LA RÉVOLUTION SURRÉALISTE N°9-10, 1ER OCTOBRE 1927
Divers | HANDS OFF LOVE |
Max Ernst | Visions de demi-sommeil |
RÊVES | |
Louis Aragon | Rêve |
Pierre Naville | Rêve |
TEXTES | |
Robert Desnos | Journal d'une apparition |
Xavier Forneret | Et la lune donnait, et la rosée tombait |
Paul Nougé | Jacques Vaché |
POÈMES | |
Paul Eluard | Défense de savoir |
Raymond Queneau | Le tour de l'ivoire |
Jacques Baron | Le temps O vie étrange... |
Fanny Beznos | Je vais, le vent me poussant... |
Pierre Unik | Opaque |
Pierre Unik | Place Vendôme |
Pierre Unik | Le château de cartes |
(DIVERS) | |
Sigmund Freud | La question de l'analyse par les non-médecins |
Benjamin Péret | Corps à corps |
André Breton | Le surréalisme et la peinture |
Fénelon | Vie d'Héraclite |
Louis Aragon | Philosophie des paratonnerres |
Pierre Naville | Mieux et moins bien |
CHRONIQUES | |
Louis Aragon | Mouvements Perpétuels |
Michel Leiris | La Monade hiéroglyphique |
Paul Eluard & Benjamin Péret | REVUE DE LA PRESSE |
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HANDS OFF LOVE (*)
(*) Contrairement à notre intention première, nous publions ci-dessous la version française du texte : " Hands off Love ", paru en anglais dans la revue Transition, où les conditions de sa présentation n’ont pas été celles que nous avions envisagées.
Ce qui peut être invoqué, ce qui a force dans le monde, ce qui est valable, avant tout défendu, aux dépens de tout, ce qui entraîne infailliblement contre un homme quel qu’il soit la conviction d’un juge, et songez un instant à ce que c’est qu’un juge, combien vous dépendez à chaque instant de votre vie d’un juge auquel soudain le moindre accident vous défère, bref ce qui met en échec toute chose, le génie par exemple, voilà ce qu’un récent procès met soudain dans une lumière éclatante. La qualité du défendeur et la nature des arguments qu’on lui oppose valent qu’on s’arrête à la plainte de Madame Charlie Chaplin, telle qu’on a pu la lire dans Le Grand Guignol. Il va sans dire que ce qui suit suppose le document authentique, et bien qu’il soit du droit de Charlie Chaplin de nier les faits allégués, le phrases rapportées, tiendra pour conformes à la vérité ces faits, ces phrases. Il s’agit de voir ce qu’on trouve à opposer à un tel homme, d’apprécier les moyens qu’on emploie pour le réduire. Ces moyens réflètent étrangement la moyenne opinion morale aux Etats-Unis en 1927, c’est-à-dire celle d’un des plus grands groupements humains, opinion qui tendra à se répandre et à prévaloir partout, dans la mesure où l’immense réservoir qui s’engorge de marchandises dans l’Amérique du Nord
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est aussi un immense réservoir de sottise toujours prêt à se déverser sur nous et particulièrement à crétiniser tout à fait l’amorphe clientèle d’Europe, toujours à la merci du dernier enchérisseur.
Il est assez monstrueux à songer que s’il existe un secret professionnel pour les médecins, secret qui n’est après tout que la sauvegarde de la fausse honte et qui pourtant expose ses détenteurs à des répressions implacables, par contre il n’y a pas de secret professionnel pour les femmes mariées. Cependant l’état de femme mariée est une profession comme une autre, à partir du jour où la femme revendique comme dûe sa ration alimentaire et sexuelle. Un homme que la loi met dans l’obligation de vivre avec une seule femme, n’a d’autre alternative que de faire partager des mœurs qui sont les siennes à cette femme, de se mettre à la merci de cette femme. Si elle le livre à la malignité publique, comment se fait-il que la même loi qui a donné à l’épouse les droits les plus arbitraires ne se retourne pas contre elle avec toute la rigueur que mérite un abus de confiance aussi révoltant, une diffamation si évidemment liée à l’intérêt le plus sordide ? Et de plus comment se fait-il que les mœurs soient matière à législation ? Quelle absurdité ! Pour nous en tenir aux scrupules très épisodiques de la vertueuse et inexpérimentée Mme Chaplin, il y a du comique à considérer comme anormale, contre nature, pervertie, dégénérée et indécente l’habitude de la fellation (*). (Tous les gens mariés font cela, dit excellemment Chaplin). Si la libre discussion des mœurs pouvait raisonnablement s’engager, il serait normal, naturel, sain, décent de débouter de sa plainte une épouse convaincue de s’être inhumainement refusée à des pratiques aussi générales et parfaitement pures et défendables. Comment une pareille stupidité n’interdit-elle pas par ailleurs de faire appel à l’amour, comme cette personne qui à 16 ans et 2 mois entre consciemment dans le mariage avec un homme riche et surveillé par l’opinion, ose aujourd’hui le faire avec ses deux bébés, nés sans doute par l’oreille puisque le défendeur n’eut jamais avec elle des rapports conjugaux comme il est d’usage entre époux, ses bébés qu’elle brandit comme les sales pièces à conviction de ses propres exigences intimes ? Toutes ces italiques sont nôtres, et le langage révoltant qu’elles soulignent nous l’empruntons à la plaignante et à ses avocats, qui avant tout cherchent à opposer à un homme vivant le plus répugnant poncif des magazines idiots, l’image de la maman qui appelle papa son amant légitime, et cela dans le seul but de prélever sur cet homme un impôt que l’état le plus exigeant n’a jamais rêvé, un impôt ! qui pèse avant tout sur son génie, qui tend même à le déposséder de ce génie, en tout cas à en discréditer la très précieuse expression.
(*) Par exemple.
Les griefs de Mme Chaplin relèvent de cinq chefs principaux : 1° cette dame a été séduite ; 2° le suborneur a voulu qu’elle se fasse avorter ; 3° il ne s’est résolu au mariage que contraint et forcé, et avec l’intention de divorcer ; 4° pour cela il lui a fait subir un traitement injurieux et cruel suivant un plan bien arrêté ; 5° le bien fondé de ces accusations est démontré par l’immoralité des propos coutumiers de Charlie Chaplin, par la conception théorique qu’il se fait des choses les plus sacrées.
Le crime de séduction est à l’ordinaire un concept bien difficile à définir, puisque ce qui fait le crime est une simple circonstance de la séduction à proprement parler. Cet attentat dans lequel les deux parties sont consentantes, et une seule responsable, se complique encore de fait que rien ne peut humainement prouver la part d’initiative et de provocation de la victime. Mais dans le cas présent l’innocente était bien tombée, et si le suborneur n’avait pas l’intention de lui faire faire un beau mariage, le fait est que c’est elle qui en toute naïveté a eu raison de cet être démoniaque. On peut s’étonner de tant de persévérance, d’acharnement chez une personne si jeune, si dépourvue de défense.
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À moins qu’elle n’ait songé que le seul moyen de devenir la femme de Charlie Chaplin était d’abord de coucher avec lui puis… mais alors ne parlons plus de séduction, il s’agit d’une affaire, avec ses divers aléas, l’abandon possible, la grossesse.
C’est alors que sollicitée de passer par une opération qu’elle qualifie de criminelle, la malheureuse enceinte au moment du mariage s’y refuse pour des raisons qui valent l’examen. Elle se plaint que son état soit public, que son fiancé ait tout fait pour le rendre tel. Contradiction évidente : qui a intérêt à cette publicité, qui se refuse au seul moyen d’empêcher ce qui est un scandale en Californie ? Mais maintenant la victime est bien armée, elle pourra répéter, publier qu’on a voulu qu’elle se fasse avorter. Voilà un argument décisif, et pas une parole du criminel ayant trait à cet acte qui est une grande faute sociale, légale et morale et par là-même répugnante, horrifiante et contraire aux instincts de mère (de la plaignante) et à son sens du devoir maternel de protection et de préservation, pas un mot de Charlie Chaplin ne sera oublié. Tout est noté, les phrases avec leur caractère familier, les circonstances, parfois la date ; à partir du jour où la future Madame Chaplin a songé pour la première fois à se prévaloir de ses instincts, à se poser en monument de normalité, la voilà, bien que tant qu’elle n’a pas été légalement mariée elle ait continué, elle le souligne, à aimer son fiancé, malgré ses horrifiques propositions, la voilà changée en un espion intime, elle a vraiment son journal de martyre, elle tient le compte exact de ses larmes. Le troisième grief qu’elle fait à son mari s’appliquerait-il à elle au premier chef ? Est-elle entrée dans le mariage avec la ferme intention d’en sortir, mais riche, et considérée ? En quatrième lieu le traitement subi pendant le mariage par Mme Chaplin, si on l’envisage dans tous ses détails, est-il le fruit d’une tentative de démoralisation de la part de Charlie Chaplin ou est-il la suite naturelle de l’attitude quotidienne d’une femme qui collectionne les griefs, les suscite et s’en réjouit ? Notons en passant une lacune : Mme Chaplin omet de nous donner la date à laquelle elle a cessé d’aimer son mari. Mais peut-être l’aime-t-elle encore.
À l’appui de ses dires elle rapporte comme autant de preuves morales de l’existence du plan exposé dans le reste de la plainte des propos de Charlie Chaplin, après lesquels un honnête juge américain n’a plus à considérer le défendeur comme un homme, mais comme un sacripant et un Vilain Monsieur. La perfidie de cette manœuvre, son efficacité n’échapperont à personne. Voilà que les idées de Charlot, comme on dit en France, sur les sujets les plus brûlants nous sont tout à coup données, et d’une façon très directe qui ne peut manquer d’éclairer d’un jour singulier la moralité de ces films auxquels nous avons pris plus d’un plaisir, un intérêt presque sans égal. Un rapport tendancieux, et surtout dans l’état d’étroite surveillance où le public américain entend tenir ses favoris, peut, nous l’avons vu avec l’exemple de Fatty Arbuckle, ruiner un homme du jour au lendemain. Notre bonne épouse a joué cette carte : il arrive que ses révélations ont ailleurs un prix qu’elle ne soupçonnait pas. Elle croyait dénoncer son mari, la stupide, la vache. Elle nous apporte simplement le témoignage de la grandeur humaine d’un esprit, qui pensant avec clarté, avec justesse, tant de choses mortelles dans la société où tout, sa vie et jusqu’à son génie le confinent, a trouvé le moyen de donner à sa pensée une expression parfaite, et vivante, sans trahison à cette pensée, une expression dont l’humour et la force, dont la poésie en un mot prend tout à coup sous nos yeux un immense recul à la lueur de la petite lampe bourgeoise qu’agite au-dessus de lui une de ces garces dont on fait dans tous les pays les bonnes mères, les bonnes sœurs, les bonnes femmes, ces pestes, ces parasites de tous les sentiments et tous les amours.
Attendu que pendant la cohabitation de la plaignante et du défendeur, le défendeur a déclaré à la plaignante en des occasions trop nombreuses pour qu’on puisse les spécifier avec plus de détails minutieux et de certitude, qu’il n’était pas partisan de la coutume
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du mariage, qu’il ne pourrait pas tolérer la contrainte conventionnelle que les relations du mariage imposent et qu’il croyait qu’une femme peut honnêtement faire des enfants à un homme en dehors du mariage ; attendu qu’il a également ridiculisé et bafoué l’attachement de la plaignante et sa fidélité aux conventions morales et sociales qui sont de règle sous le rapport du mariage, les relations des sexes et la mise au monde des enfants, et qu’il fait peu de cas des lois morales et des statuts y relatifs (sous ce rapport, le défendeur dit un jour à la plaignante qu’un certain couple avait eu cinq enfants sans être marié et il ajouta : " C’est bien la façon idéale pour un homme et une femme de vivre ensemble. "), nous voilà édifiés sur le point essentiel de la fameuse immoralité de Charlot. Il est à remarquer que certaines vérités très simples passent encore pour des monstruosités. Il est à souhaiter que la notion s’en répande, notion purement humaine et qui n’emprunte ici à celui qui la manifeste que son prestige personnel. Tout le monde, c’est-à-dire tout ce qui n’est ni cafard ni punaise, pense ainsi. Nous voudrions bien voir qui oserait soutenir par ailleurs qu’un mariage contracté sous menace lie en quoi que ce soit un homme à une femme, même si celle-ci lui a fait un enfant. Qu’elle vienne alors se plaindre que le mari rentre directement dans sa chambre, qu’elle rapporte horrifiée qu’une fois il est rentré ivre, qu’il ne dînait pas avec elle, qu’il ne la menait pas dans le monde, il y a tout juste là de quoi hausser les épaules.
Cependant il semble qu’après tout Charlie Chaplin songe de bonne foi à rendre possible la vie conjugale. Pas de chance, il se heurte à un mur de sottise. Tout est criminel à cette femme qui croit ou feint de croire que la fabrication des mioches est sa raison d’être, des mioches qui pourront à leur tour procréer. Belle idée de la vie. " Que désirez-vous faire ? Repeupler Los Angeles ? " lui demande-t-il excédé. Elle aura donc un second enfant, puisqu’elle l’exige, mais qu’elle lui fiche la paix : il n’a pas plus voulu de la paternité que du mariage. Cependant il faudrait qu’il vienne bêtifier avec les bébés pour plaire à Madame. Ça n’est pas dans son genre. On le verra de moins en moins à la maison. Il a sa conception de l’existence, c’est à elle qu’on s’attaque, c’est elle qu’on veut réduire. Qu’est-ce qui l’attacherait ici, auprès d’une femme qui se refuse à tout ce qu’il aime, et qui l’accuse de miner et de dénaturer (ses) impulsions normales… de démoraliser ses règles de décence, de dégrader sa conception des choses morales parce qu’il a essayé de lui faire lire des livres où les choses sexuelles étaient clairement traitées, parce qu’il a voulu qu’elle rencontre des personnes qui apportaient dans les mœurs un peu de cette liberté dont elle était l’ennemie obstinée. Eh bien, quelle complaisance encore de sa part quatre mois avant leur séparation, quand il lui propose d’inviter chez eux une jeune fille qui a la réputation de se livrer à des actes de perversité sexuelle et qu’il dit à la plaignante qu’ils pourraient avoir de la rigolade. C’est le dernier essai d’acclimatation de la couveuse mécanique au comportement naturel de l’amour conjugal. La lecture, l’exemple, il a fait appel à tout pour faire entendre à la buse ce qu’elle n’arrivait pas à saisir d’elle-même. Après cela elle s’étonne des inégalités d’humeur d’un homme à qui elle fait cette vie d’enfer. " Attendez que je sois subitement fou, un jour, et je vous tuerai ", cette menace elle ne l’a pas oubliée pour le cahier des charges, mais sur qui donc en retombe la responsabilité ? Pour qu’un homme prenne ainsi conscience d’une possibilité telle, la folie, l’assassinat, ne faut-il pas qu’on l’ait soumis à un traitement qui peut déterminer la folie, entraîner l’assassinat ? Et pendant ces mois où la méchanceté d’une femme et le danger de l’opinion publique le forcent à jouer une comédie intolérable, il n’en reste pas moins dans sa cage un homme vivant, dont le cœur n’est pas mort.
" Oui c’est vrai ", dit-il un jour, " je suis un amoureux et il m’est indifférent qu’on le sache, j’irai la voir quand je voudrai, que cela vous plaise ou ne vous plaise pas ; je ne vous aime pas et je vis seulement avec vous parce que j’ai dû vous épouser ". Voilà le fondement moral de cette vie, voilà ce qu’elle défend : l’amour. Il arrive que dans
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toute cette histoire Charlot est véritablement le défendeur de l’amour, et uniquement, et purement. Il dira à sa femme que celle qu’il aime est merveilleuse, il voudra la lui voir fréquenter, etc. Cette franchise, cette honnêteté, tout ce qu’il y a d’admirable au monde, tout est maintenant argument contre lui. Mais l’argument suprême est cette paire d’enfants nés contre son gré.
Ici encore l’attitude de Charlie Chaplin est nette. Les deux fois il a prié sa femme de se faire avorter. Il lui a dit la vérité : cela se pratique, d’autres femmes le font, l’ont fait pour moi. Pour moi cela veut dire non par intérêt mondain, par commodité, mais par amour. Il était bien inutile de faire appel à l’amour avec Madame Chaplin. Celle-ci n’a eu ses enfants que pour mettre en valeur que : " le défendeur n’a jamais manifesté un intérêt vraiment normal et paternel ni aucune affection " nous tenons à signaler cette jolie distinction " pour les deux enfants mineurs de la plaignante et du défendeur ". Les bébés ! ils ne sont sans doute pour lui qu’un concept lié à son esclavage, mais pour la mère ils sont une base de revendications perpétuelles. Elle veut leur faire construire un attenant à la maison conjugale. Charlot refuse : " C’est ma maison et je ne veux pas l’abîmer ". Cette réponse éminemment raisonnable, les notes de lait, les coups de téléphone donnés et ceux qui ne l’ont pas été, les entrées, les sorties de l’époux, qu’il ne voit pas sa femme, qu’il arrive la voir quand elle reçoit des idiots et que ça lui déplaise, qu’il ait des gens à dîner, qu’il emmène sa femme, qu’il la laisse, tout cela constitue pour Mme Chaplin un traitement cruel et inhumain, mais pour nous cela signifie hautement la volonté d’un homme de déjouer tout ce qui n’est pas l’amour, tout ce qui en est la féroce, la hideuse caricature. Mieux qu’un livre, que tous les livres, les traités, la conduite de cet homme fait le procès du mariage, de la codification imbécile de l’amour.
Nous songeons à cet admirable moment dans Charlot et le Comte quand soudain pendant une fête Charlot voit passer une très belle femme, aguichante au possible, et soudain abandonne son aventure pour la suivre de pièce en pièce, sur la terrasse, jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Aux ordres de l’amour, il a toujours été aux ordres de l’amour, et voilà ce que très unanimement proclament et sa vie et tous ses films. De l’amour soudain, qui est avant tout un grand appel irrésistible. Il faut alors laisser toute chose, et par exemple, au minimum, un foyer. Le monde avec ses biens légaux, la ménagère et les gosses appuyés par le gendarme, la caisse d’épargne, c’est bien de cela qu’il s’évade sans cesse, l’homme riche de Los Angeles comme le pauvre type des quartiers suburbains, de Charlot garçon de banque à la Ruée vers l’Or. Tout ce qu’il a dans sa poche, moralement, c’est justement ce dollar de séduction qu’un rien lui fait perdre, et que dans le café de l’Emigrant on voit sans cesse tomber du pantalon percé sur les dalles, ce dollar qui n’est peut être qu’une apparence, facile à tordre d’un coup de dents, simple monnaie de singe qui sera refusé, mais qui permet que pendant un instant l’on invite à sa table la femme comme un trait de feu, la femme " merveilleuse " dont les traits purs seront à jamais tout le ciel. C’est ainsi que l’œuvre de Charlie Chaplin trouve dans son existence même la moralité qu’elle portait sans cesse exprimée, mais avec tous les détours que les conditions sociales imposent. Enfin si Madame Chaplin nous apprend, et elle sait le genre d’argument qu’elle invoque, que son mari songeait, mauvais américain, à exporter ses capitaux, nous nous rappellerons le spectacle tragique des passagers de troisième classe étiquetés comme des animaux sur le pont du navire qui amène Charlot en Amérique, les brutalités des représentants de l’autorité, l’examen cynique des émigrants, les mains sales frôlant les femmes, à l’entrée de ce pays de prohibition, sous le regard classique de la Liberté éclairant le monde. Ce que cette liberté-là projette de sa lanterne à travers tous les films de Charlot c’est l’ombre menaçante des flics, traqueurs de pauvres, des flics qui surgissent à tous les coins de rue et qui suspectent d’abord le misérable complet
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du vagabond, sa canne, Charlie Chaplin dans un singulier article la nommait sa contenance, la canne qui tombe sans cesse, le chapeau, la moustache, et jusqu’à ce sourire effrayé. Malgré quelques fins heureuses, ne nous y trompons pas, la prochaine fois nous le retrouverons dans la misère, ce terrible pessimiste qui de nos jours en anglais comme en français a redonné force à cette expression courante dog’s life, une vie de chien.
UNE VIE DE CHIEN : à l’heure actuelle c’est celle de l’homme dont le génie ne sauvera pas la partie, de l’homme à qui tout le monde va tourner le dos, qu’on ruinera impunément, à qui l’on enlèvera tout moyen d’expression, qu’on démoralise de la façon la plus scandaleuse au profit d’une sale petite bourgeoise haineuse et de la plus grande hypocrisie publique qu’il soit possible d’imaginer. Une vie de chien. Le génie pour la loi n’est de rien quand le mariage est en jeu, le sacré mariage. Le génie d’ailleurs n’est de rien à la loi, jamais. Mais l’aventure de Charlot manifeste, au delà de la curiosité publique et des avocasseries malpropres, de tout ce déballage honteux de la vie intime qui toujours se ternit à cette clarté sinistre, l’aventure de Charlot manifeste aujourd’hui sa destinée, la destinée du génie. Elle en marque plus que n’importe quelle œuvre le rôle et la valeur. Ce mystérieux ascendant qu’un pouvoir d’expression sans égal confère soudain à un homme nous en comprenons soudain le sens. Nous comprenons soudain quelle place en ce monde est celle du génie. Il s’empare d’un homme, il en fait un symbole intelligible et la proie des brutes sombres. Le génie sert à signifier au monde la vérité morale, que la bêtise universelle obscurcit et tente d’anéantir. Merci donc à celui qui sur l’immense écran occidental, là-bas, sur l’horizon où les soleils un à un déclinent, fait aujourd’hui passer vos ombres, grandes réalités de l’homme, réalités peut-être uniques, morales, dont le prix est plus haut que celui de toute la terre. La terre à vos pieds s’enfonce. Merci à vous par delà la victime. Nous vous crions merci, nous sommes vos serviteurs.
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VISIONS DE DEMI-SOMMEIL
MAX ERNST :
De 5 à 7 ans. Je vois en face de moi un panneau très grossièrement peint aux larges traits noirs sur fond rouge, représentant un faux acajou et provoquant des associations de formes organiques (œil menaçant, long nez, grosse tête d’oiseau à épaisse chevelure noire, etc).
Devant le panneau, un homme noir et luisant fait des gestes lents, cocasses et, selon mes souvenirs d’une époque bien postérieure, joyeusement obscènes. Ce drôle de bonhomme porte les moustaches de mon père.
Après avoir exécuté quelques bonds " au ralenti " qui me dégoûtent, les jambes écartées, les genoux pliés, le torse penché, il sourit et sort de la poche de son pantalon un gros crayon en une matière molle, que je n’ai pas réussi à définir plus précisément. Il se met au travail ; il souffle très fort et trace hâtivement des lignes noires sur le panneau de faux acajou. Il lui donne vite des formes nouvelles, surprenantes, abjectes. Il exagère la ressemblance avec des animaux féroces ou visqueux à tel point qu’il en sort de vivants qui m’inspirent horreur et angoisse. Content de son art, le bonhomme attrape et ramasse ses créations dans une espèce de vase qu’il peint à ce dessein dans le vide. Il fait tourner le contenu du vase en y remuant son gros crayon de plus en plus vite. Le vase même finit par tourner et devient toupie. Le crayon devient fouet. Maintenant je reconnais nettement que cet étrange peintre est mon père. Il manie le fouet de toutes ses forces et accompagne ses mouvements de terribles coups de souffle, comparables aux bouffées d’une énorme machine à vapeur enragée. Avec des efforts effrénés, il fait tourner et bondir autour de mon lit cette abominable toupie, qui contient toutes les horreurs, que mon père est capable d’éveiller aimablement dans un panneau de faux acajou au moyen de son affreux crayon mou.
Un jour de ma puberté, j’ai très sérieusement examiné la question de savoir comment mon père avait dû se conduire dans la nuit de mon engendrement. Comme réponse à cette question de respect filial surgit en moi le souvenir très précis de cette vision de demi-sommeil, que j’avais complètement oubliée. Depuis, je n’ai pu me défaire d’une impression nettement défavorable sur la conduite de mon père à l’occasion de mon engendrement.
À l’âge de la puberté. Le jeu bien connu des représentations purement optiques devient vite un cortège d’hommes et de femmes, normalement vêtus, qui part d’un horizon éloigné vers mon lit. Avant d’arriver, les promeneurs se séparent : les femmes passent à droite, les hommes à gauche. Curieux, je me penche vers la droite afin qu’aucun visage ne m’échappe. Je suis d’abord frappé par la grande jeunesse de toutes ces femmes ; mais en les examinant bien, visage par visage, je remarque mon erreur : ce sont des femmes parmi lesquelles beaucoup d’un certain âge, quelques vieilles et seulement deux ou trois très jeunes, de dix-huit ans à peu près, l’âge qui convient à ma puberté.
