudelaire, Rimbaud, Gauguin, Seurat, Henri Rousseau). Derrière eux, le grand pont jeté - sans s'être encore posé - par Jean-Jacques, Sade, la Révolution française.

Aujourd'hui, le misérabilisme, ici-même, est issu du parfait croisement de ces deux vermines que sont le fascisme hitlérien et le stalinisme, s'entendant comme larrons en foire pour supplicier les artistes et tenter contre eux d'éjecter leur poison. Cela vaut aussi à retardement, puisqu'il nous en reste, avec le côté nauséeux de l'existentialisme, les immondes Eves en chambre à air de Léger et les Christ-clowns en baleines de parapluie retourné de Buffet - en Bourse de banqueroute cotés un million pièce ou davantage.

Est-il besoin de rappeler que les querelles de tendance ne sont ici de rien ? C'est de “ langue sacrée ” qu'il continue à s'agir. “ Peut-on, demandait déjà Eugène Soldi en 1897, séparer un fait concret d'une idée généralisée, d'une pensée abstraite ? Peut-on donner une idée de l'idéal sans exalter le sens d'une réalité ? Le cerveau humain peut-il concevoir une chose sans attache avec le réel ? Non. ” La cause est trop entendue. Mais la dépréciation - au lieu de l'exaltation, là est le misérabilisme, là est le crime.
André Breton.

Le Cinéma-Croûton

Lorsque, rassasiés de labeur, l'employé, le facteur, le mécanicien et la ménagère s'offrent le plaisir d'un après-dîner de samedi soir, ils ne courent pas se faire éclabousser à hauteur de rétine par les jupons des girls de la Goldwyn, ni même se donner le vertige technicoloré des récifs de corail explorés en scaphandre autonome. Ils s'engouffrent de préférence dans les minimes avatars des facteurs, des mécaniciens, des employés, des ménagères, que dévide l'actuelle production française de films sordido-crapuleux.

Un daschund se dévisage dans une glace avec moins de curiosité stupéfaite que le Français moyen au spectacle de ses propres renvois digestifs. Je ne connais rien qui, en 1956, fasse courir le long des rangs d'orchestre autant de frissons extasiés que la vision sur un écran “ amélioré ” d'un monsieur desserrant sa ceinture après un gros repas. L'attrait du trou de serrure a transformé le cinéma, d'une baie vitrée donnant sur l'île Tsalal, en un misérable oeil-de-boeuf ouvert sur la cuisine du voisin de palier.

De l'Italie nous vint, il y a quelque dix ans, avec le néo-réalisme, une odeur sui generis qui ranima de ce côté-ci des Alpes le respect fertilisateur de l'immondice. Le fils du Voleur de bicyclette, en pissant pour de vrai sur un mur authentique, éveilla dans les seins maternels gonflés de lait français une nostalgie éperdue de l'évier qui ne demandait, au-delà des servitudes ménagères, qu'à puiser sa raison de végéter sur les écrans de nos salles obscures. Marcel Carné, en mouillant autrefois les pavés de ses rues par pur caprice poétique, avait sans s'en douter livré à l'asphalte tous prétextes voulus de se prendre pour du velours.

L'actuelle tendance du cinéma français est de pratiquer à l'interdiction des mineurs l'inédite pornographie des ongles en deuil. Pour que nos starlettes les plus ravissantes puissent se dépoitrailler, on ne leur fournit pas un nid de plumes d'autruche, de lamé or ou de satin rose, outre l'hommage discret de vingt danseurs en smoking de neige. On les pare d'un tablier sale, d'une paire de savates, d'une vaisselle de bouillon gras, d'un patron tant poussif que lutineur. Pour les distraire de leur chambre de bonne, on leur promet le passage paradisiaque d'un camionneur très las, aux bouffissures détendues par l'espoir d'un lit, vide ou non, ou la rare oisiveté d'un pompiste fleurant l'essence super (1). Il doit être à présent notoire pour tout spectateur étranger qu'il n'y a personne en France pour faire l'amour, excepté les boniches et les livreurs de veaux.

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(1) Voir notamment, ou me croire sur parole, et fuir à toutes jambes, La Lumière d'en face, Des gens sans importance, Gaz oil, etc.

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Mais tout cela flatte visiblement ceux qui ne sont ni facteurs ni mécaniciens, mais qui resteront saufs de toutes les intrusions, puisqu'on ne fait pas de films sur les intellectuels. Il est normal, à l'heure où l'arête de poisson enrichit les murs satinés de nos grands, et où le goût des matières rares introduit dans les arts abstraits les espèces les plus subtiles de boues et de magmas, que le regard des ventres expansifs se permette, au-dessus des buffets et dessertes, comme dans le confort moelleux des mezzanines, un retour hygiénique à l'ascétisme. De cet appui moral peuvent naître des marchés avantageux : les christs en peau de hareng de M. Bernard Buffet se vendent à Rome comme des petits pains, à deux pas des cinémas où le Vatican favorise les films sur la prostitution et la traite des blanches.

Qu'on se rassure : c'est à ce genre d'outrances que le cinéma doit de changer de palier tous les dix à douze ans. Les films-croûtons contribuent, et cela ne ravit personne, à dévaloriser le noir et blanc. Les buanderies, les stations de graissage, les relais routiers n'attirent ni l'écran large, ni la couleur. Le cinémascope n'encourage guère que l'abstraction, l'expressionnisme ou le pur remplissage, mais point le trompe-l'oeil du dénuement. C'est l'un des paradoxes favoris du cinéma que de placer le maniérisme à la merci des évolutions de la technique. Et d'ici peu le noir et blanc, définitivement dissocié du credo commercial, sera réservé aux expériences d'avant-garde. On se décidera à dévêtir Brigitte Bardot ou Françoise Arnoul dans le luxe total de la fanfreluche ziegfeldienne. L'euphorie du calva, du livarot et du sandwich au saucisson redeviendra un plaisir clandestin et Jean Gabin, peut-être, jouera la comédie : il a des dons.

J'aimerais pouvoir promettre à tous les échelons de l'expression un pareil débarras, mais on sait que dans le domaine des arts, nul ne craint plus les toiles panoramiques, et que le noir et blanc dans la peinture se présente comme une nouveauté. C'est bien pourquoi, en matière d'efficacité comme en toutes choses, il faut faire crédit à la colère. Nous en avons de reste.
Robert Benayoun.

A Messieurs de la Biennale de Venise

Messieurs,

J'ai appris par les journaux, comme tout le monde, que la France serait “ bien représentée ” à la Biennale de Venise. L'organisateur du pavillon français - mon confrère Raymond Cogniat, inspecteur général des Beaux-Arts - aurait “ dressé ”, nous signale une note de presse, “ un panorama aussi éclectique que représentatif des tendances diverses, etc. ”

Mais voyons voir. Chaque peintre se présente flanqué d'un ou plusieurs sculpteurs. Ainsi nous avons Villon et Giacometti (bien), Bazaine et Etienne-Martin (bien, bien) et enfin, et j'ai comme l'impression que c'est pour la bonne bouche, Segonzac et Yencesse, Ozouf et Arbus, et pour finir - tenons-nous bien - Buffet et César.

Or, bien que Raymond Cogniat soit un confrère ou plutôt parce que c'est un confrère, j'ai le regret et même le devoir de lui signaler que son éclectisme, comme tout éclectisme, risque de ne rien prouver, qu'un stérile état stationnaire - le contraire même de ce que l'on appelle l'art moderne - ou alors veut trop prouver.

Dans le cas présent, le bon sens et la moyenne - le nom commun - sont le “ réalisme ” et le dénominateur - le nom propre, si l'on peut dire - est certain, trop certain “ misérabilisme ”. Et si après le nom de Segonzac l'on ne peut que murmurer “ hélas ”, après celui de Buffet il faut bien s'écrier “ holà ! ”.

Ce “ holà ! ” sent peut-être son libertaire, tant pis. Ou tant mieux, car outre que je ne suis plus tout à fait seul à ne pas confondre l'école des cadavres et celle de Paris, un exercice libertaire de la critique m'apparaît comme une méthode d'urgence, un premier topique à appliquer tout de suite sur la face de ce monstre, à la fois pléthorique et impuissant, qui sous couleur d'art et de réalité depuis quelques saisons circule à Paris comme chez lui, ni plus ni moins que l'ennui, la grippe et le cancer. De ce Paris - pays - pluvieux où l'Inconnue de la Seine n'est plus que cette noyée au ventre ballonné symbolisant, paraît-il, la guerre, M. Buffet est peut-être aujourd'hui le roi, aux acclamations des bourgeois millionnaires - mais il n'est pas le seul responsable et le mal, comme l'on dit, vient de plus loin.

Car de définir la vie par sa physiologie la plus basse, supposée alors la plus vraie parce que la plus humiliante, donc la plus frappante, c'est très exactement la prendre comme la prenait le chien de Pavlov : on salive - comme ce même chien - lorsque le maître donne le coup de pied ou agite la sonnette qui remplace le poulet absent. Ainsi l'on salive, et comment, et l'on signe des chèques, devant un tableau préjugé réaliste où des hommes et des femmes d'aspect misérable, sinon en posture ignoble, singent la vie et jouent une mimique de réalité. Qui ne me croit pas sur parole n'a qu'à s'en aller au cirque, à la guerre ou à l'amour avec M. Buffet (bien entendu, je parle par métaphores, mais tous ces sujets ont été réellement traités par le maître). Cette expérience faite, je demanderai si l'on est toujours d'accord, tout aspirant au réel que l'on soit, pour définir l'amour par ses lèpres, le monde par ses puces, la Seine par ses égouts, bref le haut pas le bas, le noble - je veux dire l'être humain - par l'ignoble - je veux dire par le bestial - enfin, le beau par le lai d.

Et je demanderai si l'on est d'accord aussi pour définir l'imagination par la mémoire et la mémoire par un regard sur le néant, ainsi que, bien que non philosophe, j'ai cru le comprendre chez M. Sartre. Dans cette perspective - c'est bien le mot - l'art ne peut aboutir qu'à une “ illusion ”, à des “ farces exquises ” ou “ mémorables ”, ainsi que Sartre naguère le prouvait en long et en large sur le propos de Giacometti. Dans cette perspective encore, il n'y a plus l'extase mais la nausée, et le moindre bout de papier, de préférence sordide, provoque une réaction qu'à la rigueur, les jours où il faut bien vivre, l'on baptise extase. Mais il en va de même, je le crains, que de définir la nature par le bois de Boulogne et le bois de Boulogne par ses papiers graisseux, ou pire.

C'est là un domaine où une critique à la page (de l'existentialisme et du marxisme) ferait bien d'exercer ce travail de démystification qu'elle n'exerce en général qu'à l'encontre de la poésie, préjugée par elle le pire mythe de l'art ; tandis que le réalisme et le matérialisme, ah ! mais... Mais ces deux entités se trouvent aussi, et au niveau le plus bas malheureusement, dans une critique qui, à force de chercher l'effet de choc, et dans le but paraît-il d'appâter le public, définit la peinture par la vie du peintre, le peintre par son pittoresque et ce pittoresque par son ignoble : ainsi, dans cet ouvrage-type que sont Les Clés de l'Art moderne (1), l'on trouve Modigliani défini par “ l'alcool et la drogue ”, Soutine par une “ odeur de putréfaction avancée prenant d'assaut un immeuble ”, M. Buffet, évidemment, par “ chaque tableau (trouve) preneur à 500 000 fr. ”, tel peintre abstrait par son goût pour le saucisson, et tel autre par la taille et le poids de son fils... Utrillo, n'en parlons pas : voyez vin rouge, et aussi M. Carco, ce qui n'est pas mieux.

Dans ces conditions, l'on ne peut s'étonner qu'un peintre peut-être honorable mais aussi affligeant que Gruber fasse aujourd'hui figure de génie ; que des artisans du lugubre tels que Rohner et Humblot aient passé et passent encore pour des “ forces nouvelles ” ; que M. Lorjou visant au Van Gogh, M. Guerrier, qui joue les forts des Halles - aux dépens, me souffle-t-on, de MM. Minaux et Rebeyrolle - caricaturent la vie dans des paysages aussi faisandés que les pires natures mortes. Etc.

En tout cas, nul des grands réalistes, des prétendus “ réalistes ” du passé n'est dans le coup, dans ce genre de coup. Ni Bosch ni Brueghel, ni Grünewald ni Cranach, ni Goya ni Géricault. Car ces grands prétendus réalistes étaient avant tout, il suffit de savoir les lire, de grands conquérants de l'imaginaire, de cet imaginaire, précisons-le, qui ne pardonne pas, car il est la forme même de la vie : sa forme avant coup si l'on peut dire, sa forme antérieure.

La beauté, alors, c'est peut-être cette étrange forme retrouvée, cette “ vie antérieure ” que l'imagination retrouve dans la vie présente, ou encore cette sorte de mémoire - mais une mémoire prophétique - qui hanta, par exemple, des oeuvres aussi différentes que celles d'Edward Munch, de Gustave Moreau ou de Gauguin. Et il ne s'agit pas seulement “ des nuages, des merveilleux nuages ” et de leur charme passager, mais de l'“ île flottante en diable ” toujours à découvrir et redécouvrir entre “ la courte beauté dérobée ” et “ l'accessible et longue beauté dérobable ”.

Aucun ferry-boat n'y conduit, évidemment, ni aucun truc, et le seul bateau, si bateau il y a, est celui où la loi de la navigation a été gardée pure, entièrement et rigoureusement pure. Ce qui est dire que, comme dans l'amour, les moyens engagent la fin et que le laid ou simplement le douteux ne sauraient conduire à ce qui ambitionne d'être le beau, je veux dire à l'art ou à l'amour. Et de même que dans l'amour des moyens détournés ou médiocres n'aboutissent, outre l'échec spécifique, qu'à l'échec spirituel, de même dans l'art ce qui n'a pas en vue la beauté, ou les moyens de la beauté, se condamne de toute façon à un échec misérable qui pourra bien donner le change, si par un processus bien connu cette misère se transforme en or, mais n'en constituera pas moins un triomphe de l'ignoble, et il n'y aura même plus de pavillon pour couvrir la marchandise...

Quand Héliogabale entrait à Rome à reculons, juché sur un éléphant

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(1) E d. La Table Ronde.

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blanc, c'était encore la grande classe, comme dit Marie-Chantal. Mais quand la misère-au-poids-de-l'or fera son entrée à Venise, débarquant d'une Buick ou d'un pullman de luxe, ce ne sera pas le Lion de Saint-Marc qui l'accueillera, mais l'un de ces roquets de salon dont aujourd'hui, en vertu d'un dandysme à rebours et de prétendues horreurs de la guerre, on se fait gloire d'entretenir la crasse et les puces, et de les vendre.
Charles Estienne.

L'Araignée et le Papillon

Dans son Degas, Danse, Dessin où, par ailleurs, s'accusent cruellement les limites de sa compréhension artistique, Valéry rapporte une discussion au cours de laquelle Zola soutient que l'ordure, étant aussi réelle, vaut bien le diamant. Et Mallarmé de répondre doucement : “ Oui, mais le diamant... c'est plus rare. ” A tout prendre, cette distinction suffirait si le misérabilisme ne revêtait divers aspects. Que nous importe après tout que M. Buffet trouve dans la femme, la guerre ou le cirque l'exaltation nécessaire à ses défécations, que les gens de la tribu mercantile s'enrichissent comme les bouchers ou les maquereaux ? Il existe un misérabilisme plus grave et plus sournois, celui qui guette, menace ou frappe tous ceux qu'il nous est permis de considérer comme des créateurs. Car ceux-là aussi se voient souvent à la merci des défaillances soudaines, de retombées dans l'univers des Poujade de la peinture.

“ Il n'y a plus d'homme ! ” criaient les Marquisiens de Hiva-Oa à la mort de Gauguin, et c'est ce cri qu'aujourd'hui l'on a souvent envie de pousser. “ L'oeuvre d'art sera le crocodile empaillé ”, prophétisait Jarry et, de fait, beaucoup de jeunes créateurs sont déjà mûrs pour le musée. Crocodiles empaillés, mais où sont leurs dents ? La difficulté, l'adversité, et pour tout dire l'aventure semblent de plus en plus déserter ce qui se propose cependant de plus audacieux à nos regards. Il est, bien entendu, tout à fait souhaitable que les peintres bénéficient avant leurs héritiers de la cote atteinte par leurs tableaux, mais l'absence grandissante de risque n'est pas sans émousser grandement l'intérêt et la sincérité de l'entreprise. Les plus bruyants des non-conformismes prétendus ne sont qu'astuces de camelots pour caser leur marchandise. Mathieu lui-même va bientôt décorer une chapelle ! A-t-on jamais vu une révolution faite par des nouveaux riches ? “ Pourquoi une révolution, d'abord ? ” me demanderait M. Mathieu, de La Nation française et des United States Lines... Je sais bien qu'il y a encore des peintres de valeur qui connaissent la misère. Il n'y a pas si longtemps que Jacques Villon était contraint, pour vivre, de graver les oeuvres des autres, et moins longtemps que Picabia a su ce qu'il en coûtait de se moquer pendant quarante ans des marchands de tableaux. En m'excusant de citer leurs noms au hasard, ce n'est pas encore demain que Claude Georges, Duvillier ou Sallès s'offriront une Rolls-Royce de quatre ou cinq millions. C'est de leur côté pourtant qu'il demeure quelques chances appréciables de préserver, avec la pureté de la démarche, les droits inaliénables de l'inspiration. Ce n'est pas pour rien que nous avons vu Fautrier mettre dix ans d'intervalle entre deux expositions : l'un des plus grands dangers qui menacent le créateur est sans aucun doute le Moloch des galeries, le Croc à Phynances de la peinture moderne.

