Le SurrÉalisme au service de la RÉvolution
LE SURREALISME AU SERVICE DE LA REVOlUTION N°2, OCTOBRE 1930

<SASDLR n° 2, octobre 1930>

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RAPPORTS DU TRAVAIL INTELLECTUEL ET DU CAPITAL

Quelles sont vos idées sur le rôle actuel du Capital vis-à-vis des producteurs intellectuels ?

Ceux qui mettent en valeur la production littéraire et artistique remplissent-ils leurs devoirs envers les lettres et les arts ?

En ce qui concerne librairie, théâtre, éditions musicales, cinéma, presse périodique et quotidienne, vente d’œuvres d’art, avez vous des observations optimistes ou pessimistes à formuler au sujet des relations du Travail intellectuel et ceux qui le font fructifier ?

Si vous jugez que des modifications, des améliorations devraient être réalisées au sujet de ces relations, veuillez les indiquer.

Croyez-vous que les producteurs auraient intérêt à créer les associations pour exploiter eux mêmes leur travail ? Dans ce cas, comment concevez-vous ces associations ?

(L’Esprit français, 15 août 1930.)

Pour éviter a priori toute confusion, il est nécessaire de distinguer deux principaux modes de production « intellectuelle » : 1° celui qui a pour objet de satisfaire chez l’homme l’appétit de l’esprit, aussi naturel que la faim ; 2° celui qui a pour objet de satisfaire chez le producteur des besoins tout à fait autres (argent, honneurs, gloire, etc. ). La vieille coexistence de ces deux tendances, jointe à l’effort de la seconde pour ne paraître faire qu’une avec la première, est de nature à étouffer le véritable débat, que vous ne vous souciez peut-être pas d’instituer.

Peu importe, en effet, de savoir si les services rendus par le capital à cette seconde classe de producteurs, en emplois, en pourboires et en croix, les récompensent d’une manière plus qu’équitable, moins équitable, de leur zèle à tenter de faire valoir idéologiquement ce capital, en assumant chaque jour la défense de son armée, de son église, de sa police, de sa justice et de ses mœurs. Cet individu fait partie intégrante du monde capitaliste et la portée de ses déboires avec ce monde ne saurait donc excéder moralement celle des déboires d’un autre exploiteur, mettons pour faire image d’un négociant en caoutchouc.

Le producteur intellectuel qu’abstraction faite de celui ci je veux considérer est celui qui par son produit cherche à satisfaire le besoin personnel de son esprit. « Une chose, dit Marx, peut être utile et produit du travail humain, sans être marchandise. L’homme qui, par son produit, satisfait son besoin personnel, crée bien une valeur d’usage, mais non pas une marchandise. Pour produire des marchandises, il faut qu’il produise non pas une simple valeur d’usage, mais une valeur d’usage pouvant servir à autrui, une valeur d’usage sociale ». Remarquons que le problème, envisagé sous l’angle intellectuel, se complique du fait que cette valeur d’usage sociale peut se constituer très lentement : Baudelaire criblé de dettes, ses héritiers s’enrichissant de plus en plus. On peut en déduire, d’une part, que Baudelaire a été frustré de la part de sécurité matérielle à laquelle il avait droit en échange de son travail (et cela en vertu de toutes les lois économiques d’équivalence), d’autre part, le cas de Baudelaire étant généralisable à toute la catégorie de chercheurs authentiques qui nous occupe, qu’il en va, en régime capitaliste, de certaines productions très rares de l’esprit comme de l’extraction de certaines matières précieuses qui, telles le diamant, toujours après Marx, sont loin, à ceux qui les cherchent de « payer complètement leur valeur ».

La réglementation professionnelle du travail intellectuel ainsi conçu est et sera toujours impossible dans la société bourgeoise : 1° parce que cette réglementation n’est justiciable que d’un jugement qualitatif qui s’est révélé historiquement être non celui des contemporains mais, presque toujours contradictoirement avec ce jugement, celui de la postérité ; 2° parce qu’il est impossible d’apprécier sa valeur à la mesure commune de l’heure de travail. (Si un poète met une journée à écrire un poème, et le bottier le même temps à faire une paire de souliers, il n’en est pas moins vrai que ces articles ne s’échangent guère et que si le bottier recommence le lendemain, le poète n’est pas forcement capable d’en faire autant).

Je m’empresse d’ajouter que, bien entendu, je suis dans ce domaine contre toute revendication immédiate, que j’entends me borner ici à faire apparaître l’antagonisme absolu qui existe entre les conditions d’indépendance de la pensée qui finit — trop tard, il est vrai, pour celui qui pensait — par avoir raison de la lâcheté humaine et les conditions d’équilibre provisoire d’un monde où il est autrement efficace à tous égards de considérer qu’en moyenne « sur une heure de travail le capitalisme s’en attribue la moitié… sans paiement ». Jusqu’à ce que cette écrasante dette se paie il n’y a pas lieu de faire un sort aux doléances intellectuelles qui, dans la mesure où elles sont fondées, n’ont pas à se faire jour sous forme de vaines démarches corporatives mais bien plutôt doivent décider ceux qui ont ainsi à pâtir de l’ordre actuel des choses à servir sans réserves, comme étant la leur, la cause admirable du prolétariat.

André BRETON.

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ACTUALITÉ DE SADE

On voudrait, à cette place, donner aussi souvent que possible des textes inédits ou inconnus d’un auteur si proche de nous qu’il faut un réel effort pour imaginer que dix ans seulement nous séparent encore du bicentenaire de sa naissance.

Alternant avec ces révélations ou restitutions, on souhaiterait offrir une revue polémique des influences, sans cesse plus marquées, que Sade imprime à l’esprit contemporain.

De ces éléments de Cahiers Sadistes, on a dessein de bannir presque toujours les commentaires critiques. Il serait aisé, par exemple, d’en surcharger le document qui va suivre : mais quel lecteur ne regretterait de trouver ainsi affaiblis la poétique valeur de mystère, l’accent inouï de cette lettre sans équivalent ? En décidant une telle abstention, on reprend donc, à sa bassesse près, le postulat d’Anatole France : « Il n’est pas nécessaire de traiter un texte du marquis de Sade comme un texte de Pascal ». On ne l’étouffera pas, en effet, ce texte vivant, sous des gloses pédantes, mais on le reproduira avec la conscience dont l’employé de MM. Lemerre et Charavay se targuait précisément de se passer.

Un siècle de lâcheté et de carence, responsable soit de la destruction, soit du recel de chefs d’œuvre inédits, voilà qui impose certains devoirs aux involontaires héritiers de cette période néfaste et, de toutes nos forces, reniée. On sent donc bien qu’il devient impossible de laisser sans réplique les insultes que de misérables « roquets » se permettent avec d’autant plus de cynisme que le « dogue » n’est plus là pour lever bien au dessus de leur museau sa patte distributrice.

M. H.

LETTRE INÉDITE DU MARQUIS DE SADE

(4 octobre 1779)

Martin Quiros…tu fais l’insolent mon fils si j’etois la, je te rosserois… je t arracherois ton j. f… de toupet faux, que tu renouvelle tous les ans avec les poils de queue des bidets de la route de Courtheson a Paris comment fairois tu vieux mâtin pour réparer ça ? aint dis comment fairois tu ? tu t en irois comme un picard qui abbat des noix tirailler de droite et de gauche tous ces vieux chose noirs qui bordent les boutiques le soir le long de la rue St Honoré, et puis le lendemain avec un peu de colle forte tu arrangerois ça sur ton vieux front d’écaille de façon que ça n’y paroitroit pas plus qu’un morpion sur la « marmite » d’une g… n’est ce pas mon fils... Allons tache… tache un peu de taire je t en prie car je m’ennuiye d’être si longtemps insulté par la canaille. Il est vrai que je fais comme les dogues et quand je vois toute cette meute de roquets et de doguines aboyer après moi je lève la jambe et je leur pisse sur le nés.

F….. te vla sçavant comme un in folio, ou a tu pris tant de belles choses ?... ces elephants qui tuent Cesar, ce Brutus qui volent des bœufs, cet Hercule, cette bataille de Prunelles, et ce Varius ! oh : que tout ça est beau. Tu as volé tout ça un soir en revenant de mener ta maitresse souper ches sa commere, tu lui mettois tout ça dans la queue de sa robe, a mesure que tu le prenois, et puis tu faisois comme celui qui y mangeoit des cerises, de façon que la pauvre marquise est arrivée le soir ches elle avec des elephants, des hercules, et des bœufs dans sa robe, ce qui la faisoit tenir droite et roide tout comme si elle n’eut pas été la fille d’une présidente. Queuque tu me parle de femme grosse je ne t ai pas donné mon jeu pour des femmes pleines, moi, je te l’ai donné pour toi… est ce que tu es pleine toi est ce que md Patulos l’est ? ou bien si c’est milli PRINTEMPS ? Dis… dis moi donc qui est ce qui est pleine cheux vous. Ma foi au surplus le soit qui voudra tu te souviens de ma chanson Heureusement que je m’en f… eh bien je la chante ici six fois le jour et je la siffle quatre.

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Comment vieux j… f… de singe. visage de chiendent barbouillé de jus de mure. échalât de la vigne de Nöé arrette du dos de la baleine de Jonas, vielle allumete de briquet de bor… chandelle rance de ving quatre a la livre sangle pourrie du beaudet de ma femme… tu ne m’a pas découvert les isles, tu oses me dire cela, toi et tes quatre camarades de la frégate plate a bas bord qui roule les cotes du port de Marceille, vous n’aves pas eté me découvrir des isles et vous ne m’en aves pas trouvé sept dans une matinée ? Ah : vielle citrouille confite dans du jus de punaise, troisième corne de la tete du diable figure de morue allongée comme les deux oreilles d’une huître, savate de maquerelle, linge sale des choses rouges de milli Printemps, si je te tenois, comme je t en frotterois avec, ton sale groin de pomme cuite qui ressemble a des marons qui brulent. pour t’apprendre a mentir de la sorte.

Comme tu fais le gentil parce que tu ne degueule pas sur la mer, que veux tu que je te dise a cela mon fils, il y a longtemps que je sçai que tu portes le vin et l’eau mieux que moi mais pendant que tu fais tant le brave sur le tillac, il ne faudroit qu’un serpent de carton, pour te faire jetter dans l’eau ou dans l’enfer s’il etoit ouvert sous tes pieds… chacun a ses infirmités mon fils Quiros… heureux celui qui en a le moins. Mais quest ce que tu me parles de Venise je n’ai jamais eté a Venise moi, c’est la seule ville d’Italie que je ne connoisse pas, mais j’irai un jour, a ce que j’espere, quant a patron Raviol, c’est différent. Je le connois j’ai eu l’honneur être son capitaine pendant trois semaines, et je suis persuadé qu’il n’a jamais été si bien mené de sa vie : je me souviens que nous avons attaqué le pont d’Arles ensemble auquel combat je perdis beaucoup de monde, et je fus obligé de me retirer avec deshonneur, et sans avoir pu en venir a l’abordage. Pendant ce temps la, toi qui ne sçai pas nager comme moi, et qui en raison de cela n’aimes pas les combats navaux, tu cotoyois le rivage ta scelle sur le dos comme une tortue, et tes bottes fortes aux mains en guise de gands, cherchant à t assembler avec quelque monsieur Rétif, ah : je n’ai pas oublié toutes tes belles prouesses.

J’ai été fort aise d’apprendre que mon escadre etoit en rade. Je ne tarderai pas a la joindre, avec mon esquif le Fracasseur je n’attends plus que soixante ou quatre ving pieces de canons, et quarante vits de mulets qui sont ches le fondeur et que je veux faire mettre sur la hune afin de lui donner un air plus redoutable. et puis je mettrai a la voile pour aller en croisières ce printemps.

Tu dis donc comme ça mon fils Martin que je n’écris pas a ton gout ; ecoute un peu mon raisonnement a ce sujet.

Je n’ecris que pour ma femme, qui lit tres bien mon ecriture quelque mauvaise quelle soit. Ceux qui sans aucun titre, et sans aucun droit, veulent y fourer leur nés dans cette écriture qui ne te plait pas, s’ils n’en sont pas content peuvent s’aller f… f... Veux tu de l’erudition a présent sur cela, eh bien en voila mon fils et le mâle et la femelle qui se donnent ces airs la loin de se facher du lieu ou je les envoiye, me répondront s’ils veulent franchement avouer leurs gout ce que le regent repondit a une femme qui se plaignait a lui que le cardinal Dubois, l’avoit envoyée ou je les envoye. Madame, le cardinal est insolent. Mais il est quelque fois de bon conseil. Adieu Quiros. Mes compliments a Gautruche quand tu le verras ; dis-lui que je suis bien enchanté de sa ressurrection et surtout je t en prie ne m’oublie pas sur milli PRINTEMPS.

Ce 4 au soir en recevant ta 3 e lettre ou a la minute comme dit milli Printemps.

LETTRE OUVERTE à M. ABEL HERMANT

de L’académie-française

Monsieur,

Dans une feuille de publicité qui a pour titre Les Nouvelles littéraires, M. Robert Kemp commençait naguère un article en première page, par ces trois lignes riches d’informations : « Connaissez vous déjà le baron Dolmancé ? M. Abel Hermant, dans son plus jeune roman, Tantale, vient de conter l’histoire de ce vieillard ».

Sincère ou feinte, l’ingénuité de cette question de M. Kemp, au seuil d’une étude sur Paul et Virginie, n’était pas pour me déplaire. Sans aller jusqu’à m’écrier, comme Dolmancé lui-même quelques années avant que de vous intéresser à son histoire : « Cette ingénuité

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me fait horriblement bander », je n’en pensai pas moins qu’en des temps mieux avertis elle eût suffi à provoquer le désabonnement collectif des vieilles filles de province qui font des Nouvelles leur pâture hebdomadaire. Et dans la conviction que vous-même, Monsieur, cédant à la mode littéraire, veniez de composer quelque Supplément à la Philosophie dans le Boudoir, je résolus de me procurer ce Tantale, bien digne par là de mettre l’eau à la bouche tout au moins de son éventuel lecteur. Il me faut donc reconnaître, l’article de M. Robert Kemp dut à son plus sûr défaut de me conduire à ses fins.

J’imagine en avoir déjà trop dit pour que vous me fassiez l’injure de me ranger parmi ceux qui découvrent le personnage de Dolmancé en ouvrant votre livre, c’est-à-dire dans votre public. Non plus que vous, Monsieur, je ne pouvais ignorer que Dolmancé, protagoniste fameux d’un manuel d’érotologie fort apprécié, comptât au bas mot cent soixante-quinze ans d’âge aujourd’hui. Aussi bien ne m’arrêtai-je guère à la bande couleur d’espérance où votre éditeur, pour allécher le passant, s’exclame en caractères d’affiche : « … Les bras tendus vers la jeunesse ! » À ce degré de sénilité, l’on tend, ma foi, ce qu’on peut, et c’est déjà faveur grande que de n’être pas même hémiplégique. Ma surprise commença pourtant dès la page 7, où vous en prenez à votre aise avec la chronologie. Vous êtes bien bon, Monsieur, de n’accorder que soixante-cinq automnes au héros dont la vigoureuse maturité défrayait déjà la chronique scandaleuse du Directoire ! Mais je passe sur cet invraisemblable anachronisme et poursuis la série de mes étonnements.

Soixante-cinq ans, pour un « vieux-beau » c’est la belle âge comme dit sans doute votre « populiste » de concierge. C’est, si vous préférez, époque transitoire où le vieux-beau, quoique auteur d’un regrettable Essai sur la vieillesse du pécheur, ne se confond pas de toute évidence avec les gâteux. Hélas ! au cours de ma lecture, de pénibles déceptions m’étaient réservées. Dolmancé, ce fier tenant de l’amour physique et, qui plus est, sodomite irréductible, je le retrouvai méconnaissable, marié… père et grand-père… ému pour une bru désirable du plus vague, du moins exprimé complexe d’Œdipe… enfin réduit à épier de loin les ébats presque édifiants d’un couple ou d’un trio anglais sur une plage bretonne !

Croyez-vous donc justifier une si pitoyable caricature quand vous lui prêtez des intentions de cette force : « Aucun mot ne lui faisait peur. D’autant qu’il n’ignorait pas que, s’il avait le goût du vice, il l’avait trop raffiné, trop délicat pour jamais pousser les choses à fon d. Comme au don César de Ruy Blas, il lui suffisait de l’odeur du festin — et de l’ombre du mal ». Eh bien, Monsieur, ce Dolmancé avait plus d’accent quand, fort peu satisfait de telles viandes creuses, il ne s’embarrassait pas à nous dire : « Ah, foutre, est-on délicat quand on bande ! » ni de nous prouver par exemple que toujours, sinon en tout lieu, il poussait les choses à fon d. Vous avez beau vouloir être cru sur parole lorsque vous avancez que votre bonhomme ressent encore de temps en temps « un besoin sadique, — ou vulgaire — d’expressions crues et précises », vous ne réussissez qu’à faire regretter le siècle où son truchement s’appelait le marquis de Sade et n’avait jamais la peur des mots.

Au reste, cette épithète, sadique, que vous tenez, il va sans dire, pour injurieuse et qui vous échappe, de même que le cambrioleur imprudent laisse tomber de sa poche une pièce à conviction de son imminent procès, ce seul petit mot dérivé d’un grand nom suffit à dénoncer votre braconnage littéraire. Tant de gens ont avant vous pillé ce no man’s land qu’est l’œuvre de Sade et du moins notoire au plus célèbre, d’un Raban à un Mirbeau, en ont escompté ou recueilli de si faciles profits, que vous avez cru expédient de tirer à votre tour quelque avantage de ce « vice impuni ». Braconnage ? Pas même. Votre permis de chasse est en vers :

Race d’Abel, tu crois et broutes

comme les punaises des bois !

Et Maldoror servant déjà d’enseigne à un débit d’alcool, quoi de plus ingénieux que de préposer Dolmancé à un commerce d’encre ? Signe des temps que cette rivalité dans l’abjection entre l’Assommoir et l’Académie, ces institutions également nationales.

Veuillez croire, Monsieur, à la sincérité des sentiments qui me dictent cette lettre et avec lesquels je signe

Maurice HEINE.

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HOMMAGE À D.A.F. DE SADE

À Paul Eluard.

I

Quelle existence particulièrement bien comprise arrivera à percevoir à l’heure d’un couchant exceptionnel les vibrations de l’insolite monument dressé sur une grève de pierres hantées à la limite des eaux mortes entre deux rivages à jamais arides ?

Quand le silence rassurant se sent chez lui le mystère allume de monstrueux feux de paille : feu de paille celui qui de mémoire d’ombre récite la vérité déchirante, feu de paille celui qui sur les ailes de la folie précipite, à hauteur d’aigle, la morale démasquée, feu de paille aussi celui dont les étranges propos découvrent aux paralytiques les impressions saisissantes.

L’incorruptible séducteur s’éloigne comme un orage.

II

Ces bouleversements derrière les paupières nous conduisent infailliblement à une mare dure et glissante où dort sous une nuée de mouches vertes l’immobilité au diapason. Pour pouvoir s’en approcher il faut avoir cru plus que de raison. On dit alors à haute voix ce à quoi on ne pense pas. J’ai voulu dire : le cœur du lance- pierre trouve le chemin du poète. » Le temps m’a prouvé par la suite que mon existence à ce moment-là pouvait tout au plus déserter deux nuages et une épave encore à découvrir. Une obscurité croissante semblable à celle qui règne sur les visions tombe dans les yeux de Pilar. À l’horizon, des mains téméraires ont soulevé pour le plaisir les lourdes pierres horizontales.

III

Sade, l’amour enfin sauvé de la boue du ciel, l’hypocrisie passée par les armes et par les yeux, cet héritage suffira aux hommes contre la famine, leurs belles mains d’étrangleurs sorties des poches.

René CHAR.

JUSTINE ou Les Malheurs de la Vertu

Il faut que le grand dictionnaire pousse jusqu’au dévouement l’exactitude bibliographique pour donner place dans ses colonnes, à coté des chefs-d’œuvre littéraires, à ce produit honteux de la manie et de l’érotisme. Nous n’en dirons que quelques mots.