Je suis trop occupé des femmes pour faire attention à ce qui se passe du côté gauche. Mais je sais sans voir que de ce côté, je commettrais l’erreur contraire, tous ces messieurs commençant par m’effrayer en raison de leur vieillesse précoce et leur laideur remarquable mais, à un examen plus attentif, mon père seul conservant parmi eux les traits d’un vieillard.
Au mois de janvier 1926. Je me vois couché dans mon lit et, à mes pieds, debout, une femme grande et mince, vêtue d’une robe très rouge. La robe est transparente et la femme aussi. Je suis ravi de la finesse surprenante de son ossature. Je suis tenté de lui faire un compliment.
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RÊVES
ARAGON :
Après une longue marche je me trouve dans un compartiment de troisième classe où il y a d’autres voyageurs que je distingue mal. Sur le point de m’endormir je remarque que les secousses régulières du wagon scandent un mot, toujours le même, qui est à peu près Adéphaude. L’adéphaude est une pierre précieuse jaune que je vois posée dans le filet à côté d’un paquet très mal fait, enveloppé dans de la toile d’emballage, sur lequel une étiquette de chemin de fer porte cette inscription : Rhodes 1415, ce qui est une erreur, j’en suis convaincu. Il m’est impossible de retrouver la bataille dont il est question, malgré les vanniers que j’interroge l’un après l’autre au bord de cet interminable marécage que je traverse sous l’aspect d’un vagabond. Je suis arrivé dans un compartiment de deuxième classe. Je me fais sur un ton sardonique l’observation qu’il y a maintenant dans le filet deux paquets portant la mention : Rhodes sans date. À ce moment je remarque dans le coin opposé une jeune dame qui parle avec agitation à un compagnon d’abord invisible, qui pourrait être moi-même, ou quelque parent éloigné d’une certaine dame Carnegie que je pense avoir connue dans mon enfance. La jeune dame est habillée avec une grande élégance. Je n’arrive à saisir que quelques mots de la conversation : "… au défaut de laque… " Il s’agit évidemment des paquets qui en effet ont un aspect extraordinairement écaillé. Je tourne les yeux vers l’interlocuteur de la dame et je m’aperçois qu’il est couvert d’une armure qui le cache complètement. Je me lève indigné. À mes pieds se trouvent les restes d’une collation froide. La dame s’essuie les mains avec un mouchoir de dentelle. Nous sommes en pleine campagne, auprès d’un talus. C’est le soir de la bataille de Marignan.
PIERRE NAVILLE :
L’action se passe dans le jardin de la maison, rue de Grenelle. Placé derrière une fenêtre quelconque j’aperçois dans ce jardin trois généraux, parmi lesquels se distingue le général Gouraud. Les regardant avec beaucoup d’attention, je me trouve maintenant dans une pièce de la maison en contre-bas qui ne comporte comme ouverture qu’un soupirail grillagé, au ras du sol. Je prends un browning et je tire à travers ce soupirail sur le général Gouraud, que je tue net. Il tombe à terre, raide, face en avant, et les deux autres généraux (il y a donc leur costume, casquette, décorations, sabre, etc.) se précipitent sur son cadavre, le soulèvent, et l’apportent vivement vers ce soupirail au travers duquel je viens de tirer, ouverture d’un sous-sol dans lequel je ne me trouve plus maintenant. Le carreau du soupirail a été brisé par la balle du revolver, et c’est par l’étroite ouverture ainsi pratiquée que le général Gouraud est introduit dans le sous-sol. Les deux autres officiers s’éloignent rapidement. Au même instant je me trouve reporté dans une chambre à l’étage supérieur, pour l’alibi.
L’appareil de la justice est mis en branle. Il y a dans cette maison un nombre énorme de policiers et de juges d’instructions. Qui a tiré ? qui a ramené le cadavre dans le sous-sol ? on sait que j’étais dans la maison, on m’interroge. Naturellement je nie sur le fond, je ne comprends rien. Mais voici de quelle façon : j’affirme avoir été dans la pièce d’où est parti le coup au moment où l’on a tiré ; j’ai tout vu, mais rien compris, donc rien fait. Pourquoi tuerai-je un général de cette manière absurde ? Précisément parce que je suis seul à affirmer que j’étais dans la pièce d’où l’on a tiré (tandis que " des témoins " prétendent m’avoir rencontré ailleurs
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dans la maison), on ne me croit pas. J’ai la crainte constante qu’on ne déduise que moi seul ai pu tirer ; mais au contraire, plus l’enquête avance, plus il est certain que seul j’étais là, moins on m’accuse – tant il est prouvé qu’un homme seul ne saurait participer à une action objectivement définie. Pour l’aspect extérieur de l’affaire, il s’agit du doute apporté par le fait qu’au moment où le cadavre militaire a été apporté dans le sous-sol, je me trouvais dans une chambre située à l’étage supérieur. Il en résulte que bien que je sois fatalement le coupable, que tout le monde me suspecte, rien ne permet de m’accuser, de me condamner.
Pourquoi surgit tout à coup une solution ? Il paraîtrait qu’un Serbe ou un Bulgare ayant eu à se plaindre du général Gouraud en Orient, se serait vengé. Mais comment est-il entré là ? Pourquoi un Serbe quand il y a tant de militaires français ? Et puisque je sais si sûrement que c’est moi le coupable.
JOURNAL D’UNE APPARITION
La vie nous réserve encore des surprises en dépit des déceptions dont elle se montre prodigue à notre égard. Le merveilleux consent encore à poser sur notre front fatigué sa main gantée et à nous conduire dans des labvrinthes surprenants. Nous errons à sa suite parmi des parterres de fleurs sanglantes, nous constatons de surnaturelles présences dans des paysages incroyables, mais vienne le jour où tant de merveilles nous donnent enfin des ailes. Comme Icare nous mourons de notre fortune ou, comme Dédale, nous atterrissons dans un pays moins beau et que désormais nous nous obstinons à considérer comme la seule réalité. Qu’on nous parle alors du labyrinthe fameux et des aventures que nous y courûmes, nous hésiterons à le décrire autrement que comme un songe-creux. Et quelque jour, considérant les moignons brûlés de ce qui fut nos ailes, témoignage des merveilles que nous vîmes et instrument d’une pseudo-délivrance, nous nous attendrirons sur nous-mêmes et nous maudirons le scepticisme du souvenir et la tendance de l’homme à confondre le présent avec la réalité. J’échapperai à cette déchéance. Le labyrinthe que j’ai perdu, j’y pourrai rentrer à nouveau, j’y rentrerai un jour proche ou lointain. Mais je me refuserai toujours à classer parmi les hallucinations les visites nocturnes de *** ou plutôt je me refuserai, le mot hallucination étant admis, à le considérer comme une explication de ce qui, pour le vulgaire, est peut-être un phénomène, mais qui ne saurait l’être pour moi. *** est réellement venue chez moi. Je l’ai vue. Je l’ai entendue. J’ai senti son parfum et parfois même elle m’a touché. Et puisque la vue, l’ouïe, l’odorat et le tact se trouvent d’accord pour reconnaître sa présence, pourquoi douterais-je de sa réalité sans suspecter d’être de faux semblants les autres réalités communément reconnues et qui ne sont en définitive contrôlées que par les mêmes sens. Comment reconnaîtrais-je à ceux-ci le pouvoir de m’éclairer dans certains cas et de m’abuser dans d’autres ? Il s’agit d’ailleurs moins pour moi de faire admettre comme réels des faits normalement tenus pour illusoires que de mettre sur le même plan le rêve et la réalité, me souciant peu, au demeurant, que tout soit faux ou que tout soit vrai.
R. D.
JOURNAL
Du 10 au 16 novembre 1926. Mes sommeils sont devenus plus lourds, plus profonds, plus épais. Au réveil, j’ai non pas le souvenir des rêves que j’ai faits, mais le souvenir que j’ai rêvé, sans pouvoir les préciser. Si je tente de les retrouver dans ma mémoire, je me heurte à d’épaisses ténèbres dans lesquelles des ombres imprécises font de grands gestes vagues. C’est un état que je connais déjà pour l’avoir éprouvé à plusieurs reprises, notamment à l’époque des " sommeils surréalistes ".
Nuit du 16 novembre 1926. Changement brusque dans la nuit du 16 novembre. Au lieu du trou profond où je sombrais les nuits précédentes quand je m’endormais, je flotte dans une somnolence vague et euphorique. La nuit est très claire et mon atelier en est doucement éclairé. Bien qu’endormi et rêvant sans pouvoir faire la part exacte du rêve et de la rêverie, je garde la notion du décor. Vers deux heures du matin, je m’éveille complètement. Le silence siffle de cette façon particulière que l’on remarque pendant les insomnies. Un instant se passe puis, très distinctement, j’entend qu’on ouvre ma porte bien que celle-ci soit fermée à clef (je le constaterai au matin). J’entends les gonds rouler et même le bruit très particulier du
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pène de la serrure qui est cassé et qu’on est obligé de pousser avec la main pour refermer la porte. Et, doucement, sans bruit, *** entre dans mon atelier. C’est elle à n’en pas douter. Je reconnais son visage, sa démarche, l’expression de son sourire. Je reconnais encore sa robe : une robe très reconnaissable qu’elle ne porte que dans certaines circonstances. Elle s’approche de moi et s’asseoit à quelque distance de mon lit sur un fauteuil où j’ai posé mes vêtements avant de me coucher. Elle se pose commodément et me regarde fixement. J’observe que je la vois aussi distinctement que s’il y avait de la lumière dans mon atelier et que la clarté de la nuit n’explique pas cette circonstance, pas plus d’ailleurs qu’une ligne phosphorescente d’un bleu assez tendre qui cerne tout son corps, non plus que le rougissement du poêle. Elle remue son pied droit qui parfois heurte le plancher qui résonne. Combien de temps dure cette contemplation ? Je l’ignore. J’ignore même quand ma visiteuse a disparu. Je me réveille normalement au matin, assez frais et absolument persuadé de la réalité de cette visite nocturne. Mes vêtements sont toujours sur le fauteuil. Peut-être ont-ils été déplacés, mais je ne pourrais l’affirmer.
Du 16 au 25 novembre 1926. Les apparitions se reproduisent chaque nuit avec exactitude. Je prends soin désormais de ne plus fermer la porte à clef, de ne plus embarrasser le fauteuil et de rapprocher celui-ci de mon lit. Maintenant, j’attends les visites de *** et, quand elles se produisent, elles ne me surprennent plus. Elles font partie de ma vie et occupent mes pensées pendant l’état de veille.
Nuit du 26 novembre 1926. Cette nuit *** est venue comme d’habitude, mais au lieu de s’asseoir sur le fauteuil, elle s’est assise sur mon lit. J’ai senti la pression de son corps contre les couvertures. Elle m’a regardé, tournant parfois la tête vers le poêle dont la lueur éclairait en rouge son visage. Je note que sur sa physionomie est répandue une expression triste rompue par instant, comme dans la vie normale, par un sourire. Elle portait cette nuit une robe que je lui connais bien, rouge et noire, et dont je me souviens de lui avoir fait compliment.
Nuits du 26 novembre 1926 au 15 décembre 1926. Elle est revenue régulièrement toutes ces nuits. Elle s’est assise tantôt sur le fauteuil, tantôt sur le lit, tantôt sur le tapis devant le feu. J’ai remarqué dans la nuit du 14 décembre qu’elle a toussé à deux reprises. Dans la nuit du 15 décembre, accroché à son épaule, il y avait un morceau de
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serpentin de papier, comme on en jette dans les fêtes et les bars de nuit. Ces visites rentrent de plus en plus dans la normale. Pas une nuit ne s’est passée depuis le 16 novembre sans qu’elle vienne et son abstention me causerait probablement un trouble inexprimable. J’ai besoin qu’elle vienne. Quant à la manière dont elle part, je ne m’en rends, la plupart du temps, pas compte. Je me réveille au matin, sans savoir comment je me suis endormi et avec jusqu’au dernier moment de mes souvenirs de l’état de veille, le souvenir de sa présence. Il m’est arrivé de rentrer tard et de n’être pas encore endormi quand elle arrivait, mais il ne m’est jamais arrivé de n’être pas encore couché à ce moment. À trois reprises, je l’ai vue partir. J’ai entendu la porte se refermer derrière elle et son pas décroître dans la cour. Une nuit de pluie, j’ai remarqué que ses chaussures étaient tachées de boue. Enfin, deux fois, j’ai couché ailleurs que chez moi. À deux heures environ, je me suis réveillé et j’ai été torturé par l’idée qu’elle était seule chez moi et que peut-être le feu était éteint. Dans une somnolence voisine de l’anéantissement, j’évoquais mon atelier dans ses moindres détails et elle, seule, assise dans le fauteuil. Cela me causait une telle gêne que désormais je ne coucherai plus ailleurs que chez moi.
Nuit du 16 décembre 1926. J’avais résolu dans la journée de mettre mon fantôme à l’épreuve en le touchant. Je devais poser ma main sur la sienne. Qu’attendais-je de cet acte ? Je ne saurais le dire, mais j’attendais quelque chose. Et tout s’est passé le plus normalement du monde. Je crois avoir posé ma main sur la sienne. Elle l’a retirée, mais n’est pas partie. Je dis " crois " car au réveil j’ai douté de l’avoir fait et je me suis trouvé en présence d’un moi-même sceptique et chicaneur. Pour convaincre ce second dont les arguments me désespèrent, j’ai résolu de tuer cette nuit *** avec un poignard malais à longue lame.
Nuit du 17 décembre 1926. Comment ai-je pu imaginer un acte aussi stupide. Elle est venue et je n’ai rien fait. J’ai trouvé ce matin le poignard près de mon oreiller. Comment ai-je pu croire que je m’en servirais ?
Nuit du 18 décembre 1926. Et pourtant j’ai voulu recommencer et, au matin, je ne me rappelle pas ce qui s’est passé. Elle est venue et s’est assise. Ce matin, j’ai retrouvé le poignard sur le fauteuil. Impossible, absolument impossible de savoir ce qui s’est passé. Pourvu qu’elle revienne la nuit prochaine.
Nuit du 19 décembre 1926. Elle est revenue.
Nuits du 20 décembre 1926 au 5 janvier 1927. Elle est venue chaque nuit, mais le souvenir que je garde de ses visites est de moins en moins précis. Je ne saurais plus dire au réveil si elle s’est assise sur le lit ou sur le fauteuil.
Nuit du 6 janvier 1927. Pour la première fois depuis le début de ses visites, je ne puis affirmer que *** est venue cette nuit. Il me semble bien qu’elle est arrivée, mais je ne puis faire la différence entre la perception de cette visite et l’habitude que j’en ai prise.
Nuits du 6 au 24 janvier 1927. Je doute de plus en plus qu’elle continue à venir me voir. Certains jours j’en suis presque certain mais le lendemain je suis presque persuadé que mes souvenirs me trompent.
Nuit du 25 janvier 1927. Elle n’est certainement pas venue cette nuit et pourtant j’étais éveillé à l’heure habituelle de son arrivée et je ne me suis pas endormi avant le petit jour.
Nuit du 26 janvier 1927. Elle n’est pas venue.
Nuits du 27 janvier à fin février. Elle ne vient certainement plus. J’ai continué à m’éveiller à l’heure de sa visite journalière et, au début, j’avais sans la voir l’impression de sa présence. Puis cette impression a disparu. Les dernières nuits j’ai dormi sans m’éveiller.
Maintenant.
Elle ne reviendra plus.
ROBERT DESNOS.
LE CADAVRE EXQUIS :
" LA VAPEUR AILÉE SÉDUIT L’OISEAU FERMÉ À CLÉ. "
" L’HUÎTRE DU SÉNÉGAL MANGERA LE PAIN TRICOLORE. "
" LA GRÈVE DES ÉTOILES CORRIGE LA MAISON SANS SUCRE. "
" LE MILLE-PATTES AMOUREUX ET FRÊLE RIVALISE DE MÉCHANCETÉ AVEC LE CORTÈGE LANGUISSANT. "
" LE CHLORE EN POIRE FAIT PARLER LES SÉNÉCHAUX ATROCES. "
" LE BOTTIN, OUI LE BOTTIN SENSUEL, POURFENDRA ISABEAU DE RAVIERE. "
" MONSIEUR, MADAME ET LEURS ENFANTS DÉCOLORÉS SE PERDENT VOLONTIERS DANS LES SENTIERS AVEC LES THÉORÈMES RAPIDES. "
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ET LA LUNE DONNAIT, ET LA ROSÉE TOMBAIT
Un inconnu : Xavier Forneret (*). Ce nom n’a pas même laissé ses initiales sur les grands arbres de la forêt où nous sommes perdus, de la forêt à la lisière de laquelle Racine, ce con, a sa statue grandeur nature, Lamartine, cette vache, a son mausolée de marbre et M. Paul Souday, l’insulteur de Baudelaire, cherche à transporter son tas de fumier couleur du Temps.
(*) Deux destinées, drame (1834). – 23-35. – L’Homme noir, drame (1835). – Vapeurs, ni vers ni prose (1838). – Sans titre, par un homme noir blanc de visage (1838). – Encore un an de sans titre, par un homme noir blanc de visage (1840). – Pièce de pièces, temps perdu (1840). – Lettre à Victor Hugo (1851). – Lignes rimées (1853). – À Sa Majesté l’Empereur. Passé, Présent, Futur (1858). – Ombres de poésies (1860). – Broussailles de la pensée, de la famille de " sans titres " (1870). – Caressa. – L’infanticide. – Mère et fille. – Rien-quelque chose.
Forneret, qui es-tu ? Il nous répond par un poème :
UN PAUVRE HONTEUX
Quand il n’était pas grand on lui avait dit : " Si tu as faim, mange une de tes mains. "
Il l’a tirée De sa poche percée, L’a mise sous ses yeux, Et l’a bien regardée En disant : Malheureux !
Il l’a mouillée D’une larme gelée, Qui fondit par hasard ; Sa chambre était trouée Encor plus qu’un bazar.
Il l’a frottée, Ne l’a pas réchauffée ; À peine il la sentait, Car par le froid pincée Elle se retirait.
Il l’a touchée De sa lèvre ridée. D’un frénétique effroi Elle s’est écriée : " Adieu, embrasse-moi ! "
Il l’a pliée, Il l’a cassée, Il l’a coupée, Il l’a lavée, Il l’a grillée, Il l’a mangée.
Entre Borel et Lautréamont, il vacille sur la route qui mène en 1835 à certain théâtre dijonnais sur lequel s’agite l’Homme noir.
Qui est Forneret ? Nous ne savons pas. C’est l’homme noir. Quand nous l’avons rencontré : " Et la lune donnait… Et la rosée tombait. " Mais surtout une voix toujours inouïe, qui est celle de l’Amour, déchirait le ciel et la terre.
Forneret ? Un homme que nous avons rencontré dans les ténèbres et à qui nous avons baisé les mains.
À la Direction de la Revue de la Côte-d’Or et de l’Ancienne Bourgogne
La Revue m’ayant fait l’honneur de m’envoyer son prospectus ; de plus, croyant un peu qu’elle m’aurait encore fait celui de m’adresser son premier numéro, si je ne m’étais abonné à elle avec empressement, j’essaie de la remercier par une folie de mon cerveau, et je me tiendrai pour fier si elle veut bien l’accueillir.
" Descendons au jardin, dit un homme de cinquante ans environ. " Cet homme venait de parler, moitié anglais, moitié français. - " Je vous suis, répond en bon français, une femme de trente ans. – Oui, maman, allons ! ajoute une petite vierge de quatorze années, avec les deux accents et langages du père et de la mère, combinés à ne pouvoir méconnaître que l’enfant avait pour père, l’homme de cinquante ans, pour mère, la femme de trente. " Tous trois quittent alors un salon flamboyant de bougies, et se dirigent, par un vaste et bel escalier à rampe de bronze et de frêne, vers un jardin tout en feuilles de la présence du mois de mai, tout odorant du miel de la nuit. La présence de l’Anglais (c’en était un) semblait se reposer sous le calme d’une conscience pure comme les pensées de sa fille. Ses sourcils, n’en faisant qu’un comme une barre noire appuyée sur ses yeux fuyant son front, annonçaient que l’emportement et la brusquerie dominaient son cœur. La Française (c’en était une) était pâle ; sa tête portait des cheveux couleur peau de nègre, bien luisante et bien foncée. Sa bouche assez mince, triste à demi, semblait désirer quelque chose ; mais on ne savait pas bien quoi. Sa taille, fine et souple comme un ruisseau qui coule, se jouait gracieusement sous les plis de sa robe traînante. On voyait à peine ses pieds ; mais sa main était petite, et son regard donnait chair froide. L’Enfant n’était encore qu’une enfant qui aime bien son papa, sa maman, puis les fleurs qu’elle leur cueille.
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La Femme se trouvait entre le père et la fille. Tous trois marchaient sur trois rangs. Tout à coup la promenade est interrompue par une volte-face de l’Anglais. Sa femme venait de soupirer. " Pourquoi donc, madame, me lancer sur le dos une de ces émanations ridicules pour une femme de votre âge, parce qu’elles sont trop fréquentes. C’est sans doute la lune qui vous a envoyé celle-ci, ou le chant du rossignol qui casse nos têtes. – Il ne fallait point nous amener ici, répond la Française ; je ne demandais point à quitter ma chambre. – Oui ; mais vous rongiez d’attention un volume de je ne sais quel poète, et alors j’ai pensé, j’espérais… – Que voulez-vous ? qu’exigez-vous ? Avez-vous à vous plaindre de moi ? – Non. – N’ai-je pas (dit-elle en tremblant) rempli, jusqu’à ce jour, mes devoirs de mère et d’épouse ? – Oui. – Me voyez-vous contrariant vos intentions, vos désirs ? – Non. – Ne me suis-je pas quelquefois soumise à vos caprices ? – Oui. – Avez-vous quelque chose à redire sur mes parures de femme ? – Non. – Mon affection pour notre enfant n’est-elle pas bien tendre ? – Oui. – Me reprochez-vous de tenir trop souvent, par goût, une place dans un salon ? – Non. – N’avez-vous pas entendu dire que j’étais une bonne femme et une bonne mère ? – Oui. – Quand, malgré moi, la tristesse me gagne, en souffrez-vous positivement ? – Non. – Ne jouissez-vous pas ici, en France, de la lecture que je vous fais des journaux anglais ? – Oui. – Votre table est-elle négligée ? – Non. – Lorsque vous m’ordonnez presque de marcher, – je vais ; de rester, – je demeure ; de parler, – je cause. Enfin, lorsque vous m’enjoignez de venir, ne viens-je pas ? – Oui. – Alors, que me demandez-vous ? qu’exigez-vous ? – L’Anglais s’approcha de la Française, et baissant la voix : " Au moins, madame, un peu d’amour. " – Jamais vous n’en avez eu de moi, jamais vous n’en aurez ! L’Anglais allait répartir, quand sa fille, qui s’était arrêtée pour couper des tubes de jacinthes fleuries, accourut, légère comme une biche, et lui dit, en les fourrant sous son nez : " Tiens, papa, elles embaument. " – L’Anglais, sans répondre, remonta au salon. La mère et la fille suivirent. L’Anglais embrassa son enfant, ne souffla mot à sa femme, prit une bougie et sortit. Bientôt l’Enfant fut déshabillée, couchée et endormie : et il ne resta plus, debout, appuyée sur l’un des balcons de sa chambre éclairée par le jardin, que la Française qui pleurait. Quelques-unes de ses larmes se versèrent sur quelque chose de rond qui dépassait une fenêtre au-dessous d’elle. C’était une tête de jeune homme. Depuis plusieurs jours, ce jeune homme avait remarqué la Française, et tout son bonheur, sa joie, son délire, était aussi de croire qu’il occupait un peu l’esprit de cette femme qui parcourait les allées du jardin, – front baissé, bras pendants, démarche enfin de pensées rêveuses ; car cette femme levait quelquefois les yeux vers lui qui dévorait des siens le moindre geste, le moindre mouvement, le moindre pas. La Française, qui se promenait rarement sans sa fille, peut-être à cause de l’Anglais, parut soupçonner que les remarques du jeune homme s’adressaient à l’Enfant. Le Jeune homme, s’en trouvant profondément affecté, résolut d’agir de manière à prouver avec évidence à la Française qu’elle seule imprimait sur lui une émotion délicieuse. Sans tarder, l’occasion se présenta. C’était une fois que la Mère, se séparant de l’Enfant pour rentrer, probablement sur un signe de l’Anglais, – c’était une fois, dis-je, que le jeune homme s’élança si fort au-devant de la Française qui passait vers sa fenêtre, qu’elle put croire qu’il allait en sortir. Mais il se contenta, avant que sa Dame n’eût clos la porte du jardin, de fermer avec bruit les neuf croisées de son appartement. Depuis, la Française ne douta plus, et le Jeune homme fut heureux. Il eut l’air de regarder toujours un peu la Jeune fille pour que celle-ci, qui commençait à s’en apercevoir, n’abandonnât point sa mère dans ses promenades. C’était un remords pour le Jeune homme ; mais son amour pour la Française l’emporta sur ses scrupules. Un soir, le ciel était nuageux et cuivré. Sept heures et demie sonnaient lorsque le Jeune homme, ne voyant au jardin ni Mère, ni Fille, se disposait à aller rêver en plein air, quand tout à coup paraît, sur le grand escalier, la Française qui descendait seule. Elle fit un temps d’arrêt, laissa rentrer le Jeune homme qui avait oublié ses gants, et continua sa direction au jardin.