Pour en avoir été (sinon trop brièvement) épargnée, l'oeuvre douloureuse de Gauguin, de Van Gogh, de Seurat semble jouir d'un singulier privilège : la maladie, le malheur, la folie, la misère l'ont mieux protégée de la défaillance, du noir tunnel de la routine que la réussite ou la consécration. Voici trente ans que Braque et Matisse se sont faits les divulgateurs paisibles de leurs conquêtes passées, tandis que Picasso sacrifie périodiquement aux plus discutables incursions dans le pompiérisme néo-romain. Telle est la rançon du succès : la tension créatrice s'affaiblit, le peintre se réveille décorateur. Misérabilisme de la “ réussite ” que d'autres ont réussi à éviter. Je pense à Tanguy se jugeant le dernier des misérables parce qu'il avait vendu un tableau, à Mondrian, qui ne connut que très tardivement une certaine aisance, peut-être pas étrangère à l'euphorie de sa période new-yorkaise. “ Je ne l'ai connu que très pauvre, écrit Michel Seuphor. Il faisait lui-même son marché, son ménage, sa cuisine. Il vivait de lentilles et de pommes de terre. ” Quel beau crachat au visage des imbéciles qui croient qu'il suffit de “ faire n'importe quoi ” - “ mon petit frère en fait autant ” - pour s'enrichir, au front des marchands de tableaux et des peintres “ arrivés ” (où ?) ! Encore une fois, je n'admire pas que l'on crève de faim et de rage au milieu de ses toiles sans “ amateurs ”, mais je déteste les repus car ils sont répugnants : Utrillo me dégoûterait du vin rouge, et la mauvaise graisse de Léger, “ barre de nouille  peinte en acier ”, me soulève le coeur. Qu'ils soient morts ne change rien à la chose : il faut toujours que notre société jette son dévolu sur quelque immonde paillasse, ne serait-ce que pour se protéger contre ce qu'elle renifle de dangereux parmi les créateurs véritables.

J'ai beaucoup de sympathie pour les jeunes peintres, mais on dirait qu'il n'en est plus guère de capables d'une réflexion personnelle sur leur oeuvre, d'un approfondissement des raisons intimes de leur création. On les voit réunis par petits groupes autour d'un critique ou d'un marchand de tableaux (ou, mieux encore, d'un compromis entre les deux) à qui ils s'en remettent entièrement de justifier leur peinture.

Quels que soient le talent, le tempérament et les goûts de l'heureux élu, les peintres qui l'entourent se donnent à lui sans retour : c'est une sorte de coucherie spirituelle, parfois très sérieuse. Nous sommes au-delà de l'amitié qui pousse un poète à préfacer l'exposition d'un peintre, il s'agit essentiellement d'un des avatars de la “ critique d'art ” et, qui plus est, d'un phénomène relativement nouveau. Le plus fâcheux, c'est l'abdication de la responsabilité du créateur en faveur d'un critique qui devient ainsi oracle et paratonnerre. Rendu tout puissant par la dévotion de ses protégés, le nouveau prophète se conduit volontiers en sultan et, selon l'humeur du jour, accorde ses faveurs à telle ou telle de ses concubines.

Or, si bien intentionné, si clairvoyant que soit le critique, il ne peut l'être au même titre, au même degré que le peintre : c'est celui-ci qui est le voyant et non pas l'autre. Et cette substitution de rôle peut être fort préjudiciable au peintre comme au théoricien : ne va-t-on pas risquer d'attribuer aux erreurs du second les défaillances du premier ?

Et pourquoi Degand ne serait-il pas tenu pour responsable du raidissement de Mortensen, Tapié du désarroi sensible d'Arnal ? Tandis que nul critique ou marchand n'a mené le Cubisme, que nul n'a dirigé Duchamp ou Malevitch, Max Ernst ou Dali, Arp ou Paalen. Car les poètes qui ont participé à l'aventure de ces derniers, d'Apollinaire à Breton, se sont bien gardés de jouer les maîtres à penser ou les aiguilleurs, attentifs seulement, en poètes, à saisir l'éveil merveilleux de l'inspiration, à en interroger la précieuse flamme...

Ceux qui firent plutôt confiance aux poètes qu'aux critiques tiraient d'eux-mêmes leurs impératifs, leur justification, les impulsions de leur lyrisme : ce n'étaient pas de bêlants agneaux. Non qu'ils fussent tous théoriciens : il n'y a pas moins théoricien que Chagall ou Miró, si peu d'oeuvres offrent plus de rigueur dans leur développement interne. Mais leur imagination plastique est à ce point ancrée dans la “ nécessité intérieure ” qu'elle trouve toute seule sa lanterne et vient à bout de son propre labyrinthe.

Qu'est-ce donc qui retient sur cette voie les plus bouillants des “ abstraits lyriques ” par exemple ? La confusion soigneusement entretenue dans leur esprit entre la littérature et la poésie, ce qui les préserve de la seconde mais non de la première, la pire : celle, entre autres, de M. Tapié. Certains sont mêmes persuadés que le seul fait de savoir signer son nom est une redoutable preuve d'intellectualisme. A ce compte, qu'on ne nous parle plus de tous ces va-de-la-plume : Kandinsky, Arp, Max Ernst, Mondrian, ni même de Gauguin ou Delacroix !

Et cependant, “ le noir n'est pas si noir ”, la guerre de positions et d'étiquettes (“ tachisme ”, “ autrisme ”, “ peintrisme ”) se métamorphose, par la grâce des peintres, en bataille de confetti. Si la générosité est le contraire du misérabilisme, qui est aujourd'hui plus généreux, moins misérable que Pollock, Arnal, Hantaï, Loubchansky ? Si “ l'abstraction lyrique ” tourne le dos au misérabilisme, c'est qu'elle débouche, en fille illégitime des amours inattendues du Surréalisme et de l'Abstraction, sur les grandes jungles de la poésie et du merveilleux.

Pollock réinvente le réseau sanguin qui irrigue notre globe. Paalen dresse des buissons de cris d'oiseaux. Sam Francis déploie les plus luxueux pelages. Loubchansky et Claire Falkenstein dévoilent “ les membranes vertes de l'espace ”... Il y a aussi les faux-spontanés, les bricoleurs, les bègues de la peinture, mais tôt ou tard ils se découvrent : le misérabilisme se trahit lui-même parce qu'il a mauvaise conscience.

Je n'aurai garde d'oublier non plus, à la lisière de la forêt, les chasseurs solitaires : Svanberg, Toyen, Molinier, Sugaï, Krizek, et ces solitaires entre tous, les sculpteurs, parmi lesquels Stahly et Etienne-Martin détiennent peut-être les plus lourds secrets. Que tous ceux-là aiment mieux traquer la merveille dans le silence et la retraite, qui s'en plaindra ? Non, assurément non, le misérabilisme n'aura pas le dernier mot.
José Pierre.
[Combat-Art n° 26, 5 mars 1956.]

[Prière d'insérer pour “ Le Surréalisme, même ”]

Une nouvelle revue surréaliste ! Pourquoi ?

- Pour affirmer la continuité d'une forme de pensée et de sentiment qui s'est assez montrée irréductible à toute autre ;
- Pour répondre à la confiance et à l'interrogation souvent pressante de cette partie de la jeunesse qui objecte à se laisser passer le noeud coulant ;
- Pour affliger et confondre, une fois de plus, ceux qui - depuis trente ans - s'entêtent à proclamer la mort du Surréalisme ;
- Pour obvier, dans l'immédiat, à la confusion qu'entraîne, pour les esprits non prévenus, l'excès croissant des entreprises se donnant à tâche de reproduire artificiellement le climat du Surréalisme aux fins de faire prévaloir, envers et contre lui, l'étrange pour l'étrange, l'humour pour l'humour ou toute autre solution pour le moins aussi aberrante que celle de l'art pour l'art ;
- Pour garantir la stricte autonomie du témoignage surréaliste, tout de fidélité et de conséquence avec lui-même, mais épousant nécessairement les perspectives nouvelles qu'impose l'évolution des idées et des moeurs - autrement dit tenant compte scrupuleusement de la constante et de la variable ;
- Pour poursuivre, dans le sens qu'un tiers de siècle d'obstruction et de ruses n'a pu parvenir à controuver, la quête d'une toujours plus grande libération de l'esprit.
[Avril (?) 1956.]

Au tour des livrées sanglantes !

N'en déplaise à la critique littéraire bourgeoise, à la critique philosophique plus ou moins bien intentionnée et à l'ensemble de la critique politique dite “ de gauche ”, le Surréalisme s'insère dans l'histoire avec le souci d'assumer, jusqu'en ses conséquences les plus diverses et les plus extrêmes, le développement révolutionnaire de la pensée.

Dans son cadre historique spécifique, cette pensée est conditionnée de nos jours par la nécessité de se dresser à la fois contre l'exploitation de l'homme par l'homme en régime capitaliste ou non et contre l'exploitation de l'esprit par un prétendu rationalisme qu'infirmeraient à elles seules les plus récentes positions scientifiques. Quelles que soient, dans ces conditions, les vicissitudes auxquelles est exposée une telle pensée dans ses rapports nécessaires avec l'action révolutionnaire, le Surréalisme se donne à tâche de maintenir et exalter le contenu latent, permanent, de la révolution.

Quelles que soient les crises qu'elle traverse, la plus ou moins grande distance apparente où elle se tient de la cause prolétarienne, la profonde dépression qu'elle peut connaître après tel bond trop brutal ou tel passage à vide, le Surréalisme ne peut manquer de l'incarner dans ses faiblesses comme dans sa grandeur.

En outre, le Surréalisme revendique une conception réellement dialectique de la révolte individuelle, négation farouche et illimitée qu'il transmute en conscience révolutionnaire positive : celle-ci ne cesse donc pas d'être préservée par celle-là de tout étiolement bureaucratique, ce qui lui permet, à un palier supérieur de synthèse, de mettre en face d'elle-même la critique négative de la révolution accomplie. De par cette conception, le Surréalisme demeure le pôle de la vigilance à l'égard de toutes les atteintes à la révolution en tant qu'idée aussi bien qu'en tant que fait.

Depuis vingt ans, le Surréalisme prouve qu'une opposition irréductible au stalinisme ne s'accompagne pas obligatoirement d'un abandon de l'objectif révolutionnaire et que celui-ci, au contraire, exige une telle opposition comme garantie morale.

En 1935, un tract intitulé Du temps que les Surréalistes avaient raison signifiait une défiance des plus formelles au régime dit “ soviétique ” et à son chef.

Cette défiance, hâtons-nous de dire que Staline se chargea lui-même de la transformer en un sentiment plus précis au cours des années qui suivirent.

L'assassinat, après les simulacres de procès que l'on sait, des premiers compagnons de Lénine, le massacre de ceux de la F.A.I., de la C.N.T., du POUM qui, en Espagne, tentèrent de libérer le prolétariat mondial, enfin le lâche, l'immonde coup de piolet qui défonça le crâne de Trotsky, cette série de forfaits suffirait à faire de son instigateur la figure la plus abjecte de l'Histoire.

En 1956, trois ans après sa mort, se déchire le voile qui, selon les techniques de la religion, permettait de le représenter aux ouvriers patiemment mystifiés comme le contraire même de ce qu'il était, comme le guide “ génial ” de l'humanité, le continuateur de Lénine, - de Lénine dont il persiste scandaleusement, par delà la mort, comme il le fit durant toute sa vie, à souiller la mémoire, ne fût-ce plus que par la présence de son cadavre dans le mausolée de la Place Rouge (1), de Lénine à propos de qui Trotsky rapportait, en 1924, l'anecdote suivante :

Dans un congrès des Soviets, on vit monter à la tribune un représentant assez connu d'une secte religieuse, un communiste chrétien (ou quelque chose

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(1) Aux dernières nouvelles, le mausolée serait fermé au public pour cause de nettoyage. Fort bien.

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dans ce genre), très débrouillard et madré, qui, aussitôt, entonna une antienne en l'honneur de Lénine, le disant “ paternel ” et “ nourricier ”.

Je me rappelle que Vladimir Ilitch, qui était assis à la table du Bureau, releva la tête, presque effrayé, ensuite se tourna légèrement et nous dit à mi-voix, d'un ton furieux, à nous, ses plus proches voisins :

- Qu'est-ce que c'est encore que ces malpropretés ?

Les intellectuels staliniens ont étendu considérablement les limites de ce genre de “ malpropretés ” ; ils ont démontré les premiers que certains esprits abritaient un véritable cloaque et qu'il leur suffisait d'avoir la langue assez souple pour en répandre à tous vents les émanations pestilentielles. Dommage que la mort ait ravi prématurément à notre dégoût comme à la confusion tremblante dans laquelle il se réfugierait aujourd'hui, celui d'entre eux qui, dans ce type d'exercices, manifesta les dons les plus sûrs, quoique les plus tardifs (2), ainsi qu'en témoigne ce “ poème ”, ici intégralement cité :

Joseph Staline.

Les hommes surgissaient d'un lointain paysage
Ils avaient tous du coeur mais ils perdaient leurs forces
Ils s'embrumaient et rêvant d'or étaient de plomb
Les hommes surgissaient de leur enfance naine
Arriérés retardés ils adoraient les nuages
Misère charité leur paraissaient sacrées
O mes semblables morts anciens ou nés d'hier
Visages de santé qu'a vieillis l'esclavage
Vos besoins vous donnaient le désir d'être libres
Le désir d'être heureux le désir d'être forts
Forts avec la douceur d'une vitre très claire
Qui ne trouble pas l'onde où se reflète un frère
Et mille et mille frères ont porté Karl Marx
Et mille et mille frères ont porté Lénine
Et Staline pour nous est présent pour demain (3)
Et Staline dissipe aujourd'hui le malheur
La confiance est le fruit de son cerveau d'amour
La grappe raisonnable tant elle est parfaite
Grâce à lui nous vivons sans connaître d'automne
L'horizon de Staline est toujours renaissant
Nous vivons sans douter et même au fond de l'ombre
Nous produisons la vie et réglons l'avenir
Il n'y a pas pour nous de jour sans lendemain
D'aurore sans midi, de fraîcheur sans chaleur
Staline dans le coeur des hommes est un homme
Sous sa forme mortelle avec des cheveux gris

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(2) Voir en quels termes il avait lui-même flétri Aragon dans Certificat (1932). En 1935, son nom figure encore parmi les signataires du tract Du temps que les Surréalistes avaient raison.

(3) C'est nous qui scandons.

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Brûlant d'un feu sanguin dans la vigne des hommes
Staline récompense les meilleurs des hommes
Et rend à leurs travaux la vertu du plaisir
Car travailler pour vivre est agir sur la vie
Car la vie et les hommes ont élu Staline
Pour figurer sur terre leur espoir sans bornes.
Paul Eluard
[L'Humanité, 8 décembre 1949.]

Ceci n'est qu'une pièce de choix parmi d'autres, “ à toute épreuve ” du point de vue de la servilité, c'est-à-dire outrageusement contre-révolutionnaires. Publiées dans la presse ouvrière, il n'y eut, hélas, que le prolétariat d'Europe à ne pas les ressentir comme des insultes à ce que fut son intelligence. Nous, Surréalistes, ne nous en refusons pas moins à croire que la classe ouvrière qui, de juin 1848 à la défaite d'Espagne de 1939, où elle dut céder devant les forces coalisées du fascisme, de la Guépéou et de la finance internationale, a donné tant de preuves de sa volonté de transformer le monde dans le sens exclusif de la liberté, puisse plus longtemps s'en remettre de son sort à la discrétion d'une clique policière.

Il ne nous faudrait nous rendre à une si lugubre évidence que si, par impossible, dans un laps très court, les militants de base du parti “ communiste ” français, aidés de jeunes intellectuels qui, à la faveur de la nouvelle orientation, y soient entrés les mains propres, ne renversaient les dirigeants actuels, à tous les échelons de la hiérarchie du Parti, - en particulier ne chassaient de leur confortable tribune journalistique les Aragon, Wurmser, Triolet, Stil, Kanapa, Courtade et autres chiens de moindre pedigree tous apologistes stipendiés et complices des crimes de Staline.

