Mise en ligne : Sophie BEHAR

 
Le SurrÉalisme au service de la RÉvolution
LE SURREALISME AU SERVICE DE LA REVOlUTION N°1, juillet 1930

 

 

<SASDLR, n° 1, juillet 1930>

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QUESTION

 

BUREAU INTERNATIONAL LITTÉRATURE RÉVOLUTIONNAIRE PRIE RÉPONDRE QUESTION SUIVANTE LAQUELLE SERA VOTRE POSITION SI IMPÉRIALISME DÉCLARE GUERRE AUX SOVIETS STOP ADRESSE BOITE POSTALE 650 MOSCOU.

 

RÉPONSE

 

CAMARADES SI IMPÉRIALISME DÉCLARE GUERRE AUX SOVIETS NOTRE POSITION SERA CONFORMÉMENT AUX DIRECTIVES TROISIÈME INTERNATIONALE POSITION DES MEMBRES PARTI COMMUNISTE FRANÇAIS.

SI ESTIMIEZ EN PAREIL CAS UN MEILLEUR EMPLOI POSSIBLE DE NOS FACULTÉS SOMMES À VOTRE DISPOSITION POUR MISSION PRÉCISE EXIGEANT TOUT AUTRE USAGE DE NOUS EN TANT QU’INTELLECTUELS STOP. VOUS SOUMETTRE SUGGESTIONS SERAIT VRAIMENT PRÉSUMER DE NOTRE RÔLE ET DES CIRCONSTANCES.

DANS SITUATION ACTUELLE DE CONFLIT NON ARMÉ CROYONS INUTILE ATTENDRE POUR METTRE AU SERVICE DE LA RÉVOLUTION LES MOYENS QUI SONT PLUS PARTICULIÈREMENT LES NÔTRES.

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DORS

 

Il faut que j’éclaircisse aujourd’hui l’espèce de réussite que sont mes rêves, et je dis réussite parce que de me coucher auprès d’un être nouveau, dans des lieux aussi inattendus, aussi répugnants que sont, par exemple, une cuisine ou une salle de musée, me fait entrevoir les limites de la vie, ne me laisse rien à subir que la mort.

 

Une femme très jeune, très malheureuse, ayant pour elle la beauté crépusculaire des êtres qui se donnent, qui s’abandonnent parce qu’ils perdront ainsi celui qui les recevra. Ayant pour elle la beauté crépusculaire des êtres dont l’innocence est absolue parce qu’ils ne calculent pas ce qu’ils ont vécu, ni ce qu’il leur reste à vivre. Elle est là pour me recevoir, moi et cette innocence que je n’ai pas perdue, puisque je dors, puisque je suis à la merci d’un amour qui n’est pas nouveau, mais éternel, le maître de moi même, de la naissance à la mort de la nuit.

 

Serments sans raison, tout étant déjà juré. Plus de soucis. Sérieux sans soucis, sans serments. Nous ne rions pas, parce que nous n’avons pas à nous défendre. Nous nous aimons parmi les déchets de la vie éveillée : salles d’école, querelles, l’argent menaçant, présences habituelles, la cuisine, la table, le travail, les voyages, les habits. Et même la nudité ne nous éblouit pas, il n’y a plus effort pour que la lumière ne soit pas troublée par elle même, pour que le ciel gris ne se fonde en aucun ciel bleu. Cette fille que je découvre en m’endormant, comme une étoile noire dans l’oubli du jour, ne connaît d’elle même que ce que j’ignore de moi. Sa chair très douce répond du plaisir qu’elle prend à mes caresses, mais n’en répond que du haut de sa vertu. Ni ne gagne, ni ne perd, ni ne risque, ni n’est certaine. La volonté n’est plus le masque qu’on enlève, ni les yeux qui s’ouvrent. Elle ne me demande pas d’abdiquer, ni de tenir. Je suis livré, vraiment livré, à la réalité d’un miroir qui ne reflète pas mon apparence. Livré à ses désirs. Je me suppose la proie. Sans hier ni lendemain. Ce visage pur recommence.

 

Le plus grand jour de ma vie, toujours.

Paul ELUARD

 

IL Y AURA UNE FOIS

 

Imagination n’est pas don mais par excellence objet de conquête. « , se demande Huysmans, dans quel temps, sous quelles latitudes, dans quels parages pouvait bien se lever ce palais immense, avec ses coupoles élancées dans la nue, ses colonnes phalliques, ses piliers émergés d’un pavé miroitant et dur? » Manière toute lyrique, toute pessimiste, d’effacer au fur et à mesure tout ce qu’on pense, qui devrait être. Ce palais se levait, ce palais... Cet imparfait, cette splendeur inutile tendant à rejeter dans la gratuité quasi légendaire le besoin qu’on éprouve – ces colonnes phalliques – de se comporter, ne serait ce qu’au point de vue sexuel, autrement qu’on se comporte, témoignent d’une lassitude coupable et d’un doute inadmissible touchant aux forces réelles de l’esprit. La lamentable formule : « mais ce n’était qu’un rêve », dont le croissant usage, entre autres cinématographique, n’a pas peu contribué à faire apparaître l’hypocrisie, a cessé depuis longtemps de mériter la discussion. Pourquoi ne pas le dire? Huysmans savait fort bien que telles visions qu’il avait – comme on peut les avoir : hors du temps – n’étaient pas moins destinées à entraîner le monde « en avant » qu’ « en arrière ». À quoi bon si ce n’est pour se mettre soi-même tristement à l’abri, à quoi bon accorder à ce qui, encore une fois, devrait être, l’effrayante faculté d’avoir été et de n’être plus ! Je sais l’objection : « mais l’esprit bute à chaque pas contre des vestiges de temps et de lieux. Ses représentations sont esclaves de l’émotion plus ou moins grande que ces vestiges lui donnent. Fétichiste en diable ! Ce qu’il est convenu d’appeler le

 

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passé le prend, c’est indéniable, par son coté faible. Les nuits D’Antoine, le Mexique avant l’arrivée des Espagnols, une photographie d’inconnue datant du siècle dernier : « vous, ici, là bas, si vous bougez tachez de ne pas faire trop de bruit. »

Mais ou sont les neiges de demain? Je dis que l’imagination, à quoi qu’elle emprunte et – cela pour moi reste à démontrer – si véritablement elle emprunte, n’a pas à s’humilier devant la vie. Il y aura toujours, notamment, entre les idées dites reçues et les idées… qui sait, à faire recevoir, une différence susceptible de rendre l’imagination maîtresse de la situation de l’esprit. C’est tout le problème de la transformation de l’énergie qui se pose une fois de plus. Se défier comme on fait, outre mesure de la vertu pratique, de l’imagination c’est vouloir se priver coûte que coûte, des secours de l’électricité dans l’espoir de ramener la houille blanche à sa conscience absurde de cascade. L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel.

 

À ce propos, je voudrais louer (je ne dis même pas acheter) une propriété dans les environs de Paris. Rien de fabuleux. Seulement une trentaine de pièces, avec, autant que possible, de longs corridors très sombres ou que je me chargerais d’assombrir. Quatre ou cinq hectares de terrain boisé, tout autour. Quelques ruisseaux ou, de grande préférence, une ou deux mares, ne seraient pas mal vus. Je tiendrais, naturellement, à juger par moi même de la sécurité du lieu (quand je parle de sécurité, les brigands me feront l’honneur de croire que ce n’est pas à eux que je pense). Qu’il soit possible à qui que ce soit – des gens divers à qui j’aurais donné rendez-vous – d’y entrer ou d’en sortir, de jour ou de nuit, sans que cela provoque d’esclandre. Toutes ces premières conditions en somme, faciles à réaliser.

Un souterrain, à faire creuser ou non, pas plus difficile.

De l’extérieur : plutôt qu’un hôtel ou qu’une auberge, et aussi pour que ce soit tout à fait dépaysant, un relais. Mais de l’intérieur, comme on va voir, un relais dans lequel ceux qui, d’après moi, y ont droit, pourront toujours venir prendre des idées harassantes en échange d’idées harassées.

Il sera servi une pension à temps à… disons trois jeunes filles qui seront invitées à séjourner à cet endroit, ces jeunes filles étant les dernières à s’être signalées dans un scandale de maison hantée quelconque. On commencera par les mettre à l’aise en les persuadant qu’elles sont vraiment « chez elles ». En cas d’insuffisance notoire de leur part il sera pourvu aussitôt que possible à leur remplacement. En cas d’urgence il pourra leur être apporté une aide supplémentaire. (Il pourra même être fait appel à un jeune homme involontairement spécialisé dans ces sortes de questions, mais jamais à plus d’un à la fois). Il sera donné pour compagnes d’occasion à ces jeunes personnes quelques autres jeunes filles et quelques jeunes femmes en mesure de présenter, par ailleurs, des phénomènes médianimiques intéressants, ou qui se distingueront par l’étrangeté de leur esprit ou de leur beauté.

Par chambre, une grande horloge à verre noir sera dressée à sonner particulièrement bien minuit.

Il sera formellement interdit, sous peine d’expulsion immédiate et définitive, à qui que ce soit, et cela en dépit de toutes les provocations auxquelles il pourra se trouver en butte, d’accomplir, dans les limites de l’encerclement par le mur du parc, l’acte de l’amour.

Il n’y aura guère que de petites lampes d’étude, à abat-jour vert, très basses. Jour et nuit les persiennes demeurant fermées.

La chambre de réception, blanchie à la chaux, sera seule éclairée par un plafonnier invisible et ne comportera d’autre meuble, en plus de deux authentiques sièges mérovingiens, qu’une sellette sur laquelle sera posé le flacon de parfum noué d’une faveur pale, à l’intérieur duquel baigne une rose décolorée avec sa tige et les feuilles également sans vie, qu’on peut voir aujourd’hui 9 juin, dans la vitrine sud de la pharmacie qui fait l’angle de la rue Lafayette et de la rue du faubourg Montmartre.

Et en cela finira l’arbitraire.

Mais les lâchers de papillons par la nature seront plus loin repris par l’homme et commentés. On verra bien, enfin, si les draps du lit- sont faits pour servir d’enveloppe

 

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Au corps de l’homme et de la femme (quelle adresse faut-il mettre?) Ou si, de leur incompréhensible hauteur quand on les dresse, ils sont faits pour rendre imaginaire un corps imaginaire ou non, de manière à prouver que l’esprit humain, quoiqu’on dise, n’en est jamais quitte pour la peur. (On m’a raconté dernièrement cette charmante histoire de fantômes : deux hommes, conventionnellement déguisés, jouent à effrayer le monde ignare, en faisant, plusieurs nuits consécutives, le tour d’un cimetière. Une nuit enfin, un « esprit fort » les rejoint discrètement à un tournant et se mêle, de très près, de les suivre, non sans avoir pris soin de s’affubler comme eux. Conscience prise d’une telle présence dans leurs dos, ils détalent. Je préfère ces deux premiers hommes à ce dernier. )

Un « puits mystérieux », pure et simple réplique de celui de Luna-park, quoique à première vue moins libre, mais plus divers, plus insistant, et beaucoup plus joli.

Cinq chambres aux portes et fenêtres condamnées, d’un accès rendu pratiquement impossible, sans préjudice du serment prêté de ne pas chercher à y voir. Dans la première, je suppose, et la plus grande, auront été groupés les principaux spécimens de mannequins et de cires, ni les uns sur les autres, ni chacun dans un rôle, mais disposés de telle sorte qu’ils aient paru, avant murage, susciter au plus fort l’esprit d’abandon. Dans la seconde voisineront pêle-mêle des bagages excentriques, de grands tournesols et d’autres accessoires de cotillon de l’esprit ; elle sera toute entière tapissée de lettres d’amour. Dans la troisième, qu’on aura tenté de rendre la plus luxueuse de toutes les chambres d’enfant existantes, seul un berceau lacéré et orné en bonne place d’un poignard penchera, comme un navire en détresse, sur un plancher de vagues trop bleues. Il faut que je sois seul à savoir ce qui aura lieu dans la quatrième, afin qu’un seul autre homme sûr puisse connaître la véritable destination de la cinquième, sans posséder plus que moi ni qu’aucun autre la clé idéologique du tout. Le pire est que la première chambre, de l’extérieur, ne sera en rien distinguable de la seconde ou de la cinquième les travaux d’aménagement seront conduits de manière à supprimer, a priori toute possibilité d’indiscrétion.

Désireux de m’en tenir aujourd’hui à un schème simple, je ne m’étendrai pas inutilement sur l’ameublement des pièces occupables. Cela ne pourrait être qu’absolument sévère, bien entendu, -- le disparate extrême de l’ensemble devant répondre, bien plutôt qu’au caprice, à la nécessité. On peut, du reste, se fier à notre goût.

Les conditions de l’hygiène physique la plus exigeante seront minutieusement remplies.

Je ne sais pas encore, ma foi, si l’on confiera à la domesticité deux lévriers blancs ou deux bulls blancs de très haute race, ou si l’on pourra se passer de ces animaux.

 

Ce qu’avant tout je veux défendre ici n’est que le principe d’une association dont les avantages seraient de placer l’esprit dans la position qui me parait poétiquement la plus favorable. Il ne saurait s’agir, pour l’instant, d’entrer plus avant dans les secrets d’une telle communauté. Je répète qu’écrivant ces lignes, je fais momentanément abstraction de tout autre point de vue que le point de vue poétique, ce qui ne veut pas dire, que j’accepte le moins du monde de passer pour me débattre dans l’utopie. Je me borne à indiquer une source de mouvements curieux, en grande partie imprévisibles, source qui, si l’on consentait une première fois à suivre sa pente – et je gage qu’on l’acceptera – serait, à ébranler des monts et des monts d’ennui, la promesse d’un magnifique torrent. On ne peut se défendre de penser ainsi et de prévoir, devant ces aveugles architectures d’aujourd’hui, mille fois plus stupides et plus révoltantes que celles d’autrefois. Comme on va pouvoir s’ennuyer là dedans ! Ah ! l’on est bien sûr que rien ne se passera. Mais si, tout à coup, un homme entendait, même en pareil domaine, que quelque chose se passât ! S’il osait s’aventurer, seul ou presque, sur les terres foudroyées du hasard ? Si, l’esprit désembrumé de ces contes qui, enfants, faisaient nos délices tout en commençant dans nos cœurs à creuser la déception, cet homme se risquait à arracher sa proie de mystère au passé ? Si ce poète voulait pénétrer lui même dans l’Antre ? S’il était, lui, vraiment résolu à n’ouvrir la bouche que pour dire « Il y aura une fois... » ? ANDRÉ BRETON.


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MORT, MALADIE ET LITTÉRATURE

 

Feu Alfred de Vigny habitait une tour d’ivoire et envoyait son sperme, par lettre recommandée à Mme Dorval.

Ainsi, l’amour, la poésie ont beau, d’essence, répugner à tout maquerellage, un rimeur réputé être guère à la bonne franquette n’en a pas moins recours aux intermédiaires à pieds de facteurs et défenses d’éléphants.

Bien la peine, vieux grinchu de grincer la mort du Loup et l’abominable histoire du Mont des Oliviers, pour qu’un papier orné de votre signature et d’une constellation de taches trop intimes, entre un buffet Henri II et un lot de vieilles hardes passe à l’hôtel des Ventes.

Il est vrai que tout arme est à deux tranchants, même sous forme de billet plus que tendre et la missive qu’une maîtresse, avec tant soit peu de cœur au ventre, eût mise en boule pour l’avaler, devient symbole.

Symbole de quoi ?

Mais des amours romantiques, pardi.

On aime les allégories qui épargnent toute fatigue intellectuelle, et, comme le vin au vinaigre, l’esprit tourne à la statue.

Rengaine du verbe fait chair.

Paul Morand, dans la rue à New-York, rencontre un mannequin surréaliste. Si M. Kant vivait, quelqu’un de très à la page irait lui demander un ballet nouménal.

Du spirituel au temporel qu’une distinction soit marquée. C’est encore prétexte à jouer de l’un et l’autre. Cette odieuse jonglerie des églises et sectes philosophiques, sans doute, empêche point l’innocence du bilboquet, de l’escarpolette. Mais si, d’un chatouillis sous la plante des pieds, la joie bouillonne, le rire, dès qu’il n’est plus reflux en réponse à quelque titillation, s’empoisonne. Non que les plaisanteries fardent leurs lèvres au vitriol. Mais le masque des médiocrités-qui-savent-à-quoi-s’en-tenir est plus dangereux qu’un gant médicis. Ont réussi à souhait tous les mirmidons illusionnistes qui voulurent que leurs contemporains prissent des vessies pour des lanternes. Ainsi, avant que fut déchaînée l’offensive des métaphores très modernes, la victoire était déjà gagnée. En donne la preuve le mot esprit, depuis des siècles, équivoque.

Les professionnels de la gravité ne valent, d’ailleurs, pas mieux que les fabricants de calembours. Distributrice de conclusions pratiques, la pensée doit être suspectée, dont le penseur tire parti, profit, ne serait ce que pour une toute gratuite meilleure opinion de soi.

Et puis, tant de débats sérieux jusqu’au plus indiscutable ennui ne sont que manières de passe-temps.

Le frivole ne règne pas dans les seuls théâtres et salons, mais va nicher dans les plis et replis du fouillis talmudique dont la N.R.F. s’est constitué la spécialité que l’on sait.

M. Benda épilogue sur la notion jacobine de patriotisme.

Et puis après ?

Scolies, gloses, critiques de textes, histoire des idéologies, mais notre faim s’en rit, ni plus ni moins que d’un artichaut le tigre, d’une pêche Melba le serpent à sonnettes, d’un concert classique les détenus des prisons modèles d’Amérique et, j’aime à croire, des conférences du dit et redit M. Benda, les malades du sanatorium universitaire, parmi lesquels, à Leysin, le bon vieux papa la parlotte, qui sait rire à l’occasion, n’a point dédaigné de se faire photographier en nonne, le jour de Noël, tout comme il se promène en pape, à Paris, dans la foule des intellectuels à poumons honnêtes.

Pilpoul inoffensif, dira-t-on.

Mais de l’inoffensif au dérisoire, il y a juste l’épaisseur d’un de ces poils du cul, dont la mode cérébrale exige du reste qu’ils se coupent en quatre dans le sens de épaisseur.

 

*

 

Drelin, Drelin.

Voici le problème de la sincérité.

Préchi, précha.

C’est le procès de la raison d’état

Pour moi je préfère la chanson des poissons à ces pièces qu’on écrit sur l’affaire de Dreyfus, maintenant que toute cette histoire s’est ossifiée en mythe sans danger.

S’intéresser au passé témoigne d’un vice, quand l’actuel, par le spectacle de ses injustices modèle courant nous contraint à de perpétuels retours aux questions préliminaires.

 

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Il est impossible d’écouter sans que les doigts de pieds se rebiquent, les louanges en l’honneur d’un préfet de police et de sa femelle, Lorsqu’Almazian à peine sort de prison. Mais, on accepte, on vante même toute faiblesse sous prétexte qu’elle est humaine. J’ai bien connu des gens qui aimaient le gruyère parce qu’il sentait la noisette.

Jolie explication.

La vérité c’est la fatigue, la veulerie.

On nous parle de soumission au fait.

Que Pascal reproche aux peintres une sottise obstinée à copier ce qu’ils ont sous les yeux, sa colère oublie tant de bouches (et la sienne d’abord) ouvertes à seule fin de susciter leur propre écho. Mais l’humain au nom de quoi tant de livres, de tableaux ont été barbouillés, voilà bien la pire, la première raison d’Etat.

Et chacun de jouer son Louis XIV, de déclarer « l’humain c’est moi », et on parle d’hygiène mentale. M. Berl bafouille des disgracieusetés sur la littérature de sanatorium. Encore un petit effort et on brûlera les sorciers. Car il s’agit de se sentir optimiste, et d’en vouloir au voisin de son visage pâle, si l’on est rubicond, de son optimisme si, pour soi même, rien ne va plus.

Pascal reproche à Montaigne ses petits bonheurs digestifs dans la phrase fameuse : Le sot projet qu’il a de se peindre.

Entre penseurs professionnels tout se réduirait il à des histoires, des jalousies de concierge ?

Et, en réponse à certaine auto-boulimie, faudrait-il louer le pommier de ne manger point ses pommes ?

Le Monsieur des Pensées reproche au Monsieur des Essais son égoïsme. Mais un Pascal solitaire, qui joue rôle d’arbre à méditation, que fait-il de ses fruits ?

À ce qui de lui se sent mûr et voudrait se détacher, nulle prairie n’offre le tapis de ses complaisances. Condamné à soi même il ploie sous le faix du non cueilli. Pas le moindre vent ne daigne le secouer. Fût-il de la plus végétale innocence, il ne saurait tarder à se faner. Ces crises morales n’ont jamais senti bon.

Qui s’en pare, tel, d’un collier en prismes décomposés, le dindon, bien que l’accable l’orfèvrerie des pourritures, espère que, des reflets de son ombre, des rebuts de son odeur, les extravagantes fumées, autour de sa personnelette seulette et gringalette s’ordonneraient en niche des plus galamment tarabiscotées. On a Diogène dans son tonneau, Descartes dans son poêle, Vigny sur sa tour d’ivoire.

Eh bien, M. Berl, éberlué de berleries, j’aime encore mieux mon sanatorium et ce paysage effiloché où nulle promesse écho n’induisait en tentation verbale.

Le silence, petit à petit, s’épaississait, d’une ouate, non à se croire sourd, mais à ne plus même se rappeler qu’il existât des sons.

Fanés, tombés en poussière, les sens, leur cendre ne pesait guère au souffle des jours.

Stupéfaction de s’apercevoir insensible à tout, si ce n’est au vertige même de cette insensibilité.

Il n’était certes point question d’arracher à la bouche des pachydermes de quoi me construire un donjon d’où expédier mon foutre sous enveloppe, car, sans jouer au jeu des causes finales, je commençais à deviner que la liqueur séminale était point faite pour être mise en bouteille, fût-ce en bouteille de papier, non plus qu’en formules d’un matérialisme, après tout réconfortant la pensée.

La question de l’humain ou du pas humain, du malade ou du pas malade ne se posait plus.

Indifférent aux propos d’une manucure baptisée Moysette Crotas et qui valait bien son nom, je ne comprenais même plus Prométhée dérobant le feu du ciel pour créer des êtres semblables à soi. Entraîné dans le cycle des métaphores pyrogènes, toujours je revenais à M. de Vigny, qui, tel l’homme du Caucase, dédaigneux d’incendier, n’envoyait que du refroidi à Mme Dorval.

Des objets, tout était et demeure détestable, l’apparence qui prête aux confusions esthétiques et âme lamartinienne qui s attache à notre âme et la force d’aimer.

Nulle matière ne me forçait au fétichisme ravigoteur. Je ne savais que faire de ma peau. Les papilles au lieu de papillonner se gourmandaient de gourmandises anciennes, pourtant. J’étais plus loin que jamais de qui sait à quoi s’en tenir sur l’inconscient, le rhume de cerveau, la vérole et les secousses sismiques de l’Univers moral.

Si je m’efforçais de guérir la tuberculose dont la nature, cette bonne mère, m’avait doué, était à seule fin de pouvoir en toute liberté, et non plus pour de mauvaises raisons, les raisons personnelles, haïr certaines gens et choses.

Mais trois Messieurs de lettres, comme s’ils tenaient par des œuvres anecdotiques, à

 

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contribuer à l’élaboration de quelque thèse aussi universitaire que peu viable sur le bacille de Koch et le surréalisme, par exemple, vinrent m’asticoter et me chercher pouille, tant et si bien que je ressuscitai à la vie, à l’heure exquise des poubelles.

M. Berl, pamphlétaire et nécrophile, parlait bien entendu de quelque mort. Il s’agissait de l’Inconscient, je crois, que ce grand philosophe symbolise par des joues creuses, des narines pincées et tous autres attributs et stigmates morbides. À noter entre parenthèses, ce perpétuel reproche de malsain fait, de fondation, de tout ce qui passe pour être avancé.

Éternel recours aux signes esthétiques, avec, en corollaire, une foi de charbonnier dans la psychologie hiérarchisée.

L’inconscient ?

Pas plus marionnette fétide ou automate expressionniste que Dieu omnipotent ou général en grande tenue. Ni beau – comme moi – ni laid comme le collectionneur de rancunes, à qui, M. Berl, vous avez été si aimable d’offrir votre bouche pour baver.

Un bon ragoût de ragots pour notre pamphlétaire et qu’il commence sa tournée des cérémonies commémoratives, puisqu’il a le goût des pompes funèbres. A l’enterrement de la pensée bourgeoise, M. Berl était le premier dans le rang des messieurs de la famille. Sincères condoléances.

Et voyez moi ce postillonneur qui nous la crachotte à l’ami du peuple, comme s’il ignorait que les dernières splendeurs capitalistes se sont entassées pêle-mêle sur ce catafalque autour duquel il danse une danse macabre à donner envie de se réveiller cul-de-jatte un beau matin.

L’inconscient n’est pas mort.

Et surtout, M. Berl, je ne suis pas malade et, si en cinq lettres très conscientes, je vous dis : merde, ce ne sera plus, j’espère, de la littérature de sanatorium.

 

*

 

J ai connu M. Arland soldat, et surtout au Val-de-grâce, où sa larve binoclée faisait le plus bel ornement du pavillon des Vénériens (pardon, Vénus ).

Il a poussé récemment la gentillesse jusqu’à me peindre sous le nom de Prince, et plaisanter sur mes malheurs pulmonaires.

J’aurais pu, en réponse, m’autoriser des succès de ce romancier auprès des donneurs de prix pour le baptiser Valet, puis de sa rencontre avec dame Syphilis, conclure que malgré tant de tréponèmes qui se baladent sous muselière et non tenus en laisse, le monde n’est pas encore un poème de Baudelaire. Hélas, bien dommage que je sois resté si longtemps sans faire trempette dans la fontaine pétrifiante des entités.

Avec un modèle, auteur lui même d’un roman, où, par sens de la mesure (une de nos qualités nationales) les héros sont demi frères (eh oui, on est discret, économe dans L’Ile-de-France et même la fraternité se coupe en deux) j’aurais, sur fond de pouilleries, à l’ombre des transparences hypocrites mis la statue du mufle. Et peut-être même, une lumière savante eut amené quelque résurrection symboliste.

Mais ce n’est que partie remise puisque Robert Desnos me prédit si longue vie que Breton n’aura pas le temps de m’écrire un article nécrologique.

La maladie, la mort, on voit à quel propos vient d’être mis à la mode le jeu des insinuations.

Le Cadavre et autres chantages témoignent d’une mauvaiseté stupide à rendre sympathique Prométhée, l’imbécile fabricant d’images qui prenait pour un aigle les douleurs de son foie.

Mais pour nous, tant qu’il sera question de rates, gésiers, poumons, santé, anémie, trépas, camaraderie bonne ou mauvaise, nous savons que non seulement nul progrès ne se pourra attendre mais encore même le droit au désespoir ne saurait être reconnu.

RENE CREVEL.

 

N.B. Désirant illustrer cet article j’avais écrit au sanatorium universitaire pour avoir la photographie de M. Benda en nonne. Mais la nonne a dit non.