Celui qui écrivait de pareilles choses, qui reflétait dans ces pages immondes ses pensées et ses désirs, peut-être quelques faits réels de sa vie, avait sa place marquée à Charenton.

Grand Larousse.

…J’aime à les entendre, ces gens riches, ces juges, ces magistrats, j’aime à les voir nous prêcher la vertu ; il est bien difficile de se garantir du vol quand on a trois fois plus qu’il ne faut pour vivre, bien difficile de ne jamais concevoir le meurtre quand on n’est entouré que d’adulateurs ou d’esclaves soumis, énormément pénible en vérité d’être tempérant et sobre quand la volupté les enivre et que les mets les plus succulents les entourent, ils ont bien de la peine à être francs quand il ne se présente jamais pour eux aucun intérêt de mentir. Mais nous, Sophie, nous que cette providence barbare dont tu as la folie de faire ton idole, a condamnés à ramper sur la terre comme le serpent dans l’herbe, nous qu’on ne voit qu’avec dédain, parce que nous sommes pauvres, qu’on humilie parce que nous sommes faibles, nous qui ne trouvons enfin sur toute la surface du globe que du fiel et des épines, tu veux que nous nous défendions du crime quand sa main seule nous ouvre la porte de la vie, nous y maintient, nous y conserve, ou nous empêche de la perdre ; tu veux que perpétuellement soumis et humiliés, pendant que cette classe qui nous maîtrise a pour elle toutes les

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faveurs de la fortune, nous n’ayons pour nous que la peine, que l’abattement et la douleur, que le besoin et que les larmes, que la flétrissure et l’échafaud ! Non, Sophie, non, ou cette providence que tu vénères n’est faite que pour nos mépris, ou ce ne sont pas là ses intentions... Connais la mieux et convainc-toi bien que dès qu’elle nous place dans une situation où le mal nous devient nécessaire, et qu’elle nous laisse en même temps la possibilité de l’exercer, c’est que ce mal sert à ses lois comme le bien et qu’elle gagne autant à l’un qu’à l’autre.

Sade. — Les Infortunes de la Vertu, p. 34 et 35 (Editions fourcades).

INTELLECTUELS CASTILLANS et CATALANS — EXPOSITIONS —

ARRESTATION D’UN EXHIBITIONNISTE DANS LE METRO

Je crois absolument impossible qu’il existe sur terre (sauf naturellement l’immonde région valencienne) aucun endroit qui ait produit quelque chose de si abominable que ce qui est appelé vulgairement des intellectuels castillans et catalans ; ces derniers sont une énorme cochonnerie ; ils ont l’habitude de porter des moustaches toutes pleines d’une véritable et authentique merde et, pour la plupart, ils ont en outre l’habitude de se torcher le cul avec du papier, sans se savonner le trou comme il faut, comme cela est pratiqué dans divers pays, et ils ont les poils des couilles et les aisselles remplis matériellement d’une infinité grouillante de tous petits enragés « maîtres Millets », « Angel Guimeras ». Parfois, ces intellectuels

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affectent de polis et mutuels hommages, et voilà pourquoi ils concèdent aux autres « mutuellement » que leurs langues sont très belles et de ce fait ils dansent des danses réellement « cojonudas » telles que la sardane, par exemple, qui à elle seule suffirait pour couvrir de honte et d’opprobre une contrée entière à condition qu’il fût impossible, comme il arrive dans la région catalane, d’ajouter encore une honte de plus à celles que constituent par elles-mêmes le paysage, les villes et le climat, etc., etc., de cet ignoble pays.

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L’activité surréaliste a en projet toute une série systématique d’expositions dont la teneur concrète est soumise en ce moment à l’étude, et dont il est impossible de prévoir en ce moment la portée et la signification, mais ce qu’en tout cas nous pouvons avancer, c’est son caractère férocement extra-artistique.

Parmi d’autres projets, une exposition d’objets et d’images et de fétiches catholiques, choisis parmi ceux qui de façon plus aiguë figureraient la pédérastie, le sadisme, etc., occuperait une place prépondérante. Cette exposition (qui en tout cas, ne manquerait pas d’être des plus « impressionnantes », outre son sens profanateur élevé) manifesterait le premier point- de vue réellement analytique de la question, étant donné que ladite exposition serait annoncée par une vigoureuse préface psychanalytique compétente.

D’autres expositions se baseraient spécialement sur la capacité fétichiste contemporaine, et on y montrerait ou on y vendrait non seulement des objets déterminés appartenant aux gens les plus divers et les plus significatifs, mais également des objets que de façon délibérée certaines gens, auxquels nous accordons une importance tout-à-fait spéciale, seraient

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capables de choisir. Parmi les expositions d’objets, jusqu’ici plus ou moins précis, une exposition très complète d’objets à caractère strictement pornographique, aurait une importance tout-à-fait particulière et scandaleuse.

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Au mois de mai dernier, sur le trajet Cambronne-Glacière, un homme d’une trentaine d’années, assis en face d’une très belle jeune fille, sépara habilement une revue qu’il semblait lire, de telle façon que ne fut vu que de la jeune fille, son sexe à découvert, en érection complète et magnifique. Un crétin s’étant rendu compte de cet acte exhibitionniste, acte qui avait plongé la jeune fille dans une énorme et délicieuse confusion, mais sans la plus faible protestation, ce fut suffisant pour que l’exhibitionniste fut frappé et expulsé par le public. Nous ne pouvons que crier toute notre indignation et tout notre mépris pour une façon aussi abominable d’agir contre un des actes les plus purs et les plus désintéressés qu’un homme soit capable de réaliser dans notre époque d’avilissement et de dégradation morale.

Salvador DALI.

DÉFINITION

Morale : par morale, le monde entend les égards que l’homme rend à lui-même et aux autres dans son propre salut. Le nombre et le degré de ces égards est déterminé différemment suivant les hommes et les sphères humaines. Cette sphère une fois donnée, la pensée n’a qu’à distinguer le général du droit particulier. Qu’est-ce que le but ? Qu’est-ce que le moyen ? Au point de vue du salut abstrait de l’homme, tous les buts sont moyens et, en ce sens, le principe : « La fin justifie les moyens » est absolument valable.

Lettre de J. Dietzgen, ouvrier, à K. Marx (1867).

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LE NOUVEL ASSOMMOIR

La sollicitude du capitalisme pour le prolétariat semble sans limites. Le président de la Société des Aciéries de Longwy faisant récemment visiter ses usines à une Chambre de Commerce énumérait les bienfaits qu’il prodigue à ses ouvriers. Il ne se contente pas de leur offrir cent millions de salaires par an, il consacre également quinze millions à d’admirables œuvres sociales. Cette somme considérable est presque entièrement absorbée par des assurances légalement obligatoires et par la construction de logements que nécessite l’importance de la main-d’œuvre étrangère, mais d’autres bonnes œuvres n’en existent pas

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moins : l’édification de magnifiques églises pour l’instruction et l’éducation « du peuple », quelques écoles d’apprentissage, « un service de retraite pour les vieux serviteurs », une organisation médicale et, enfin « toute une série d’œuvres de recréation... »

Le bon patron, qui n’ignore pas que l’oisiveté est la mère de tous les vices, n’a pas en effet vu croître sans inquiétude les instants de loisir qu’il est bien obligé d’accorder à ses ouvriers et l’un de ses principaux soucis a été de leur imposer, avec une sollicitude toute paternelle, des distractions choisies.

Le bistro a perdu bien des vertus. Les ouvriers pourraient maintenant y passer un temps trop long et des discussions qu’ils y tiendraient résulteraient souvent un déplorable état d’esprit. Une crise dans le recrutement de l’armée et de la main-d’œuvre a d’ailleurs appris que l’alcool était la source de tous les maux, du paupérisme à la tuberculose, maux dont ce pauvre Marx avait cru voir l’origine dans les institutions même du régime. On lui a donc substitué un certain nombre de distractions plus saines : les publications populaires, le cinéma, la radio…, toutes contrôlées soigneusement par une censure de fait ou de droit qui est la garantie de leur parfaite innocuité. Mais ces divertissements conservent un caractère intellectuel trop marqué, ce qui suffit parfois à les rendre dangereux, surtout en cas d’abus. Pour les corriger et les compléter le capitalisme a créé une admirable œuvre de récréation, la plus saine occupation des loisirs qu’elle ait jusqu’là découverte, le Sport.

La compétition caractérise le sport et le distingue du simple exercice. Si l’on se place au point de vue sportif on dira, entre autres, que l’homme qui accomplit un certain acte physique dans un temps donné est supérieur à celui qui l’accomplit dans un temps plus gran d. Par exemple, le cycliste qui parcourt cinquante kilomètres en une heure est supérieur à celui qui met une heure et demie pour couvrir la même distance, ou encore l’ouvrier qui fabrique, mettons cinquante casseroles en une heure est supérieur à celui qui a besoin d’une heure et demie pour en faire autant. Des championnats équivalents à ceux de la fabrication des casseroles ont déjà été institués. M. Bailby a par exemple créé, entr’autres bonnes œuvres, un « Critérium des porteurs de l’Intrant », et ce philanthrope a réussi de la sorte à concilier sans difficulté la rapidité de la diffusion de son journal et l’intérêt qu’il porte aux sports.

Le cycliste qui a fait aujourd’hui quarante kilomètres à l’heure ne doit pas désespérer d’en faire un jour ou l’autre cinquante. S’il pratique un certain nombre d’heures supplémentaires, s’il s’abstient soigneusement de tous excès intellectuels ou physiques, s’il fait montre durant la course d’une certaine énergie, s’il use, pendant celle-ci, de certains excitants, il améliore sa forme, et passera ainsi d’une « classe » dans une classe supérieure. La supériorité du coureur le plus rapide n’est pas discutée des sportifs. mais celle de l’ouvrier le plus productif, dogme du capitalisme, est généralement peu admise par le prolétariat. Le bon patron, désireux de récompenser ceux de ses ouvriers qui paraissent s’être assimilés cette vérité première, leur offre tout un jeu de « primes ». Si tel homme qui a de la peine à produire quarante pièces à l’heure peut en produire cinquante, il n’aura qu’à utiliser des recettes sportives pour améliorer son rendement. Il usera — modérément, le travail aux machines nécessitant une certaine

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Précision — de stimulants, alcool ou café — il consacrera toute son énergie à son travail — il s’abstiendra rigoureusement de tous excès — d’ailleurs immoraux — il pratiquera enfin un certain nombre d’exercices, ou plutôt de sports, qui lui permettrait en augmentant ses capacités physiques être un meilleur ouvrier, ou soldat.

Le sportif, qui sait qu’il peut améliorer sa forme, ne doit pas se laisser atteindre par le pessimisme. L’optimisme est une des premières qualités du sportif, et il n’exclut pas la connaissance des limites de sa force. En 1912, un spécialiste sollicité de définir les bienfaits qu’avaient retirés de son éducation sportive la génération de porcs qui allaient se faire tuer deux ans plus tard, avec l’entrain qu’on sait, écrivait : « Je crois — et ceci me semble très important pour l’avenir de l’activité française — que le sport, en montrant à chaque adolescent, par des mesures et des chronométrages indiscutables, quelle est la limite maxima de ses forces physiques… le prépare à l’idée que ses autres facultés naturelles… ne peuvent le situer dans la vie qu’à la seconde ou la troisième catégorie. Cela ne l’empêchera pas de mettre tout son orgueil à rester le premier de sa série… et à se perfectionner dans sa spécialité... Dès maintenant il semble que l’éducation sportive a préparé notre Emile moderne à être bientôt… l’homme convenable et satisfait à la place qui lui convient... Le Sport a beaucoup réduit dans les collèges le nombre des élèves qui voulaient être à la fois Napoléon et Victor Hugo et Paganini ». (Georges Rozet, La jeunesse Sportive, L’opinion, 7 septembre 1912).

Notre auteur parle surtout pour les jeunes bourgeois qui constituaient la presque totalité des sportifs d’alors, mais il est aisé de tirer pour lui des conclusions qui s’appliquent au prolétariat seul. Admirable discipline qui ne se contente pas de donner à l’ouvrier la force, l’énergie et l’optimisme qui lui sont nécessaires pour accomplir au mieux son travail mais qui le persuade en outre qu’il doit se contenter de la place que lui assignent ses facultés, restreintes par définition, tout en se perfectionnant dans sa modeste spécialité. On peut être assuré que les fantômes de Marx et Lénine n’iront, pas plus que le « spectre rouge » hanter un ouvrier empreint de tels principes.

Un nombre très restreint de sportifs, servis par leurs dons physiques, leur chance, leur entraînement, passent dans une « classe » spéciale : celle des champions. Comme tels ils sont chargés de défendre l’honneur de leur pays dans différentes compétitions. La bourgeoisie leur fait un sort semblable à celui qu’elle réserve aux « intellectuels » de toute sorte qui la servent, elle les rétribue selon leur mérite et leur sert un traitement qui varie de celui du cardinal à celui de l’enfant de chœur. Les minimes appointements des sportifs de cette dernière catégorie apitoient profondément un écrivain dont je ne sais trop s’il se nomme Robert, Guitard ou Bernier, mais qui est ou sera, j’en suis certain, l’un des plus brillants rédacteurs d’un quelconque « Echo des Sports ». La grande pitié des églises ou des laboratoires de France m’ayant toujours profondément ému, je ne suis pas insensible aux malheurs du « prolétariat du Tour de Souffrance » et je souhaite à cette campagne le succès de celle jadis entreprise par un membre actuel du P.O.P. Garchery en faveur d’autres misérables prolétaires, les flics.

Les matches où s’affrontent les champions, généralement réunis en équipes nationales, suscitent parmi l’énorme public qui s’intéresse au sport en France une émotion parfois considérable. La lecture des comptes rendus des

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réunions ou prouesses sportives, et les commentaires qu’elle provoque contribuent heureusement à détourner les amateurs de sport de préoccupations d’un autre ordre. Les dramatiques étapes du tour de France ont contribué à rejeter au second plan les grèves du Nord, et dans certaines entreprises le grand intérêt porté par une partie des ouvriers à l’amélioration de la race chevaline empêche plus efficacement qu’une mesure directement répressive, le progrès de la propagande communiste. Les journaux ont d’ailleurs soin, surtout lorsque l’issue d’un match est favorable à la France, d’en tirer d’utiles leçons qu’acceptent sans trop de difficultés leurs lecteurs. La France conserve une fois de plus la coupe Tilden. « L’adresse, le courage, l’allant, l’esprit de décision, telles sont les admirables qualités françaises qui ont permis cette victoire, après tant d’autres. » Leducq, malgré une chute grave remporte, durant le Tour de france, l’étape Grenoble-Evian sur L’italien Guerra. Les Français déjouent une fois de plus les provocations fascistes. Tout en gardant la dignité qui convient devant les grotesques gesticulations d’un César de Carnaval, elle montre qu’elle saura, le cas échéant, régler en deux coups de cuiller à pot le compte des mangeurs de macaroni comme elle a réglé, en son temps, celui des mangeurs de choucroute. Deux cochons traversent l’Atlantique. Triomphe du courage... Triomphe du sang-froi d... Triomphe de la patience... Ce triomphe est une victoire du Français, du tempérament français, du sang français, de l’esprit français... Ce triomphe est la victoire aussi du travail français fait en France, sous l’inspiration de maîtres français, par de simples ouvriers de France qui demeurent les premiers ouvriers du monde.

C’est ainsi que tour à tour, sous ses différents aspects, le sport apparaît comme le miroir de la rationalisation, du patriotisme, de la connerie. La bourgeoisie qui l’a créé l’a fait à son image. Ce simulacre, soigneusement conçu, à l’époque où se développait l’idée de la nation armée, se perfectionne chaque jour, se voit sans cesse pourvu de nouveaux temples, de nouveaux prêtres et de nouveaux fidèles. Les industriels sont sportifs parce que le sport est l’école du travail. Les curés sont sportifs parce que le sport est l’école de la morale et de la religion. Les officiers sont sportifs parce que le sport est l’école de la guerre. Les flics sont sportifs parce que le sport est l’école de l’ordre. Leur ministre est aussi sportif qu’eux tous.

Les mots d’ordre politiques du gouvernement actuel, de l’énergie, du réalisme et de la bonne humeur, du fairplay peuvent se résumer dans l’épithète : sportif dont aime à se parer Tardieu, l’un des plus brillants spécimens de la génération de jeunes bourgeois qui élaborèrent, du début du siècle à la guerre, la mystique sportive qu’il incarne maintenant. La grande machine à décerveler va, ces années, perfectionner son mécanisme et son fonctionnement, en attendant le jour où le prolétariat, s’en étant emparé à la suite d’une révolution triomphante, la détournera de ses buts et l’adaptera à ses besoins. En attendant ce jour il est indispensable de lutter contre le sport aussi bien que contre aucune autre organisation agressive. Les ouvriers communistes de la F. S. T. pour avoir compris cette nécessité, voient appliquer à leur organisation un traitement particulièrement répressif. Nous ne doutons pas que dans un avenir très prochain le délit d’excitation de sportifs à la désobéissance ou d’entrave à la liberté du sport ne soit retenu par les tribunaux.

Georges SADOUL.

Page 29 de la préface signée A.F. à Dorci ou la Bizarrerie du Sort, conte inédit par le marquis de Sade, publié sur le manuscrit avec notice sur l’auteur, Paris, 1881, in-16.

Par exemple, la lettre écrite en 1782, paraissant pour la première fois dans Latinité, 1 ère année n° 10, pp. 320-324 (Décembre 1929) ; ou Les Infortunes de la Vertu, roman daté de 1787, publié pour la première fois aux Editions Fourcade (Juillet 1930).

Bibliothèque d’Avignon (musée Calvet), collection Requien, n° 11.886. Quatre pages autographes, non signées. La suscription, à la quatrième page, est ainsi libellée : A Monsieur — Monsieur le chevalier — Quiros ches md. De — Sade à Paris — en observant que la présente n’est écrite — que pour La Jeunesse. Au-dessus de l’adresse, et d’une main étrangère, la mention : Répondu le 14 octobre 1779. (Sade était alors détenu par lettre de cachet au donjon de Vincennes). La graphie et la ponctuation sont ici fidèlement transcrites, ainsi que les abréviations et points suspensifs.

Abréviation habituelle pour Madame.

Abréviation habituelle pour Mademoiselle. Le nom qui suit est, sur le manuscrit, en gros caractères.

Ce mot remplace perte qui est raturé.

Ce mot remplace les mots sur milli, rayés, mais laissés intentionnellement apparents pour le double sens.

Ce mot remplace les mots pres de, rayés, mais laissés apparents. Le nom en fin de ligne est en gros caractères.

Numéro du 26 juillet 1930.

La Philosophie dans le Boudoir 1795, t. I, p. 32.

Abel Hermant, Tantale, 1930, p. 45 et passim.

Abel Hermant, Tantale, 1930, p. 91.

Marquis de Sade La Philosophie dans le Boudoir, 1795, t. II, p. 61.

Abel Hermant, Tantale, 1930, p. 90.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal (Abel et Caïn ).

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L’HOMME

Prenons le Boulevard-bonne-nouvelle et montrons-le.

I

LA CONCEPTION

Un jour compris entre deux autres jours et, comme d’habitude, pas de nuit sans étoile, le ventre long de la femme monte, c’est une pierre et la seule visible, la seule véritable, dans la cascade. Tout ce qui s’est tant de fois défait se défait encore, tout ce que le ventre long de la femme a tant de fois entrepris, de conserver son plaisir plus pur que le froid de se sentir absent de soi-même, s’entreprend encore. C’est à ne pas entendre un souffle de bête fauve tout près de soi. Ce n’est pas le don qu’on aimerait faire d’une seule pièce de ce trésor déterré qui n’est pas la vie qu’on aimerait avoir reçue puisque aussi bien le ventre long de la femme est son ventre et que le rêve, le seul rêve est de être pas né. La nuit habituelle est tellement suffisante. L’ignorance y trouve si bien son compte. Elle n’interrompt pas l’amour qui ne se couche ni ne se lève. On a bien soufflé sur les charbons, on s’est bien regardé en face au point de se perdre de vue. Tout à l’heure encore, tout à l’heure encore... Nous étions chacun que nous.