Camarades communistes, vos chefs vous ont trahis, ils ont spéculé sur la misère intellectuelle que la société vous laisse trop souvent en partage ; ils ont canalisé votre révolte vers l'adoration religieuse ; ils ont émoussé, sinon brisé votre volonté révolutionnaire, bafoué votre espoir - partant, ils se sont faits les alliés des capitalistes, vos exploiteurs directs ; ils ont réussi à vous pétrifier en vous parlant de Moscou comme on parle du paradis aux chrétiens ; aujourd'hui, vous savez qu'il n'y a de paradis nulle part, pas plus sur la terre qu'ailleurs ; vous savez que la révolution n'a pas de “ sauveur suprême ” mais peut avoir un bourreau. Camarades, vos chefs hésitent - eux si habiles à prendre les virages - ils paraissent désorientés par celui dont il dépend de vous qu'il soit le dernier - celui de la vérité. Exigez, à l'intérieur des cellules, la discussion libre et immédiate, à partir du XXe Congrès, sur la révision de l'Histoire du Parti avec, comme conséquence première, la réhabilitation des prétendus traîtres, à commencer par celle, mais qu'elle soit solennelle, du compagnon inséparable de Lénine, de l'organisateur de l'Armée Rouge, du théoricien de la révolution permanente, le camarade Léon Trotsky ; destituez les fonctionnaires et bureaucrates soumis à Thorez, qui s'est proclamé lui-même “ le meilleur disciple de Staline ” ; extirpez de la classe ouvrière le venin stalinien qui l'a paralysée.
Paris, le 12 avril 1956.

Anne Bédouin, Robert Benayoun, André Breton, Jacques B. Brunius, Adrien Dax, Yves Elléouët, Charles Flamand, Louis Janover, Gérard Legrand, Nora Mitrani, Benjamin Péret, José Pierre, André Pieyre de Mandiargues, Jacques Sautès, Jean Schuster.

A coeur et à cri

Le 6 juillet dernier, à Lamothe-Fénelon (Lot), Andrée Lignoz (21 ans) a tranché à la hache deux doigts de son fiancé Louis Mollat (20 ans), parce qu'elle refusait de le voir partir au service militaire en Allemagne (Les journaux, 8-7-56).

Andrée ne pouvait admettre l'idée d'une séparation, décidée à tout afin que Louis ne la quitte pas, elle lui avait même suggéré de se faire couper le bras par le rapide Paris-Strasbourg... Déjà, ils avaient ensemble vainement tenté de se suicider. Louis Mollat eut alors le courage d'accepter de son plein gré cette grave mutilation. Dans ces conditions, Andrée Lignoz sera sans doute poursuivie pour “ blessures volontaires ” !

Nous tenons à rendre l'hommage le plus sensible à Andrée Lignoz, dont l'acte de sang et d'amour se présente comme l'un des rares que puisse encore réaliser une femme dans un monde servile où les corps sont repus et presque toutes les consciences résignées. L'amour ne serait plus l'amour s'il ne devait parfois être mis hors de lui-même, tendu jusqu'à sa portée la plus tragique. Nous ne pouvons que renouveler nos marques de profond mépris à l'encontre des précepteurs d'hygiène sociale ou religieuse qui prétendent réprimer les élans frénétiques de la passion sublime. Tôt ou tard, au sortir du labyrinthe, la ligne de foi de l'homme s'identifiera totalement avec sa ligne de coeur.
[Eté 1956.]

André Breton, Benjamin Péret, André Laude, Charles Flamand, Jacques Sénelier, Jean Schuster, Louis Janover.

Passage des étoilées

Deux adolescentes ont vécu pendant six semaines de l'année 1953 une aventure exceptionnelle qui ne saurait être circonscrite dans les limites étroites d'un vulgaire fait divers criminel. Pour se procurer des ressources, Anne-Marie R... (seize ans) et Émilienne G... (dix-sept ans) avaient, le 18 décembre 1953, attaqué et blessé une marchande de confection (1). Comme, par une fâcheuse occurrence, le tiroir-caisse était vide, elles n'emportèrent pour tout butin qu'un costume tailleur et un manteau. Elles devaient se faire arrêter trois jours plus tard au cours d'une rafle à Pigalle. Ayant passé deux ans à la prison de Fresnes, les deux jeunes filles viennent de comparaître, le 22 novembre, devant la cour d'assises des mineurs, qui siégea à huis clos. Anne-Marie et Émilienne furent condamnées respectivement à sept ans et cinq ans de réclusion.

Anne-Marie et Émilienne se rencontrèrent dans une “ maison d'éducation surveillée ”, l'institution du Bon-Pasteur, à Marseille, le 21 novembre 1952. Bientôt unies par une très intime amitié, elles décident de s'évader pour vivre libres ensemble. Anne-Marie dit à son amie : “ Quoi qu'il arrive, nous nous retrouverons le 1er novembre 1953, à minuit, devant l'Obélisque de la Concorde. ” Anne-Marie, qui prépare la première partie du baccalauréat (2), réussit à s'échapper le soir de l'oral et arrive à Paris le 13 juillet 1953. Comme il lui faut subsister, elle reconnaît vite les quartiers qui lui feront perdre et gagner sa vie. Dans le carnet vert qui lui tient lieu de journal, elle écrit : “ Je ne saurais très bien dire comment j'ai passé ma première semaine, toute seule dans la ville. Bien sûr, j'ai couché avec un tas de types et j'ai eu pas mal d'aventures, mais ceci n'est pas moi-même. Ceci, c'est la lutte pour la vie, la mise à profit de la bêtise et de la bestiale sensualité des hommes. En cela au moins, Paris ne diffère pas des autres contrées. Je ne voulus suivre personne pour qui je n'eusse pas d'intérêt. Je voulais être seule, pour me faire une impression toute personnelle et spontanée de ce que je voyais ” (3).

A la date et à l'heure prévues, Emilienne se trouve au pied de l'Obélisque. Elle s'est enfuie de la maison d'éducation surveillée de Han-sur-Seille (Meurthe-et-Moselle), où on l'avait transférée. Au bureau d'un hôtel élégant de la rue Lauriston, Émilienne et Anne-Marie se sont inscrites sous des noms d'emprunt. Le décor de leur vie désordonnée et exaltante sera maintenant constitué par les hôtels sordides du boulevard Sébastopol, les couloirs blancs de Saint-Lazare, les “ cages ” des commissariats où échouent les filles, les soirs de rafles, et dont elles peuvent se sortir sans mal grâce aux faux papiers qui les vieillissent. Les deux compagnes, qu'on croirait voir issues toutes brûlantes du cerveau de Sade, vont se plonger dans l'avilissement, avec une rage désespérée. Leur turpitude prend une forme intellectuelle, raffinée (4) ; elles fréquentent les galeries d'art et les bibliothèques, lisent les oeuvres de Baudelaire et de Rimbau d. Jamais elles ne voudront s'établir - comme cela arrive chez la plupart des oisifs - dans la sécurité misérable d'une vulgarité où elles s'abandonneraient aux contraintes monstrueuses et asphyxiantes

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(1) Cf. France-Dimanche n° 383, du 27 décembre 1953 ; Le Parisien Libéré, 19 et 22 décembre 1953, 22 et 23 novembre 1955 ; France-Soir, 23 et 25 décembre 1953.

(2) Où, pour comble de dérision, elle sera reçue, quelques jours avant le procès, avec la mention “ Bien ” (cf. France-Dimanche, vers le 3 octobre).

(3) Plus tard, Anne-Marie expliquera l'attraction qu'exerçait sur elle le “ milieu ” : “ le seul à être franc et vrai, donc juste ; j'adore les hommes qu'on y rencontre, tigres charmants, et les femmes gorgées de sang et d'alcool ”.

(4) Anne-Marie écrit des poèmes érotiques.

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de la “ vie pratique ”. Bien au contraire, face à la passivité générale et à une domestication qui règne aujourd'hui dans la quasi-totalité de la jeunesse, Anne-Marie et Émilienne échappent au “ vertige ”. Loin de chercher une évasion dans le vice qui ne serait qu'un nouvel asservissement, elles désirent être libres, éperdument. Cette liberté extrême et naturelle, cette irrévérence envers toutes les opinions et usages conventionnels se manifestent chez les deux adolescentes par un penchant pour la farce, la plaisanterie dite “ de mauvais goût ” et la mystification poussée jusqu'à l'outrance. Le carnet vert d'Anne-Marie relate avec un humour acerbe les circonstances de leurs distractions. Leurs expériences, leurs révoltes, leurs dégoûts, leurs servitudes de filles de joie s'y trouvent minutieusement consignés. Par la subversion sans mesure qui éclate en gerbes d'étincelles crépitantes, ce “ signe de vie ” exemplaire semble être, répercuté et assourdi, l'écho du plus ténébreux et illuminant naufrageur de tous les siècles, Lautréamont : “ J'ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le désordre dans les familles. ”

La nuit, Anne-Marie et Émilienne sont aux Ternes, à Pigalle, à la Madeleine. Le jour, elles font de longues promenades au bord de la Seine, dans les squares, sur les places publiques, transfigurant la banalité quotidienne en merveilleux : “ Mardi 3 novembre : sur les quais de la Seine, simulacre de noyade qui fait accourir deux sauveteurs improvisés, jeunes étudiants. Nous projetons de faire le mur du Père-Lachaise pour dévaliser les macchabées. Goût de meurtre dans les Arcades de la rue de Rivoli ” (sans doute devant les boutiques ?). “ 5 novembre : nous profitons de nos fonds pour lancer un appel téléphonique à Marseille. Nous voulons seulement donner des cauchemars à Mère X... de Sainte-Thérèse d'Avila. A Clichy, simulons une descente de police, chez les clodos roupillant dans une bouche de métro. ”

Lors de la reconstitution de l'agression, les deux “ indésirables ” gardèrent la même attitude, magnifiques d'orgueil et de cynisme. Au juge d'instruction, Anne-Marie déclara, imperturbable : “ Je n'ai pas encore eu le temps d'avoir des remords, mais, si j'en avais un jour, je ne manquerais pas de vous le faire savoir. ” La dernière page du carnet a la forme d'un constat : “ Si nous récapitulons, nous avons connu tout ce qui peut s'appeler vivre : émotions fortes, plaisirs, chance, argent, misère, peines, ennui. Là-dessus, tout le pittoresque, la beauté de notre double vie, cette âpre lutte pour le pain qui est basse à nos yeux, et encore plus à ceux du monde, pervers et incompréhensif. Nous sommes deux et c'est là le bonheur. Le bonheur se limite à nous deux. Trente-trois ans à nous deux et la liberté essentielle tant désirée. ”

Les éducateurs spécialistes de l'enfance délinquante et de ses problèmes auront beau “ se pencher sur ce cas intéressant ”, nous savons tous que la  morale à venir gît en puissance dans la dépravation des moeurs et que le premier voeu du Surréalisme, loin d'être assouvi, devient chaque jour plus dévorant : il faut démoraliser. Par le défi lancé aux immenses supercheries d'une société en “ matière plastique ”, le présent témoignage se suffit à lui-même. A cette heure blafarde où, les dernières feuilles mortes finissant de tomber, les individus recroquevillés comme des escargots s'abandonnent déjà au sommeil hivernal, devrait-on rappeler une fois encore que la réalité de notre monde en décomposition ne peut être retrouvée qu'en la recréant sans cesse à notre mesure ? En ces deux figures de femmes “ perdues ”, dans leur sillage de lumière noire, se condense pour nous l'image fulgurante des véritables aspirations de notre temps.

Jacques Sénelier.
20 novembre 1955.
[Le Surréalisme, même n° 1, octobre 1956.]

Hongrie, Soleil levant

La presse mondiale dispose de spécialistes pour tirer les conclusions politiques des récents événements et commenter la solution administrative par quoi l'O.N.U. ne manquera pas de sanctionner la défaite du peuple hongrois. Quant à nous, il nous appartient de proclamer que Thermidor, juin 1848, mai 1871, août 1936, janvier 1937 et mars 1938 à Moscou, avril 1939 en Espagne, et novembre 1956 à Budapest, alimentent le même fleuve de sang qui, sans équivoque possible, divise le monde en maîtres et en esclaves. La ruse suprême de l'époque moderne, c'est que les assassins d'aujourd'hui se sont assimilé le rythme de l'histoire, et que c'est désormais au nom de la démocratie et du socialisme que la mort policière fonctionne, en Algérie comme en Hongrie.

Il y a exactement 39 ans, l'impérialisme franco-britannique * tentait d'accréditer sa version intéressée de la révolution bolchévique faisant de Lénine un agent du Kaiser ; le même argument est utilisé aujourd'hui par les prétendus disciples de Lénine contre les insurgés hongrois, confondus, dans leur ensemble, avec les quelques éléments fascistes qui ont dû, inévitablement, s'immiscer parmi eux. Mais en période d'insurrection, le jugement moral est pragmatique :

LES FASCISTES SONT CEUX QUI TIRENT SUR LE PEUPLE. Aucune idéologie ne tient devant cette infamie : c'est Gallifet lui-même qui revient, sans scrupule et sans honte, dans un tank à étoile rouge.

Seuls de tous les dirigeants “ communistes ” mondiaux, Maurice Thorez et sa bande poursuivent cyniquement leur carrière de gitons de ce Guépéou qui a décidément la peau si dure qu'il survit à la charogne de Staline.

La défaite du peuple hongrois est celle du prolétariat mondial. Quel que soit le tour nationaliste qu'ont dû prendre la résistance polonaise et la révolution hongroise, il s'agit d'un aspect circonstanciel, déterminé avant tout par la pression colossale et forcenée de l'Etat ultranationaliste qu'est la Russie. Le principe internationaliste de la révolution prolétarienne n'est pas en cause. La classe ouvière avait été saignée à blanc, dans sa totalité, en 1871, par les

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* Qui vient de donner sa mesure en Egypte, selon ses techniques les plus éprouvées.

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Versaillais de France. A Budapest, face aux Versaillais de Moscou, la jeunesse - par-delà tout espoir rebelle au dressage stalinien - lui a prodigué un sang qui ne peut manquer de prescrire son cours propre à la transformation du monde.

Anne Bédouin, Robert Benayoun, André Breton, Adrien Dax, Yves Elléouët, Charles Flamand, Georges Goldfayn, Louis Janover, Jean-Jacques Lebel, Gérard Legrand, Nora Mitrani, Benjamin Péret, José Pierre, André Pieyre de Mandiargues, Jacques Sautès, Jean Schuster, Jacques Sénelier, Jean-Claude Silbermann.
[Novembre 1956.]

Appel en faveur d'un Cercle international des Intellectuels révolutionnaires

LE RÔLE PROPRE DES INTELLECTUELS DANS LE MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE.

Des événements d'une immense importance, ceux de Hongrie au premier rang, viennent de bouleverser le monde : ils nous mettent en face de nos responsabilités. En Pologne, en Hongrie, aux côtés des travailleurs en mouvement, les écrivains, artistes, professeurs, étudiants se sont engagés sans réserve dans le combat pour la vérité. Ils ont réussi à briser les tabous qui interdisaient, sous le couvert de la défense du communisme, toute revendication véritablement communiste. Leur contribution à la lutte révolutionnaire a été décisive. Ils ont fait la preuve à nouveau que la pensée et la parole sont une action.

Ces événements dont l'importance n'est comparable qu'à celle de la Commune ou de la Révolution Russe, nous délivrent d'une véritable oppression que nous subissions tous plus ou moins. Ils rendent les intellectuels révolutionnaires à leur tâche propre d'intellectuels : chercher la vérité et la dire publiquement sans tenir compte d'aucun interdit, soumettre les événements contemporains à un examen critique rigoureux, dénoncer les falsifications d'où qu'elles viennent, les mystifications où qu'elles soient, mettre en question le présent dans la perspective d'un changement radical des conditions existantes. Compte tenu de l'oppression dont se ressentait la pensée elle-même, il n'est pas exagéré de nommer cette tâche : libération de la pensée révolutionnaire, démocratisation de la pensée socialiste.

Il dépend de nous de précipiter la défaite d'un mensonge qui n'est plus tout-puissant. Nous appelons tous ceux qui n'ont pas renoncé au projet révolutionnaire à reprendre ce combat longtemps déserté et que Saint-Just appelait “ l'insurrection de l'esprit humain ”.

PRINCIPE D'UNE ENTENTE

L'union que nous souhaitons ne comporte aucune exclusive. Elle se fonde simplement sur la reconnaissance de certains principes.

L'exploitation de l'homme par l'homme pose le problème fondamental de notre époque.

Ce problème n'a été résolu par aucun des régimes existants, qu'ils soient capitalistes ou se disent socialistes. Bien au contraire. D'une part - tandis que persiste l'oppression coloniale sous sa forme traditionnelle - se développent de nouvelles formes de domination impérialiste, et d'autre part, dans le monde entier, apparaissent de nouvelles formes d'exploitation des travailleurs.

Cette exploitation qui sévit partout dans le monde, nous savons que de simples réformes ne visant qu'à aménager les structures sociales actuelles sont impuissantes à la supprimer.

FONCTION, ACTION ET EXTENSION DU CERCLE

Nous appelons à nous rejoindre dans un Cercle, non seulement les intellectuels libres de toute appartenance politique, mais aussi ceux qui militent dans les organisations, groupes ou partis d'extrême-gauche - et qui sont disposés à participer sans préjugé à un travail commun.