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Pour le Jeune homme, il n’y eut plus alors de rêves qu’à travers les touffes de lilas et de genêts qui caressaient son ange passant contre elles. Toute sa vie marchait dans les allées tortueuses du jardin ; son cœur était serré d’angoisses délicates et palpitantes, et il se disait : " Peut-être m’attend-elle ? " Aussitôt qu’un petit chien cessa d’aboyer par ordre de la Française, le Jeune homme, après s’être assuré de l’absence du Père et de l’Enfant, se précipita à la rencontre de la Mère, la saluant d’abord sans l’aborder, – puis l’abordant ensuite, tout brûlant, tout passionné, comme ivre. Mais, hélas ! un charbon ardent venait de heurter un glaçon. La Française ne rougit pas, et se moqua presque de l’embarras du Jeune homme, qui dès lors sentit naître en lui un sentiment de dédain, de sécheresse, pas encore d’ironie, car il ne se possédait pas assez ; mais il se promit un second entretien pour se venger. Seulement, lorsque la Française prétend que le jardin où ils sont est un endroit public, – le Jeune homme répond qu’avec une intention ferme, on y peut s’isoler, et n’y rencontrer que telle personne convenant à telle autre. La Française, à cela, n’eut point de répartie. Elle reconnaissait qu’elle aurait pu éviter le Jeune homme. Alors elle parla de la cour d’Angleterre où elle était souvent reçue ; par quoi le Jeune homme ne parut pas trop séduit ou ébloui. Elle raconta ses plaisirs, ses fatigues. Oh ! comme le Jeune homme trembla de n’avoir à faire qu’à une de ces femmes accablées d’aventures, d’orgies et de dégoût ; et il le montra net à la Française qui le quittait lestement par un Bonsoir monsieur, auquel le Jeune homme répondit de même par un Bonsoir madame, aussi mordant, aussi pénétrant que possible. Enfin le Jeune homme fit tout, de son cœur, pour être bien compris. Après cette séparation, il craignait encore que la Française ne pensât qu’il demeurait pour elle sous ses fenêtres, la porte du jardin s’étant fermée, et lui n’ayant pas de clé pour en sortir. Cependant, au bout d’une demi-heure d’attente, il fut délivré de sa prison par un hasard auquel il rendit bien grâces, et passa une nuit horrible.
Le lendemain, par le même ciel, dans la même allée, à la même place que la veille, la Française et le Jeune homme se rencontrèrent. L’Anglais et sa fille étaient encore absents. Vous croyez que le Jeune homme va persister dans ses idées de petite vengeance, en s’approchant de la femme de la cour ; - Vous croyez qu’il va déclamer contre ces vices de galanterie qui sont la monnaie courante des salons ; - Vous croyez qu’il se dispose à percer d’ironie les oreilles de celle qui l’écoute ; - Vous croyez enfin qu’il a beaucoup de fiel à répandre, et qu’il en va dégorger son cœur ; - Point. Il est plus fou que la veille ; il n’a pas dormi un seul instant ; il aime comme un furieux ; il n’a rien mangé ; il a ses membres rompus, sa bouche sèche, l’haleine en feu ; les regards fixes, la tête lourde et rouge. La Française, qui voit tout cela, ne rit plus, se trouble d’abord, se remet ensuite pour secourir le Jeune homme qui se mourait. Elle lui prend la main ; – le Jeune homme tombe à la renverse, – un boulet d’émotion venait de le frapper. – La Française alors, oublie le ciel, la terre et son enfant. Elle n’aperçoit plus qu’un être étendu à ses pieds, entr’ouvrant des yeux qui se miraient dans les siens avec une extase singulière. Elle n’a plus de voix qu’en ce souffle qui s’échappe de deux lèvres claquantes, et qui semblent avoir besoin du baume de sa bouche pour calmer leur délire. Elle relève le Jeune homme, le soutient, l’aide à marcher ; et cela, elle le fait dans un jardin où plusieurs personnes ont droit de circuler ; où l’Anglais peut d’un instant à l’autre se montrer terriblement. Mais elle se sent aimée comme on adore Dieu. Un visage, plus pâle que ses traits, lui fait face. Une espèce de délire la gagne aussi. Elle assied le Jeune homme, se place à côté de lui. Ils se touchent ! - Une scène muette d’amour, est tout ce qu’il y a de plus parlant au monde. – Oh ! combien alors le Jeune homme et la Française ont d’éloquence ! Oh ! combien leurs mains, en se prenant, font froid et chaud à leur cœur ! Combien est insensé ce qu’ils pensent ! Comme leurs yeux, en se baisant du regard, ont l’air de fous en accès ! Comme leur haleine découle frémissante et entrecoupée ! Comme tous leurs mouvements ont la fièvre ! Et toute chose, pour eux, vacille en tournant ; ils ont le Ciel aux pieds, la Terre à la tête. Un vertige semble les saisir pour les décharner, car ils maigrissent à vue d’œil. Ils font peur, on dirait des Revenants ; – mais ils ont Dieu dans l’âme. Ils s’aiment ! Oh ! oui, ils ont Dieu dans l’âme, et ils le prient ; car l’amour, n’est-ce point une prière continuelle ? Prière de croyance à torrents ; prière qui illumine et centuple tout ; prière qui se jette, ruisselle, brise, brûle et caresse ! - L’extase étrange des deux amants dura au moins dix minutes, après lesquelles la Française, moins mourante que le Jeune homme, murmura passionnément ces mots :
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– Vous m’aimez donc bien ! – Non !
(La Française pâlit.)
Inventez, ou cherchez et trouvez ; mais ce n’est pas de l’amour, ce que j’ai en moi, pour vous. C’est quelque chose de si plein et de si chaste posé sur autre chose de si grand et de si saint, que toute pensée terrestre en s’y arrêtant y laisserait une souillure. Âme et vie, voyez-vous, corps et cœur ; à vous données, ces quatre choses, à vous données aussi vrai qu’il n’y aurait pas de jour sans soleil.
– Oh ! que je suis heureuse ! mon Dieu, grâce ! – Redoutez-vous la mort parée de délices ? – Oh ! non ! Qu’elle vienne ! je la baiserai, comme je baise votre main. – Et vous voulez que ce soit de l’amour, ce que j’éprouve pour vous ? Oh ! c’est je ne sais plus quoi, vraiment ! c’est comme une fureur angélique armée de félicité. Oh ! mais laissez ma main, vos lèvres ne sont faites que pour mes lèvres ! – Vous m’aimez donc bien ! – J’ai dit : Non ! – Oh ! c’est le plus grand oui de la terre ! – L’extase recommença ; mais elle se fondit peu à peu, et le Jeune homme tira de sa poche un billet qu’il devait remettre à la Française, s’il n’avait pu lui parler. Il le lut. Le voici :
Je ressens, Une fièvre. Je me souviens, Qu’hier vous avez beaucoup ri, et m’avez regardé à peine. Je crains, Que vous ne m’ayez trouvé laid. J’espère, Que vous m’avez un peu compris. Je désire, Fondre mon cœur avec le vôtre. Je veux, Vous voir seule et vous brûler de quelques mots. J’attends, Une chose de vous. Je suis, Homme à commettre un crime (si cela peut convenir), lorsqu’on m’aimera (si c’est possible) ; homme à vengeance terrible, lorsqu’on aura VOULU tromper ma confiance et mes rêves. Eh bien ! après cette lecture, qu’auriez-vous fait ? – Je me serais élancée chez vous, en vous criant : – Oh ! je vous comprends ; oh ! je ne rirai plus ; oh ! je ne vous trompe pas ! – Auriez-vous été content ? Ma visite eût-elle valu votre billet ? Le Jeune homme ne répondit pas, – Il venait encore de s’évanouir. En ce moment, la Française se crut en Enfer, l’Anglais l’appelait. Cependant elle ne se sépara pas de sa Vie, sans appliquer sur son front un de ces frémissements de bouche qui feraient revenir un mort. Puis la Française disparut comme un squelette qui sortirait d’une tombe ; Et un bouillon de sang quitta le cœur du Jeune homme qui, tout étourdi, rentra dans sa chambre en disant : – Bien sûr je viens du Ciel ? Il le pensa encore davantage, quand il reçut le lendemain ces mots : " Je suis à vous comme Marie à son fils. Prenez-moi. "
Les choses en étaient là, lorsque les larmes de la Française tombaient sur la tête du Jeune homme. Pleurait-elle de bonheur ou de remords ? car le Jeune homme allait bientôt se trouver seul avec elle dans le jardin. – Quoiqu’il en pût être, les deux amants ne tardèrent pas à mêler leurs deux âmes au souffle de la nuit. -
Lorsque le Jeune homme et la Française se firent face, le Jeune homme qui vit, au clair de la lune, le réseau larmoyant qui se balançait encore sur les regards de la Française, dit :
Vous pleurez, vous pleurez, vous ! Oh ! oh ! vous ! Comme le Ciel est injuste ! Vous, répandre des larmes ! Mon Dieu, qu’est-il donc arrivé ? Laissez ma bouche se tourner vers la vôtre sans qu’elle la touche, pour que je puisse sucer vos paroles avant l’air. Oh ! non ! je ne veux pas la toucher, car je veux vivre à présent que je vous connais. Je veux vivre pour être immobile d’adoration devant vous. Je veux vivre pour être à genoux, joindre mes mains, vous voir et vous prier. Oh ! voyez, je suis tendre aujourd’hui, en cette nuit, en cet instant. Voyez ! oh ! Je vous aime ! oh ! oui ! je vous aime. Oh ! aimez-moi aussi ! J’ai tant besoin qu’on m’aime ! Oui ! Allons, ne pleurez plus ! Voulez-vous tout mon sang pour arrêter une de vos larmes ? Parlez ! Que vous êtes belle ! que je vous voie ! que je vous sente ! Oh ! – Ces pleurs, ils cessent. Presque un sourire. Grâces à vous ! Merci ! Vous êtes donc heureuse par moi, avec moi, pour moi, pour nous deux qui sommes UN. Je suis bien fier, allez ! je suis bien fier. Je ne peux plus vous dire aucune chose à présent. Mais regardez-moi, regardez ! Oh ! Qu’est-ce que j’ai donc, dites ?
– Mon Dieu, répondit la Française, il faut que vous sachiez aussi ce que j’ai le plus souvent dans l’âme. Eh bien donc ! ce que j’ai dans l’âme, c’est quelque chose de noir comme un drap de mort, et qui fait que je me sens mourir. Plusieurs fois, assise ou levée, je me dis : – Je vais donc mourir ! À l’heure qu’il est, j’ai encore envie de rendre mon cœur, mais d’amour. Voyez-vous, cette vie, la mienne, a été froissée ; elle s’est aigrie, fanée. J’ai bien
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des chagrins. Oh ! j’en ai. Je vous les dirai plus tard. Ne vous fâchez pas. Pardonnez-moi. Voulez-vous mes lèvres, mes yeux, mes cheveux, mon souffle entier ? Prenez tout. Tout cela est à vous. Vous savez me comprendre, vous ! Oh ! mais je prends aussi tout de vous, n’est-ce pas ! On donne tout à son Dieu. Et je suis le vôtre, n’est-ce pas mon bon dieu de sentiment ? Merci ! merci ! Oh ! maintenant j’oublie, et maintenant ce que j’ai dans l’âme, c’est une brise de parfums au soleil du Soir. C’est un bleu tendre mêlé d’or et d’argent qui caresse la vue. C’est une douceur mélancolique ou emportée comme un mot au Christ. C’est un enfant qui sourit à sa mère. C’est sa mère qui le regarde. Ce sont des cœurs qui dansent, s’entrechoquent en criant : Amour ! amour ! Et puis, vous l’entendez, c’est la folie qui me possède et qui ricane de mes paroles. Qu’est-ce que cela me fait. Aimez-moi ! oh ! oui, aimez-moi ! Mon Dieu, on dit ce qu’on a dans l’âme. Voilà tout.
………………..
Il se fit un si grand feu autour du Jeune homme et de la Française, qu’ils n’en sortirent que consumés, en murmurant :
L’un : " Tu ne seras plus qu’à moi ?
L’autre : " Je ne serai plus qu’à toi !
Ils avaient en prononçant cela, un visage extraordinaire, surtout le Jeune homme.
Après quelques-unes de ces entrevues qu’on devrait nommer, quand elles ont lieu entre homme et femme – RENCONTRE AVEC DIEU, – Un beau soir, le Jeune homme à qui la Française avait fait part des soupçons de l’Anglais, se promenait dans le jardin avec des rêves contraires à ceux que donnent toute espèce de crainte. Il était haletant d’espoir et de frisson ; il attendait, et la tête haute, les cheveux au vent sous un ciel étoilé, il balbutiait :
" Ame de mon amante, âme belle, grande, immense, religieuse, expressive, toute d’amour, toute de Dieu, comme tu coules en mon âme, si j’ai une âme, moi, car on est tenté de croire que toi seule es toutes les âmes. Tes pensées sont plus pures que la rosée sur la feuille verte, plus vastes que le monde ; aussi suaves qu’un baiser de mère. Ta voix, tantôt est scintillante comme les étoiles du Levant, tantôt, triste comme le souvenir d’un doux Passé ; tantôt, énergique comme un peuple qui veut du pain, – puis rêveuse comme un œil bleu. Cœur de mon amante, Dieu te bénit, heureux que tu es ! Dieu est en toi. Toi, c’est Dieu qui dit : Les jours sont-ils assez brillants pour t’éclairer ? Non, c’est toi qui éclaires les jours.
C’est toi qui rends chaud le soleil ; il ne le serait pas tant, si tu ne le voyais pas.
Les fleurs n’auraient point d’odeur, si tu ne venais les respirer.
Les nuits ne seraient pas aussi soupirantes, si tu ne les écoutais pas.
La Lune ne montrerait pas un aussi bel argent, si tes yeux ne le polissaient.
Les eaux ne seraient pas aussi fraîches et aussi bercées, si tu ne foulais pas l’herbe qui les flatte.
Le gosier des oiseaux mignons ne serait pas aussi mélancolique, si tu n’agitais par ton passage les feuilles où ils se cachent.
Âme de mon amante, âme belle, grande, immense, religieuse, expressive, toute d’amour, toute de Dieu, comme tu coules en mon âme, si j’ai une âme, moi, car on est tenté de croire que toi seule es toutes les âmes. "
Le Jeune homme balbutiait cela (nous avons dit qu’il portait la tête haute), lorsqu’il crut apercevoir dans la chambre de la Française, derrière les rideaux en gaze très-claire des fenêtres, un débat singulier. Il fixa ses yeux, cloua ses oreilles aux sons, et en effet il vit :
Deux têtes, une d’homme, une de femme, s’agiter, s’approcher, s’éviter, se réunir, se reculer, disparaître, reparaître de nouveau, pour s’agiter et s’éloigner encore ;
Puis quatre bras qui s’entremêlaient et formaient des ombres forcées effrayantes.
Il entendit :
Un bombardement d’injures que vomissait la tête d’homme et qui mitraillait la tête de femme.
Puis subitement, plus rien !. ni en ombres, ni en sons.
Ce silence et cette obscurité furent la fin du monde pour le Jeune homme qui, sans réfléchir que la Femme est faible et l’Homme fort, met la main à sa poche, et ensuite à sa bouche.
Un peu après, et tout à coup, l’Anglais qui s’était blotti contre une des croisées, – reprenant haleine, n’ayant rien pu obtenir de la Française, – l’Anglais furieux et demi-nu l’ouvre violemment, s’élance par elle dans le jardin, avec un pistolet qu’il décharge, comme un tigre mord, sur une tache brune qu’il voyait au jardin. La balle de l’arme alla s’enfouir dans des chairs mortes : car un poison venait de finir de dévorer le cœur du Jeune homme, que des convulsions avaient traîné quelque temps.
Le Jeune homme c’était la tache brune. -
L’Anglais, redoutable boxeur, – ayant jeté son arme pour palper le Jeune homme, – hors de lui d’avoir tiré sur une ombre de vie, planta son poing dans ses côtes. -
On accourt, on enlève un cadavre et un quasi-cadavre ; car le sang de l’Anglais précipitait son flux dehors et dedans sa poitrine, avec une effroyable rapidité.
Lorsque la Française eut devant elle son amant mort, elle en tomba raide comme un cercueil.
On enterra le Jeune homme ; et quand la fièvre qui voilait les jours de la Française eût cessé, – aussitôt qu’elle pût agir un
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peu, elle se prépara une chose comme celle de son amant, pensant bien qu’il habitait en terre. Cette chose, elle allait l’avaler au moment où sa fille se penchant près d’elle : -
" À présent, on peut te le dire : Maman, papa est mort ! "
À ces mots, la Française dégage de ses doigts l’horrible chose, et s’écrie en étreignant sa fille :
– Ah ! ma pauvre enfant, il faut bien que je te garde !
Quelques jours après, dans une promenade du soir ; la Fille gardait sa Mère, la Mère était folle ; – et la lune donnait, et la rosée tombait.
Paris
XAVIER FORNERET.
J.-F. – Jules PAUTET, de l’Académie de Dijon, de la Commission des Antiquités de la Côte-d’Or, fondateur de la Revue de la Côte-d’Or et de l’ancienne Bourgogne,
À M. FORNERET, homme de lettres.
Dijon, le 3 juillet 1836.
Monsieur,
Les personnes qui s’occupent du choix des articles à insérer dans la REVUE que je rédige, ont lu avec intérêt et plaisir votre nouvelle ; mais, tout en reconnaissant que le fond en est attachant, les situations dramatiques, elles pensent que les hardiesses de style que vous pouvez y adopter comme littérateur isolé, acceptant seul la responsabilité d’un néologisme périlleux, n’en permettent pas l’insertion dans un recueil qui, en fait de langage, doit plutôt suivre le mouvement que le provoquer, lorsque tant de bons modèles n’ont point encore dépassé une certaine limite.
Agréez, Monsieur, l’assurance de la haute considération de votre tout dévoué serviteur.
JULES PAUTET.
J. VACHÉ
On le sait, ce qui touche à l’aventure de J. Vaché ne saurait d’aucune manière nous laisser insensibles.
Un chroniqueur du temps se plaît à écrire :
" Il y a des mots dont la fortune est singulière ; les uns, doux, nobles ou purs, deviennent grossiers, s’encanaillent, se salissent ; les autres montent du fond d’un puits d’ignominie vers une lumière encore douteuse, mais qui demain les fera resplendir : ainsi le sadisme en est au point où les gens simples lui accordent ingénument le sens bénin de perversité érotique. Des écrivains se sont parés volontiers de cette fleur de sang, à l’étourdie, sans avoir la curiosité d’aller la cueillir eux-mêmes à l’arbre original. Hier, quand il fallait nommer un sadique véritable, le mot a fait défaut et les médecins, en des discours authentiques, usèrent d’un euphémisme scientifique :
V. est un immoral violent. "
V. est l’incarnation même du sadisme. Sans doute, il ne peut pas organiser de savants souterrains où le mâle en rut égorge lentement la fille ou le giton (Sade dit le bardache) dont les cris et l’agonie sont nécessaires à son plaisir : il est vagabond, sans sécurité, sans loisirs, mais il fait de son mieux : il entaille furtivement les chairs secrètes, il étrangle brusquement : mais à chaque crime deux actes s’accomplissent ; c’est la perfection du sadisme, au moins comme méthode.
Le vagabond est même plus tragique que l’aristocrate. Il opère dans les landes nues, derrière un rocher qui se dresse comme un échafaud ; à la lisière des bois, vers l’heure où les chiens hurlent ; le long des chemins déserts.
Son crime commis, il disparaissait, mais il disparaissait aussi sans cause ; il devait marcher ; il n’aurait pas pu rester en place.
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Le vrai vagabond ne repasse jamais deux fois par le même endroit.
Benoît Labre fut un des plus intéressants de ces vagabonds innocents ; cinq ou six fois, il entra à la Trappe, à la Chartreuse, mais au bout de quelques mois, de quelques semaines, il se sentait pris d’inquiétude, et il sortait, il marchait ; il vagabonda pendant trente ou quarante ans…
On a vu V. expliquer ses actes par des motifs religieux. "
Il serait vain de nommer ici un esprit médiocre dans le sentiment et la démarche, mais peu défiant des retours de l’écriture. Au point qu’en y aidant un peu, l’on découvre cette chronique.
PAUL NOUGÉ.
POÈMES
DÉFENSE DE SAVOIR
Ma présence n’est pas ici. Je suis habillé de moi-même. Il n’y a pas de planète qui tienne La clarté existe sans moi.
Née de ma main sur mes yeux Et me détournant de ma voie L’ombre m’empêche de marcher Sur ma couronne d’univers, Dans le grand miroir habitable, Miroir brisé, mouvant, inverse Où l’habitude et la surprise Créent l’ennui à tour de rôle.
L’aventure est pendue au cou de son rival L’amour dont le regard se retrouve ou s’égare Sur les places des yeux désertes ou peuplées. Toutes les aventures de la face humaine, Cris sans échos, signes de mort, temps hors mémoire, Tant de beaux visages, si beaux Que les larmes les cachent, Tant d’yeux aussi sûrs de leur nuit Que des amants mourant ensemble, Tant de baisers sous roche et tant d’eau sans nuages, Apparitions surgies d’absences éternelles, Tout était digne d’être aimé, Les trésors sont des murs et leur ombre est aveugle Et l’amour est au monde pour l’oubli du monde.
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Accrochés aux désirs de vitesse Et cernant de plomb les plus lents Les murs ne se font plus face. Des êtres multiples, des éventails d’êtres, Des êtres-chevelures Dorment dans un reflet sanglant. Dans sa rage fauve La terre montre ses paumes.
Les yeux se sont fermés Parce que le front brûle. Courage nocturne. Diminuer l’ombre De moitié. Miroir de l’ombre, Moitié du monde. La tête tombe Entre le sommeil et le rêve.
Il fait toujours nuit quand je dors, Nuit supposée, imaginaire Qui ternit au réveil toutes les transparences. La nuit use la vie. Mes yeux que je délivre N’ont jamais rien trouvé à leur puissance.
Les hommes errants, plus forts que les nains habituels, Ne se rencontrent pas. L’on raconte Qu’ils se dévoreraient. La force de la force… Carcasses de connaissances, carcasses d’ânes, Toujours rôdant dans les cerveaux et dans les chairs, Vous êtes bien téméraires dans vos suppositions.
Savante dégradation des blancs, Au ventre à table tout le matériel nécessaire. L’espoir sur tous les yeux met ses verres taillés, Le cœur, on s’aperçoit que, malgré tout, l’on vit, Tandis qu’aux plages nues un seul homme, inusable, Confond toute couleur avec la ligne droite, Mêle toute pensée à l’immobilité Insensible de sa présence éternelle Et fait le tour du monde et fait le tour du temps La tête prisonnière dans son corps lié.
La nuit, les yeux les plus confiants nient Jusqu’à l’épuisement : La nuit sans une paille, Le regard fixe, dans une solitude d’encre.
Quel beau spectacle, mais quel beau spectacle À proscrire. Sa visibilité parfaite Me rendrait aveugle.
Des chrysalides de mes yeux Naîtra mon sosie ténébreux. Parlant à contre-jour, soupçonnant, devinant, Il comble le réel. Et je soumets le monde dans un miroir noir. Et j’imagine ma puissance - Il fallait n’avoir rien commencé, rien fini - J’efface mon image, je souffle ses halos : Toutes les illusions de la mémoire, Tous les rapports ardents du silence et des rêves, Tous les chemins vivants, tous les hasards sensibles. Je suis au cœur du temps et je cerne l’espace.
Hésité et perdu. Succomber en soi-même.
Table d’imagination. Calcule encore.
Tu peux encore tendre tes derniers pièges,
De la douleur, de la terreur.
La chute est à tes pieds, mordre c’est devant toi,
Les griffes se répandent comme du sang
Autour de toi.
Voici que le déluge sort sa tête de l’eau,
Sort sa tête du feu.
Et le soleil noue ses rayons, cherche ton front
Pour te frapper sans cesse,
Pour te voler aux nuits.
Beaux sortilèges impuissants !
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Tu ne sais plus souffrir, Tu recules, insensible, invariable, concret, Dans l’oubli de la force et de toutes ses formes Et ton ombre est une serrure.
PAUL ELUARD.