L’homme ne se reproduit pas dans un grand éclat de rire. L’homme ne se reproduit pas. Il n’a jamais peuplé son lit que des yeux ardents de son amour. Il suppose le problème résolu, c’est tout. Le problème est rarement résolu. Les chiffonniers ont des fils qui sont en réalité les fils de rois, des fils qui confondent en ouvrant les yeux le diadème de leurs mères avec les fanes merveilleuses des carottes. Des vipères naissent quelque part. Les pères de famille n’en croient rien. On ne coupe la tête qu’au désir. Place, dit le conducteur du vieil omnibus, le conducteur qui te ressemblera, qui me ressemblera sans pitié pour les chevaux à tête de mer d’huile. Et, comme il est très poli, place, ajoute-t-il, s’il vous plaît. L’omnibus fantôme est déjà loin.

Il faudrait rester le même toujours, avec cette déconcertante allure de gymnaste, avec ce port de tête ridicule. Mais voici que la statue tombe en poussière, qu’elle refuse de garder son nom. Tu n’en sais heureusement rien et c’est à peine si tu regardes du coté de l’image murale qui montre Mazeppa seul, éperdu dans la steppe. Il me semble que depuis hier il a bougé. Cette pièce est absurde, prenons garde. Il y a ici des murs que tu ne franchiras pas, des murs que je couvrirai d’injures et de menaces, des murs qui sont pour toujours couleur de sang vieilli, de sang versé.

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II

LA VIE INTRA UTÉRINE

N’être rien. De toutes les façons qu’a le tournesol d’aimer la lumière, le regret est la plus belle ombre sur le cadran solaire. Os croisés, mots croisés, des volumes et des volumes d’ignorance et de savoir. Par où faut-il commencer ? Le poisson naît d’une épine, la guenon d’une noix. L’ombre de Christophe Colomb tourne elle-même sur la Terre de Feu, elle n’est pas plus difficile que l’œuf.

Une grande assurance — et grande sans terme de comparaison — permet au revenant de nier la réalité des formes qui l’enchaînent. Mais nous n’en sommes pas encore là. Les gestes interdits des statues dans le moule ont donné ces figures imparfaites et revenantes : les Vénus dont les mains absentes caressent les cheveux des poètes

D’une rive à l’autre, les lavandières se jettent le nom d’un personnage fantastique qui parcourt la terre en simulant la haine pour tout ce qu’il embrasse. Leurs chansons sont tout ce qui me transporte et qui est pourtant transporté, comme les pigeons voyageurs photographes prennent sans le vouloir des vues du camp ennemi. Leurs yeux sont moins loin de moi que le vautour de sa proie. J’ai compris que le visage de la femme ne se montre pas que dans le sommeil. Il est dans l’éblouissement, parmi les herbes régulières des cieux. Du dedans comme du dehors, il est la perle qui vaut mille fois la mort du plongeur. Du dehors, il est la fronde admirable, du dedans il est l’oiseau. Les ronces le déchirent et les mûres le tachent de noir, mais il accorde aux buissons la source singulière de son bouillonnement de lumière. On peut savoir ce qu’il est devenu depuis que je l’ai découvert.

La biche entre deux bonds aime me regarder. Je lui tiens compagnie dans la clairière. Je tombe lentement des hauteurs, je ne pèse encore que ce que donnent à peser de moins cent mille mètres. Le lustre éteint qui m’éclaire montre les dents quand je caresse des seins que je n’ai pas choisis. De grandes branches mortes les transpercent. Les soupapes qui s’ouvrent et se ferment dans un cœur qui n’est pas le mien et qui est mon cœur, sont tout ce qui se chantera d’inutile sur une mesure à deux temps : je crie, nul ne m’entends, je rêve

Ce désert est faux. Les ombres que je creuse laissent apparaître les couleurs comme autant de secrets absurdes.

Je vais, dit-on, voir. Je vais, voit-on, entendre. Le silence à perte de vue est le clavier qui commence par ces vingt doigts qui ne sont pas. Ma mère est une toupie dont mon père est le fouet.

J’ai pour séduire le temps des parures de frissons, le retour de mon corps en soi-même Ah ! Prendre un bain, un bain des Romains, un bain de sable, un bain de sable d’ânesse ! Vivre comme il faut savoir se nouer les veines dans un bain ! Voyager à dos de méduse, à fleur d’eau et puis sombrer dans les profondeurs pour avoir l’appétit des poissons aveugles, des poissons aveugles qui ont l’appétit des oiseaux qui hurlent à la vie ! A t-on entendu chanter les oiseaux vers quatre heures de l’après-midi en avril? Ces oiseaux sont fous. C’est moi. A-t-on déjà vu le soleil couvrir la nuit de son poids mort, comme le feu couvre la cendre ? J’ai pour soleils

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le passage de la flamme à la fumée, la plainte affolée d’une bête traquée et la première goutte d’eau d’une averse.

Attention ! On m’atten d. Le jour et la nuit vont être à la gare. Je ne les reconnaîtrai jamais si je m’embarrasse des valises de la justice.

III

LA NAISSANCE

Le calcul des probabilités se confond avec l’enfant, noir comme la mèche d’une bombe posée sur le passage d’un souverain qui est l’homme par un anarchiste individualiste de la pire espèce qui est la femme. La naissance n’est, à ceci près, qu’un rond-point. Une pareille auréole appliquée au fils de l’homme et de la femme ne risque pas de faire paraître moins fades les langes de rat qui lui sont préparés et le berceau comme un égout dans lequel on le déverse avec l’eau sale et le sel de la bêtise qui a laissé attendre sa venue comme celle d’un phénix obéissant.

Le voisin soutient qu’il est fait à l’image du feu de bois, la voisine qu’on ne peut mieux le comparer qu’à l’air des aéroplanes et la fée dégénérée qui a élu domicile dans la cave incline à lui donner pour ancêtre le gypse en fer de lance qui a un pied sur l’oisiveté, l’autre sur le travail. Pour tous il tient ses promesses. Chacun veut apprendre sa langue filiale et interprète son silence. On dit partout qu’il favorise de sa présence un monde qui ne pouvait plus se passer de lui. C’est l’aiguilleur à quatre pattes, celui qui provoque à coup sûr le déraillement avec vue de pont, célébré par le Petit Journal Illustré. Il porte en médaillon le sauvetage. « Papa » est un disque en forme de lune, « Maman » maintenant est concave comme la vaisselle.

Pour suspendre l’effet d’une présence aussi obstinée que celle du vase de laiton sur la cheminée de salpêtre, un rayon de miel vient se coiffer dans la chambre. Tous les compliments d’usage ont été inutiles. Il n’y a personne ici. Il n’y a jamais eu personne.

IV

LA VIE

De la fleur japonaise à la cuisse de grenouille galvanisée, il va falloir beaucoup dormir pour s’apercevoir du changement. De la porte qui est un corps à corps à la fenêtre qui est une mêlée, le parquet est un perroquet, le plafond un corbeau qui a eu peur.

Il a encore le souvenir du lendemain, le souvenir d’aventures atroces dans un brouillard de pendu. Il sait qu’il a été dénoncé, qu’un garde-fou est désormais autour de lui pour l’empêcher de se jeter dans l’horloge inutile qui s’est mise à marquer les heures. L’aurore, de soir filtré, lui rappelle la chair nette qui, aux

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approches de l’homme, disparaît toujours dans un bruit de roseaux. Car il touchera la chair longtemps sans la sentir, et quand il la sentira, ce sera à la façon de ces bêtes charmantes qui ne songent qu’à la liberté.

Tout un réseau de grimaces et de contorsions s’oppose à ce que le radeau de son âge retourne à la source secrète de son cœur. Le soir a beau fermer la porte, une route de pas, de bruits, d’espoir et de fatigue lui montre toujours ces grandes bâtisses noires où tout se compose pour lui.

Le vague remplace peu à peu le déterminé. A la place du sang s’étend le buvard, le buvard qui éponge ses lettres toujours maniaquement datées du Creusot. Des yeux purs de nuages se posent sur lui comme l’oiseau sur son ombre. Des lampes balaient de leur jupe de pierre l’escalier d’argent qui mène au grand air des pays sans fenêtres. Que cherche donc cet homme qui fait une tache sur la terre ? Ce pauvre abat-jour est là sur la lampe des étoiles filantes. Il se débat avec l’ombre nuancée qui couve dans ses plis des œufs de poule d’eau, d’où naîtront à une heure avancée le devoir, la chance, le petit bonheur et le fatras. Les puissances du désespoir avec leurs roses de savon, leurs caresses à coté, leur dignité mal habillée, leurs réponses mouvantes à des questions de granit s’emparent de lui. Elles le mènent à l’école du mâchefer, après l’avoir affublé d’un tablier de feu. Le persuadent que le manche à balai des sorcières pique droit dans une éternité grotesque de derrières brillamment éclairés. Elles lui baillent au nez surtout, et c’est ce qu’il y a de plus tragique, elles lui baillent la femme sans prendre même la peine de mettre la main sur la bouche, elles lui baillent les fruits de la femme à odeur d’amandes amères, elles lui baillent la beauté, elles lui baillent la durée, elles lui baillent le refus de cette beauté et de cette durée.

Un matin, il est là, à regarder respirer une chevelure d’anémones. La rue salue de toutes ses roues. De tous les astres celui-ci… de tous les astres… celui qui se soumet à cet astre inoubliable... Il est si parfaitement seul qu’il s’excepte du total. Il regarde le dos des livres qui se voûte. Il écoute la musique qui reluit sur ses chaussures. À midi, quelquefois, il sourit douze fois. Il sourit encore la nuit quand il a peur. Il passe à toutes ses sensations les menottes du sourire.

V

LA MORT

Une moire de campagne cache dans sa trame une fournaise d’insectes. De main en main, le furet passe sous forme de scorpion dans la nasse de la méchanceté. Venez, petite fleur intraduisible, par ici (elle se cache). Eh là ! chauffeur (il descend de son siège et se sauve). Attendez, je me souvenais pourtant d’un nom... Une pelle de diamants à qui me rapportera ce chien que j’étais !

Et je n’oublie rien. Il y a encore une bouteille de sang pour qui s’engage à vivre avec les images que je n’ai pas voulues.

Je vais terriblement mieux. Les vains mots qu’on m’avait mis dans la bouche commencent à produire leur effet. Mes semblables me quittent. La main dans la

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crinière des lions, je vois l’horizon trompeur qui va une dernière fois me mentir. Je profite de tout et de ses mensonges en forme d’épluchure et de ce petit tour qu’il fait en passant toujours par chez moi. Rien ne me sert si bien que lorsqu’il me rencontre.

Tout de même quel examen stupide ! Je m’en serais tiré à la rigueur de cette petite question d’histoire. Fort heureusement je ne m’étais pas présenté.

Les voyages m’ont toujours mené trop loin. La certitude d’arriver ne m’a jamais semblé que le centième coup de sonnette à une porte qui ne s’ouvre pas.

La souffrance même était hantée. Quand cette femme à corps de persienne est venue s’éventer sur mon lit, j’ai compris que je devais avoir froi d. J’ai eu froi d. Mais la jeunesse veillait : en vérité j’avais à peine souffert. Il faut avouer que j’ai gardé sa tête sur ma poitrine. Là, cette clarté, c’est sa forme nocturne qui ne peut pas disparaître et qui soutient la nuit et qui fouille la lumière où je ne suis pas.

Au reste, le puits est tout en surface. La boucle de l’été dans les cheveux du printemps m’a expliqué longuement ce qu’est la promesse. La pluie bestiale portait dans ses antennes le progrès qui boîte dans sa mousse. Elle chante toujours le caprice taciturne et menaçant, qui laisse tout périr. Le son de sa voix est une cicatrice.

Voici la grande place bègue. Les moutons arrivent à fond de train, sur des échasses.

André BRETON et Paul ELUARD.

LA GUERRE À LA MODE

Le prodige littéraire réside en ceci qu’il réduit tout à l’état de thème. La guerre par exemple. C’est presqu’indifférent de savoir ce que pense au juste l’homme qui s’est donné pour tâche de décrire, de décrire vraiment un tel monstre. Ses pauvres intentions seront mangées. D’où toute une littérature infâme, alors même qu’elle avait par ci par là de petits réflexes humanitaires. On sait ce qu’il en fut il y a plus de douze années : jactances de soudards, rêves belliqueux des malingres, grotesque général d’une génération de graphomanes, il ne sert de rien d’y revenir. Il n’en est pas de même quand nous assistons à un retour offensif de la littérature de guerre en 1930 : ses auteurs ont tout réfléchi, tout bien pesé, et on ne les prend pas sans vert. Tout comme ils auraient bouffé du cronpraince vers 15 ou 16, ils sont maintenant éclairés sur les horreurs de la guerre et leurs fresques ne vont pas sans pacifisme, amertume et sombre humour. Ceci parce que cette littérature de guerre, est écrite en temps de paix. Il ne faut y trouver aucune garantie pour l’avenir et tout

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au contraire se bien persuader que cette attention donnée aux choses de la guerre est une actualité perdue. Aussi peut-on voir qu’ainsi renaît ce vieil esprit ancien combattant, qui est si détestable, si piètre, si écœurant, et que dans les sales vieux mots (cagna, poilu, pinard) resurgit un attendrissement ignoble, ah c’était une belle jeunesse, pour un temps qui passe gentiment de la boue au pittoresque, de la vie au document.

À cet égard on consultera en se bouchant le nez, le numéro d’août du Crapouillot, cette revue, née de la guerre, qui fait bien tardivement preuve d’un esprit critique à l’égard de sa mère, esprit qui tient de la rigolade des cinémas où l’on fait passer les films d’il y a quinze ans, même quand on nous montre la photo des charniers de la Marne, esprit critique qui ne va pas plus loin que la casquette et les pieds en varus de l’avorton Poincaré, sans en 87 pages, une seule injure pour l’homme qui a voulu la guerre, ce qui suffit à juger d’une telle publication. Le tout très de gauche, et fort éclairé, si bien qu’il ne manquera pas, ce crapouillot crocodile, de se mettre la patte sur leur cœur et de protester de ses excellentes dispositions à l’indépendance. Cependant, lisez les petites histoires que de Dekobra à Torrès , ces messieurs racontent, orthographiant allemand : boche, pour faire nature sans doute. Regardez ces photographies de bordels allemands, de pédérastes allemands, de héros français, ces scandaleux étalages de lettres naïves décachetées au cabinet noir, ces portraits des soldats qui ne sont ridicules que parce que ce sont ceux de gens du peuple. Remarquez que parmi les armées alliées dont un tableau figure les pertes, si on trouve la Grèce, on cherchera vainement la Russie. Dégustez l’apologie des contre-espions (tout ce qui est national est contre, les espions ce sont les contre-espions de l’ennemi). Enfin remarquez, page 45, en tête d’un article un peu plus crétin que les autres, le portrait de son auteur (J. Galtier-Boissière, dit la légende, se détache au dernier rang au milieu de la porte) en 1914, lisez, page 87, ce joli mot de la fin : Après avoir critiqué — avec quelle verdeur et quelle passion ! — Les témoignages des combattants, M. Cru prépare un nouveau livre où la guerre, de la mobilisation à l’armistice, sera présentée d’après les meilleures pages des écrivains du front : Genevoix, Pézard, Linker, Galtier-Boissière, Delvert, Jacques Meyer, Jolinon, Naegelen, constitueront SANS DOUTE le fond de cette précieuse anthologie. Puis dans la réclame retrouvez Galtier-Boissière de nos jours, sa binette au dessus d’une annonce pour La Vie de Garçon et La Fleur au Fusil, et tirez l’échelle. Non sans un coup d’œil à ce choix de livres sur la guerre, que vous pouvez acheter à l’office du Crapouillot où voisinent Pétain et Barbusse, Farrère et Reboux, Kessel et Dorgelès, etc. Sans parler de Norton Cru, dont l’ouvrage est, paraît-il, indispensable — malgré ses partis pris — pour constituer intelligemment une bibliothèque des livres de guerre. Je vous fais grâce des livres de guerre en belle édition (sic). À noter que ne figure pas dans ce choix, le très honnête ouvrage de Charles Fraval (Histoire de l’arriere) dont il est rendu compte analytiquement dans ce même numéro par quelqu’un qui concède qu’on peut en discuter et même détester l’esprit, ce qui est certainement le cas des gens qui font le Crapouillot et de ceux qui s’en repaissent.

Ce livre est le seul en français, que je sache, qui parle convenablement de la guerre, j’entends d’un point de vue

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historique. Il n’est pas sans défaut, ni sans illusions. Je lui sais cependant gré de nous remettre sous les yeux un texte que l’auteur trouve : d’une telle élévation qu’on peut le classer à part dans l’immonde littérature de guerre : « Tu te bats contre le nationalisme qui est l’égoïsme lâché d’une nation, mais, attention, le nationalisme sévit partout. Il n’est pas exclusif à l’Allemagne. Il s’est infiltré en France, plus épars, mais vivant, féroce et néfaste,captieux, hypocrite, ayant ramassé et mêlé tous les préjugés, tous les grands mots... Aime la France, comme tu aimes ta mère. Veuille-la grande, veuille la noble, RICHE, rayonnante, mais ne la place pas au dessus de la justice et de la morale... » Cela était sans doute très différent de Richepin ou Aicard, en 1917, mais au lendemain des mutineries, cela était signé Barbusse. Ce que c’est que la propagande intelligente, vous savez : pas grossière, aime la France, bien entendu la justice, et qui donc a ramassé les grands mots ? Henri Barbusse est considéré comme un homme très bien par plusieurs personnes dont certaines ne sont pas du tout de son bor d.

On a vu l’autre année, un livre de Blaise Cendrars publié en feuilleton dans l’Humanité. L’auteur de J’ai tué, cette horreur brève et bien sentie, vient de se signaler à notre attention en publiant les mémoires d’un nommé Bringolf, escroc, qui, comme c’est l’habitude chez les Suisses, s’est engagé dans l’armée française pendant la guerre et qui maintenant (j’ai lu ça dans Aujourd’hui, revue de Lausanne) se plaint que les torchons communistes lui rejette son passé à la gueule quand il a une situation quelque part dans l’industrie, alors que sa belle façon de pourfendre l’allemand l’a réhabilité, ou ne le croyez-vous pas ? Dans l’un ou l’autre cas, vous pouvez gagner un porte-plume réservoir en inscrivant sur une feuille mise à votre disposition par les éditions Au Sans-Pareil, combien de personnes seront de votre avis et combien de l’avis contraire. Apologue-épilogue : Un monsieur qui a un salon avec une cheminée, y fait une horrible ordure, l’appelle ordure avec horreur, puis se dit : « C’est mon ordure ». Et réfléchissant, finit par la placer sous globe sur sa cheminée de son salon.

Aragon.

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ACTUALITÉ CRIANTE

« Tous policiers ! C’est la formule du jour », écrit l’Echo de Paris en date du 14 août. On ne saurait mieux dire. Et pour embellir la citation, en voici une autre : « M. Jean Chiappe, préfet de police, vient d’être admis comme adhérent à la Société des gens de lettres. Ses parrains étaient M. Pierre Bonardi et M. Maurice Dekobra. » (Intransigeant, 16 août).

M. Poincaré a fourni pour le dictionnaire de l’Académie française la définition du mot « ouvrier ». La canaille

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ne se tient pas encore pour battue, malgré ses soixante-dix ans !

Au cinéma, au mois d’août 1930, vous assistez au défilé interminable d’une procession, pendant que prêche un évêque : nous en sommes là. Les grues ne font d’affaires que si elles portent une croix entre leurs seins.

Mr Paul Bourget, le personnage qui a écrit que les quatre piliers de la civilisation sont : la Chambre des Lords, le Vatican, l’Académie française, et le grand Etat-Major allemand, publie dans le Figaro du 15 août un article sur les Assurances sociales. Est-il étonnant que M. Bourget injurie les ouvriers ? Il est payé pour cela.

Comme on peut voir, l’ignominie ne souffre pas d’interruption pendant ces vacances d’été. Chaque jour apporte sa provision d’injures à tout ce qui mérite quelque respect.