Notre tâche n'est pas de créer un parti nouveau, ou de définir un programme politique complet. Il serait insensé de croire qu'une telle initiative puisse revenir à un groupement d'intellectuels. Le Cercle que nous fondons se propose essentiellement, dans un nouveau climat de pensée, d'instituer un débat permanent entre les intellectuels révolutionnaires, de tous les pays et de toutes les cultures, sans aucune exception. Ceux qui s'exposeraient à la répression du régime sous lequel ils vivent en se manifestant ainsi pourront garder l'anonymat dans leurs travaux.

Ce Cercle se réserve d'intervenir chaque fois que les événements l'exigeront, contre les propagandes officielles, leurs dissimulations, leurs déformations, leurs mensonges. Mais son principal effort portera sur un travail plus radical et de plus longue haleine : l'étude de toutes les questions qui suscitent la théorie, la pratique et les perspectives révolutionnaires.

Les problèmes nés du mouvement ouvrier attendent, non pas d'être définitivement résolus, mais d'être solidement posés et clarifiés. En tout premier lieu nous nous consacrerons à ceux qui nous paraissent commander aujourd'hui la réflexion révolutionnaire.

- Le problème du Pouvoir (dictature du prolétariat et démocratie ; fonction des Conseils de travailleurs ; destin de l'appareil d'Etat).
- Le problème de l'organisation socialiste de l'économie (conditions et contenu d'une planification socialiste ; ce que signifie une gestion ouvrière de l'économie).
- Le problème du ou des partis révolutionnaires.
- Le problème de l'évolution actuelle du capitalisme (comment apprécier les changements survenus dans l'économie, dans la technique et dans les couches sociales).
- Le problème de l'exploitation coloniale et des formes nouvelles de domination impérialiste.
- Le problème de la fonction sociale de la pensée et de l'art (liberté de recherche et de création et orthodoxie ; le totalitarisme idéologique ; la culture dans une société socialiste).

Que ceux qui partagent nos refus, nos exigences et nos espoirs - quelles que soient leurs opinions sur des points politiques particuliers - sachent trouver la voie que nous ont ouverte les intellectuels hongrois et polonais.
Paris, Novembre-Décembre 1956. (1)

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(1) A la date du 26 février 1957, seront signataires de cet Appel : Robert Antelme, Kostas Axelos, André Breton, Aimé Césaire, Jacques Charpier, Pierre Chaulieu, Robert Chéramy, Hubert Damisch, Jean Duvignaud, Edouard Glissant, Claude Lefort, Gérard Legrand, Michel Leiris, Dionys Mascolo, Albert Memmi, Edgar Morin, Maurice Nadeau, Benjamin Péret, J.- F. Rolland , Benno Sarrel, Jean Schuster, Joseph Tubiana, Elio Vittorini. (N.D.E.)

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Coup de semonce

A l'époque où, guitare au poing, des Jésuites assaillent les scènes de music-hall et les studios d'enregistrement, il ne devrait surprendre personne que des peintres endossent la défroque de frères prêcheurs. Nous avons trop tendance à oublier qu'ils peuvent être, le cas échéant, des artistes comme il s'en produit dans les cirques sous une pluie de gros sous.

L'intérêt des manifestations de la Galerie Kléber est ailleurs. Qu'on puisse accrocher dans un lieu, après tout public, un crucifix de trois mètres de haut, et commémorer à son ombre et sous la protection de la police les premières manifestations médiévales de l'Inquisition, suffit à prouver la totale décadence de la “ laïcité ” officielle dans ce pays. Il y a cinquante ans, la moindre procession un peu trop tapageuse voyait se dresser contre elle toute “ la gauche ”, des opportunistes aux socialistes. Il y a cent cinquante ans, en pleine Restauration, pareil exploit eût été impensable : le régime n'y aurait pas survécu.

Bien que les organisateurs aient eu l'habileté de consacrer un cycle d'études à Descartes et à Voltaire, considérés comme les prototypes “ bourgeois ” et rationalistes de la Révolution Française, de la politique francmaçonne et de “ l'avilissement ” populaire au vingtième siècle, il est clair que toute l'opération est montée contre le Surréalisme. On n'attaque certaine conception étriquée et périmée de l'intellectualité contre laquelle le Surréalisme n'a cessé de lutter, que pour mieux atteindre, par un confusionnisme calculé, l'élan athéiste et révolutionnaire que le Surréalisme s'honore de faire sien. Aussi, son apparition antirationaliste est-elle mentionnée par ces soi-disant ennemis du rationalisme comme “ le triomphe de l'antihiérarchie ”.

Cet aspect négatif, sur lequel nous reviendrons, n'est pourtant pas le seul, et la carence de l'anticléricalisme “ lucide ” en cette affaire constitue une preuve éclatante que la fin du rôle historique de la bourgeoisie ressuscite les chances d'une certaine théocratie. L'aspect “ canularesque ” de cérémonies consacrées à un dialectien du XIIe siècle n'est là que pour dissimuler un durcissement des positions culturelles de l'Eglise catholique, durcissement dont seuls quelques naïfs peuvent s'étonner. Nous avons les plus probantes raisons de penser qu'à vingt années d'intervalle, le Pape qui, en 1943, se laissa aller à prédire que l'Europe “ serait chrétienne ou cosaque ”, a vu dans l'écrasement de la Révolution espagnole et dans l'étouffement de l'insurrection hongroise l'amorce d'une reconstitution du Saint-Empire très catholique, pour lequel il faut dès maintenant des maîtres à penser.

Or, la vieille férule thomiste est toujours prête à s'adapter à l'évolution des “ formes d'art ” et des subtilités de l'analyse mathématique, à condition qu'elles soient privées de contenu. La mise au pilori d'un “ enseignement laïc ” devenu pourtant bien timide, en compagnie du cinéma, de la vaccination et des “ assurances sociales ”, s'éclaire lorsqu'on la confronte à l'exaltation du rôle colonisateur de l'Espagne, de Fernand Cortez “ dompteur des Indiens ”, et de la Hongrie “ boulevard de la Chrétienté ”. Diverses listes de patronage ont été communiquées : les noms qu'on y relève touchent de près ou de loin la “ trésorerie ” vaticane et franquiste, mais nul n'ignore que derrière ces listes, il y a trois noms d'intellectuels : Mathieu, Hantaï, Lupasco.

Les deux premiers sont des peintres, et ils avaient pris soin de nous révéler leurs positions depuis quelque temps. Le document intitulé Judit Reigl et annonçant une exposition de cette arriviste bas-bleu en décembre-janvier derniers (1) avait été consacré par Mathieu à l'éloge de notre “ génie occidental ” et par Hantaï à celui du “ délirant excès provocant des croisés ”. Tout ceci s'étayant sur une certaine philosophie esthétique dont les grandes lignes valent d'être mentionnées : le peintre qui rejette le rationalisme ne peut le faire qu'au nom de l'extase, extase qui “ dans l'absence d'aboutir et de

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(1) “ Galerie Kléber (et avec le concours de la Galerie René Drouin et Cie) du 12 décembre 1956 au 5 janvier 1957. ”

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survivre ” englobe tous les possibles, n'importe quel possible, “ ressurgi dans sa gratuité essentielle de création ” (Hantaï).

Nous sommes ici en plein subjectivisme, et - si l'on peut parler de sincérité - rien n'est plus favorable à l'éclosion des idées religieuses se soldant par une “ hiérarchisation rigoureuse ” de la société. Le domaine des sensations “ matérielles ”, pour emprunter la terminologie marxiste, est celui des “ besoins ”, ou plus exactement des supports matériels du désir ; le domaine des concepts (qui ne sont pas forcément rationalistes) est celui de l'imagination, de l'élan de l'Idée qui donne sa valeur poétique à la philosophie. C'est dans l'entre-deux que prolifèrent l'erreur et l'imposture religieuses, c'est dans l'incommunicabilité du subjectif que se nouent les complots “ hiérarchiques ” : le vide est une porte ouverte sur le fascisme.

Quant au luxe de références scientifiques fournies par Lupasco, il devrait suffire à persuader les plus imbéciles que, dans la lutte contre l'ignoble fantôme de “ dieu ” qui, depuis des siècles, oppresse la conscience humaine, les théories mathématiques et physiques ne sont d'aucun secours. Nous avions déjà vu, voici quelques années, Louis de Broglie, catholique militant, revenir à une interprétation déterministe des phénomènes ondulatoires sans que personne s'en étonnât, excepté Les Lettres françaises où on lui tressait des couronnes. Et voici que Teilhard de Chardin, opportunément invoqué par Judit Reigl, admettait sans sourciller la création d'une “ néo-vie ” par la synthèse des albuminoïdes, sans que sa foi en la destinée chrétienne de l'homme en fût le moins du monde ébranlée. Combien lucide apparaît en cette occasion la grande occultiste Lotus de Païni, qui dénonçait dans la légende du Golgotha la fin et non le commencement du sacré, désormais vidé de toute substance magique et condamné à végéter “ sur le bois sec de l'intellect ”.

L'art est une liberté d'indifférence : cette belle formule de Lupasco signifie en fait la liberté de se commettre avec n'importe qui. Plein d'une vanité aigrie à force de se prendre pour le liquidateur de l'héritage hégélien, Lupasco a cru trouver la clé de l'univers dans une “ logique dynamique du contradictoire ” qui entend résorber la morale sous le nom de “ science achevée ” : et nul doute que Lupasco ne croie posséder une telle science. Dès lors la gratuité de l'art “ informel ” et “ transfini ” excuse toutes les ignominies : il est entré dans le royaume de la physique, de la science où toutes les contradictions s'annulent.

Une récente exposition est venue rappeler opportunément que “ l'aventure Dada ” n'avait eu qu'une portée épisodique. Et de fait, si le Surréalisme a entendu profaner les valeurs de la société chrétienne, il n'a jamais conclu à la profanation des idées mêmes de “ sacré ” et de “ révélation ”, ou, à plus forte raison, de la morale : bien au contraire, il a toujours accusé le christianisme (au long de sa décadence envahissante depuis Thomas d'Aquin jusqu'aux casuistes dénoncés par Pascal, et, de ces derniers, à ceux qui patronnent aujourd'hui la Galerie Kléber), d'avoir vulgarisé et transformé en un pur positivisme, indéfiniment extensible, le “ sacré ” et la “ moralité ”. Sur ces phénomènes plus anciens que l'infâme “ génie occidental ” célébré par M. Mathieu, ses complices de la Nation Française pourraient être édifiés par la belle étude ancienne de leur ami Monnerot, ou bien par quelque contact direct avec les Noirs antillais libérés grâce à la “ Déclaration des Droits ” de 1789, ou même avec les Arabes qui attendent encore cette libération, “ triomphe de l'état de droit sur l'état de fait ”, comme dit ironiquement le catalogue des cérémonies.

Annexion du Celtisme qui véhicula des traditions païennes jusqu'aux environs de l'An Mille, annexion d'ailleurs contraire au témoignage entre tous qualifié de notre ami Lancelot Lengyel ; réduction de l'ésotérisme du XVIIIe siècle au message contre-révolutionnaire du duc de Brunswick ; dénonciation d'une “ Révolution ” de 1944-1946 dont nous ne trouvons pas d'autre trace que le suicide de Drieu la Rochelle, mais pour laquelle on voudrait nous faire prendre la sanglante parodie instaurée dès lors en Europe orientale. Pour couronner cette série d'impostures, les organisateurs ont copié l'exposition surréaliste de 1947 en dénaturant son projet. Nous avions bâti à l'état de ruines des autels purement mythiques sans culte ni dogme ; avec une ambiguïté de mauvais aloi ils ont élevé des autels tantôt de célébration, tantôt de dénigrement : l'autel chrétien devant lequel ils s'agenouillaient a cédé la place aux puissances bancaires et à la technique qu'ils feignent de tourner en dérision. (Mais les uns et les autres témoignent pour nous du même caractère d'asservissement.)

Il ne suffit pas de confondre Platon, Aristote et Epicure dans un même mépris pour avoir le droit d'écrire : “ Rome se meurt... Il est des morts qu'il faut qu'on tue ! ” et s'empresser de ressusciter ladite Rome avec l'appui de quelques cardinaux et archevêques, le concours de M. Arturo Lopez pour lequel Picabia semble avoir inventé “ Jésus-Christ rastaquouère ” (2) et la bénédiction de MM. Paulhan et Pauwels. Le groupe capétien qui s'est compté à la Galerie Kléber peut disposer d'appuis puissants dont nous avons voulu signaler quelques-uns. Il peut prétendre empiéter sur certains domaines (ésotérisme, art médiéval, etc.) où le Surréalisme frayait sa propre voie. Mais sous aucun prétexte nous n'accepterons d'être confondus avec lui. Nous nous réjouissons au contraire que la preuve soit faite, une fois de plus, que l'ennemi principal, constamment et dangereusement actif, de la pensée libre dans cette moitié du monde, c'est l'Eglise. Les haussements d'épaules ou les sourires sceptiques dont quelques pseudo-révolutionnaires sont coutumiers en pareil cas, la flagornerie prétentieuse avec laquelle ces messieurs échangent leurs coups d'encensoir, la “ poudre aux yeux ” de la pseudo-philosophie universelle, tout ce décor nous persuade de demeurer vigilants. Ce serait par trop peu attendre de l'esprit que de croire qu'une pareille entreprise de publicité ne cédera pas sous la dénonciation sans relâche des risques qu'elle comporte : le Surréalisme ne laissera pas un cléricalisme fasciste se développer sur le plan théorique, à l'abri des divagations de quelques peintres en mal de gigantisme rentable. Nous savons que des éléments “ douteux ” sont constamment à la recherche d'une formule qui leur permette de passer à l'action. Ni chrétiens, ni “ cosaques ”, si nous avons pu définir le fascisme comme la plus récente tentative de la bourgeoisie pour briser par la force le cadre plus ancien qu'elle où elle s'insérait, à savoir le christianisme ; il est clair qu'aujourd'hui le

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(2) Quoi de plus infâme que l'annexion, sous le prétexte d'oeuvres non figuratives, de Picabia qui écrivait :

“ Dieu n'a jamais guéri que les malades ” ?
Sur le même sujet, cf. Si Paris valait une messe..., par Charles Estienne, in Combat, 25 mars 1957.

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christianisme a choisi l'intransigeance et résorbé le fascisme. A ce titre, les canailles rassemblées autour de la prison de Siger de Brabant auront eu le mérite de clarifier la situation. De tout artiste, nous sommes en droit d'exiger aujourd'hui qu'il prenne un minimum d'engagement moral, mais sans équivoque, à l'égard de l'immonde tyrannie dont la tête, quel qu'en soit le masque, est à Rome.
25 mars 1957.

Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, Bona, Vincent Bounoure, André Breton, J.-B. Brunius, Adrien Dax, Yves Elléouët, Charles Flamand, Georges Goldfayn, Radovan Ivsic, Louis Janover, Alain Joubert, Ado Kyrou, Jan Krizek, Gérard Legrand, Lancelot Lengyel, Alain Mangin, Joyce Mansour, Pierre Marteau, Pierre de Massot, Jehan Mayoux, Nora Mitrani, Meret Oppenheim, Benjamin Péret, José Pierre, André Pieyre de Mandiargues, Jacques Sautès, Jean Schuster, Jacques Sénelier, Jean-Claude Silbermann , Toyen.

Finie la chanson

Les chansons de M. Léo Ferré nous avaient paru apporter, dans un domaine entre tous guetté par la facilité ou la trivialité, un air assez frais, un ton assez neuf pour susciter notre intérêt. A tel point que nous n'avions pas hésité, à son propos, à évoquer quelques noms de poètes parmi les plus grands. Or, M. Ferré, jugeant sans doute que nous lui faisions trop d'honneur, n'a eu de cesse qu'il ne nous ait prouvé qu'il était, non pas un poète, mais un chansonnier dont la plume fourchait singulièrement dès qu'il s'évadait de son territoire propre. Un “ feuilleton lyrique ” assez médiocre précisa ainsi son esthétique : “ Un amoncellement d'argot ! Avec de la musique ! Un ramassis de vieux clichés ! (...) Le bottin de l'ordure ! ” (1) Outrances verbales, pensions-nous. Mais la démonstration vient de se produire sous la forme d'un second recueil nanti d'une préface-manifeste (2). Les “ poèmes ” qui s'y trouvent mêlés aux mieux venues de ses chansons suffiraient, ne serait-ce que par leurs titres (“ La Muse en carte ”, “ Les roses de la merde ”, “ Les pisseuses ”...), à montrer déjà jusqu'où a pu tomber leur auteur. Voulant cependant justifier pleinement son activité et faire passer pour révolte contre une “ poésie concentrationnaire ” (Valéry, Tzara, etc.) les plus sordides élucubrations, M. Ferré s'efforce dans sa préface de pourfendre pêle-mêle l'écriture automatique, le vers libre, la dodécaphonie, l'art abstrait et “ le snobisme scolaire ” qui établit des distinctions entre les mots amour et crachat, roses et merde, etc.

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(1) La Nuit. La Table Ronde, 1956.

(2) Poète... vos papiers, La Table Ronde, 1957.