LE TOUR DE L’IVOIRE
À l’abri des chênes couverts de vermine Des chênes pleins de la verdure des morts Ombre violette séparant la déchéance des horizons Depuis la naissance de l’homme À l’abri des arbres on ne rend pas la justice Car la justice est une orfraie Qui vagit la nuit pour endormir les chambres pleines d’amour Les chambres mortelles aux enfants nouveaux-nés Déguisée elle tend une main insalubre Aux pauvres qui désespèrent de la noir-ceur des murs Les gardes-chiourmes rugissent de joie en suçant des menottes Plus glacées qu’un clocher d’église La foule se rue il le faut déjà prévoir vers les bals dits populaires La justice la justice Elle finira bien par s’étrangler en toussant Chat perdu derrière un trottoir gluant Fenêtre lamentable ne s’ouvrant que pour s’éteindre Les lueurs qui se frôlent le long des corps imprévoyants Demandent le chemin en pleurant le long des réverbères Pendant que les agents deviennent chauves Que les vitraux des chapelles s’anéantissent Sous la pression des mains moites des femmes qui ne furent jamais vierges Et pour qui tout boulevard ne fut qu’une passion Demander le chemin on ne répondra pas Épaules exilées dans les nuits sans fin Mines d’ombres étranglées Des lustres jaillissent par étincelles des vagues lointaines Il pleut à perdre haleine Un épervier bondit danseur désorienté L’espace se meut avec souplesse au-dessus des forêts métalliques D’où s’envolent des corbeaux musiciens aux froides destinées Par delà la palpitation rapide des landes Clouées au sol par les menhirs Épouvantails de nuages ébauchés ou mourants Par delà les virginités dépolies des déserts où s’endort le soleil L’ennui de ce jour s’est assis Couvert de secondes comme un prêtre de poux La carcasse de ces monstres s’est effondrée De sa poussière s’échappent des oiseaux blancs et dorés Joie des plumes rapidité des ailes Traine de joyaux évadés des yeux des amoureuses
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Flammes exaltées nuques transparentes Seins de douceur torses d’étoiles Vigilants gardiens de l’aube caressante L’aube cristalline l’aube perpétuelle Panthère au poil bleu L’amour naît des rencontres une pieuvre mange l’arc-en-ciel Une chouette parfumée abrite de son aile Les fantômes ironiques et les amis du crime Les pentes noircies du devoir s’émiettent au tremblement de la fatigue Encore une fois le crépuscule s’est dispersé dans la nuit Après avoir écrit sur les murs DÉFENSE DE NE PAS RÊVER
RAYMOND QUENEAU.
I
Le temps O vie étrange très lointain camarade Fil d’Ariane par mon amour charmé Le temps passé demande au temps les autres voix plus fermes Un souvenir de vos cheveux qui s’appellera le présent et le présent n’est plus qu’un souvenir étrange Route de la révolte Amour et long poème J’apprendrai dans tes mains les plus beaux rêves d’or Une route lumineuse Chemin qui s’étend à l’infini Jusqu’au grave souci de ne pas être un homme Ce monde qui est si loin de tout ce qui est derrière ou devant moi
Barbares aux couteaux étoilés Barbares nous avons la tête dans les cieux Il ne peut être question de cette vie commune Car il n’y a pas en nous autre chose que la lumière
II
Le soleil et la lumière apparemment réels ô formes de la vie Femmes de la vie toute entière Les oiseaux chanteurs ne se tairont plus jusqu’à présent
Jusqu’à présent tambours bénissez la souffrance des femmes par milliers enchantées et ravies suivront cheveux en feu ces femmes éternelles
La tombe de Rosa Luxembourg est fermée O tombe où le printemps bouleversant de nos âmes déverse ses amours et sa réalité Une tombe est fermée et tant d’autres s’entr’ouvrent Des colombes enchantées iront porter les armes à des mains magnifiques et parfaitement libres
Traces lumineuses de vos pas femme parfaite Nous vous suivrons toujours Merveille de la foi
III
Au-dessus de mon front il y a un soleil Un soleil aussi sec qu’un hareng saur Il y a des fontaines taries Toutes les fontaines sont taries
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Tous les mondes sont perdus en mer et toutes les étoiles sont inimitables
Monde vaillant réveille-toi dans tes os Dans les prairies si hautes la mort est pareille à la vie et la vie doit t’appartenir Monde vivant Monde extrême isolé dans la nature comme une route inconnue des états sous-marins Une seule goutte d’eau née derrière tant de paupières faisant germer des hommes au cœur étincelant
dans le monde vivant et dans le monde à venir une seule goutte de rêve fait venir la tempête Balayeurs aux beaux yeux dispersez les nuages
JACQUES BARON.
I
Je vais, le vent me poussant, Où ?…. je ne sais, Je ris, je pleure, et méditant, Pourquoi ? Je ne sais !
Quel est le meilleur mode de gouvernement, dit ARISTOTE, Hommes, c’est celui qui permet tout aux citoyens vertueux et qui possèdent des artisans esclaves doublement. Qui sont les citoyens vertueux ? tout d’abord les propriétaires aisés, les soldats forts, Quant aux esclaves leur meilleure récompense c’est de toujours leur représenter l’affranchissement, (entendez quand ils ne seront plus bons au travail, (vil et mercenaire, et qui ne mène pas à la vertu !) Voilà, admirez le digne philosophe, Et la femme ? Tu veux rire interrupteur ! La femme mais au bercail toujours occupée, pas esclave tout à fait, mais… la femme ? La moitié d’un être libre ? Mauvais !
ARISTOTE n’a donc jamais approché les prolétaires, les HOMMES DU TRAVAIL qui seul conduit à la vertu, ces êtres simples qu’il serait doux d’affranchir du joug de ces PROPRIÉTAIRES vils et mercenaires de l’ARGENT ! Ces CITOYENS forts de leurs BUTS, ASSASSINS, qu’ils soient démocrates, ou démagogues, ARISTOTE, ils se servent de toi pour faire gémir DES MILLIERS d’êtres LIBRES ! Ah ! Misère, debout ! Défendez-vous ! Unissez-vous ! Ces dogues
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du bonheur immérité, nous les affranchirons, Nous les PROLÉTAIRES, RÉVOLUTION ! RÉVOLUTION !
II
Pureté ! Pureté ! Pureté ! Je suis heureuse ! Heureuse ! PASCAL ET NIETZCHE ! Et leurs cris Et leurs ORGUEUILS ! ET SURTOUT ! O surtout LEUR PURETÉ ! ET BEETHOVEN… ET encore D’AUTRES ! ET LEUR IMMORALITÉ… PURETE ! ORGUEIL ! DOULEUR ! ET LE PECHE ORIGINEL ET LA MORT ! ET L’ESPRIT ET LA VIE ! ET TOUS LES HOMMES, VIVANTS ! FANTASIA ! CAVALERIE ! POUSSIÈRE ! ET LA FEMELLE, ET L’INTELLIGENCE ! ET LA VOLONTÉ DE PUISSANCE ! AH ! AH ! ET L’AFFIRMATION DE LA VIE ! ET LE RIRE ! ET LE MÉPRIS ! AH ! AH ! ET VOUS LES PROLÉTAIRES ? ET VOUS LES ESCLAVES, LES AFFAMES ! ET VOUS MES TOURMENTS ? ET VOUS MES DOUTES ET MES CERTITUDES ? NOUS PÉRIRONS VOUS ET MOI !
FANNY BEZNOS
À Janine
OPAQUE
Le tronçon du destin se sépare en deux tronçons nouveaux qui dorment à l’abri du soleil et des vagues et sur la main de sa mère le destin trace des caractères cunéiformes. Le devin avec ses yeux de sable arrive par la route des chenilles il apporte des présents costumés et des fièvres malignes dans un sac miroitant que l’on dit fait de feuilles d’héliotrope superposées. Chacun de ses pas est un radeau qui flotte sur la chlorophylle de l’avenir le devin n’a pas de visage mais un arbre sanglant. De ses rides précieuses il déroule un fil de fumée compacte et ce fil inscrit la mort sur le ventre du ciel. Puis le devin parle de son fils qui est le rouage des ténèbres. " Il a changé la muraille d’ongle en muraille de lymphe et à l’étal de la boucherie il a pendu le ressort du monde. Sans trêve il arrache aux gouffres de la terre les sueurs des bêtes agonisante les gorges des femmes les sourires des femmes les dents de l’océan et ceux qui détiennent la clé des morsures fidèles ceux dont les membres se réchauffent à l’air comme les cloches au soupir du curare ceux là il les enferme dans la poche fatale la poche au double climat aux vitres nuptiales et là le verglas de l’angoisse viendra les arracher à la cloison des chairs. Il se tient dans les champs de la misère et le faucon est le signe de sa puissance À ces paroles le mirage des mondes se replie sous l’aile du suicide et restent seuls face à face sans armure de mémoire et sans rêves le devin et le destin.
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PLACE VENDOME
La dentelle de nuit et la pluie dernière la clef dans la folie et la main dans l’éther le message est un morceau d’étoffe et le messager est un cimier de casque fier de ses plantes furieuses et des couteaux de suie un messager plus rouge que l’iris noir et de ses antennes une orchidée se détache souris moi souris moi orchidée toi qui n’es que le simulacre de mes deux bras entrecroisés le fardeau du damier et sur le damier une bougie qui serre les poings " cachez une panthère il en vient deux " sur le rebord de la prairie et des fontaines si je dis " je sais bien que tu es là flamme de la bougie et que tu portes des vaisseaux couleur de prairie " alors la vitre en verre dépoli qui sépare toutes les lèvres du crève-cœur à l’heure de chaux la vitre se balance et devient un corbeau juste juste toujours très juste comme le gantelet de fer de l’oubli
LE CHÂTEAU DE CARTES
C’est plus beau que la couleur de ce gant oublié sur la mer et dans les sillons désertiques je ne trouve plus rien mais là bas les instruments de musique se rejoignent dans une alcôve dans un char carré et c’est l’amour qui commence avec des festons aux quatre coins et des batailles qui n’en finissent pas adieu merveille adieu vous n’avez pas de cœur mais un doux peuplier sur le revers du veston et ce n’est pas sans crier gare que ma voix arrive dans votre ville La barque où les fantômes se suicident après une immersion prolongée dans le cadmium des sacres la barque nue m’apparaît à la porte elle frappe de tout son ciel noir " pâle, dit-elle, pâle plus pâle que ton épouse " et ces dents dans le son du regard me broient ces dents de chaîne et d’incendie l’incendie où les femmes font la chaîne pour empêcher de naître le neuf de pique le page diabolique qui a une source de forêts ce page je le connais c’est le neuf de pique et les femmes dans la ville sont plus pauvres qu’il ne voudrait plus pauvres que ma vengeance et que ma furie plus pauvres qu’un facteur qui n’a pour lui que l’abandon sur une maison de huit étages d’un billet d’aller et retour pour la pendaison C’est au carrefour du chemin et de la morte que se dresse le poteau des amoureuses elles y viennent tous les mois cueillir la rumeur elles se rencontrent mais ne se voient jamais Au château de cartes l’épouvantail le mannequin du silence avec une armure de bruyères avec sa flamme et son baudrier l’épouvantail des siècles au débouché du souterrain il n’y a pas de labyrinthe qui tienne toutes les ailes et toutes les clefs ouvrent les pores du château de cartes
Pierre UNIK.
LE CADAVRE EXQUIS :
" L’AMOUR MORT ORNERA LE PEUPLE. "
" LES FEMMES BLESSÉES FAUSSENT LA GUILLOTINE AUX CHEVEUX BLONDS. "
" LA COLOMBE DES BRANCHES CONTAMINE LA PIERRE LAMARTINIENNE. "
" LES ÉTOILES SANS TÈTE, FURIEUSES DE NE PLUS ÊTRE, TOURNENT DANS UN CERCLE QUI A POUR CENTRE LE PROGRAMME DE CINÉMA PLIÉ ET DÉPLIÉ. "
" CARACO EST UNE BELLE GARCE : PARESSEUSE COMME UN LOIR ET GANTÉE DE VERRE POUR NE RIEN FAIRE, ELLE ENFILE DES PERLES AVEC LES DINDONS DE LA FARCE. "
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LA QUESTION DE L’ANALYSE PAR LES NON-MÉDECINS (*)
(*) Extrait d’un livre à paraître sous ce titre à la N. R. F. (Traduction Marie Bonaparte).
Si je veux me faire comprendre, il me faut maintenant vous communiquer quelques fragments d’une doctrine psychologique qui, hors les cercles analytiques, n’est pas connue ou pas estimée. De cette théorie découlera aisément et ce que nous attendons du malade et par quels chemins nous parvenons à notre but. Je vais vous l’exposer dogmatiquement, comme si elle était déjà un système achevé. Mais n’allez pas croire qu’elle soit née ainsi tout équipée, comme il advient aux systèmes philosophiques. Nous l’avons développée lentement, peu à peu, nous en avons dû conquérir péniblement chaque parcelle ; nous n’avons cessé de la modifier au contact constant de l’observation jusqu’à ce qu’elle ait enfin acquis la forme sous laquelle elle nous paraît suffire à nos desseins. J’aurais dû, voici peu d’années, exprimer cette doctrine en d’autres termes. Je ne puis, bien entendu, vous affirmer que l’expression formelle de la doctrine à l’heure qu’il est en demeurera définitive. Vous le savez, la science n’est pas une révélation, il lui manque, longtemps encore après ses débuts, la certitude, l’immutabilité, l’infaillibilité, dont la pensée humaine est si avide Mais telle qu’elle est, elle est pourtant tout ce que nous pouvons avoir. N’oubliez pas que notre science est très jeune – à peine aussi vieille que le siècle ! – et qu’elle travaille avec la matière peut-être la plus ardue qui puisse s’offrir à l’investigation humaine : ainsi vous pourrez vous mettre dans l’état d’esprit nécessaire à la compréhension de ce que je vais vous dire. Cependant interrompez-moi chaque fois que vous ne pourrez me suivre ou que vous désirerez de plus amples éclaircissements.
" Je vous interromps avant même que vous ne commenciez. Vous dites vouloir m’exposer une nouvelle psychologie, mais il me semble que la psychologie n’est pas une science nouvelle. Il y en a assez, de psychologie et de psychologues, et j’ai entendu dire pendant mes études que de grandes choses dans ce domaine ont déjà été accomplies. "
Et je n’entends pas discuter leur valeur. Mais y regardez-vous de plus près, vous serez contraint d’attribuer ces grands accomplissements plutôt à la physiologie des sensations. Car la science de la vie psychique ne pouvait se développer, entravée qu’elle était par une seule mais essentielle méconnaissance. Qu’embrasse-t-elle aujourd’hui, telle que l’enseigne l’Ecole ? En dehors de ces très intéressants points de vue physiologiques sur les sensations, rien qu’une liste de divisions et de définitions de ce qui se passe dans notre âme, divisions et définitions qui, grâce au langage usuel, sont devenues le bien commun de tous les lettrés. Cela ne suffit évidemment pas pour comprendre notre vie psychique. Avez-vous remarqué que chaque philosophe, écrivain, historien ou biographe s’arrange une psychologie à lui, nous propose ses hypothèses à lui sur les rapports et le but des actes psychiques, hypothèses plus ou moins séduisantes mais toutes également douteuses ? On manque évidemment ici d’une base commune. De là découle aussi qu’en psychologie on soit si irrespectueux et qu’on ne reconnaisse aucune autorité. Chacun peut ici " braconner " à son aise. Mettez-vous une question de physique ou de chimie sur le tapis, tout le monde se taira qui ne se sait pas en possession de " connaissances techniques ". Mais avancez-vous une assertion psychologique, préparez-vous à être jugé et contredit par n’importe qui. Sans doute n’y a-t-il pas dans ce domaine de " connaissances techniques ". Chacun a donc sa vie psychique, et c’est pourquoi chacun se tient pour un psychologue. Mais cela ne me semble pas un titre suffisant. On raconte qu’une personne se présente un jour comme " bonne d’enfants " ; on lui demande si elle s’entend à élever les enfants. Bien sûr, répond-elle, puisque j’ai été moi-même en mon temps petite enfant.
" Et vous prétendez avoir découvert cette " base commune " de la vie de l’âme, qui échappa à tous les psychologues, en observant des malades ? "
Je ne crois pas que cette origine ôte de leur valeur à nos constatations. L’embryologie, par exemple, ne mériterait aucun crédit, si elle ne pouvait sans peine éclairer l’étiologie des malformations de naissance. Mais je vous ai donc parlé de gens dont les pensées marchent toutes seules, de telle sorte qu’ils se voient contraints à ruminer sans fin des problèmes qui leur sont terriblement indifférents. Pensez-vous que la psychologie d’école ait jamais fourni le moindre apport à l’éclaircissement d’une semblable anomalie ? Et enfin il nous arrive à tous que notre pensée, pendant la nuit, suive ses propres voies et crée des choses qu’ensuite nous ne comprenons pas, qui nous semblent étranges et douées d’une ressemblance suspecte avec certaines productions pathologiques. Je veux parler de nos rêves. Le peuple n’a jamais abandonné cette croyance que les rêves aient un sens,
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une valeur, signifient quelque chose. Ce sens des rêves, la psychologie de l’école n’a jamais pu le fournir. Elle n’a su quoi faire du rêve ; les quelques explications qu’elle en hasarda furent non-psychologiques : ramener le rêve à des excitations sensorielles, ou bien à un sommeil plus ou moins profond des diverses parties du cerveau, etc. Mais on est en droit de dire qu’une psychologie qui ne sait pas expliquer le rêve n’est pas utilisable pour l’intelligence de la vie psychique normale et ne peut prétendre à s’appeler une science.
" Vous devenez agressif : vous devez avoir touché un point sensible. J’ai, en effet, entendu dire que l’on attache, dans l’analyse, une grande importance aux rêves, qu’on les interprète, qu’on découvre en eux le souvenir d’événements réels, etc. Mais aussi que l’interprétation des rêves est livrée au bon plaisir de l’analyste, et que les analystes eux-mêmes n’en ont pas fini encore avec les différends sur la manière d’interpréter les rêves et le droit d’en tirer des conclusions. En serait-il ainsi, vous feriez mieux de ne pas souligner d’un trait si épais la supériorité de l’analyse sur la psychologie classique. "
Vous dites là des choses fort justes. Il est exact que l’interprétation des rêves a acquis, dans la théorie comme dans la pratique de l’analyse, une importance incomparable. Et si je parais agressif, ce n’est que pour me défendre. Mais quand je pense à tout l’esclandre que certains analystes ont fait à propos de l’interprétation des rêves, je pourrais désespérer et donner raison à l’exclamation pessimiste de notre grand satirique Nestroy : " Tout progrès n’est jamais qu’à demi aussi grand qu’il parut d’abord ! " Cependant avez-vous jamais vu les hommes faire autre chose qu’embrouiller et défigurer tout ce qui leur tombe sous la main ? Un peu de prudence et de maîtrise de soi suffisent à éviter la plupart des dangers de l’interprétation des rêves. Mais pensez-vous que nous arrivions jamais à l’exposé que j’ai à vous faire, si nous nous laissons ainsi détourner de notre sujet ?
" Oui : vous voulez m’exposer les bases fondamentales de la nouvelle psychologie, si je vous ai bien compris. "
Je ne voulais pas commencer par là. J’avais l’intention de vous faire voir quelle conception, au cours des études analytiques, nous nous sommes formée de la structure de l’appareil psychique.
" Puis-je demander ce que vous appelez " appareil psychique " et avec quoi il est construit ? "
Vous verrez bientôt clairement ce qu’est l’appareil psychique. Mais ne demandez pas, je vous en prie, de quoi il est bâti ! Cela est sans intérêt psychologique, et reste à la psychologie aussi indifférent qu’à l’optique de savoir si les parois du télescope sont en métal ou en carton. Nous laisserons de côté " l’essence " des choses pour ne nous occuper que de leur situation dans " l’espace ". Nous nous représentons l’appareil inconnu qui sert à accomplir les opérations de l’âme en vérité comme un instrument, fait de l’ajustage de diverses parties – que nous dénommons " instances ". À chacune est attribuée une fonction particulière, elles ont entre elles un rapport spatial constant, c’est-à-dire le rapport spatial " en avant ou en arrière " – " superficiel ou profond " n’exprime pour nous d’abord que la régulière succession des fonctions. Me fais-je encore comprendre ?
" Difficilement. Peut-être comprendrai-je plus tard, mais voilà certes une singulière anatomie de l’âme, dont l’équivalent ne se rencontre pas dans les sciences naturelles ! "
Que voulez-vous, c’est une hypothèse comme il y en a tant dans les sciences. Les premières de toutes ont toujours été assez grossières. " Open to revision " peut-on en dire. Je trouve superflu de me servir de la locution devenue si populaire " comme si ". La valeur d’une telle " fiction " – ainsi que l’appellerait le philosophe Weininger – dépend ce qu’on en peut faire.
Et je poursuis : Restant sur le terrain de la sagesse courante, nous reconnaissons dans l’homme une organisation psychique intercalée entre, d’une part, ses excitations sensorielles et la perception de ses besoins corporels, d’autre part, ses actions motrices ; organisation servant d’intermédiaire entre les deux en vue d’un but bien défini. Nous appelons cette organisation son " moi ". Voilà qui n’est pas nouveau, chacun de nous fait cette hypothèse sans être philosophe, et quelques-uns même bien qu’ils le soient. Mais nous ne croyons pas avoir ainsi épuisé la description de l’appareil psychique. En plus de ce " moi ", nous reconnaissons un autre territoire psychique, plus étendu, plus vaste, plus obscur que le " moi ", et ce territoire nous l’appelons le " soi ". La relation existant entre le " moi " et le " soi " est ce qui va nous occuper d’abord.
Vous allez sans doute trouver mauvais que nous ayons choisi, pour désigner nos deux instances ou provinces psychiques, des mots courants au lieu de vocables grecs sonores. Mais nous aimons, nous autres psychanalystes, rester en contact avec la façon de penser populaire et préférons rendre utilisables à la science ses notions que les rejeter. Nous n’y avons aucun mérite, nous sommes contraints d’agir ainsi, parce que nos doctrines doivent être comprises par nos malades, souvent très intelligents mais pas toujours versés dans les humanités. Le " soi " impersonnel correspond
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directement à certaines manières de parler de l’homme normal. " Cela m’a fait tressaillir, dit-on, quelque chose en moi, à ce moment, était plus fort que moi ". " C’était plus fort que moi. " (*).
(*) En français dans le texte, Cela = Es, littéralement, que nous avons traduit par " soi ". (Note du traducteur.)
En psychologie, nous ne pouvons décrire qu’à l’aide de comparaisons. Ce n’est pas spécial à la psychologie, il en est ainsi ailleurs. Mais nous devons sans cesse changer de comparaisons : aucune ne nous suffit longtemps. Si donc je veux vous rendre sensible la relation entre le moi et le soi, je vous prierai de vous représenter le " moi " comme une sorte de façade du " soi ", un premier plan, – ou bien la couche externe, l’écorce de celui-ci. Tenons-nous-en à cette dernière comparaison. Nous le savons : les couches corticales en général sont redevables de leurs qualités spéciales à l’influence modificatrice du milieu extérieur auquel elles sont contiguës. Représentons-nous les choses ainsi : le " moi " serait la couche, – modifiée par l’influence du monde extérieur, de la réalité – de l’appareil psychique, du " soi ". Vous voyez combien, dans la psychanalyse, nous prenons au sérieux les notions spatiales. Pour nous le " moi " est vraiment le plus superficiel, le " soi " le plus profond, bien entendu considérés du dehors. Le " moi " a une situation intermédiaire entre la réalité et le " soi ", qui est proprement le psychique.
CHIRICO
" Je ne vous demande pas encore comment
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on peut savoir tout cela. Dites-moi d’abord à quoi sert cette distinction entre un " moi " et un " soi ", ce qui vous y contraint ? "
Votre question me montre dans quelle direction poursuivre. Ce qu’il importe en effet avant tout de savoir, c’est que le " moi " et le " soi " divergent fort et en bien des points l’un de l’autre ; d’autres règles président dans le " moi " ou le " soi " aux actes psychiques ; le " moi " vise d’autres buts et par d’autres moyens. Il y aurait là-dessus beaucoup à dire, mais vous contenterez-vous d’une nouvelle comparaison et d’un nouvel exemple ? Pensez aux différences existant entre le front et l’arrière, telles qu’elles s’étaient établies pendant la guerre. Alors nous ne nous étonnions pas qu’au front bien des choses se passassent autrement qu’à l’arrière, et qu’à l’arrière bien d’autres fussent permises qu’au front il fallait interdire. L’influence déterminante était naturellement la proximité de l’ennemi : pour la vie psychique, c’est la proximité du monde extérieur. Dehors – étranger – ennemi – furent une fois synonymes. Maintenant venons-en à l’exemple : dans le " soi ", pas de conflits ; les contradictions, les contraires voient leurs termes voisiner sans en être troublés, des compromis viennent souvent accommoder les choses. En de tels cas, le " moi " eut été en proie à un conflit qu’il eut fallu résoudre, et la solution ne peut être que l’abandon d’une aspiration au profit d’une autre. Le " moi " est une organisation qui se distingue par une remarquable tendance à l’unité, à la synthèse ; ce caractère manque au " soi ", – celui-ci est, pour ainsi dire, incohérent, décousu, chacune de ses aspirations y poursuit son but propre et sans égard aux autres.