Maxime ALEXANDRE.

CE QU’ON PEUT LIRE

À l’heure où la colonisation française est assaillie de violentes critiques — et plût au ciel que ce ne fût que de critiques ! — M. Jean Renaud donne une réédition complète et définitive de ses Héroïques Fripouilles.

Noel sabord, (Paris-Midi, 22 août 1930).

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Il vient d’être procédé, au ministère de la guerre, au tirage au sort de la date initiale déterminant l’ordre d’envoi, en Afrique du Nord, des jeunes soldats appartenant à la troisième fraction de la classe 1929.

La date tirée était le 4.

Il résulte du tirage effectué que les jeunes gens désignés les premiers pour l’Afrique du Nord, seront ceux qui sont nés le 4 décembre, quelle que soit l’année, puis le 4 novembre, puis le 4 octobre et ainsi de suite jusqu’au 4 janvier.

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L’attention des jeunes gens qui ont l’intention de se fixer définitivement en Afrique du Nord est particulièrement appelée sur ces dispositions.

(Excelsior, 25 août 1930).

*

Qui est Bringolf ? Un Suisse, un homme quelconque, diplomate, escroc, que sais-je, celà n’a aucune importance : je ne tiens pas expressément à ce que l’on soit escroc ou honnête homme. Bringolf est cela — diplomate, escroc, gueux, soutier, soldat, etc., en Amérique du Sud et du Nord et en Europe, — aussi ; il est surtout un homme vivant qui se raconte comme on le fait bien rarement.

Évidemment, on ne trouve dans son livre aucun romanesque, pas d’ordre, rien de bien révolutionnaire ; Bringolf est même tellement véridique qu’il ne nous cache point ses méditations morales, ses remords ridicules, et humains, son goût pour le panache, ses réparties. Sans doute y a-t-il assez de naïveté pour que nos « mal du siècle » soient écœurés au nom de leur bon goût, de leur tact et de leur romanesque. Tant pis pour eux.

Nino Frank, (Intransigeant, 22 août 1930).

AVIS

Il semble… que le psychanalyste pourrait observer avec sympathie les efforts de ceux qui, dans l’art et dans l’action, ont essayé de rendre la profondeur et la dignité à la vie humaine, par delà le stade « des mensonges et des dissimulations ». Il ne semble pas qu’il puisse se faire l’allié de ce qu’il combat chez le névrosé individuel : la moralité du sur-moi ; — _bref qu’ayant dénoncé la censure, il puisse prendre le parti de la censure.

J- Frois-Wittman. — Considérations psychanalytiques sur l’art moderne (Revue française de Psychanalyse, n° 2).

LORD PATCHOGUE

L’arme braquée par le suicide contre la vie en a toujours raison. Nuls débris, nulles ruines ne peuvent subsister après le passage de cette volonté qui brûle de tout détruire. Mais un tel attentat laisse entière la force de celui qui l’a commis. Le regret d’être né, le besoin de mourir disparaissent avec le monde qu’ils tuent. Seule, absolument seule et pure, la pensée satisfaite se considère et se reconnaît. Jacques Rigaut a vécu avec le souci de cette ressemblance parfaite. Lord Patchogue en fait foi.

Paul ELUARD.

P.017

SUR LÉNINE

Avec cette conception de la vie et des hommes, cette ardeur passionnée qu’il apportait en toutes choses, Illitch ne fut rien moins que le vertueux petit bourgeois pour lequel on veut le faire passer quelquefois : homme d’intérieur modèle avec femme, enfants, photographies des membres de sa famille sur le bureau, livres, robe de chambre ouatée, un petit chat sur les genoux, habitation seigneuriale dans laquelle il se repose de la vie publique. Le moindre de ses actes est vu à travers le prisme d’une sentimentalité bourgeoise. Il vaudrait bien mieux s’abstenir de traiter ce genre de thème.

Kroupskaia. — Souvenir sur Lénine, p. 193 (Bureau d’éditions).

BOBARDS ET FARIBOLES

Hypocrisie de la chose imprimée, l’élan épique des journaleux, à distance, prend un ton farce, et, parce que le ridicule fait aisément figure d’inoffensif, les mêmes guignols de la presse permettent aux mêmes sanglants bonshommes politiques de sévir en 1930, comme en 1910. Vingt ans de foutus, mais pas pour tout le monde, puisque nous apprenons, de nos grands organes d’information, qu’un de ces curés tueurs qui donnaient l’absolution à l’ennemi, sous leurs ordres, assassiné, vient être promu officier de la Légion d’honneur. Et nos pisse-ligne de louer la charité chrétienne de ce monsieur (aujourd’hui évêque) si prompt à sauter de la mitrailleuse au goupillon.

Dommage que le Monseigneur n’aille pas à Deauville.

Avec sa robe à traîne, la mitre, la crosse et le révolver d’ordonnance, il n’aurait pas mal fait entre l’Agaga-Khan et le sempiternel Chiappe. Joli trio et symbolique de la soumission aux faits. À cette grasse trinité on opposerait le spectre solitaire, famélique de l’anarchie. On se réjouirait de voir le mot d’ordre enfin synonyme de police et, en conclusion, il serait affirmé que chacun doit accepter, sans regimber, sa place dans le grand bordel social, puisque la prose de notre petit père Poincaré (lui-même soumis à l’organisation pourvoyeuse de nos grandes jeunes sœurs latines et américaines) a suivi le chemin de Buenos Aires. Que de la bave de notre barbichu les dites grandes jeunes sœurs américaines et latines se régalent, fassent leurs choux gras, la traite des blanches n’a pas encore épuisé notre réservoir national de putasseries, finasseries, andouillasseries. La création juridique des personnes n’est certes pas un mythe, et pour parer à la crise de la natalité il y a naissance de jolies petites sœurs, les Entités chères au vaniteux individualisme de ces temps.

Nous connaissons le visage de la France. Nous savions l’exacte couleur de ses cheveux, bien qu’ils fussent cachés sous le bonnet phrygien. Dame patrie était plus foncée que l’Allemagne (en dépit des brunes juives berlinoises), plus claire que l’Italie (malgré les blondes piémontaises et les rousses vénitiennes). Or, un peu de patience, et bientôt on va nous dire si l’Europe est mâle ou femelle, albinos ou fauve, grâce à ce vent qui, de la Pologne au Cotentin, de la Finlande à Gibraltar, assemble les traits d’un continent.

Pangermanisme, panslavisme ? De la vieillerie, de la gnognotte, depuis que nous avons Paneuropa, dont l’inventeur, le comte Khoudenov Kalergi (moitié autrichien, moitié japonais, philosophe paneuropéen de la plante des pieds à la racine des cheveux) dirige une revue paneuropéenne où j’ai eu, jadis, le plaisir de lire, entre autres fariboles, une lettre de général français, qui, d’avoir découvert, lors de l’occupation, que les Allemands n’étaient pas des bêtes sauvages, avait décidé une alliance avec l’ancien ennemi, pour une belle petite guéguerre contre la Russie ou l’Amérique, au choix.

Et quelle jolie carte du monde nous allons avoir grâce à Paneuropa.

L’Europe sera rose et ce rose s’étendra aux meilleurs morceaux d’Asie, d’Afrique. Et si vous vous permettez de faire observer à un paneuropéen que l’Algérie, la Tunisie, le Maroc et le Congo c’est peut-être l’Afrique, il vous rira au nez, car si les races se distinguent les unes des autres et les unes aux autres s’opposent, il est bien entendu que nègres et jaunes blanchiront dès qu’il y aura quelque besoin de chair à canon.

Toute classification humaine, et celle surtout qui s’autorise du prisme des peaux, n’a jamais été, jusqu’à ce jour, que prétexte aux plus sinistres abus de confiance, et si le drapeau de la Révolution déjà claque noir sur ciel exsangue, c’est que bientôt le nègre exaspérée par la loi du lynch et tant d’iniquités entrera dans la mêlée, sans pitié pour la féodalité colonisatrice et missionnaire des visages pâles, cœurs pâles et tons incolores qui n’ont quand même pas réussi à dépigmenter le coloré.

René CREVEL.

P.018

FORMULE DE L’OPPOSITION HÉTÉRODOXE DANS LES DOMAINES PRINCIPAUX

(D. 16).

Ces deux polygones ont la propriété de « se rabattre » l’un sur l’autre : chaque case recouvrant marquée de la même lettre.

Comme dans la première étude de Bianchetti, il faudrait opérer une translation du domaine principal blanc de bas en haut pour ensuite « rabattre » les deux domaines l’un sur l’autre suivant la charnière c8-h3.

Dans le domaine D. 16, le domaine principal entouré d’un pointillé représente le domaine principal du R blanc après translation de A en A’, pour que le rabattement suivant la charnière c8 — h3 soit possible.

Il y a translation de 3 traverses vers le haut.

(D. 17).

On se rappelle que dans la première étude de Bianchetti, la translation d’une seule traverse avait été suffisante pour opérer le rabattement : nous pouvons déjà conclure que par analogie l’opposition hétérodoxe qui régit cette étude sera d’ordre diagonal, et que, au lieu être sur diagonales voisines (dans la première étude de Biannchetti la translation avait été d’une traverse seulement), l’opposition hétérodoxe se passera sur deux diagonales à distance de trois unités l’une de l’autre (comme l’indique la translation).

Pratiquement, dans le D. 17, pour savoir si le R. Blanc à c4 (sans le trait) à l’opposition hétérodoxe sur R noir à d8, on « déplacera » d’abord c4 de trois traverses vers le haut, obtenant ainsi la case A’ qui, « rabattue » suivant la charnière c8 — h3 donne la case d8.

(D. 18).

Les morts russes de la guerre n’ont pas payé les porteurs de rente russe, dites donc.

Il faut avoir vu, comme je l’ai vu, le « visage » de ce monsieur le 6 Mars 1930, devant la Grange-aux-Belles, exhortant à grands cris les flics à matraquer les ouvriers.

Mais l’on se demande par quel abus misérable ce texte est tombé en possession de la Nouvelle Revue française que Rigaut méprisa toujours très particulièrement et qui publia il y a quelques années une nouvelle de Drieu la Rochelle : La Valise vide, dans laquelle il était tourné en ridicule.

Cette nouvelle m’était dédiée, dans l’intention évidente de m’opposer à Jacques Rigaut. Des manœuvres semblables se reproduisent régulièrement dans la Nouvelle Revue française. La dernière est un peu plus grossière, M. Victor Crastre, qui n’a pas connu Rigaut et qui est aussi loin que possible de l’activité à laquelle celui-ci participa, ayant été soigneusement choisi pour essayer de le séparer de ses amis dadaïstes et surréalistes.

Ainsi va la canaillerie de M. Jean Paulhan, jadis décoré d’une Légion d’honneur de merde à la place de M. Jacques Rivière, décédé.

 

Autre exemple :

Le R blanc, à d2, sans le trait, a l’opposition hétérodoxe sur le R. noir à f7 parce que, transféré de trois traverses vers le haut (F’) la case d2 (devenue d5) est en opposition hétérodoxe sur même diagonale avec f7, suivant la charnière c8 — h3.

P.019

(D. 19).

D’où la méthode pour déterminer les cases en opposition hétérodoxe d’un domaine principal à l’autre :

1° « Déplacer » la case occupée par le R blanc de trois traverses vers le haut (dans le D. 19, c1 vient à c4).

2° Avec la charnière c8 — h3 comme base, « rabattre » la case de translation c4, dans le camp noir : la case obtenue (g8) sera en opposition hétérodoxe avec la case originale c1.

Pour donner une formule générale, on peut dire que l’opposition hétérodoxe ici est diagonaleà translation trois, de même qu’on aurait pu dire, dans la première étude Bianchetti, que l’opposition hétérodoxe était diagonale à translation un.

(D. 20).

Cette formule est facile à vérifier pour chaque case du domaine principal blanc :

1° Translation de trois traverses vers le haut.

2° Rabattement suivant la charnière c8-h3. La distance diagonale des R est paire sur diagonales noires (exemple : f8 — c5) et impaire sur diagonales blanches (exemple : e8 — c6).

Domaine secondaire du R noir.

(D. 21).

Nous avons déjà vu comment le R blanc empêche le R noir de pénétrer à b6 (cases conjuguées X Y Z) ou à g3 (cases conjuguées O). Nous avons vu aussi comment, au moyen de l’opposition hétérodoxe diagonale à translation trois, le R blanc peut maintenir l’égalité dans les domaines principaux.

Il reste une partie du camp noir (h8, h7, h6, h5) qui n’a pas de correspondante dans le camp blanc.

Marcel DUCHAMP.

(D’un livre à paraître : L’opposition et les cases conjuguées sont réconciliées).

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LES PORCS EN LIBERTÉ

On peut justement se demander aujourd’hui comme certains le firent en toute bonne foi pendant les cinq années que dura la guerre : « Quand prendront fin les hostilités ? » Toutefois les pessimistes sont d’accord avec les optimistes sur les matériaux à apporter pour résoudre l’inquiétant problème : accroissement sans retard de leur capital respectif. Et pour entretenir l’esprit dans cette forme particulière les bons Français, en 1930, s’absorbent dans la lecture de livres dits de guerre, où leur imagination et leur mélancolie trouvent un sûr aliment dans les délirantes scènes de meurtre et de pillage ; le temps d’éveiller au fond de leur conscience le remords de n’avoir pu accomplir au dernier moment le geste qui consiste à lâcher un petit coup de feu à tel encombrant blessé, geste qui leur aurait permis de jouir dans la paix d’un magot au moins aussi inaccessible que celui du mandarin légendaire.

Le clergé est passé maître dans ce genre d’exercice. Le plus misérable des prêtres manie avec un bonheur égal la crosse et la croix. Quelques « gueules cassées » du colonel Picot pourraient utilement en témoigner. Mais sur cette viande en décomposition ne flottent relativement que de légères odeurs. Il y a mieux du côté de l’esprit : on vous présente M. Maurice Constantin-Weyer, celui-là même qui se flatte d’avoir des idées personnelles sur la façon de faire avancer un homme devant l’ennemi. Comprenez qu’au moindre geste pouvant être interprété comme un refus d’obéissance il lui applique sur la tempe le canon de son revolver et lui fait sauter la cervelle. Je m’étonne en passant que ce gentilhomme — qui a de la graine, à l’en croire il compte parmi ses ancêtres cette brute de général Yusuf — soit encore de ce monde.

Voici la grande trouvaille de l’éditeur pour le lancement de l’un de ses livres de guerre : « Le lieutenant Maurice Constantin-Weyer a dédié P. C. de Compagnie au soldat de deuxième classe Joseph Jolinon (en effet). » À ce tarif le soldat de deuxième classe n’a pas dû souvent goûter à la gamelle. Embrassons-nous, frère d’armes. Ces deux voyous me font l’effet d’avoir couché avec la même femme, de lui avoir collé la vérole, puis, forts du droit qu’une pareille maladie confère, d’avoir ensuite appelé les copains. En France, il n’en faut pas davantage pour vous rendre célèbre du jour au lendemain.

Cependant que de Biribi on ne revient pas, en Indochine les indigènes sont cités devant les tribunaux français, puis assassinés froidement, légalement pour avoir tenté de se libérer de l’effroyable joug qui les écrase. Retenez en passant le nom du bourreau aux gages de Tardieu et de l’impérialisme, responsable de la tuerie, le gouverneur général Pasquier s’est chargé d’exécuter promptement et sans trop d’effusion de sang — c’est le terme d’un journal capitaliste — les ordres reçus.

Il est révoltant de constater que l’admirable voix de ces êtres d’exception — le mot m’est pénible à écrire — qui font le sacrifice de leur vie pour recouvrer leur liberté et celle de leurs frères opprimés soit tombé en grande partie dans les oreilles des sourds, des hommes justement à peu près seuls qualifiés pour les défendre. Il s’agit de Monde qui a tôt fait d’abandonner cette cause épineuse, film populaire qui faute d’opérateur eut pu se dérouler indéfiniment, au profit des pastels de Quentin La Tour. De temps à autre on apprend indirectement que quelques centaines de camarades sont en train de crever en prison ! Tout de même !

On me communique cette lettre de guerre. J’ignore ce qu’il est advenu de son auteur. En temps de paix, un grand pays comme la France, doit avoir l’ambition d’étendre son empire colonial. Avec l’aide de canailles de cette espèce, elle peut être fière d’elle-même.

17 mars 1915.

Bien cher monsieur,

Voici mon huitième mois de campagne et ma santé est excellente. Pas une blessure. De la veine. Je ne perdrai sans doute rien pour attendre mais advienne que pourra j’en aurai tué ma part et j’aurai vécu des heures d’émotion intense qui valent bien des années. Nous avons débuté en Alsace, aux cols. Par trois fois nous avons passé en pays annexé et nous étions joyeux. Joie de courte durée. Il a fallu évacuer l’Alsace et repasser la frontière. Vous avez su la guerre sauvage et meurtrière que le 14 e corps a fait sur les crêtes des Vosges ; aux cols, dans les forêts, sur les deux rives de la Meurthe : sans vanité, les troupes alpines ont été magnifiques et beaucoup de nos camarades reposent sous les hautes sapinières.

Et maintenant voici mes états de service : Sous-lieutenant commandant la compagnie le 6 septembre, lieutenant le 30 septembre. Citation à l’ordre de la 2 e armée, citation à l’ordre du 14 e corps. Quoiqu’on ait pu faire mieux, ce n’est pas mal. J’espère y ajouter quelque chose encore, c’est que j’ai d’excellents petits soldats et je les aime bien, c’est très intéressant de commander à 250 hommes, d’être une petite force. Le danger mis à part la guerre a du bon. Ne nous plaignez pas trop.

Mon cher Monsieur, je serais aussi très heureux d’avoir de vos nouvelles. Quelle classe est Jean ? Je suis sûr qu’il partirait avec plaisir. Il sera là pour la victoire. Il profitera du sang de ses aînés et il y aura de la gloire pour lui.

Bien affectueusement,

Signé : G. Salanié.

René CHAR.

P.021

LE HAUT DU PAVÉ

Retenons de l’été qui s’achève qu’il y régna un temps de chien tel, que jamais leur meute n’eut autant licence d’occuper les trottoirs et d’y aboyer au passage de cortèges où l’anniversaire de ceci, la commémoration de cela, recoururent aux plus sinistres chienlits pour nous témoigner que la gueuserie actuelle, reproduisant la gueuserie historique, la dépasse et s’ajoute à elle. Lorsqu’on dit que la puanteur du cloaque s’exalte, on peut entendre à la fois par là, qu’elle s’accroît et qu’elle s’en réjouit. Qu’elle s’accroisse donc et, au cours des fêtes qu’elle se donne, qu’elle s’en réjouisse. Ainsi la tâche sera aisée aux hommes de 2030 qui, s’il veulent se souvenir des hommes de 1930 et leur rendre l’hommage qui convient, n’auront rien de mieux à faire que de leur consacrer dans le défilé un char colossal, en forme de mitrailleuse, où prendront place l’effigie d’un pape, d’un préfet de police et d’un général. Je livre l’idée pour ce qu’elle vaut et elle nous vaut cher, au prix des coups de trique, des interdictions et des menaces grandissantes que nous subissons quotidiennement — beaucoup moins, sans doute, qu’on ne le désire, mais, tout de même, un peu plus qu’il n’est tolérable. Et le loisir ne sera pas laissé aux mites de s’attaquer à la friperie théâtrale qui, à travers de rues de quelques pays occidentaux, sert aujourd’hui au rappel ou à la glorification de tout ce qui nous est un sujet de révolte dans le passé ou le présent. À peine accrochées aux vestiaires municipaux, on nous promet d’en faire sortir à nouveau ces défroques pour quelque autre cérémonie et, par exemple, à l’occasion de cette prochaine exposition coloniale qu’on nous annonce à Vincennes. Soit. On n’a plus de raison de se gêner. Nous assisterons donc à l’apothéose du massacre organisé ; de la chicote ; du trafic de la peau ; du travail forcé ; de la persuasion par la drogue, l’alcool et les balles ; de la main mise sur l’or, l’étain, le coton, le caoutchouc, le pétrole. Soit. J’espère qu’on ne négligera pas de faire la part belle au rôle des missions religieuses, dans la très large mesure où il a contribué à l’abêtissement irrémédiable et à la corruption de plusieurs peuplades sauvages. Car en quelque lieu de la terre qu’il soit possible d’exercer impunément un brigandage profitable, on peut être assuré de rencontrer Dieu et ses ministres. Pourtant, en dépit de lui, en dépit d’eux, il ne semble plus que les choses aillent toutes seules. En ce moment. Elles vont même plutôt mal, plutôt bien en Chine, en Indo-Chine, en Egypte. Et ces histoires-là, quoiqu’il se produise, ne sont pas de celles qui finiront en chansons, n’en déplaise à quiconque découvrirait une intention facétieuse au rapprochement de ces deux textes, découpés dans les gazettes de l’autre jour, et que nous disposons à la façon des éléments d’un monstrueux collage mental où l’on voit le sang répandu régir la mode et ses affûtiaux.