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Bref, il veut mettre un bonnet rouge au dictionnaire - très neuf ! -, s'appuyer sur l'alexandrin - de mieux en mieux ! - et sur la musique - une trouvaille ! Tout ceci au nom de la “ divine Anarchie ” qui a décidément bon dos. Savoir ce qui l'emporte ici de la prétention indigente ou de la coprophilie morne, peu nous chaut. Abandonnons en tout cas M. Léo Ferré à ses délectations singulières, définitivement : pour nous, on ne saurait être poète en insultant la Poésie.
La Rédaction.

[Le Surréalisme, même n° 2, Printemps 1957.]

[Les événements des derniers mois...]

Les événements des derniers mois ont soumis à une épreuve décisive l'authenticité révolutionnaire en dissipant certaines équivoques et en transformant en affirmations les négations politiques sur lesquelles le Surréalisme avait dû se replier. Certes, ceux qui sont sans restrictions pour la révolution hongroise et pour la révolution algérienne sont peu nombreux : en se comptant parmi eux, les Surréalistes ont conscience d'être rigoureusement fidèles à leur esprit de toujours.

I. Comité des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord :

Une Assemblée générale a été convoquée le 15 décembre pour discuter de la motion suivante, que le Bureau avait adoptée par 12 voix contre 4 et 3 abstentions :

Le Comité condamne l'enlèvement des chefs du F.L.N. par le Gouvernement français et l'agression impérialiste contre l'Egypte ; il condamne l'intervention soviétique en Hongrie et l'enlèvement de Nagy ; il défend sans réserve et dans tous les cas le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Nous souhaitons voir les intellectuels soviétiques agir sur leur Gouvernement contre son agression. Nous exigeons du nôtre qu'il applique en Afrique du Nord les principes qu'il prétend faire appliquer en Hongrie : qu'il cesse les emprisonnements, les tortures, les massacres et la soi-disant (sic) pacification. Nous ne cesserons, nous, de lutter pour la fin de cette guerre désastreuse.

Au cours du débat qui suivit, les staliniens (1), comme il fallait s'y attendre, usèrent des ficelles les plus grossières pour faire repousser cette motion. Malgré l'attitude équivoque et conciliatrice du président de la séance

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(1) Nous ne voyons aucun inconvénient à employer encore ce mot tant que les anciens staliniens continuent à pratiquer une politique conforme à ce qu'était le stalinisme.

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Pouillon (qui abusa, d'ailleurs, de son rôle), de Lefebvre-Pontalis et de quelques autres, la motion fut approuvée à une large majorité, mais assortie d'amendements contradictoires.

II. Comité de liaison et d'action pour la démocratie ouvrière.

Le 20 décembre s'est tenue l'assemblée constitutive de ce comité, issu de l'appel d'individualités et de groupes décidés à promouvoir l'avant-garde révolutionnaire qui permettra au mouvement ouvrier de faire éclater les appareils staliniens et S.F.I.O. qui continuent de le livrer à ses exploiteurs.

Les interventions de Lecoeur et de ses amis, pour lesquels “ il conviendrait d'aider Guy Mollet à se débarrasser de Lacoste ” (sic), n'étaient pas pour nous faire augurer la clarté et le sérieux que nous aurions souhaités. Rappelons au passage l'activité confusionnelle et ridicule de M. Maurice Clavel, principal lieutenant dudit Lecoeur, qui dans les colonnes de Combat, s'adresse avec une égale tendresse à Thierry Maulnier et à Louis Aragon.

Une fois de plus, ce sont les interventions de Ruff, d'Edgar Morin, de Lambert et d'un certain nombre de camarades ouvriers qui rendirent compte des remous suscités sur les lieux mêmes de leur travail par l'agression russe en Hongrie, qui nous ont donné l'espoir de voir l'action du comité se maintenir à la hauteur de ses intentions.
La Rédaction.

[Le Surréalisme, même n° 2, Printemps 1957.]

[Contre Céline]

Paris, le 22 juin 1957.

A Monsieur le Rédacteur en Chef de L'Express 37, Champs-Elysées Paris.

Monsieur,
Il est à peine surprenant que le nom de Céline vienne à nouveau ramper “ à la une ” de certains hebdomadaires français. Dans les salles de rédaction,  les petits sauteurs de la collaboration, rescapés des poteaux de l'automne 44, ont récupéré leurs postes. Côté public, comment une nation, dressée à 95 % pour la chasse au “ bicot ”, n'accueillerait-elle pas avec transports le retour du rabatteur de “ youpins ” ?

Nous nous indignons qu'un hebdomadaire de gauche accorde, en dépit des maigres réserves exprimées, six pages à l'infamie et à la crasse intellectuelle du monsieur en question. Nous serions curieux de savoir quelle sorte d'intérêt vos lecteurs auront trouvé aux propos ineptes, entrecoupés de pleurnicheries, qui constituent l'interview ? Nous doutons fort que ce cynisme de camelot provincial (“ Je réponds à votre interview pour que Gallimard me donne une avance ”) éblouisse personne.

Pas une ligne de l'“ oeuvre ” de Céline ne relève d'autre chose que d'une faculté toute physique de tenir une plume et de la tremper dans la fange. Est-ce suffisant pour inviter vos lecteurs à respirer les miasmes fétides qui se dégagent de sa “ pensée ”, tout entière dominée par la rage, le calcul sordide et la lâcheté ?

Assez de Céline ! Que crève le “ héros comme Darnand ” ! Cela lui évitera d'être “ si fatigué, tellement d'insomnies en retard ”, encore que cet accablant “ retard d'insomnies ” ne lui soit nullement causé par le souvenir des charniers d'Auschwitz, mais par les dangers illusoires que pouvait courir sa boueuse personne, cependant si bien protégée par les dirigeants de la IVe République.

Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de nos salutations distinguées.

Démasquez les physiciens Videz les laboratoires

Rien, plus rien aujourd'hui ne distingue la Science d'une menace de mort permanente et généralisée : la querelle est close, de savoir si elle devait assurer le bonheur ou le malheur des hommes, tant il est évident qu'elle a cessé d'être un moyen pour devenir une fin. La physique moderne a pourtant promis, elle a tenu, et elle promet encore des résultats tangibles, sous forme de monceaux de cadavres. Jusqu'alors, en présence des conflits entre nations, voire du possible anéantissement d'une civilisation, nous réagissions selon nos critères politiques et moraux habituels. Mais voici l'espèce humaine promise à la destruction complète, que ce soit par l'emploi cynique des bombes nucléaires, fussent-elles “ propres ” (!) ou par les ravages dus aux déchets qui, en attendant, polluent de manière imprévisible le conditionnement atmosphérique et biologique de l'espèce, puisqu'une surenchère délirante dans les explosions “ expérimentales ” continue sous le couvert des “ fins pacifiques ”. La pensée révolutionnaire voit les conditions élémentaires de son activité réduites à une marge telle qu'elle doit se retremper à ses sources de révolte, et, en deçà d'un monde qui ne sait plus que nourrir son propre cancer, retrouver les chances inconnues de la fureur.

Ce n'est donc pas à une attitude humaniste que nous en appellerons. Si la religion fut longtemps l'opium du peuple, la Science est en bonne place pour prendre le relais. Les protestations contre la course aux armements, que certains physiciens affectent de signer aujourd'hui, nous éclairent au plus sur leur complexe de culpabilité, qui est bien dans tous les cas l'un des vices les plus infâmes de l'homme. La poitrine qu'on se frappe trop tard, la caution donnée aux mornes bêlements du troupeau par la même main qui arme le boucher, nous connaissons cette antienne. Le christianisme, et ses miroirs grossissants que sont les dictatures policières, nous y ont habitués.

Des noms parés de titres officiels, au bas d'avertissements adressés à des instances incapables d'égaler l'ampleur du cataclysme, ne sont pas à nos yeux un passe-droit moral pour ces messieurs, qui continuent en même temps à réclamer des crédits, des écoles et de la chair fraîche. De Jésus en croix au laborantin “ angoissé ” mais incapable de renoncer à fabriquer de la mort, l'hypocrisie et le masochisme se valent. L'indépendance de la jeunesse, aussi bien que l'honneur et l'existence même de l'esprit sont menacés par un déni de conscience plus monstreux encore que cette peur de l'an mille qui précipita des générations vers les cloîtres et les chantiers à cathédrales.

Sus à la théologie de la Bombe ! Organisons la propagande contre les maîtres-chanteurs de la “ pensée ” scientifique ! Et en attendant mieux, boycottons les conférences vouées à l'exaltation de l'atome, sifflons les films qui endorment ou endoctrinent l'opinion, écrivons aux journaux et aux organismes publics pour protester contre les innombrables articles, reportages et émissions radiophoniques, où s'étale sans pudeur cette nouvelle et colossale imposture.
Paris, le 18 février 1958.

Premières signatures :
Anne et Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, Vincent Bounoure, André Breton, J.-B. Brunius, Adrien Dax, Aube et Yves Elléouët, Elie-Charles Flamand, Georges Goldfayn, Radovan Ivsic, Krizek, Jean-Jacques Lebel, Clarisse et Gérard Legrand, Lancelot Lengyel, Jean-Bernard Lombard, Joyce Mansour, Sophie Markowitz, Jehan Mayoux, E.L.T. Mesens, Jean Palou, Benjamin Péret, José Pierre, Jean Schuster, Jean-Claude Silbermann , Toyen.

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Au même propos, voir : La Tour de Feu, numéro de décembre 1957 : “ Salut par la Tempête ” de Pierre Boujut, etc.

Qui refusera de s'en laisser imposer par les équarisseurs diplômés aura à coeur de joindre sa protestation à la nôtre. Ecrivez à C.L.A.N. (Comité de Lutte Anti-Nucléaire), 25, avenue Paul-Adam, Paris (17e).

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Toyen : “ Les sept épées hors du fourreau ”

Les sept épées hors du fourreau. G.A. [Guillaume Apollinaire.]

LA VISITEUSE VERTIGE

Elle vient à son heure, vous envahit comme un écho bruissant, et noircit les tentures en autant de buvards.
Son visage, sans doute, est un peu moins qu'un sourd pressentiment, un peu plus qu'un regret sans cause.
Son nom vous effleure l'haleine, mais à qui le prononcera, manquent déjà les cartes.
Cette nuit entre toutes, vous êtes le couloir qu'elle veut arpenter. A Lauenstein, un fin gobelet de cristal ajouré palpite comme le pouls d'un  moribon d.
Vous attendiez quelque méduse tête-bêche, mais sa main de carton vous dévoile un miroir.
Elle est ce qui, sans elle, vous perdrait.
Robert Benayoun.

LA SOMNAMBULE

“ Tu m'auras et tu ne m'auras pas, toute en veilleuse surgissant du plus profond des chapelles d'Eros qui battent la campagne, mise à perte de vue pour toi seul des dessous des noctuelles.

Et vers toi, du marais livide de leur lit, tes amantes, leur sang n'a fait qu'un tour, auront beau décrire mille courbes convulsives, je n'aurai, moi, qu'à glisser pour faire éclore dans ton coeur les graines de fuchsia et les bulles de Füssli. C'est pour toi que ma tête se renverse sous le haut radar du peigne. A ta rencontre je m'avance entre la lumière et l'ombre : fais de moi ce que tu ne voudras pas. Si le bas de mon voile se givre à la croisée, ne le soulève pour rien au monde, tu en serais quitte pour les ténèbres de la mémoire, mais baise ma mule cerise. ”
André Breton.

LA DAME BLANCHE

Des trilles du rossignol le vent tressait sa ceinture. La corolle de son buste s'ouvrait voluptueusement d'où naissait pour l'olfactif averti le parfum femelle du corail.

Sur la lourde robe où la lune indéfiniment multipliée frissonnait aux caresses de la mer je pus voir en d'étranges fumerolles s'enlacer les langues diaphanes des embruns.

Et mon coeur, mêlé aux étoiles crépitantes du ressac, devint à jamais cette plume d'oiseau sauvage qu'apprivoisa sa main quand, à travers la mouvante opacité de l'émeraude aux sept faces ornant son médius gauche, je sentis se poser sur moi, fermant le cercle enchanté, son terrible et inoubliable regard.
Yves Elléouët.

LA CHASSERESSE

La roche se souviendra, elle frémit encore gonflée d'odeurs, parfumée de peurs, avec un lacis subtil de fabuleux dessins où se lisent des fuites et des retours. Je frissonne ; pourrai-je ramener sur moi votre robe tissée des prairies où nous avons couru ensemble ?

Comme un arbre qui cache ses racines vous vous êtes vouée à l'attente.

Des lézards venus du soleil et du silence s'arrêtent et cèdent à la torpeur mais leur sacrifice est inutile : ouverte leur gorge accroche à peine un regard, miroir où votre impérieuse coquetterie évalue la puissance de sa séduction avant de retirer le visage derrière l'équivoque d'une pivoine, qui lui ressemble comme un masque rivé à la chair.

Le vent se repose, assis sur la montagne, il regarde le soleil éclabousser vos genoux, prendre vos seins. Vos mains sont fardées d'innocence. Vous faites un signe avec une grande douceur et j'accours vers vous en tenant mon sang à la main comme un bouquet.
Georges Goldfayn.

LA BELLE OUVREUSE

Ce disque de lumière ardente se projecte de la lune dans la toujours froide nuit et échappe triomphalement à l'observation outrageante du petit clignoteur. Sa sente y ment au sentiment non alité. A l'inverse du jabot de pluie, une eau solide s'y maintient d'office - givre de tendresse issu d'une chair éprouvée - au défi des chutes de velours consacrés.
Debout flambantes lames !
Jeunesse passe devant pour que mon oeil te couvre dans ce tunnel de claire vérité.
O lames dont l'axe est caché sous dôme byzantin praliné pour mieux briller au garde-à-vous de la serrurière beauté.
E.L.T. Mesens.

MÉLUSINE

Par les midis torrides, tu me verras surgir - non, prudence ! - tu me devineras dans les profondeurs de la source, à moins que je ne risque un oeil sous le radeau d'une feuille de nénuphar vêtant une eau léthargique. Je suis de tous les pays. Ici, j'ai un teint de nuit africaine et l'on m'honore, de l'autre côté de l'océan, un rameau de fleurs à la main. Là, au fond des rivières inconnues, je chante autant pour séduire le voyageur nocturne qui m'aperçoit dans les taches que la lune dessine sur l'eau sombre. Malheur à toi, si tu oses contempler mon visage lumineux ! Ebloui, te voilà nageant dans mon sillage, la main tendue vers mon immense chevelure couleur d'avenir et je t'entraîne. Je suis partout où l'eau peut me dissimuler. Je suis la vie de l'eau, je suis Mélusine, souveraine incontestée et mère de l'eau, sa cause et son effet, son cri et son silence feutré ; là je prends forme, je deviens femme éternellement.
Benjamin Péret.

L'EVEILLEUSE DE TENDRESSE

“ Ecoutez ma voix, apprenez l'odeur de mon corps dans les granges de mer, au coeur des marennes écloses, vous qui dénouerez ce que je noue ! ”
“ L'animal des grandes-roues m'a prise au saut du lit et nous sommes allés flamber l'écume sur les parapets illusoires. Lui, la bête, le Chien des Vestiges ; Moi, qui l'ai créé et qui suis sa créature, la Reine des Naufrageuses. ”
“ Je suis la fugitive, plus belle que le souvenir, je reviens toujours, je reviens dans longtemps. Je suis l'éternel sillage, au nid de la vague le va et vient de l'amour. Je suis l'alouette errante, le goût des luzernes sèches, le toucher de l'oeillette au fil de la main fermée sur ses rêveries, le parfum des mousselines de la toute perdition ; je suis la couleur des sous-bois à la naissance du loup. ”
Jean-Claude Silbermann.
[30 avril 1958.]

[Introduction à “ Bief ”]

Aux écluses du Surréalisme, qu'il soit entendu une fois pour toutes que l'eau qui monte et qui descend reste la même, et cependant se renouvelle toujours : BIEF tentera de cerner, chaque mois, le reflet de cette eau. Mais ni le relevé des courses suivies qui se confondent dans le même arc-en-ciel mobile, ni le chant des bateliers ne sauraient suffire à cette entreprise : BIEF s'ouvrira aussi largement que possible aux communications de ses lecteurs, tout en s'efforçant de les persuader que le Surréalisme, loin d'être la pente facile vers “ la mort ” à quoi certains le réduisent, propose à chaque étape de son histoire le tracé de son propre dépassement. Dépassement qui se veut - quand ce ne serait que pour obéir à une dialectique bien comprise - d'abord approfondissement, fidélité à soi-même en même temps qu'exigence envers soi-même, loin de la rive où les chroniqueurs prennent pour un naufrage ce qui n'est que le passage à plus de secret, à plus de lumière.
[Bief, Jonction surréaliste n° 1, 15 novembre 1958.]

Enquête auprès d'Intellectuels français

I. - Ce qui s'est passé le 13 mai 1958, ce qui s'est passé ensuite constitue un ensemble dont l'importance nous paraît avoir été généralement sous-estimée. Croyez-vous qu'il s'agisse d'événements relevant du seul jugement politique ? Ne s'agirait-il pas d'un changement de sens plus grave, représentant, notamment pour la pensée, d'une manière manifeste ou encore cachée, comme un changement d'horizon ?