" Et s’il existe un " arrière " psychique d’une telle importance, comment me ferez-vous croire qu’il passa inaperçu jusqu’à l’avènement de l’analyse ? "
Voilà que nous revenons à l’une de vos questions précédentes. La psychologie s’était fermé l’accès au domaine du " soi " en s’en tenant à une hypothèse qui paraît d’abord assez plausible, mais qu’on ne peut pourtant soutenir. À savoir, que tous les actes psychiques sont conscients, que la " conscience " est le signe distinctif du psychique, et que, y eut-il dans notre cerveau des opérations inconscientes, celles-ci ne méritent pas le nom d’actes psychiques et n’ont rien à voir avec la psychologie.
" Cela va de soi, me semble-t-il ".
Oui, c’est ce que pensent aussi les psychologues, mais il n’en est pas moins facile de montrer que cela est faux, qu’une telle séparation est tout à fait impropre. La plus superficielle observation de soi-même montre que l’on peut avoir des idées subites qui n’ont pu surgir sans que rien les prépare. Mais, de ces états préparatoires de votre pensée, qui ont dû pourtant être aussi de nature psychique, vous ne percevez rien : seul le résultat émerge tout fait dans votre conscience. Ce n’est qu’après coup et en de rares occasions que ces stades préparatoires de la pensée peuvent être, par la conscience, comme " reconstruits ".
" Sans doute l’attention était-elle détournée, ce qui empêcha de remarquer sur le moment ces stades préparatoires ".
Faux-fuyant ! Vous n’y échapperez pas : c’est un fait qu’en vous peuvent se passer des actes d’ordre psychique, souvent fort compliqués, desquels votre conscience ne perçoit rien, desquels vous ne savez rien. Ou bien êtes-vous prêt à recourir à l’hypothèse " qu’un peu plus ou un peu moins " de votre " attention " suffise pour changer un acte non-psychique en un acte psychique ? D’ailleurs à quoi bon cette discussion ? Il y a des expériences d’hypnotisme qui démontrent l’existence de pareilles pensées inconscientes d’une manière irréfutable pour quiconque veut bien voir.
Le cadavre exquis
" Je ne veux pas vous contredire, mais je crois vous comprendre enfin. Ce que vous nommez le " moi ", c’est la conscience, et votre " soi " est ce qu’on nomme le " subconscient ", qui fait en ce moment tant parler de lui ! Mais pourquoi la mascarade de ces noms nouveaux ? "
Ce n’est pas une mascarade : les autres
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noms sont inutilisables. Et n’essayez pas de m’offrir de la littérature en place de science. Quelqu’un parle-t-il de processus subconscients, je ne sais s’il les entend au sens topique : ce qui réside dans l’âme audessous du conscient, – ou bien au sens qualitatif : une autre conscience, souterraine pour ainsi dire. Sans doute mon interlocuteur n’y voit-il pas lui-même très clair. La seule distinction admissible est celle entre conscient et inconscient. Mais on ferait une erreur grosse de conséquences si l’on croyait que cette division entre " conscient " et " inconscient " coïncidât avec celle entre " moi " et " soi ". Sans doute, ce serait merveilleux que ce fut aussi simple ; notre théorie aurait alors beau jeu. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Tout ce qui se passe dans le " soi " est et demeure inconscient : voilà qui seul est certain, et que les processus se déroulant dans le " moi " peuvent devenir conscients, et eux seuls. Mais ils ne le sont pas tous, pas toujours, pas nécessairement, et de grandes parties du " moi " peuvent durablement rester inconscientes.
L’accès à la conscience d’un processus psychique est une chose compliquée. Je ne puis m’empêcher de vous exposer – à nouveau sur le mode dogmatique – ce que nous en pensons. Vous vous le rappelez : le " moi " est la couche externe, périphérique, du " soi ". Or nous croyons qu’à la surface la plus externe de ce " moi " se trouve une " instance " particulière, directement tournée vers le monde extérieur, un système, un organe, par l’excitation exclusive duquel le phénomène appelé conscience peut naître. Cet organe peut aussi bien être stimulé du dehors, en recevant à l’aide des organes sensoriels les excitations émanant du monde extérieur – que du dedans, en prenant connaissance,, d’abord des sensations résidant dans le " soi " et ensuite des processus en cours dans le " moi ".
" Cela devient de pire en pire, et je comprends de moins en moins. Vous m’avez donc invité à une petite conférence sur cette question : les non-médecins peuvent-ils entreprendre eux aussi des cures analytiques ? À quoi bon alors ce découpage en quatre de théories osées, obscures, de la justesse desquelles vous ne pouvez donc pas me convaincre ? "
Je le sais, je ne peux pas vous convaincre. Cela est hors de ma possibilité et, par suite, de mon dessein. Quand nous donnons à nos élèves un enseignement théorique en psychanalyse, nous pouvons observer combien cela leur fait d’abord peu d’effet. Ils accueillent les doctrines analytiques avec la même froideur que les autres abstractions dont ils furent nourris. Quelques-uns voudraient peut-être être convaincus, mais rien n’indique qu’ils le soient. Aussi demandons-nous que quiconque veut exercer l’analyse sur d’autres, se soumette d’abord lui-même à une analyse. Ce n’est qu’au cours de cette auto-analyse (comme on l’appelle à tort), et en éprouvant réellement dans leur propre corps – plus justement dans leur propre âme – les processus dont l’analyse soutient l’existence, que nos élèves acquièrent les convictions qui les guideront plus tard comme analystes. Comment puis-je alors m’attendre à vous convaincre de la justesse de nos théories, vous, l’auditeur impartial à qui je ne puis présenter qu’une exposition incomplète, tronquée, par suite sans clarté, et à qui manque la confirmation de votre expérience propre ?
Je poursuis un autre but. La question n’est pas ici de discuter si l’analyse est chose intelligente ou absurde, si elle a raison dans ce qu’elle avance ou si elle tombe dans de grossières erreurs. Je déroule nos théories devant vous, parce que c’est le meilleur moyen pour vous faire voir quelles idées constituent le corps, l’analyse, de quelles prémisses elle part quand elle commence à s’occuper d’un malade, et comment elle s’y prend. Ainsi une lumière très vive sera projetée sur la question de l’analyse par les non-médecins. Mais rassurez-vous ! Si vous m’avez suivi jusqu’ici, vous avez supporté le pire, ce qui suivra vous semblera facile. Mais laissez-moi maintenant reprendre haleine.
" J’attends que vous déduisiez, des théories de la psychanalyse, comment se représenter la genèse d’une affection nerveuse ? "
Je m’y essaierai. Il nous faut alors étudier notre " moi " et notre " soi " d’un point de vue nouveau : le dynamique, c’est-à-dire en ayant égard aux forces qui se jouent à l’intérieur de ceux-ci et entre eux. Jusqu’à présent nous nous sommes donc contentés de décrire l’appareil psychique.
" Pourvu que cela ne redevienne pas aussi incompréhensible ! "
J’espère que non. Vous vous y reconnaîtrez bientôt. Ainsi, nous admettons que les forces dont l’action met en mouvement l’appareil psychique sont engendrées par les organes du corps et expriment les grands besoins corporels. Vous vous souvenez des paroles de notre poète-philosophe (1) : la faim et l’amour. D’ailleurs un couple de forces imposantes ! Nous appelons ces besoins corporels, en tant qu’ils sont incitations à l’activité psychique : instincts (2), un mot que bien des
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langues modernes nous envient. Ces instincts emplissent le " soi ", toute l’énergie existant dans le " soi ", dirons-nous en abrégé, en émane. Les forces à l’intérieur du " moi " n’ont pas non plus d’autre origine, elles dérivent de celles contenues dans le " soi ". Et que veulent ces instincts ? La satisfaction, c’est-à-dire que se produisent des situations dans lesquelles les besoins corporels puissent s’éteindre. La chute de la tension du désir est ressentie, par l’organe de notre perception consciente, comme un plaisir ; une croissance de cette même tension bientôt comme un déplaisir. De ces oscillations naît la suite des sensations " plaisir-déplaisir " qui règle l’activité de tout l’appareil psychique. Nous appelons cela " la souveraineté du principe du plaisir ".
(1) Schiller. Note du traducteur.
(2) En allemand " Triebe ". Note du traducteur.
Des états insupportables prennent naissance quand les aspirations instinctives du " soi " ne trouvent pas à se satisfaire. L’expérience montre bientôt que de telles satisfactions ne peuvent être obtenues qu’à l’aide du monde extérieur. C’est alors que la partie du " soi " tournée vers le monde extérieur, le " moi ", entre en fonction. Si toute la force motrice qui fait se mouvoir le vaisseau est fournie par le " soi ", le " moi " est en quelque sorte celui qui assume la manœuvre du gouvernail, sans laquelle aucun but ne peut être atteint. Les instincts du " soi " aspirent à des satisfactions immédiates, brutales, et n’obtiennent ainsi rien, ou bien même se causent un dommage sensible. Il échoit maintenant pour tâche au " moi " de parer à ces échecs, d’agir comme intermédiaire entre les prétentions du " soi " et les oppositions que celui-ci rencontre de la part du monde réel extérieur. Le " moi " déploie son activité dans deux directions. D’une part il observe, grâce aux organes des sens, du système de la conscience, le monde extérieur, afin de saisir l’occasion propice à une satisfaction exempte de périls ; d’autre part il agit sur le " soi ", tient en bride les passions de celui-ci, incite les instincts à ajourner leur satisfaction ; même, quand cela est nécessaire, il leur fait modifier les buts auxquels ils tendent ou les abandonner contre des dédommagements. En imposant ce joug aux élans du " soi ", le " moi " remplace le principe du plaisir, primitivement seul en vigueur, par le " principe " dit " du réel " qui certes poursuit le même but final, mais en tenant compte des conditions imposées par le monde extérieur. Plus tard, le " moi " s’aperçoit qu’il existe, pour s’assurer la satisfaction, un autre moyen que l’adaptation, dont nous avons parlé, au monde extérieur. On peut, en effet, agir sur le monde extérieur afin de le modifier, et y créer exprès les conditions qui rendront la satisfaction possible. Cette sorte d’activité devient alors le suprême accomplissement du " moi " ; l’esprit de décision qui permet de choisir quand il convient de dominer les passions et de s’incliner devant la réalité, ou bien quand il convient de prendre le parti des passions et de se dresser contre le monde extérieur : cet esprit de décision est tout l’art de vivre.
Le cadavre exquis
" Et comment le " soi " se laisse-t-il ainsi commander par le " moi ", puisque, si je vous ai bien compris, il est, des deux, le plus fort ? "
Oui, cela va bien, tant que le " moi " est en possesion de son organisation totale, de toute sa puissance d’agir, tant qu’il a accès à toutes les régions du " soi " et y peut exercer son influence. Il n’existe donc entre le " moi " et le " soi " pas d’hostilité naturelle, ils font partie d’un même tout et, dans l’état de santé, il n’y a pas lieu pratiquement de les distinguer.
" J’entends. Mais je ne vois pas, dans cette relation idéale, la plus petite place pour un trouble maladif ".
Vous avez raison : tant que le " moi ", dans ses rapports avec le " soi ", répond à ces exigences idéales, il n’y a aucun trouble nerveux. La porte d’entrée de la maladie se trouve là où on ne la soupçonnerait pas, bien que quiconque connaît la pathologie générale ne puisse s’étonner de le voir confirmer ici : les évolutions et les différenciations les plus importantes sont justement celles qui portent en elles-mêmes le germe du mal, de la carence de la fonction.
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" Vous devenez trop savant, je ne vous comprends plus ".
Je dois reprendre d’un peu plus loin. Le petit être qui vient de naître est, n’est-ce pas, une très pauvre et impuissante petite chose au regard du monde extérieur tout-puissant et plein d’actions destructrices. Un être primitif, n’ayant pas encore développé un " moi " organisé, est exposé à tous ces traumatismes. Il ne vit que pour la satisfaction " aveugle " de ses instincts, ce qui souvent cause sa perte. La différenciation d’un " moi " est avant tout un progrès en faveur de la conservation vitale. Bien entendu, quand l’être périt, il ne tire aucun profit de son expérience, mais, survit-il à un traumatisme, il se tiendra en garde contre l’approche de situations analogues et signalera le danger par une répétition abrégée des impressions vécues lors du premier traumatisme : par un " affect " d’angoisse. Cette réaction au péril amène une tentative de fuite, condition de salut jusqu’au jour où l’être, devenu assez fort, pourra faire face aux dangers épars dans le monde extérieur de façon active, peut-être même en prenant l’offensive.
SECOND MESSAGE
YVES TANGUY
" Cela nous entraîne bien loin de ce que vous aviez promis de me dire ".
Vous ne vous doutez pas combien je suis près de tenir ma promesse. Même chez les êtres qui auront plus tard un " moi " organisé à la hauteur de sa tâche, le " moi " dans l’enfance est faible et peu différencié du " soi ". Maintenant figurez-vous ce qui arrivera quand ce " moi " sans force sera en butte à une aspiration instinctive du " soi ", à laquelle il voudrait bien résister, devinant que la satisfaction en serait dangereuse, capable d’amener une situation traumatique, un heurt avec le monde extérieur, mais cela sans avoir encore la force de dominer cette aspiration instinctive. Le " moi " traite le péril intérieur émané de l’instinct comme s’il était péril extérieur ; il tente de prendre la fuite, il se retire de cette région du " soi " et l’abandonne à son sort après lui avoir supprimé tous les apports que d’ordinaire il met à la disposition des émois de l’instinct. Nous disons alors que le " moi " entreprend un refoulement de cette aspiration instinctive. Cela a pour résultat immédiat de parer au danger, mais on ne confond pas impunément ce qui est interne et ce qui est externe. On ne peut pas se fuir. En refoulant, le " moi " obéit au principe du plaisir, que sa tâche habituelle est de modifier : il doit donc en porter la peine. La peine en sera que le " moi " aura ainsi durablement restreint son royaume.
L’aspiration instinctive refoulée est maintenant isolée, abandonnée à elle-même, inaccessible, mais aussi impossible à influencer. Elle suivra désormais ses propres voies. Le " moi " ne pourra en général plus, même lorsqu’il se sera fortifié, lever le refoulement ; sa synthèse est détruite, une partie du " soi " demeure au " moi " terrain défendu. L’aspiration instinctive isolée, de son côté, ne reste pas non plus oisive, elle trouve à se dédommager de la satisfaction normale qui lui est refusée, engendre des rejetons psychiques qui la représentent, elle se met en rapport avec d’autres processus psychiques qu’elle dérobe à leur tour au " moi " de par son influence, et enfin fait irruption dans le " moi " et dans la conscience sous une forme d' " ersatz " déformée et méconnaissable, bref, élabore ce qu’on appelle un " symptôme ".
Nous embrassons maintenant d’un coup
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d’œil ce qui constitue un trouble " nerveux " d’une part, un " moi " entravé dans sa synthèse, sans influence sur une partie du " soi ", devant renoncer à exercer une part de son activité afin d’éviter un heurt nouveau avec ce qui est refoulé, s’épuisant dans un vain combat contre les symptômes, rejetons des aspirations refoulées ; d’autre part, un " soi ", au sein duquel des instincts isolés se sont rendus indépendants, poursuivent leurs buts à eux sans égard aux intérêts généraux de l’être, et n’obéissent plus qu’aux lois de la psychologie primitive qui commandent dans les profondeurs du " soi ". Voyons-nous les choses de haut, alors la genèse des névroses nous apparaît sous cette formule simple : le " moi " a tenté d’étouffer certaines parties du " soi " d’une manière impropre, il y a échoué et le " soi " se venge. La névrose est donc la conséquence d’un conflit entre le " moi " et le " soi ", conflit auquel le " moi " prend part – un examen approfondi le démontre – parce qu’il ne peut absolument pas renoncer à sa subordination aux réalités du monde extérieur. L’opposition est entre le monde extérieur et le " soi " et puisque le " moi ", fidèle en cela à son essence intime, prend parti pour le monde extérieur, il entre en conflit avec son " soi ". Mais prenez-y bien garde : ce n’est pas le fait de ce conflit qui conditionne la maladie – de tels conflits entre réalité et " soi " sont inévitables et l’un des devoirs constants du " moi " est de s’y entremettre – ce qui cause le mal est ceci : le " moi " se sert, pour résoudre le conflit, d’un moyen insuffisant, le refoulement. Mais la cause en est que le " moi ", quand cette tâche s’offrit à lui, était peu développé et sans force. Tous les refoulements décisifs ont en effet lieu dans la première enfance.
" Quels curieux détours ! Je suis votre conseil, je ne critique pas, vous voulez donc seulement me montrer ce que la psychanalyse pense de la genèse des névroses, afin d’y rattacher ce qu’elle entreprend pour les guérir. J’aurais plusieurs questions à poser, j’en poserai quelques-unes plus tard. Je serai d’abord tenté de suivre vos traces, de tenter à mon tour une construction hypothétique, une théorie. Vous avez exposé la relation Monde extérieur – Moi – Soi et établi, comme condition essentielle des névroses, ceci : le " moi ", restant dans la dépendance du monde extérieur, entre en conflit avec le " soi ". Le cas contraire ne serait-il pas concevable ? dans un tel conflit le " moi " se laissant entraîner par le " soi " et renonçant à considérer d’aucune façon le monde extérieur ? Qu’arrive-t-il alors ? Je ne suis qu’un profane, mais d’après les idées que je me fais sur la nature d’une maladie mentale, une telle décision du " moi " en pourrait bien être la condition. L’essentiel d’une maladie mentale semble donc être qu’on se détourne ainsi de la réalité. "
Oui, j’y ai pensé moi-même, et je le crois juste, bien que la démonstration de cette idée exige la mise en discussion de rapports fort enchevêtrés. Névrose et psychose sont évidemment apparentées de très près et doivent cependant, en quelque point essentiel, diverger. Ce point pourrait bien être le parti que prend le " moi " en un tel conflit. Et le " soi ", dans les deux cas, garderait son caractère d’aveugle inflexibilité.
" Poursuivez, je vous en prie. Quelles indications donne votre théorie pour le traitement des névroses ? "
Notre but thérapeutique est maintenant aisé à déterminer. Nous voulons reconstituer le " moi ", le délivrer de ses entraves, lui rendre la maîtrise du " soi ", perdue pour lui par suite de ses précoces refoulements. C’est dans ce but seul que nous pratiquons l’analyse, toute notre technique converge vers ce but. Il nous faut rechercher les refoulements anciens, incitant le " moi " à les corriger, grâce à notre aide, et à résoudre ses conflits autrement et mieux qu’en tentant de prendre devant eux la fuite. Comme ces refoulements ont eu lieu de très bonne heure dans l’enfance, le travail analytique nous ramène à ce temps. Les situations ayant provoqué ces très anciens conflits sont le plus souvent oubliées, le chemin nous y ramenant nous est montré par les symptômes, rêves et associations libres du malade, que nous devons d’ailleurs d’abord interpréter, traduire, ceci parce que, sous l’empire de la psychologie du " soi ", elles ont revêtu des formes insolites, heurtant notre raison. Les idées subites, les pensées et souvenirs que le patient ne nous communique pas sans une lutte intérieure nous permettent de supposer qu’ils sont de quelque manière apparentés au " refoulé ", ou bien en sont des rejetons. Quand nous incitons le malade à s’élever au-dessus de ses propres résistances et à tout nous communiquer, nous éduquons son " moi " à surmonter ses tendances à prendre la fuite et lui apprenons à supporter l’approche du " refoulé ". Enfin, quand il est parvenu à reproduire dans son souvenir la situation ayant donné lieu au refoulement, son obéissance est brillamment récompensée ! La différence des temps est toute en sa faveur : les choses devant lesquelles le " moi " infantile, épouvanté, avait fui, apparaissent souvent au " moi " adulte et fortifié comme un simple jeu d’enfant.
SIGMUND FREUD.
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CORPS À CORPS
Se réveiller dans le fond d’une carafe abruti comme une mouche, voilà une aventure qui vous incite à tuer votre mère cinq minutes après votre évasion de ladite carafe. Et c’est ce qui m’est arrivé un matin. Aussi qu’on ne s’étonne pas si maintenant j’ai la tête en forme de fleur de pissenlit et si mes épaules retombent sur mes genoux. Cependant, lorsque je me réveillai, j’imaginai pendant les premières minutes que j’avais toujours vécu au fond de la carafe et il est probable que je le croirais encore si je n’avais aperçu de l’autre côté de la carafe une sorte d’oiseau qui la frappait rageusement à coups de bec. Grâce à lui je compris ce que ma situation avait d’accidentel et fâcheux et je fus pris d’une grande colère. Je saisis une feuille desséchée qui se trouvait auprès de moi et me l’enfonçant dans la narine gauche, je criai : " Est-il possible que le chien soit l’ami de l’homme ? Est-il vrai que l’escargot soit l’ennemi de la tortue ? " Et du haut de la carafe une fêlure du verre murmura : " Pauvre idiot ! Les ennemis ne sont pas ce qu’un vain peuple pense. Ils ont de la barbe et leur cervelle se compose de débris de celluloïd et d’épluchures de pommes de terre. Les amis ont la tête en verre et mordent comme une courroie de transmission. " Mais j’insistai :
– Est-il vrai que les mouches ne meurent pas sur les aiguilles des pendules ? Est-il vrai que la paille de riz serve à la confection des quenelles ? Est-il vrai que les oranges surgissent des puits de mine ? Est-il vrai que la mortadelle est faite par les aveugles ? Est-il vrai que les cailles se nourrissent de brebis ? Est-il vrai que les nez s’égarent dans les forteresses ? Est-il vrai que les salles de bains dépérissent dans les pianos ? Est-il vrai que l’expression " se mettre au vert " ne signifie pas avoir les pieds gelés ? Est-il vrai que dans les chambres noires on n’entende jamais la chanson des rêves ?
Il se fit alors un grand bruit comme celui d’une casserole tombant et rebondissant dans un escalier de pierre et une petite ouverture se fit dans ma prison. Elle ne devait pas, grâce à moi, tarder à s’agrandir jusqu’à prendre les proportions d’un tunnel de chemin de fer à l’entrée duquel apparaissait une petite bête qui ressemblait à la fois à une sardine et à un papillon. Je n’étais plus seul et, par suite, j’avais moins hâte de quitter cette carafe que je commençais à trouver très hospitalière. Pour un peu, j’aurais demandé à la sardine-papillon de vivre avec moi, ce qu’elle ne m’aurait peut-être pas refusé, car elle semblait très douce et très aimable. Je ne me risquai cependant pas à lui faire cette proposition que d’aucuns trouveront étrange, quoiqu’il n’y ait rien là-dedans de plus extraordinaire que de jeter un pavé du haut d’un sixième étage dans une rue remplie d’une foule affairée, dans l’espoir de tuer quelqu’un. Mais le monde est ainsi fait que vivre avec une sardine-papillon est plus scandaleux que de vivre seul dans une carafe. Et cependant je ne fis aucune proposition à cette charmante bête qui me plaisait tant. C’est que, pénétrant dans la carafe, ses ailes tombèrent, sa queue disparut ainsi que ses nageoires, une étincelle suivie d’un petit nuage de fumée s’échappa de sa tête et je ne vis plus à sa place qu’une borne kilométrique sur laquelle on lisait : SCORPION, 200 km 120. De nouveau j’entrai dans une violente colère et saisissant la borne kilométrique je la lançai à toute volée contre ma prison de verre. À mon grand étonnement, la borne kilométrique perça la carafe et vint deux ou trois fois rebondir sur sa paroi extérieure avant de la réduire en miettes. C’est alors que j’eus la surprise de me trouver étendu sur le dos dans un champ de blé. Au mouvement que je fis pour me dresser sur mes pieds, une vingtaine de perdrix s’envolèrent de mes poches, où elles devaient gîter depuis longtemps, – quoique je ne m’en fusse pas aperçu – puisqu’elles y laissèrent un grand nombre d’œufs dont plusieurs éclorent dans ma main.