Nous avons déjà enregistré 17 insurgés décapités à Yen-Ba ; 2 à Vinh ; 6 condamnés à mort à Phu-Tho, 3 à Saïgon ; 5 manifestants fusillés à Ben-Thui, le 1er mai 20 à Cat-Ngan le 4 mai ; 3 à Cho-Moi le 29 mai ; 1 à Phu-Lâm le 4 juin ; 2 à Hôc-Môn ; 6 à Duc-Hoa le même jour ; 3 à Tân-Thuân-Tay le 13 juillet ; 3 à Cang-Long le 1 août ; 128 déportés à Cayenne ; 600 autres vont l’être, des milliers et des milliers meurent lentement à l’île Poulo-Condore, dans les innombrables geôles de Hanoï, de Saïgon, en Annam.

De même que l’exposition des Arts Décoratifs a eu une grande influence sur l’architecture et l’ameublement, il n’est pas douteux que l’Exposition Coloniale modifiera, elle aussi, nous goûts. N’essaie-t-on pas, dès maintenant par exemple, de lancer, pour les femmes, le chapeau tonkinois, qui n’est d’ailleurs pas disgracieux ? Et s’il avait fait plus beau, soyez sûr qu’on aurait trouvé le moyen de proposer aux hommes le casque colonial à la place du chapeau de paille.

Albert VALENTIN.

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CONTRIBUTION À L’AVORTEMENT DES ÉTUDES MALDORORIENNES

« On croit dire une grande vérité, écrit Hegel, lorsqu’on dit : l’homme est naturellement bon, mais on dit plus grande vérité encore quand on dit : l’homme est naturellement mauvais ». Chez Hegel, le mal est la forme sous laquelle se présente la force motrice du développement historique. Et, à vrai dire, cette phrase a un double sens. Elle signifie, d’une part, que chaque nouveau progrès apparaît nécessairement comme un crime contre quelque chose de sacré, comme une rébellion contre l’ancien état de choses en voie de disparition, mais sanctifié par l’habitude, et d’autre part, que, depuis l’apparition des antagonismes de classe, ce sont précisément les passions mauvaises des hommes, la convoitise et le désir de domination qui sont devenus les principaux facteurs du développement historique, ce dont l’histoire du féodalisme et de la bourgeoisie n’est qu’une preuve continue.

Cette longue citation d’Engels, ce ne serait pas sans susciter les hypocrites protestations de ceux qui honorent la pensée engelienne, et les honteux applaudissements de ceux qui croiraient ignoblement ainsi la compromettre, que l’on pourrait la comparer dans ses conséquences à l’œuvre du marquis de Sade et à ses conclusions philosophiques. Le problème du bien et du mal n’a jamais été mieux posé, et ce qui est bien plus : mieux situé dans la forêt des questions qui se présentent à l’homme hésitant, prêt à négliger l’éthique au profit de la politique, la politique au profit des sciences, et ainsi de suite. Ici le problème moral cesse d’être le fief, et la sanction, de l’idéalisme. La rupture d’équilibre entre les deux pôles éthiques, la distinction même du bien et du mal, engendre le courant de l’histoire. Quand Engels et Marx, poursuivant la liquidation historique de l’hégélianisme font prédominer contre le système de l’idéalisme absolu la notion du devenir dont il est issu, et du coup ruinant à jamais l’esprit de système au nom du dynamisme, nient la conclusion morale hégélienne nécessitée par le statisme du système, à un moment donné du monde, ils usent du mal comme Sade, et comme bientôt Isidore Ducasse du bien.

Que tout le mouvement de la pensée humaine pouvait être négligé, si on tenait compte comme de son aboutissant de la position hégélienne, voilà la leçon critique qu’à plusieurs reprises ont confirmé et Marx et Engels. Quitter cette position, aller au delà de cette position, était la grande nécessité humaine que l’ensemble des forces appliquées en chaque point de leur univers imposait à ceux qui en avaient pris conscience. La contradiction sexuelle, chez Sade, la contradiction sociale chez Engels et Marx, la contradiction éthique pure chez Ducasse, sont les failles où s’acharnent ces trois pensées ; à leur niveau la conception du bien et du mal, et celle de leur rôle comme moteur historique (de l’individu, de la société, des faits eux mêmes) sont remises en question. Reconnaître la similitude sous la dissemblance évidente des actions n’est pas ici un simple jeu : c’est le premier pas vers une loi nouvelle que l’on ne peut se flatter encore que de pressentir. Et cette similitude permet d’aborder ce qui a jusqu’ici semblé défier toute intelligence, ce dont on a tenu si longtemps à faire une boutade de peur de s’en avouer le mystère, l’énigme qui relie et sépare ces deux monuments énigmatiques qui font sur notre horizon une ombre et une lumière sans pareilles : Les Chants de Maldoror et les Poésies d’Isidore Ducasse.

*

Je sais sous quels reproches tombe le jeu des homologies. Cela n’est pas pour me retenir de me livrer à une certaine image abstraite, qui n’a de valeur que dans ce domaine transitoire où d’abord un rapport s’aperçoit. Reconnaître certains motifs, et les réunir, sous l’apparente multiplicité des pensées, introduit sans doute une méthode morphologique qui permettrait de rendre compte de ce qu’il y a de vraiment humain dans la pensée exprimée qui permettrait de lui restituer cette vie qu’elle abandonne du fait qu’elle se fixe.

Tourner au bien- ce qui a été écrit au mal, voilà l’intention que se prête Isidore Ducasse dans une lettre concernant les Poésies. Il est de fait que ces mots ne vont pas tout seuls prendre place dans la cervelle qui lit. Il n’y a pas une puce de réflexion qui ne se soit dit : Tiens, tiens, à l’énoncé d’une semblable proposition, pas une crotte de bique perdue dans une frayée de montagne qui ait songé l’ombre d’une cédille à croire que les termes de cet énoncé résumaient bien la pensée de l’auteur. D’où vient cette compréhension goguenarde et autorisée de l’insecte et de l’excrément ? D’où vient ce détachement qu’affecte l’œil devant la projection pelliculaire de la méditation humaine ? Cette liberté vaut qu’on

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la considère, car elle est nouvelle. L’incrédulité est-elle essentiellement réservée à Isidore Ducasse, au moins cette sorte d’incrédulité qui ne rejette pas ce qui est dit comme non valable, ni la bonne foi de celui qui parle, mais qui s’exerce sur le rapport de la pensée et de l’expression ? Étrange histoire. Il ne semble pas que cela puisse s’expliquer si l’on n’admet pas que Ducasse ait attaqué là même une conception parfaitement établie dans le monde dès 1870 de l’incontestable supériorité intellectuelle, voire éthique, du mal sur le bien.

Celui qui ayant lu Les Chants de Maldoror s’arrache les cheveux tenant entre ses mains la réédition des Poésies, a tort de jeter encore des cris lugubres comme s’il était l’enfant qu’au chant vi e Maldoror dépanthéonise si bien. Il ne comprend pas le texte qu’il lit, il veut à toute force y retrouver le livre précédent. Une idée puérile de la continuité humaine, de la logique de l’expression, de la succession des idées, règne sur cet étonnement maladif. Il gémit, estimant fourvoyé le génie du poète. Et ce murmure plaintif durera jusqu’à ce que s’élève avec la majesté de l’oie et la pudeur de l’autruche l’idée rafraîchissante et maternelle de l’humour. Il a oublié, dans sa stupeur, l’expérience des vases communiquants.

Et cependant au fur et à mesure que s’élèvent alternativement dans l’attention approbative des badauds la potiche du mal et la soupière du bien, par le petit tuyau du discours, malgré la prière des forces de capillarité semblables à la sentimentalité du lecteur, le contenu de ces poteries alternativement s’échappe, et le gesticulateur à l’air d’un con, à brandir le vide comme s’il donnait à l’honorable assistance la douche écossaise d’un lavement conceptuel. Donc dès 1870 il était possible de prévoir que ce jeu de bascule s’éterniserait si on n’y mettait bon ordre. Il fallait, il était naturel que cela vînt d’un homme qui avait adopté antérieurement les conséquences extrêmes de la position romantique, cette instance où le mal s’affirme, et niant le bien cesse dans l’instant même de pouvoir se nommer le mal. C’est parce que l’ancien mal a cessé d’être effectivement le mal, que le lecteur s’effare, quand Ducasse annonce avec cette sérénité incomparable qu’il va chanter le bien. Ce qu’est ce bien, il semble que personne n’ait le courage de se le demander.

Je rappelle ici que les liquidateurs de l’hégélianisme, ont passé par une période hégélienne. Je rappelle qu’ils ont pris à Hegel sa dialectique, et qu’ils ont entendu la remettre sur ses pieds, prétendant qu’elle marchait sur la tête. C’est une image. Mais ce qui suit aussi. Une telle action passe pour parfaitement compréhensible. Je n’y vois rien de différent, pour ce qui est du mécanisme, de l’entreprise d’Isidore Ducasse tournant au bien ce qui était au mal, et j’ajouterai que l’analogie se poursuit du fait que le matérialisme historique croit devoir rendre compte de toutes les attitudes philosophiques antérieures à soi-même, fût-ce au travers de l’idéalisme absolu, d’une façon qui trahit ce genre de préoccupations que l’on voit à Ducasse, quand dans le domaine moral il reprend à son compte les axiomes des moralistes passés, et les corrige. Voilà comment, s’emparant de l’expression morale considérée comme la plus haute, dans Pascal ou Vauvenargues, l’auteur des Poésies entend remettre sur leurs pieds les axiomes des moralistes antérieurs à cette négation du bien, dont il a l’expérience, et qu’il entreprend de réduire.

*

Le devenir moral, cette idée particulièrement fatigante pour le chasseur qui croit viser sa proie et ne tue jamais que son ombre, le devenir moral, ce concept qui est pour l’individu l’arête du poisson qu’il avale, le perpétuel bâton qui fait râler la roue-homme, le devenir moral après tout paraît, on en tombera d’accord, au plus haut point comparable au soleil pour ce qu’il ne peut se regarder en face, et à la lanterne du bordel pour une autre raison. L’instabilité qu’il suppose rend la vie dure à celui qui en prend conscience et qui tout justement modelait cette vie sur une morale statique, qui lui apportait si commodément la solution de toutes les difficultés de cette vie. L’homme s’en remettait à sa morale, elle jugeait, elle pensait pour lui. Qu’est-ce donc qui fait que cela n’est plus possible ? C’est que cette construction qui jugeait des rapports des hommes les supposait immuables. Il a suffi de la considération de cette autre morale qui est la morale du mal, pour qu’aucune forme fixe de morale ne put subsister valablement aux yeux de l’homme, qui n’est pas une abstraction immobilisée dans le temps, mais une partie d’un système évolutif, qui se modifie sans cesse aussi bien intérieurement qu’extérieurement. Pas plus que la morale du bien la morale du mal ne compte avec le devenir, dont le mal apparaît l’agent, c’est-à-dire avec la vie. La position de Maldoror n’est pas tenable, et cependant Maldoror entend se survivre : c’est alors qu’avec une simplicité admirable Isidore Ducasse se propose de récrire au bien ce qui était écrit au mal.

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Si l’on a une fois pensé ce qui précède, calmant les brebis emballées et l’orage qui déjà s’abattait sur le bassin des Tuileries, on s’assiéra dans le fauteuil-bascule que voici et sans perdre un instant de vue le caractère dialectique des propositions de l’auteur, on les saisira une à une, par le pied, comme des fleurs médicinales à double effet, et le livre dans la main du lecteur balancé, de lui-même tournera ses feuilles qui ne seront plus déchirées par la colère et la stupéfaction, mais caressées par les modifications de l’heure, des fréquentations et des actions réciproques. Alors, et alors seulement, l’humour, ayant repris son masque débonnaire, reviendra s’installer de plein droit dans les reflets changeants de l’armoire à glace. La chaîne de réflexions ayant enfin fait la place à une sorte de fermeture éclair, le temps passera sans qu’on y ait pris garde. Déjà, voici l’heure du dîner. L’œuf froidit. Et ainsi de la pensée.

*

La lecture des Poésies ne ressemble aucunement à la lecture d’un autre livre. Elle suppose connu le monde de l’auteur. Exemple : si pour Ducasse les chefs-d’œuvre de la littérature française sont les discours de distribution de prix, cela demande à être accepté avec ce que cela entraîne comme conception de la littérature française. Et qu’Hugo, Boileau, Scarron, soient réunis dans une même phrase suppose une perspective imposée qui sera celle du livre entier. C’est pourquoi il faut corriger chaque phrase calquée sur un auteur célèbre, avec l’original qu’elle corrige. L’écart de Pascal à Ducasse, par exemple, exprimera par ce qui est négligé, par les substitutions de termes, par les images introduites, le mouvement même qui nous est caché par l’aspect fini des propositions écrites. Nous verrons alors se dessiner l’univers ducassien par différence, et cela nous épargnera les migraines concernant la fantômatique conception de Dieu, entre mille, que les commentateurs lui prêtent. La place de l’homme y apparaîtra à son tour, et rien qu’à son tour. L’orgueil anthropocentrique, et l’individualisme du siècle, reçoivent ici un coup dont peu à peu les effets se font sentir. Nous sommes sortis des livres par des livres. Il se trouve des gens pour regretter que ceci ne soit qu’une Préface, et que les Poésies n’aient point été écrites. Ah si Ducasse avait vécu ! À cela on répondra qu’elles l’ont été dans le titre, et que lorsqu’une préface n’est suivie d’aucun effet textuel, elle cesse instantanément d’être préface pour devenir ce qu’il lui plait. Écartez, je vous prie, le joli fardeau de vos couronnes mortuaires. Il faut s’en tenir aux faits.

ARAGON.

POÈMES

VIE DE L’ASSASSIN FOCH

Un jour d’une mare de purin une bulle monta

et creva

A l’odeur le père reconnut

Ce sera un fameux assassin

Morveux crasseux le cloporte grandit

et commença à parler de Revanche

Revanche de quoi Du fumier paternel

ou de la vache qui fit le fumier

À six ans il pétait dans un clairon

A huit ans deux crottes galonnaient ses manches

A dix ans il commandait aux poux de sa tête

et les démangeaisons faisaient dire à ses parents

Il a du génie

A quinze ans un âne le violait

et ça faisait un beau couple

Il en naquit une paire de bottes avec éperons

dans lesquelles il disparut comme une chaussette sale

Ce n’est rien dit le père

son bâton de maréchal est sorti de la tinette

C’est le métier qui veut cela

Le métier était beau et l’ouvrier à sa hauteur

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Sur son passage des geysers de vomissements jaillissaient

et l’éclaboussaient

Il eut tout ce qu’on fait de mieux dans le genre

des dégueulis bilieux de médaille militaire

et la vinasse nauséabonde de la Légion d’honneur

qui peu à peu s’agrandit

Ce mou de veau soufflé s’étalait

et faisait dire aux passants pendant la guerre

C’est un brave Il porte ses poumons sur sa poitrine

Tout alla bien jusqu’au jour où sa femme recueillit

le chat de la concierge

On avait beau faire

le chat se précipitait sur le mou de veau

dès qu’il apparaissait

et finalement était fatal il l’avala

Sans mou de veau Foch n’était plus Foch

ce était que le boucher

et comme un boucher il creva d’une blessure de cadavre

S’ENNUYER.

Quand les montagnes tettent les serpents qui les étouffent

et les bêtes de sang somment l’électricité

d’aller se faire pendre ailleurs

la poussière amalgamée sur les nouveaux-nés

se fend de haut en bas

et sous la robe de soirée

apparaît le numéro gagnant

C’est un petit chien qui compte jusqu’à 18

et s’arrête gémissant parce qu’il a avalé la queue du 9

si bien qu’aussi loin que traînent ses regards

on découvre le désert d’un rayon bleu d’acier

qui flotte au-dessus d’une bouteille de champagne

riant à cause d’un naufrage

où tout un séminaire fut pendu par les pieds

pour éloigner les puces qui s’étaient converties à la faveur de la tempête

Il pleut C’est vrai il pleut des fibres de palmier

qui s’enroulent autour des maisons bourgeoises

et les bourgeois sont des lamproies

dévorées par les nègres

qui depuis longtemps ont reconnu l’inexistence du Japon

qu’on dit perché quelque part sur un arbre mort

d’où le matin sortent de belles formes blanches

des femmes nues qui disparaissent ensuite

dans la respiration des dormeurs

Tout cela ne va pas sans une certaine stupeur

qui leur fait dire une fois réveillés

Tout tourne

Oui tout tourne jusqu’aux plus beaux yeux du monde

qui se vissent dans d’autres yeux

et y restent mais tournent parce que les fauves font le tour de leur cage

C’est ainsi que le vent après avoir gonflé les tuiles des toitures

s’asseoit tranquillement à l’ombre des grands arbres

et attend la détonation qui le réveillera

mais il arrive qu’en sa présence

deux automobiles se heurtent violemment

et projettent dans l’œil des flics un grand jet d’iode

qui en fait des morues

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de vieilles morues catholiques si salées et desséchées

qu’il n’y a plus d’espoir

d’en faire autre chose qu’une paire de ciseaux qu’on jette aux ordures

Ensuite vient le savon qui malgré sa coxalgie

court assez vite pour rattraper un cycliste

Ce n’est pas moi car je ne sais pas me servir de cette bête

qui miaule pour imiter les chats en rut

Ce n’est pas moi mais un petit chien

qui a avalé la queue du 9.

SE LAVER LES MAINS

Il a donné sa vaisselle à laver au Gulf-Stream

doré ses petits pains avec un rayon de soleil

et maintenant il se fait une ceinture

avec la queue qu’il a arrachée au diable

Tout cela lui vaudra de rencontrer la danse de Saint-Guy

au pied d’un escalier en colimaçon

qui fait la pluie et le beau temps

comme un petit oiseau sur le chapeau des braves gens

C’est pour cela que je n’ai pas de chapeau

c’est pour cela aussi que les poux

détestent les miroirs

que j’ai faits de mes yeux

comme la pluie fait le beau temps

et le cheval le fer à cheval

Il n’y a guère que le papier mural des chambres d’hôtel

qui ne puisse pas en faire autant

Il est vrai que les temps sont durs

on dirait ma queue

et ne s’inquiètent pas des grains de sable

qu’on trouve si souvent dans le raisin

C’est un tort

car d’eux vient le désert du Sahara

et quelques autres.

Benjamin PÉRET.

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OÙ VIVONS-NOUS ?

M me Titayna publie dans les Lectures pour tous (n° d’août) un compte-rendu de son voyage en Russie qui est bien le plus parfait modèle de la besogne payée.

*

Le 14 juillet dernier, Ernest Pichon, vingt-sept ans, conseiller municipal communiste d’Ivry, arrache à deux enfants le drapeau tricolore qu’ils déployaient fièrement. Il le brise, le déchire et continue sa route. La mère indignée porte immédiatement plainte pour vol et Ernest Pichon fut envoyé au dépôt.

Tous les sourires et tous les haussements d’épaules du monde n’empêcheront pas que la grandeur du geste d’Ernest Pichon fasse exemple.