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AVANT QUE LA NUIT

 

Avant que la nuit ne tombe, à cette minute troublante comme l’air suspendu entre les états liquide et solide, quand tout pense à se cacher la figure de honte, que les bruits même s’envolent, sans courage, pendant quelques instants, quand la sensation qu’un vase va déborder s’implante avec angoisse dans la poitrine de chacun, comme si une nouvelle annonce de mort, d’un atroce suicide, allait nous frapper en pleine poitrine dans la personne d’un être cher, quand cette haine de la vie peut transformer la douleur en une immense gratitude, que des monceaux de cadavres, à moitié putréfiés, des hommes qu’on a connus dans la constante amertume d’une gaieté sans repos – faut-il que la tristesse soit puissante parmi des signes si évidents pour qu’elle emprunte de si étranges aspects – se sont mutilés, déchirés, étranglés avec une joie acharnée de destruction, dans un délire de haine, une telle frénésie, que la joie seule, et la plus vive, seule, peut élever la pureté d’une âme jusqu’à de si tendres altitudes, – avant que la nuit tombe, à cette minute qui tremble dans la voix de chacun, sans qu’on le sache, à cette minute qui n’est perceptible qu’à bien peu d’êtres exercés pour qui l’invisible compte au moins autant que la matière dégradante, comme la souffrance physique est dégradante, et de se savoir esclave de la douleur vous blesse dans l’orgueil d’homme, quand le sort s’amuse à vous montrer ses crocs d’acier, prêt à mordre, comme à la foire, dans l’engrenage de ses roues de loterie, mangeur de feu, sa propre création grouillante de malentendus, sujet sur lequel je reviendrai, sur lequel tant d’autres sont revenus, sans se retourner comme dans la chanson, enfin pour ne pas me laisser aller sur la pente amère, avant que la nuit ne tombe, dis je, à cette minute qui est une longue aspiration d’air, qui parait plus longue dans une poitrine creuse, une longue aspiration pour pousser un cri qui ne sortira jamais peut-être, tant l’inutilité des choses s’est figée même dans les intentions de la nature, j’ai songé à t’appeler, dégoût, toi qui vis caché derrière le sens des choses et des gens, toujours présent, inondant ce monde de ta gluante imprécation, toi qui n’as jamais changé, enseveli sous les couches immémoriales des humains désespoirs, fusant parfois avec la force des orages, et t’étalant orgueilleusement devant nos pas hésitants, – dégoût, j’ai songé à t’appeler d’une voix sans éclat et sans injure, une voix qui aurait capté les voix de tous les hommes sur le parcours infini qu’elles ont de peine, amère plainte et peine sans retour, à s’en souvenir, de toutes les voix unies dans un faisceau de haine, je t’appelle, dégoût, à mon secours, pour que la face hideuse surgie au milieu de ce monde

 

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puisse dénombrer tes immondes amants et ceux qui s’en détournent, pour que ta face hideuse puisse partager en camps serrés la masse hybride et indécise, je t’appelle, sournois dégoût, toi qui alentis nos mouvements, toi qui découpes la dure rançon d’au moins la moitié de ce que nos regards ont recueilli, de ceux que nos mains ont touchés, de ce que la pensée a essayé de remplacer ou de chanter, toi qui réduis notre haine et décourages l’assassin qui est né avec nous, qui a grandi en nous et se débat dans un cachot entre l’amour et le soleil, en nous, dégoût, lorsque ta face sera montée des monstrueuses noirceurs, et qu’elle aura caché toute une moitié du ciel de sa fétide substance la réponse s’ouvrira peut-être dans la parole de chacun, comme la lumière qui ne brillera que du coté de leur invincible haine.

TRISTAN TZARA.

 

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YEN-BAY

 

L’histoire des pauvres sergents-majors coloniaux aux mains coupées dépasse de beaucoup en horreur celle, de joyeuse mémoire, des petites filles belges. Et nous espérons que le récit des atrocités indochinoises donnera à réfléchir aux brillants militaires qui espèrent trouver dans les colonies le droit à la fainéantise, à la soûlerie, aux congaïes et à la pédérastie, le droit d’exercer impunément leur sauvagerie et leur imbécillité naturelles.

Tellement plus simple de craner dans une petite ville de garnison, tellement plus prudent de sévir dans la cour d’une caserne contre de jeunes soldats qui n’ont pas encore pris conscience de leur force et qui ne voient pas dans tout gradé l’oppresseur qui ne règne que par leur complaisance, la brute vicieuse et lâche indispensable à l’injustice. A la moindre résistance, il est tellement doux de faire crever les mauvaises têtes à l’infirmerie ou en prison. Et tellement plus doux encore de les acculer au suicide.

Il n’y a que deux races dans le monde : celle des oppresseurs et celle des opprimés. Les révolutionnaires indochinois qui tentent désespérément de se libérer du joug français, servent les opprimés de tous les pays. Et voici que la peur dévore les responsables de l’exécution de Nguyen Thaï Hoc, fondateur du parti nationaliste annamite, de Pho Duc Chinh, organisateur de la révolte, de Buy Tu Toan, médecin, de Buy Van Chuan, Nguyen An, Nguyen Van Tinh, Nguyen Van Tien, Do Van Tu, Nguyen Van Cuu, Ngo Van Du, Ha Van Lao, Dao Van Nhit, tirailleurs et de Ngoc Tinh, étudiant.

PAUL ELUARD.

 

COLONIES

 

l’histoire coloniale n’est pas idyllique, mais à moins être un ignorant ou un fripon, on est bien forcé de reconnaître que l’indigène est mieux traité par le conquérant,

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même cruel, que par ses propres chefs. Pour ce qui est de notre pays, il a poussé jusqu’à l’imbécillité sa générosité. Emile BURE (L’Ordre ).

 

Si l’intelligence est fonction de la vacherie, autour de tes discours, nous devinons, cher Emile, que tu es le plus malin des Pipi la Buré. Mais, que diras tu, le beau matin que les Patagons, s’étant aperçu enfin de leur mission civilisatrice, tu devras faire le zouave dans leur charmante et lointaine Patagonie ? Va donc voir, en attendant, au dessus de Saint-Raphaël, les jolies tombes que notre beau pays généreux jusqu’à imbécillité a bien voulu offrir à ses sujets indigènes qui eurent le tort de ne point s’acclimater.

*

Et la résignation chrétienne de nos journaux, lorsqu’ils ont à nous dire, un jour de Pentecôte, que la police de Calcutta dut tirer sur une foule de 1.500 indigènes qui se livraient à la fabrication du sel ?

Ca va ça va.

Et pour les poursuites contre ce professeur qui n’applaudit point à notre œuvre colonisatrice ?

Et la petite guéguerre que nous mijote Mussolini, pour mieux exporter ses chemises noires (il faut de la lingerie gaie) dans le Nord de l’Afrique ?

Et les souvenirs centurionesques de toute notre chère civilisation méditerranéenne ? Et cette vieille voyoucratie phocéenne, qui organise l’univers comme un bordel ?

Et le délire paneuropéen qui nous barbouille d’étranges mappemondes, où s’opposent, en grandes flaques, les continents, car il ne s’agit point pour ces messieurs paneuropéens de supprimer les frontières mais de les délayer à la sauce vitriol.

Allons, courage et confiance, Pipi la Buré, les vieux

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gagas, les petits amis ont si bien fait joujoute avec l’univers que bientôt, l’Océan lui-même ne sera qu’une eau de vaisselle patriotarde.

RENE CREVEL.

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L’ÂNE POURRI

A Gala Eluard.

 

Une activité à tendance morale pourrait être provoquée par la volonté violemment paranoïaque de systématiser la confusion.

Le fait même de la paranoïa, et spécialement la considération de son mécanisme comme force et pouvoir, nous conduit aux possibilités d’une crise mentale d’ordre peut-être équivalent, mais en tout cas aux antipodes de la crise à laquelle nous soumet également le fait de l’hallucination.

Je crois qu’est proche le moment où, par un processus de caractère paranoïaque et actif de la pensée, il sera possible (simultanément à l’automatisme des autres états passifs) de systématiser la confusion et de contribuer au discrédit total du monde de la réalité.

*

Les nouveaux simulacres que la pensée paranoïaque peut subitement faire apparaître, non seulement auront leur origine dans l’inconscient, mais aussi la force du pouvoir paranoïaque sera mise au service de celui-ci.

Ces nouveaux simulacres menaçants agiront habilement et corrosivement avec la clarté des apparences physiques et diurnes, nous faisant rêver par sa spéciale auto-pudeur au vieux mécanisme métaphysique, avec quelque chose que de bon gré nous confondrions avec l’essence même de la nature qui, selon Héraclite, aime à se cacher.

*

Aussi loin que possible de l’influence des phénomènes sensoriels auxquels l’hallucination peut se

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considérer comme plus ou moins liée, l’activité paranoïaque se sert toujours de matériaux contrôlables et reconnaissables. Il suffit que le délire d’interprétation soit arrivé à relier le sens des images des tableaux hétérogènes qui couvrent un mur, pour que déjà personne ne puisse nier l’existence réelle de ce lien. La paranoïa se sert de monde extérieur pour faire valoir l’idée obsédante, avec la troublante particularité de rendre valable la réalité de cette idée pour les autres. La réalité du monde extérieur sert comme illustration et preuve, et est mise au service de la réalité de notre esprit.

Tous les médecins sont d’accord pour reconnaître la vitesse et l’inconcevable subtilité fréquentes chez le paranoïaque, lequel, se prévalant de motifs et de faits d’une finesse telle qu’ils échappent aux gens normaux, atteint à des conclusions souvent impossibles à contredire ou à rejeter, et qui en tout cas défient presque toujours l’analyse psychologique.

*

C’est par un processus nettement paranoïaque qu’il a été possible d’obtenir une image double : c’est à dire la représentation d’un objet qui, sans la moindre modification figurative ou anatomique, soit en même temps la représentation d’un autre objet absolument différent, dénuée elle aussi de tout genre de déformation ou anormalité qui pourrait déceler quelque arrangement.

L’obtention d’une telle image double a été possible grâce à la violence de la pensée paranoïaque qui s’est servie, avec ruse et adresse, de la quantité nécessaire de prétextes, coïncidences, etc., en en profitant pour faire apparaître la deuxième image qui dans ce cas prend la place de l’idée obsédante.

L’image double (dont l’exemple peut être celui de l’image d’un cheval qui est en même temps l’image d’une femme) peut se prolonger, continuant le processus paranoïaque, l’existence d’une autre idée obsédante étant alors suffisante pour qu’une troisième image apparaisse (l’image d’un lion, par exemple) et ainsi de suite jusqu’à concurrence d’un nombre d’images limité uniquement par le degré de capacité paranoïaque de la pensée.

Je soumets à l’examen matérialiste le genre de crise mentale qu’une telle image peut provoquer, je lui soumets le problème, plus complexe encore, de savoir laquelle de telles images a plus de possibilités d’existence si l’on admet l’intervention du désir, et aussi le problème d’ordre plus grave et plus général, de savoir si la série de ces représentations admet une limite ou bien si, comme nous avons toute raison de le croire, une telle limite n’existe pas ou bien existe uniquement en fonction de la capacité paranoïaque de chaque individu.

Tout cela (à supposer que d’autres raisons générales

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n’interviennent) me permet pour le moins d’avancer que les images mêmes de la réalité dépendent du degré de notre faculté paranoïaque et que pourtant, théoriquement, un individu doué à un degré suffisant de la dite faculté pourrait selon son désir changer successivement la forme d’un objet pris dans la réalité, tout comme dans le cas de l’hallucination volontaire mais avec la particularité d’ordre plus grave, dans le sens destructeur, que les diverses formes que peut prendre l’objet en question seront contrôlables et reconnaissables pour tout le monde, dès que le paranoïaque les aura simplement indiquées.

*

Le mécanisme paranoïaque, par lequel naît l’image à multiples figurations, donne à la compréhension la clé de la naissance et de l’origine de la nature des simulacres, dont la furie domine l’aspect sous lequel se cachent les multiples apparences du concret. C’est justement de la furie et de la nature traumatique des simulacres vis-à-vis de la réalité et de l’absence de la plus légère osmose entre celle ci et les simulacres, que nous concluons à l’impossibilité (poétique) de tout ordre de comparaison. Il n’y aurait possibilité de comparer deux choses que si seulement était possible la non-existence d’aucun ordre de reliement entre elles, conscient ou inconscient. Une telle comparaison rendue tangible illustrerait pour nous avec clarté l’idée que nous nous sommes faite du gratuit.

C’est par leur manque de cohérence avec la réalité et pour ce qu’il peut y avoir de gratuit dans leur présence que les simulacres peuvent facilement prendre la forme de la réalité et celle-ci à son tour s’adapter aux violences des simulacres, qu’une pensée matérialiste confond crétinement avec les violences de la réalité.

Rien ne peut m’empêcher de reconnaître la multiple présence des simulacres dans l’exemple des images multiples, même si l’un de ses états adopte l’apparence d’un âne pourri, couvert de milliers de mouches et de fourmis, et, comme dans ce cas on ne peut pas supposer la signification par elle-même des états distincts de l’image en dehors de la notion du temps, rien ne peut me convaincre que cette cruelle putréfaction de âne soit autre chose que le reflet aveuglant et dur de nouvelles pierres précieuses.

Et nous ne savons pas si derrière les trois grands simulacres, la merde, le sang et la putréfaction, ne se cache pas justement la désirée « terre de trésors ».

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Connaisseurs des simulacres, nous avons appris depuis longtemps à reconnaître l’image du désir derrière les simulacres de la terreur, et même le réveil des « âges d’or » derrière les ignominieux simulacres scatologiques.

*

L’acceptation des simulacres dont la réalité s’efforce péniblement d’imiter les apparences, nous conduit au désir des choses idéales.

Peut-être aucun simulacre n’a-t-il créé des ensembles auxquels le mot idéal convienne plus exactement, que le grand simulacre qui constitue la bouleversante architecture ornementale du Modern Style. Aucun effort collectif n’est arrivé à créer un monde de rêve aussi pur et aussi troublant que ces bâtiments modern style, lesquels, en marge de l’architecture, constituent à eux seuls de vraies réalisations de désirs solidifiés, où le plus violent et le plus cruel automatisme trahit douloureusement la haine de la réalité et le besoin de refuge dans un monde idéal, à la manière de ce qui se passe dans une névrose d’enfance.

Voilà ce que nous pouvons aimer encore, le bloc imposant de ces bâtiments délirants et froids épars par toute l’Europe, méprisés et négligés par les anthologies et les études. Voici ce qu’il suffit d’opposer à nos porcs d’esthéticiens contemporains, défenseurs de l’exécrable « art moderne » et même voici ce qu’il suffit d’opposer à toute l’histoire de l’art.

*

Il convient de dire, une fois pour toutes, aux critiques d’art, artistes, etc., qu’ils n’ont à attendre des nouvelles images surréalistes que la déception, la mauvaise impression et la répulsion. Tout à fait en marge des investigations plastiques et autres « conneries », les nouvelles images du surréalisme vont prendre de plus en plus les formes et les couleurs de la démoralisation et de la confusion. Il n’est pas loin le jour ou un tableau aura la valeur et n’aura que la seule valeur d’un simple acte moral et pourtant celle d’un simple acte gratuit.

Les nouvelles images, comme forme fonctionnelle de la pensée, vont prendre le libre penchant du désir, tout en étant refoulées violemment. L’activité mortelle de ces nouvelles images peut encore, parallèlement à d’autres activités surréalistes, contribuer à la ruine de la réalité, au profit de tout ce qui, à travers les infâmes et abominables idéaux de tout ordre, esthétiques, humanitaires, philosophiques, etc., nous ramène aux sources claires de la masturbation, de l’exhibitionnisme, du crime, de l’amour.

Idéalistes sans participer à aucun idéal les images idéales du surréalisme au service de l’imminente crise de la conscience, au service de la Révolution.

SALVADOR DALI.

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LE SOTTISIER SURRÉALISTE.

 

Je veux dire très haut et très loin la louange

De vos seins magnifiques attachés à vos bras.

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Et la nuit tombe sinistrement

Comme dévale la colline

Un hideux vieillard révoltant

Tout couvert de la poussière terrible de la tombe.

Jacques BARON. (Variétés N°12)

 

O duvet soufflé d’un cageot !

Pigeon charbonneux de l’attente !

(Simple)

Le voyageur assis a chaud

Et la plume aussi le tourmente.

Roger VITRAC. (Variétés N°12).

 

Tout le scénario de Robert Desnos. (Variétés N°12).

 

L’allumette épinglant le faux,

La faux imitant le râteau

Pour peindre un rire à l’Otéro,

C’est Picaro.

Roger VITRAC. (Docum., N°3).

 

Mais bucolique au sens ou ce mot signifie le retour aux grandes images terrestres, de la saillie d’un taureau à la marche implacable d’un tracteur dans un orage de blés fauchés en passant par le jaillissement du lait et la métamorphose de ce lait en beurre, la Ligne Générale l’est pleinement, superbement.

Robert DESNOS. (Doc., N°4)

 

La réussite d’un tel film ne peut-être le résultat que du hasard ou d’un grand amour. On dit que c’est là l’aboutissement d’un rêve longtemps caressé par King Vidor et que, pour le réaliser, celui-ci fit preuve du plus grand désintéressement.

G. RIBEMONT-DESSAIGNES. (Documents N°4)

 

La folie, en général tout ce que vous nommez esprit, cœur, conscient, inconscient, etc…, trouveront leur maître.

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MM. Hippolyte Taine, Auguste Comte, Claude Bernard, j’ai bien l’honneur de vous tirer le chapeau.

Roger VITRAC. (Bifur, N°5)

 

Elles ne le voyaient pas ces femmes qui passaient

elles ne le voyaient pas

parce qu’elles avaient oublié SON NOM

son nom à lui qu’un jour l’une d’elles avait nommé

l’Amoureux-des-Crachats.

Michel LEIRIS. (Cahiers du Sud, fév. 1930)

 

J’étais le sale cafard, comme, par un raffinement du destin qui me joue toujours le même tour, je suis devenu, selon les moments de mon âge, un faux-frère, un traître, un Judas, une canaille.

Roger VITRAC. (Bifur, N°5).

 

Drôle de vermine que nous sommes, toujours à nous coller dans les aisselles du génie !

Michel LEIRIS. (Docum. N°2)

 

L’IMPOSSIBLE.

 

Sous ce titre vient de paraître, à Belgrade, en serbe et en français, une publication à laquelle ont collaboré : Aragon, Breton, Char, Eluard, Péret, Thirion, et qui traduisant l’activité surréaliste telle qu’elle se définit en Serbie à l’heure actuelle, nécessiterait un examen détaillé. Bornons nous aujourd’hui à reproduire la déclaration par laquelle elle s’ouvre :

Après avoir constaté que, en dépit des différences individuelles, ils participent tous d’une certaine unité morale tandis qu’il y a scission entre eux et ce qui représente autour d’eux la vie spirituelle les signataires de ce manifeste tiennent à marquer, à ce jour, la ferme volonté qu’ils ont de passer à une activité collective et disciplinée pour laquelle chacun d’eux se déclare prêt à faire tous les sacrifices psychologiques que cette activité demandera. Ils sont décidés à soutenir constamment le principe moral et le contenu idéologique de cette entreprise, aussi peu propice que soit l’instant dialectiquement défini de son origine. Cette première publication commune ne doit pas être considérée comme autre chose que l’expression d’un moment de son activité.

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Alexandre Voutcho, Oscar Davitcho, Milan Dédinatz, Mladen Dimitriévitch, Vané Jivadinovitch-Bor, Jivadinovitch-Noé, Djorgé Iovanovitch, Djorgé Kostitch, Douchan Matitch, Branko Milovanovitch, Kotcha Poppovitch, Petar Poppovitch, Marco Ristitch.

 

CRITIQUE D’ART.

 

La peinture de Léger, très éloignée des psychogrammes, est nettement tectonique.

Cette délicieuse petite phrase donne le la, et Dieu merci ! les revues d’art, la critique d’art se portent bien.

Depuis que Baudelaire a écrit sur Delacroix, pas un mot, pas une syllabe, au sujet de la chose peinte qui n’ait caractère vaticinal.

Ainsi, M. Carl Einstein, dont est la jolie affirmation citée plus haut, louera le peintre Léger (Documents n° 4, 2 e année, 1930), d’être un extraverti.

Mais si le rat des champs dîne chez le rat de ville, quels pourront bien être les rapports de l’extraverti à l’inverti ?

Croyez-vous qu’un chauffeur de taxi, un soir de belle colère, osera traiter d’extraculé le bien portant l’honnête M. Léger dont les tuyaux de poêle s’enfilent si simplement les uns les autres qu’ils méritent, à la vérité, de symboliser le peu de vertu qui reste dans notre belle et douce France ?

La critique d’art se fait par l’absurde.

Picasso résiste à toutes les âneries d’un numéro qui lui est spécialement consacré.

Léger, ses clefs en fromage mou pétrifié, ses femmes de zinc, se courbent, verdissent sous les poids des couronnes ésotériques, synthétiques, standardisées, psychiques, hyliques dont les accable M. Einstein.

La revue Documents demande une rime à psychogramme, une rime à tectonique.

Vite, vite, répondez.

Mais pourquoi ce silence ?

Et comment se fait il que tout ne finisse plus par des chansons ?

RENE CREVEL.

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CORPS, ÂME ET BIENS

 

La complaisance verbale. Une espèce de pudeur retient généralement celui qui s’adonne à cette masturbation d’un genre mineur de se livrer publiquement à sa manie, et l’homme surpris à parler haut quand il est seul dans la rue, à répéter des mots qui ne le retiennent que par leur sonorité, s’excuse, fait semblant de chanter, de compter, balbutie. Il ne semble pas que ce sentiment étouffe l’auteur d’un livre de poèmes intitulé Corps et Biens que j’ai cru devoir lire avec attention sur la foi du prière d’insérer, que cet auteur , on ne sait trop pourquoi, a cru devoir rédiger à la troisième personne : « …C’est ainsi que Robert Desnos a écrit un poème (ou si l’on préfère des poèmes) qui est un grand journal en marge de sa vie, mais un journal singulièrement sincère, exact et adapté aux moindres révolutions de sa sensibilité. Du même coup Corps et Biens est l’histoire par exemple de toutes les innovations poétiques des dernières années, le chef-d’œuvre, au sens propre de la poésie surréaliste aussi bien qu’un bilan et, en tous les cas, un document d’une indiscutable importance. Enfin la caractéristique la moins étonnante d’une telle œuvre n’est certes pas un accent populaire indéniable marque de la poésie authentique et qui tendait à disparaître ». Négligeant la foule des précautions oratoires de l’auteur, bien qu’il soit très difficile de ne pas se suffire de cette chute de substantifs et épithètes destinés à rassurer un hypothétique lecteur : singulièrement sincère, exact, les moindres révolutions, l’histoire de toutes les innovations, le chef-d’œuvre au sens propre, un bilan, et comme on ne sait jamais si ça suffit en tous les cas un document indiscutable, la moins étonnante, certes, indéniable, authentique, etc., je ne retiendrai que la promesse d’un journal sincère et d’un accent populaire indéniable. Il me semble qu’il y a tromperie sur la marchandise.

 

Confondre avec l’accent populaire, la vulgarité et l’emploi de mots comme copain, taffia, et j’en passe, est le moindre défaut de ce prière d’insérer. Si l’accent populaire est celui des petites chansons imitées du folk-lore français que l’on trouve dans les derniers poèmes, que Desnos se rassure : ce ton est celui, par exemple de Max Jacob avec lequel notre compère n’est pas sans présenter d’autres analogies, très peu populaires, du coté de la sincérité, de la calembredaine, et de la rimaillerie, entre autres. La sincérité de Desnos est d’ailleurs telle qu’il n’y a pour ainsi dire pas un seul accent, que cet auteur veuille laisser perdre : singer Apollinaire, Hugo, Rimbaud, Baudelaire, au point de calquer les vers sur les leurs, ne le dispense pas d’imiter Tailhade, Vitrac et Cocteau. Jusqu’à Paul Valéry dont le serpent empêche notre homme de dormir. Comme on le voit, l’accent populaire ne vient pas sans lectures aux petits enfants. Pour la sincérité, c’est une prétention étrange qui révèle probablement (comme le en tous cas de panique que je signalais) la conscience que Desnos a de ce qui lui manque de plus. De tout ce livre, il n’y a pas un instant où l’on puisse croire que l’auteur éprouve autre chose qu’un de ces sentiments scolaires que les bons élèves prêtent à Pompée, au Chevalier d’Assas ou à Mme de La Sablière. Lesdouleurs de l’amour lui sont nécessaires et chères. L’idée de la mort de celle qu’il aime lui fait paraphraser Quand vous serez bien vieille et lui donne l’occasion de s’égaler chemin faisant à Ronsard et à Baudelaire. La mort tragique d’une autre femme lui est aussi un prétexte rhétorique à terminer son livre sur le poncif du poète qui lève son verre au dessus des tombeaux. Pour la majorité des poèmes la question de la sincérité ne serait pas à poser, n’étaient les déclarations de Desnos. Mais il faut reconnaître que pour une importante minorité, elle se pose d’une façon gênante, d’une façon telle qu’on regrette l’art pour l’art devant ces coups de tête dans des murs de carton, ces claques sur une poitrine en simili, ces gueulements d’écorché de théâtre, ce blanc d’œil à vomir, cette pantomime de la passion, ces clowneries déclamatoires. Il semble que l’auteur ait cherché de bien mauvaises excuses à ce livre. Lui en trouverons nous d’autres ?

 

Ce ne sera pas du coté du vocabulaire. Le langage de Desnos est au moins aussi scolaire que sa sentimentalité. Il vient si peu de la vie qu’il semble impossible que Desnos parle d’une fourrure sans que ce soit du vair, de l’eau sans la nommer les ondes, d’une plaine qui ne soit une steppe, et tout à l’envi. Tout le stéréotypé du bagage romantique s’adjoint ici au dictionnaire épuisé du dix-huitième siècle. On dirait une vaste tinette où l’on a versé les débris des débauches poétiques de Lebrun-Ecouchard à Georges Fourest, la scorie prétentieuse de l’abbé Delille, de Jules Barbier, de Tancrède-de-Visan, et de Maurice Bouchor. Les lys lunaires, la marguerite du silence, la lune s’arrêtait passive, le sonore minuit on n’en finirait plus, et encore faudrait il relever les questions idiotes (combien de trahisons dans les guerres civiles ?) Qui rivalisent en nombre avec les sphinx dont il est fait en passant une consommation angoissante. Le goût du mot mâle, des allusions à l’histoire ancienne, du refrain dans le genre larirette, les interpellations adressées à l’inanimé, aux papillons, à

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des demi-dieux grecs, les myosotis un peu partout, les suppositions arbitraires et cones, un emploi du pluriel (Le flux de notre sang battant pour les cruelles) qui tient essentiellement du gargarisme, les images à la noix (Verraient-ils les mineurs, Constellés d’anthracite, Paraître l’astre en fleur, Dans un ciel en faillite), si ce n’est pas la façon de s’exprimer qui vaut à ce livre être à proprement parler un chef d’œuvre serait-ce ce qui y est exprimé ?

Il n’y est rien exprimé. Dans le prière d’insérer que j’ai déjà cité, Desnos se vante, parce qu’il a ressenti avec un certain dépit des reproches faits à des vers- maladroitement réguliers, d’écrire des alexandrins faux, chevillés et creux. Ceci au nom de la liberté. Passe (momentanément) pour les alexandrins, et les alexandrins faux. Mais chevillés et creux, voilà qui est audacieux : que la cheville soit une liberté, et l’absence de pensée une indépendance, c’est en effet une nouveauté telle qu’elle suffit à donner de l’originalité à Corps et Biens. Dans les poèmes les plus libres de ce livre on trouvera la trace de cette originalité, qui n’est pas imposée par une métrique. C’est donc en toute liberté que Desnos écrit des âneries comme :

 

Les neveux silencieux

Que nul ne veut sous les cieux

Appeler ses cousins

 

ou ce pastiche de Ernest Lajeunesse

 

La nuit

L’ennui

L’âme nuit

 

et quand il écrira en vers réguliers c’est bien à lui et non pas au vers qu’il faudra s’en prendre de l’idiotie des rimes qui lui fait dire entre autre :

 

De Marenne à Cancale

Vogue un fameux lapin

Un fier luron sans gale

Qui saoula les marins

 

Si l’on voulait résumer avec la plume les poèmes d’un bon tiers de livre, ce qui est possible, mais pas drôle, on constaterait qu’on a à faire à des poèmes à sujet analogues à ceux qui s’écrivaient il y a cent ans, et l’analyse les réduirait à de ces bons lieux communs sur la fuite du temps, la vanité de toutes choses, l’éphémère des amours qui ont fait les délices de tous les notaires de province. Mais toujours à en croire le prière insérer, la grande audace desnosseuse serait d’écrire en 1930 des vers alexandrins. Allégation qui n’est pas nouvelle. La date change, et non pas l’intention. Le malheur pour Desnos est qu’il n’a pas le savoir faire de Moréas, s’il en a l’ambition, et que pas un amateur de ron-ron ne voudra passer outre à ce distique digne être retenu par cœur :

 

Il arriva devant les femmes

Les Pepitas aux lourdes mammes

 

qui est un très joli échantillon de la nouvelle manière de l’homme-qui-se-prend-pour-Victor-Hugo-et-Robespierre. Ce fétichisme nouveau pour la cheville, cette façon de se parer de sa propre idiotie, explique tout au long ce document d’une indiscutable importance dans l’histoire de la sottise qui se complaît. Si le lecteur peut en lisant l’Aumonyme ou Langage Cuit réserver son jugement à cause du caractère innové de la forme et s’en prendre à soi-même de ne pas apercevoir le fond, quand il aura lu l’Aveugle ou De Silex et de feu il tiendra le système. C’est la complaisance verbale, l’absurde délectation qui s’étale aux quinquets de l’alexandrin, qui explique seule cette verbosité qui vers 1923 pouvait encore faire une espèce d’illusion. Rapprocher les jeux de mots d’alors des alexandrins d’aujourd’hui et de ceux de la veille, était de la dernière maladresse pour un escamoteur du type Desnos, était montrer que les ressorts en étant les mêmes, la vieille niaiserie poétique n’avait pas un instant perdu ses droits. Il est à signaler que les jeux de mots de Rrose Sélavy, imités et vulgarisés de Marcel Duchamp, sont ici donnés comme des poèmes alors qu’on peut se rappeler qu’à l’époque où ils furent écrits ils avaient essentiellement la valeur de documents

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cliniques pour l’étude de crises hystériformes que Desnos et quelques autres arrivaient à reproduire. Les publier aujourd’hui sans commentaires est une de ces falsifications qui constituent un attendu moral très intéressant du journal singulièrement sincère qui nous est donné. Il ne reste rien de la poésie de Robert Desnos : je n’ai pas la moindre honte à reconnaître que le voisinage de ses poèmes récents me fait voir ses poèmes anciens à une lueur telle, qu’on ne peut me toucher en me disant que jadis j’ai trouvé celui ci ou celui là pas si mal, avant tout.