Remis de ma surprise je songeai qu’un champ de blé en valait bien un autre, du moins dans l’état actuel des choses et je résolus que désormais il n’en serait plus ainsi. Non sans peine, je réussis à reprendre la position verticale pour laquelle j’étais né et lançai de tous côtés des jets de salive qui s’enfuirent à tire-d’ailes, poursuivis par les coups de fusil de chasseurs invisibles. Je montai dans le sillon en prenant bien garde de ne pas écraser de jolies petites taupes blanches qui prenaient le frais à l’air libre et s’en réjouissaient naïvement. Il est vrai qu’elles avaient si rarement ce plaisir ! Elles étaient si contentes que, quoique je fusse pour elles un inconnu, elles ne pouvaient se retenir de me confier leur histoire. Ce fut une toute petite taupe blanche avec des ailes de libellule qui parla :
HISTOIRE DE LA TAUPE BLANCHE
Telle que vous me voyez, je suis née dans une boîte à cirage. Mon père était marchand de marrons et ma mère une truie. Comment cela se fît-il ? Je ne saurais le dire. Mon père était un grand homme maigre comme un caillou à l’exception de sa tête qui était bien la plus grosse qu’on put
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voir. Il n’avait pas de nez et ses oreilles pendaient comme des tiges de vigne vierge arrachées par le vent. Naturellement il était bête, c’est pourquoi il était marchand de marrons. Un jour, ayant arraché la queue d’une truie, il se promena partout dans la ville de Troyes en hurlant : CECI EST MON SANG. Bientôt les pharmaciens coururent sur ses traces, puis les avoués, les quincailliers, les vidangeurs, les dentellières, les orthopédistes, les juges de paix, les cafetiers, les sacristains, les herboristes, les pêcheurs à la ligne, les enfants de cochons et enfin les curés. C’est alors que, pris d’une intense terreur, il cacha la queue de la truie dans une boîte à cirage qu’il mit dans une boîte aux lettres avec l’adresse suivante :
PIPE EN TERRE
à TOUR D’IVOIRE par SCORBUT (Morbihan)
Et la lettre s’en fut avec des hauts et des bas. Tantôt elle gravissait un iceberg, tantôt elle descendait dans une cuve, tantôt encore elle rampait sur une branche d’arbre dont elle dévorait les feuiles, ce qui, peu de temps après, la faisait tomber dans quelque puits d’où un seau de verre bleu la tirait pour la remettre dans le droit chemin. Enfin, après mille vicissitudes, elle arriva dans un palais. À vrai dire, le palais en question ressemblait plutôt à une tulipe qui aurait surgi d’un crâne en décomposition qu’à un palais bien ordonné. En effet l’escalier était étalé comme un serpent mort dans le hall et on accédait aux étages supérieurs par une flèche qu’on s’enfonçait dans les fesses et que le rez-de-chaussée lançait à l’étage désiré. C’est là que la lettre rencontra son destinataire, lequel arpentait l’escalier de long en large sans rencontrer " âme qui vive " et se demandait dans quel désert il vivait, dans quel désert sans caravane, ni chameaux, dans quel désert peuplé uniquement de craquements et de bruits de verre brisé, dans quel désert il promenait ses pas mélancoliques comme une asperge qui, croyant être mangée à la vinaigrette, n’est que sucée à la sauce blanche. L’inconnu n’était autre que Pipe en Terre, célèbre pour son duel avec les bouteilles vides.
C’est alors que je vis le jour.
Mais peut-être n’est-il pas inutile de raconter les merveilleuses aventures de Pipe en Terre et des bouteilles vides.
Pipe en Terre avait toujours cru que les jeunes filles vierges vivaient dans des tessons de bouteilles. Mais ayant découvert son œil gauche dans l’un d’eux, il s’aperçut qu’il s’était trompé et en fut assez vexé. C’est alors que faute de trouver dans les bouteilles les jeunes filles vierges qu’il cherchait, il résolut d’y élever des grand’mères convenablement ratatinées par un demi-siècle d’usage. Est-il besoin de dire que ce projet avorta misérablement ? Les grand’mères à peine enfermées dans le tesson de la bouteille se liquéfiaient et devenaient en très peu de temps une sorte de goudron semblable à celui qu’on utilise pour réparer les rues de Paris. Tout espoir d’obtenir ainsi une génération de grand’mères d’un modèle réduit était donc perdu. Mais Pipe en Terre était infatigable. Sans se décourager, il sema des officiers de marine dans le fond de ses bouteilles et c’est ce qui le perdit, car les officiers de marine ne fument pas de pipes en terre, mais des débris de navires et des cheveux de matelots, lesquels sont, comme chacun sait, très néfastes à la santé des bouteilles vides. Pipe en Terre ne tarda pas à en voir les effets sur ses protégés, et il s’en vengea sur les officiers de marine qu’il réduisit à l’état de limaces, animaux fort appréciés par les bouteilles vides qui en font une grande consommation surtout au printemps. Il eut cependant le tort de ne pas leur cacher l’origine de leur nourriture et les bouteilles qui malgré tout étaient fort attachées aux officiers de marine se fâchèrent net. Un duel au lampion en résulta et Pipe en Terre fut vaincu, n’ayant avalé que 721 lampions tandis que le moindre de ses adversaires en avait dévoré au moins un millier. C’est depuis ce jour que
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Pipe en Terre arpente de long en large l’escalier horizontal dans l’espoir de retrouver ses bouteilles vides, mais c’est en vain : celles-ci se sont depuis longtemps enfuies, grâce aux pousses printanières des géraniums qui surgissent si fréquemment sur le ventre des femmes enceintes pour les faire accoucher avant terme.
Et la petite taupe blanche s’en fut comme elle était venue, comme un croissant de lune. Je me trouvai de nouveau seul, désespérément seul, les pieds attachés à une sorte de traîneau que décorait une ribambelle de petits porcs semblables au drapeau des Etats-Unis. Ceci me montra que le traîneau était fait de glands et de fécule de pomme de terre. Pendant que je réfléchissais au peu de solidité d’un semblable véhicule, celui-ci se mit en mouvement pendant que les porcs s’enfuyaient en criant :
" Lafayette me voici !. Over there !. On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs… des œufs… des œufs… des œufs… des œufs… des œufs. des œufs… Les nègres ont les pieds plats… Les Suédois mangent des moules… " et mille autres choses où le mot " cheveux " revenait souvent.
Seul un jeune porc brillant comme un sou neuf était resté sur le traîneau et, ce véhicule s’étant arrêté à proximité d’une oreille d’éléphant naturalisée, m’adressa la parole.
– Je vis dans les cabanes des cantonniers, je mange des traîneaux, je lis Paul Bourget en commençant par la fin de chaque ligne, je joue de la musique de table de nuit, je caresse les doigs des mariées et j’héberge un homme politique connu dans la forêt de mes soies. Quel est-il et qui suis-je ?
Mais au lieu de lui répondre, je lui demandai :
– Avez-vous dû faire queue ?
– Asseyez-vous, je vous prie, me répondit-il. J’ai été un peu enrhumé et vous voilà sauvé.
– Je ne comprends rien à toute cette histoire, ne pus-je m’empêcher de lui dire, voici que les choux-fleurs encombrent les chambres sans air et jaunissent lorsque par aventure les petites araignées de cristal viennent à les rencontrer, faisant le soir leur habituelle partie de manille dans les squares déserts, lesquels sont cependant depuis longtemps interdits au public.
Mais ce stupide animal ne me tenait pas quitte à si bon compte et me prenant de nouveau à partie, me demanda :
– Monsieur veut-il passer sa robe de chambre ?
Espérant m’en débarrasser, je répliquais sur le même ton niais qu’il avait adopté :
– Je ne trouve pas mes pantoufles.
De nouveau le porc me demanda :
– Monsieur désire-t-il que je lui donne un coup de peigne ?
– Faites-moi seulement la raie. Pour le reste je me peignerai bien moi-même, lui répondis-je excédé.
Pendant plus d’une journée le traîneau glissa rapidement entre une double haie de porc-épics qui contemplaient gravement notre bizarre attelage et s’enfuyaient aussitôt que nous étions disparus en poussant des cris si perçants que les oiseaux effrayés tombaient sur le sol où ils restaient plaqués comme un morceau de mastic sur une glace. Je commençais à m’inquiéter, d’autant plus que dans l’air flottait une indéfinissable odeur qui tenait du parfum des artichauts et de celui d’une chevelure bien soignée. Et notre vitesse qui croissait sans cesse ! Et le porc qui était devenu grand comme une église ! Cet animal m’inquiétait plus que je ne saurais le dire avec son immense face pâle barrée verticalement d’une épée et d’un pistolet, tatoués de chaque côté d’un énorme nez supportant une grande canne à laquelle étaient attachés plus de cinquante ballons d’enfants. À vrai dire, ces ballons dont je ne comprenais pas l’usage m’intriguaient beaucoup. C’est que la plupart d’entre eux contenaient un homme à barbe dont la poitrine ornée d’un grand nombre de décorations rouillées, s’ouvrait comme une porte et laissait voir à l’intérieur une poubelle débordant de rats énormes qui se pressaient et s’écrasaient
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mutuellement, attirés sans doute par quelque alléchante pourriture.
Le porc s’était aperçu de mon trouble et reprenant ses questions me dit :
– Quel est-il et qui suis-je ?
– Le même sans doute, l’inventeur des wagons à bestiaux ainsi appelés parce qu’ils servent surtout au transport des cartes à jouer, et principalement des trèfles qu’on est obligé d’étendre lors de la belle saison dans les prés verts, afin qu’ils acquièrent les qualités de souplesse et d’endurance que n’ont pas les autres cartes.
L’animal partit d’un grand éclat de rire et murmura dédaigneusement :
– Plaisantin.
Puis il se mit à chanter :
Dans la plaine il y a une serrure une serrure que je connais Elle brille et se gondole quand les oiseaux tournent autour
Dans la plaine il y a un chameau un chameau qui n’a pas de dents Je lui en ferai avec un miroir et ses bosses seront mon bénéfice
Dans la plaine il y a un tuyau où se cache mon destin
Dans la plaine il y a un fauteuil Je m’assiérai dans le fauteuil et les tribunes seront à mes pieds Il fera chaud il fera froid
j’élèverai des scolopendres que je donnerai aux couturières et j’élèverai des bâtons de chaise que je donnerai aux bicyclettes
Longtemps encore il continua sur ce ton, ce qui était loin de me rassurer. Soudain comme nous approchions d’une forêt qui depuis longtemps barrait l’horizon, je vis la forêt quitter le sol et venir galoper à nos côtés après s’être inclinée avec respect devant mon compagnon qui, à cet instant, me parut plein d’une insupportable suffisance. Ils eurent une longue conversation dont je pus saisir quelques mots qui ne me donnèrent aucune idée de ce dont il était question !
– …Là-bas, dans ce pavillon… Que veulent donc dire ces lettres : S. G. D. G… Si nous visitions la section maritime… Pourvu que nous arrivions à bon port… etc.
Cependant je devinais qu’il s’agissait de moi et ne doutais pas qu’ils eussent résolu de me faire un mauvais parti, aussi m’apprêtai-je à me défendre. Je n’en eus pas le temps. La forêt me saisit par derrière, m’immobilisa en un rien de temps, puis me rentra la tête dans le ventre, me colla les bras sur les fesses et m’emporta en me faisant rouler comme un tonneau qu’on pousse devant soi.
………………..
Et depuis ce jour je parcours le monde,
BENJAMIN PÉRET.
LE SURRÉALISME ET LA PEINTURE (*)
(*) Voir les numéros 4, 6 et 7 de la R. S.
…Seuls ? Il n’y aura pas d’appel. Présent, absent, présent, je me garde de prévoir la réponse que nul ne sera contraint de faire. À qui pourrait-il appartenir d’entraîner dans sa ruine les obligations que de vingt à trente ans, d’un commun accord, nous nous sommes créées ? C’est même pourquoi il me plaît tant de m’avancer sur ce terrain, à notre époque des plus glissants, qu’est, au sens moral, la conscience des peintres et, ce qui ne va pas sans un minimum d’arbitraire, de répondre, sa vie durant, de celui-ci quand j’ai perdu toute confiance en celui-là. Je n’écoute, bien entendu, que la voix qui en moi ne soutient certains noms d’hommes que pour mieux en étouffer d’autres. La même voix qui me dit que ceci est sûr et que cela est dangereux, qui me fait trouver une raison d’être non plutôt en ceci qu’en cela, mais en l’opposition même de ceci et de cela. Que les paris aillent leur train au-delà du sort ! Il y a, je ne crains pas de le dire, au moins aujourd’hui, sur la route des peintres, de ceux qui ont commencé par se tenir le mieux, une bête grotesque et puante qui s’appelle l’argent. Après des années d’effort désintéressé et de conquête, il se peut fort bien que tout à coup ils en subissent les assauts. Je ne parle pas de ceux qui s’offrent à elle. Mais sous la forme de cet abominable succès venant à qui sait attendre, elle se jette littéralement sur ceux qui n’en veulent pas. Si les poètes, de temps presque immémorial, sont préservés de cette rencontre, les peintres savent à quoi, un jour ou l’autre, ils ne peuvent manquer d’avoir affaire. Il y aurait lieu de rechercher à quoi tient cette différence de traitement. À quelle dégradation de l’esprit, européen au moins, peut bien répondre l’établissement de la valeur marchande accordée aux œuvres plastiques ? Est-ce usure de la part de ceux qui " font les prix " ? Une grande partie de l’espèce humaine ne distingue-t-elle et ne chérit-elle, dans les moyens propres à chaque art, que ce qu’il paraît y avoir en eux de plus matériel ? Sans doute, ici encore, faut-il admettre que la faute en est au premier qui, ayant enclos un paysage ou une figure
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dans les limites d’une toile, s’avisa de dire : " Ceci est à moi " (ou de moi), et trouva des gens assez simples, ou assez corrompus, pour le lui passer. Il est encore des hommes qui n’ont souci de parler que pour eux seuls mais les buffles, les rennes merveilleux des murs des cavernes nous ramènent d’un bond à la préhistoire. Dans ce domaine de la peinture ou, par suite, il ne faut pas être trop difficile (comme dans celui de la vie, il faut être facile, mais alors facile !) je continuerai malgré tout à compter sur Francis Picabia. Nos différends sont d’un autre ordre, et pour très graves que je les tienne, je pense que Picabia a éprouvé avec une violence particulière le dégoût des tractations auxquelles aujourd’hui toute œuvre picturale donne lieu, qu’il les a déjouées en ce qui concerne la sienne avec une très grande énergie et que ce qu’il a donné, en appât, de lui-même était ce à quoi il tenait le moins, ce dont, à beaucoup près, il ne se sentait pas le plus riche. Seuls son incompréhension parfaite du surréalisme et son refus très probable de se rendre à quelques-unes des idées que j’exprime ici, m’empêchent de considérer de près, comme je le voudrais, ce qu’il a fait et ce qu’il peut encore faire et de tenter de le situer comme peintre, selon le critérium qui est le mien.
Je me souviens d’un temps très vide (ce fut entre 1919 et 20) où toutes sortes d’objets usuels, contrariés à dessein dans leur sens, dans leur application, rejetés du souvenir et comme calqués sur eux-mêmes naissaient et mouraient sans cesse à plusieurs existences, où le mot qui jusqu’alors avait servi à les désigner ne semblait plus leur être adéquat, où les propriétés qu’on leur accorde généralement n’étaient plus de toute évidence les leurs, où une volonté de contrôle pessimiste, et que d’aucuns jugeront absurde, exigeait qu’on touchât ce qui suffit à se caractériser par la vue, qu’on cherchât à percevoir dans le plus extrême détail ce qui demande à ne se présenter que dans l’ensemble, qu’on ne sût plus distinguer le nécessaire de l’accidentel. C’était là non seulement de ma part mais de celle de quelques autres, une disposition profonde et c’est peut-être elle qui m’a conduit au point où je suis. Dans l’air, comme on dit que tout est dans l’air, et comme un signe de ce zodiaque intérieur que je n’arrive pas à tracer, elle s’assujettissait alors les esprits les plus divers. Derain, pour ne plus le citer, Derain pour ses admirateurs actuels eut alors été difficile à saisir. Selon lui, l’addition et la soustraction, en arithmétique, étaient vaines. Tout dans la nature et par exemple l’arbre en se couvrant de feuilles procédait et ne savait procéder que par la multiplication. Il y eut eu cinquante autres opérations. La division aussi l’inquiétait : diviser par tant étant toujours diviser par un (J’ai mangé 3 mars de canard. On pense successivement : j’aurais pu en manger 1/3, 2/3, j’ai tout mangé. Ou encore : il y avait 3 personnes à table, j’ai mangé le canard à moi tout seul). La mode, l’amour devaient être considérés sous l’angle du jeu. D’après Derain – et l’on ferait dans ces propos difficilement la part de l’innocence et du cynisme – tout revenait à adopter une attitude dont on ne fût pas dupe mais qui dupât fatalement les autres : le coït envisagé comme un des plus terribles drames du jeu (dès qu’on voit prendre à quelqu’un une attitude semblable, on en est dupe à son tour). Le plan physique des objets était mal défini, dire : le verre sur la table " n’étant pas sous-entendre " la table sous le verre ", ne pas assez tenir compte de la résistance de la table, de l’élasticité du bois, ne pas assez se placer au point de vue du choc. La mesure du pouvoir d’un homme dans un café eut été d’empêcher autour de lui les femmes de soulever leur verre. Secrets de la pesanteur. Que je tienne un fil à plomb au-dessus d’un tableau horizontalement placé et que j’ouvre les yeux, s’il s’agit d’un " Rembrandt " il oscillera le long de l’axe vertical, dans d’autres cas, il décrira un petit cercle au centre, un " Derain " devait le faire se déplacer diagonalement. Il n’en a rien été, en sommes-nous assez sûrs ? Toujours est-il qu’au-dessus d’une table quelconque il n’y avait rien. La même expérience eut été aussi concluante en musique, en littérature, etc. Il s’agissait, en outre, de concilier la soi-disant parole de Dieu : " Que la lumière soit… " et la célèbre parole occulte : " Il n’y a pas de haut, il n’y a pas de bas ", c’est-à-dire les plus obscures de toutes. Il s’agissait, je ne sais pourquoi, de faire rentrer dans une toile un personnage convaincu de ces choses plutôt que de l’en faire sortir. Non sans l’avoir peint, ce qui est assez contradictoire, comme on suspend son pardessus au porte-manteau. Le rêve était envers et contre Picasso de " générer la ligne droite avec du coton ". Le trouble moderne paradoxalement et admirablement ressenti : " Au-delà des calculs sur le temps, il y a le chapeau mou ", disait Derain. Parallèlement à ce qui nous fit quelques-uns la proie de tels aphorismes et qui reposait, je le répète, sur une idée de contact superflu ou excessif avec les choses existantes, de contact indispensable avec les autres choses, au cours de cette étrange entreprise de désenvoûtement et d’envoûtement à laquelle nous restons plus ou moins livrés, nous avons à peu près tout vérifié, comme on se pince en rêve pour s’assurer qu’on ne dort pas. Le chapeau mou n’est pas si mou qu’on veut bien le
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dire et ce n’est qu’à la rigueur un chapeau. Un chapeau n’est pas l’enveloppe définitive d’une tête. Pour me faire plus sinistre, j’ajouterai qu’une tête ne tient aux épaules que par le retrait du couteau de la guillotine. La guillotine elle-même, puisque je ne l’ai jamais vue, n’a peut-être jamais fonctionné. Je connais deux sortes de peintres : ceux qui croient et ceux qui ne croient pas à la peau. Je tiens de Derain que ç’eut été pour lui un mensonge que de peindre une femme " sans nichons et sans fesses ". Fort heureusement, pour Max Ernst à la même époque il y allait, en fait d’honnêteté, de la solution d’un problème tout différent. Vestibule pour vestibule, je n’oublierai jamais qu’il me fit part, au temps déjà lointain de notre rencontre, de la certitude où il était d’avoir vu, sans que quiconque y fût extérieurement pour rien, un pardessus ou un chapeau quitter un porte-manteau pour un autre, situé à plus d’un mètre de distance. La scène se passait, je crois, à Cologne et, dans les conditions où nous avons essayé de la faire se reproduire, nous n’avons pas obtenu de résultat. Il n’en pas moins vrai que Max Ernst, en cette occasion, bien plus que de l’authenticité de certains phénomènes de lévitation, témoignait de l’impossibilité pour lui d’accrocher quoi que ce soit à une place fixe et d’admettre qu’un personnage qu’il peint, même à supposer qu’il s’en défasse comme on se défait d’un vêtement, pût demeurer où il l’avait mis, ne pas descendre de son cadre et le réintégrer au fur et à mesure des besoins du drame que nous nous jouons. Le lyrisme, par quoi se recommande toute œuvre que nous admirons, n’est pas, dans sa nature, une propriété indéfinissable et si la critique évite de pousser jusqu’à lui ses petites investigations coutumières, ce n’est pas crainte de profaner ce qui nous va droit au cœur ; c’est pure et simple insuffisance, naturellement. Il y a sept ou huit ans, on se répandait volontiers, dans ce pseudo-laboratoire où se trouvaient quelques-uns des hommes qui se sont, depuis lors, le plus perdus, en propos passablement inconsidérés sur ce thème. Je démêle, à travers ce qui ne m’échappe pas encore tout à fait de ces propos, une poignante concordance chez plusieurs à vouloir saisir les rêves de ce cheval emporté, ne serait-ce que pour faire qu’à nouveau il s’emporte. On interrogeait Picasso, Chirico comme on interrogeait Rimbaud, c’était à qui se fût jeté à la tête du cheval qui allait si vite. On interrogeait aussi Derain, qui se vantait de l’avoir dompté et qui le montrait, ce cheval, l’œil au ciel, piétinant de son sabot encore plein d’étincelles, la terre. C’était le lyrisme. Quelque chose de dressable et que d’aucuns disaient même avoir dressé. Des recettes, variant selon le mode d’expression auquel on se proposait de faire appel, glissaient de tiroir à tiroir dans l’affreuse cuisine, comme des oiseaux qui épient le garde-manger. Il subsiste de cette époque, sous forme de conseils pratiques et irritants, mille et un moyens d’accommoder au goût le plus élevé du jour et selon les ressorts appropriés de la surprise, de la faiblesse si souvent victorieuse de la force, du rapt des mots si vieux qu’ils peuvent seuls rajeunir, du jeu prismatique des lumières et des ombres, du caché pour de bon et du découvert pour rire, de la déconsidération du moderne par l’ancien et de l’ancien par l’oubli du moderne comme de l’ancien, de la dialectique enragée qui rend l’odeur de l’épine pour la piqûre de la rose, il subsiste quelques témoignages hagards, ne serait-ce qu’au mur de l’atelier de Picasso, ce chromo dont Seurat semble s’être si moqueusement, si littéralement inspiré pour peindre " Le Cirque " (c’est à se demander si ce qu’il passe pour avoir réalisé techniquement dans le domaine de la " composition " est vraiment significatif), des appels qui se gardent d’être des cris et quelques tentantes serrures sans clé. Quand Max Ernst vint, ces différentes données étaient outrageusement simplifiées. Il apportait avec lui les morceaux irreconstituables du labyrinthe. C’était comme le jeu de patience de la création : toutes les pièces, invraisemblablement distraites les unes des autres, ne se connaissant plus aucune aimantation particulière les unes pour les autres, cherchaient à se découvrir de nouvelles affinités. Une pluie diluviale, douce et certaine comme le crépuscule, commençait à tomber. À l’emploi de plus en plus parcimonieux des mots, alors qu’on niait la couleur pour ne plus reconnaître que deux tons : le froid et le chaud, qu’il était question de ne plus s’entendre que sur ce que veulent dire : fenêtre, chemin, ciel, reliés tout au plus par une sorte d’écran, comme au cinéma, Max Ernst opposait un vocabulaire étendu vraiment à tous les mots, quitte à se passer de la signification de plusieurs d’entre eux et, scandale, de ce qui leur confère une valeur plus ou moins émotive. C’en était à peu près fini de la pipe, du journal qui n’est pas même celui de demain, de la guitare. On sait comment il procédait. De ce fameux amour de Rimbaud pour les dessus de portes, les refrains niais, les révolutions de mœurs, de ce goût systématique qu’on suppose avoir été celui de Ducasse pour une sorte de fossé spirituel s’étendant de Young à certains rapports médicaux, des connaissances insultantes de Jarry en héraldique, et même de l’inspiration cherchée par Apollinaire dans les catalogues, Max Ernst semble bien avoir hérité le sens de
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la culture extraordinaire, captivante, paradoxale, et sans prix. Dans ses " collages ", les premières œuvres que nous connaissions de lui, il utilisait, non plus comme on l’avait fait jusqu’alors, selon une volonté de compensation de la matière (le papier peint pour la toile peinte, le coup de ciseau pour ce qui le distingue du coup de pinceau, voire la colle pour faire des taches) mais des éléments doués par eux-mêmes d’une existence relativement indépendante, et tels par exemple que seule la photographie peut nous livrer une lampe, un oiseau ou un bras. Il ne s’agissait de rien moins que de rassembler ces objets disparates selon un ordre qui fût différent du leur et dont, à tout prendre, ils ne parussent pas souffrir, d’éviter dans la mesure du possible tout dessein préconçu et, du même œil qu’on regarde de sa fenêtre un homme, son parapluie ouvert, marcher sur un toit, du même esprit qu’on pense qu’un moulin à vent peut, sans disproportion aucune, coiffer une femme puisqu’il la coiffe dans la " Tentation " de Bosch, d’établir entre les êtres et les choses considérés comme donnés, à la faveur de l’image, d’autres rapports que ceux qui s’établissent communément et, du reste, provisoirement, de la même facon qu’en poésie on peut rapprocher les lèvres du corail, ou décrire la raison comme une femme nue jetant son miroir dans un puits.