*

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MM. Corpechot, Jules de Gaultier et Mario Meunier présentent les « Maximes sur la guerre » de M. René Quinton, biologiste et brave soldat, comme l’on dit. On peut y lire des gentillesses de ce genre :

« Le mâle qui se tue sauve le monde ».

« La guerre est sainte parce que la justice n’y préside pas ».

« C’est chez le fantassin que bat le cœur de la patrie ».

Il est évidemment dommage que les soldats du lieutenant-colonel Quinton n’aient pas pu lire son livre. Il leur aurait peut-être inspiré de foutre à ce héros la balle dans le dos qu’il méritait. Et quant à ses éditeurs, nous espérons bien leur montrer un jour que le mâle qui tue sauve le monde.

*

Le numéro spécial de Vu pour le Centenaire du drapeau tricolore contient, sous une couverture insolemment bleue, blanche et rouge, l’ensemble le plus impressionnant de vantardise et d’imbécillités. Voici quelques titres d’articles : la Côte d’argent vaut son pesant d’or. Le goût comme le talent n’est pas une marchandise qui s’achète. (et l’on nous montre ces affreuses Berlinoises, ces monstrueuses Américaines). Les femmes les plus séduisantes sont les femmes françaises (ici quelques photographies ridicules de comtesses, duchesses et marquises, toutes vues sous le même angle et probablement atteintes de torticolis). Le train le plus rapide est français. Les bâtiments de guerre les plus rapides sont français. Le drapeau français a cent ans. La suprématie de la technique française. Soldats-pacifiques : Les soldats de plomb sont redevenus français. Et allez donc ! La connerie est française, la vérole est française, les porcs sont français...

Si vous ne me croyez pas !...

Paul ELUARD.

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CABOTS

J’habite à Passy, au cinquième étage, une chambre dont le pauvre aspect me rend fière ; nous l’appelons « la mansarde », bien qu’elle soit large et carrée, sans inclinaison et sans bosse.

Ctesse de Noailles.

*

De quelle Asie est-il issu

Le palmier bleu du clair tissu ?

M me la Ctesse de Noaillesdans un modèle de Poiret. (Réclame pour des mousselines imprimées, Vogue, sept. 30).

*

« Je veux être aimé par des millions d’hommes ! » s’écriait Bonaparte, insatiable d’amour. Dans la nuit du 2 septembre Costes et Bellonte ont été aimés par des millions d’hommes.

Ctesse de Noailles.

*

Marinetti vient d’être promu chevalier de la Légion d’honneur.

Les Treize (Intransigeant, 22 août 1930).

*

Le chasselas de la Treille du Roy a été vendu hier à Fontainebleau. Le lot 37 a été acheté par M me Nungesser.

(Paris-Midi, 16 sept- 1930).

LES MOTS D’ESPRIT ET L’INCONSCIENT

Les livres de Freud sont peu à peu traduits en français. Le onzième, sur les mots d’esprit, vient de paraître, treize ans après la traduction anglaise (1917), et vingt-cinq ans après la première édition allemande (1905), ce qui donne une idée de l’intérêt du public médical français pour la psychanalyse avant ces dernières années.

Ce livre de 283 pages de petit texte est, avant tout, un excellent exemple de la méthode scientifique de Freud, modèle de probité, de profondeur et de courage. Sans respect pour le caractère sacré de ces provinces de l’activité mentale (religion, art, mot d’esprit, etc.) que certains déclarent tabou pour pouvoir y abriter des sentiments infantiles qu’ils veulent continuer de satisfaire et d’ignorer, Freud n’admet pas que, telle la Séquestrée de Poitiers, un esprit scientifique se réfugie, même en partie, dans une « chère petite grotte » psychologique. Ce n’est d’ailleurs pas par simple curiosité, ni pour vaincre une difficulté de plus qu’il s’est attaqué au problème du spirituel, mais dans le but d’élargir et de consolider nos connaissances des mécanismes psychologiques en général, à cause de leur étroite solidarité : « toute acquisition psychologique, aussi lointaine qu’elle puisse paraître, marque une avance, de prime abord inestimable, dans d’autres domaines de la psychologie » (p. 17).

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L’esprit sur lequel doit porter l’analyse, a dit Lipps, ce n’est pas celui que l’homme spirituel possède, mais seulement celui qu’il fait. En outre il y a des quantités de mots d’esprit. Freud cherche d’abord ce qui les différencie dans leur forme (ce qu’il appelle leur technique). Pour découvrir cette technique du spirituel, Freud lui applique un de ses procédés d’analyse les plus originaux, auquel il se prête particulièrement bien, et qui consiste à voir sous quelle condition il subsiste après que, par une réduction, on a détruit le plus possible de sa forme tout en laissant à la phrase son sens intégral. La preuve s’obtient en faisant varier un élément tout en gardant les autres constants.

Voici un exemple de cette méthode et du résultat obtenu : Quelqu’un dit à Heine en lui montrant un financier entouré d’une cour obséquieuse : « Voyez ! Le XIX e siècle adore le veau d’or. — Oh ! corrige Heine, celui-là doit en avoir passé l’âge ». Hypothèse : la technique de ce mot d’esprit emploie le mot Veau d’or comme pivot. Traduction : Veau d’or = culte de l’argent ; veau = imbécile. Réduction par suppression de ce mot : « Voyez donc comme ces gens fêtent ce benêt en raison de sa seule richesse ». Rien de spirituel ne subsiste et la réponse de Heine est impossible. Donc la réduction ne doit s’appliquer qu’à cette dernière. Faisons la preuve en laissant Veau d’or constant dans la première remarque, tandis que la seconde devient : « Oh ! ce n’est plus un veau, c’est déjà un bœuf ». Sous cette forme réduite, le mot demeure spirituel (et toute autre réduction est impossible). Conclusion : la technique de la première remarque réside dans l’emploi du mot Veau d’or dans un double sens ; celle de la seconde consiste à ignorer le sens métaphorique du mot tout entier pour ne garder que le sens littéral du mot Veau. Il y a là une déviation de la pensée basée sur le double sens, et c’est ce véritable « déplacement de l’accent psychique » qui donne à ce mot sa forme particulière et le rend spirituel.

L’application de cette méthode a permis à Freud une classification de la production spirituelle. D’après la technique adoptée, il y distingue deux groupes :

1) L’esprit des mots, dont la technique fondamentale est la condensation, avec les procédés qui s’y rattachent : emploi du même matériel et double sens.

Un exemple type de condensation est le mot fameux de Heine : Rothschild m’a traité de façon tout à fait famillionnaire. La coalescence de deux mots par leurs éléments communs y est facile à voir.

2) L’esprit de la pensée, dont les techniques sont : le déplacement avec les fautes de raisonnement et la représentation indirecte qui s’y rattachent.

Le mot sur le Veau d’or est un exemple de déplacement avec représentation indirecte. Ne pas être nés, voilà l’idéal pour les mortels fils de l’homme, mais c’est à peine si cela arrive à un sur cent mille est un exemple de représentation indirecte par l’absurde.

Un des caractères du mot d’esprit, c’est la diversité des réactions qu’il éveille, de l’explosion hilare à l’incompréhension en passant par le rire jaune, la colère, etc., qu’il serait difficile d’expliquer si la technique était seule en cause. Il faut admettre que des tendances inconscientes peuvent participer à l’élaboration de l’esprit et jouer un rôle important dans son appréciation. On peut donc, là encore, distinguer deux groupes dans le spirituel, cette fois d’après les buts de plaisir poursuivis : 1) Tantôt l’esprit est à lui-même sa propre fin en dehors de toute arrière pensée : c’est l’esprit inoffensif (ce qui ne signifie pas dénué de fond), où le plaisir ne résulte que de la technique ; 2) tantôt il relève d’une intention et de ce fait devient tendancieux, et un plaisir venu d’une tendance refoulée, qui se satisfait grâce au mot d’esprit, s’ajoute au plaisir procuré par la technique. Cette subdivision de l’esprit est d’ailleurs entièrement indépendante de la première.

Si seul l’esprit tendancieux choque, seul il déchaîne le rire irrésistible. C’est donc « en raison même de sa tendance qu’il dispose de sources de plaisir inaccessibles à l’esprit inoffensif ». Il ne sert d’ailleurs que deux tendances : il est « ou bien hostile (il sert à l’attaque, à la satire, à la défense), ou bien obscène (il déshabille). (p. 109). Des exemples de mots spirituels de ce genre viendront spontanément à l’esprit de chacun.

La nature du plaisir procuré par l’esprit s’explique par le rapport de la technique aux tendances : la tendance refoulée reçoit du plaisir inhérent à l’esprit la force nécessaire à vaincre l’inhibition qui eût autrement été la plus forte. C’est donc un cas particulier du « principe de concours » : « Une possibilité de développement de plaisir (la technique du mot) se greffe sur une situation dans laquelle une autre possibilité de plaisir (la satisfaction de la pulsion) est contrecarrée, donc incapable de produire par elle-même aucun plaisir ; il en résulte un plaisir notablement supérieur à celui qu’eût produit, à elle seule, la possibilité surajoutée » (p. 157). La technique sert donc de prime de séduction et procure un appoint de plaisir préliminaire. La tendance libérée procure le plaisir final.

Si ce dernier est facile à comprendre, il reste à expliquer en quoi consiste le mécanisme du plaisir venu de la technique. La psychogénèse du spirituel chez l’enfant montre que ce plaisir vient également de la satisfaction de certaines tendances : tendances ludiques et régressives vers des modes de pensée pré-logique et pré-réaliste. D’autre part comme l’irruption de ces modes de pensée dans la conscience avec la permission du moi s’accompagne d’une économie de l’investissement d’inhibition (nécessité par la pensée réaliste) comparable à économie de l’inhibition endopsychique (censure) réalisée lorsque le moi laisse s’exprimer un désir refoulé, Freud fait intervenir cette notion nouvelle pour expliquer de la façon la plus générale le plaisir procuré par le spirituel. En effet, à peu près toutes

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les techniques peuvent se ramener à la condensation (de deux idées évoquées par un mot) et au déplacement (de l’essentiel à l’inessentiel). Et comme dans les deux cas l’effort inhibiteur commencé pour suivre la pensée, rendu soudain superflu, se décharge (est abréagi) en plaisir ou dans l’intégration du rire, on peut dire que toute technique de l’esprit, donc tout plaisir issu de ces techniques se ramène à l’épargne ou a l’allègement de la dépense psychique. C’est là l’ultime facteur commun.

Le processus de l’élaboration du mot d’esprit est le suivant : une représentation offrant une possibilité de satisfaction suivant les mécanismes décrits est attirée dans l’inconscient où, comme dans le rêve, elle est soumise au traitement du « processus primaire » et d’où elle réapparaît complètement transformée pour passer, en tant que mot d’esprit, la barrière du conscient. Ainsi la technique du spirituel est aussi inconsciente que ses sources de plaisir, et voilà pourquoi, selon Freud, nous ne savons pas en réalité de quoi nous rions.

Enfin, quel est le rôle du mot d’esprit et de sa technique dans la vie psychique ? L’inconscient se satisfait toujours, mais par des voies détournées. La névrose, le rêve, le lapsus et l’esprit ont cette satisfaction pour but commun. Mais chacun a en outre des buts qui lui sont propres. Celui de l’esprit consiste dans la satisfaction des tendances ludiques en déni de la logique et de la réalité, par l’intermédiaire d’une épargne de dépense psychique. De plus, ceci n’est possible que sous certaines conditions, car l’esprit doit gagner l’adhésion du moi à une forme de pensée et à des sources de plaisir qu’il lui est normal d’inhiber. Le fond de la pensée exprimée, le sens d’un mot d’esprit, bien qu’étrangers au plaisir inconscient qu’il procure, sont des moyens puissants de le faire accepter, de même que les possibilités intellectuelles offertes au moi par la technique. Les jongleries avec des syllabes qui satisfont l’enfant, les obscénités grossières qui font rire le paysan ne nous dérident pas, parce que la tendance purement ludique ou sexuelle n’y étant pas assez voilée, l’intrusion de la critique empêche le plaisir de se produire. Le matériel cogitatif est le masque pris par l’esprit pour séduire le moi pendant que l’inconscient se satisfait.

Les ressemblances entre l’esprit et le rêve sont flagrantes ; je me bornerai à résumer leurs différences : 1) L’esprit a affaire au moi éveillé et tourné vers la réalité, le rêve à la censure relâchée du moi endormi. 2) Le rêve sert surtout à épargner le déplaisir, l’esprit à acquérir le plaisir ; et le plaisir hilare spécial attenant à l’esprit vient en grande partie de ce que l’inconscient se satisfait avec la collaboration du moi. 3) Malgré ses travestissements, le rêve demeure toujours un désir ; l’esprit est le développement d’un jeu. 4) Tandis que le rêve est un processus asocial, l’esprit est « la plus sociale des activités psychiques visant à un bénéfice de plaisir » (p 208). En effet le créateur d’un mot d’esprit n’en récolte un plaisir complet que par la présence d’un tiers, comme si les conditions de décharge étaient d’abord imparfaites et « locales », et s’il fallait la communication, l’effet produit sur un autre (rire approbateur ou complice) pour que la certitude objective que l’élaboration de l’esprit a vraiment réussi et le choc en retour du rire d’autrui sur le créateur du mot permettent le plaisir complet réalisé par allégement « général » et durable de la dépense psychique.

Dans la dernière partie du livre, Freud étudie les rapports du Comique et de l’Humour avec l’Esprit.

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Alors que le mot d’esprit ressortit à l’inconscient, le comique est d’origine perceptuelle, donc consciente. En effet, il résulte d’une comparaison entre une dépense commencée par la mimique mentale pour suivre la perception, par exemple d’un geste, et cette dépense brusquement court-circuitée par la disposition du geste perçu avec le geste anticipé. Au lieu d’une économie d’inhibition (esprit), il y a économie de représentation. Au lieu que trois personnes sont nécessaires pour l’esprit (celui qui fait le mot, celui qui l’écoute, et la personne, présente ou imaginée, aux dépens de qui le mot est fait), deux suffisent pour le comique (le rieur et l’objet comique). Enfin sa production étant libre d’influences inhibitrices, l’application de procédés techniques ne lui est pas nécessaire. L’esprit est au comique la contribution qui lui vient du domaine de l’inconscient. De fortes tendances peuvent bien entendu renforcer le plaisir qu’il procure :

Par exemple dans l’histoire rapportée par Bergson du perroquet plumé par un singe et hurlant : Charmante soirée, charmante soirée, le sadisme du spectateur entre pour une large part ; de même dans un exemple de ce que Freud appelle « sottise d’apparence spirituelle » : un convive à qui on sert du poisson plonge à deux reprises ses mains dans la mayonnaise, et se les passe sur les cheveux ; à son voisin qui fait des observations : « Pardon », dit il pour s’excuser, « je croyais que c’était des épinards ». Ici, l’érotisme anal se satisfait symboliquement, comme il le fait directement dans la scène similaire de Jarry : « Eh bien, Capitaine Bordure, avez vous bien dîné? — Fort bien, Monsieur, sauf la merdre. — Eh, la merdre n’était pas mauvaise ». La lettre ajoutée a ici son utilité pour la censure.

Le « contraste quantitatif » du comique est lié à une comparaison entre le petit et le grand qui, en fin de compte, exprime la relation de l’enfant à l’adulte. Il y a donc « dégradation vers l’enfant ». Freud ne décide pas si celle-ci « n’est qu’un cas particulier de la dégradation comique, ou si le fond de tout comique réside dans une dégradation vers l’enfant » (p. 266).

Enfin pour l’humour une seule personne est nécessaire, et économie est une économie d’énergie affective (sentiment) réalisée par intermédiaire du mentor et consolateur du moi, l’instance parentale. L’humour est donc au comique la contribution qui lui vient du surmoi. Relevons un commentaire particulièrement compréhensif de Freud : alors que l’esprit ne sert que le plaisir, ou le met au service de l’agression, l’humour doit à son caractère de défense contre la contrainte de la souffrance, donc à sa parenté avec les autres méthodes édifiées dans le même but par le psychisme humain (folie, névrose, extase, ivresse, etc.) « une dignité qui manque totalement à l’esprit » (p 280).

Ainsi le principe de l’épargne s’applique aux trois catégories du spirituel. Sorties du jeu de l’enfant avec des mots et des sons que motive par un certain plaisir (de répétition, etc.) lui-même lié à l’épargne, et qui modifie ses objectifs à mesure que le psychisme se développe, toutes trois « sont des méthodes permettant de regagner, par le jeu de notre activité psychique, un plaisir qu’en réalité le développement seul de cette même activité nous avait fait perdre. Car cette euphorie, à laquelle nous nous efforçons d’atteindre, n’est rien autre que l’humeur d’un âge (notre enfance) où cette activité psychique s’exerçait à peu de frais… (et où) nous ignorions le comique, étions incapables d’esprit et n’avions que faire de l’humour pour goûter la joie de vivre » (p 275).

Je dois maintenant encourager le lecteur à ne pas se satisfaire de la « réduction » offerte ici d’une œuvre ainsi privée de tout son sel. Ce livre, où la « technique » vaut le fond, ne peut se goûter que si on lit le texte dans son intégralité.

Jean FROIS-WITTMANN.

LA MÉDECINE MENTALE DEVANT LE SURRÉALISME

« …Mais je m’élèverai, mais j’appellerai l’infamie sur le témoin à charge, je le couvrirai de honte ! Conçoit-on être témoin à charge ?... quelle horreur ! il n’y a que l’humanité qui donne de pareils exemples de monstruosité ! Est-il une barbarie plus raffinée, plus civilisée, que le témoignage à charge ?...

Dans Paris, il y a deux cavernes, l’une de voleurs, l’autre de meurtriers ; celle des voleurs c’est la Bourse, celle des meurtriers c’est le Palais de Justice ».

(Petrus Borel).

Dix journaux : Les Nouvelles Littéraires, l’Œuvre, Paris-Midi, Le Soir, Le Canard enchaîné, le Progrès médical, Vossische Zeitung, le Rouge et le Noir, la Gazette de Bruxelles et le Moniteur du Puy-de-Dome, se sont, à ma connaissance, fait l’écho de la polémique soulevée par la

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Societé Médico-Psychologique autour d’un Passage de mon livre : Nadja : « Je sais que si j’étais fou, et depuis quelques jours interné, je profiterais d’une rémission que me laisserait mon délire pour assassiner avec froideur un de ceux, le médecin de préférence, qui me tomberaient sous la main. J’y gagnerais au moins de prendre place, comme les agités, dans un compartiment seul. On me ficherait peut-être la paix ». La plupart de ces journaux, préoccupés surtout de tirer de l’incident un parti humoristique, se sont bornés, d’ailleurs, à commenter la réplique ridicule de M. Pierre Janet : « Les ouvrages des surréalistes sont des confessions d’obsédés et de douteurs » et à rééditer les plaisanteries qui sont en effet toujours de mise chaque fois que l’aliéniste prétend avoir à se plaindre de l’aliéné, le colonisateur du colonisé, le policier de celui qu’au hasard ou non il arrête. Mais il ne s’est trouvé personne pour faire justice de l’ahurissante prétention du D r de Clérambault qui, non content de solliciter à cette occasion la protection de l’ « autorité » contre les surréalistes, gens qui d’après lui ne songent qu’à « s épargner la peine de la pensée » (sic), ne craint pas de soutenir que aliéniste doit être garanti contre le risque d’être mis prématurément à la retraite… pour peu qu’il s’avise de tuer un malade évadé ou libéré par qui il se juge menacé. En pareil cas, une solide compensation pécuniaire devrait, paraît-il, intervenir. Il est clair que les psychiatres, habitués à traiter les aliénés comme des chiens, s’étonnent de ne pas être autorisés, même en dehors de leur service, à les abattre.