 

Sujet d’enquête : lesquels préférez vous de ces quatre vers

Je n’oublierai jamais le docteur imbécile

Qui l’ayant délivré des nuits de cécité

Mourut en attendant avec un cœur tranquille

Qu’un archange joufflu vint l’en féliciter.

 

Ou des suivants

Maudit soit à jamais le rêveur inutile

Qui voulut le premier, dans sa stupidité,

S’éprenant d’un problème insoluble et stérile,

Aux choses de l’amour mêler l’honnêteté !

 

Faisons remarquer que si les premiers sont de Desnos, les derniers sont de Baudelaire.

« En révolte contre la moralité, dans sa vie, l’auteur, dans sa poésie, est en révolte contre la forme », dit encore le prière d’insérer, et cette phrase digne de Bouvard nous fait espérer que Desnos a trouvé vraiment son Pecuchet en ce même Berl qui se présente dans une réclame des Nouvelles Littéraires de l’époque comme le frère siamois de notre poète authentique. L’érudition brouillonne de ce pamphlétaire sera d’une grande utilité à l’auteur du Troisième manifeste du surréalisme, lequel a beau se vanter on ne sait pourquoi d’avoir fait des études désordonnées jusqu’à 18 ans n’en est pas moins d’une de ces ignorances crasses que l’on avait cru jusqu’ici exclusivement réservées aux frères de la Doctrine chrétienne. Dans le particulier Desnos avoue ne pas connaître grand chose de la philosophie, mais c’est peu dire : on imagine difficilement un homme aussi dépourvu d’idéologie, et aussi niaisement satisfait de l’être. Tout au moins qui en était satisfait, car il semble que récemment, ayant changé de relations, notre ignorantin s’est mis à soupçonner que cela ne faisait pas très bien auprès de plusieurs. Et à tout hasard, parce que c’est la mode, le voici devenu matérialiste. Oh un matérialiste problématique, ou qui sait ? Un de ces matérialistes-idéalistes comme on me disait hier qu’il venait de s’en découvrir. N’écrivait il pas récemment (Catalogue de l’exposition Paule Vézelay, Galerie Vavin-Raspail ) : Une des singularités de la spéculation est qu’il a fallu inventer une âme problématique et sans doute inexistante pour que l’homme puisse contempler morosement une éternité de bazar alors que cette éternité est indéniablement le propre de la matière.

Manier le sans doute avec une telle grâce ! C’est naguère que ce matérialiste néophyte quand il voulait écraser quelque adversaire de ses connaissances historiques tirées des pages roses du petit Larousse lui jetait à la figure cette citation vengeresse et robespierrienne : « Celui qui ne croit pas à l’immortalité de Ame se rend justice ! » Il y croyait, lui Desnos ; et de façon suivie au cours des années, pages 26, 33, 65, 87, 129 (elle pourra mirer son visage et ses cheveux au fond de mon âme et baiser ma bouche), et même page 190 de Corps et Biens, le 4 novembre 1929, (il a tenu à dater) avec cet alexandrin qui commente si joliment le titre de l’ouvrage : Où tant d’amantes ont sombré corps âme et biens. Il est vrai qu’il dira que cela ne prouve rien, car cet écrivain ne mêle aucunement ce qu’il pense à ce qu’il écrit, et comme ça c’est plus poétique.

C’est cet être nul, ce spécialiste du cafouillage lyrique, ce dindon à mettre à toutes les sauces, l’auteur de ce beau vers : Buvons joyeusement ! Chantons jusqu’à l’ivresse ! l’homme qui prétend avoir reçu les confidences de Jack l’Eventreur, sans parler des messages télépathiques dont il est coutumier, c’est ce menteur professionnel qui se permet de s’attaquer à tout ce qu’il y a de pur en ramassant et assaisonnant avec sa bave les plus infâmes ragots et les plus misérables inventions. Il est très fier de l’immonde torche-cul qu’il a publié dans la feuille de Victor Méric, son patron. Il le cite dans la liste qui clôt le prière insérer de Corps et Biens. Digne collaborateur de la revue Documents où l’on se croit matérialiste parce que qu’on y aime les matières, il se range ainsi définitivement dans la catégorie des mouches à merde.

ARAGON.

 

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LA BARQUE DE L’AMOUR S’EST BRISÉE CONTRE LA VIE COURANTE

 

Le suicide de Majakowsky, survenu le 14 avril 1930, met à l’ordre du jour le problème des rapports qui existent, chez l’homme le meilleur, entre l’assurance qu’il donne, croit en tout honneur pouvoir donner de son dévouement inconditionnel à la cause qui, entre toutes, lui parait juste – en espèce, ici, la cause révolutionnaire – et le sort qu’en tant être particulier lui fera la vie, la vie sans égards pour tous ceux qui n’ont pas le goût de sa conservation pure et simple, la vie qui dispose, entre autres, de l’arme terrible du concret contre l’abstrait. Soyez révolutionnaire si vous voulez. Il se peut que vous aidiez, de vos faibles forces, à la transformation du monde. Pour ce que vous en saurez ! (suit un grand étalage de siècles). Par contre cette femme est si belle, attention c’est peut-être la seule que vous pourriez aimer, qui vous aimera. Vous voudriez savoir si elle partage, mieux encore si vous lui ferez partager votre foi dans un ordre nouveau ou à naître ? Si elle n’agira pas en vous contre cette foi même ? Elle est belle, vous dit-on. Et l’on ajoute même, pour vous distraire bien davantage, qu’elle est blonde ou brune. Du train ou l’on y va – prenez garde Monsieur, de toute façon vous allez bientôt mourir – rien qu’à l’apercevoir vous ne pouvez faire que vous n’ayiez trouvé cette femme à tout préférable. Ce n’est pas moi qui parle ainsi, on m’entend bien, c’est la vie qui nous tient ce langage étrange. Fragiles représentations, ne le nions pas, nous ne sommes pas assez vieux, que celles d’un monde socialement plus tolérable à l’édification duquel nous aurons contribué – quand nous n’y serons plus. Il n’est rien là qui ne se résolve, momentanément du moins, dans la folie d’un baiser, du baiser échangeable par un homme avec la femme qu’il aime et avec cette seule femme. Laissons débattre en dehors de nous la question de la légitimité, en pareil domaine, d’un choix inexplicable et cependant formel, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas seulement à base de séduction morale. Il se peut après tout que l’espèce humaine, en dépit ou en raison du peu de cas que nous faisons de notre propre vie, tente par là de nous faire passer par ses exigences incompréhensibles : on risque d’avoir un enfant. Une telle spéculation, dans la mesure où l’on est certain que chacun, inconsciemment, s’y livre, suffit à rendre toute pensée suspecte. Majakowsky, de son vivant, n’y a rien pu, je n’y pourrai rien : il y a des seins trop jolis.

Mais quel drame, toujours, si précisément cet idéal

 

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indestructible (« dites à Ermilov que c’est dommage d’avoir abandonné le mot d’ordre, il fallait vaincre »), cet idéal en fonction duquel, chaque fois que nous n’envisageons la possession que de nous seul, – l’amour même, hélas, nous en laisse le loisir – nous sommes aptes à tenir les conditions successives de notre vie, joie, douleur, pour de misérables accidents, quel drame si cet idéal croit trouver dans la non réciprocité de l’amour, ne serait-elle qu’apparente, ou dans l’incompréhension toute féminine de ce qu’un tel idéal puisse valablement subsister sans nuire à l’amour, des raisons de s’abdiquer ou de s’abattre ! Un révolutionnaire peut aimer une non-révolutionnaire et, bien que j’en sois moins sûr, une contre-révolutionnaire. Il va sans dire que la situation faite aux femmes dans la société contemporaine expose les plus favorisées physiquement d’entre elles à sous-estimer (pour le moins) l’action révolutionnaire : on conçoit qu’elles appréhendent, en ce qui les concerne, tout mode nouveau de sélection. Je répète qu’en outre – le socialisme pourra-t-il ou non changer cela ? – elles ont l’horreur congénitale de tout ce qui ne s’entreprend pas uniquement pour leurs beaux yeux. Ces regrettables dispositions pourront-elles faire que les révolutionnaires qualifiés évitent de telles femmes à tout prix et se réfugient, pour aimer, loin d’elles, dans un monde d’insignifiance et de disgrâce ?

 

Aimer ou ne pas aimer, voilà la question, – la question à laquelle un révolutionnaire devrait pouvoir répondre sans ambages. Et qu’il soit entendu que nous sommes résolus à ne pas prendre garde aux mouvements grotesques qu’une telle déclaration ne peut manquer d’entraîner, de la part des débris humains de toutes sortes. Il n’a pas encore été démontré, je m’en tiens là, que l’homme socialement parvenu au plus haut degré de conscience (il s’agit du révolutionnaire) soit l’homme le mieux défendu contre le danger d’un regard de femme, de ce regard qui, s’il se détourne, fait dans la pensée la nuit, et, s’il ne se détourne pas, au contraire, cependant dans cette même pensée ne fait pas tout à fait le jour. Après tout cet homme n’a pas prononcé de vœu aux termes duquel il eût eu à ne plus se connaître comme homme. Ce besoin qu’il arrive que vous ayez la présence d’un être à l’exclusion de tous les autres constitue-t-il une tare, sur laquelle ceux qui n’éprouvent pas ce besoin ont droit, encore une fois du point de vue révolutionnaire, de vous juger ?

Nous persistons, ici, à vouloir déduire le devoir révolutionnaire du devoir humain le plus général, du devoir humain tel qu’à la place que nous occupons il nous est donné de le concevoir. Et nous pensons qu’il y aurait la plus vaine supercherie de notre part à laisser croire que nous pouvons procéder inversement. Trotsky écrit un peu sommairement, – il est vrai

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pour une catégorie de lecteurs que voici très suffisamment renseignés – : « Majakowsky est venu à la révolution par le plus court chemin, celui de la bohème révoltée. » De la bohème ? On voudrait lui demander compte de ce mot. Je pense que la poésie tout entière est un jeu. Une inappétence réelle de bonheur, tout au moins durable, une impossibilité foncière de pactiser avec la vie, à la stupidité, à la méchanceté de laquelle l’homme ne remédiera jamais que dans une faible mesure – ce que j’en dis n’est pas pour séduire moralement la portée de l’action sociale, seule efficace, mais, en deçà comme au delà, que faire contre la boue, j’en parle au sens physique, contre la dispersion extérieure et intérieure, contre l’usure, contre la lenteur, contre la maladie ? – une certaine insouciance du lendemain, fatale de la part de ceux qui sont condamnés, quoi qu’il arrive, à payer en émotions tout beaucoup trop cher, s’il faut voir là les grands traits distinctifs des poètes, j’ai peine à croire que c’est avec des mots comme « bohème » et des allusions conventionnelles aux cafés littéraires, voire à la fumée des pipes (?) qu’on parviendra à rendre Majakowsky –ou, toute proportion gardée, Rimbaud – suspect d’individualisme conservateur. Je ne m’étends d’ailleurs sur cette appréciation nécessairement partiale, portée comme elle est par un révolutionnaire politique sur un poète révolutionnaire, que parce qu’elle risque d’aveugler de bons esprits, pour lesquels Majakowsky, en raison de certaines responsabilités qu’il avait prises, n’avait pas le droit de mettre fin à ses jours. (Sommes-nous au monde, oui ou non, c’est-à-dire y avons nous été mis par des personnes qui s’entendaient plus ou moins à nous y mettre ou à ne pas nous y mettre et, ne serait ce que de ce fait, ne pouvons-nous par nous-mêmes juger de l’opportunité d’y rester ou d’en sortir ? La plus imprescriptible liberté pourrait nous en être laissée à la rigueur. Mais à supposer que nous ne nous sentions pas tout à fait maîtres de disposer de nous, quelle loi transcendante de fonctionnement veut-on que paralyse pour nous l’idée de la disparition sociale de notre incertaine « cellule », à coup sûr si pauvrement différenciée ?) La fumée des pipes… décidément c’est bien à travers la fumée de mille pipes, à laquelle nous nous permettons d’ajouter celle de mille cheminées d’usine, et plus, que nous tenterions de nous faire une idée positive de notre nécessité individuelle. Agir suppose toujours un minimum de caprice que sont seuls disposés à méconnaître, et cela par définition, les hommes d’action proprement dits, mais qui conserve aux yeux des philosophes comme aux yeux des poètes toute sa valeur épiphénomènale : l’épiphénomène est dans la quantité de contemplation de plus en plus désespérante qui, à une certaine limite, se met à entraîner l’action, indéfiniment pleine d’espoir. Contrairement à ce que voudrait faire croire l’homme

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« de la majorité », si fier de promener sur ses larges épaules sa tête de termite, tout ce qu’il y a d’un peu entraînant au monde repose sur un sentiment de l’après nous qui, dans la vie même, ne perd pas une occasion de ce colleter avec le dérisoire pendant que nous y sommes. Après notre passage dans cette rue… cependant, dans la pièce voisine… alors que nous avons le dos tourné… le vingt et unième siècle. C’est de ce duel permanent et à plaisir inégal, de ce duel dont l’issue, en pleine terre fraîchement et imperceptiblement remuée, n’est pas douteuse, que renaît à chaque instant, les yeux fixes, la bête merveilleuse au cœur transpercé qui s’appelle le courage. Le courage n’est pas, d’ailleurs de continuer à vivre ou de mourir : il n’est que d’envisager de sang-froid la violence respective de deux courants contradictoires qui entraînent. Un homme qui pense, c’est-à-dire un honnête homme, est appelé à en juger en dernier ressort à chaque seconde et au figuré ou non, il me paraît sain que sa main ne lâche pas le revolver. La question de trahir ou de ne pas trahir ne se pose pas pour Majakowsky, celle qui se pose pour de tels hommes est celle de sentir leurs forces les trahir ou ne pas les trahir. Mais Majakowsky était encore jeune, je plaide donc pour lui la maladie ? Oui, mais alors l’amour, pour certains êtres cette splendide maladie incurable : Où est cette femme ? Je veux la voir. – On vous dit que c’est fini. – Morte ! – Pas du tout. Elle est dans les bras d’un crétin et même en ce moment elle rit. Oh ! Elle ne pense plus à vous lui ? C’est un attaché d’ambassade : un bourgeois, – à moins, attendez donc, que ce ne soit un révolutionnaire, mais alors un révolutionnaire comme vous n’en avez jamais vu : celui ci tire le plus clair de ses revenus de la fabrication des lits vous savez, dans les prisons de Clairvaux ; – Oui, je sais. Elle le méprisait bien. Mais elle, parlez-moi seulement d’elle, ce monsieur n’est pas en cause. Par-ci par-là est-elle un peu contente, à quoi rêve-t-elle, comment est-elle coiffée ?

 

Les philosophes traitent le monde à leur manière et ce n’est pas peu dire si l’on songe à l’abîme d’incompréhension qui éloigne d’eux, et en éloignera longtemps, le commun des mortels. Ils n’arrivent à affronter la pleine lumière critique – encore une fois celle qui, à partir de tel point, commence à faire agir l’homme et tourne véritablement une page de l’histoire – qu’à travers un grand nombre d’intermédiaires que rien ne retient, et c’est trop juste, d’user à des fins de plus en plus pratiques de ce qui ne fut à l’origine, que l’illumination toute intérieure d’une seule tête, et qui ne dédaignent pas au besoin d’exécuter, en regardant le dernier banc de la galerie, les plus indispensables tours de passe-passe : de Hegel à nos jours. Je mets hors de doute que le matérialisme

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dialectique de Marx et d’Engels, dans la mesure où, de toute évidence, il se résoud et ne peut que se résoudre en impératif révolutionnaire, se trouve devant une tâche concrète d’une telle urgence que ceux qui sont pénétrés de la grandeur et aussi de la difficulté de cette tâche sont autorisés à passer outre à diverses objections de détail qui, du point de vue philosophique, peuvent cependant leur être faites. C’est ainsi que je ne suis pas très sûr de la parfaite solidité des charges retenues contre Feuerbach par Engels, en ce qui concerne, au moins, le retour à l’idéalisme par l’apologie de l’amour sexuel : « Et c’est ainsi que l’amour et les rapports sexuels sont élevés [par Feuerbach] à la hauteur d’une « religion », afin que le mot religion, cher aux idéalistes, ne disparaisse pas du vocabulaire. » J’ai peur que ce dernier membre de phrase ne soit pas très sérieux, ou plutôt je crains qu’Engels, qui nous a habitués à plus de sévérité, ne fasse ici que de la critique de tempérament. La destruction de l’idée religieuse, telle que le premier peut-être, et en y consacrant à bon escient toutes ses forces, l’a opéré Feuerbach, reste à nos yeux une œuvre admirable dans laquelle, au lendemain de la Révolution mondiale, il ne sera pas trop tard pour aller chercher un enseignement.

 

On ne sait avec quelle pointe de mélancolie Engels écrit encore : « L’amour sexuel, spécialement, s’est développé au cours des huit derniers siècles et a conquis une position qui en a fait, au cours de cette période, la base de toute poésie. » (Cette affirmation a, d’ailleurs, perdu aujourd’hui beaucoup de sa rigueur, Rimbaud et surtout Lautréamont ayant depuis lors prodigieusement élargi le problème poétique en assignant à la communicabilité de l’émotion humaine, au moyen de l’expression, de tout autres limites.) Il n’en reste pas moins que l’amour de l’homme pour la femme, par delà les immémoriales et séniles pleurnicheries auxquelles il a littéralement donné lieu, si nous nous attachons une seconde à l’observation du monde sensible, persiste à encombrer le ciel de fleurs géantes et de fauves. Il demeure pour l’esprit, qui éprouve toujours le besoin de se croire en lieu sûr, la plus terrible pierre d’achoppement. Les poètes traitent le monde à leur manière, et ce n’est pas peu dire si l’on songe… (voir plus haut). Sur eux pèse toujours, il faut bien l’avouer, en 1930, la menace de dépeuplement du monde par la perte d’un seul être, comme a dit un pauvre diable en un vers- qui valait infiniment mieux que d’être écrit par lui. De même que les philosophes sont sujets à bercer jusqu’à l’endormir, sur un océan postiche, le capricieux esprit de réalisation humaine qui tour à tour se complait et se déplait dans l’effort, — et cela au mépris du vrai vent qui,

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après leur mort, portera aux protubérances de leur crane le respect dû à celles des coquilles de noix, — les poètes sont encore et seront peut-être toujours sujets à cette sorte, humainement plus dramatique, d’illusion selon laquelle la perte irréparable de l’être qu’ils aiment ne peut manquer, en les provoquant à la mort, de faire chanceler sous leurs yeux le miroir du monde. En viendra-t-on, par mesure de salut public, à leur contester ce droit d’élection en matière d’amour, ce droit pour eux vital et dont cependant ils ont fait si souvent abus contre eux-mêmes (et par suite un peu au delà d’eux-mêmes) ? Selon toute probabilité la vocation poétique, au même titre que la vocation philosophique, est, n’en déplaise aux sociologues, tout à fait incontrariable.

 

Cette apparente dérision : ne pouvoir faire passer, tout en étant révolutionnaire, l’intérêt commun le plus haut par-dessus le désintérêt personnel que peut entraîner une telle aventure, et cela au point de ne plus trouver le moyen de vivre, ne serait ce que pour voir, n’est pourtant pas faite révolutionnairement pour nous rendre sceptiques. Je suis, pour ma part, plus reconnaissant à Majakowsky d’avoir mis l’« immense talent » que lui accorde Trotsky au service de la Révolution russe réalisée que d’avoir, à son seul profit, forcé l’admiration par les éclatantes images du « Nuage en culotte ». J’aime sans les connaître, c’est-à-dire en pleine confiance, ces affiches de propagande, ces proclamations qu’il a rédigées pour exalter, de tous ses moyens, le triomphe de la première république prolétarienne. Rien ne fera qu’elles cessent être pour moi les « sommets de sa création ». Il est pour le moins inattendu, il est en outre fâcheux que des révolutionnaires se soient plaints que le lyrisme n’y trouvât pas son compte. Le lyrisme… mais quelque réserve, quelque austérité ne sont elles pas, en de telles circonstances, le comble du luxe ? Ce sont elles qui m’aident à comprendre la disparition très simple de Majakowsky en d’autres circonstances, puisqu’aussi bien à propos d’un poète on peut parler d’autres circonstances : « Camarade Gouvernement »… « Je suis quitte avec la vie »… « l’impôt ». – L’Honnêteté.

 

Et quelques mots maintenant de la racaille. Un nommé Habaru, dans Le Soir et dans Monde, a tenté d’exploiter le suicide de Majakowsky à nos dépens, et en général aux dépens de tous ceux qui, avec Majakowsky proclament l’inanité absolue de la littérature à prétention prolétarienne. « On ne peut juger la poésie de Majakowsky sans rappeler ses origines futuristes. Le mouvement futuriste avait trouvé, avant la guerre, son expression la plus violente dans les pays économiquement arriérés : l’Italie et la Russie. Le futurisme était d’essence impérialiste, voulant créer l’art qui exprimerait le dynamisme de l’époque impérialiste.

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Ce qui l’inspirait c’était le mouvement et non les formes qui déterminent le mouvement ou les objectifs vers lesquels il ten d. Inspiration purement individualiste qui conduisit Marinetti à la glorification de la guerre et du fascisme. Par les mêmes voies, elle conduisit Majakowsky à la glorification de la révolution prolétarienne. » Inutile de s’élever contre des allégations aussi impudentes. Il s’agit, une fois de plus, de faire passer la technique de l’expression pour la chose exprimée. Bien entendu le futurisme, en tant qu’entreprise de renouvellement de la forme en art et réaction contre la décadence académique, a reçu vers 1913 l’adhésion d’écrivains et d’artistes allemands, américains, français, aussi bien qu’italiens et russes. Si le futurisme se proposait d’exprimer en art « le dynamisme de époque impérialiste », comment Majakowsky, futuriste, a-t-il pu être, dès les premiers jours de la guerre, contre la guerre, comment a-t-il pu, en 1915, appeler et prédire la Révolution russe ? Il n’y aurait naturellement qu’à hausser les épaules (le coup de poing sur la gueule pouvant être, comme on le voit par ailleurs, réservé à certain M. Levinson ) si cette misérable sorte d’arguments ne trouvait le moyen de se reproduire dans l’Humanité, c’est-à-dire à la seule place, en France, ou Majakowsky eut pu s’attendre à être, au besoin, défendu dans un article signé G. G., de la plus écœurante platitude, et qu’est à grand temps venu désavouer un second article anonyme, Majakowsky est encore présenté comme un bourgeois mal acquis aux idées d’émancipation prolétarienne et qui se serait démasqué comme tel en se donnant la mort volontairement. « Ses œuvres ne sont pas consacrées à la vie de labeur et de peine du prolétariat exploité et asservi comme celles, par exemple, de Damian Biedny, de l’époque du tsarisme d’avant 1917… Il n’est pas non plus le chantre de cette vigueur robuste de l’effort, débordante de puissance et de gaîté, pleine d’élans révolutionnaires et irrésistible dans son triomphe final, caractéristique de la classe ouvrière… » etc.

Plus que jamais, Majakowsky mort, nous refusons d’enregistrer l’affaiblissement de la position spirituelle et morale qu’il avait prise. Nous nions, et ceci encore pour longtemps, la possibilité d’existence d’une poésie ou d’un art susceptible de s’accommoder de la simplification outrancière – à la Barbusse – des façons de penser et de sentir. Nous en sommes encore à demander qu’on nous montre o une œuvre d’art « prolétarienne ». La vie enthousiasmante du prolétariat en lutte, la vie stupéfiante et brisante de l’esprit livré aux bêtes de lui-même, de notre part il serait par trop vain de ne vouloir faire qu’un de ces deux drames distincts. Qu’on n’attende de nous, dans ce domaine, aucune concession.

ANDRÉ BRETON.

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A TOUS.

N’accusez personne de ce que je meurs. Et pas de cancans, s’il vous plaît. Le défunt avait ça en horreur.

Maman, mes sœurs, camarades, pardonnez moi : ceci n’est pas un moyen (je ne le conseille à personne), mais moi je n’ai pas d’issues.

Lili, aime-moi.

Camarade Gouvernement, ma famille, ce sont : Lili Brik, maman, mes sœurs et Veronica Vittoldovna Pollonskaia.

Si tu leur rends la vie possible, merci.

Les poèmes commencés, donnez les aux Brik. Ils s’y retrouveront.

Comment on dit

« L’incident est clos. »

Le canot de l’amour s’est brisé contre la vie courante,

Je suis quitte avec la vie.

Inutile de passer en revue

Les douleurs,

Les malheurs

et les torts réciproques.

Soyez heureux  !

Vladimir MAJAKOWSKY.

 

Camarades Vappovtsi,

Ne m’appelez pas lâche

C’est sérieux, il n’y a rien à faire.

Salut.

Dites à Ermilov que c’est dommage d’avoir abandonné le mot d’ordre, il fallait vaincre.

V.M.

 

Dans ma table, il y a 2.000 roubles, payez l’impôt avec. Le surplus, vous le recevrez du G.I.Z.

V.M.

 

C’EST JUSTEMENT CELA UN POETE PROLETARIEN.

Majakowsky était poète, non parce qu’il savait s’exprimer par les mots, mais parce que pour lui écrire signifiait vivre et lutter.

Poète révolutionnaire, il était, non pas parce qu’il

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écrivait sur la Révolution, mais parce qu’il écrivait pour la Révolution.

Poète prolétarien il l’est devenu, non pas en prenant le prolétariat pour thème, mais parce que, du but du prolétariat, il avait fait son propre but.

Lui, comme nul autre, savait travailler en vue des nécessités de la classe ouvrière qui ouvrent la voie au socialisme.

Un des premiers, il a tenu compte de ce que c’est un auditoire, et, mieux, de ce que c’est qu’un auditoire de masse. En foi de quoi il a bousculé toutes ses méthodes. La poésie était pas pour lui de « l’opium rimé », mais une tâche vivante et concrète.

Il a appris à éprouver ses œuvres sur la masse. Il a compris que le problème de la masse est à présent non pas seulement le problème de l’auditoire, mais aussi un problème littéraire, non pas seulement le problème de la tâche à remplir, mais aussi un problème formel. C’est dire que, non content d’apprendre à écrire pour la masse, il apprenait à le faire avec la plus haute valeur possible, et ceci aux dépens des forces de son cœur.