II. - Si vous en jugez ainsi, ne trouvez-vous pas surprenante la passivité quasi unanime des écrivains en face de ces événements, en rupture avec la tradition intellectuelle la plus constante de ce pays ? Quelle explication donnez-vous d'une abstention si prolongée ?

III. - S'il est vrai que la pensée s'affirme comme contestation de ce qui est et en particulier comme contestation du Pouvoir, le sens profond de l'exigence démocratique n'est-il pas dans ce mouvement, mode fondamental de la recherche de la vérité, qui oppose la pensée au pouvoir, les exigences humaines à l'état de choses ?

IV. - A partir de là, le pouvoir issu du 13 mai n'est-il pas déjà en dehors de la démocratie, non parce qu'il lutterait ouvertement contre la pensée, mais parce que, se fondant sur une forme singulière de la souveraineté, mettant en jeu le destin privilégié d'un homme, la puissance d'un nom providentiel, le caractère religieux de son prestige, il se présente comme un Pouvoir échappant, par son origine et son essence, aux contestations de la pensée ?

V. - Un mouvement de résistance intellectuelle à un tel régime vous paraît-il souhaitable ? Possible ? Sous quelle forme ?

Maurice Blanchot, André Breton, Dionys Mascolo, Jean Schuster.

[Le 14 Juillet, 10 avril 1959.]

Les Surréalistes à Don C. Talayesva

(Oraïbi, Hopi Reservation, Arizona)

Ton livre, Soleil Hopi, en traduction française, est en vente dans toutes les librairies de Paris et des grandes villes de France. Nous l'avons lu avidement d'un bout à l'autre et restons pénétrés de ton message.

Contre toutes les formes d'oppression et d'aliénation de la société moderne que nous combattons de notre place, tu es pour nous l'homme dans sa vérité originelle merveilleusement sauvegardée et aussi dans toute sa dignité.

Ecrivains et artistes que nous sommes, depuis longtemps nous tenons en grand honneur l'art Hopi et ce que les travaux des ethnologues avaient pu nous révéler de la pensée qui l'inspire. L'un de nous, qui a eu la chance de visiter Oraïbi, Hotavilla, Wolpi, Mishongovi, Shungopavi, Shipaulavi et d'assister à plusieurs de vos cérémonies, s'est efforcé de nous imprégner de leur climat, qui nous est cher.

Grâce à toi, ces lieux, cette pensée, cet art nous deviennent infiniment plus proches. Du récit de ta vie, tous les hommes sont appelés à tirer une leçon de santé mentale et de noblesse.

Fervent hommage à l'immortel génie Indien d'Amérique ; prospérité à l'admirable peuple Hopi dans le respect et la défense de ses hautes traditions ; bonheur, longue vie et gloire à Don C. Talayesva !

[Bief, Jonction surréaliste n° 7, 1er juin 1959.]

Message des Surréalistes aux Intellectuels polonais

Ce qui paraissait à jamais hors de question, ce qui demeure hors d'espoir dans nos démocraties bourgeoises, vous l'avez accompli ; en 1956, le pouvoir a hésité puis reculé devant l'esprit, devant votre esprit. Vous avez affronté la réalité de l'esprit à la réalité du pouvoir ; ici, nous n'en affrontons que les mots. Ici, Po Prostu n'est pas concevable. C'est pourquoi vous n'avez de leçons à recevoir de nulle part, et surtout pas de France.

Notre honneur à nous, Surréalistes, c'est notre vocation irréductible d'internationalistes. Elle va de pair avec l'exigence révolutionnaire de vérité qui reste le premier devoir de la pensée. Or, la vérité, aujourd'hui, est que le feu de la liberté ne s'attise plus en France. Il faut en finir avec le sentimentalisme de l'Histoire, lorsqu'il prête à croire, partout hors de France, que la France est encore gardienne d'une tradition émancipatrice.

Bravant la répression, vous avez su amener à composer un pouvoir colossal, maître absolu de la moitié du monde. Les intellectuels français ne savent pas mettre en cause un pouvoir dérisoire, anachronique, gonflé d'une irréelle grandeur, mais aussi intolérable dans son essence que celui qui vous écrasait l'était dans son existence. Vous risquiez tout, votre liberté, votre vie et vous les avez risquées. Les intellectuels français ne risquent rien, sinon leur pauvre tranquillité, et ils ne la risquent même pas.

Au train où vont les choses, dans quelques mois, le très officiel André Malraux viendra vous parler de la culture française. Sachez, dès aujourd'hui, que cette culture n'existe qu'à l'état de souvenir car une culture meurt, que déserte la conscience.

Ne voyez nulle amertume dans ces propos. Ce qui compte, ce qui nous aide à vivre, c'est qu'au-delà de notre plus proche paysage de misère morale, vous, l'intelligence du plus opprimé des peuples, continuiez de tenir en respect les forces de mort. Nous vous devions ce salut fraternel.

Paris, le 4 juin 1959.

Anne et Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, Vincent Bounoure, André Breton, Adrien Dax, Yves Elléouët, Elie-Charles Flamand, P. A. Gette, Roger Van Hecke, Alain Joubert, Jean-Jacques Lebel, Gérard Legrand, Jehan Mayoux, Nora Mitrani, Benjamin Péret, José Pierre, Jean Schuster, Jean-Claude Silbermann. (1)

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(1) Publié dans Front unique n° 2, automne 1960, avec cet additif : “ S'associent à cette déclaration : Edouard Jaguer, Jacques Lacomblez, Tristan Sauvage ”. (N.D.E.)

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Dernière heure

L'Exécution du Testament du marquis de Sade par Jean Benoît, le 2 décembre 1959, a provoqué, de la part d'un des assistants, tels gestes de motivation affective tout à sa louange et auxquels prête le plus grand relief la lumière très spéciale de ce soir-là. Il s'agit de Matta, de qui nous a séparés il y a des années l'appréciation d'un événement grave auquel il se trouvait mêlé. Nous manquerions à l'esprit que Jean Benoît a exalté en nous ce 2 décembre et croirions démériter de la vie avec ses embûches mais aussi ses chances si nous ne reconnaissions que Matta s'est montré là sous un angle qui le requalifie totalement à nos yeux.

A la veille de la huitième Exposition internationale du Surréalisme et à l'occasion de la publication de la très belle et très pénétrante monographie que lui consacre Alain Jouffroy, nous tenons à assurer Victor Brauner que nous avons depuis longtemps passé outre au différend survenu entre lui et plusieurs d'entre nous, différend d'ailleurs d'ordre mineur touchant la discipline intérieure du Mouvement surréaliste.

A la confusion des détracteurs de ce Mouvement, nous nous flattons, par cette mise au point, de témoigner de l'idée que nous nous faisons de la vérité, dont l'authenticité manifeste nous est la meilleure garante et de la justice, qui ne saurait s'accommoder de rigueur sans appel. Nous comptons ainsi déjouer de notre mieux - soit dans la plus large mesure humaine - les coups du sort, sur lesquels finissent par prévaloir, avec deux des plus grands artistes de ce temps, les façons communes, essentielles et véritablement spécifiques que nous avons de penser et de sentir.

Paris, le 4 décembre 1959. André Breton.
Souscrivent à cette déclaration Jean-Louis Bédouin, Nora Mitrani, Jean Schuster, Toyen, signataires de la motion de 1948 qui se trouve, de ce fait, annulée.

[Catalogue de l'Exposition internationale du Surréalisme, décembre 1959.]

A vous de dire

Quand on en voudrait pour seule preuve l'Exposition internationale qui réunit actuellement à Paris les témoignages plastiques de ses représentants qualifiés, le Mouvement surréaliste ne saurait être assimilé à un parti politique ou à une secte religieuse. C'est dire qu'il ne se sent habilité ni à solliciter ni à recevoir d'adhésions au sens technique du mot en dehors de circonstances exceptionnelles où ces adhésions prennent d'ailleurs le caractère d'une reconnaissance explicite, après coup, en pleine participation à notre activité, d'une communauté de préoccupations intellectuelles et d'engagements moraux.

Cependant, des énergies nouvelles s'offrent pour ainsi dire constamment à nous et se présentent comme disponibles sans que les personnes intéressées aient à se prévaloir - très souvent en raison de leur extrême jeunesse - d'une activité antérieure, ni à s'affirmer comme concernées par tel ou tel problème qui nous est particulier. Cette disponibilité sans spécialisation nous est garante que le Surréalisme continue à éviter les écueils du cloisonnement “ littéraire et artistique ”, et qu'il peut toujours imprégner les êtres sur l'étendue même de la vie. Nous manquerions toutefois à nous-mêmes, si nous laissions ces énergies se consumer au lieu de leur proposer une entente, fondée sur nos aspirations communes et s'appliquant aux domaines où le concours le plus actif des deux parties leur sera à toutes deux profitable. Il va sans dire que cette entente suppose l'éveil, dans leur plus grande longueur, de certaines ondes mentales dont la turbulence ne saurait se satisfaire de son propre gaspillage. Ses objectifs concrets pourraient être précisés à partir des deux points fondamentaux suivants, à l'égard desquels le Surréalisme peut se flatter de n'avoir jamais relâché sa vigilance, par définition ici “ non-esthétique ” :

1° LA LIBERTE, qu'il importe de défendre et de promouvoir sur tous les plans : non seulement contre les forces d'oppression traditionnelles (glorifiant le travail, l'armée et la religion, explosant en flambées de racisme, etc.) ou contre leurs variantes réformistes qui se contentent de victoires politico-sociales souvent plus apparentes que réelles, en tout cas chaque fois sanctionnées par un recul de la conscience individuelle et de la solidarité des opprimés ; - mais aussi contre un soi-disant (sic) “ anarchisme ” d'essence primaire, absolument indigne de la grande lignée libertaire, et qui, accrochant au même clou les torchons et la lingerie fine, ne peut manquer d'aboutir, soit à la célébrité propre aux chiens savants, soit à une démagogie fasciste.

2° L'AMOUR, dont l'Exposition actuelle témoigne sans ambiguïté qu'il reste pour nous dans tous les cas inconciliable avec la plaisanterie grivoise ou la veulerie cynique, aussi bien qu'il refuse de céder à la pression des “ nécessités ” économiques.

Entre ces deux termes, et contre la montée menaçante d'une hypocrisie générale visant à limiter les désirs humains par la multiplication de “ signes extérieurs ” plus ou moins dorés qui n'indiquent que le vide, LA VERITE dans tous les domaines apparaît comme une courroie de transmission nécessaire. Elle est digne de faire jouer la capacité d'exigence illimitée qui, vers vingt ans, est le privilège de chacun et de tous.

Cette vérité, nul n'attend de nous qu'elle s'incarne dans une doctrine, cette doctrine fût-elle celle de la “ démystification ” à outrance. C'est à la seule énergie des esprits et des coeurs qu'elle devra de se reconnaître et de se formuler. Les premières difficultés à vaincre pour parvenir à l'entente envisagée ci-dessus sont d'ordre pratique : elles tiennent à la dispersion (parfois toute physique) de ceux qui seraient d'accord sur son principe. Cette dispersion, dont le Surréalisme a maintes fois eu conscience comme d'un handicap, ne peut mieux être surmontée que par les intéressés eux-mêmes. C'est à la seule fin de leur en donner l'occasion que nous leur soumettons le questionnaire suivant, en les conjurant de ne s'y dérober à aucun prix. Il y va de la mise en commun de toutes les revendications affectives et intellectuelles qui convergent avec les nôtres et des ressources insoupçonnées qu'elles puiseraient dans une telle association, dont seulement le mode est à définir :

- La confrontation de votre révolte individuelle avec d'autres refus du même ordre vous paraît-elle utile et nécessaire ? Quel genre de moyens préconisez-vous pour y parvenir (congrès, installation d'une permanence, création d'un cycle de rencontres régulières, etc.) ? Ces contacts doivent-ils être le point de départ d'une action précise et concertée ? A quoi devrait s'appliquer cette action ? Quel type d'“ organisation ” requerrait-elle à vos yeux ?

Paris, le 9 février 1960.
Pour le Mouvement Surréaliste : Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, André Breton, Alain Joubert, Gérard Legrand, José Pierre, Jean  Schuster, Jean-Claude Silber

Des biscuits pour la route

L'Exposition Internationale du Surréalisme se tient depuis le 15 décembre à la galerie Daniel Cordier.

Elle jouit donc à ce jour d'un dossier de presse. L'abondance prime bien sûr en ce domaine : nous avons toujours fait, nous ferons encore les “ beaux jours ” d'une profession velléitaire, facile à éblouir, et dont l'enthousiasme ne se dément pas plus que la monotonie. La critique professionnelle (dont on a le plaisir d'excepter MM. Armand Lanoux, Pierre Descargues, Alain Jouffroy, Jean-Clarence Lambert et Pierre Mazars) (1) s'accommode d'une sinécure assez exceptionnelle, où l'usage des mots suppose moins de mémoire qu'un sens inné et presque ténébreux du déjà-dit. Le catalogue qui va suivre est en soi éloquent, mais nécessite tout de même un préalable.

Le fait qu'on puisse classer les critiques professionnels, comme on classe les mollusques et les suffixes, ne nous éclaire pas pour autant sur la nature même du métier de critique professionnel. Un tourneur, une femme-serpent, un investigateur du plan Kinsey ont des notions relativement précises de la responsabilité. Mais que dire des critiques qui, placés dans la situation simple, voire élégiaque, de regarder pour rendre compte, se dispensent du terme initial de l'équation ? Ils se situent, bien au départ, sur un plan nonprofessionnel, et nous obligent en toute bonne foi à invoquer ici une procédure d'exception.

Lorsque M. J.-P. Crespelle écrit dans le Journal du Dimanche (27 déc. 1959) : “ Le vernissage de cette exposition qui groupe des oeuvres de Dali, Magritte, Delvaux, etc. ”, on est forcé de conclure (vu l'absence de Delvaux à la galerie Cordier) ou bien que M. Crespelle n'est pas allé à la galerie Cordier, ou bien que M. Crespelle ne sait pas reconnaître un Delvaux. Dans le premier cas, il n'a pas fait son métier, dans le second cas, il ignore tout de son métier. Quelque conclusion qu'on adopte, elle impose ce paradoxe : “ le plus fort tirage des quotidiens français ” (dont le Journal du Dimanche n'est qu'une annexe) utilise les lumières d'un incapable.

Chez M. Crespelle, sans doute, le faux témoignage résulte d'un manque pénible de moyens. Mme Yvonne Hagen, du New York Herald Tribune (édition de Paris) n'a-t-elle pas de son côté vu, de ses yeux vu à l'exposition le Nu de Joan Miró, qui n'y figure pas davantage ?

Mais qu'on fasse confiance à M. Jean-François Chabrun : c'est de toute son épaisseur qu'il résiste à ce genre d'hallucinations. Il écrit dans l'Express, le 23 décembre 1959 :

“ Au cours du pré-vernissage intime chez une riche et, dit-on, talentueuse poétesse égyptienne, quelques invités privilégiés (contrôle des identités à

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(1) Nouvelles littéraires (24 déc. 1959) ; Tribune de Lausanne (20 déc. 1959) ; Arts (23 déc. 1959) ; Le Figaro Littéraire (19 déc. 1959).

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l'entrée, comme au guichet de la poste restante ou dans un commissariat de police), avaient été conviés à la brève exhibition d'un mâle pudiquement dénudé mais orné d'énormes attributs transparents et qui maniait les tisons ardents avec une volupté farouchement feinte. Puis l'assistance avait écouté, dans un silence religieux, un grand diable vêtu comme un guerrier targui de l'âge atomique (uniforme exposé à la galerie Cordier) lire le testament du divin Marquis de Sade. ”

M. Chabrun n'assistait pas à ce pré-vernissage (suffisamment intime en effet pour que nul n'ait jamais eu l'idée de l'y inviter). On comparera la description qu'il en donne avec celle d'Alain Jouffroy qui était présent (Arts, 23 décembre 1959) : elle éclaire cette faculté mineure qu'a M. Chabrun de dédoubler dans sa pensée les personnages qu'il n'a pas vus (en l'occurrence Jean Benoît). A n'en pas douter M. Chabrun possède le lyrisme des ivrognes. Ajoutons que les deux cents personnes réunies le 2 décembre à l'occasion de l'Exécution du Testament de Sade sont entrées chez Joyce Mansour, où cette manifestation avait lieu, sans même que leur soit demandée l'invitation personnelle qu'elles avaient reçue.

M. Chabrun, au vernissage de la rue de Miromesnil prenait, on le sait, l'entrée pour la sortie, ce qui chez lui devient une méthode de pensée. Quant à l'Express qui passe en général pour ne pas transiger avec la vérité, peut-être limite-t-il son exercice de la rigueur au domaine exclusif de la politique ? Chez Mme Françoise Giroud, il n'y a pas de vérité au-delà de la page 10, et M. Jean-François Chabrun demeure libre de pratiquer dans les superstructures la haute voltige du mensonge (2).