On conçoit, d’après ses déclarations, que M. de Clérambault n’ait pu trouver à mieux exercer ses brillantes facultés que dans le cadre des prisons et l’on s’explique qu’il porte le titre de médecin chef de l’infirmerie spéciale du dépôt près la Préfecture de police. Il serait surprenant qu’une conscience de cette trempe, qu’un esprit de cette qualité n’eut pas trouvé le moyen de se mettre entièrement à la disposition de la police et de la justice bourgeoises. M’est-il permis de dire, toutefois, que c’est là à certains yeux une compromission suffisante pour que l’on ne puisse, sans se faire injure à la science, tenir pour des savants des hommes qui, au même titre que le scandaleux M. Amy, de l’affaire Almazian, ont avant tout pour fonction de servir d’instruments à la répression sociale ? Oui, j’affirme qu’il faut avoir perdu tout sens de la dignité (de l’indignité) humaine pour oser se commettre en Cour d’assises afin d’y jouer le rôle d’expert. Qui ne se souvient de la controverse édifiante entre experts aliénistes lors du procès de la belle-mère criminelle, Mme Lefèvre, à Lille ? J’ai vu, pendant la guerre, le cas que la justice militaire faisait des rapports médico-légaux, — je veux dire que les experts aliénistes toléraient qu’on fit de leurs rapports, puisqu’ils continuaient à se prononcer alors que les pires condamnations allaient parfois jusqu’à sanctionner leurs rares demandes d’acquittement, fondées sur la reconnaissance de l’irresponsabilité « totale » du

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prévenu. Peut-on penser que la justice civile est mieux éclairée, que les experts sont moralement en meilleure posture dès lors : 1° que l’article 64 du Code pénal n’admet l’innocentement de l’inculpé qu’au cas où il serait admis qu’il « était en état de démence au temps de l’action, ou qu’il y a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister » (texte philosophiquement incompréhensible) ; 2° que l’ « objectivité » scientifique qui se donne comme auxiliaire de l’ « impartialité » illusoire de la justice dans le domaine qui nous occupe, est à elle seule une utopie ; 3° qu’il est bien entendu — la société ne cherchant pas en réalité à frapper le coupable, mais l’antisocial — qu’il s’agit, avant tout, de satisfaire l’opinion publique, cette bête immonde incapable d’accepter que l’infraction ne soit pas réprimée parce que celui qui l’a commise n’a été malade que pendant cette infraction, en sorte que la séquestration médicale, admise à la rigueur comme sanction, ne se défend plus ?

Je dis que le médecin qui consent, en pareilles conditions, à se prononcer devant les tribunaux, si ce n’est systématiquement pour conclure à l’irresponsabilité complète des accusés, est un crétin ou une canaille, ce qui est la même chose.

Si l’on tient compte, d’autre part, de l’évolution récente de la médecine mentale et ceci du seul point de vue psychologique, on constate que sa démarche principale tient dans la dénonciation de plus en plus abusive de ce qui, à la suite de Bleuler, a été nommé l’autisme (égocentrisme), dénonciation bourgeoisement des plus commodes puisqu’elle permet de considérer comme pathologique tout ce qui n’est pas chez l’homme l’adaptation pure et simple aux conditions extérieures de la vie, puisqu’elle vise secrètement à épuiser tous les cas de refus, d’insoumission, de désertion qui paraissaient ou non jusqu’ici dignes d’égards (poésie, art, amour-passion, action révolutionnaire, etc.). Autistes aujourd’hui les surréalistes (pour M. Janet, — et pour M. Claude, sans doute). Autiste hier ce jeune agrégé de physique examiné au Val-de-Grâce parce qu’incorporé au n me régiment d’aviation il « n avait pas tardé à manifester son désintérêt pour l’armée et avait fait part à ses camarades de son horreur pour la guerre qui n’était, à ses yeux, qu’un assassinat organisé ». (Ce sujet présentait, au dire du P r Fribourg-Blanc qui publie le résultat de ses observations dans les Annales de Médecine légale de février 1930, des « tendances schizoïdes évidentes »). Qu’on en juge plutôt : « Recherche de l’isolement, intériorisation, désintérêt de toute activité pratique, individualisme morbide, conceptions idéalistes de fraternité universelle ». Autistes demain au témoignage infâme de ces messieurs, c’est-à-dire d’un instant à l’autre détournables de la voie dans laquelle leur seule conscience les engage, c’est-à-dire confiscables à volonté, tous ceux qui s’obstinent à ne pas acclamer les mots d’ordre derrière lesquels cette société

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se cache pour tenter de nous faire participer sans exception possible à ses méfaits.

Nous tenons ici à honneur être les premiers à signaler ce péril et à nous élever contre l’insupportable, contre le croissant abus de pouvoir de gens en qui nous sommes prêts à voir moins des médecins que des geôliers, et surtout que des pourvoyeurs de bagnes et d’échafauds. Parce que médecins, nous les tenons pour moins excusables encore que les autres d’assumer indirectement ces basses besognes exécutrices. Tout surréalistes ou « procédistes » qu’à leurs yeux nous sommes, nous ne saurions trop leur recommander, même si certains d’entre eux tombent par accident sous les coups de ceux qu’ils cherchent arbitrairement à réduire, d’avoir la décence de se taire.

André BRETON.

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« ASTU »

Le journal Aujourd’hui, de Lausanne, publie la première traduction française, due à M. Daniel Simond, de l’admirable lettre suivante, qui détermina l’internement de Frédéric Nietzsche.

Turin, le 6 janvier 1889.

Cher monsieur le professeur,

Certes, j’aimerais bien mieux être professeur à Bale que d’être Dieu ; mais je n’ai pas osé pousser mon égoïsme privé au point d’abandonner la création du monde. Vous dites que l’on doit faire des sacrifices, en quelque lieu et de

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quelque manière que l’on vive. — Mais je me suis réservé une petite chambre d’étudiant qui est située en face du Palais Carignan (dans lequel je suis né sous le nom de Victor-Emmanuel), et qui me permet en outre d’entendre de ma table de travail la magnifique musique que l’on joue au-dessous de moi, dans la Galerie Subalpine. Je paie 25 francs, service compris, prépare mon thé et fais tous mes achats moi-même, souffre d’avoir mes souliers déchirés et remercie le ciel à chaque instant du vieux monde, à l’égard duquel les hommes ne se sont pas montrés assez simples et assez tranquilles. Comme je suis condamné à distraire la prochaine éternité avec des plaisanteries saugrenues, j’ai une nouvelle façon d’écrire, qui certes ne laisse rien à désirer et qui est très jolie et pas du tout fatigante. La poste est à cinq pas d’ici ; j’y porte moi-même les lettres que j’adresse aux grands chroniqueurs mondains. J’entretiens naturellement les rapports les plus étroits avec le Figaro, et pour que vous puissiez vous rendre compte dans quelle paix je puis vivre, écoutez les deux premières de mes plaisanteries saugrenues :

Ne prenez pas l’affaire Prado trop au sérieux. (C’est moi qui suis Prado, je suis aussi le père de Prado, j’ose ajouter que je suis aussi Lesseps ...) Je voudrais apporter à mes Parisiens, que j’aime, une nouvelle notion, — celle de l’honnête criminel. Je suis aussi Chambige, — également un honnête criminel.

Seconde plaisanterie : Je salue l’Immortel Monsieur Daudet, qui fait partie des Quarante. Astu.

Une chose désagréable et qui offusque ma modestie, c’est qu’au fond je suis tous les grands noms de l’histoire ; quant aux enfants qui me doivent le jour, je me demande avec une certaine méfiance si tous ceux qui entrent dans le royaume de Dieu ne viennent pas aussi de Dieu. Cet automne, j’ai sans aucun étonnement assisté à deux reprises à mon propre enterrement, la première fois sous le nom du Comte Robilant (non, c’est mon fils, dans la mesure où,

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infidèle à ma nature, je suis Charles-Albert), la seconde j’étais moi-même Antonelli. Cher Monsieur, vous devriez voir ce monument d’architecture ; comme je suis absolument sans expérience dans mes propres créations, toutes les critiques que vous pourrez formuler vous vaudront ma reconnaissance sans que je puisse toutefois promettre de les mettre à profit. Nous autres artistes, nous sommes inéducables. J’ai assisté aujourd’hui à une opérette (quirinal-mauresque), et à cette occasion j’ai constaté avec plaisir que maintenant Moscou, tout autant que Rome, sont des choses grandioses. Voyez-vous, jusque dans les paysages il faut qu’on me reconnaisse un certain talent. — Si vous consentez, nous n’aurons ensemble que de riches, riches causeries ; Turin n’est pas loin, de très sérieux devoirs professionnels vous attendent ici et un verre de vin de Valteline fera l’affaire. Le négligé vestimentaire est de rigueur.

De tout cœur votre

Nietzsche.

Demain arrivent mon fils Humbert et la charmante Marguerite, que je recevrai pourtant comme vous en bras de chemise. Paix à madame Cosima... Ariane… de temps à autre était évoquée...

Je vais partout en robe de travail, frappe sur l’épaule des passants et leur dis : Siamo contenti ? Son dio ho fatto questa caricatura...

Vous pouvez faire de cette lettre l’usage qu’il vous plaira pourvu qu’il ne me fasse pas baisser dans l’estime des Bâlois.

COMMENTAIRES

Et combien serait intéressant ce voyage au pays de l’imprévu dans la vie journalière en compagnie de Breton si tout à coup il ne se lançait dans de grandes diatribes contre les médecins aliénistes ou la police. Cet esprit qui s’élève jusqu’aux pensées les plus secrètes se complait d’autres fois à une littérature populaire de mangeurs de curé.

Jean Milo (Le Rouge et le Noir, 14 août).

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Il ne s’agit point des communistes. Les communistes opèrent sous le signe du marteau, mais les directives de Moscou n’ont pas encore prévu la propagande révolutionnaire dans les asiles d’aliénés. Ils ne s’adressent qu’aux mabouls qui circulent librement à l’extérieur. Il s’agit des surréalistes. Le surréalisme est une école littéraire, philosophique et même politique qui se propose de chambarder toutes les notions acquises. — Victor Meric (Le Soir, 7 août).

RÉPONSE À UN RECOURS EN GRÂCE

Il n’est pas un lecteur de Monde, cet hebdomadaire de gauche sur le compte duquel se sont exprimés plusieurs fois les surréalistes, qui ait pu ne pas avoir été frappé d’étonnement à l’étrange teneur de l’article de M. Emmanuel Berl paru dans le numéro du 9 août. Cet écrivain, un des plus brillants collaborateurs de la revue de M. Barbusse, nous a semblé quitter la position apparemment solide de pamphlétaire qu’il avait occupée à la suite des grands coups de plume que l’on sait pour celle, beaucoup plus instable, d’importun en butte aux continuelles rebuffades de ceux dont il voudrait être l’ami. Tel est du moins ce qui paraît ressortir de ce texte dont nous nous en voudrions de ne point citer ici les phrases les plus caractéristiques : … Les petites revues d’extrême-gauche sont bien plus dures pour mes travaux que pour ceux de M. Maritain… A quoi bon perdre son temps à disqualifier ses camarades de combat ?... (E. Berl. Mise au point. Monde, n° 114). Les collaborateurs du Surréalisme au service de la Révolution, estimant que la revue qu’ils ont fondée ne peut raisonnablement être considérée par M. Berl comme une petite revue d’extrême gauche, ont cru qu’il était de leur devoir de prendre en considération les plaintes de M. E. Berl, et d’examiner avec une plus grande attention le cas de cet Homme de lettres à propos duquel on peut se demander s’il n’a pas été jugé précédemment quelque peu à la légère. Donc, faisons preuve d’indulgence. Ne nous arrêtons pas aux premières impressions désagréables que nous vaut la lecture des travaux de M. Berl. Qu’importe, après tout, son style calamiteux, son érudition d’élève de philosophie qui fréquentait des salons littéraires, si M. E. Berl est un marxiste sérieux, un révolutionnaire sincère ! Nous ne voulons le voir à l’œuvre que là où il prétend au rôle le plus noble.

Quelle est la tendance marxiste de la pensée de notre auteur ? Dans le cours de ses écrits, il a tenu à analyser rapidement la structure de la société où il vit. Le capitaliste, dit-il… constitue une classe de prolétaires supérieurs vivant de leurs salaires et attachés, non moins que les ouvriers, aux sociétés qui les empoilent (sic), … le bourgeois, au contraire, s’estompe… le mot bourgeois perd d’ailleurs son sens économique… c’est l’habitant des villes, comme l’étymologie du mot l’indique. (Derniers Jours, n° 2, Bourgeois et culture). Par ailleurs, M. Berl a tenu à préciser ces conceptions originales : Le capitalisme et le communisme moderne défont la bourgeoisie (Mort de la morale bourgeoise, préface) laquelle bourgeoisie… il y a des moments… doute de son existence de classe (Mort de la pensée bourgeoise). On voit que si la bourgeoisie qui, nous apprend-il dans Mort de la pensée, etc., ne se distingue des autres classes sociales que par sa méfiance de l’idéologie… son amour de l’histoire… sa haine de l’idée… sa défiance de l’homme… son goût de la géographie (sic) est fort mal traitée par M. Berl, en revanche le capitalisme, lui, ne se fait pas faute de recevoir les marques de la plus grande estime, voire du respect de ce même auteur. Le capitaliste, dit M. Berl, … se paie mal pour gagner en autorité ce qu’il perd en argent… A mesure que le capitalisme substitue son idéal de production à l’idéal bourgeois de possession on voit se lever une classe de capitalistes ascétiques dont le désintéressement émerveille et épouvante. (Derniers Jours, n° 3. Doute sur le capitalisme). Ainsi, pour l’idéologue de Monde, la société capitaliste comprend trois classes principales : les capitalistes, les ouvriers, les bourgeois, les deux premières s’opposant à la troisième. L’origine de la lutte des classes

Prof. Sigm. Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient ; tra d. Marie Bonaparte et Dr. M. Nathan, Paris, Gallimard, 1930.

Les rapports entre le mot d’esprit et l’image, sans doute familiers aux lecteurs de cette revue, permettent de croire que le plaisir procuré par l’un et par l’autre est de nature similaire. L’image est comme le mot d’esprit, une unification, un télescopage d’éléments, l’établissement d’un rapport inattendu. L’économie psychique y entre- donc aussi en jeu.

À ce plaisir d’épargne peut se joindre dans les deux cas un plaisir d’omnipotence et de négation d’une tension trouvé dans un déni ludique du joug de la réalité, d’omnipotence encore dans la découverte d’une identité. L’image doit de plus à son contexte poétique une curieuse ambivalence (probablement présente sans grands changements dans le contexte scientifique) : La découverte d’une identité peut symboliser en même temps le déni du domaine de l’inconnu, et le déni, contraire, du connu raisonnable secoué dans ses fondations ; elle peut donc procurer non seulement un sentiment de puissance sur les éléments de la réalité, mais aussi un sens de l’infini accompagné de sentiments d’union et d’extase, ou d’angoisse devant l’inaccessible, tous également satisfaisants pour l’inconscient, car tous sont liés à des phantasmes infantiles de possession de la mère.

Le rapport du mot d’esprit à l’intellect, par la nécessité où il est de se faire agréer du moi, et où est le moi de le « comprendre », est prouvé par le fait qu’on peut utiliser le mot d’esprit dans les « Tests » d’intelligence. Je me suis servi dans ce but, avant d’avoir lu le livre de Freud, d’absurdités comme : Comment fait-on un canon ? — On prend un trou, et on met du bronze autour ; Préfères-tu le soleil ou la lune ? La lune, parce qu’elle nous éclaire quand il fait nuit, tandis que ton soleil, il ne vient que quand il fait grand jour. La forme réduite donne : « Un artilleur disait que pour faire un canon, etc… » et l’enfant doit reconnaître l’absurdité. Une histoire citée par Freud serait parfaite à ce point de vue : Un Juif se défend en ces termes d’avoir rendu un chaudron hors usage à un ami qui le lui avait prêté neuf : « Primo, je ne lui ai jamais emprunté de chaudron. Secundo, le chaudron avait un trou quand je l’ai emprunté. Tertio, j’ai rendu le chaudron intact » (p 70). Chacune de ces objections, valable en soi, exclue les autres. La faute de raisonnement vient de ce qu’on a mis « et » là où il aurait fallu mettre l’alternative « ou, ou bien ». Pour laisser passer un mode de pensée aussi évidement propre au processus primaire (cette représentation de l’alternative par l’addition ou juxtaposition étant une des techniques les plus fréquentes du rêve), le moi doit se sentir supérieur à lui, et pour cela il doit « comprendre » l’absurdité, c’est-à-dire trouver la faute de raisonnement. Inversement on pourrait prendre presque n’importe quelle phrase contenue dans un des Tests d’absurdités de Binet-Simon, Terman etc., et la transformer en un « mot d’esprit ».

La nécessité de communiquer le mot d’esprit et l’incapacité d’en rire soi-même autrement que par ricochet le rapproche de cette autre création éminemment sociale, l’art, dans lequel sortir des limites du moi et faire un effet sur les autres est ce qui dissipe le sentiment de culpabilité inconsciente (Sachs ).

Cf. Annales Médico-Psychologiques, novembre 1929.

D’où la toute gratuite, la jésuitique, l’écœurante notion de « responsabilité atténuée ».

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n’est pas l’exploitation de l’homme par l’homme, mais l’aventure machiniste qui ne peut se prolonger sans que l’âme ne casse. En effet le mépris de l’argent est la première qualité de l’homme moderne… l’homme d’aujourd’hui est bien plus l’esclave de la machine que l’esclave de l’argent… la Révolution doit donc être avant tout la négation du développement machiniste. Ces dernières citations sont tirées de l’article Propos sur la Révolution paru dans le numéro 4 des Derniers Jours. Les idées qui y sont exprimées sont maintenues dans les ouvrages postérieurs de M. Berl, notamment dans Mort de la pensée bourgeoise, où, corrélativement à un nouvel exposé de sa phobie des machines, l’auteur nous rappelle qu’ici bas les questions d’argent sont bien accessoires puisque l’ouvrier ne voit plus la raison de sa misère et que si l’on veut expliquer par les conditions financières où ils vivent le conformisme de nos intellectuels on ne le fera que sordidement, c’est-à-dire, je suppose, d’une façon basse, inconvenante et inutile. Je crois avoir été assez long et assez consciencieux. Le procès est jugé. N’importe lequel de mes lecteurs tant soit peu au courant de l’analyse critique faite par Marx de la société capitaliste est désormais en mesure de comprendre que les « idées » de M. Berl, non seulement n’ont rien à voir avec l’analyse de Marx, mais encore ne se présentent pas comme autre chose que comme des extravagances scandaleusement bourgeoises, ou capitalistes, ce qui revient au même pour Marx comme pour Lénine, en 1848 comme en 1917, (et qu’on soit bien sûr qu’en 1930 c’est toujours vrai pour les ouvriers et ceux qui lient leur sort à celui de la classe ouvrière) le mot capitaliste et le mot bourgeois ont toujours désigné les individus appartenant à une même classe : la bourgeoisie. La bourgeoisie possède le capital : l’argent, les usines, les machines, les moyens de transport, etc., mais elle ne produit pas. Elle vit du travail de la classe de producteurs : le prolétariat qui, lui, ne possède en propre que sa force de travail. Les prolétaires, modernes esclaves, enchaînés aux capitalistes par le travail et l’argent, ne pensent qu’à défaire de haute lutte la classe des exploiteurs, la bourgeoisie, et son système d’exploitation, le capitalisme.

Au moins, ce « sociologue » bourgeois a-t-il soumis à une critique impitoyable les écrivains, ses frères en bourgeoisie ? C’est là même la cause, dit-on, de ses succès littéraires. Que non ! C’eùt été contre nature ! Critiquer tendrement ceux dont on parle à peine, voilà la raison du succès de M. Berl. C’est là toute sa malice. Il tient en grande considération les plus totales nullités des lettres bourgeoises: MM. Benda, Marcel, Maurois, etc. Il respecte M. Gide, homme puissant dans une importante maison édition, et, s’il n’a que des sarcasmes pour l’admirable Pétrus Borel, inspecteur colonial en Algérie (sic), s’il n’éprouve que de l’ironie à l’égard du flingot de Baudelaire, il adore cet affreux macchabée : Péguy, chez qui il trouve une inspiration révolutionnaire (Monde, n° 108). C’est à propos de ce Péguy et du seul poète français dont le génie soit évident pour lui : Claudel, qu’il nous donne la plus claire définition du « non-conformisme ». À propos de Péguy : Nationaliste ? Oui. Belliciste ? Oui mais point conformiste. De Claudel, ce non-conformiste paysan et catholique (non conformiste au point d’être à Washington l’ambassadeur de la bourgeoisie française), ce répugnant torche-prêtre qui écrivait en 1915 : « Y en a trop sur leurs jambes encore au 377 e » il loue, à cette occasion sans doute, le sens qu’il garde du tragique humain. Les lecteurs du « pacifiste » Monde ne se sont guère étonnés, à coup sûr, de ces éloges immodérés des pires crapules patriotiques. Ils en ont l’habitude. En tout cas M. Berl a pris la peine de les rassurer, en leur expliquant combien les bases du nationalisme français en 1930, étaient fragiles et comment, en conséquence, l’éloge des patriotards servait le « pacifisme ». « Pourquoi le nationalisme ? Pour qu’on apprenne par cœur La Fontaine ». (Mort de la morale, etc.). De si mauvaises raisons ne peuvent être que garantes de la paix.