Les problèmes de l’art sont de nos jours les problèmes les plus mal en point, cependant chez nous il s’est bien peu écrit sur la sûreté des méthodes employées par Majakowsky depuis le temps d’Octobre. Qui a été à l’exposition de ses « Vingt ans de travail », y a vu et « les vitrines de la satire », et les affiches, et la production des mots d’ordre, et la quantité innombrable des travaux journalistiques auxquels collaborait Majakowsky, et juste à époque où les deux tiers de nos disponibilités poétiques, loin de soutenir l’admirable poète révolutionnaire, se hérissaient contre lui avec tous leurs piquants. Brouillé à jamais avec les

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procédés des classiques bourgeois, il lui fallait à toute force se forger une méthode nouvelle. Poète d’un tempérament oratoire, clairon des étapes du socialisme, il a franchi l’obstacle qui barre la route à notre littérature : il a changé d’adresse. Il s’est mis à écrire ses vers pour qu’ils agissent sur les masses ouvrières dans la plus grande mesure possible.

Il a fait ce que faisait à une certaine époque Freiligrath, qui écrivait des poèmes sur les thèmes mêmes des éditoriaux de Marx. Ceci est le travail du poète pour la Révolution.

Et c’est précisément ce travail qui, en faisant l’éducation politique de Majakowsky, lui a permis, non pas de se rallier à la suite de telle ou telle campagne, mais de participer à ces campagnes.

En raison de tout ce qui précède, il est juste que chacun se dise : mais c’est précisément cela qui s’appelle un poète prolétarien.

Rien de plus juste : c’est un poète prolétarien. Nous avons perdu un grand poète prolétarien.

P. NEZNAMOV, P. KATANIAN.

(Komsomolskaia Pravda).

 

DE CECI (fragment)

Je ne vous donnerai pas ce plaisir,

me voir

moi assagi par un coup de feu.

Pas de sitôt que vous le chanterez,

le requiescat in pace de mon talent.

Moi c’est

par derrière

que le couteau m’aurait.

Pas pour les Dantès de viser mon front.

Par quatre fois vieillard – par quatre fois je rajeunirai,

avant d’atteindre le tombeau.

Où que je meure,

je mourrai chantant.

Dans quelque ruisseau que je tombe,

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Je sais

que je suis digne de dormir

avec ceux qui tombèrent sous le drapeau rouge.

Mais pour quoi que l’on tombe

la mort est la mort.

C’est affreux de ne pas aimer,

l’horreur – est de ne pas oser.

Pour tous – il y a une balle,

pour tous – un couteau.

A quand mon tour ?

Pour moi donc rien ?

Dans mon enfance, qui sait ?

tout au fond,

dix j’en trouverais,

de jours passables.

Tout ce qui est aux autres !

Je voudrais moi de ceci !

De ceci pas ombre.

Vous voyez –

pas ombre de lui.

Croire à l’outre tombe !

Facile, alors, la promenade d’essai.

Suffit

d’étendre la main –

la balle

à l’instant

dans la vie d’outre-tombe

tracera son chemin tonnant.

Mais que faire

si moi

en cette vie entière

de toute la mesure de mon cœur

en la vie d’ici,

en CE

monde

j’ai eu foi,

j’ai foi.

(1923).

VLADIMIR MAJAKOWSKY.

 

NOTRE DAME.

Les autres édifices

s’aplatissent

comme de vieilles croûtes

au souvenir

de Notre-dame.

Du passé

navire majestueux,

empêtré dans le temps

et échoué sur le sable.

Nous ouvrions la porte –

plus lourde que le spleen.

Plus qu’une gelée

en fer –

inepte.

Nous passions

entre les monacales

huiles de service

dans la splendeur cathédrale.

Je lisais

les écritures

ornant le temple,

touchant les biens de Dieu

dans le ciel.

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Je descendais au parterre,

je montais dans le chœur,

je regardais les commodités

et les meubles.

Je suis sorti, –

près de moi

cette idiote d’interprète

gazouille

petite bouche en cœur :

« Eh bien, comment vous

plaît l’architecture  ?

Quel céleste gothique  ! »

J’ai tout pesé,

bien réfléchi –

alors voilà  :

Elle est mieux que le Bienheureux Basile.

Sans doute

pour un club ça n’ira pas –

un peu sombre, –

ils n’y ont pas pensé

ces classiques.

Ce n’est pas le style…

Je ne suis pas calé là dedans.

Je ne me suis pas donné

à la vieillerie en pâture.

Mais ce qui n’est pas mal,

c’est que les places

sont toutes prêtes

pour s’asseoir.

Elle n’a pas besoin

d’être reconstruite, –

on l’arrangera

tant bien que mal –

tandis que chez nous

il n’y a ni chaises

ni orgue.

A chaque coup de pioche –

rien que des coupoles.

Vaudrait mieux un orchestre,

mais la musique est chère –

d’abord

il n’y aura pas de finances, –

et ça n’est pas à comparer,

quand on a un orgue –

et allez donc,

même pour cinq séances.

Bien sûr –

le répertoire est différent, –

des fox-trots,

pas de nasillages.

Impossible

pour le Goskino français

ce programme de chants liturgiques.

Mais pour la réclame, –

ce n’est pas un temple,

c’est une beauté, –

Vas y

de toutes tes forces.

Pour l’électro-réclame –

pas de meilleure façade –

entre les tours

mettre des traverses,

et avec tout un jeu de lettres :

« Signe de Zoro »

pour que les lettres courent

comme des souris –

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Cette réclame là

gueulera si bien

qu’on la verra

de tout le Boulmiche.

Et si

des ampoules

sont mises dans les yeux

des chimères

aux coins de la cathédrale,

alors –

personne ne voudra s’en aller :

tous les jours

salle comble !

Oui, il faut

être

donc parcimonieux,

avec les obus

ne rien

endommager.

En particulier

si on va

mettre à sac

la Préfecture

juste en face.

VLADIMIR MAJAKOWSKY.

 

 

UN INSULTEUR DE MAJAKOWSKY REÇOIT UNE VISITE DÉSAGRÉABLE.

Dans les Nouvelles-littéraires, un nommé André Levinson vient écrire, sous le titre : La poésie chez les soviets ; le suicide de Majakowsky , un ignominieux article, article de plat-valet de l’impérialisme français, article d’une bassesse écœurante.

A propos de la lettre ou l’infortuné poète explique sa décision, il ose écrire : « il avait fait sienne la cause des étrangleurs… Il a fini par mourir asphyxié dans cette « grotte du chien » où l’air respirable se raréfie plus en plus. »

Tout l’article est un scandale. Son auteur laisse entendre que Majakowsky, « grand bourgeois et dignitaire de l’U.R.S.S., porte parole de la propagande » était payé très cher par le Gouvernement russe !

Ce débordement d’injustices a provoqué la légitime indignation de l’écrivain Aragon, ami personnel du poète, qui a résolu d’infliger à l’insulteur la leçon qu’il méritait.

Il se rendit au domicile de Levinson. Ce dernier, craignant

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pour ses os et se cachant derrière sa femme, prétendit qu’il ne pouvait se défendre, s’« étant cassé le bras récemment ».

Aragon, devant tant de lâcheté, s’en prit à la vaisselle qui alla valser par la fenêtre. On appela la police. Et c’est en présence des agents qu’Aragon mit son poing dans la figure du critique.

La femme de Levinson, qui était présentée quelques minutes avant à Aragon comme « communiste » le dénonça comme tel au commissariat.

Levinson ne dépare décidément pas la collection des Russes émigrés, où figure si bien le traître Bessedovsky.

– (Humanité, 3 juin 1930.)

 

UNE REPONSE.

… Et même de sournoises et ridicules tentatives d’agression comme celle dont j’ai été dernièrement l’objet à mon domicile privé, à la suite de l’article même sur Majakowsky que l’on m’incrimine, ne m’empêcheront pas de persévérer.

(André LEVINSON, Nouvelles Littéraires, 13 juin 1930).

 

UN COMMENTAIRE.

Sur Majakowsky, le poète russe et communiste qui s’est récemment suicidé, M. André Levinson, russe émigré, a écrit dans les Nouvelles Littéraires un article outrageant.

Il y a des gens qui ont le sens de l’à propos.

  • Dame s’est dit M. André Levinson puisqu’il est mort je ne crains plus rien !

Les coups de pied au derrière sont venus tout de même :

1° Sous la forme de vrais coups de pied dans le derrière distribués par le surréaliste Louis Aragon ;

2° Sous la forme d’une protestation signée par une centaine écrivains.

Bravo, les écrivains !

Mais la vraie formule, c’est encore Louis Aragon qui l’a trouvée.

(Canard Enchaîné, 16 juin 1930).

En-Rade.

Il ne me manque que l’argent.

Un peu puéril? Tant mieux.

J’ai ici en vue, particulièrement, les idées matérialistes de Georges Bataille, mais aussi en général tout le vieux matérialisme que ce monsieur prétend sénilement rajeunir en s’appuyant gratuitement sur la psychologie moderne.

Oon se rappelle des proclamations de Cocteau avant Vocabulaire après Plain-chant.

Sans doute était-ce cette revue qu’avait en tête le Berl déjà nommé, dans un article de Monde où par ailleurs il classait ingénument Voltaire parmi les matérialistes.

Par exemple.

Cf. Engels  : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique, Les Revues, é d.

C’est moi qui souligne.

Poivré. (Jeu de mots intraduisible).

Dantès qui tua Pouchkine.

Eglise de Moscou.

 

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LE JOUR ET LA NUIT DE LA LIBERTÉ

 

La question se pose comme Ravachol posait ses bombes. Notre temps est décidé moins que jamais à se laisser perdre. Dans toutes les capitales du monde capitaliste, les grilles d’égoût se soulèvent pour livrer passage à un individu qui descend et remonte, la même fleur enivrante aux lèvres : sans cesse est alimenté le cercle vicieux.

Pas un seul nuage ne s’est arrêté sur notre tête sans être immédiatement crevé et vidé de sa menace. À d’autres la pâle ambition de faire sursauter la terre dans l’espoir médiocre de lézarder quelques murs et d’accroître dans la campagne la troupe des chiens errants. Ce qui nous tient à cœur c’est la destruction totale de l’édifice où vient périodiquement se pencher à une fenêtre condamnée la vieille fille tricolore tandis qu’à une altitude irrespirable les territoires spirituels, fatigués de rouler sur l’or, regardent lentement se faner cette végétation luxuriante dont la présence indispensable leur parut toujours insolite, on peut voir un sujet secouer brusquement sa chaise et s’emparer du pistolet qui trempait dans le vase en terre de Chine : mais le geste n’a pas de suite. On feint d’ignorer qu’à l’étage au-dessous des hommes vivent à petit feu, en proie à la cire et à la chaux, l’horizon barré sur une heure où les aiguilles se confondent.

La violence de ces hommes se place dans l’univers, qui n’est pas celui que l’on croyait – de l’infect Jésus gardé à vue par les pourceaux et une certaine Marie, vierge soumise –, mais bien cet autre monde qui, pour ne plus entendre chanter la Nature, a jeté les moulins à l’eau l’histoire sainte aux ailes.

« Chaque jour suffit à sa tâche. » le chœur attire habilement sur lui la foudre des pertes sèches. « Moi, je veux bien ! » le délivrera des petits corvées désagréables, telle que la vue, au Printemps 1930, de forçats dirigés sur la Guyane, balles sur l’éternelle cible.

Voici ceux qui ne souffrant pas le péril dans leur demeure, s’appliquent à parler correctement, « comme les livres ». La facilité de ces gens déconcerte. Ma mère se range dans cette catégorie. L’avenir en lui donnant raison lui a laissé le choix des armes. Incontestablement « elle s’attend à tout » ma part, mais l’assurance de faire triompher la Morale sur le monstre prête encore à son imagination des ressources insoupçonnées. Charmante mère. Au temps des guerres on réussissait rarement à mettre de son côté un nombre d’atouts aussi appréciable !

Les terres incultes, mon solide désespoir, la vision fugitive d’une épave au fond de la mer, n’arrivent pas à distance, à rendre supportable à la mémoire ceux qui, au nom de la société, m’ont tenu, à l’âge de la puberté, longuement, les yeux grands ouverts devant le soleil de midi. C’est ce souci des justes proportions qui devait me permettre, un peu plus tard, de prendre place dans un foyer où les crachoirs remplaçaient les meubles et les cache-sexes les ciels-de-lit. Dans l’immense parapluie rouge que je tiens à la main, chaque soir le soleil vient se coucher, soleil de plomb, heureusement.

Pour peu que les éphémères tombent à la mer, la mystérieuse clarté qui illumine, au moment de jouir, la couche des prostituées révélera, à un angle inaccessible de la pièce, la belle tête du plus haïssable des condamnés à mort, lanterne sourde sur un abîme de réflexions.

Jour et nuit j’ai guetté l’apparition de l’être impondérable, homme pour elle, femme pour moi, qui mêlant ses larmes aux nôtres rétablirait la barbarie « de façon qu’il n’y ait plus que des lèvres continues. ». Tandis que dans ma tête tourne une poignée de feuilles mortes, quelqu’un me glisse à l’oreille : « Il manque, donc il ne peut pas être là. »

Ce cimetière de campagne, vers les onze heures du soir. Deux tombes parmi les herbes folles. Les noms : Lola Abat, Gabrielle Grillini. L’épitaphe dit leur âge : 14 et 18 ans. Les visiteurs ne demandent pas qui sont ces filles. Personne ne les a connues. Mais leur nom magique, jailli du creuset de Corneille Agrippa, atteste de l’innombrable et merveilleuse surréalité.

L’exaltation qui me gagne à la minute, dépasse les cadres des fosses du cimetière. Elle découvre finalement son domaine dans la cage d’un escalier de l’immense immeuble d’où on devra bientôt de gré ou de force, descendre mon corps.

Cette liberté sous la terreur, étrange monologue débité sur le ton odieux, demeure pour moi à une portée de fusil de bois, dussè-je marcher sous les huées. Des dames en robes de bal très décolletées, crachent le sperme de l’aimé, indifféremment sur l’un ou l’autre plateau de la balance. Les mortelles glissades sur la glace ont lieu sans baiser préalable. Tout est bien qui finit mal.

Cependant, l’oppression fuse de toutes parts. Elle raffole des déguisements les plus vraisemblables : dans un débit de boissons de la rue de Seine, c’est un prêtre, larve hideuse, qui glisse attentivement sous ses robes un bouchon de carafe taillé comme une hostie : dans les cinémas, elle emprunte les formes plates de l’écran. A la promenade, c’est la pleine lune des uniformes, le petit jeu de réflexions à haute voix. Enfin les provocations policières dans la rue et au café, comme à la Taverne Montmartre, sont liées par leur nature même aux soupirs des charognes, poussées du pied par André Breton dans le Second manifeste du Surréalisme.

Nous rejetons définitivement le mépris, cette arme trop facile dont les pauvres précédents ont déjà fait long feu. Dorénavant nous combattrons la dignité des voyous avec les moyens qu’ils nous connaissent.

À quand, ô Loire inoubliable ?

RENÉ CHAR.

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MORTS OU VIFS

 

Quand le raz de marée sort en coup de vent de sa boite à musique, les escargots et les prêles se mettent à trembler et les dernières lueurs du couchant choisissent cet instant pour s’enfuir à travers le panier de la marchande de volailles. La volaille qui bafouille dans le panier perd son dernier espoir d’aller aux eaux et cherche un truc pour parer à la menace de la cour d’assises qui la guette au premier carrefour. Ce n’est pas la cour d’assises qu’elle rencontra mais le raz de marée qui a déjà étranglé la cour d’assises avec sa pince à sucre et ne manquera pas de lui faire subir le même sort. Il n’y a rien de tel qu’un raz de marée pour troubler la digestion méthodique des végétaux et des puceaux. Les premiers font sortir leurs racines de terre ce qui explique les poteaux télégraphiques et les seconds se roulent dans la poussière en criant : « Orléans  ! Orléans ! »

Cependant le raz de marée après avoir vagabondé dans les cultures de phonographes que la peur faisait bleuir, détruit quelques douzaines de hauts-fourneaux d’où sortaient des prestidigitateurs et des ventriloques bègues, rencontre André Breton au milieu de la foule qui, ce matin là, stationnait sur les grands boulevards, attendant le passage miraculeux d’une boîte à sardines électrique. André Breton, lui, ne stationnait pas. Il avait un rendez-vous avec une petite planète liquide qui se pose délicatement à la pointe de l’oreille de certains sorciers dont les yeux voient vert. Lorsqu’il aperçut le raz de marée, il ne douta pas avoir trouvé la planète qu’il cherchait. Elle avait la voix un peu plus rauque que de coutume, mais comme elle dessinait un point d’interrogation en l’air, au-dessus de sa tête, il lui dit :

— Petite planète, la pluie se déploie, se déploie en éventail. C’est ce qui permet aux femmes de regarder à travers leurs cils et aux cascades de fumer une cigarette lorsqu’il fait beau temps.

— Oserai-je… ?

— A quoi bon, j’ai le secret du jaillissement spontané du caoutchouc sur l’écriture des aveugles qui, d’ailleurs, ne connaissent que les trous de souris, mais saurais tu me dire ce qui manque aux petits télégraphistes ?

— Si j’ai bonne mémoire, il ne leur manque que la lumière des feux-follets et des grandes ombres qui dansent, échevelées, dans le creux des mains tremblantes.

— C’est possible, mais qui donc oblige les montagnes les plus hautaines à s’asseoir au coin du feu ?

— Hé ! Le sable… celui qui a déserté le sablier pour les yeux, celui qui a fait les maisons en forme de tasse à café, celui qui se fait blanc pour nous convaincre de l’existence du savon, celui qui rougit quand on lui parle de la Mer Rouge, celui qui souffre du foie à cause des Chinois et les autres qui maudissent le ciel bleu ou crient avec les grenouilles et d’autres encore…

— Mais toi qui as un regard magique et des dents si blanches qu’on pense au commencement du monde, lorsque les plésiosaures annonçaient d’une voix grave la naissance du pissenlit, toi qui te retient d’aller au devant des tapis de Perse et de leur dire : « Bouteilles, je vous aurai ! » ?

— La régularité des escaliers. Les degrés se suivent dans un ordre militaire que je ne saurais approuver.

— As-tu jamais vu la laine des moutons sangloter dans les chambres mortuaires ? Non, sans doute. C’est que tes yeux n’ont pas le regard circulaire des casinos.

— Peut-être, mais je sais d’où viennent les pierres amères qui sont d’un si bel effet sur les cheveux blonds.

— Que m’importe, à moi qui fais rougir le cognac des nombrils parfumés ou non et noircir les radis.

— Que t’importe, mais si un jour , à l’heure ou les tomates s’éveillent péniblement après une nuit d’ivresse, les noix éclataient devant toi comme une vieille chaudière et te laissaient au milieu de ces crabes qui n’ont d’autre plaisir que de planter leurs poils dans les yeux abattus par une nuit d’insomnie.

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— Et la douche écossaise, alors…

  • Si le neuf de trèfle n’avait pas existé nous n’en serions pas là.
  • En effet, mais l’oiseau du photographe a tout gâché.

A cet instant apparut au loin la boîte de sardines électrique à laquelle on attribuait entre autres facultés celle de rendre indestructibles les lacets de chaussures et de restituer aux pendus un air d’acteur de la Comédie-Française que le même lacet de chaussure leur avait fait perdre. La foule applaudissait et lançait dans la boîte, les uns leurs dents, les autres leur cervelle. Les plus pauvres ne jetaient que quelques orteils et encore choisissaient-ils ceux qui avaient les cors ou des œils-de-perdrix. Ce spectacle laissait le raz de marée très indifférent, mais André Breton arracha le drapeau tricolore du premier venu qui hurla : « je suis le Victor Hugo du XXe siècle. » Mais de toutes parts des voix s’élevèrent : « Non ! c’est moi ! c’est moi ! » Et des crânes ouverts de cactus surgirent d’entre les pavés. Les yeux sortaient des têtes de mort comme des asticots qui viennent de prendre l’air afin de se préparer à la pêche du dimanche, celle des légions d’honneur. Des débris de ferblanterie commencèrent à pleuvoir sur des barbes bien taillées, si bien taillées qu’on vit bientôt des pierres tombales ou se lisaient les noms des morts : Soupault, Delteil, Vitrac, Baron, Artaud, Desnos G. R. D…, etc… André Breton s’amusait prodigieusement car les barbes avaient une couleur citrouille des plus ménagères et, là-dessus, le poireau paraissait vraiment républicain. C’est alors que L’exposition de 1889 fit son entrée. Ah ! Elle n’était pas fière, pas plus que le fils du concierge surpris sous l’escalier avec la petite fille du troisième. Aussi la paire de claques ne se fit-elle pas attendre et ce fut la tour Eiffel qui se chargea de la lui donner avec l’aide de M. Citroën qui n’était autre qu’un battoir. Alors l’Exposition de 1889 jugea plus prudent de disparaître et on la vit s’enfuir à toutes jambes, suivie de l’escadron des barbes mortuaires, dans la direction de la première pissotière venue. Son sort était réglé d’avance. Un client de l’endroit les noya en criant : « Valence ! Voyez la belle Valence !... » Cependant la boîte de sardines préparait un sale coup qu’une sourde détonation permettait déjà de présager. Les sardines sortirent de leur boite comme le carnet de chèques de la poche d’un millionnaire et André Breton vit réapparaître les enfants de la patrie que j’ai déjà nommés. Mais cette fois ce ne fut pas long. Un sang impur abreuva bientôt nos sillons. Oh purin ! chanterai-je tes louanges ? Non ! ces enfants de la patrie s’en sont déjà chargés. Alors André Breton monte sur la porte Saint-Denis et harangue la foule que j’ai failli oublier :

 

DISCOURS D’andré BRETON

 

Souvenir des poils des chiens pelés, puces arthritiques, le rouleau compresseur vous attend. N’ayez pas d’illusions. S’il vous attend, ce n’est pas pour vous confier sa direction mais bien pour vous réduire à cet état de molécule phtisique qui vous convient si bien, punaises de dieu. Lorsque l’araignée, revenant de la pêche à la morue, retrouve sa femme devenue borgne et ses enfants culs-de-jatte, il jette son testicule droit dans la cour et les poules se précipitent avidement. Elles pondent des œufs phalliques et les satyres les poursuivent dans tous les coins malgré la colère du coq qui ne sait plus que crier : « La patrie est en danger ! » La patrie ! va te faire foutre, christ de sucre moisi !... Les vieilles peloteuses de perroquet t’ont déjà enfermé dans un placard avec un certificat d’études primaires. Et le certificat d’études a eu raison de toi. Les médicaments pour l’usage externe se cacheront dans les oranges de papier argenté que secoue la fièvre des foins. C’est l’heure ! c’est l’heure ! Accourez, minuscules protozoaires qui savez ce que devient la neige quand elle s’enfonce dans la terre des prairies, vieille taupe et vous aussi, balais si usés qu’il est impossible devant vous de ne pas songer aux trois grâces, tellement vous ressemblez à une tulipe ou à un éternuement. Et vous aussi, tulipes, qui nagez si bien sur les frondaisons agitées par la tempête, bateaux de carnaval. C’est l’heure, je l’ai déjà dit et vous ne voulez pas me croire, n’attendez pas de moi cette essence résineuse dont on fait des navets et les serrures compliquées qui font la joie des rémouleurs. Non, n’attendez pas cela de moi, car je descendrai

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bientôt comme une goutte de la voûte d’une cave où l’on torture un individu quelconque accusé d’avoir brisé l’index d’un certain Charlemagne. Le malheureux a beau répondre qu’il n’a rien fait d’autre que d’assommer quelques évêques, on le condamne tout de même et son supplice durera jusqu’à ce que les militaires disparaissent comme les cigarettes qu’ils fument. Mais quoi qu’il advienne la paire de claques saura toujours jaillir des joues prédestinées.

BENJAMIN PÉRET.

 

 

TOUTE HONTE BUE

 

Il était aisé de prévoir que, dans la mesure où la provocation et la délation étendraient, comme elles font aujourd’hui, leur pouvoir agressif et discrétionnaire, elles devraient abandonner, du même coup, le caractère inavoué qu’elles observaient jusqu’ici et auquel on reconnaissait la honte qu’elles éprouvaient à se manifester. Rappelons qu’il y eut cependant une époque où, pour le compromettre, il suffisait de dire, d’un homme, qu’il était de la police. On ne perçoit plus guère cet accent péjoratif dans le langage de nos contemporains et les mouches ont toute licence de répandre leurs chiures sur nos miroirs. N’empêche qu’il n’est pas un flic du coin des rues qui ne me soulève de rage, et c’est bien peu, ce flic si on considère qu’il ne représente que l’illustration la plus simple et la plus évidente d’un système où règnent, sans que rien ne vienne circonscrire ou réprouver leur activité, le quart d’œil dans son commissariat, les agents de la secrète, des mœurs et de la brigade mondaine, l’assommeur « grilling », le juge d’instruction, les auteurs de dénonciations anonymes, les praticiens de la pince gommée introduite dans le courrier, les préposés aux tables d’écoute, les donneurs à gages, les familiers du deuxième bureau, les espions, les faussaires en documents, les teignes de la censure et les détectives privés dont les affiches, avec la publicité des guérisseurs de blennorhagie et les invitations à souscrire à l’emprunt, constituent le plus appréciable élément décoratif des pissotières. Que toute cette canaille renonce maintenant à la précaution de se déguiser, cela tient au rôle qui lui est attribué dans ce que l’on convient de nommer la vie sociale. Elle y a ses apologistes, sa littérature, ses films, ses journaux dont chaque phrase me transporte dans un intolérable univers de pestilence. Pas plus tard que ce matin, je pouvais m’estimer au comble de ma capacité de violence et de nausée à la lecture de stupéfiants commentaires sur des évènements ou se trouvaient impliqués de fieffés gredins, des criminels endurcis et des ivrognes invétérés. Il était aussi question de communistes. Et, chemin faisant, on m’envoyait, à bout portant, d’invraisemblables locutions : les gendarmes ont chargé ; on a appréhendé l’accusé au saut du lit ; le jury a prononcé la peine capitale ; la main au collet ; le parquet est descendu sur les lieux la justice enquête ; force est restée à l’autorité. Il ne manquait plus, pour achever de me couper la respiration, qu’une petite information de rien du tout qui m’avisait du sujet récemment proposé au concours général pour la classe de philosophie. Bien qu’il m’en coûte de passer outre à ma répugnance, je recopie ce texte particulièrement insensé : « on a dit que l’homme n’a pas inventé la morale. Il la trouve existante, toute constituée dans la société au milieu de laquelle il apparaît. S’ensuit-il que nous devions accepter passivement les règles morales adoptés par nos concitoyens ? Ne faut-il pas choisir, corriger, innover même, peut-être détruire ? » ici, je demande à ceux d’entre nous qui, précisément, ont pris de l’idée morale, une notion assez définie et assez rigoureuse pour qu’ils aient subordonné leurs pensées, leurs amitiés, leur amour, leur existence enfin, je leur demande qu’ils discernent où l’on veut en venir avec des interrogatoires de cette espèce. Sans doute, il n’était pas besoin d’un tel témoignage pour nous rendre sensibles l’ingérence des modes d’inquisition dans le domaine de l’esprit, sans qu’ils cessent, pour cela, de s’exercer sur le plan concret et le plus immédiat. Il s’agit toujours, bien entendu, de savoir qui a tiré le coup de feu, qui a trafiqué la drogue, qui a fabriqué l’explosif, mais il importe aussi, désormais, de déceler la subversion, où qu’elle surgisse et si abstraite que soit la forme qu’elle

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emprunte. Un peu de patience, je vous prie : les sanctions ne font que commencer et demain ce sera au tour du rêve, de l’imagination, d’entraîner les représailles que requiert leur nature délictueuse. On découvre des répliques intellectuelles aux procédés de mensuration, aux empreintes digitales, aux fiches signalétiques, aux dossiers des antécédents. Et l’on ne saurait s’y prendre de trop bonne heure : au seuil même des facultés, les examinateurs se chargent de dénombrer et de dénoncer les mauvaises têtes, les cerveaux brûlés — c’est ainsi qu’on les désigne, n’est-ce pas, ceux là que conduit la volonté de ne s’en laisser conter ni sur une idéologie, ni sur une réalité à l’anéantissement desquelles le mouvement d’insurrection qui les agite leur commande peut-être de s’employer. J’accorde que ce n’est assurément pas la marque d’une force irréductible de sédition ou d’une conscience révolutionnaire bien déterminée que de s’accommoder de l’enseignement universitaire et de l’ambition risible qu’il suppose chez les individus auxquels il s’adresse. Mais une semblable contradiction, pour décevante qu’elle soit, n’est pas, à mes yeux, d’une gravité telle, qu’elle autorise à douter de la rébellion qui monte au cœur de quelques centaines de jeunes gens dont nous sommes en droit d’attendre et d’exiger beaucoup. Et cet espoir que je leur exprime paraît moins aveuglement placé lorsque j’apprends de quelle suspicion et de quelle enquête certains d’entre eux sont l’objet. Personne, j’imagine, n’entretient d’illusions sur la besogne de dégradation manuelle et mentale qui s’accomplit dans les collèges et en rend le séjour fort peu recommandable. Mais s’ils se font ouvertement les auxiliaires de la préfecture, alors, il n’y a plus de recours que dans la perspective, évidemment assez précaire, d’un sursaut chez les adolescents ainsi menacés dans leur sécurité. Tant pis pour eux, tant pis pour tous, s’ils ne se pénètrent pas de la monstrueuse certitude que le monde où ils s’engagent et qui, déjà, se referme sur eux, n’est plus actuellement qu’une agglomération de latomies, et, quelque apparence qu’elles contractent, celle de l’école, de la caserne, de l’église ou du bordel, partout on y rencontre les mêmes voyeurs, les mêmes mouchards, les mêmes maîtres-chanteurs, les mêmes partisans de la contrainte et de la répression. Il n’est probablement pas d’un intérêt majeur de confesser que, quant à moi, le sentiment que l’usage de ma liberté pourrait être aliéné par l’arbitraire d’un seul de ces cafards suffit à me précipiter dans une fureur telle qu’il faut que je sorte sur le champ, que je prenne un peu d’air, faute de quoi tout le mobilier de la chambre y passerait. Probablement, dis-je, mais dès l’instant où le procès d’un régime est instruit et qu’on se refuse à toute démarche qui n’ait pas le sens de protestation, il n’est rien, ni l’accès de colère, ni le coup de poing sur la table, ni le graffiti sur le mur, qui ne semble valable et doué d’efficacité. Et cette conviction, ce n’est pas la payer trop cher que de l’acheter au prix de son propre repos. L’idée de la vanité de tout n’est pas mienne et on sera toujours mal venu de me remontrer que mieux vaut laisser graviter la planète. Qu’à l’intention des énergumènes de ma sorte on projette, dans les salles de quartier, des films extrêmement émollients. Que les problèmes de la prosodie et les romans qui se publient, comme si de rien n’était, peuvent inspirer les réflexions critiques tellement pertinentes. Que pour quelques sous, on vous délivre, dans tous les kiosques, ces ravissants hebdomadaires artistiques et littéraires où quelques maquereaux de plume font de leur mieux pour nous aider à tuer le temps. Qu’à la lisière des trottoirs expirent ces terrasses devant lesquelles circulent plusieurs femmes très belles et où, à la faveur de quelques petits verres, j’aurais bientôt raison de mon emportement — et, peut-être même aussi, d’un grand tourment qui en ce moment me ronge. Mais ce qui me traverse et me secoue n’est à l’échelle d’aucune distraction, d’aucun transfert. Et je croirais démériter des quelques êtres que j’aime, qui sont bien tout ce qui me lie encore au monde et me donne le courage désespéré de continuer, si, parfois, aujourd’hui par exemple, je ne me détournais délibérément du trouble constant que me communique leur attachement ou leur présence, pour m’élever de toute ma révolte contre les entreprises d’une organisation implacable où l’homme est à ce point en servitude qu’il doit compte de sa pensée et qu’on la lui impute à crime aussitôt qu’elle n’épouse plus les limites sordides qu’un ordre de choses non moins sordide nous inflige de toutes parts.