Convenons que de telles dispositions trouveraient mieux à s'employer. M. Chabrun pourrait utilement joindre ses services à ceux de ses confrères, qui sans la moindre hypocrisie, versent dans ce type si particulier d'apostolat, qui est l'appel à la répression :

“ Mais cette exposition, quel joli défi au voisin le Ministère-de-l'Intérieur et des Bonnes-moeurs... Faut-il que l'organisateur (ou le taulier) de l'exposition soit bien en cour pour avoir ouvert cette antichambre de lupanar à deux coups de pied d'un ministère si chatouilleux ? ” (Jean Bardiot, dans Finance, 31 déc. 1959).

“ Peut-être serait-il temps de réagir vigoureusement contre les moeurs singulières qui se manifestent avec une insistance d'autant plus fâcheuse qu'elles n'ont que des rapports très lointains avec ce qu'on peut honorer au titre de la création artistique. ” (Guy Dornand, Libération, le 17 déc. 1959).

MM. Bardiot-Dornand ignorent sans doute qu'en attirant aussi sereinement l'attention de la police, dans notre régime clérical, ils éveillent l'intérêt  de cette “ jeunesse ” acquise aux méthodes pré-nazies, et dont, semble-t-il, quelques représentants ont déjà commis des déprédations chez Daniel Cordier.

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(2) Le 27 novembre 1956, M. Chabrun écrit à Benjamin Péret, à propos de l'Anthologie de l'amour sublime : “ Sa lecture m'a une fois encore convaincu du fait que les lignes constantes, profondes, réelles, qui permettent d'apprécier la qualité d'un homme (comme Breton ou toi par exemple) mène toujours à l'idée qu'il se fait de l'amour. ” Le 28 décembre 1956, dans l'Express, il accuse les Surréalistes de souffrir d'un “ complexe de persécution ” touchant à la maladie mentale : “ Benjamin Péret, par exemple, croit fermement que s'il n'a pu, pour sa part, accéder à l'Amour Sublime, c'est la faute de la seule société et non la sienne. ” (Cf. Le Surréalisme, même, n° 2).

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“ L'exposition surréaliste n'a provoqué, du moins jusqu'à présent, aucun acte d'agression ”, déplore d'ailleurs M. Waldemar George (Combat, 1er février 1960), lequel n'a pas beaucoup évolué depuis que Desnos, en 1926, décrivait l'Etrange cas de M. Waldemar (3).

Abandonnons donc à leurs évidentes aspirations ces dévoyés de la chronique. Nous le reconnaissons bien volontiers, la fréquentation des périodiques nous offre surtout le spectacle de l'orthodoxie la plus étale. La critique, ennemie de l'outrance, s'est de tout temps cherché une tradition : elle l'a trouvée dans le libre emploi des idées reçues, qui aboutit, nous allons le voir, à une somptueuse harmonie du banal. A comparer entre eux les extraits de la presse se rapportant aux Expositions surréalistes de 1938, de 1947 et de 1959, on s'étonne de remarquer que les signatures changent.

Afin de les confronter, il sera commode de définir quelques catégories :

1° LA LUMPENKRITIK

Désignons par cette étiquette toute activité besogneuse qui repose sur ce postulat : le Surréalisme ne relève pas uniquement d'un critère esthétique. Exemples :

“ Il semble bien que le Surréalisme... ne nous permet pas d'attendre de révélation dans le domaine des arts plastiques. Tout cela est forcé. ” (G. Selz, Cahiers du Sud, février 1938).

“ Dommage qu'il y ait des tableaux, se dit-on sans cesse, quand on visite l'exposition actuelle. ” (Pierre du Colombier, Candide, 3 février 1938).

“ Le Surréalisme en littérature est une expérience amusante et louable par certains côtés. Mais le Surréalisme artistique est signe d'impuissance, puis-qu'une telle oeuvre (peinture, dessin) n'est intelligible (?) qu'accompagnée et d'un titre et d'un commentaire. ” (Chanteclair, février 1938.)

Vingt ans après, le même ton nous est donné par l'échotier novice qui sans complexes s'improvise du jour au lendemain analyste, voire historien compétent : “ L'on retrouve, le long des salles, des signatures dont la plupart ne disent pas grand-chose aux nouveaux amateurs de galeries mais qui ont passionné une génération jusqu'à la bagarre : André Breton, Tanguy, Masson, Max Ernst, Magritte, Brauner, Salvador Dali, Chirico, Hans Arp, Miró, Léonora Carrington, Picabia, Giacometti, Marcel Duchamp, Yves Tanguy (4), Man Ray, etc. ” (René Dazy, Libération, 19 décembre 1959).

Ne reculant devant aucun effort d'érudition M. Dazy invoque encore “ le foisonnement puéril qui descend de Jérôme Bosch et de William Blake, de Sade et d'Edgar Poe, de Freud et de Lewis Carroll, de Charles Fourier et d'André de Lorde (sic) ”. Lorsqu'il passe de la synthèse à la nomenclature, ou à l'énumération pure et simple des matériaux, ce martien réserve le même

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(3) “ Il suffira d'avoir signalé à l'attention publique le grave danger que M. Waldemar George fait courir à la santé pour que les gens évitent de le rencontrer, de le toucher, d'être frôlés par lui, de marcher sur son ombre, ou d'avoir les oreilles souillées par ses paroles. ” (Cf. La Révolution Surréaliste, n° 7).

(4) Un autre probablement.

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ahurissement à l'hétéroclite et au simple : “ Un lit peinturluré s'intitule tout simplement The Be d. Voici “ Le tronc d'arbre ”, et c'est vraiment un tronc d'arbre, mais surmonté d'un ressort de sommier, d'un éperon, et de toute une quincaillerie. ”

“ Voilà une exposition qui trahit un esprit vieux de trente ans... L'érotisme vu par le Surréalisme ne dépasse pas le stade de l'accessoire de bazar, du cabinet du psychiatre, du petit enfer de l'homme cultivé ”, écrit M. Jean-Jacques Lévêque (L'Information, 1er janvier 1960). Notons que, lorsqu'il n'essaie pas d'intéresser à l'art les “ petits porteurs de parts ”, lecteurs de L'Information, ce tout jeune homme si instruit publie un prospectus, Sens plastique (il faut voir...) et exploite une galerie plaisamment baptisée Le Soleil dans la tête.

2° TROP CHER, TROP DE JEUNES GENS

C'est avec une belle constance qu'au long des ans le critique, qui par définition ne paie pas de droit d'entrée, utilise le langage du parent contribuable :

“ Les illuminés ont groupé leurs oeuvres dans une salle obscure et réclament dix francs de droit d'entrée... dans un moment de lucidité. ” (Avant-garde, février 1938.)

“ Après avoir versé à la porte de la galerie Maeght un droit d'entrée de 50 francs et payé 250 francs le catalogue, l'on peut nourrir déjà quelque admiration pour ces rêveurs singulièrement éveillés. ” (Max Favalelli, Dimanche,  20 juillet 1947.)

“ C'est confortablement installé, très chère l'entrée où se pressent mille petits jeunes gens très swing, qui ont appris assez récemment que le Surréalisme avait existé. ” (Georges Limbour, Action, 25 juillet 1947.)

“ Contre la somme de 500 francs légers (catalogue-souvenir facultatif : 1 000 francs), ils ont pu fouler le sol sableux de l'Exposition Internationale du Surréalisme... De grêles et volontaires jeunes gens, très collégiens d'Auteuil-Passy-Neuilly en rupture de ban, laissaient passer au compte-gouttes une foule d'étrangers... ” (J.- F. Chabrun, l'Express, 23 décembre 1959).

3° “ LA FOIRE SURREALISTE ”

A prendre ou à laisser au prix de gros :

“ Cela tenait du Musée Grévin, du Musée Dupuytren et de la boîte de nuit. ” (Liberté, 17 janvier 1938.)

“ Ce genre suranné qui mêle les souvenirs des cabarets du Néant et de l'Enfer aux collections du Musée Dupuytren et du Musée Grévin... ” (Claude-Roger Marx, Le Jour, 18 janvier 1938.)

“ La mise en scène de la salle des superstitions fait penser invinciblement (!) au Musée Grévin. ” (Carrefour, 16 juillet 1947.)

“ Une sorte de Musée Grévin animé ”. (M.C.L., Le Monde, 1959.)

“ ... ou plutôt un labyrinthe analogue à ces boutiques foraines où le public des faubourgs va chercher des émotions à bon marché... dans une atmosphère de Musée Dupuytren. ” (André Bellechasse, Carrefour, 30 décembre 1959.)

“ ... C'est le décor funèbre et saturnien du Musée Dupuytren et du Musée Grévin. ” (Waldemar George, Combat, 1er février 1960.)

4° DES BOURGEOIS ET DES SNOBS

“ Faut-il rappeler aux organisateurs que le bourgeois ne se laisse plus aussi facilement épater qu'au temps jadis et que le snobisme devient plus exigeant ? ” (Jean Maréchal, Le Petit Parisien, 3 février 1938.)

“ Il n'y avait là, je vous l'assure, que des bourgeois. Et qui n'étaient pas du tout indignés. Bien au contraire, ils prenaient à visiter cette exposition un plaisir évident, je dirai même bien de l'amusement. (...) Le bourgeois sait bien qu'il n'a rien à craindre du Surréalisme. Le Surréalisme est une institution bourgeoise. ” (Carrefour, 16 juillet 1947).

“ Les snobs cèdent à des tentations plus subversives, la bourgeoisie qui accepte tout ne s'offusque plus de rien. ” (A. Bellechasse, Carrefour, 30 décembre 1959.)

Remarquons à quel point le statut rassurant, parfois béat de l'argument conformiste dissipe mal, et souvent chez les mêmes auteurs, toutes les inquiétudes :

5° PAUVRE FRANCE !

“ La farce n'est pas très drôle ; son mauvais goût n'est pas très français. ” (Jean Maréchal, Le Petit Parisien, 9 février 1938.)

“ Il est vrai, si nous consultons le catalogue, que cette Exposition heureusement Internationale ne compte guère de noms français. ” (Revue de Paris, 1er février 1938.)

“ Cette forme de romantisme-là n'est guère française. Il faut pour la manier un tour d'esprit que les gens de notre race ne peuvent acquérir qu'artificiellement. ” (Raymond Lécuyer, Le Figaro, 22 janvier 1938.)

“ Il y a le bataillon des esthètes qui discutent gravement derrière leurs lunettes (...) Généralement ils s'entretiennent en de rudes idiomes qu'un linguiste reconnaîtrait sans doute comme appartenant à l'Europe orientale. Quand d'aventure, ils parlent français, on ne les comprend guère mieux... Mais où sont Voltaire et Molière ? ” (Tel Quel, 15 juillet 1947).

“ Les Surréalistes n'en apportent pas moins leur caution à une entreprise de désagrégation morale si pernicieuse pour notre jeunesse sans défense (sic) et si dangereuse pour le prestige de la France à l'étranger. ” (Carrefour, 30 décembre 1959.)

“ Mystère puéril que de jeunes vieillards proposent aux hommes de notre temps avides d'absolu et de pureté. Exemples : les résistants de 1940-44, le réveil nationaliste en Afrique et en Asie (?), la vocation des jeunes pour les entreprises héroïques, les ascensions himalayennes, l'exploration des gouffres... ” (J.-P. Crespelle, Journal du Dimanche, 27 décembre 1959.)

6° UN MORT PAS COMME LES AUTRES

L'exposition actuelle est la troisième qui se tient à Paris. Au cours des deux précédentes il semble que nous l'ayions échappé belle. L'état posthume nous a été d'office attribué en même temps que l'agonie, la sénilité, le trépas, l'intérim spectral. Vingt ans de variations sur une seule image donneraient le vertige à une éternité de beaux esprits désincarnés.

“ Surréalisme bien mort. Faire-part suit. ” (Vendémiaire, 26 janvier 1938). “ Surréalisme pas encore mort. ” (Toute l'édition, 22 janvier 1938). “ L'agonie des Surréalistes. ” (Le Voltaire, 29 janvier 1938). “ Faillite du Surréalisme. ” (Temps Présent, n° 13). “ Les adieux du Surréalisme. ” (La Revue hebdomadaire, 26 février 1938). “ Les Surréalistes ne sont pas morts, ils n'en valent guère mieux. ” (Le Phare de Nantes, 22 janvier 1938). “ L'agonie inéluctable de ce monde de fantômes. ” (L'Echo d'Oran, 30 janvier 1938). “ Les fantômes du Surréalisme. ” (B. Dorival, Les Nouvelles littéraires, 7 juillet 1947). “ Ce n'est plus qu'un fantôme. ” (A. Bellechasse, Carrefour, 30 décembre 1959). “ On le croyait mort, il n'est que moribon d. ” (René Dazy, Libération, 19 décembre 1959). “ Le Surréalisme n'est donc pas mort, mais ses monstres ont rentré leurs griffes. ” (R. Cogniat, Le Figaro, 1959).

Manifestant d'une recherche moins essouflée :

“ Vieilles histoires, vieilles chansons. Bref, morne représentation ! Funambulisme déjà vu, déjà su, cousu de malice et teinté d'une perversité assez sordide, marché aux puces pour un des Esseintes archiblasé ! ” (A. Villeboeuf, Gringoire, 28 janvier 1938.)

“ Tout au plus une resucée de vieux trucs, usés pour avoir trop servi ; une vieille histoire, toujours la même, pour la millième fois rabâchée ; un parti-pris d'épate, n'épatant plus personne, un non-conformisme systématique, le pire des conformismes. ” (Marie-Louise Barron, Les Lettres Françaises, 18 juillet 1947.)

“ ... Une pornographie assez vulgaire, selon une mise en scène minutieuse qui tient du Grand-Guignol et de la maison close. Le nouveau Vampire surréaliste, dernier fruit d'une famille féconde en mort-nés, essaie en vain de  prendre les apparences de Sade : il ne reste qu'un pantin démuni de tout pouvoir d'évocation ”, expectore délicatement dans la Nouvelle Revue Française (1er février 1960), un M. Jean Revol, qui deviendra adulte, n'en doutons pas, dans l'atmosphère si tonique des fleurs de Tarbes.

L'accusation de puérilité avoisine celle de gâtisme sans que le “ trop de jeunes gens ” contredise le “ pas de jeunes gens ”. Les générations du Surréalisme ont toujours plongé dans la plus profonde confusion ceux qui assignent un âge limite à la révolte.

“ Les vieux enfants terribles. ” (Paris-Midi, 22 janvier 1938). “ Les Surréalistes quadragénaires n'ont pas la jeunesse avec eux. ” (La Semaine de Paris, 28 janvier 1938). “ J'espère que l'audience des Surréalistes comprendra très peu de jeunes gens. ” (A.-M. Petitjean, Nouvelle Revue Française, février 1938). “ On les retrouve dans cette Galerie terriblement vieillis... ” (Vendémiaire, 26 janvier 1938). “ Le Surréalisme a été violemment combattu et aujourd'hui il est relégué par les jeunes générations. ” (Preuves, février 1938). “ De sages jeunes gens... des collégiens... ” (J.- F. Chabrun, L'Express, 23 décembre 1959).

Cette valse hésitation du chroniqueur entre l'enfantillage et la sénilité exprime son lugubre désarroi face à une entreprise qui du même coup se dégage du temps. La critique, lorsqu'elle tâtonne, tombe niaisement sur de faux numéros : ainsi Mme Yvonne Hagen, déjà citée, et qui, à vue de nez, range le jeune Jean Benoît parmi les “ gloires passées ” du Surréalisme (5). Faute d'encadrer ce dernier dans l'une de ces “ périodes ” qui forment l'ossature des manuels scolaires, la presse se voit réduite à annoncer avec de moins en moins de conviction les mêmes à-peu-près et les mêmes formules échangées comme autant de cartes de visite, à se servir elle-même de carburant. Cette obstination dans le ressassement déborde, à coup sûr, les impératifs extra-intellectuels de la critique. La “ crétinisation ” (6) en progression géométrique qu'elle assume sans se lasser, malgré la pauvreté de ses moyens, révèle son intention secrète, pour ne pas dire sa destinée.

A cette date, nous nous sentons comblés.

Le Mouvement surréaliste.

[Bief, Jonction surréaliste n° 10-11, 15 février 1960.]

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(5) “ Heureusement les gloires passées sont nombreuses et comprennent le Nu de Miró, la fantastique panoplie cérémonielle de Jean Benoît... ” (New York Herald Tribune, 22 décembre 1959.)

(6) “ Je veux au moins que le lecteur en deuil puisse se dire : il faut lui rendre justice. Il m'a beaucoup crétinisé. ” (Maldoror, Chant VI.)

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La bénédiction de l'un vaut l'autopsie de l'autre

Les rencontres au sommet sont en vogue, et il est désormais admis qu'à l'instar des parasites chers à Benjamin Péret, les “ grands ” de ce monde voyagent et ne sauraient donner meilleure justification de leur existence - et de leur grandeur - que cette activité déambulatoire. Dans cette perspective, l'on ne saurait s'étonner que la récente tournée de M. Mathieu autour du monde aboutisse, en fin de périple, à cette double page de Combat-Art où il “ affronte ” cet autre “ grand ” qu'apparaît Lorjou à quelques-uns.