Il n’est pas douteux que ces éléments, pris dans cette pièce, dans la campagne, au fond d’un atelier d’usine, ou dans la mer, ne sont pas tout à fait à la merci du geste humain qui, en tant que représentations, les confronte. Ceux d’entre nous qui ont assisté au développement de l’œuvre de Max Ernst leur ont parfois vu prendre des attitudes hostiles, hurler de se trouver en présence. Il fallait, il était indispensable qu’il en fût ainsi. Ne convient-il pas, en effet, que l’horreur que nous procurent les choses d’ici-bas (" Nature ! nature ! – nous écrions-nous aussi en sanglotant – l’épervier déchire le moineau, la figue mange l’âne et le ténia dévore l’homme ! ") ne convient-il pas que cette horreur s’empare de nous à considérer certains épisodes du rêve de Max Ernst, qui est un rêve de médiation ? La disjonction haineuse de quelques-unes des parties est, ici encore, bien faite pour nous décider à jouer le tout pour le tout. En cela réside peut-être la possibilité de vivre, de vivre libre, pour Max Ernst, à cela tient peut-être son humanité profonde. J’aime m’assurer qu’il souffre des mêmes choses que moi, que la cause obscure à laquelle nous nous dévouons, pour lui pas plus que pour moi, n’est gagnée. Ce qui l’émeut m’émeut et ce qui l’atteint, parfois me surpasse. Tout ce qu’il a délié du serment absurde de paraître ou de ne pas paraître à la fois, tout ce
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sur quoi se sont ouvertes ou fermées ses mains est autant que je voulais voir ainsi et que j’ai vu. Parfois, de même qu’à d’autres moments sur la plage la plus mystérieuse de l’âme échouait quelqu’une de ces constructions dont la vie n’avait pas voulu, grandissait, grandissait à notre lumière, s’animait d’une vie toujours à revivre, un de ces sites, telle ou telle de ces créatures dont nous n’osions attendre la révélation même de lui. Et c’étaient : " La Révolution la nuit ", " Deux enfants menacés par un rossignol ", " Le grand amoureux ". On ne manquera sans doute pas de me chercher querelle à propos de ce choix, le moins restrictif de tous, et de prétendre que ces trois tableaux sont de ceux qui, dans l’œuvre de Max Ernst, se circonstancient le plus naturellement et desquels les éléments constitutifs présentent le minimum d’hétérogénéité. À cela je répondrai qu’il entre bien dans mon système, à propos de Max Ernst, que la rencontre voulue sur chacune de ses toiles d’objets préalablement disqualifiés et tirés au hasard, n’exclue pas la possibilité d’une rencontre antérieure sur le plan de la " réalité ", que c’est peut-être avant tout cette chance qu’avec lui j’aime à courir, que c’est peut-être en lui cette faible probabilité que je trouve lyrique par excellence, – de même que mon existence je ne serais tenté de compter sur ce qui la perd que pour risquer, dans quelque mesure que ce soit, un jour de la retrouver.
Mais la tête humaine qui s’ouvre, vole et se ferme sur ses pensées comme un éventail, la tête tombant sur ses cheveux comme sur un oreiller de dentelle, la tête fragile et sans poids qui se tient en équilibre entre le vrai et le faux, crénelée de bleu comme dans les poupées du Nouveau-Mexique, la tête dont on moulera le masque après ma mort, cette tête autour de laquelle tourne Max Ernst est comme le fleuve qui ne rencontrera pas de digue. Le rationalisme et le mysticisme qui se disputaient la mollesse du chapeau de Derain, sont sous les pieds de Max Ernst (*).
(*)
I
Dans un coin l’inceste agile Tourne autour de la virginité d’une petite robe. Dans un coin le ciel délivré Aux pointes des anges laisse des boules blanches.
Dans un coin plus clair de tous les yeux On attend les poissons d’angoisse. Dans un coin la voiture de verdure de l’été Immobile glorieuse et pour toujours
À la lueur de la jeunesse Des lampes allumées très tard La première montre ses seins que tuent des insectes rouges.
II
Dévoré par les plumes et soumis à la mer Il a laissé passer son ombre dans le vol Des oiseaux de la liberté. Il a laissé La rampe à ceux qui tombent sous la pluie, Il a laissé leur toit à tous ceux qui se vérifient.
Son corps était en ordre, Le corps des autres est venu disperser Cette ordonnance qu’il tenait De la première empreinte de son sang sur terre
Ses yeux sont dans un mur Et son visage est leur lourde parure. Un mensonge de plus du jour, Une nuit de plus, il n’y a plus d’aveugles.
PAUL ELUARD : MAX ERNST.
Il n’y a pas de réalité dans la peinture. Des images virtuelles, corroborées ou non par des objets visuels, s’effacent plus ou moins sous notre regard. Il ne saurait être question de peinture que comme de ces visions hypnagogiques : " Je comparais l’aspects des yeux de cette tête terrible à celui des morceaux de clinquant rouge qui ornait l’extrémité des cigares en chocolat et la couleur brune de cette tête elle-même me rappelait celle de ces mêmes cigares " (Guyon). Encore ces sortes d’hallucinations sont-elles moins édifiantes que celles où Max Ernst s’est, depuis peu, complu non sans ironie. Des visions, certes nous n’en avons pas. Que nous affirmions ou non, en l’absence de ce qui est, en présence de ce qui n’est pas, notre désir de nous passer à la fois de ce dont on nous prive et de ce qu’on nous donne, que le classement stérile, dérisoire, s’effectue avec ou sans nous, nous ne saurons que louer Max Ernst d’avoir, sur les illusions auxquelles nous expose par exemple notre médiocre sens stéréognostique, bâti la seconde partie de son œuvre qui va de son " Histoire naturelle " à " Vision provoquée par une ficelle que j’ai trouvée sur ma table ". Il n’eut servi à rien de s’insurger contre la distribution extérieure des objets s’il ne se fut agi un jour d’interroger autre chose que l’ombre de ces objets, et si peindre n’eut été en partie frapper le tableau à l’effigie de ces objets, qui, sur une surface de toile plane participent, je n’en doute pas, de la différenciation sensible au toucher des objets plats : nervation de la feuille, cannage de la chaise, caprice du fil issu d’une bobine déroulée.
C’est ainsi qu’après avoir révolutionné dans leurs rapports les objets considérés d’abord élémentairement et presque " rendus " selon leur figuration du dictionnaire, avec la même bonne foi que Rousseau agrandissait une carte postale, et sans autre ambition que de faire dire par un enfant qui désignera cette tache le mot : lion
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ou le mot : nuage, après les avoir abstraits de ce qui se passe pour leur ordre logique et qui n’est en bien des cas qu’un ordre conventionnel, comme le coq au-dessus du clocher, ou passager comme les statues de cire qui n’ont pas encore quitté l’atelier du fabricant pour aller prendre place, les unes à la vitrine des grands magasins, les autres au Musée Grévin, après nous avoir fait assister de la sorte à la formation de nouveaux êtres, non plus hybrides ou monstrueux que l’agave, que le sphinx, que l’aptérix ou qu’une machine moderne à cercler les tonneaux, c’est ainsi que Max Ernst a commencé dès maintenant à interroger la substance des objets, à lui donner toute licence pour décider à nouveau de leur ombre, de leur attitude et de leur forme. Il naît sous son pinceau des femmes héliotropes, des animaux supérieurs qui tiennent au sol par des racines, d’immenses forêts vers lesquelles nous porte un désir sauvage, des jeunes gens qui ne songent plus qu’à piétiner leur mère.
Les tableaux de cette nouvelle manière seront vraisemblablement soumis aux mêmes risques et courront les mêmes chances merveilleuses que les précédents. Une sorte d’évidence naturelle, totalement imprévisible, choisira parmi eux. Ici encore la surréalité et non la réalité reprendra ses droits. S’il arrive à Max Ernst, tel ou tel jour, de nous faire souvenir plus gravement de cette vie (et de nous émouvoir d’autant plus qu’il nous en fait souvenir) nous saurons du moins par quel admirable couloir nous y rentrons comme nous rentrerions dans une vie antérieure. Il ne sera pas trop tôt.
Attendons impatiemment le passage de Max Ernst à une autre, et encore à une autre époque, comme on dit curieusement à propos des peintres, attendons pour voir se réaliser la synthèse de toutes les véritables valeurs que dans son domaine il lui aura été donné de reconnaître et de nous faire reconnaître tour à tour, et passons l’éponge sur le tableau noir de ce que je viens de dire avant de tracer une de ces magnifiques rosaces, analogue à celles dont s’enchanta Raymond Lulle, et à quoi l’entraînèrent les immortelles propositions que voici :
" Le fantôme est une ressemblance abstraite des choses par l’imagination ".
" La digestion est la forme par laquelle le digérant digère le digestible ".
" La signification est la révélation des secrets qui sont montrés avec le signe ".
" La beauté est une certaine forme spécieuse, reçue par la vue, ou par l’ouïe, ou par l’imagination, ou par la conception, ou par la délectation ".
" La nouveauté est une forme, à raison de laquelle, le sujet est habitué de nouvelles habitudes ".
" L’ombre est l’habitude de la privation de la lumière ".
" La création dans l’Éternité, est l’idée : et dans le temps est la créature ".
" La Compréhension est la ressemblance de l’Infinité, et l’appréhension de la finité ".
Presque en même temps que Max Ernst, mais dans un esprit assez différent, à première vue quelque peu contraire, Man Ray est parti, lui aussi, de la donnée photographique mais, loin de se fier à elle, de n’utiliser qu’après coup selon le but qui est le sien le lieu commun de représentation qu’elle nous propose, il s’est appliqué d’emblée à lui ôter son caractère positif, à lui faire passer cet air arrogant qu’elle avait de se donner pour ce qu’elle n’est pas. Si, en effet, pour le même Raymond Lulle, " le miroir est un corps diaphane disposé à recevoir toutes les figures qui lui sont représentées ", on n’en saurait dire autant de la plaque photographique, qui commence par exiger de ces figures une attitude propice quand elle ne les surprend pas dans ce qu’elles ont de plus fugitif. Les mêmes réflexions s’appliqueraient, du reste, à la prise de vues cinématographiques, de nature à compromettre ces figures non plus seulement dans l’inanimé, mais encore dans le mouvement. L’épreuve photographique prise en elle-même, toute revêtue qu’elle est de cette valeur émotive qui en fait un des plus précieux objets d’échange (et quand donc tous les livres valables cesseront-ils d’être illustrés de dessins pour ne plus paraître qu’avec des photographies ?) cette épreuve, bien que douée d’une force de suggestion particulière, n’est pas en dernière analyse l’image fidèle que nous entendons garder de ce que bientôt nous n’aurons plus. Il était nécessaire, alors que la peinture, de loin distancée par la photographie dans l’imitation pure et simple des choses réelles, se posait et résolvait comme on l’a vu le problème de sa raison d’être, qu’un parfait technicien de la photographie, qui fût aussi de la classe des meilleurs peintres, se préoccupât, d’une part d’assigner à la photographie les limites exactes à quoi elle peut prétendre, d’autre part de la faire servir à d’autres fins que celles pour lesquelles elle paraissait avoir été créée, et notamment à poursuivre pour son compte et dans la mesure de ses moyens propres, l’exploration de cette région que la peinture croyait pouvoir se réserver. Ce fut le bonheur de Man Ray d’être cet homme. Aussi jugerais-je vain de distinguer dans sa production ce qui est portraits photographiques, photographies dites fâcheusement abstraites et œuvres picturales proprement dites. Aux confins de ces trois sortes de choses qui sont signées de son nom et qui répondent
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à une même démarche de son esprit, je sais trop bien que c’est toujours la même apparence, ou inapparence, qui est cernée.
Les femmes très élégantes et très belles qui exposent jour et nuit leurs cheveux aux terribles lumières de l’atelier de
Man Ray n’ont certes pas conscience de se prêter à une démonstration quelconque. Comme je les étonnerais en disant qu’elles y participent au même titre qu’un canon de quartz, qu’un trousseau de clés, que le givre ou que la fougère ! Le collier de perles glisse des épaules nues sur la page blanche, ou vient le prendre un rayon de soleil, parmi d’autres éléments qui sont là. Ce qui n’était que parure, ce qui n’était rien moins que parure est abandonné simultanément au goût des ombres, à la justice des ombres. Il n’y a plus que des roses dans les caves. La préparation ordinaire qu’on fera tout à l’heure subir à la page ne différera en rien de celle qu’on fait subir à l’autre page pour y faire apparaître les plus chers traits du monde. Les deux images vivent et meurent du même tremblement, de la même heure, des mêmes lueurs perdues ou interceptées. Elles sont presque toujours aussi parfaites, il est bien difficile de penser qu’elles ne sont pas sur le même plan, on dirait qu’elles sont aussi nécessaires l’une à l’autre que ce qui touche à ce qui est touché. Sont-ce cheveux d’or ou cheveux d’ange ? Comment reconnaître la main de cire de la vraie main ?
Pour qui sait mener à bien la barque photographique dans le remous presque incompréhensible des images, il y a la vie à rattraper comme on tournerait un film à l’envers, comme on arriverait devant un appareil idéal à faire poser Napoléon, après avoir retrouvé son empreinte sur certains objets.
O vie, vie à contre-cœur, jeu mortellement intéressant, jeu qui n’est capable que de trop durer ! Si l’intelligence pouvait encore aujourd’hui avoir son temple, si tout n’était pas irrévocablement perdu, si les vieillards n’étaient toujours prêts à assouvir dans le sang des hommes jeunes leur épouvantable soif, si – soyons précis, – l’atroce M. Poincaré cessait de paraître au balcon des cimetières, la nuit, si la dénonciation du mal ne venait d’instant en instant briser notre élan vers le bien, et si seulement nous nous rencontrions dans cette ville déserte, André Masson et moi, que n’aurions-nous pas à nous dire que, dans les circonstances présentes, pourtant, nous ne nous disons pas ? La réticence absurde oscille entre nous de prunelle à prunelle. Rien de ce que nous entoure ne nous est objet, tout nous est sujet. À quoi bon la peinture, à quoi bon telle ou telle méditation sur la peinture ! N’en parlons plus. Parlons à mots couverts de l’alibi que nous nous donnons pour ne pas être à cent mille lieues d’où nous sommes. Aucune règle n’existe, les exemples ne viennent qu’au secours des règles en peine d’exister. Pigeon vole ! Poisson vole ! Flèche vole ! Flèche vole contre pigeon vole ! Poisson vole (certain poisson). Poisson aussi ne vole pas ! Pomme monte et tombe ! Jet d’eau soutient œuf qui ne tombe et ne monte pas ! Femme chérit homme qui aime femme qui craint homme. Vaudevilles !
J’aime André Masson et c’est pure condescendance envers mes gardiens si parfois je simule moi-même autre chose que la folie furieuse. " L’imagination pure, dit Poe, choisit, soit dans le Beau, soit dans le Laid, les seuls éléments qui n’ayant jamais été associés encore conviennent le plus avantageusement à ces combinaisons. Le composé ainsi obtenu revêt toujours un caractère de beauté ou de sublimité proportionnel aux qualités respectives des parties mises en présence, lesquelles doivent être considérées elles-mêmes comme divisibles, c’est-à-dire comme résultant de combinaisons antérieurement réalisées. Or, par une singulière analogie entre les phénomènes chimiques naturels et ceux de la chimie de l’intelligence, il arrive souvent que la réunion des deux éléments donne naissance à un produit nouveau qui ne
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rappelle plus rien des qualités de tel ou tel composant, ni même d’aucun d’eux. "
Les mots " chimie de l’intelligence " qui cadrent si bien que la science de Masson, nous suggéreraient-ils beaucoup plus que ces réactions dont nous ne voulons pas être que les témoins distraits, et par exemple, dès qu’il s’agit de vivre, que la réaction de notre corps chaud contre ce même corps froid, bleuiraient-ils et à nouveau rosiraient-ils sous nos yeux autre chose que le tournesol qui s’enroule autour des saisons, je sais qu’ils nous mèneraient toujours à ces tableaux comme devant autant d’inévitables et d’éblouissants " précipité ". La couleur orageuse affectera ce que bon lui semble. Les boules de feu, rêvées comme celles du billard, se livreront à leurs facéties coutumières à tel ou tel étage de la maison. L’une d’elles, sans qu’on lui prête main-forte, pénétrera dans un tiroir aussi vrai que nous croyons nos secrets bien gardés. Une autre changera la cage du serin en abat-jour, pour que la lumière s’éloigne à pas d’araignée. Masson et moi n’aurons-nous pas été les premiers à nous incliner vraiment devant les bulles papales qui s’inscrivent en faux contre le mouvement de la terre ?
C’est à trop juste titre que Masson se méfie de l’art où plus que partout ailleurs les pièges se déplacent dans l’herbe et où les pas de tout être qui tient à rester libre ou à n’aliéner sa liberté qu’à bon escient, sont comptés. Je le soupçonne et c’est, me semble-t-il, le plus bel éloge que je puisse lui adresser, d’avoir comme nul homme fait sienne, et de vivre moralement sur cette autre phrase de " Marginalia " : " Que certains êtres aient pu planer ainsi au-dessus du niveau de leur époque, c’est là un fait qui n’est douteux pour personne : mais si nous voulions, en fouillant l’histoire, découvrir la trace de leur existence, il nous faudrait mettre de côté toutes les biographies de personnages proclamés " honnêtes et grands " et rechercher minutieusement les quelques souvenirs laissés par les malheureux morts en prison, dans les asiles d’aliénés ou sur l’échafaud. "
ANDRÉ BRETON.
VIE D’HÉRACLITE
Héraclite d’Ephèse, fils de Blyson, florissait vers la 69e olympiade. On l’appelait ordinairement le philosophe ténébreux, parce qu’il ne parlait jamais que par énigmes. Laërce rapporte que c’était un homme plein de lui-même, et qui méprisait presque tout le monde.
Il disait qu’Homère et Archilocus devaient être chassés partout à coups de poings.
Il ne pouvait pardonner aux Ephésiens qui avaient exilé son ami Hermodrus. Il publiait hautement que tous les hommes de cette ville méritaient la mort, et les enfants, d’être tous bannis, pour expier le crime qu’ils avaient commis en reléguant honteusement leur meilleur citoyen, et le plus grand homme de toute la république.
Héraclite n’avait jamais eu de maître. C’était par ses profondes méditations qu’il devint si habile. Il avait du mépris pour ce que faisaient tous les hommes et était sensiblement touché de leur aveuglement : cela l’avait rendu si chagrin, qu’il pleurait toujours. Juvénal oppose ce philosophe à Démocrite qui riait perpétuellement. Il dit que chacun peut aisément censurer, par des ris sévères, les vices et les folies du siècle ; mais qu’il s’étonne quelle source pouvait fournir une assez grande quantité d’eau, pour suffire aux larmes qui coulaient des yeux d’Héraclite.
Héraclite n’avait pas toujours été dans les mêmes sentiments ; lorsqu’il était jeune, il disait qu’il ne savait rien ; et quand il fut plus avancé en âge, il assurait qu’il savait tout, et que rien ne lui était inconnu. Tous les hommes lui déplaisaient ; il fuyait leur compagnie, et allait jouer aux osselets, et à d’autres jeux innocents, devant le temple de Diane, avec tous les petits enfants de la ville. Les Ephésiens s’assemblaient autour de lui pour le regarder. Malheureux, leur disait Héraclite, pourquoi vous étonnez-vous de me voir jouer avec ces petits enfants ? Ne vaut-il pas beaucoup mieux faire cela, que de consentir avec vous à la mauvaise administration que vous faites des affaires de la république ?
Les Ephésiens le prièrent un jour de leur donner des lois ; mais Héraclite s’y refusa, parce que les mœurs des peuples étaient déjà trop corrompues, et qu’il ne voyait aucun moyen de leur faire changer de vie.
Il disait que les peuples devaient combattre avec autant de chaleur pour la conservation de leurs lois, que pour la défense de leurs murailles.
Qu’il fallait être plus prompt à apaiser un ressentiment, qu’à éteindre un incendie, parce que les suites de l’un étaient infiniment plus dangereuses que celles de l’autre. Qu’un incendie ne se terminait jamais qu’à l’embrasement de quelques maisons, au lieu qu’un ressentiment pouvait causer de cruelles guerres, d’où s’ensuivait la ruine, et quelquefois la destruction totale des peuples.
Il s’éleva un jour une sédition dans la ville d’Ephèse ; quelques-uns prièrent Héraclite de dire devant tout le peuple la manière
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dont il fallait empêcher les séditions. Héraclite monta dans une chaire élevée ; il demanda un verre qu’il remplit d’eau froide, y mêla un peu de légumes sauvages ; et, après avoir avalé cette composition, il se retira sans rien dire. Il voulait faire connaître par là que, pour prévenir les séditions, il fallait bannir le luxe et les délices de la république, et accoutumer les citoyens à se contenter de peu.
Héraclite composa un livre de la nature, qu’il fit mettre dans le temple de Diane. Il était écrit d’une manière très obscure, afin qu’il n’y eût que les habiles gens qui le lussent, de peur que si le peuple y trouvait goût, il ne devînt trop commun, et que cela ne le fît mépriser. Ce livre eut une réputation extraordinaire, parce que, dit Lucrèce, personne n’entendait ce qu’il voulait dire. Darius, roi de Perse, en ayant entendu parler, écrivit à l’auteur pour l’engager à venir demeurer en Perse, et le lui expliquer, lui offrant une récompense considérable, et un logement dans son palais ; mais Héraclite le refusa.
Ce philosophe ne parlait presque jamais ; et, quand quelqu’un lui demandait la raison de son silence, il répondait d’un air chagrin : C’est pour te faire parler. Il méprisait les Athéniens qui avaient un respect extraordinaire pour lui, et voulait demeurer à Ephèse, où il était méprisé de tout le monde.
Il ne pouvait regarder personne sans pleurer des faiblesses humaines, et du dépit qu’il avait que rien ne fût à son gré. La haine qu’il portait à tout le monde, fit qu’il résolut de s’en séparer tout à fait ; il se retira dans des montagnes affreuses, où il ne voyait personne ; il passait sa vie à gémir, et ne mangeait que des herbes et des légumes.
Héraclite croyait que le feu était le premier principe de toutes choses.
Il tenait que ce premier élément, en se condensant, se changeait en air ; que l’air, se condensant aussi, devenait eau ; qu’enfin, l’eau, de la même manière, devenait terre ; et qu’en rétrogradant, la terre en se raréfiant, se changeait en eau, d’eau en air, et d’air en feu, qui était le premier principe de toutes choses.
Que l’univers était fini ; qu’il n’y avait qu’un monde ; que ce monde était composé de feu, et qu’à la fin il périra par le feu.
Que l’univers était rempli d’esprits et de génies.
Que les dieux n’ont point de providence, et que tout ce qui arrive dans l’univers doit être rapporté au destin.
Que le soleil n’est pas plus grand qu’il nous paraît ; qu’il y avait au-dessus de l’air des espèces de barques dont la partie concave était tournée vers nous ; que c’était là où montaient toutes les vapeurs qui s’élèvent de la terre, et que tout ce que nous appelons des astres n’était autre chose que ces petites barques remplies de vapeurs enflammées qui brillaient de la manière que nous le voyons, que les éclipses du soleil et de la lune arrivaient lorsque ces petites barques tournaient leur côté concave vers la partie opposée à la terre, et que la raison des différentes phases de la lune, était que sa barque ne se tournait que peu à peu.
Quant à la nature de l’âme, il disait que c’était absolument perdre son temps que de s’amuser à la chercher, puisqu’il était entièrement impossible de la trouver, tant elle était cachée.
La vie dure que menait Héraclite lui causa une grande maladie : il devint hydropique. Il retourna à Ephèse pour se faire traiter ; il alla trouver des médecins ; et comme il ne parlait jamais que par énigmes, il leur dit, faisant allusion à sa maladie : Pourriez-vous bien convertir la pluie en un temps sec et serein ? Comme ces médecins n’entendaient pas ce qu’il voulait dire, Héraclite alla s’enfermer dans une étable à bœufs ; il s’enterra dans le fumier, afin de faire évacuer les eaux qui étaient cause de sa maladie ; il s’y enfonça si avant, qu’il ne put jamais s’en retirer. Quelques-uns disent que les chiens le mangèrent dans ce fumier ; et d’autres, qu’il y mourut faute d’avoir pu se débarrasser. Il était pour lors âgé de 65 ans.
FÉNELON.