ALBERT VALENTIN.

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DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE

 

Tant qu’il y aura ceux d’en face pour tenir ce qui est à nous sous la semelle de leurs bottes...

Tant qu’il y aura un Français avec un éclat de rire pour croire aux choses éternelles,

Tant qu’il y aura son avenir à plaquer sur la table…

Sa vie et celle de tous les siens, ma femme et mes petits enfants,

Tant qu’il y aura de la viande vivante de Français pour marcher à travers vos sacrés fils de fer,

Tant que vous voudrez jusqu’à la gauche ! Tant qu’il y en aura un seul ! Tant qu’il y en aura un de vivant ! (etc.)

 

Que pensez-vous de l’homme qui fait si généreusement le don de la vie des autres en juin 1915, comme si au fond de son consulat il courait le plus petit risque dans sa propre viande de Français ? Que pensez-vous de cet homme qui se donnant pour un poète met la poésie au service de thèmes semblables, au service du groupe d’intérêts commerciaux qui a déclenché cette guerre qu’il exalte ?

 

Écoute, peuple qui es parmi les autres peuples comme Caïn !

Entends les morts dans ton dos…

Peuple de sauterelles, mangeur d’hommes, le temps vient que tu seras forcé de reculer !

Nous te tuerons donc à la fin…

Ressens la terre sous tes pieds pleine de morts, qui est molle et qui enfonce !

 

Il y a lieu espérer d’une humanité quelconque, encore que l’on ait réussi à la crétiniser grâce à la coalition de toutes les forces que l’argent, du flic au penseur, mobilise, que cette humanité, la crise passée, et constatant l’étrange illusion dont elle a été le jouet, saura tenir rigueur aux hommes particulièrement infâmes qui se sont faits les agents zélés de l’horrible mystification intellectuelle et sentimentale qui a permis, pendant plus de quatre années, le parcage des immenses troupeaux d’hommes dans les champs de sang et de merde sur lesquels ne pleuvaient pas seulement les poèmes, les décorations et les proclamations de généraux en chef.

 

En 1930, Paul Claudel au Staatsoper de Berlin a fait représenter pour la première fois le 5 mai un opéra en 27 tableaux, musique de Darius Milhau d.

 

La représentation s’est déroulée dans le calme le plus parfait. Après la première partie, la foule a exprimé un enthousiasme démonstratif. Et à la fin du spectacle, qui comportait pourtant quelques longueurs, les applaudissements éclatèrent tout aussi spontanément. C’est alors qu’un petit groupe d’étudiants nationalistes, qui ne faisaient aucun mystère du caractère purement politique de leur manifestation, crurent devoir exprimer leur mécontentement de voir leurs compatriotes et leurs directeurs de théâtre offrir à deux Français une hospitalité aussi fastueuse. Quelques coups de sifflets dans des clefs — c’est-à-dire dix fois moins de bruit que n’en suscite aux Concerts Colonne une première audition un peu rugueuse — et tout rentra dans l’ordre. Soyons sincères et renversons les rôles : est-il absolument prouvé que nos jeunesses nationalistes n’auraient pas joué, elles aussi, de la petite flûte si M. Rouché avait eu l’idée de dépenser, d’un seul coup, toute sa subvention en l’honneur d’un ambassadeur allemand et d’un jeune compositeur germanique de style polytonal ? (Emile Vuillermoz dans Excelsior).

 

Ainsi c’est en toute tranquillité que l’ambassadeur de France à Washington, fait agiter, avec l’approbation littéraire du peuple mangeur de sauterelles qui est parmi les autres peuples comme Caïn, un symbole dont les entrées et les sorties sont réglées en musique. Pourquoi en Allemagne ? Demandait Paris-Midi au librettiste : — Parce que les Allemands ont compris qu’une formule d’art nouvelle réclame des tâtonnements, qu’ils sacrifient des fortunes pour expérimenter ce qui les intéresse ; alors qu’ici. Christophe Colomb, ce Lindbergh canard, ce saint de la colonisation, nul doute qu’il serve au représentant de France au pays de la Shell pour exprimer d’une façon qui aille au cœur des industriels allemands la bonne paix qui réunit enfin les intérêts communs des anciens adversaires, et nul doute que les rimes claudeliennes fassent l’effet des coups de coudes entre complices après boire au vaste banquet pacifique où se prépare avec une nouvelle guerre une nouvelle littérature de petites filles aux mains coupées, de cathédrales bombardées et de balles dum-dums, dans laquelle Paul Claudel et Thomas Mann réunis entonneront un duo contre les atrocités bolcheviques sous l’œil bienveillant de sa Saleté le Pape. Tout ceci est dans l’ordre, et cette expression demande à être prise au pied de la lettre. Dans l’ordre aussi que la peur de passer pour des nationalistes, retienne les quelques hommes susceptibles de s’indigner jusqu’à la violence d’élever

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la voix au cours des représentations de Christophe Colomb à Berlin. Ce qui l’est moins, ce que l’ordre n’imposait cependant d’aucune manière c’est le compte-rendu qu’en a publié Monde sous la signature de Robert Caby. Il est vrai que le signataire ne soutient ici que le musicien et qu’il a la précaution de dire  :

Ce livret est du à M. Paul Claudel. M. Claudel n’est pas des nôtres c’est connu. Faire un exposé et une critique de la thèse religieuse de Paul Claudel, dépasserait le cadre de cet article.

M. Darius Milhaud passe par contre pour être des nôtres. On sait qu’à son retour de Russie il a fait à l’interviewer de l’Humanité des déclarations somme toute prosoviétiques. C’est là un grand honneur fait aux Soviets, et vous pensez bien que dans ces conditions c’est le travail d’une feuille comme Monde d’expliquer pourquoi et comment un homme à qui l’on a proposé de tenir la rubrique musicale à l’Humanité, a été, est et sera le collaborateur de Paul Claudel : La collaboration de Darius Milhaud avec Claudel… date de 1911. Elle a des raisons subtiles et nombreuses. Ce musicien juif au tempérament passionné, épris de liberté et de lumière, s’entend depuis tant d’années avec le catholique Claudel, pourquoi ? Lisons son recueil d’articles Etudes : ayant un insurmontable dégoût pour les « flous » les « brises parfumées, les fumées, les alanguissements » si « mièvres » de la fin de époque impressionniste, Milhaud en 1908, à 16 ans, épris de poésie, a pris contact avec la simplicité d’un Francis Jammes « comme avec une eau fraîche » : « Je me trouvai au seuil d’un art vivant et sain, disposé à subir l’influence de cette force qui secoue le cœur humain, le tord, l’élève, l’apaise, l’emporte comme un élément de la nature dont on sent tour à tour la violence déchaînée, la rudesse, la poésie, la douceur : l’art de Paul Claudel ». (Etudes, p. 28). En ce qui concerne Christophe Colomb, cette collaboration de la part de celui qui restera avec Stravinsky le grand musicien de notre époque était scabreuse ; Claudel ayant transfiguré un sujet historique par une idéologie chrétienne spécialement catholique, Milhaud étant un musicien juif encore tout imprégné de idéologie religieuse de sa race. Or, au cours des 580 pages de la partition (édition piano et chant, Universel Edition, Vienne ), l’empoignante passion du tempérament milhaudien, sa puissance dramatique, sa foudre créatrice, son sens étonnant de l’harmonie vivante, sa science profonde de la mise en scène des voix et de l’orchestre ne faiblissent pas un instant. Je ne suis pas seul à penser qu’avec des pages comme celles de la Création du Monde, du Final des Euménides, la fougue, la force de joie et de lumière de Darius Milhaud avaient laissé derrière elles la fougue beaucoup plus individualiste, la force de joie plus tourmentée et moins expansive des plus admirables pages de Beethoven. Milhaud a dépensé ses forces pour le drame de Claudel.

 

On voit que la poésie de Claudel s’en tire avec les honneurs de la GUERRE. On reconnaît que la collaboration de Milhaud avec Claudel a historiquement des raisons subtiles : comme par exemple le fait que Milhaud était un subordonné de Claudel au quai d’Orsay. De nos jours sans doute était-elle scabreuse, mais… au fait qu’a dit notre critique musical de classe pour faire passer à son musicien le faux pas ? Que sur des paroles catholiques son sens de l’harmonie ne faiblit pas. Milhaud a dépensé ses forces pour le drame de Claudel et tout est pour le mieux dans le meilleur des Monde.

*

La critique de la poésie de sacristie de Paul Claudel dépasserait le cadre de cet article, comme on dit à Monde, où cependant collabore un nommé Berl, qui ne rate pas davantage l’occasion de dire du bien de cette poésie qu’il ne rate celle de nous faire savoir qu’il était abonné au journal de Clemenceau au début de la guerre. L’art religieux est d’ailleurs dans cette revue l’objet d’une spéciale attention : Albert Dürer par exemple, présenté comme un artiste prolétarien avant la lettre avec des illustrations pour Saint-Jean, ou Guido Gezelle ce curé sur lequel on versait un pleur l’autre jour parce que le pauvre petit n’arrivait par à mener de concert sa poésie et son apostolat, et c’est sans doute toujours l’amour de l’art qui fait que pour illustrer un reportage de Gorki on reproduisait une crucifixion, dans le but évident de nous montrer que les soviets ne détruisent pas les bondieuseries quand elles sont artistiques. Il y a lieu de se demander ce que sert, en dehors de quelques personnes,

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Une revue à prétentions culturelles comme Monde, avec son comité directeur destiné à nous faire croire qu’Einstein et Barbusse sont des hommes de même catégorie. Au fait ce comité s’est adjoint récemment l’ancien président du conseil hongrois Michel Karolyi, qui est peut-être comme le disait le faire part une noble figure, mais qui aurait pu à cette occasion abandonner son titre de comte qui la fout mal en pareil lieu. Pas plus mal il est vrai qu’à la direction effective le nom du rédacteur au Soir, Habaru.

*

Le théâtre Kamerny, de Moscou, arrivant à Paris, son directeur Taïroff déclare à l’Humanité : une beauté nouvelle naît de la construction socialiste. Est-ce pourquoi il dit par ailleurs au rédacteur de Paris-Midi qu’au programme de la saison prochaine il a inscrit des pièces de Claudel ? Sans doute le Kamerny qui ne cherche que des thèmes à ses mises en scène et qui les demande par exemple à Sardou, fait-il son métier en montant n’importe quel texte pour l’amour de la monture. Nous ferons le notre en déplorant qu’il se trouve, sous le premier gouvernement prolétarien, un théâtre pour représenter des drames catholiques, dûs à un ambassadeur. Il est vrai qu’en U.R.S.S. un des grands succès de librairie a été ces dernières années pour les livres de Maurice Dekobra. Jusqu’à présent le rédacteur cinématographique à l’Humanité n’a pas songé à s’en prévaloir pour conseiller aux ouvriers d’aller voir à écran La Gondole aux chimères. Le critique musical n’observe pas la même réserve : « Même en U.R.S.S., écrit il, certaines œuvres de Claudel sont lues et admirées. Le théâtre Kamerny n’a-t-il pas joué avec grand succès à Moscou une pièce de Claudel ? » Il faut dire que dans l’Humanité il a cru pouvoir traiter la question du sujet de Christophe Colomb qu’il n’osait aborder dans Monde. « Certes le livret en est dû à un écrivain réactionnaire et catholique », et il reparle des poèmes de guerre, mais : l’Opéra de Berlin a pardonné à Paul Claudel... Mais voilà longtemps, dès 1913 que Darius Milhaud a collaboré avec l’auteur du Soulier de Satin, et il faut avouer que des textes comme la traduction de l’Orestie, Protée, et plusieurs anciens poèmes se sont admirablement prêtés à sa musique ». Il me semble que c’est sa musique qui s’est prêtée aux poèmes et que l’ancienneté de la collaboration ne fait rien à l’affaire. Et pour ce qui est de sa collaboration récente voici comment on en raconte dans l’Humanité le prétexte : « Christophe Colomb qui raconte les principaux épisodes de l’auteur (sic) de la découverte de l’Amérique (il semble établi aujourd’hui qu’il était Corse )… oui, vous avez bien lu : Corse comme Chiappe et Napoléon, c’est-à-dire Français, voilà qui explique tout n’est ce pas ? Encore une gloire nationale… veut rehausser l’histoire elle même en montrant un Christophe Colomb mû uniquement par la foi religieuse. Il a été possible que la foi chrétienne, spécialement la catholique, qui compte à son actif, outre des siècles de régression morale, tant de crimes et de perfidies, ait produit jadis chez certaines âmes ardentes et généreuses quelques magnifiques résultats positifs... (Le texte qui précède a paru à l’Humanité, il est peut-être nécessaire de le rappeler)... La foi chrétienne a-t-elle été le principal moteur dans l’âme de ce marin obscur... Le principal ou non, l’important est que les hommes, la terre, la mer — et le ciel catholique — sont mis en scène au cours de 27 tableaux. Et le critique, ça lui en impose : L’aspectmassif en est intéressant : nous sommes loin du petit théâtre individualiste. Savez vous comment ? C’est que : le drame… met en jeu un CHŒUR, une masse populaire qui a un rôle très important. Ces citations suffisent tout au moins à manifester l’idiotie du signataire et la justesse de sa ligne culturelle. Il y éclate cette certitude que dans le monde bourgeois ce qu’il y a de plus opposé à l’esprit de la Révolution communiste c’est l’individualisme. Cela revient à trouver Renaud ou Citroën admirables parce qu’ils manient des CHŒURS d’ouvriers. Outre qu’on ne voit aucunement en quoi l’art claudélien n’est pas individualiste. Si ce n’est dans la mesure où il est catholique. Alors qu’on nous rende le petit théâtre individualiste. Ou plutôt qu’on nous foute la paix avec le théâtre, avec l’opéra, les chœurs et les ballets, avec les distractions, réservées à ceux qui payent, et qui ne sont qu’une façon de détourner les idées des exigences de ceux pour qui toute cette culture de diplomates et de mélomanes se réduit à l’apprentissage du métier de machines, sans violons, et sans âme ardente, sans convictions artistiques, et sans rédacteurs musicaux.

*

L’inimaginable, le monstrueux jeu d’équivoque. Tous ces intellectuels communisants qu’ils appartiennent, momentanément ou avec une persistance incompréhensible, à un parti qui n’en a que faire, en marge de ce parti ou dans les organes mêmes de ce parti, accomplissent une tache confusionnelle dont les effets sont plus fâcheux qu’on ne veut le prétendre. Les uns, avec cette complicité qui ne trompe personne, mènent une misérable politique de front unique avec la pire racaille de la renommée, et leurs clins d’yeux n’y font rien : cela a beau être pour la bonne cause qu’ils serrent ces mains ignobles, ils les ont serrées. Les autres essayent d’acclimater, pour le plus grand bien de la culture ouvrière les valeurs bourgeoises, les célébrités incontestables, dans l’atmosphère de la Révolution, qui s’en tamponne.

 

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Les uns comme les autres ne font qu’exploiter pour garder un emploi, de pauvres petits avantages qu’ils tirent de leurs relations ou de la connaissance abécédaire qu’ils ont des choses de l’art, par exemple. On se demande quel besoin réel ont de ces parasites les ouvriers révolutionnaires, ceux qui ont pris conscience de la destinée de leur classe et des révoltantes conditions quotidiennes qui lui sont faites ? Croit-on vraiment faire servir à leur cause, grâce à un papier machiavélique comme Monde, des Duhamel, des Léon Werth et autres bons apôtres ? Croit-on vraiment les aider dans leur tache en venant leur parler, même accidentellement de MM. Claudel ou Gide ? Il est vraiment comique de voir de pauvres pisseurs de copie prendre un ton doctoral et résumer les pitoyables notions qu’ils ont acquises par raccroc sur la musique ou les romans, afin de faire l’éducation de gens qui ont à jeter un monde à bas. Cette entreprise pédagogique ne manque pas d’humour, mais on préférerait la voir s’exercer aux dépens d’une catégorie d’individus plus désœuvrés, et dont ce ne serait pas un crime que de distraire les loisirs avec des niaiseries littéraires. Il ne manquera pas d’hurluberlus pour s’écrier que nous voulons maintenir les ouvriers dans l’ignorance, et ce qui s’en suit. L’ignorance ? À quoi bon apprendre le b-a-ba de ce qui disparaîtra demain de soi-même avec ce monde miné, qui croule déjà de partout ? A-t-on idée de faire un cours sur les fioritures architecturales d’une masure, au démolisseur qui est en train d’y porter la pioche ? Cela ne s’explique que si, secrètement, ou souhaite d’arrêter le geste de son bras destructeur.

ARAGON.

 

 

PLUS-QUE-RAISONS

 

Pointilleux, absolu, sadique, difficile, voilà quelques noms de l’unique qualité de l’esprit. Les seuls, à ce qu’on veut nous faire croire. Eh bien ! je n’ai jamais été honteux que d’une chose : du caractère toujours convenable malgré tous mes efforts, de tout ce que j’ai fini par dire.

D’autres, idiots, y voient une confirmation de leur génie.

 

Il ne s’agit pas plus d’avoir raison longtemps que d’avoir raison aujourd’hui. Peut-être moins. Il s’agit d’avoir plus que raison. Il s’agit de vivre.

Il est absurde de croire, il est hypocrite de faire croire que ce soit au nom de l’esprit que l’on puisse choisir dans l’esprit. Il n’y a aucunes raisons ; et ce ne saurait être jamais qu’au nom de forces majeures.

Or, il n’est qu’une force majeure : c’est l’instinct de conservation de l’esprit en tant qu’il est lié au corps. Il jouera sans que l’on s’en occupe : voix libre. Sous prétexte que la liberté est une attitude insoutenable il ne faut l’abandonner qu’à la dernière extrémité, y redescendre dès qu’on a repris respiration.

Il n’est d’hommes que ceux qui, en toute occasion, ne sont poussés que par un seul mobile : cet instinct de conservation de l’esprit.

Point de raisons : à tout moment l’instinct de conservation de l’esprit.

Si j’aboutis à une conclusion, qu’elle ne vaille jamais ensuite comme prémisse. Ni comme prétexte d’action.

Pensée ne vaut qu’en même temps qu’action. Et vice-versa.

Point de paliers. On n’a jamais rien gravi, rien dépassé. Rien d’acquis. Point d’illusion capitaliste. Il n’y a rien de plus dans la conclusion qui n’ait déjà été dans les prémisses : s’il y a quelque chose de plus, c’est de la fatigue.

Il suffit d’être un peu sincère, d’admettre ses rêves, d’admettre ses vices, de ne plus choisir, sinon à chaque instant contre les parties le tout.

Il s’agit moins de la vérité que de l’intégrité de l’esprit, et moins de l’intégrité de l’esprit, que de celle l’homme tout entier

Point de compromis possible entre le parti-pris des choses à décrire et le parti-pris des mots.

Etant donné le pouvoir singulier des mots, le pouvoir absolu de l’ordre établi, une seule attitude est possible : prendre jusqu’au bout le parti des choses. Les mots,

 

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hélas ! sont assez forts pour s’y réintroduire d’eux-mêmes sans que nous nous en occupions.

On ne se comprend que trop.

Pourquoi être écrivain ? par rancune.

Quiconque est incapable d’une décision d’envergure n’est justiciable que de mon mépris.

Néron a provoqué seul et pour lui seul, les effets d’une révolution : incendie de Rome, etc.

Sachez que je ne suis d’accord avec rien. Les jours me semblent trop courts d’au moins trois fois leur longueur ; il faut que je dorme…

Toujours lutter pour admettre ! Je veux lutter pour commettre — mais j’ai peur de ma propre force — contre « mon-corps-et-moi » — c’est à dire l’esprit.

Le jeune arbre dans la forêt semble vouloir secouer sa floraison et ses fruits pour ne s’occuper vraiment que de répondre aux provocations du souffle : c’est un jeune agitateur.

Nous sommes à une époque de persécutions. Dans l’ordre bourgeois, le miel de la production coule à flots, empoisse tout ; l’esprit est au coin des rues, en pèlerine noire.

Vraiment, croit-on que nous puissions avoir quelque chose de commun avec le siècle de la camelote, de la boite à sardines ? Le sabotage au dessus de tout ! Je crois à une Révolution sans mémoire.

Passons au déluge (contre Marx, Hegel et Cie).

Partons des toits et revenons aux toits : vite, l’œil rond, le bec contraint et clos, nous vous tentons, ô cieux, plusieurs fois par jour.

Que les critiques se rassurent : ils n’ont pas à lire mon livre. Je ne l’ai pas écrit en français.

Le comble du quelque chose à dire.

Les pensées, les paroles et les actions ne se commandent ni ne s’obéissent dans l’homme : elles s’y jouent. Elles s’y trompent. Elles s’y dévorent, et l’homme est leur radeau.

Qu’une parole ait besoin d’excuses, et qu’une autre alors puisse l’excuser, cela me confondra toujours. Je ne comprends pas l’intérêt de ces exercices. Mais les nominalistes eux-mêmes agissent en toute occasion comme si, désespérés de ne le ressentir que second, et considérant devoir racheter par zèle les torts de leur nature, ils exerçaient leur vie entière à s’y prendre.

La vertu et la liberté réussissent moins bien dans les foules que l’intérêt et l’habitude. Pourquoi ?

Pourquoi assez ! Ou pire ! Ne réussissent-ils pas aussi bien que mieux ! Ou encore ?

Le plus grave est que ce sacrifice de certaines pensées (toujours les mêmes) n’est pas seulement le fait de la société, mais qu’il est consommé à chaque instant dans l’esprit de chaque homme.

Tout tend à la mort de l’esprit autrement que comme fonction administrative. Est ce tolérable ?

Enfin un critérium : si le manque de temps ou de forces m’oblige à choisir, je choisis les pensées habituellement interdites.

Tout ce qui est écrit moralise et je n’y échapperai point. Je donne aussi ces pages comme ilotes.

Pour la forme, le coup-de-canon du ressort de la tôle engloutie la venge. Et, même sans bruit, c’est alors en tous points un tolle : tous les parasites de l’humiliation ressautent.

FRANCIS PONGE.

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LA QUEUE DE POISSON

La lecture des journaux et de livres sur les insectes illustrés avec des planches, les promenades sur de grandes places très ombragées suffirent à me distraire d’un immense regret que je ne comprenais déjà plus. Les insomnies s’achevaient sur des triomphes de lueurs insoutenables, l’alcool gonflait les rues de soulèvements d’écume et les corps buttaient la campagne. Triste agonie d’années fières où je m’étais senti l’égal de brutes loyales et de femmes vagabondes.

Une fois j’eus le pressentiment de la seule perversité. Je marchais tout à fait abandonné aux flots humains de Paris et je regardais ce qui sert de toile de fond aux agitations et aux désirs des hommes d’à présent. L’affaire Dreyfus dans un étincellement sale de galons et de gaz papillotant s’effaçait au milieu de ressauts curieux. Une salle de meeting encombrée de manèges de cochons et de vaches, l’ignoble cortège d’officiers baveux traversant à toute vitesse L’exposition Universelle de 1900 pour venir se vautrer dans la paille d’un tribunal solennel, puis le train présidentiel volant en miettes dans un air empesté de moustaches absintheuses, dans un bordel, sur un guéridon à dessus de marbre, le fixe-moustache d’Edouard VII oublié près d’un vase de Roger et Galet, de sœurs de Charité sortant d’un cinéma obscène et guettant aux alentours de la Chambre des Députés le discours de Waldeck-Rousseau répété par des voix de rogomme, l’aviateur Pégoud boucle la boucle, les bourgeois apeurés qui virent passer l’enterrement de Victor Hugo se terrent dans leurs caves à mouches bleues, voyant partout surgir l’automobile des Bandits Tragiques, les poètes symbolistes et des rapins regardent la Tour Eiffel planer sur Paris terrifié par Bonnot, à la veille de la grande guerre.

Une odeur de poussière moisie envahissait mes narines, creusait ma gorge, et tandis que j’entendais mourir la respiration de Félix Faure haletant avec accompagnement de cake-walk, je sentis une main se poser sur mon cou. L’innocence a un sens tout différent chez l’homme et chez la femme. Depuis longtemps un désir acre de domination me guide dans des recherches de plus en plus vaines et désolantes, cependant rien n’est plus contraire à ce que j’aime mais tout est pétri et gâché comme plâtre dans mon cœur par la main osseuse du temps fixé. Une main se posa sur mon cou et me voici dans un entresol où ne pénètre pas la lumière du jour, toutes fenêtres condamnées, couché sur des coussins, — où est le bois, où est la mousse où j’aime dormir ? — et sur mon corps l’odeur térébrante de l’ambre gris.