Des conceptions économiques bourgeoises, le patriotisme, n’empêchent pas, paraît-il, que l’on soit un bon révolutionnaire. M. Berl prend la peine de nous montrer lui-même comment on fait ce tour de passe-passe. Révolution dit-il, dans la préface à Mort de la morale, etc., ne peut vouloir dire que le refus pur et simple opposé par l’esprit au monde qui l’indigne. Voilà état de révolutionnaire mis à la portée des capitalistes, ascétiques ou non. Mais du moins aime-t-il de pur amour la Révolution, LA VRAIE, la Révolution prolétarienne ? En effet ! Il n’a de pires insultes que pour les héros dont l’exemple a permis aux bolchevicks de vaincre en 1917, pour les héros qui furent écrasés en 1918, en Allemagne, sous les mitrailleuses données par Foch à la social-démocratie allemande. Écoutez-le parler de la Commune : lamentables échecs des tristes sires dont les cahiers de Vuillaume nous montrent la désastreuse incapacité en 1871 (Mort de la pensée, etc.). Et cela ne lui suffit pas ; il revient à la charge au cours de Mort de la morale bourgeoisie, dans une moderne façon versaillaise, avec cette pointe d’imbécillité qui ne le quitte jamais : on a vu en 48 et en 71, les tristes sires qui trahissaient les intérêts du peuple, préoccupés seulement de se faire la tête de Fouquier-Tinville, de Marat, de Brutus, Spartacus, noms qui finissent en us, c’est toujours la version latine.

La mesure est comble ! Qui écrit de la sorte ne peut être qu’une canaille, justiciable du crachat à la prochaine rencontre, en attendant mieux. Quant à ces travaux, leur place est

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dans les postes de police, dans les bibliothèques des commissariats. C’est pour le compte de la bourgeoisie, de la bourgeoisie d’où sont sortis Galliffet, Clémeceau, Tardieu, que M. Berl fait, à Monde et ailleurs la besogne de confusion et de démoralisation que je viens de dénoncer. Mais il faut qu’on sache que le compte de la bourgeoisie c’est le PROPRE COMPTE de M. Berl, qui n’est devenu pamphlétaire que parce qu’il est coulissier, chef d’entreprise, qu’il faut qu’il défende ses intérêts et ceux de ses amis du Crédit Lyonnais et de la Société Générale, qu’il veut à la fois se cacher de pareilles besognes et les servir.

Ceci posé, évolution idéologique de M. Berl est explicable. Qu’on ne vienne pas nous dire que certains articles de Monde sont mieux que ceux des Derniers Jours ! Il n’y a pas de différence quant au fon d. Les uns et les autres textes sont au même titre infamants. Il n’y a que la manière, que quelquefois on a essayé de changer. Parce qu’il voulait introduire sa laide personne dans les milieux révolutionnaires, ou dans les milieux proches des révolutionnaires, M. Berl a eu recours aux procédés classiques des mouchards : la fausse barbe, les lunettes noires. Se sentant en défaut du coté des relations, il a voulu faire peuple en parlant de Zola à tort et à travers. Puis, pour sauver de la critique communiste son idéologie capitaliste, il a cru qu’il lui suffisait de se proclamer marxiste, et enfin, ô méthode, de faire profession de matérialisme. Malheureusement, pour ce spiritualiste enragé, il apparaît par le contexte que ce qu’il écrit en 1930 est bien de la même espèce que ce qu’il écrivait en 1917, où il invoquait l’âme, et dieu quand il ne savait plus que dire. Et comme il n’a lu, de toute évidence, ni Marx, ni même peut-être Zola, qu’il ne sait du matérialisme que ce que lui en souffle Barbusse, ou son propre « réalisme » bourgeois, les plus bornés de ses lecteurs peuvent reconnaître, sous ses déguisements, les grands pieds de M. Berl. Ils ne s’en sont pas fait faute. (M. Philippe Lamour mal, M. Pierre Audard plus brillamment).

Alors, pour compléter son costume, il se mit à baver. La bave du crapaud fait une si jolie parure à l’herbe quand l’aube y dépose sa rosée que M. Berl, tout ému, crut bon d’imiter à rebours le bœuf de la fable. C’est à l’amour qu’il s’en prit. Le but était double, les desseins ténébreux. M. Berl aime le libertinage chez les filles du peuple. Discréditer l’amour au profit de l’argent, ternir ce qui est, d’essence même, la splendeur, et partant jeter un trouble chez les révolutionnaires, lui parut être l’entreprise digne de sa bassesse, capable d’imposer son nom. Dans Mort de la pensée, etc., il y avait employé, çà et là, quelques remarques. Il y consacra la plus grande partie de Mort de la morale, etc. Après un début long, difficile et gêné, il en arrive enfin à l’amour. Les soviets tendent à le simplifier, dit-il. Dans nos pays capitalistes, les ouvrières cherchent à se marier parce qu’elles préfèrent le ménage à l’usine… que d’ailleurs leurs salaires sont trop bas. Soulignons sans plus attendre l’hypocrisie bourgeoise de ces prétendues explications. Les ouvrières n’ont pas à choisir entre le ménage et l’usine. Dès qu’elles le peuvent physiquement, elles sont obligées de travailler parce que ni les salaires de leurs parents, ni celui de leur mari ne leur permettent de manger. Mais pour M. Berl l’essentiel est que le salaire des ouvrières soit bas, que les difficultés matérielles de l’existence assombrissent la vie quotidienne des jeunes ménages ouvriers jusqu’à ce que ces ténèbres soient intolérables, ce qui est tout de même possible chez des êtres jeunes qui auraient pourtant droit, eux aussi, à la Côte d’Azur ! Notre homme voit la chose avec objectivité. Voici un intérieur de manœuvre spécialisé, quelque part à Belleville, à Aubervilliers ou ailleurs : …le Mâle, sûr de sa force ; la femelle le suit et entre eux le silence abaisse son couvercle. À la faveur de ces invites, M. Berl espère, sans doute, se ménager de belles conquêtes, faire, dans quelque luxueux pied à terre, connaissance de « l’âme prolétarienne », avec des « femelles » essayer de fabriquer des femmes à la mode. Le faible souci du logement chez les bolchevicks, leur dira-t-il, montre assez leur faible souci de l’Amour. Et d’ailleurs, ni Robespierre, ni Saint-Just, ni Marx, ni Lénine ne s’abandonnèrent aux aventures passionnelles. (Mort de la pensée, etc.). N’en déplaise à M. Berl admirateur de Zola, ce sont ces histoires de filles séduites, puis abandonnées au trottoir ou lancées dans les salons, qui font la grandeur du roman naturaliste en avilissant les bourgeois de son espèce. Et s’il veut s’en prendre à l’Amour qu’il sache que c’est peine perdue à l’avance que de commencer pareille besogne à intérieur d’une classe qui a dans sa mission historique de sauver l’Amour des atteintes de la bourgeoisie et, en détruisant les classes, de créer les conditions de vie qui permettront la liquidation des aventures passionnelles au profit de l’accomplissement de l’Amour.

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Il nous reste maintenant à examiner la qualité du matérialisme de M. Berl. Aussi bien, puisque c’est la dernière carte qu’il a jetée sur le tapis littéraire, je me suis fait un scrupule de ne la retourner qu’en dernier lieu, pour qu’on ne m’accuse pas de trahir « l’évolution » de mon personnage. M. Berl nous a moins étonné, le jour où il s’est affublé du matérialisme que nous étonnèrent, en leur temps, MM. Morhange ou Bataille. Nous trouvions presqu’invraisemblable que M. Berl n’y ait pas pensé plus tôt. Comment peut-on être marxiste, révolutionnaire, sans être matérialiste ? Mais j’ai expliqué plus haut l’évolution de M. Berl. Il en résulte qu’il y a deux matérialismes à considérer chez le fondateur des Derniers Jours : un matérialisme pratique et un matérialisme théorique qui valent la peine d’être étudiés séparément.

Le matérialisme pratique de M. Berl a déjà fait une noble apparition au cours de cet article, en compagnie des conceptions économiques de notre auteur. Il prend ses aises, se pavane dans la septième partie de Mort de la morale, etc., intitulée Les Saints du dernier jour. Le juif Berl y rompt des lances contre le catholicisme, ci-devant religion d’Etat, contre le protestantisme dont on connaît l’influence restreinte dans les domaines de la Fille aînée de l’Eglise. Je crois, écrit-il, que le protestantisme défend la bourgeoisie d’une manière plus efficace que le catholicisme. Affaire de goût, semble-t-il, que M. Berl tient à motiver. À propos de l’organisation de répression et de l’espionnage anti-ouvrier connue sous le nom de Sherman-service, il fait la comparaison suivante : Je ne suis pas sûr que dans un pays catholique on oserait placer ainsi le mouchardage sous l’égide de la religion. Ces deux postulats essentiellement « matérialistes » qui visent à nier les plus solides traditions du catholicisme, et surtout son rôle moderne, amènent la déclaration suivante, également inspirée du même matérialisme, et qui, elle, vise seulement à introduire, dans le camp révolutionnaire, les patronages, les syndicats chrétiens, les associations de boy-scouts et la Jeunesse ouvrière (chrétienne) : … la jeunesse catholique est animée par un mysticisme réel, et subit une certaine tendance non-conformiste.

Voilà pour le matérialisme pratique. Le matérialisme théorique de M. Berl se présente beaucoup moins bien. Je vais aider M. Berl à voir clair dans le lamentable chapitre dernier de Mort de la Morale, etc., et ce pour la défense du matérialisme. Un tel bavardage ne vaut la discussion qu’à cause des opinions professées par le bavard à égard des capitalistes, des ouvriers et des bourgeois, et de l’usage que tentent de faire dudit chapitre certains critiques amis de M. Berl, et d’autres critiques qui par ailleurs ne « marchent » pas pour toutes sortes d’excellentes raisons mais qui vont si loin à la suite du matérialisme berlien qu’ils se perdent. Que ceux qui seraient dupes des titres à grand fracas de M. Berl apprennent que le matérialisme ne fait pas alliance avec le seul prolétariat ; ainsi le vieux et respectable matérialisme de La Mettrie a pu donner en ligne directe, vers 1850, allié à la bourgeoisie de Vogt et d’une quantité de prétendus hommes de science dont la lignée n’est pas éteinte. Ce vieux matérialisme ne considérait pas, comme M. Berl, la matière et un reste. Il était donc, en 1750, considérablement en avance sur les pénibles concepts de M. Berl. Ce n’était pas une méthode, pas plus que les matérialismes grossiers qui naquirent ensuite (y compris le matérialisme de M. Georges Bataille, le théoricien de la merde) mais une doctrine. Le matérialisme n’est pas une doctrine, mais une méthode, affirme Mort de la morale, etc. Ici l’auteur confond sans doute avec le terme supérieur, la dialectique hégélienne, remise sur ses pieds matérialistes par Marx-Engels et qui, dans son application à l’histoire, a permis à la connaissance des bonds énormes que M. Berl ignore. Feuerbach, et surtout Marx-Engels, liquidèrent l’héritage du vieux matérialisme du XVIII e siècle. Ce qu’il en est resté est l’idée fondamentale à savoir que « la matière n’est pas le produit de l’esprit, mais qu’au contraire l’esprit est le produit le plus élevé de la matière ». Ceci, nous le devons à Feuerbach qui là « s’arrêta court ». « Il fut impossible à Feuerbach, écrit Engels, de surmonter le préjugé philosophique courant à l’égard du matérialisme, préjugé se rapportant non pas à la chose, mais au mot lui-même ». Engels explique dans le livre qu’il a consacré à Ludwig Feuerbach (p. 59 et suiv. de la traduction française) comment on put surmonter le préjugé philosophique, en premier lieu à la suite des découvertes scientifique du XIX e siècle, ensuite en considérant le monde « en tant que matière engagée dans un développement historique ». L’édification du nouveau matérialisme, telle fut l’œuvre gigantesque à laquelle s’attaquèrent entre autres Plékhanov et Lénine, ce dernier théoriquement et pratiquement. L’ouvrage de Lénine Matérialisme et Empiriocriticisme est l’expression la plus accomplie du passage de la doctrine matérialiste à la méthode matérialiste quant à la description des relations de l’homme et du monde extérieur, qui a été écrite jusqu’à ce jour, et il faut reconnaître que le sujet n’est pas épuisé.

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De 1909 à nos jours, de colossales découvertes scientifiques ont été portées à la connaissance des hommes, dont il faut que les marxistes rendent compte. Un tel travail, fait à la flamme de la dialectique matérialiste aurait seul le droit de prétendre à la défense du matérialisme. Il ne peut être fait qu’au sein du prolétariat qui a partie liée, lui, à cette dialectique matérialiste qui n’est pas comme le matérialisme de M. Berl… un certain goût de la dépréciation mais la poussée irrésistible vers l’action révolutionnaire

Le seul travail théorique de la bourgeoisie, en cent ans, aura consisté à refuser Marx. Plus s’ouvrent les crevasses dans le système capitaliste, plus cette occupation intellectuelle emploie de nouveaux adeptes, s’essaie à se perfectionner, tourne à la manie. Autrefois on ne prononçait les noms ni de Marx, ni d’Engels. Maintenant cela n’est plus possible, on est obligé de prendre le taureau par les cornes. Le réformiste Henri de Man a montré, en 1926, qu’il fallait d’abord aller contre Marx avant d’en arriver à l’utopique âge d’or du capitalisme, après Marx. M. Berl n’en est encore qu’à attaquer Marx, mais comme il n’a ni la culture, ni les moyens de ses maîtres révisionnistes, il en est réduit à falsifier le marxisme sous couleur d’y souscrire. Il n’ira vraisemblablement pas plus loin. La synthèse (selon l’expression de De Man) qu’il espérait réaliser sera l’œuvre d’autres littérateurs, car les idées que l’on rencontre dans les travaux de M. Berl ne lui appartiennent même pas en propre. Elles sont monnaie courante chez les écrivains de la bourgeoisie moderne, habillent de rouge les représentants du nouveau réformisme qui ne se différencie de celui de M. Renaudel qu’en ce sens : il est partisan de la défense de L’U.R.S.S., ce qui est, en 1930, une malice de plus. C’est parce qu’il est un type, le vrai miroir de la bourgeoisie de gauche, avec tout ce que de semblables propriétés ont de caricatural que ce pamphlétaire nous intéresse. Le concept de capitalisme révolutionnaire, éclairé est la maîtresse poutre de l’œuvre de Drieu la Rochelle, la source impure où s’abreuvent J. R. Bloch, Luc Durtain, Duhamel et tant d’autres. Il n’est pas un psychologue qui n’oppose à « l’ouvrier idéal selon Marx », prisonnier de la lutte de classes, l’homme et ses riches complexes de sensations (lisez le bon vivant de la bourgeoisie), qui ne se gausse des portraits de Lénine, du mur des fédérés, de Spartacus et autres nomsen us. Le vrai révolutionnaire pour M. Berl n’est autre que Garine, le dilettante perfectionné de M. Malraux. Enfin de toutes parts on crie haro sur les machines (la bourgeoisie voudrait-elle, à son tour, les détruire) ainsi qu’en fait foi 10 CV, le dernier roman de M. Ilya Erhenburg.

De cette racaille naîtra le prochain révolutionnaire que l’on nous enverra dans les jambes. Il ne se fera pas attendre, car le rôle que M. Berl prétend assumer demande une prudence dont il est dépourvu, et de l’estomac que diable ! Si l’on est attaqué et que l’on se sent vulnérable il faut savoir protéger les défauts de la cuirasse et, autant que possible, ne pas se compromettre irrémédiablement. Voici, prise au hasard, une d’entre les manœuvres défensives de M. Berl. (je me permets de la dédier à André Marty) :

J’ai vu des prisonniers dans mon enfance, à Clairvaux. Ma famille y avait une usine libre et une usine pénitentiaire. Pour ceux qui seraient tentés de me le reprocher, je déclare ne plus avoir d’accointance ni avec cette affaire, ni avec cette famille. L’indignation contre l’usage de la main-d’œuvre pénale n’y est d’ailleurs pour rien. (sic). Les différentes formes d’exploitation capitaliste s’équivalent, et le travail des forgerons libres était plus dur que celui des prisonniers, main-d’œuvre assez bien défendue par l’administration qui en profite, etc. (Monde, n° 111). L’article continue sur ce ton. M. Berl devrait comprendre que M. Léon Werth, qui tient la chronique à la page 3 de la même revue ne peut que protester contre cette apologie du travail pénitentiaire. Mais M. Berl est naïf. Il ne voit pas de petits loups. Pour mieux servir sa classe, il a eu l’idée de faire croire à la mort de cette classe. C’était un peu gros, mais les bourgeois étaient quand même assez impressionnés. Le premier livre fut un succès : les revues littéraires s’ouvrirent toutes grandes à la prose de M. Berl. Notre homme n’y alla pas de main morte, il multiplia des gaffes. Son coup de maître fut un certain article dans les Nouvelles Littéraires où il tua l’inconscient. Du coup, rigolade générale qui fit place, bientôt à une profonde inquiétude : le héros du jour allait un peu fort. Au cours du second volume, son duel avec M. Charles du Bos atterra le public. Désormais, l’opinion était faite : Berl est trop con. C’est pourquoi sa succession est ouverte.

Que cet homme essaie de se sortir d’embarras en nous demandant grâce, au besoin en y mettant le prix, puisque dit il dans Monde du 9 août, nous ne vivons guère que d’un public restreint, d’un public de snobs cela met au point sa moralité. Tout le monde comprendra, à la suite de l’exposé des motifs sus-mentionnés que nous répondions au recours de M. Berl par une fin de non-recevoir, les communistes ayant comme premier devoir de disqualifier les agents provocateurs.

André THIRION.

À Lyon, aux « Amis de Monde », où l’on annonce : présence des camarades Barbusse et Berl (Monde 16 août) à une conférence de cette association.

En France le revenu du prolétariat est tel que les femmes et les enfants à partir de treize ans doivent aller à l’usine. Les bas salaires payés à cette catégorie de travailleurs permettent l’introduction de machines perfectionnées, une production plus abondante et meilleur marché, pour le patron des bénéfices accrus. Le salariat féminin est la première étape vers l’émancipation de la femme, l’engage au premier rang de la lutte des classes mais a comme conséquence immédiate, en régime capitaliste, l’accroissement de la prostitution, pour aider la bourgeoisie à passer le temps et à maintenir les privilèges de la famille.

Sorte de police privé entretenue par le patronat des Etats-Unis à seule fin de briser les grèves et d’assassiner les militants ouvriers au nom de la morale protestante.

La publication des œuvres principales de Sade qui, je l’espère ne s’arrêtera pas à Justine, permettra enfin l’étude d’un des plus grands philosophes de tous les temps, qui fut historiquement le premier à liquider l’héritage de La Mettrie, Diderot, etc. Sade, avant Feuerbach, remplaça la critique « rationaliste » de la religion par la critique matérialiste. Il découvrit le premier la véritable « Essence du Christianisme », sublimation des idéaux, des désirs, des rêves et des craintes de l’homme, découverte géniale consacrée depuis par les travaux de Freu d.

Cet individu sera un gros progrès sur M. Berl, l’essor révolutionnaire des masses aidant.

 

 

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