Cependant, certains points appellent, selon nous, une vérification, à laquelle nous encourage la tournure objective que Combat-Art entend conserver à ce débat sur les tendances actuelles de la peinture, si l'on se reporte aux préliminaires de la double page incriminée. N'y a-t-il pas quelque chose de spécieux dans cette présentation simultanée de deux artistes connus pour leur penchant à se produire en tous lieux dans une lumière et un appareil publicitaire qui évoque par plus d'un point les jeux du cirque ? On risque de se sentir frustré de quelque chose à voir ces deux peintres, l'un et l'autre qualifiés de “ frères en persécution ”, alors que les tribunes - et les places publiques, que ce soient celle des Invalides ou la place centrale de Brasilia - ne leur ont jamais manqué, qui manquèrent toujours à ce Klee, ce Mondrian, ce Kandinsky, voire à cet Hartung, que l'un des “ belligérants ” vitupère et que l'autre, l'“ avant-gardiste ”, très froidement, “ autopsie ” ?

Notons en passant qu'au nom de cette fraternité toute neuve, nos deux pôles d'attraction de la peinture moderne évitent soigneusement de s'égratigner trop vivement. Ainsi, Mathieu est-il gentiment qualifié de “ cataractant ” par Lorjou, tandis que Klee, Kandinsky, Hartung, Hundertwasser, Riopelle, Réquichot, et nous en passons, se voient par ses soins ensevelis sous un flot de sarcasmes orduriers. De son côté, Mathieu, qui s'en prend à un certain nombre de “ néo-réalistes ”, oublie comme par hasard dans sa nomenclature les noms de Buffet et Lorjou qui n'ont - tant par rapport à son argumentation qu'au regard de l'esprit moderne tel qu'il se définit depuis l'aube de ce siècle - d'autre supériorité sur Segonzac et Boussingault que leur “ standing ”... Il y a là matière à penser : fraternité des persécutés ou fraternité d'armes du genre de celle qui unit les U.S.A., l'U.R.S.S., le Royaume-Uni et la Ve République française au sein du “ club atomique ” - non pas face à face, mais ensemble, face “ aux autres ” ? Cette rencontre au sommet irait-elle plus loin que nous ne pensons, et sous la passe d'armes visible, sous l'échange comme arrangé des coups, y aurait-il quelque invisible Yalta pictural, quelque partage du monde de l'art en zones d'influences ?

La question pourrait se poser, et nous sommes persuadés que ce n'est pas là le but recherché dans Combat-Art qui voulait, au contraire, par ce duel des extrêmes, indiquer à ses lecteurs l'immense, la poignante diversité de cet art moderne tant décrié. C'est dans ce souci que nous puisons la meilleure - et sans doute la seule - raison valable de notre intervention : dans ce fantastique éploiement de l'art contemporain, dont les commandes secrètes continuent à faire merveille depuis les premiers Chirico (1) comme depuis Mondrian, depuis Miró comme depuis Hartung, depuis Matta comme depuis Wols, l'essentiel sinon tout se passe de telle sorte que ni le nom de Lorjou ni celui de Mathieu ne peuvent être affectés d'une quelconque représentativité.

L'on ne peut s'étendre sur le cas Lorjou : la tendance récemment manifestée par celui-ci à confondre les armes, courtoises ou non, de la riposte polémique avec la mobilisation de l'appareil judiciaire, voire avec la formation de groupes d'assaut, interdit toute prise de position qui ne soit purement laudative à son égar d. Mais le pouvoir - et le devoir - nous reste de procéder à un décapage au moins partiel du second volet du diptyque, personnifié par M. Mathieu.

Nous savons ne pas être seuls à penser qu'avec ce dernier, l'on assiste depuis plusieurs années à l'un des plus minables désaveux qui aient été infligés à l'art de notre temps, avec la mise en échec préparée de longue main d'une “ abstraction lyrique ” soigneusement désamorcée et arbitrairement coupée de

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(1) La transfiguration du réel demeurant le seul mot d'ordre admissible à nos yeux, au-delà de tout parti pris moderniste nous ne voyons aucune raison valable de rejeter a priori une expression “ figurative ” de ses mystères : le langage de la révélation ne supporte aucune restriction.

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ses sources, lesquelles, pour avoir été surabondamment trahies dans ce même temps, n'en résident pas moins dans certaines Improvisations du Kandinsky de 1910, comme dans l'automatisme surréaliste, graphique ou mécanique, tel qu'à divers titres un Miró, un Max Ernst, un Matta, un Paalen, un Gorky - et même un Hantaï - lui ont donné ses lettres de noblesse ; d'une noblesse qui n'a évidemment rien à voir avec les appétits nobiliaires de Mathieu (ni de Montmorency ni de Vendôme, mais tout simplement de Boulogne-sur-Mer).

Qu'au reste Mathieu ridiculise par son attitude et l'idée monarchique et toutes celles qui, de près ou de loin, s'y rattachent, nous n'y verrions que de quoi nous réjouir si, précisément, certains indices récents ne nous donnaient à penser que, dans sa certitude de toujours trouver une estrade où ameuter le chaland, notre bateleur croit le temps venu de changer ses batteries.

Comment expliquer autrement - expliquez-vous, M. Mathieu ! - qu'au cours de son voyage circulaire et quasi officiel en Amérique latine, “ à la demande du directeur de l'Ecole des Beaux-Arts, Mathieu accepta de faire une toile importante en hommage au héros national : le général San Martin, mort comme l'on sait à Boulogne où Mathieu est né ” ?

Car il faut bien le rappeler, il y a très peu de temps encore, en  compagnie de son acolyte Hantaï, notre apôtre de la “ calligraphie occidentale ” organisait dans une galerie parisienne une série de manifestations à relent fasciste et raciste (discret éloge de Drieu la Rochelle, de Maurras, etc.) dont l'une se présentait comme un “ Hommage à l'Espagne colonisatrice ”, dates et citations “ intégristes ” à l'appui, le tout sur fond d'Inquisition.

Et pour que nul n'en ignore, si San Martin est considéré comme “ héros national ” de la République argentine, c'est précisément parce qu'il fut l'instrument principal de la libération de ce pays, du Chili et du Pérou de la tutelle de ce même occupant espagnol colonisateur. Certains s'accordent à voir dans ces années de l'émancipation de l'Amérique latine le premier jalon dans le processus de “ décolonisation ” dont nous vivons actuellement les ultimes instants.

Comment Mathieu concilie-t-il cet hommage au libérateur San Martin et sa présence à Brasilia aux côtés du président radical de vieille souche Kubitschek avec son intégrisme de naguère ? Se moque-t-on ou bien Mathieu, que nous préférions à tout prendre plus arrogant, s'accommoderait-il si bien de sa nouvelle condition de commis-voyageur qu'il ne serait plus à un changement de veste près : samouraï à Tokyo, “ libertador ” à Buenos Aires, demain stakhanoviste de l'abstraction à Moscou, pourquoi pas ?

Entre le néo-réalisme de Lorjou et cette mascarade éhontée, uniquement dictée par la circonstance, il ne se situe rien d'autre que l'équivoque.

Mais en fait de libertés, Mathieu ne connaît que celles qu'il prend avec l'Histoire, fût-ce seulement par omission. Dans son “ autopsie ” de l'art figuratif, notre médecin légiste d'occasion déclare par exemple que “ le caractère dominant de l'entre-deux guerres est un éloignement à l'égard des recherches révolutionnaires de la peinture pure ” tandis qu'au contraire, c'est pendant ces années-là que se produisent des phénomènes aussi essentiels sur ce plan que l'apparition, dans un sillage de couleurs jamais vues, des premières toiles où Hans Hartung, entre 1932 et 1938, explorait une réalité conjecturale tout en éclairs de chaleur, reflets solaires dans la vitre du souvenir et vertigineux emballements du sismographe de l'écriture automatique. De ces fêtes graphiques qui reprirent de plus belle dès la guerre terminée, Mathieu était le premier à proclamer l'importance, du temps de son arrivée à Paris. Tout cela, aujourd'hui, il semble l'avoir oublié.

Du départ brinqueballant et timide de notre tranche-montagne, il se trouve que l'un des signataires de la présente déclaration fut le témoin oculaire. Mathieu fut, entre 1946 et 1951, l'auteur de quelques toiles inquiètes, et c'est à cette inquiétude, à cette fébrilité qui ne se donnait pas encore en spectacle qu'il dût de tenir lui-même un rôle dans les tentatives préliminaires au “ tachisme ”, “ informel ” ou “ art autre ”. Ainsi, prolongement d'expériences préexistantes et non commencement d'une révolution, et en tout état de cause, rôle de comparse, un peu bruyant et assez à côté des vrais problèmes. Mathieu autopsiant l'art actuel dans lequel il n'a pu s'insérer (d'où peut-être son délire réactionnaire), c'est une farce sinistre : où allons-nous si ce sont les cadavres qui autopsient les vifs ?

En somme, Combat-Art, voulant faire oeuvre objective, présentait Lorjou et Mathieu face à face. En ce qui concerne les Surréalistes et leurs amis - à divers titres mis en cause -, nos plaideurs se voient renvoyés dos à dos. Pour nous, les écarts verbaux et la gesticulation auxquels se livrent ces étranges antagonistes ne représentent que le dérisoire camouflage d'une secrète ressemblance.

Il ne s'agit pas, ici, d'une réponse à MM. Mathieu-Lorjou, mais d'une prise de position tendant à replacer les actuelles escarmouches entre peintres abstraits et peintres figuratifs dans leur véritable éclairage, et à leur véritable échelle.

Pierre Alechinsky ; Enrico Baj, directeur de la revue II Gesto , Milan ; Jean-Louis Bédouin ; André Breton ; Corneille ; Edouard Jaguer, directeur de la revue Phases , Paris ; Jacques Lacomblez, directeur de la revue Edda , Bruxelles ; Jean-Clarence Lambert, rédacteur en chef des Cahiers du Musée de Poche ; Gérard Legrand, directeur de la revue Bief , Paris ; Julio Llinas, rédacteur en chef de la revue Boa , Buenos Aires ; E.L.T. Mesens ; José Pierre ; Jean Schuster.

[Combat-Art n° 66, 4 avril 1960.]

[Mise au point]

M...

Paris, le 14 avril 1960.

Même si cette mise au point vous paraît “ remplie d'une notable quantité d'importance nulle ”, nous croyons devoir porter à votre connaissance ce qui suit. Les valeurs que nous sommes quelques-uns à défendre au sein de la pensée et de l'art d'aujourd'hui continueront à nous rendre intolérable toute espèce d'usurpation de titres et de fonction.

C'est en ce sens que nous avons immédiatement réagi contre la publication par l'hebdomadaire Arts (numéro du 30 mars), d'un prétendu bloc-notes signé de Jean-Jacques Lebel. Des deux protestations que s'est attiré ainsi ce journal, l'une - celle des Surréalistes - a paru mutilée et présentée on ne peut plus tendancieusement. L'autre, qui émanait du Mouvement Phases, a été passée sous silence, en dépit des assurances données par lettre à Edouard Jaguer. La question n'est pas, ici, de supputer les complicités en faveur de l'auteur du “ bloc-notes ” qui à l'intérieur du journal Arts sont à l'origine de cette incorrection mais bien, à toutes fins utiles, de rétablir la vérité à son endroit, afin d'obvier à ce que son agitation peut avoir de nocif.

PIECES JUSTIFICATIVES

Paris, le 30 mars 1960.

Cher André Parinaud,

Nous sommes persuadés que votre bonne foi a été surprise. L'auteur de votre dernier “ Sept Jours à l'heure de Paris ” ne peut plus se réclamer du Surréalisme, et le sait fort bien.

Le genre fouine mâtinée de commis-voyageur, la confusion mentale élevée à la hauteur d'une raison de vivre, l'arrivisme cosmopolite pris pour la suppression des frontières, l'inculture dissimulée derrière le rideau de brouillard des références abusives, la citation par surprise de propos privés qu'il entrelarde de flatteries à l'égard des personnalités les plus diverses, ont déjà lassé l'indulgence que nous avons cru pouvoir manifester à l'égard de Jean-Jacques Lebel. Les colères qu'il présente comme nous étant communes sont à ce point caricaturées qu'il serait impossible à vos lecteurs d'y reconnaître le “ jeune Surréalisme ”, à supposer que cette expression ait un sens particulier. Du reste, Bief, organe officiel de notre mouvement, publie dans son n° 12 (à paraître le 15 avril) la déclaration ci-jointe, dont nous ne voyons qu'avantage à vous donner la primeur, certains que vous tiendrez à rétablir la vérité au sujet d'un personnage dont la frénésie ambulatoire et l'incontinence verbale ne servent qu'à commercialiser une peinture et une poésie de moins en moins défendables.

Amicalement à vous.

Robert Benayoun, André Breton, Gérard Legrand, E.L.T. Mesens, Jean Schuster.

MISE EN GARDE

Un personnage turbulent, Jean-Jacques Lebel, qu'après lui avoir fait crédit nous avions dû récemment éloigner en raison de cette agilité particulière qui lui permet de sauter d'une soirée mondaine à une réunion de militants révolutionnaires, en passant par les salles de rédaction de Paris-Presse et de France-Observateur, se pose volontiers comme Surréaliste auprès des innombrables directeurs de galeries, journalistes, peintres, littérateurs, éditeurs, sociologues et philosophes qu'il rencontre chaque jour au hasard des rues et de sa ruineuse correspondance. Il apparaît de plus en plus que cette activité frénétique, marquée au coin de la plus totale confusion des valeurs, n'en est pas moins soigneusement commandée par un arrivisme impressionnant, ce qui est dans l'ordre.

Nous informons que les activités de Jean-Jacques Lebel, placier en toutes catégories de tableaux et ragots, ne relèvent nullement du Surréalisme, et ne sauraient, par conséquent, l'engager en quoi que ce soit.

LE MOUVEMENT SURREALISTE.

Vu et approuvé : Jean Benoît, G.-J. Bodson, Arsène Bonafous-Murat, Georges Goldfayn, Marianne et Radovan Ivsic, Alain Joubert, Jean-Pierre Lassalle , Jean-Bernard Lombard, Joyce Mansour, Jehan Mayoux, Mimi Parent, Bernard Pecheur, José Pierre, Jean-Claude Silbermann , Jean Thiercelin, Toyen, Roger Van Hecke.

Paris, le 30 mars 1960.

Monsieur le Rédacteur en chef,

Je viens de prendre connaissance, dans le n° 768 de votre journal, du “ bloc-notes ” feuilleté (sous le prétexte - de toute évidence spécieux - de répondre à une exhibition similaire de M. Georges Mathieu) par Jean-Jacques Lebel, et de constater que celui-ci a cru nécessaire d'associer le nom de “ Phases ” aux stupéfiantes élucubrations qui encadrent sa photographie.

En tant que directeur de la publication mise en cause et organisateur des expositions citées en référence, je tiens à préciser que les propos tenus par M. Lebel n'engagent que lui-même et ne sauraient, à aucun titre, passer pour refléter les véritables préoccupations de l'ensemble des peintres et écrivains collaborant aux activités du Mouvement “ Phases ” (et non “ Groupe ”) issu de la revue du même nom. En tout état de cause, ces activités ne peuvent s'accommoder du recours, même épisodique, à certains moyens tels que ceux préconisés, justement, par J.-J. Lebel pour “ détrôner la page écrite, la peinture de chevalet ”, notamment lorsqu'ils se traduisent par l'organisation d'une “ tournée ” de poésie et de jazz simultanés, aux Etats-Unis ou ailleurs.

La “ pensée ” de M. Mathieu, les idées dont il se fait le champion peuvent sans le moindre dommage supporter l'emploi de n'importe quels tréteaux ; il en va autrement pour les valeurs et principes dont Jean-Jacques Lebel continue de se réclamer. L'étalage complaisant de ces principes ne pouvant plus masquer un désaccord fondamental sur les méthodes, il s'ensuit que toute citation du nom de “ Phases ”, tout rappel de sa participation à l'action commune que pourrait faire M. Lebel à l'avenir devront être considérés comme abusifs et ne correspondant plus à aucune réalité.

En vous demandant de bien vouloir porter cette mise au point à la connaissance des lecteurs de votre journal, je vous prie d'agréer, Monsieur le Rédacteur en chef, l'assurance de mes sentiments distingués.
Edouard Jaguer.

Vu et approuvé : Jacques Lacomblez, directeur de la revue Edda (Bruxelles) ; Roland Giguère, directeur des éditions Erta (Montréal) ; Alexandre Henisz, correspondant des revues Plastyka (Cracovie) et Struktury (Lublin) ; Guido Biasi, correspondant de Documento Sud (Naples) ; Jean-Charles Langlois, correspondant de la revue Boa (Buenos Aires)
Pour le Mouvement Surréaliste : Gérard Legrand, 40, rue Claude-Terrasse, Paris (16e).
Pour le Mouvement “ Phases ” : Edouard Jaguer, 24, rue Rémy-de-Gourmont, Paris (19e).

 

[Tracts surréalistes, tome II, section 2]

 

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