Bon. Cela c’est un décor très plausible, et tout ce qui précède. Mais moi qui suis peut-être destiné à finir mes jours comme historiographe des araignées ou photographe des nudités, dans la peau d’un très désinvolte requin du vingtième siècle en son milieu, je vais faire un retour en arrière. J’étais dans une forêt et je tenais une feuille de marronnier dans une main, dans l’autre un marron germant d’où jaillissait déjà une feuille minuscule. A un moment l’embryon de feuille se développa en un corps de femme blanc, maintenu par la gangue brunâtre et pourrissante du marron, la grande feuille se mit à jaunir, à se recroqueviller, cependant que la toute petite femme se débattait horriblement pour arracher ses jambes à leur prison. Moi-même je devins très petit et je pus me coller contre la femme plante. Soudain la feuille qui mourait prit feu et commença à me brûler la main. Au pied de chaque arbre des hommes étaient assis sur des chaises et buvaient en parlant d’un air las : « La germination est à l’aube et au crépuscule, il y a dans le cœur de toute femme une vision de graine qui porte la vie, et d’incendie qui consume les fruits. — Il reste les fleurs inachevées et la cendre. Les fleurs correspondent à l’enfance, la cendre à ce qui est mécanique, ce qui ignore la germination et la fructification ». Ils parlaient drôlement. Ces hommes se levèrent et en les voyant disparaître je compris qu’ils n’étaient plus qu’une armée d’automates supérieurs aux hommes en intelligence, perdus pour moi, bestial et sanguinaire, pour cette femme aux jambes meurtries, aux yeux de bête.

Je l’ai délivrée, j’étais grand, aussi grand qu’elle, et sur une de mes mains une brûlure fulgurait. Je l’ai quittée, devant une pauvre gare de province. A présent je songe à la réalité de cette femme. Qu’ai-je fait de la splendeur réelle qui extermine ses créatures et ressuscite ses cadavres ? Suis-je encore pour longtemps dans cet entresol infernal où la dérision de époque m’a enfermé ?

J’en suis sorti. Je lis un journal qui traînait sur un banc. Il parait que l’affaire Dreyfus est définitivement échouée sur l’île du Diable. « La terre m’abandonne, à moi les murs » a crié avant de mourir un assassin de 16 ans. La Beauté ? son dernier mot : les produits de beauté. Il vaut mieux courir que tenir, à moins que ce soit le contraire, à moins que… et s’il s’agissait de deux lièvres à la fois ? Je ris interminablement, parce qu’un monsieur entre deux âges et terriblement agité vient de me confier une insignifiante histoire. Il a laissé dans sa salle à manger, comme tous les jours, quelques meubles, des assiettes murales, une potiche, et tout à coup une angoisse l’a saisi au cours de son travail quotidien, il s’est demandé ce que devenaient tous ces objets familiers, il a eu très peur. « Je n’y avais jamais pensé, monsieur, c’est la première fois, je vous assure, il a fallu que je plante là toutes mes affaires pour aller voir ». Je vois souvent sortir de leurs repaires désuets des hommes et des femmes qui s’adonnent à la débauche, ils gagnent les champs de course et les parcs d’attractions de la région parisienne d’où ils regardent s’élever dans un nuage de naphtaline la queue de poisson géante qui n’est pas sans analogie avec leur désarroi.

P. U.

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MÉMOIRE

 

déposé par Georges Sadoul entre les mains de M. Peyre

juge d’instruction, le 18 mars 1930.

 

J’avais, le 16 septembre 1929, une après-midi à passer à Nogaro (Gers ). Etant dans le seul café de la ville à lire les journaux du jour, j’appris qu’un certain nombre de jeunes gens venaient être admis à l’Ecole de Saint-Cyr. J’ai, depuis le lycée, une fort mauvaise opinion des « grandes écoles » et la pensée que des hommes jeunes puissent aller perdre leur temps dans un tel endroit me fut soudain insupportable. Je décidai d’écrire à l’un d’eux pour tenter de le dissuader d’entrer dans cette école. Je choisis l’élève Keller parce qu’il se trouvait en tête de la liste que j’avais sous les yeux. J’avais à ce moment bu un peu d’alcool, mais j’étais parfaitement lucide et je ne retire aucun des termes de cette lettre que j’ai eu depuis l’occasion de relire.

La lettre se divisait en deux parties. La première contenait un certain nombre de considérations sur les Saint-Cyriens, l’armée, la patrie et le drapeau. Ces considérations étant exprimées sous une forme humoristique. La lettre entière était d’ailleurs sur ce ton. On n’a pu relever dans cette première partie aucun motif d’inculpation.

Je demandais à l’élève Keller, dans la seconde partie, de donner sa démission d’élève de l’école. Puis, estimant que s’il n’en faisait rien il faudrait avant tout accuser sa jeunesse et son inexpérience, je le menaçais plaisamment du châtiment que me paraissaient comporter ces travers enfantins, une fessée. Je n’ai, bien entendu, jamais eu l’intention d’exécuter cette menace comique et je puis établir que je ne suis pas allé à Saint-Cyr depuis mai 1926.

M Jean Caupenne signa cette lettre avec moi. Nous en avions discuté les termes avant de les écrire.

Cette lettre fut aussitôt mise à la poste. L’enveloppe portait les mentions « faire suivre » et « strictement personnelle ». Je voulais, en effet, que cette lettre parvint à M. Keller avant son entrée à Saint-Cyr et je voulais d’autre part notifier expressément le caractère privé d’un tel message.

Six semaines plus tard, dans le premiers jours de novembre, je reçus une convocation du commissariat spécial des Invalides pour « affaire me concernant ». Je n’attachai guère d’importance à cette convocation à laquelle je fus d’ailleurs, le 12 novembre, empêché de me rendre.

M. Caupenne, qui avait reçu, sans que je l’apprisse, une convocation semblable me téléphona dans le courant de l’après-midi de cette même journée et me mit au courant des faits suivants. Il s’était rendu dans la matinée au commissariat des Invalides. Il avait été accueilli par un fonctionnaire militaire qui, après avoir obtenu de lui une page d’écriture, l’avait averti que le jeune Keller et L’Ecole de Saint-Cyr avaient chargé la police militaire de laver l’affront à l’armée que constituait la lettre du 16 septembre. M Caupenne fut fouillé et interrogé deux heures durant. Il ne fut relâché qu’après avoir promis de m’amener au commissariat le lendemain matin.

M Caupenne m’a, par la suite, fait de nouveaux récits, toujours concordants, de la façon dont il avait été traité. MM. Breton et Aragon pourront en témoigner.

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Je reçus, dans l’après-midi de ce même jour, une convocation pour le lendemain, qui me fut transmise, par le commissariat de police de mon quartier. Le commissariat spécial téléphona dans le courant de la journée aux éditions de la N.R.F. où j’étais alors employé.

Très surpris de la tournure qu’avait pris l’interrogatoire de M. Caupenne, je pris, avant de me rendre à cette convocation, conseil de mon avocat, Me Fourrier, qui, également étonné des procédés vraiment un peu trop militaires dont on avait usé, me conseilla de ne me rendre qu’à une convocation de juge d’instruction, dans le cas, fort improbable a ses yeux, où une plainte serait retenue contre moi.

Le lendemain 13 novembre M. Caupenne se rendit seul aux Invalides. Il ne subit qu’un bref interrogatoire, mais on lui recommanda d’user de tous les moyens pour m’amener à me rendre au commissariat.

Pendant toute la fin du mois de novembre je fus l’objet de mesures policières incessantes. Mon domicile fut activement surveillé, comme peut en témoigner M. Thiron, qui habitait chez moi à cette époque. Un inspecteur vint s’enquérir de ma manière de vivre. Des policiers stationnaient devant mon domicile, attirant l’attention des commerçants du quartier, auprès desquels ils avaient d’ailleurs fait une enquête. A de nombreuses reprises, le commissariat spécial du Gouvernement militaire de Paris téléphona à la maison d’édition où je travaillais. Un inspecteur s’y présenta, demanda à me voir et fit près des employés qui l’accueillirent une enquête sur mon compte.

Le 2 décembre, à 3 heures du matin, le docteur Dausse vint me prévenir que le bruit de mon arrestation avait été répandu, dans les cafés de Montparnasse, par des personnes qu’il avait tout lieu de croire bien informées. Une telle arrestation ne pouvait évidemment être qu’arbitraire, mais l’arbitraire m’ayant paru jouer un rôle important dans toute cette affaire, je jugeai préférable de quitter mon domicile pour quelques jours, laissant à M. Aragon le soin d’établir l’origine de ce bruit. Il ne tarda pas à apprendre qu’un inspecteur s’était présenté à la N.R.F. que je venais précisément de quitter deux jours auparavant, et qu’il avait affirmé à mon ancien employeur qu’il « m’enverrait chercher par les gendarmes » si je ne me rendais pas dans les vingt-quatre heures au commissariat spécial. Il était donc exact qu’on avait projeté mon arrestation. Cette menace ne semble pas d’ailleurs avoir eu de commencement d’exécution.

Le 17 décembre, comme je l’appris par mon dossier, M. Keller portait plainte entre les mains de l’autorité militaire, plainte qui ne fut d’ailleurs transmise au Parquet, seul qualifié pour instruire l’affaire, que le 12 février de l’année suivante. Les mesures policières vexatoires dont j’avais été l’objet à la fin de novembre et au début de décembre, mesures dont le caractère était tel qu’elles pouvaient me porter le plus grave préjudice auprès de mes voisins, de mes relations, des commerçants de mon quartier, de mon employeur et de ses employés, ces mesures, dis-je, qu’une plainte, même indûment reçue par l’autorité militaire ne justifiait même pas étaient parfaitement illégales. Je dois d’ailleurs noter, sans pouvoir affirmer qu’il existe un lien entre ce fait et les précédents, que je fus congédié des éditions de la N.R.F. pour le compte desquelles je travaillais depuis trois ans, le jour même ou le commissaire des Invalides y téléphonait pour la première

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fois, ce même commissaire chargea, à ce même moment, Mme Caupenne mère d’user de l’influence qu’elle pouvait avoir sur moi pour m’amener aux Invalides. Il la fit également aviser ma famille de l’ « instruction » ouverte contre moi par l’intermédiaire de M. Baldensperger, professeur à la Sorbonne.

Le 16 décembre, une tardive convocation pour le 4 décembre me parvint, puis je n’eus plus aucune nouvelle de cette affaire jusqu’au 22 janvier.

Ce jour-là j’eus à l’improviste la visite de mes parents arrivés l’avant veille de Nancy, où ils habitent. Mon père m’apprit qu’il avait reçu, au début du mois, trois visites du commissaire central, qui lui avait communiqué le dossier de l’ « instruction » ouverte contre moi par l’autorité militaire. Mon père, voulant éviter qu’une plainte fut déposée contre moi, s’était rendu au Gouvernement militaire de Paris où on lui avait fait, me dit il, les propositions suivantes : j’écrirais une lettre de mise au point à l’élève Keller et l’affaire n’aurait aucune suite ; il fallait néanmoins que je me rende au commissariat spécial pour y subir un interrogatoire de pure forme.

Après avoir pris conseil de mon avocat, je me déclarai prêt à écrire une lettre dont je choisirais les termes et je me rendis aux Invalides. Le procès-verbal de l’interrogatoire qu’on me fit alors subir est inexact. Il ne fut pas écrit sous ma dictée ; je l’ai signé parce que je jugeais utile qu’une pièce au moins témoignât des procédés d’une légalité douteuse dont on ne cessait d’user contre moi. Le fonctionnaire qui m’interrogea écrivit que : « je regrettais vivement mon acte et que je reconnaissais très volontiers que la plaisanterie… était de mauvais goût » et que « j’affirmais qu’en possession de toutes mes idées, je n’aurais pas écrit semblable lettre », toutes phrases qui ne correspondent nullement aux déclarations que je lui fis ou qui en sont une curieuse déformation. Il insista très vivement auprès de moi pour me faire dire que j’avais bu une quantité exagérée d’alcool. Je ne le contredis pas, ne me croyant pas tenu à la plus stricte exactitude vis-à-vis d’un fonctionnaire qui n’était nullement qualifié pour me poser de telles questions. En me congédiant, il me fit promettre de me rendre à une convocation prochaine. Cette fois, il m’exposerait les exigences de élève Keller et de l’Ecole de Saint-Cyr.

Mon père me transmit, le 12 février, une lettre du général Gouraud avec lequel il avait eu, à mon insu, un rendez-vous. Il est inutile que je cite cette lettre qui a été versée au dossier. Elle établit en tout cas d’une indiscutable façon que l’autorité militaire n’a jamais pris au sérieux les menaces de violence avec ordre, sous condition, qui sont aujourd’hui retenues contre moi, et que les mesures policières prises contre moi en novembre et en décembre n’avaient d’autre but que de m’amener à rétracter solennellement les considérations d’ordre général que j’avais exprimées sur « la patrie, le drapeau et les officiers français en général », considérations qui, quoique exprimées sous une forme assez violente ne tombaient nullement sous le coup des lois.

Le 3 décembre, une lettre du général Herscher, directeur de Saint-Cyr me confirma celle du général Gourau d. Le 5 février, je me rendis au commissariat spécial des Invalides,

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fort curieux de connaître les conditions qu’on prétendait m’imposer.

Je fus reçu par le commissaire spécial des Invalides, un de ses adjoints, le même qui m’avait interrogé la fois précédente, et le capitaine Dalmay de la Garenne, de l’état-major du général Gourau d. Ce capitaine me précisa les conditions qu’on m’imposait. Je me présenterais le lendemain, à 10 heures, devant la grille de l’Ecole de Saint-Cyr. Un planton, qui m’attendrait, me conduirait à la salle d’honneur, où je me trouverais en présence du général directeur de l’Ecole ou de son représentant, des majors de promotion, délégués par les élèves de l’Ecole, et de M. Keller. Je fis à ce moment observer que M. Keller avait plusieurs témoins des explications qu’il s’apprêtait à recevoir et qu’il me paraissait équitable que j’aie, moi aussi, un témoin, qui put enregistrer les paroles que j’étais, paraît il, disposé à prononcer. Le commissaire spécial me contesta ce droit, puis se proposa lui même comme témoin. J’objectai qu’il avait instruit toute l’affaire et qu’il ne saurait être qu’un nouveau témoin de M. Keller. Le capitaine de la Garenne décida d’en référer sur-le-champ au général Gourau d. Il revient une demi-heure plus tard et me déclara que le général Gouraud l’avait désigné comme mon témoin à l’exclusion de tout autre. Je soulevais les mêmes objections que précédemment, mais le laissai poursuivre son exposé.

Je préparerais, pour le lendemain, un papier, que je lirais à Saint-Cyr. Je m’inspirerais étroitement, pour sa rédaction, de la lettre du général Gouraud qui m’avait été transmise. Je dirais donc que j’avais écrit l’infâme lettre du 16 septembre dans un moment d’égarement et que je n’avais jamais fait miennes les infâmes pensées qu’elle contenait au sujet de la patrie, du drapeau et des officiers français. J’en désavouerais tous les termes et en particulier les passages cités par le général Gourau d. Ce solennel désaveu serait enregistré dans un procès-verbal que je signerais. Puis, Keller se trouvant là j’en profiterais pour lui présenter des excuses, « je ne le connaissais pas, je lui avais envoyé cette lettre au hasard du classement et les injures qu’elle contenait ne le visaient pas spécialement. »

Je ne parus pas trouver absolument de mon goût de telles conditions, et le commissaire spécial intervint. Il comprenait ma répugnance à me soumettre à un tel désaveu. On avait eu tort de faire tant d’histoires au sujet de cette lettre, à la place de M. Keller il n’aurait pas porté plainte, mais il voyait un moyen de tout arranger. Je me soumettrais aux conditions qu’on m’imposerait, mais je serais libre de faire un compte rendu inexact de ce solennel désaveu, en me donnant un rôle moins humiliant, je serais assuré de la discrétion de l’autorité militaire.

Cette ingénieuse combinaison n’emportant pas ma décision, on fit encore d’autres tentatives pour l’obtenir, mais je demandais à prendre conseil avant de répondre définitivement. Il fut convenu que si je ne revenais pas une demi-heure plus tard, il serait entendu que je n’irais pas à Saint-Cyr le lendemain. Je partis, je ne pris pas conseil et je ne revins pas. Les conditions qu’on voulait m’imposer m’ont toujours parues inacceptables. J’ai fait, aussitôt après avoir quitté les Invalides un récit de cette entrevue à MM. Paul Eluard, Louis Aragon, André Breton, René Char qui pourront témoigner que je n’ai pas varié dans les récits que je leur ai faits par la suite.

Le lendemain 6 février, M. Caupenne accepta les conditions

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qu’on m’avait faites et signa solennellement, à Saint-Cyr, un désaveu de la première partie de la lettre du 16 septembre. Le 12 février, le général Gouraud transmit au procureur de la République, par lettre officielle, une plainte émanant de élève Keller établie le 17 décembre 1929 et retirée, en ce qui concernait M. Caupenne. M. Keller se jugeait sans doute à l’abri des menaces de fessée que celui-ci avait adressées six mois auparavant, le 18 septembre, dans la mesure où il avait solennellement rétracté les pensées qu’il avait eues sur le drapeau, l’armée et la patrie. Cependant, le procès-verbal de la pompeuse rétractation du 6 février n’a pas mentionné que la lettre incriminée contenait des menaces de violence avec ordre sous condition, l’inculpation qui est maintenant retenue contre moi. Les fonctionnaires militaires qui ont mené l’instruction illégale de cette affaire contre moi, avec l’aide singulière d’un certain nombre d’inspecteurs de police n’ont jamais pris cette menace au sérieux et ne l’ont mentionnée qu’incidemment. Toutes les pièces que l’autorité militaire a versées au dossier du procès établissent qu’elle entend me faire condamner, non en vertu de l’article 308 du Code pénal, mais pour insultes adressées au drapeau, à la patrie et aux officier français, contenues dans une lettre cachetée, strictement personnelle, délit, qui à ma connaissance, n’était pas inscrit au Code pénal le 16 septembre 1929.

Je m’étonne que élève Keller, en sa qualité de major de l’Ecole de Saint-Cyr, ait eu une si vive terreur des plaisantes menaces de fessée que je lui ai adressées le 16 septembre dernier, qu’il ait cru bon de se faire protéger par la police militaire et civile. Si son intelligence ne lui permettait point de saisir le sens des détestables calembours qui accompagnaient cette menace et qui témoignaient de son manque absolu de sérieux, il eut pu cependant réaliser que, ne le connaissant aucunement, j’étais incapable de le distinguer de tout autre élève de l’Ecole et qu’il pouvait en toute sécurité traverser la place publique de Saint-Cyr.

 

CONCLUSIONS

 

déposées par Me Marcel Fourrier

à l’audience de la 12 e Chambre Correctionnelle

du 12 juin 1930.

 

A MM. Les présidents et juges composant la XIIe Chambre correctionnelle du Tribunal civil de la Seine.

Plaise au Tribunal :

Attendu que Sadoul est poursuivi devant la XIIe Chambre correctionnelle par le ministère public, sous le prévention des menaces, de voies de faits et violences avec ordre et sous condition, délit prévu et réprimé par l’article 308 du Code pénal ;

Mais attendu que les faits relevés à l’encontre de Sadoul ne sauraient donner lieu à une telle inculpation et que le Tribunal, au surplus, est incompétent.

Attendu, en effet, que Sadoul seul a été l’objet de poursuites du Parquet de la Seine sur la plainte portée contre lui par le sieur Keller, présentement élève à L’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr, à l’occasion d’une lettre portant l’adresse suivante : « M. Keller, reçu premier à L’Ecole militaire de Saint-Cyr (Seine-et-Oise) », avec la mention

 

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portée sur l’enveloppe « strictement personnelle, prière de faire suivre. »

Attendu que cette lettre contient diverses allégations relatives à la personne même de Keller et au caractère militaire de son école, dont le Tribunal n’a pas à connaître ; que cette lettre a été adressée à Keller par Sadoul et Jean Caupenne, qu’elle porte leurs deux signatures au bas d’un papier à en-tête du Café du Commerce , André Ducuron, propriétaire à Nogaro (Gers), qu’elle a été effectivement mise à la poste de cette localité en date du 16 septembre 1929.

Attendu que les soi-disantes menaces de voies de fait et de violences avec ordre et sous condition, ressortiraient de la phrase suivante par laquelle se termine ladite lettre : « A ce moment, il nous vient un scrupule : Vous êtes encore jeune et, quoiqu’étant sans doute un « travailleur », il vous reste peut-être encore un peu d’honnêteté. Dans ce cas, excusez nous ; mais il est du moins indispensable que vous remettiez sitôt cette lettre reçue, au général directeur de L’Ecole de Saint-Cyr (Seine-et-Oise), votre démission d’élève de cette école avec l’exposé des motifs de cette décision en y joignant une copie de la présente missive. Sinon, nous continuerons de vous considérer comme le premier et le dernier des tristes Cyrs dont vous n’aurez que l’air (Keller) ! ! Et comme tel nous vous fesserons publiquement, sur la place de Saint-Cyr, municipalité communiste, municipalité d’espions. Georges Sadoul, 54, rue du Château, Paris ; Jean Caupenne, 18, rue du Regard, Paris. Ci joint un timbre de 0 fr. 50 pour vous permettre de nous faire parvenir votre décision. »

Attendu que de telles plaisanteries ne peuvent, évidemment, laisser aucun doute sur l’absence absolue de la part des signataires de la lettre de l’intention de mettre leur menace de fessée à exécution ;

Attendu qu’aussi bien la doctrine que la jurisprudence des tribunaux de répression considèrent le délit de menaces comme devant être intentionnel ; c’est-à-dire que, d’une part, l’auteur de la menace « doit avoir une parfaite connaissance que ces menaces sont de nature à intimider sérieusement celui à qui elles sont adressées et à contraindre sa volonté s’il s’agit d’une menace sous condition » (Garçon), et, d’autre part, la personne objet de la menace doit également ne pas pouvoir se méprendre sur son caractère sérieux,

Attendu, en conséquence, que l’intention délictueuse disparaît, s’il était établi que le prévenu n’avait pas eu conscience de menacer d’une part et si, d’autre part, la personne menacée ne pouvait avoir l’impression réelle qu’on voulait l’intimider ou la contraindre,

Attendu que c’est précisément le cas qui se présente dans la lettre de Sadoul et de Caupenne à élève Keller.

Attendu, en effet, que la seule menace relevée et retenue par le Parquet comme devant constituer le délit prévu et réprimé par l’article 308 du Code pénal est celle d’une fessée sur la place publique de Saint-Cyr et la seule condition celle du refus par l’élève Keller objet de cette soi-disant menace de donner sa démission d’élève de l’Ecole militaire de cette localité.

Attendu que les termes employés par Sadoul et Caupenne pour formuler cette soi disant menace avec ordre et sous condition, sont pour le moins humoristiques et que Keller ne pouvait évidemment se méprendre sur le véritable caractère de cette missive,

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Attendu qu’il serait particulièrement choquant de pouvoir attribuer à cette lettre un caractère de menace réel,

Attendu qu’alors même que la menace de « fesser quelqu’un » pourrait à l’extrême rigueur être considérée par le Tribunal comme une menace sérieuse de voie de fait, une telle menace en l’occurrence se trouverait évidemment dépourvue de tout sens, puisqu’elle s’adresserait à l’élève reçu premier à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr, c’est-à-dire à un jeune homme atteignant la force de l’âge et se destinant la carrière des armes et aux combats ; que, dans de telles circonstances, il est tout à fait invraisemblable de pouvoir prétendre que Keller pouvait se trouver à ce point impressionné et intimidé à la pensée qu’il était menacé d’une fessée, qu’il put un instant songer à envoyer sa démission de l’Ecole de Saint-Cyr où se donne justement une éducation guerrière qui bannit la peur et cultive au contraire les plus glorieuses traditions de vaillance parmi les futurs officiers de l’armée française.

Attendu, en conséquence, qu’il n’appartient pas au Tribunal de retenir une telle prévention contre Sadoul , qu’il n’a pas non plus à rechercher les mobiles qui semblent avoir poussé Keller à porter plainte ; qu’au surplus, il apparaîtra étrange au Tribunal que Sadoul seul ait été poursuivi devant le Tribunal correctionnel,

Attendu qu’il apparaît bien que le Tribunal correctionnel ne saurait se reconnaître compétent pour connaître d’une inculpation étrangère évidemment à l’article 308 du Code pénal ; qu’il pourrait dans l’espèce s’agir à l’extrême rigueur d’une injure écrite non publique aux termes de l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881, mais que, dans ce cas, le Tribunal correctionnel n’est pas compétent ;

Par ces motifs : Donner acte à Sadoul de ce qu’il fait défaut sur le fon d. Et statuant sur l’incident. Dire que le Tribunal correctionnel est incompétent. Renvoyer le Ministère public à se pourvoir devant telle juridiction qui lui plaira. Sous toutes réserves. Et ce sera justice.

Majakowski.

A propos de quoi, Monde qui déclare n’être « pas souvent d’accord avec M. Paul Claudel, ambassadeur et poète, » se réjouit qu’un auteur réactionnaire reconnaisse que Paris et la France ne sont pas les « pôles intellectuels du monde ». Confirmation qui nous tire une belle épine du pied, puisqu’elle a pour corollaire que si l’esprit bourgeois français s’enfonce de plus en plus dans la bassesse routinière et commerciale, on ne le remarque qu’au profit de l’esprit bourgeois allemand, ce qui serait sans importance, mais surtout au profit d’une œuvre qui sort de l’habituel train-train. N’appartient-elle pas, cette œuvre à l’esprit bourgeois français ? Et puis qu’on ne nous la fasse pas au génie : la poésie de Claudel, comme celle de Rabindranath Tagore à qui Monde consacre une grande page, n’ont pas à être conciliées avec l’esprit révolutionnaire, comme on s’y s’acharne. Ce sont des manifestations de vingt-cinquième ordre de la culture bourgeoise internationale, moins intéressantes et moins neuves que les affiches du dernier savon lancé en Amérique.

Le même critique devait revenir sur Stravinsky, dans l’Humanité le 25 juin. Nous ne manquerons pas de l’imiter. Le cas Stravinsky mérite un examen sérieux, et il l’aura.

C’est apparemment ce que demandent aussi ceux des amis de Monde qui ont tout d’abord cru à l’authenticité de cette entreprise. Ainsi l’un d’eux écrivait récemment :

(T. R., Genève) « Pourquoi l’enquête sur la crise doctrinale du socialisme a-t-elle fini en queue de poisson ? Je n’ai jamais lu la réponse annoncée de Marcel Cachin. L’importance de K. Marx, l’écrasante supériorité de l’élite révolutionnaire qui l’a compris, n’ont pas encore suffisamment été démontrées en face du verbiage révisionniste et réformiste ». Nous ne pouvons faire moins que reproduire intégralement, comme ces messieurs, leur pitoyable réponse : Nous publions intégralement la question de cet amide Monde, parce qu’elle nous donne l’occasion de nous expliquer à ce sujet avec nos lecteurs. Avant de commencer la publication de l’enquête, nous nous sommes adressés à des centaines écrivains et d’hommes politiques, communistes et socialistes de toutes tendances. Nous désirions donner à cette enquête la plus grande ampleur possible, pour qu’il en sortît un aperçu complet et exact des différentes appréciations de la crise doctrinale du socialisme. Nous nous proposions de publier les réponses dans l’ordre chronologique de leur arrivée à la rédaction. Aucun autre critère n’était pratiquement possible. Nous l’avons suivi jusqu’à maintenant. Il ne s’agissait pas de notre part d’une « neutralité » quelconque, vis-à-vis des positions prises par ceux qui répondaient. Monde n’est ni neutre, ni indifférent dans tout ce qui tient de près à la politique de la classe ouvrière, politique dont la discussion doctrinale n’est qu’un aspect et un instrument. Monde se proposait encore de tirer directement les conclusions de son enquête. Mais l’enquête doit fournir d’abord la documentation nécessaire et originale sur l’état actuel de la pensée socialiste aussi large et complète que possible. Les réponses déjà annoncées et qui nous avaient été formellement promises n’ont pas paru, parce qu’elles ne nous sont pas encore parvenues ! Nous avons même retardé la publication de certaines réponses, dans l’espoir de pouvoir passer finalement celles que nos lecteurs attendent avec tant d’intérêt et d’impatience. Voilà les explications que nous leur devions.

Question angoissante vraiment. Nous apprendrons pourtant au critique musical qu’il serait tout à fait risqué de considérer Colomb comme une manière de Jean-de-Gouin. C’était un officier de marine. Il est vrai que les officiers, particulièrement aviateurs, sont souvent très bien traités dans l’Huma, qui y a été de son couplet sur Lindbergh, sur Nungesser, etc., tout comme la comtesse de Noailles.

Voir la reproduction de cette lettre à la fin du numéro.

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A M. KELLER, REÇU PREMIER A L’ÉCOLE MILITAIRE DE SAINT-CYR (SEINE-ET-OISE).

Nogaro, le 16/8/29.

Monsieur,

Nous lisons aujourd’hui dans la Petite Gironde, le résultat du concours d’admission à l’Ecole militaire de Saint-Cyr (S.-et-O.). Nous ne voulons pas être les derniers à vous dire notre sentiment sur ce beau succès.

Nous n’avons pas l’honneur de vous connaître personnellement, mais élèves jadis des lycées nous avons eu l’avantage de rencontrer des jeunes gens qui, comme vous, préparaient les grandes écoles avec l’espoir secret d’y obtenir la première place.

Cela nous permet de nous faire une idée de votre aspect physique. Vous n’avez pas vingt ans ; votre visage est couvert de pustules suppurantes, de servilité, de patriotisme, de merde et d’abjection. Vous portez des binocles ayant la vue basse par la suite d’une lutte menée vainement contre l’onanisme et d’une fréquentation réitérée des prêtres, des pédérastes, des officiers, des marguilliers, des lecteurs de l’Echo de Paris et autres bons français.

Nous tenons à vous dire, et c’est pourquoi nous vous écrivons, malgré le peu de loisir que nous laisse la paresse, que nous crachons sur les trois couleurs :bleu, blanc et rouge du drapeau que vous défendez. Nous attendons avec une vive impatience le prochain soulèvement des hommes que vous prétendez commander et qui, demain, avec notre concours, mettront au soleil les sales tripes de tous les officiers de l’armée française et celles de petits binoclards casoardeux de votre espèce. Si on nous oblige à faire la guerre, nous combattrons sous le glorieux

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casque à pointe allemand et, quand vous vous présenterez en faisant camarade, comme les gâteux saint-cyriens de 1914, en levant au ciel vos sales pattes recouvertes des légendaires gants blancs, nous saurons avec cette lâcheté qui est la caractéristique des Boches et des communistes, vous foutre dans la peau les douze balles que vous réservez aux gens dont l’honnêteté insulte à votre saloperie (les déserteurs, les espions, les défaitistes, les mutins, les communistes, etc., etc. ).

A ce moment il nous vient un scrupule : vous êtes encore jeune et, quoique étant sans doute un travailleur, il vous reste peut-être encore un peu honnêteté. Dans ce cas, excusez-nous ; mais il est du moins indispensable que vous remettiez sitôt cette lettre reçue, au général directeur de l’Ecole de Saint-Cyr (S.-et-O.), votre démission d’élève de cette école avec l’exposé des motifs de cette décision, en y joignant une copie de la présente missive. Sinon, nous continuerons à vous considérer comme le premier et le dernier des tristes Cyrs dont vous n’aurez pas que l’air (KELLER) !! Et, comme tel, nous vous fesserons publiquement, sur la place de Saint-Cyr, municipalité communiste, municipalité d’espions. — Georges SADOUL, 54, rue du Château, Paris ; Jean CAUPENNE, 18, rue du Regard, Paris.

Ci joint un timbre de 0 fr. 50 pour vous permettre de nous faire parvenir votre décision.

PROCÈS-VERBAL.

Le 6 février 1930 à 10 heures, M. Jean Caupenne s’est présenté à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr. Il y a été reçu par le commandant de bataillon.

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En présence du commandant Vesperini, du capitaine Dalmay de la Garenne, de l’état-major du général commandant la région et gouverneur militaire de Paris, et de l’élève Lecoanet, M. Caupenne a exprimé à l’élève Keller ses regrets d’avoir signé la lettre rédigée par M. Sadoul et adressée, le 16 septembre 1929, à l’élève Keller. Il a déclaré, ayant signé cette lettre dans un moment d’égarement dû à l’ivresse, n’avoir jamais fait siennes les infâmes pensées à la patrie, au drapeau et à l’armée exprimées dans cette lettre.

Saint-Cyr, le 6 février 1930 VESPERINI, DALMAY DE LA GARENNE, élève LECOANET, élève KELLER, Jean CAUPENNE.

A MONSIEUR SADOUL,

29, rue des Carmes, à Nancy.

…Je regrette que votre fils n’ait pas compris son intérêt et celui de sa famille et me vois maintenant dans l’obligation de saisir la justice. Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués. GOURAUD.

CARTE POSTALE AU GÉNÉRAL GOURAUD.

Général, l’élève Keller, avec un courage bien digne de l’école de Saint-Cyr, vous a transmis la lettre de Georges Sadoul, en date du 16 septembre 1929 « par la voie hiérarchique ». Comme pour lui répondre j’ignore si je dois passer par la même voie, je préfère m’adresser directement à vous et négliger définitivement ce vague jeune homme. Je vous fais donc savoir que je me déclare absolument solidaire des termes de la lettre de Georges Sadoul qui lui valent la ridicule inculpation de violences avec ordre sous condition (art. 308 du Code pénal), et notamment des louables pensées relatives à la Patrie, au Drapeau et aux Officiers français exprimées dans cette lettre. Je ne reconnais pas aux gens de votre qualité le droit de limiter l’expression de ma pensée, notamment en ce qui concerne

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la patrie, mot qui n’a pour moi aucun sens quand il ne s’agit pas de l’U.R.S.S., patrie des travailleurs. — Salutations variées.

Le texte qu’on vient de lire a été adressé, en mars 1930, au dos de sept cartes-postales représentant des sujets empruntés à la guerre de 1914-18, montrant par exemple le retour du soldat allemand dans ses foyers. Chacune de ces cartes portait l’une des signatures suivantes : Maxime Alexandre, Aragon, Joë Bousquet, André Breton, Paul Eluard, Francis Ponge, André Thirion.

On ignore si ces cartes ont été transmises à Keller : elles ne figuraient pas au dossier de l’instruction.

NOTE DE POLICE (jointe au dossier).

… Sadoul appartient à des organisations de jeunes gens (Groupe Surréaliste), qui ont pour but d’innover en matière d’art et dont les membres n’hésitent pas à manifester à la représentation de spectacles qui ne sont pas de leur goût...

MENACER UN SAINT-CYRIEN D’UNE CORRECTION EST-CE UNE SIMPLE INJURE ?

Le Tribunal n’est pas de cet avis et condamne Georges Sadoul à trois mois de prison.

Que peuvent faire à Nogaro (Gers), deux jeunes gens de bonne famille, mais communistes, désireux de s’amuser, à moins qu’ils ne boivent et ne commettent ensuite quelque sottise ? Georges Sadoul, éditeur surréaliste, et Jean Caupenne, étudiant en droit, de passage à Nogaro, le 16 septembre dernier burent abondamment. Puis, le « der des ders » une fois vidé, au Café du Commerce, Georges Sadoul demanda « de quoi écrire » et rédigea une lettre que son camarade signa avec lui et que le président Audièvre, hier, à la XIIe Chambre correctionnelle, n’a

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pas sans raison qualifié d’ignoble.

Elle était adressée à M. Keller, dont Sadoul venait de relever le nom en tête de la promotion des élèves récemment entrés à L’Ecole militaire de Saint-Cyr : « Votre visage, disait elle, est couvert de pustules suppurantes, de servilité et de patriotisme... »

Puis, après des insultes aux Saint-Cyriens et au drapeau français, un vœu de servir « sous le glorieux casque à pointe allemande » et mille autres gentillesses, la lettre se terminait par la menace d’une… correction — le mot réellement employé était plus fort — adressée au « major » de Saint-Cyr s’il ne démissionnait pas immédiatement.

« Sinon, disait encore la missive, vous resterez un de ces tristes Cyrs dont vous n’avez pas Keller. »

Que d’esprit !

Mais M. Keller ne le goûta point et, sur sa plainte, Georges Sadoul a comparu hier en correctionnelle pour délit de menaces sous conditions. Son camarade n’était pas à ses côtés, au banc des inculpés, ayant fait des excuses dans l’intervalle.

L’avocat de Sadoul, M. Marcel Fourrier, plaida fort curieusement que la promesse d’une correction adressée à un « élève guerrier » ne pouvait être considérée comme une menace sérieuse, mais tout au plus comme une injure non publique. Et de soulever l’incompétence du Tribunal correctionnel… qui ne voulut rien savoir.

  • Me prenez-vous pour un jeune homme comme vous, mon cher maître ? Dit le président Audièvre.

Les conclusions furent repoussées et Sadoul déclara faire défaut. Après audition du Saint-Cyrien en grande tenue, Jean Caupenne renouvela ses excuses et renia tout ce qu’il avait signé :

— J’étais ivre, dit il.

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Le président. — Vous aviez trop joyeusement passé la soirée ?

Jean Caupenne. — Non, l’après-midi.

Le président. — on commence de bonne heure à Nogaro.

Trois mois de prison et 100 francs d’amende par défaut ont sanctionné le geste plus que regrettable de Georges Sadoul. — Georges MARTIN (Le Petit Journal, 3 juin 1930).

MON FILM.

Deux jeunes « surréalistes » — le surréalisme a pris la suite de « Dada » — crurent très intelligent d’envoyer à M. Keller, reçu premier à l’Ecole spéciale militaire, une lettre dans laquelle ils l’injuriaient en termes orduriers et allaient jusqu’à le mettre en demeure de démissionner sous peine de fessée à recevoir sur la place publique de Saint-Cyr.

Dans cette lettre, les deux gosses se répandaient en propos virulents sur l’armée, le drapeau, les officiers... Exemple : « Nous crachons sur les trois couleurs... Avec vos hommes soulevés, nous mettrons au soleil les tripes de tous les officiers français ».

Et, comme trait final, ces petits idiots se déclaraient très séduits par l’idée de servir un jour sous le casque à pointe.

Que fit le Saint-Cyrien après avoir lu cette lettre plus stupide encore qu’odieuse ? Il la remit au général Herscher commandant l’Ecole, lequel la communiqua au général Gouraud, gouverneur militaire de Paris.

Le général Gouraud invita les deux cocos à faire des excuses solennelles devant les Saint-Cyriens rassemblés alignés dans la cour de l’Ecole. L’un s’exécuta, l’autre refusa d’aller à Canossa, même par le tramway. Et c’est ce récalcitrant, cet obstiné que le Tribunal correctionnel

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vient de condamner à trois mois de prison.

Tels sont les faits que le Journal a d’ailleurs déjà rapportés dans sa chronique judiciaire. Et voici ce que je me permets d’en penser, au risque de n’être d’accord avec personne :

Le Saint-Cyrien a eu tort de remettre au commandant de l’Ecole une lettre qui, somme toute, lui était adressée personnellement.

Le commandant de l’Ecole aurait pu ne pas saisir de cet incident ridicule le général gouverneur militaire de Paris.

Le général Gouraud a été vraiment bien bon de réunir tous les Saint-Cyriens. — peut-être en grande tenue — pour recevoir les excuses d’un galopin... Une réparation aussi solennelle a donné aux injures de ce blanc-bec une importance vraiment peu justifiée.

Que fallait-il donc faire ?

Rien de plus simple, de plus expéditif... Le Saint-Cyrien accompagné d’un de ses camarades, allait trouver ses insulteurs et leur demandait :

  • C’est vous qui m’avez menacé d’une fessée ?
  • Je… nous… permettez...
  • Très bien. Les fesses en danger ne sont pas celles que vous pensez !

Et nos « Cyrards » — qui doivent être vigoureux, j’imagine — d’administrer une solide correction aux deux derrières surréalistes....

Voilà, me semble-t-il, comment l’incident devait être réglé, en cinq sec et en six coups de botte. Un point, c’est tout... Rompez !

C’est d’ailleurs ainsi que tout militaire insulté, attaqué, devrait se défendre, — et non pas en s’adressant au sergot du coin pour lui dire d’une voix suppliante :

— M’sieu l’agent, au secours !... Protégez moi contre les méchants civils ». — Clément VAUTEL (Le Journal, 4 juin 1930).

 

ATHÉISME ET RÉVOLUTION

Que le règne de la religion soit virtuellement terminé, voilà une constatation qui ne rencontre plus guère de résistance aujourd’hui. Il n’en faudrait pas légèrement conclure que l’athéisme s’est installé dans le monde et qu’une morale nouvelle en accompagne le triomphe.

En réalité, les vieux antagonismes religieux, le bien et le mal, le vrai et le faux, la pensée et l’action, l’âme et le corps, sont loin être chassés par un esprit nouveau. On les rencontre encore dans tous les domaines de l’activité morale de nos jours, et leur influence est loin être conjurée.

Cependant une philosophie existe, où l’ « on sait que des antagonismes n’ont qu’une valeur relative, que ce qui est maintenant reconnu comme vrai a son côté faux, qu’on n’aperçoit pas encore, mais qui apparaîtra plus tard, de même que ce qui est actuellement reconnu comme faux a son côté vrai, grâce auquel il a pu précédemment être considéré comme vrai, que ce que l’on affirme comme étant nécessaire est composé de purs hasards, et que le soi-disant hasard est la forme sous laquelle se cache la nécessité et ainsi de suite. » (Engels : Ludwig Feuerbach).

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Cette philosophie, c’est la dialectique matérialiste. « Rien n’existe pour elle que le processus ininterrompu du devenir et du transitoire, de l’ascension sans fin... » La dialectique matérialiste est la seule arme efficace contre l’idée de dieu, qui n’a pu prendre naissance que grâce à l’oppression d’une classe par une autre, et se maintenir par intérêt de cette classe à conserver ses privilèges divins.

En prenant comme exemple une idée aussi vulgaire que celle d’immortalité personnelle, on peut dévoiler aisément les mobiles de l’idéologie religieuse. Le crasseux ouvrier crevant de faim pendant qu’il aidait à la construction des cathédrales, continue encore aujourd’hui à jouir de la béatitude céleste. Faut-il que l’ouvrier soit difficile pour en exiger davantage ! Il exige davantage en effet que cette projection simpliste au dehors de l’homme d’un vœu de la plus basse catégorie. Pour juger le ciel, il lui suffit de considérer la terre. Le procès qu’il fait de celle-ci est inséparable du procès de celui-là.

Toute idée de dieu repose sur l’esclavage humain. Et réciproquement, une société basée sur l’asservissement saura toujours imposer une religion, religion ouvertement pratiquée dans les églises, ou religion se cachant derrière les mots d’ordre d’une morale laïque, en raison de compromissions trop graves de l’ancienne doctrine.

L’esprit religieux, c’est-à-dire cet ensemble de sentiments et d’idées qui tendent à maintenir l’homme prisonnier de lui-même et des autres hommes, ne peut-être combattu abstraitement, à l’intérieur même de cette idéologie aux ramifications innombrables. Le renversement de l’immense complexe religieux est une plaisante utopie, si on le considère séparé du renversement de la bourgeoisie qui se maintient avec l’appui de ce complexe.

Contribuer à la ruine du monde religieux, c’est faire œuvre révolutionnaire. Maintenir les abstractions anciennes, c’est faire le jeu des ennemis de la liberté. L’activité révolutionnaire ne saurait être divisée en un côté spéculatif et un côté pratique. On comprend le désir des bourgeois qu’il en soit autrement. Toutes les objections qu’ils formulent contre les communistes sont inspirées par la crainte que la pensée ne soit enfin prise au sérieux. C’est pourtant cela qui distingue le dialecticien matérialiste du phraséologue bourgeois. Ah, si on pouvait transformer le communisme en religion. Réduire la révolution sociale à une philanthropie de salutistes. La révolution, très bien, mais la dictature du prolétariat, fi donc ! Cette crainte a été très naïvement formulée par un « intellectuel de gauche », qui dans la préface à un ouvrage intitulé « Mort de la morale bourgeoise », laisse échapper cette proposition révélatrice : « L’adhésion qu’un intellectuel donne à une doctrine ne ressemble pas du tout à celle qu’un homme peut donner à un parti. » Le voilà, le vieil antagonisme qui forcément tourne au profit de la bourgeoisie. D’ailleurs, notre singulier « ennemi de la bourgeoisie » se dévoile complètement, deux pages plus loin, en s’écriant : « Je crois à la valeur du refus qu’oppose l’Esprit au monde. » Par un tournemain, l’intellectuel bourgeois est ainsi rentré dans le bercail. Il faut ajouter qu’il y trouve son compte monnayable. L’exemple de M. Bert nous suffira. Ce n’est évidemment pas de ce côté-là que la destruction de l’idéologie bourgeoise risque de faire quelque progrès.

MAXIME ALEXANDRE.

DÉCLARATION.

Décidés à user, voire à abuser en toute occasion de l’autorité que donne la pratique consciente et systématique de l’expression écrite ou autre, solidaires en tous points d’André Breton et résolus a faire passer en application les conclusions qui s’imposent à la lecture du SECOND MANIFESTE DU SURRÉALISME, les soussignés, qui ne se font aucune illusion sur la portée des revues « artistiques et littéraires », ont décidé d’apporter leur concours à une publication périodique qui, sous le titre :

LE SURRÉALISME AU SERVICE DE LA REVOLUTION

non seulement leur permettra de répondre d’une façon actuelle à la canaille qui fait métier de penser, mais préparera le détournement définitif des forces intellectuelles aujourd’hui vivantes au profit de la fatalité révolutionnaire.

Maxime ALEXANDRE, ARAGON, Joë BOUSQUET, Luis BUNUEL, René CHAR, René CREVEL, Salvador DALI, Paul ELUARD, Max ERNST, Marcel FOURRIER, Camille GOEMANS, Georges MALKINE, Paul NOUGE, Benjamin PERET, Francis PONGE, Marco RISTITCH, Georges SADOUL, Yves TANGUY, André THIRION, Tristan TZARA, Albert VALENTIN.

GLOSSAIRE.

« PAUL VAILLANT-COUTURIER. — Ancien député communiste. Son caractère indépendant, sa fougue personnelle lui ont valu quelques démêlés avec son parti alors même qu’il était en prison pour délit politique. Il est auteur dramatique et pamphlétaire violent. Auteur du Père juillet ».

C’est en ces termes que la revue Bifur présente Vaillant-Couturier à son public. Que pense le parti communiste de cette façon de se faire bien voir des bourgeois en se réclamant des démêlés qu’on a eu avec lui ? On attend au moins de Vaillant-Couturier le désaveu de Bifur.

ARAGON.

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LES FRONTIÈRES MODERNES

Dès ma petite enfance, j’étais fortement intrigué par les zig-zags faits de points ou de croix qui sillonnent les cartes géographiques. J’eus l’occasion de traverser plusieurs départements français dont j’avais remarqué la complication des frontières. Je fus étonné de ne trouver, à de rares endroits, qu’une borne kilométrique un peu plus haute que celles qui la suivaient et la précédaient, et de ne voir nulle part trace des mystérieux pointillés que j’avais vus sur la carte. J’appris par la suite que ces hiéroglyphes n’avaient de sens que pour les gendarmes et les juges, qu’il ne s’agissait en effet pas d’autre chose que de savoir, au cas où je commettrais quelque crime, par quelle brigade de la police je serais arrêté, devant quel tribunal on m’assignerait. A coup sûr, les frontières rectilignes des Etats de l’Amérique ou des colonies africaines n’avaient pas d’autre signification ; et l’on m’expliqua alors la bizarrerie des tracés par le fait qu’on avait du tenir compte, au moment où l’on avait convenu, une fois pour toutes, de leur direction, de l’état de la propriété dans ces régions que l’on poliçait.

En est-il de même pour les frontières entre les nations ? Il apparaît, même à l’examen superficiel, que nous nous trouvons en présence d’un état de choses fort différent, si différent qu’on souhaiterait qu’il y eut deux mots pour rendre compte de concepts aussi hétérogènes. On vient de voir que le concept de frontière départementale, ou provinciale, est un concept administratif du pire genre. Mais l’idée de frontière nationale est une idée qu’il est impossible de définir philosophiquement. Il s’agit d’abord d’une notion et non d’une idée, quoiqu’en dise la littérature nationaliste ; cette notion est expérimentale, en rapportant ce qualificatif très étroitement au sujet qui est amené par les circonstances d’un ordre très commun telles que le voyage, à expérimenter. A l’aide du raisonnement, nous ne pouvons mettre en regard de cette notion qu’un certain nombre d’approximations que les faits se chargent bientôt de réduire. Par exemple, à ne prendre que le côté administratif de la question, nous ne pouvons faire la différence entre une frontière intérieure et une frontière extérieure, cette incapacité étant très gênante pour quiconque sait qu’un flic égale un autre flic, puisqu’elle semble mettre en question le sens même des mots. Pour le reste, je ne sais vraiment que penser si je m’en tiens aux définitions ayant généralement cours. Les frontières extérieures séparent, dit-on, les nations. Les habitants de deux nations sont alors dits étrangers l’un par rapport à l’autre. Dans ce cas, me dit-on, la solution du problème est fort simple : on reconnaît un étranger à sa langue ou à son accent. Mais la frontière franco-allemande est le Rhin, de Bâle à Strasbourg, alors que les habitants de l’Alsace parlent la même langue que les Bavarois. Qu’on me montre la frontière qui sépare les Français des Provençaux, les Catalans des Espagnols ! Il y a trois millions d’Allemands en Tchécoslovaquie ; l’Autriche est entièrement peuplée d’Allemands, etc...

L’expression frontière extérieure n’a donc un sens que si nous faisons intervenir des concepts nouveaux, auxquels nous ne pouvons reconnaître la même valeur théorique que ceux auxquels les logiciens sont habitués : il s’agit d’un concept de guerre, qui entraîne ceux de victoire ou de défaite, et du concept voisin de stratégie militaire. A l’aide de ces concepts, qui pour des révolutionnaires ont avant tout une valeur pratique et une valeur morale, la frontière extérieure devient une chose matérielle que nous pouvons physiquement toucher. Nous rendons compte, de cette manière, des visas, des contrebandiers et des murs. Si les frontières se définissent par la victoire de tel sur tel autre, ou la nécessité de futures victoires, nous aurons, sur la réalité de ces frontières, les idées que nos qualités de ressortissants de pays vainqueurs ou de pays vaincu et nos convictions de communistes nous donnent par rapport à la frontière considérée. Depuis la dernière guerre, la réalité des frontières a fait beaucoup de progrès dans le sens de l’universalité comme dans le sens de la réalité pure. L’aspect des frontières s’est considérablement modifié sous la pression de nécessités militaires et économiques dont les frontières sont filles. La simple ligne de pointillé représentée par quelques bâtiments de douanes au bord des routes est devenue, par l’adjonction souvent contradictoire de gendarmes, de policiers, de soldats et de fortifications, quelque chose qui, par sa solidité matérielle, s’oppose aux brumes des divagations ethniques ou culturelles et qui tend à surclasser la faible et vieille idée de frontière pour la remplacer par la forte et moderne conception du front. Pour nous, la frontière devient vraie un peu plus loin que la Vistule. La frontière de l’U.R.S.S. sépare, elle, le monde en deux, l’Etat ouvrier et les Etats capitalistes ; derrière ses pointillés, il y a quelque chose de changé ; ailleurs, tout est semblable et à détruire.

N’importe quel voyage en Europe confirme cette thèse fondée essentiellement sur l’expérience. Voici quelques exemples choisis parmi ceux qui m’ont permis d’arriver à ces conclusions.

Entre la Bulgarie, nation vaincue, et la Yougo-slavie, nation victorieuse, la frontière est constituée du coté serbe de la manière suivante : une ligne de fils de fer barbelés à peu près continue marque la ligne de fait des Balkans et du Rhodope du Danube au Vardar ; le long de cette ligne s’élèvent des tours en ciment armé, hautes de dix mètres environ, distantes les unes des autres de 500 ou 1.000 mètres , reliées entre elles par des petits abris couverts et enterrés. Deux suites de postes fortifiés, à raison de un poste pour quatre tours, soutiennent, à 5 et 10 kilomètres de la ligne précédente, cette première position. Ce front est parfaitement adapté à l’état des forces militaires dans cette région. La puissance de l’artillerie bulgare étant limitée par le traité de Neuilly. La frontière italo-yougoslave est différente. Les canons lourds de deux armées ne permettent pas de semblables ouvrages en relief ; derrière les barbelés on a donc construit une série d’ouvrages plus solides : tranchées cimentées, abris profonds, blockhaus, destinés à rendre la montagne imprenable tandis que sur les lignes de chemin de fer qui mènent à Süsak ou à Fiume, de nombreux quais de débarquement permettront d’amener rapidement la troupe à pied d’œuvre. Enfin l’on assure que les forts de Briançon ne tiendront pas huit jours sous le feu des batteries italiennes qui les dominent de mille mètres, et ce sera parfait !

André THIRION.

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N’ENCOMBREZ PAS LES COLONIES

(fragments).

AUX ABORDS DU CHÂTEAU ENCHANTÉ.

 

…Depuis qu’à ses abords, j’ai buté, risiblement armé d’un stylographe et d’un thermomètre, la Nouvelle-Guinée gagne sur mon souvenir. Brillante sous l’équateur comme une forteresse dont on peut faire le tour sans en découvrir l’ombre et qu’on n’attaquera jamais qu’à découvert, c’est de ses hauteurs, au contraire, que tombe sur l’assaillant le poids de son mystère et, si nous sommes effrayés de sa force, ce n’est encore que son reflet qui nous a fait peur.

D’Albertis, mourant de fièvres, découvrit un jour un oiseau de paradis plus beau que tous ceux qu’il avait encore rencontrés : un oiseau de paradis noir. Il s’enfuit, bouleversé. Je veux être persuadé qu’il n’y avait d’oiseau noir que dans l’esprit d’Albertis mais qu’il a été un des seuls à franchir les premières palissades, au-delà desquelles on ne sait plus ce qu’on trouve.

Avançant vers l’est, nous trouverons d’autres montagnes et qui sembleront plus accessibles, voûtées, puissantes comme une énorme musculature et plus nues, dégagées de forêts : les Monts Cyclopes. Derrière eux, s’ouvre la claire région du lac Sentani, — un havre de grâce, il semble, après la baie de Geelvink, — et l’on se prend à croire, parmi son paysage allégé où l’on respire mieux, que la porte est ouverte et le sentier doux, que vous étiez un hôte attendu, accueilli. Le lac, entouré de petites collines claires aux pentes vert pâle, si curieusement découpé, semé d’îlots où s’accrochent les villages, baigne comme la réplique, dans la Nouvelle-Guinée à la force oppressante, d’une éclaircie bleue dans un ciel chargé. La pure simplicité de l’horizon, quand je parvins à ce lac après une marche fatigante, l’accord avec cette nature des hommes doux qui m’attendaient auprès de l’eau, de leurs traits plus réguliers, de ces pirogues longues, sans balanciers, qui sont légères sur l’eau et comme l’expression la plus sensible de leur âme, m’appelaient, me faisaient souvenir qu’ailleurs j’avais connu la fraîcheur, la rosée de l’aube, le sentiment du matin dont je retrouvais maintenant, si loin d’Europe, sur ce lac lumineux, près de ces montagnes que le soir couvrait, sous un ciel agrandi, devenu pâle, toute l’espérance.

Comme nous arrivions à l’autre bord, je restai encore à regarder le ciel glisser au fond du lac, jusqu’à ces derniers reflets comme d’un enfant pâle noyé sous des vitres et, quand je me retournais, l’effrayante Nouvelle-Guinée était là de nouveau. Sous de grands arbres à pain, j’entendis venir les chiens-volants qui battent l’obscurité de leurs membranes horribles. Je m’enfonçais parmi la gesticulation immobile de feuilles trop grandes et d’arbres inconnus, parmi des creux noirs, des formes, des taches sans nom. J’allais vers une petite lumière qui m’attendait. Des insectes se mirent à crisser avec une acuité qui tenait à la fois de l’exubérance et du supplice et j’entendais encore le coup de battoir des bêtes volantes. Soudain je crus que j’étais devenu aveugle. Je fis un pas, le bras tendu. Un pas de plus en Nouvelle-Guinée. La lumière reparut.

Quand je l’atteignis, des papillons volaient tout autour. Il y en avait un parmi eux qui était grand comme mes deux mains. D’autres étaient de perles. Certains étaient cerise et blanc, comme une robe d’été, d’autres entièrement filigranés, porteurs de devises, et d’autres, simplement, comme une petite feuille fraîche...

Si Dieu a créé l’homme à son image pour louer sa création, pourquoi ces papillons volent-ils la nuit ?

…………………………………………………………………………………………

J’ai parlé d’occultisme… Mais ont-ils un occultisme ? C’est un terme, en tout cas, qui convient mal. Leur occultisme, si l’on peut s’exprimer ainsi, n’est pas occulte.

On pourrait dire aussi, plus justement, qu’ils sont hantés. Ils sont même, certainement, hantés. Sur ce point les récits des missionnaires catholiques vous font dresser les cheveux sur la tête, car on sait combien les catholiques voient le Diable facilement. Mais en réalité les primitifs sont hantés d’une façon très réjouissante. Quant aux scientistes allemands, s’ils parlent des Papous… Vous connaissez l’histoire de la dame qui a le hoquet.

Elle a dit à son mari :

— Coco, fais moi peur.

— Houh ! Dit le mari.

— Mais enfin, Coco, tu ne m’as pas fait peur...

Les scientistes allemands, eux, guérissent le hoquet.

Depuis qu’on a cessé de les considérer comme des imbéciles, la grande tentative a toujours

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été de faire déclarer aux sauvages qu’ils sont malheureux. Mais, enfin, avouez donc ! Ils n’avouent pas. La fréquentation du mystère les laisse parfaitement satisfaits.

Ces rosiers sont bien ingrats, dit le missionnaire.

Nos philosophies ont admis l’existence d’une réalité non soumise à nos sens. Cette distinction de deux domaines séparés, ayant tout au plus, aux dernières nouvelles, une frontière commune, les primitifs ne la font pas. Ils prennent une pierre. C’est une pierre de mystère. Cette pierre a une réalité qui se prolonge dans l’extra-sensible, non pas un double, non pas une autre réalité dont elle serait l’apparence, mais une seule et même réalité. Autrement dit, matière et esprit ne font qu’un.

C’est pourquoi ils n’expliquent pas le pouvoir magique de ce bâton. Ils ne disent pas : c’est Jupiter qui… etc… mais : c’est un bâton magique.

Nous avons découpé ce bâton en : 1° bâton ; 2° Jupiter. Où est-il maintenant ce bâton ? On a mélangé tous les bâtons, comment voulez-vous qu’on s’y reconnaisse ? Et voilà maintenant que Jupiter pète dans le vide. On a l’impression que cela finira mal... Combien n’avons-nous pas dépensé de philosophies pour retrouver le bâton de Jupiter  ! Mais comment voulez-vous qu’elles le retrouvent ? Ce sont elles qui l’ont découpé. Tout ce qu’elles pourront faire sera découper encore... Elles ne savent faire que cela.

Tout le malheur a commencé de la sorte. Nous étions sur la même ligne, comme pour un départ : les hommes. Mais pourquoi avons-nous cru qu’il y avait un départ ? Qu’il y avait une course ? Il n’y avait pas de course. La preuve en est que nous n’avançons pas. Les premiers sages du Rig-Veda en savaient autant que nous. Cette différenciation de l’esprit et de la matière, début de toute civilisation, l’éloignement factice du mystère, l’épouvantable leurre d’un idéal qu’il faut mériter, et nous voilà trottant, Dieu devant nous, comme une carotte au bout d’une perche pour faire marcher l’âne. Des millénaires d’acharnement sans fin ! Vous n’avez donc pas regardé les termites, les abeilles, les insectes sociaux, toutes ces bêtes qui croient en Dieu ? Où en sont-elles ? Comment s’en sortiront-elles ? Comment nous en sortirons-nous ? Nous mourons...

Les primitifs, eux, ont fait amitié avec le mystère. Et ils en vivent. Sans controverse, sans prosélytisme, sans mérite, sans religion, sans Dieu. Les primitifs ne croient pas en Dieu. Ils n’ont pas de religion. Sans religion, il n’y a pas de Dieu. Car Dieu ne peut se passer de louanges.

Ni dans le fétichisme, ni dans le totémisme, il n’y a trace de religion. Nous passons notre temps à essayer de raccrocher le primitivisme à la civilisation. Nous n’y parviendrons pas. C’est un œuf. Il est lisse et si nous le fracturons, il aura cessé d’être. Mais il existe un ritualisme touffu et parce qu’il y a rite nous en avons conclu à la religion, alors qu’il s’agissait de magie. Les fétiches, les totems, sont des médiums. Leurs cérémonies : l’exercice des voies magiques, pour l’obtention d’avantages immédiats. Ils sautent pardessus dogme, foi, révélation, Dieu. Où y a-t-il une religion sans l’un de ces termes ? Du rite à Dieu, où sont les degrés ?

Et si l’on veut les suivre, il faut sauter aussi mais on ne peut pas sauter et se cramponner à la fois comme cet Anglais, qui dit : « On the whole, ritual is the savage substitute for God ». C’est trop simple. Je reconnais que la phrase est élégante, mais c’est un non-sens. Il faut prendre les primitifs comme ils sont. Vous n’y pourrez rien changer. L’âme primitive est aux aguets derrière ses retranchements et elle mourra plutôt que de se rendre. N’ayant pas « évolué » (pour reprendre ces mots qui nous sont chers) ils sont intacts. Ils n’ont jamais cherché à fuir leur ombre. Elle leur appartient. Ils ne l’ont pas vendue. Ils sont complets. Ils n’ont pas à se perfectionner. Se perfectionner n’est qu’un truc pour faire pousser à la roue les esclaves. Eux sont libres. Ils sont des saints. Ils ne poussent pas à la roue. Ils ne vont nulle part. Ils n’ont pas de but. Ils n’ont pas d’espoir.

Lorsque je suis venu chez eux, je n’y ai pas trouvé ma place. Ils vivaient sans moi. Ils vivaient : nous mourons. Vivre est la négation de Dieu. La mort n’existe pas. Mais qu’un charme puissant porte la pourriture à ces bras, à ce jour, ils reviendront la nuit m’enserrer dans leurs songes. L’éternité colore les plumes des oiseaux. L’espoir seul est mortel.

« Et si Dieu n’était que la peur de mourir ? » Dit l’homme qui se suicide, Kirilov, des « Possédés », alors que mourir c’est la peur de Dieu. Toute les civilisations n’ont été que plates-bandes de la mort. Elle y fleurit. Nous jardinons. L’incubation de la mort nous caractérise. C’est ce que nous appelons notre culture. Parce que nous croyons qu’il y a une culture possible, comme si l’Avenir et le Passé ayant un même total d’éternité, toute expérience n’avait pas déjà été faite, et comme s’il pouvait y avoir une autre connaissance que la nôtre. Car la question n’est pas d’accéder à une autre connaissance, cela s’appelle mourir, mais découvrir celle que nous possédons. Connaître notre connaissance, ce qui s’appelle vivre, et au-delà de quoi, il n’y a pas de questions, parce qu’elle est omniscience.

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Mais quels sont donc ces voiles qui nous séparent de nous-mêmes ? Ce sont les Révélations, des fausses portes, et qui n’ont pu être posées que de l’intérieur, parce qu’un monde est clos, lorsqu’il est sans limites.

Et les révélations, ce sont les figures du Temps. Le progrès est une révélation comme les autres.

Supprimez le Temps, il n’y a plus de religion, plus de but, plus d’espoir, plus de Dieu. Il n’y a plus de changements. Il y a la persistance éternelle. La vie. Nos transmigrations coïncident et c’est l’omniscience. La mémoire, cette infirmité que nous a donnée le temps, cette mémoire, enfin, nous la perdons.

La couleur dont nous sommes peints s’appelle temporelle. Le temps qui n’est qu’une manifestation de l’espace, nous l’avons dissocié de l’espace. Ç’a été un premier voile. Puis ensuite nous en avons tiré l’énergie : gravitation, lumière, chaleur et nous avons commencé à nous emberlificoter dans toutes ces traînes. Et plus on en tire, plus il en vient. Voilà l’éther, maintenant… On ne sait plus très bien si c’est matériel ou spirituel, mais on tire toujours.

C’est de l’accordéon. Mouvement, espace, voilà que tout vient à la fois. On n’arrivera jamais à l’infini... Et cela grandit, grandit toujours. Des mots, des mots qu’il faudra rayer un à un.

Il a déjà fallu recoller le temps à l’espace mais on s’y est mal pris. On a poussé l’espace au lieu de pousser le temps. Grock faisait déjà comme cela avec un piano et un tabouret. Cela a paru si bizarre qu’il a fallu bâtir une théorie de plus : la relativité.

Et voilà qu’Einstein recommence. Cette fois, c’est la gravitation et l’électricité qu’il recolle. Un pli de moins dans accordéon.

Ce n’est pas fini.

Quand nous aurons rayé les matérialisations de l’espace : l’énergie et sa spiritualisation : le temps, il n’y aura plus mouvement qui était mesure du temps. Il ne sera pas perdu pour cela. Il sera rentré comme les autres dans sa coquille, dans la même coquille appelée infini. Et pour atteindre enfin la vie qui ne s’exprime pas parce qu’elle est l’omniscience, l’infini lui-même de l’espace et du temps perdra son sens. Et les Papous, les imbéciles de Papous nous auront précédés, puisque n’ayant rien appris, c’est-à-dire sachant tout, ils attendaient que nous eussions tout désappris pour tout savoir. Nota : Désapprendre = Révolution.

Et, Papous ou non, nous finirons par être plus des hommes.

Allons, tant mieux.

JACQUES VIOT.

ON NE VOUS LE FAIT PAS DIRE

Je suis né dans un pays qui, par son sol, ses êtres et ses œuvres, est divers, bigarré, changeant, ingénieux. Du lait, cette nourriture simple, élémentaire, nous savons faire, nous, Français, plus de cent espèces de fromages. Tous sont bons, sains, forts, substantiels, amusants. Tous ont leur histoire, tous ont leurs affinités, leur rôle. A ce seul trait je reconnais et j’admire le génie de ma patrie, à ce seul trait, je comprends qu’elle ait produit tant de grands hommes en toutes carrières. — Georges Duhamel , (Scènes de la vie future, p 231).

Ce n’est jamais en vain qu’à la faveur de l’averse soudaine et à défaut d’abri plus proche, on se réfugie dans les musées ou les bibliothèques publiques, puisque chacune de ces visites fortifie en vous la certitude qu’il existe, en effet, entre l’esprit et ses manifestations, des relations incroyablement fréquentes de cause à fromage ou de fromage à conséquence ce qui revient à dire que les vaches sont à l’origine de plus de choses qu’on ne prétend communément. Mais là où M. Georges Duhamel, qui a passé sa vie à réconcilier avec un bonheur peu commun les idées nauséabondes et le style distingué, au point que, répugnant à écrire merde, il préfère enfoncer ses bottes à même les circonlocutions (« ce mot qui, chez nous, exprime le courroux, le désespoir,

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la rébellion, le dessein de mourir plutôt que de se rendre »), là où cet exégète de la charpie sanieuse fait allusion au lait, les lecteurs rectifient d’eux mêmes et songent à la bouse. Allons, il y a encore de beaux jours pour les industriels et les intellectuels intéressés par les applications de la matière fécale et de ses dérivés. Les uns ont de quoi s’occuper avec la fiente du goéland dont ils tirent le produit de fumure qu’ils dénomment guano. Pour les seconds, on les voit aujourd’hui user immodérément d’une certaine encre qui parait bien devoir toutes ses propriétés aux excréments de la bourrique et du mouton. C’est elle qui répand sur les pages de divers magazines, Détective par exemple, l’inimitable ton sépia particulier à ces sortes de publications. Et telle est la vertu de la composition chimique dont nous parlons, que son emploi détermine non seulement la couleur, mais encore l’inspiration et la forme des textes qu’elle engendre par l’intermédiaire d’une équipe de gadouards où, vraiment, ce ne sont pas les virtuoses qui manquent. C’est ainsi que dans l’Intransigeant du, mais peu importe la date, car il y a de ces saloperies qui vous ont un caractère trop attendu, trop éternel pour qu’elles gagnent quoi que ce soit à être situées dans le temps, il s’est rencontré un flaireur de cadavres assez entreprenant pour, comment dire, le porte-plume refuse d’avancer, pour, mais mieux vaut reproduire le morceau parce que toute de même, il atteint un degré de réussite, dans le genre chacal, que la moindre paraphrase risquerait de réduire singulièrement :

On raconte que lorsque les héritiers de Charles Baudelaire et de son éditeur Poulet-Malassis, eurent déposé une requête tendant à la révision du procès des Fleurs du Mal, la petite-nièce du poète, Mme Renaut de Broise, commença ses visites auprès des autorités judiciaires. Accompagnée de son avocat, Me Robert Loevel, elle reçut partout le plus sympathique accueil. Le conseiller Gilbert, l’ancien président des assises de la Seine, lui avoua son admiration pour Baudelaire, qu’il considère comme l’un des grands poètes français.

Mme de Broise eut ensuite l’occasion de rencontrer le substitut Raisin-Dadre, chargé par le Parquet de faire un rapport.

M. Raisin-Dadre, qui est un juriste et un lettré, déclara à la petite nièce de Baudelaire : « Les Fleurs du Mal constituent mon livre de chevet ».

Il restait à Mme de Broise à voir M. Léon Ameline, commissaire aux délégations judiciaires, qui devait remettre, lui aussi, un rapport au Parquet. Une ressemblance troublante avec Baudelaire est l’apanage de M. Léon Ameline. Mme de Broise l’ignorait. Quand elle entra dans le cabinet de ce magistrat, Mme de Broise éprouva une sorte de stupeur. Car cette ressemblance, sensible pour les photographies, est plus marquée encore pour une personne- qui a connu Baudelaire et qui voit surgir son « double ».

Evidemment, rien d’absolu. On reconnaît chez Baudelaire, les traits de l’homme de pensée. Chez M. Léon Ameline, le caractère d’action et de décision.

Toutefois, l’analogie était assez stupéfiante pour que Me Robert Loevel dise, en manière de conclusion : « Cette fois ci, ce n’est plus une révision, c’est une résurrection ».

Celui qui, pourvu des galoches d’égoutier et du masque, a traversé ce cloaque sans trop de dommage, peut maintenant faire halte et se retourner. Le paysage mérite que, toute affaire cessante, on en examine chaque détail. Au fond, défile l’escouade des roussins qui tiennent, d’une main, la matraque, de l’autre, un exemplaire de l’édition originale des Fleurs du mal. Pour délirant que soit le spectacle, il l’est beaucoup moins depuis que les romans, le théâtre et le cinéma nous ont

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habitués, façon de parler, aux putains qui récitent Le balcon et La mort des Amants en glissant l’argent dans le soulier. Passons. Vient alors la petite-nièce du poète, Mme Renaut de Broise, une bien charmante enfant à en juger par les propos qu’elle ne dédaigne pas d’échanger avec l’ancien président des assises de la Seine, les substituts et les juristes. La flicaille, de nos jours, ce n’est plus comme autrefois : ces messieurs ont des lettres et on leur fait service de Gringoire, de Candide, des Nouvelles Littéraires, de Ric et Rac et de Benjamin. Et pour ce qui est de Baudelaire, bien qu’ils hésitent parfois encore sur la question de savoir si le nom ne s’orthographie pas par b, e, a, u, ils sont suffisamment au courant. Tellement au courant qu’ils comptent dans leur corporation un commissaire aux délégations judiciaires, et, ici, se détachent, à l’avant-plan du décor, les figures de Charles Baudelaire et de, la plume se remet à cracher en tous sens, et de, un bon mouvement, et de, Léon Ameline. Voilà donc un homme, il s’agit de Baudelaire, qui eut à répondre, devant les tribunaux qui le condamnèrent, de quelques poèmes qu’on estimait vraiment trop grivois, à l’époque, vraiment trop cochons. Et maintenant, comme si ce n’était pas assez pour nous d’endurer mille chienneries, de crever sur place pour celle-ci ou pour celle-là, de se tenir à quatre pour ne pas s’abîmer tout à fait dans l’hébétude, maintenant on trouve naturel, ingénieux, agréable, spirituel, réconfortant, édifiant, de nous asphyxier avec cette ordure supplémentaire : Baudelaire avait une tête de policier, puisque un policier a la tête de Baudelaire. « Evidemment, rien d’absolu », exhale le fumier, et suivent quelques commentaires sur l’action et la pensée. Néanmoins, la démonstration est illustrée de deux photographies, l’une de Baudelaire, l’autre du bourre. Quant à la ressemblance, nous soutiendrons, jusqu’à la mort, qu’elle n’est aucunement attrapée, si attrapée n’entraînait des représentations facétieuses et bien gauloises : les calembours du dessert, le poil à gratter, les boules puantes, l’étron de carton-pierre et le camembert en cire gluante qui nous ramène à nos fromages. A nos moutons, veux-je dire. A nos vaches, enfin. Et, parmi ces dernières, une mention toute spéciale revient au colonel Godchot qui dirige un périodique assez insolemment intitulé : Ma revue. Assez insolemment parce que, des qu’on est conduit à designer cet organe, on semble prendre l’adjectif possessif à son propre compte. Ma Revue qui donc, je le jure, n’est nullement la mienne, publie les dossiers du lieutenant Rimbaud, du bureau arabe de Sebdou. Un paragraphe du dernier gracieux nous informe que le lieutenant y témoigna « de qualités peu ordinaires, à cette époque, chez un officier sorti du rang et qui expliqueraient en partie l’intelligence de son futur fils Arthur Rimbaud. » Fermez les guillemets. Je n’invente rien. Ah ! Le colonel Godchot s’y entend dans les exercices de calligraphie : pas un plein, pas un délié de son écriture

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qui n’ait son prix. Et non moins audacieux dans les rapprochements que le compère qui accouple Baudelaire et le mouchard, il discerne le rapport évident entre un flingot braqué sur les Arabes et Une saison en enfer. On avait déjà le Rimbaud catholique de M. Paul Claudel. Et, au fait, le Baudelaire chrétien de M. Stanislas Fumet. « Notre Baudelaire » : encore un maniaque du possessif. Très surprenant qu’on n’ait pas fait intervenir jusqu’ici, dans le débat, la salutaire influence morale du lieutenant colonel Aupick : ce sera pour un de ces quatre matins. Ainsi, sans qu’on ait complètement fini de nous crétiniser avec les décorations et les diplômes, il suffit, à l’heure actuelle, d’avoir les chassies d’un masturbé de sacristie, une haleine malodorante d’agent de la sûreté ou la goutte, sous la réserve qu’elle soit militaire, pour satisfaire à toutes les références et s’attacher la considération générale. Au besoin, ayez un complice dans la famille, dans le quartier, qui s’enorgueillisse de ces attributs physiques et on vous tiendra quitte du reste. L’ignorance où nous sommes toujours en dépit de mainte recherche, des traits de Lautréamont, nous cause moins de regret lorsque nous imaginons de quelle comparaison injurieuse ils pourraient être l’objet de la part de l’un ou l’autre amateur de sosies. Ce ne sont pas les scrupules qui les étouffent et la foudre, à présent, n’épouvante plus personne. A telles enseignes, c’est le cas de le dire, qu’un taulier de la rive gauche a fait danser son monde dans une boîte qui s’appelait « Maldoror ». Poursuivons la promenade. M. Abel Hermant, dans Gringoire, vous savez bien Gringoire, la feuille de M. Horace de Carbuccia, le gendre de M. Jean Chiappe, lequel, soit mis en passant et puisqu’on en est resté à ce chapitre, ressemble à Max Jacob comme une goutte de pus à une autre, M. Abel Hermand expose ses vues sur « le néant du professeur Sigmund Freud ». Vous pensez bien qu’on ne la fera jamais à M. Abel Hermant avec le mot d’esprit. Ni avec l’inconscient. Ni avec la pesanteur tudesque. Et ça continue. M. Henri Barbusse publie un livre sur la Russie. La bande nous signale que c’est là « le livre tant attendu sur le mystère des soviets ». Le mystère des soviets. Tout le volume est à la mesure de ce boniment forain, conçu tout exprès, croirait-on, pour l’aboyeur de la baraque aux voluptés orientales, cabrioles de l’almée, cabinet aux chancres mous de chez Dupuytren, l’onanisme seul et à deux, flagellants et flagellés. Entrée interdite aux mineurs. Les grandes personnes aussi, d’ailleurs, feront bien de s’abstenir. Mais nous, il nous plaît de ne pas laisser passer ainsi ces outrages quotidiens à l’égard de tout ce qui nous touche de trop près pour que nous l’abandonnions à la vermine. Il nous plaît de protester, d’y perdre apparemment nos forces. On verra bien.

ALBERT VALENTIN.

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HOLA !

On a pu lire dans le dernier numéro du Bulletin communiste (février 1930) une « Réponse à l’Humanité », signée Boris Souvarine, et datée du 15 mars 1929.

Ici nous n’avons jamais été ceux qui cherchent à gagner des grâces auprès d’un parti, serait-il le seul parti révolutionnaire, en nous rangeant parmi les persécuteurs d’un homme qui, de par la situation qu’il a occupée dans ce parti, se devait, d’abord, de ne faire, en aucun cas, abandon de sa faculté critique et ne courait, ensuite, d’autre risque que de surestimer cette faculté. C’est du moins ainsi que pour nous se présentait Souvarine, en qui nous ne pouvions cesser de voir un des grands artisans de la scission de Tours, l’homme paraissant en France le mieux averti de ce qui peut constituer la philosophie révolutionnaire et un remarquable écrivain. En dépit

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des attaques, d’une violence et souvent d’une perfidie exceptionnelles, auxquelles il est en butte depuis des années nous n’arrivions pas à penser qu’il put être moralement compromis.

Raison de moins pour que nous passions sous silence la lettre suivante, dans laquelle l’exagération soudaine des termes polémiques est si flagrante qu’on se demande avec inquiétude si son auteur n’a pas entrepris de rendre des points à ses adversaires les plus déloyaux :

au camarade Denys, gérant de l’Humanité.

Camarade Gérant,

L’Humanité du 17 janvier a publié, sous le titre : le front uni Souvarine-Billet, quelques lignes contenant autant de mensonges que de mots.

Depuis quelque cinq années, ce journal, devenu vénal, emploie des mercenaires à m’injurier laborieusement sans réussir à m’inspirer d’autre sentiment que le dégoût. J’ai toujours laissé sans réponse les manifestations d’une valetaille que j’ai vu naguère ramper à mes pieds et dont la servilité s’est muée en haine, d’ailleurs vite salariée, devant mon indifférence méprisante.

Cependant, puisque de bons camarades voient plus d’inconvénients que d’avantages à laisser passer cette fois encore une diffamation de ces gens, la millième peut-être , arguant du fait que les nouveaux membres du Parti ignorent tout des interprètes authentiques, du communisme et peuvent se laisser abuser, je consens à informer les militants que cela intéresse du fait qui sert de prétexte aux sportulaires de l’Humanité.

Je n’ai, bien entendu, jamais été le secrétaire politique de personne et mon peu d’activité sociale des cinq dernières années s’est exercé publiquement dans la Révolution prolétarienne, puis au Bulletin Communiste. Une fois de plus,l’Humanité a donc menti pour les besoins d’une cause inavouable, trahissant du même coup sa peur bleue d’un adversaire dont le silence seul suffit à lui donner la colique.

En 1926 et 1927, j’ai contribué, par mes connaissances de l’histoire révolutionnaire russe et comme traducteur aux cotés d’Henry Torrès, avocat du parti communiste, de la C.G.T.U., de l’Ambassade soviétique et de toutes les filiales de ces organisations et institutions, à la défense du meurtrier de L’ataman Petlioura, assurant la liaison avec les représentants des institutions soviétiques intéressées, et mon travail a pris fin avec l’acquittement du camarade inculpé.

Loin de regretter la circonstance qui m’a permis de faire besogne utile contre les ennemis dangereux de la Révolution russe, j’ai en outre à me féliciter d’avoir eu dans cette occasion la connaissance de choses dont j’eusse douté s’il ne m’avait été donné de voir de mes propres yeux.

J’ai vu les gens du pseudo parti communiste, de l’Humanité, de la C.G.T.U., de l’A.R.A.C., de l’Agence Tass, du Secours-rouge des Amis de l’U.R.S.S., de toutes sortes de Comités communistes contre le fascisme,

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contre la terreur blanche, pour l’amnistie etc., j’ai vu dis-je, ces gens suintant l’humilité, faire antichambre en permanence chez Torrès, mendiant les interventions, les secours, les faveurs, les grâces, les visas, les permis de séjour, les protections variées, en attendant de faire les rodomonts une fois tirés d’affaire.

C’est vraiment un honneur que être assailli par de tels goujats.

Et puisque cette bande parvient à forcer l’attention par sa virtuosité dans l’infamie, comment ne pas rappeler, au moment où l’on évoque à nouveau le sort du communiste hongrois Rakoczy, que celui ci fut soustrait à la potence sur une intervention de M. Loucheur, à la Commission des Affaires hongroises de la Société des Nations, due à une démarche de Torrès, sollicité par Staline à travers l’Ambassade soviétique, cependant que l’Humanité attribuait le fait à la… « pression des masses » ?

J’ai lu quelque part qu’au moyen âge, à Lyon, on condamnait certains auteurs à manger leurs manuscrits. Si les maculateurs de l’Humanité subissaient cette peine, le mouvement ouvrier en serait à tout jamais débarrassé par la vertu de leur prose empoisonnée.

Boris SOUVARINE.

« … Que j’ai vu naguère ramper à mes pieds » est certainement une expression ambitieuse des plus regrettables, « en haine vite salariée » ne signifie rien, la fin du quatrième alinéa ne va pas sans galéjade et la proposition finale de sanction est d’un caractère si vain qu’à elle seule elle ferait « tiquer ». Mais cela ne serait pas autrement grave si des phrases comme : « C’est vraiment un honneur que d’être assailli par de tels goujats » ne laissaient entendre que M. Torrès lui-même est un personnage d’autant plus recommandable qu’il encourt une désapprobation plus active de la part de ceux qui l’ont vu, par exemple, se présenter à l’élection de Puteaux contre Marty. Il est impossible d’accueillir autrement qu’avec stupeur et indignation la scandaleuse assertion qui commence par « J’ai vu ». Quel lecteur de bonne foi consentira à admettre que les membres du parti et de toutes les organisations révolutionnaires se soient ainsi traînés aux pieds d’un avocat qui avait alors intérêt à passer pour l’avocat de la classe ouvrière ? Ces gens, nous dit on, « suintaient l’humilité », « faisaient antichambre », « mendiaient ». Un tel langage ne peut tromper sur la sincérité

 

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et la disponibilité actuelles de celui qui le tient.

« Je n’ai jamais été le secrétaire politique de personne ». Voilà qui nous a tout l’air d’une dérobade : secrétaire « politique ». M. Rosenthal (alias Francis Gérard, de piteuse mémoire), collaborateur de la Vérité et petit militant communiste oppositionnel, n’est pas, lui non plus, secrétaire politique de M. Torrès : il se borne à être secrétaire de M. Torrès.

Pauvre nuance, en vérité, si cet homme qui se prétend révolutionnaire n’est pas amené par cela même à refuser aujourd’hui à M. Torrès toute espèce de collaboration. Triste nuance si, comme ce paraît être le cas pour Souvarine, l’acceptation de cette collaboration est de nature à vous précipiter dans le grotesque et dans l’indéfendable.

Sans éprouver le besoin de savoir ce qu’il en fut jadis, je constate que « l’homme de Deauville » reçoit maintenant, de-ci de-là, des coups de chapeau assez bas pour escamoter ceux qui les donnent. Plus peut-être en assez grand nombre — il y a peut-être moins de presse — puisque celui qui faisait en d’autres temps le si grand seigneur est obligé de donner maintenant dans la critique théâtrale ? Une critique théâtrale qui n’est pas sans laisser à désirer sous le rapport de l’indépendance (elle s’exerce dans Gringoire, pour le compte de M. de Carbuccia ). Mais enfin… la critique théâtrale. Qu’on en juge, d’ailleurs, par cet échantillon : « Servi par une ressemblance consulaire, M. Boucot représente, non sans un contentement évident, M. Jean Chiappe présidant à la stratégie circulatoire, avec ce despotisme affectueux qui est bien dans la manière de notre préfet. Il campe aussi avec une verve éclatante un brillant officier de l’armée d’Afrique... » etc. (Henry Torrès : Vive le théâtre, 28 mars 1930).

Une paille, comme on voit, un rien ! Vive Chiappe, n’est ce pas, Souvarine ?

ANDRE BRETON.

J. B. Marett.

 

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