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PHILOSOPHIE DES PARATONNERRES
…C’est la foudre qui dirige le cours de toutes choses. …Ce monde semblable pour tous n’est l’œuvre d’aucun des dieux ni des hommes. Mais il a toujours été, il est, il sera toujours un feu vivant qui s’allume avec mesure et s’éteint avec mesure… …Ceux qui parlent avec intelligence doivent tenir ferme à ce qui est commun à tous, de même qu’une cité tient ferme à sa loi, et même plus fortement… …Toutes choses sont un échange pour du feu, et le feu pour toutes choses, de même que les marchandises pour l’or et l’or pour les marchandises…
HÉRACLITE.
L’étiage d’une culture, on a tort de considérer qu’on l’établit par l’analyse et la critique des chefs-d’œuvre de cette culture. Déjà un tel classement suppose de la part du critique une réalisation d’hypothèse. L’exceptionnel n’a pas de valeur documentaire. Ce qui permet de se faire une idée de la réalité intellectuelle d’un milieu, d’une époque, ce qui est objet de critique, c’est la pensée courante, la pensée qui a cours. La lecture des journaux n’est pas seule à permettre d’apprécier la ligne de flottaison de la bêtise, ou si vous préférez de l’intelligence en un certain lieu. Celle des ouvrages pédagogiques a bien son prix. Rapprochons, à titre de premier exemple, trois livres bien différents, à travers lesquels nous pouvons appréhender à l’occasion d’un problème particulier, l’exégèse des fragments d’Héraclite l’Ephésien, la pensée moyenne des universitaires sur un sujet commun. Il n’est pas sans intérêt d’évaluer le champ restreint dans lequel se confine aujourd’hui un homme en possession des moyens essentiels d’une civilisation dont on fait grand bruit. Le premier de ces livres a paru il y aura bientôt deux ans (La Politique d’Héraclite d’Ephèse, par Pierre Bise, chez Félix Alcan), mais c’est le seul ouvrage de langue française entièrement consacré à Héraclite, qui se trouve actuellement dans le commerce. Le second ne s’occupe d’Héraclite qu’autant que l’auteur qu’il étudie (Oswald Spengler, le prophète du Déclin de l’Occident, par André Fauconnet, chez Félix Alcan) trouve le point de départ de sa philosophie dans la pensée de l’Ephésien. Le troisième enfin (Lettres à Zoé, par Salomon Reinach, Librairie Hachette) ayant pour objet de présenter à une jeune fille l’histoire de la philosophie donne à Héraclite intercurremment sa place dans l’univers, comme il convient qu’une jeune fille se la représente pour ne pas échouer au baccalauréat. Examinons séparément ces ouvrages avec tout le sérieux que leurs auteurs eux-mêmes ont certainement désiré.
Le livre de M. Pierre Bise se propose de montrer que les fragments connus d’Héraclite constituent les bases d’une politique, et d’en déduire sous une forme concrète la cité idéale régie suivant les vues de ce philosophe. Il se divise en trois parties : l’homme, la doctrine, les lettres. Plan ingénu qui révèle la maladresse d’un auteur sans cesse effaré " Tout s’écoule ; tout s’écoule. On ne peut se baigner deux fois dans le même fleuve. Telle est la doctrine déprimante élaborée dans le cerveau du farouche pessimiste… Il est bizarre, n’est-ce pas, de devoir constater de quelle aberration spirituelle les plus puissants penseurs deviennent le jouet, lorsqu’ils abordent certains sujets… Je ne puis approuver sans réserve la boutade de Rémy de Gourmont… etc ". Cet homme pour qui Faguet reste un inoubliable maître, et qui trouve par ailleurs Socrate bavard, ne sait où donner de la tête. Tout ce qui a été avancé dans le monde sur n’importe quelle question se présente à la fois à cet exégète brouillon. Ce qu’a dit Faguet de Platon s’applique tout à coup à Héraclite. Citer Lamartine lui semble éclairer la question du devenir. Il relève des contradictions dans Proudhon. Anatole France fait pour lui autorité en matière philosophique. Il n’y a pas un chien couchant qui n’ait écrit un beau livre sur les présocratiques. Par contre Hegel mérite tous les sarcasmes, Héraclite ça et là est traité de prétentieux, pour Nietzsche (1) c’est un farceur. Mais la bête noire de M. Bise, c’est Rousseau (2). Et ce dernier point nous explique et le plan de l’ouvrage et sa raison d’être.
(1) Ce déséquilibré (S. Reinach).
(2) Ce malade (S. Reinach).
En effet le principal soin de l’auteur est de souligner le caractère antidémocratique de la pensée héraclitienne, et comme à chaque instant, mêlant d’une façon comique l’histoire et l’hypothèse, il se représente Montesquieu rencontrant Hermodore, Proud’hon modifiant ses conceptions au vingtième siècle en constatant que le droit (1914-18) ne prime pas toujours la force, il est tout naturel à cet historien de tirer des conclusions actuelles et pratiques de cette pensée contre les démocraties modernes. Tout empêtré dans des différences de vocabulaires qui rendent vraiment peu comparables les textes comparés ; n’arrivant
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point par ailleurs à se débarrasser des contradictions rencontrées dans les textes et la vie d’Héraclite ; voulant lui-même expliquer par Homère Héraclite qui voulait qu’on fouettât ce poète ; cependant M. Bise se retrouve en terre ferme chaque fois qu’il constate qu’Héraclite n’aimait pas la foule. Il doit avouer que son auteur n’aimait pas non plus les aristocrates, qu’il avait refusé d’être roi d’Ephèse, qu’il caricaturait les bourgeois, mais il n’aimait pas la foule, voilà qui est clair. Il refusa aussi de donner une constitution à Ephèse. Cela, M. Bise ne le comprend pas. M. Bise n’aime pas les démocraties, mais il aime les constitutions. Si Héraclite avait donné une constitution à sa patrie, le nez de M. Bise n’aurait pas eu à se perdre dans tant de bouquins : son livre était fait. Le vrai, c’est que parler d’une politique d’Héraclite, en présence des fragments connus, n’a aucun sens. Cette politique, au moins conçue à la façon réaliste de Pierre Bise, ne peut être qu’une construction purement imaginaire. D’où le plan du livre : l’homme, série d’allégations psychologiques, qui à l’aide de textes mal cimentés pris à droite et à gauche, et non pas chez Héraclite, tendent à constituer une figure de l’Ephésien qui rende vraisemblable l’unité finale de vues politiques entre Héraclite et le compilateur – puis la doctrine, exposé des opinions courantes sur celle-ci, exposé incomplet (qui ignore en particulier l’ouvrage de Spengler) dont le défaut n’est pas d’avoir mis en lumière les courants d’opinion et les disputes philosophiques, qui se sont produits à propos d’Héraclite (de tant de critiques dont on nous entretient pas un qui ait l’air d’avoir une personnalité définie), enfin les lettres, analyse et texte des lettres apocryphes attribuées à Héraclite. Cette dernière partie de l’ouvrage vient après une conclusion insuffisante (Le Gouvernement des Sages) et serait proprement incompréhensible si elle n’était pas explicable par le désir de redire son fait à Jean-Jacques Rousseau, en qui se cristallisent pour l’auteur toutes les horreurs de la démocratie ; et si Héraclite après tout fait dans le système du monde qu’on lui voit prédominer au-dessus de toutes choses, aux dépens de toutes choses, le Commun qui s’identifie au logos, à la substance même du devenir, à ce qui se retrouve sans le changement, cela passera une fois de plus à l’actif de ces contradictions paradoxales auxquelles, au bout de 281 pages, M. Bise s’est enfin accoutumé. Plus brièvement je signalerai que dans son livre sur Oswald Spengler, analysant l’Heraklit de ce philosophe, M. Fauconnet soulève la question de savoir si, comme le prétendent Hegel et Lassalle, Héraclite affirme l’identité des contraires, question laissée dans l’ombre par M. Bise (pour qui les contraires sont surtout des contrariétés), rapporte comme idée originale de Spengler la théorie de Baeumaker qui soutient qu’Héraclite se borne à affirmer l’opposition et la coexistence nécessaire des contraires et non leur identité. De même, Spengler nie l’existence pour Héraclite d’une substance, objet du devenir. Et on voit comment cela sert à Spengler à nier qu’Héraclite soit le premier matérialiste. M. Fauconnet dans sa préface remercie M. Rivaud, de la Faculté de Poitiers, de l’avoir documenté sur Héraclite. Mais il n’a évidemment pas lu le livre de M. Rivaud (Le Problème du Devenir et la notion de la matière, Paris 1906) où une opinion bien différente est exprimée. Ou bien peut-être M. Fauconnet préfère passer cette opinion sous silence. Quant à M. Salomon Reinach, il est d’avis avec Spengler (que cependant son histoire des philosophies ignore) pour penser qu’Héraclite n’a pas affirmé l’identité des contraires mais qu' " il a laissé cette singulière découverte à Hegel ". Il ajoute : " Nous comprenons peu sa théologie " et en effet, ce bon vieux Salomon la comprend fort peu. Où a-t-il été pêcher cette histoire de l’autre monde, d’un mort qui devient démon, puis comme plus ça change, plus c’est la même chose, redevient homme : " De la sorte, dit à Zoé Salomon, une petite fille peut être identique à son grand-père ". Je lis dans le livre de Rivaud (page 122, note 264) : " La migration des âmes n’est nulle part exprimée chez H. " Et même l’âme est chez Héraclite une expression analogue au nom de Zeus qu’il emploie toujours à des fins paraboliques. " À son tour, (l’âme) doit mourir. Mourir pour l’âme c’est se changer en eau. L’eau à son tour redevient terre et la terre redevient eau, puis feu ; ainsi les âmes naissent et meurent successivement (Rivaud) ". Ces citations montrent la valeur de la documentation de ces divers commentateurs d’Héraclite. Il est à noter que des trois, seul M. Reinach est un pur fumiste. Mais les deux autres sont, inégalement, il est vrai des confusionnistes professionnels.
La philosophie d’Héraclite garde-t-elle une actualité, et le devenir qui est sa source n’a-t-il pas rendu inutile l’étude de cette philosophie ? Pour reprendre une expression célèbre de Benedetto Croce : Qu’y a-t-il de vivant dans la philosophie d’Héraclite ? Répondre à cette question suppose un examen des textes de l’Ephésien. On sait que bien que Salomon Reinach écrive : C’est celui des philosophes présocratiques dont nous possédons le plus de fragments, les fragments connus de l’œuvre héraclitienne sont en majorité d’une origine suspecte. Toutes les lettres, reproduites à la fin du livre de M. Bise, en particulier, relèvent
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de ce genre de faux très particulier qui rappelle à s’y méprendre ces devoirs rhétoriques où l’on met en rapport deux personnages comme La Fayette et Napoléon, et dans lesquels l’auteur ne manque jamais de faire allusion à tous les contemporains des illustres compères, dont le nom sonne bien aux oreilles d’un studieux élève de troisième, Mademoiselle Mars, par exemple. Pour ce qui constitue l’œuvre même d’Héraclite, les fragments ne nous en sont parvenus qu’autant que des philosophes, des historiens ont pris le soin d’en reproduire le texte dans leurs propres livres. Le premier, Schleiermacher, s’occupa de les réunir. Tous ne sont pas d’une authenticité certaine. Diogène Laërce, Sextus Empiricus. Clément d’Alexandrie, et divers auteurs chrétiens, etc., soigneusement dépouillés pendant un siècle, ont laissé entre les mains des exégètes un texte dont le sens général ne semble pas en contradiction avec les commentaires libres de la philosophie d’Héraclite, qui se rencontrent dans les poètes et les historiens de l’antiquité et des premiers temps de l’ère chrétienne. C’est là tout ce qu’on peut dire. Sur des textes aussi précaires, de l’ordre de succession desquels assez vainement Schleiermacher, Zeller, Schuster, Gomperz ont tenté de se prononcer, l’imagination des commentateurs se donne libre cours. Mais leurs interprétations ne concordent guère. Quand l’accord se fait d’une façon assez générale, c’est que l’hypothèse risquée a pour heureux effet de supprimer une contradiction de l’œuvre d’Héraclite, quand ce n’est pas de sa vie (sans doute légendaire). Critérium hasardeux si l’on songe qu’Héraclite disait qu’on ne peut séparer le blanc du noir même avec une hache. C’est ainsi que tout ce qu’on connaît d’Héraclite l’Obscur se retourne contre ceux qui cherchent à l’expliquer contre leurs méthodes. La conception classique de la théorie physique d’Héraclite est clairement exposée par Rivaud, selon le schéma de Gomperz : doctrine du devenir éternel, conception des oppositions qualitatives, croyance à la permanence de la substance. On a cherché à classer suivant une hiérarchie ces trois termes. Diels s’est élevé contre ces tentatives. " La contradiction, dit Rivaud, comme le devenir apparaît sous des formes et à des degrés innombrables auxquels la multitude des expressions doit tenter de s’égaler. " Mais la critique en voulant ordonner Héraclite agit sans doute avec moins d’innocence qu’il semblerait dans l’abord. C’est un émerveillement sans fin chez les divers auteurs que de constater quelles doctrines, quelles gens se sont réclamés d’Héraclite. Cela constitue, chemin faisant, un bon tiers du livre de M. Bise. Il n’en résulte pas, comme le dit Rivaud que : " La physique héraclitéenne un peu vague s’adapte merveilleusement à tous les usages ", la médecine, la magie, la sophistique, la politique, etc., mais simplement que bien des esprits ont cherché à introduire, avec un ordre qui n’y était nullement, dans les propositions d’Héraclite un sens étranger à la pensée de ce philosophe. De quelle utilité leur était donc Héraclite, et que lui prenaient-ils ? Ils lui prenaient sa méthode, sa logique, et la grandeur d’Héraclite est bien dans celle-ci. Il est le père de la dialectique : c’est pourquoi, de nos jours, si restreints, si obscurs que soient les fragments connus de son œuvre, elle garde un prestige qu’on cherche à faire servir aux fins les moins conciliables.
L’étonnement de M. Bise devant le refus d’Héraclite de donner une constitution aux Ephésiens nous en apprend long sur les difficultés mentales de tous les commentateurs avec la doctrine du devenir. Comment Héraclite aurait-il (empruntons aux matérialistes historiques cette épithète) consenti à créer une machine métaphysique, lui qui posait le devenir comme la réalité ? Lui qui à aucun moment n’est tombé dans la monstrueuse erreur sociologique d’Hegel. Le pessimisme d’Héraclite, sans cesse expliqué par les facteurs de la vie personnelle ou par ceux des religions antiques, donne aussi bien du mal aux commentateurs. Parle-t-il sérieusement, Héraclite, quand il affirme l’excellence de la guerre, qui est l’opposition des contraires, et le mode même du devenir ? Est-ce pure parabole ? Il ne semble pas qu’un seul ait entendu que c’est un refus de moraliser l’histoire. Héraclite accepte les faits comme tels, et les considérant comme les étapes du devenir, ne les soumet pas à des idéologies explicatives. Ici encore il est rejoint par Hegel, mais c’est la gauche hégélienne seule qui le suit. Et en effet, ce qui gêne les commentateurs d’Héraclite, ce n’est pas seulement l’obscurité de ses formules (obscurité pourtant qui les mène au délire, eux qui ignorent la valeur d’une image, s’ils lisent une phrase comme : " Le temps est un enfant jouant aux dés ", se prenant la tête à deux mains pour savoir si cela cadre encore avec l’esthétique kantienne, confondant une fois de plus comme il est coutumier aux esprits fermés à la poésie, la valeur relative d’une expression et la valeur absolue d’une pensée, ne voyant plus ici la négation de l’image mythique du vieux Chronos, et la négation de toute providence, se perdant entre les dés de la phrase, se demandant si le Temps n’est pas plutôt un jeune homme, etc.) ce qui gêne les commentateurs c’est le devenir de ces formules. Ils voudraient les fixer, et voici qu’elles s’échappent, qu’elles se transforment,
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qu’elles donnent naissance à des idéologies qui ne sont pas purement héraclitiennes. Les universitaires ne peuvent admettre cela, la vie des idées les choque absolument comme celle de leurs élèves. Il faut à tout prix empêcher les collégiens d’aller au bordel. Ce n’est pas que toutes les filiations de la pensée d’Héraclite soient également condamnables. Mais il y en a de trop subversives. Celles-ci où l’on montrera qu’elles ne découlent pas d’Héraclite, donc qu’elles sont bâties sur une illusion de leurs inventeurs, ou l’on s’en servira contre Héraclite lui-même. De tout son livre M. Bise n’est pas parvenu à faire un choix entre ces deux méthodes. D’où quelque obscurité dans les raisons d’être de ce volume. Cet antidémocrate pacifiste, sa pensée politique concrète s’éclaire quand il réunit dans une phrase : " Les holocaustes de l’Orient, les proscriptions de Sylla, les Saint-Barthélemy de toutes sortes, la Terreur, les tueries de Verdun et les horreurs de Moscou. " Ajoutez à cela quelques réflexions bien senties sur le fanatisme, le mot révolutionnaire toujours pris en mauvaise part, la Révolution française considérée comme une œuvre d’envieux etc., et si vous considérez qu’il souligne, avec Gomperz, l’influence d’Héraclite sur Proud’hon, le plus puissant penseur subversif des temps modernes (sic), vous comprendrez que confusément à travers Héraclite, c’est à la dialectique qu’on en a, parce que la dialectique est la méthode philosophique des révolutions. Cela est si vrai qu’un esprit réactionnaire au premier chef, et le mot réactionnaire prend ici un sens bien précis (est réactionnaire, ce qui cherche à s’opposer au devenir, même d’une façon déguisée), comme Oswald Spengler, pour fonder une idéologie qui est à l’opposé de l’attitude révolutionnaire, cherche à détourner aussi à sa source héraclitienne le mouvement philosophique contemporain. Il lui faut dénaturer la dialectique. C’est pourquoi, de ces trois termes classiques du schéma de Gomperz, il en escamote un, permanence de la substance, et met ainsi à la disposition d’un néospiritualisme dualiste la pensée mutilée d’Héraclite. De même, Pfleiderer, Schuster, ont essayé d’adapter à ce que l’on connaît d’Héraclite une interprétation religieuse dont Zeller et Rohde ont fait justice. Et d’abord c’est Hegel qu’il s’agit de séparer d’Héraclite, malgré l’affirmation d’Hegel que toute sa logique se trouvait déjà dans Héraclite. Qu’Héraclite ait ou non affirmé l’identité des contraires, ce n’est qu’un prétexte. Il est possible qu’Héraclite fût plus voisin de la conception des degrés de Benedetto Croce que de la logique hégélienne classique. Il est possible que Frédéric Lassalle ait donné une interprétation abusive d’Héraclite. Il est possible qu’Héraclite ait ou n’ait pas conçu seul l’unité des qualités opposées, etc. Il n’en est pas moins vrai que la logique d’Héraclite est devenue la logique d’Hegel. Or, malgré les efforts de ce dernier pour donner droit de cité à la dialectique en la faisant artificiellement aboutir à une sociologie en accord avec le gouvernement prussien d’il y a cent ans, Hegel est toujours le bouc émissaire de la philosophie en France, en 1926. Sans doute même ceux-là qui font métier d’ignorer Marx (Je cite M. Reinach : " Marx… est un écrivain obscur, lourd, d’ailleurs peu original. Ses idées avaient été exprimées, parfois dans les mêmes termes, un siècle plus tôt, par l’Anglais William Thompson (de Cork)… les disciples intelligents de Marx… ont… apporté des atténuations à cette doctrine, que personne n’admet plus aujourd’hui dans sa rigueur ", et quant à M. Bise, il ne connaît que Proudhon, il n’a jamais entendu parler du matérialisme historique) ne peuvent pas méconnaître que l’instrument d’Hegel, devenu celui de Marx et d’Engels, devenu celui de Lénine, fait aujourd’hui dans les conceptions philosophiques, une certaine espèce de ravages qui n’est pas dans la règle du jeu. La négation de la négation, après avoir été un pont-aux-ânes, a pris une forme un peu trop menaçante, un peu trop concrète. Aussi voit-on que les ânes aujourd’hui, et quelques rusés qui savent braire, cherchent, en disqualifiant Hegel, à s’opposer au sort paradoxal d’une pensée qui tout d’abord ne leur prêtait qu’à rire. (Je cite M. Reinach : Hegel est surtout redevable de ses idées à Fichte et à Schelling, mais il s’est aussi inspiré d’Héraclite, de Platon, des néo-platoniciens, de Jacob Boehme, de Spinoza et de Leibniz… Tout cela débute par quelque chose d’infiniment vague… Il ne faut pas se contenter de sourire, il faut se fâcher, car Hegel triche… Hegel se croit Dieu… Hegel est panthéiste… Chose plus grave encore que ces sottises, Hegel triche continuellement…). Avec Oswald Spengler, le livre d’André Fauconnet vient nous donner l’exemple de ce que l’on peut, précisément en trichant, faire encore aujourd’hui sortir d’Héraclite. Nous y découvrirons à la fois une de ces méthodes de détournement dont je parlais, la démarche d’un esprit réactionnaire, et une tentative d’enrayer l’idée révolutionnaire en déplaçant l’attention philosophique. Cela nous permettra de prendre congé de MM. Bise et Reinach, qui font pâle figure dans ce tryptique à côté d’Oswald Spengler flanqué d’un professeur d’allemand de la Faculté de Poitiers.
" Depuis la fin de la guerre mondiale, aucune œuvre philosophique n’a eu, dans l’Europe centrale, un retentissement comparable
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à celle de Spengler. Je me suis proposé dans le présent livre de la rendre accessible au lecteur français ". C’est bien ce propos de vulgarisation nationale qui rend assez difficile de faire dans le livre de M. Fauconnet le départ entre la pensée de Spengler et la sienne. Tout de même qu’on ne saurait rendre Spengler coupable du style de cet ouvrage, il semble qu’il faille le tenir pour responsable de bien des mauvaises images qui y soutiennent l’exposé. Il faut dire que ce sort humoristique est ici échu à Spengler, dont toute la critique s’est exercée contre l’égocentrisme des philosophes, de se voir analysé en fonction d’un hypothétique lecteur français assez obtus auquel se reporte sans cesse l’auteur, pour lequel il avoue ça et là mettre surtout en avant les questions les plus intéressantes pour un Français, etc. Auteur d’un Essai sur la psychologie des chefs allemands à la première bataille de la Marne (*), M. Fauconnet malgré d’énormes efforts d’impartialité fait déjà lui-même bonne figure de lecteur français, effrayé d’un tel pangermanisme et quand j’aurai cité sa conclusion : " Spengler rappelle aux jeunes Allemands qu’ils doivent, en silence, se préparer pour le grand jour, que la " surprise de l’adversaire est, aujourd’hui encore, tout le secret de la victoire. Nous avons entendu. Nous sommes avertis ", je me bornerai à considérer son compte rendu comme un reflet fidèle de l’œuvre spenglérienne, quitte à prêter au prophète du déclin de l’Occident quelques sottises poitevines.
(*) Faut-il noter que cet intéressant essai parut dans le Mercure de France dont M. Louis Dumur est l’historien habituel pour ce qui est de la Grande Guere, avec Mme Rachilde s’entend. Cette revue de second ordre est un centre d’idéologies réactionnaires qui méritera un jour un bon coup de balai.
Reflet de la réalité historique dans l’âme occidentale à notre stade de civilisation, la nouvelle psychologie que Spengler préconise est condamnée au succès parce qu’à tel stade de telle civilisation correspond une philosophie et une seule, qui ne peut être aujourd’hui organiquement qu’un scepticisme, mais spécifiquement qu’un scepticisme historique. Spengler se réclame d’Héraclite. Illusion que de supposer derrière la réalité éternellement mobile une substance immuable. Premier tour de passe-passe : en vérité Héraclite croit à une substance qui est le substratum du devenir, le feu, principe non formel, mais matériel. Sa grande découverte est pour Spengler de considérer l’individu comme une cellule d’un organisme plus vaste, sa race. À Goethe d’autre part, Spengler doit la méthode intuitive et la conception du phénomène primordial, limite de notre entendement, qui, dans l’histoire, est un organisme, la culture, dont l’homme historique n’est qu’une cellule. L’homme antique au centre d’un éternel présent a du passé une conception polarisée, nous une conception périodique. Seule, l’Egypte, avec ses tombeaux que Spengler oppose à l’urne gréco-romaine, cherche à se souvenir. Elle a inventé le calendrier, la chronologie. Pour les historiens modernes, tous gnostiques, l’histoire se joue, de la Genèse à la fin du monde, entre Perse et Grèce. Le Messie faisant la transition, on oppose paganisme et christianisme, et le troisième terme de cette opposition, le Moyen Age, sera trouvé au XVIIe siècle. Plus tard, on inventera les temps modernes, qu’on prolongera par l’époque contemporaine. De même les géographes ont inventé l’Europe, concept vide, etc. Erreurs de perspective des historiens qui n’ont pas su reconnaître le phénomène primordial de l’histoire (Marx aussi, qu’on ne peut accuser d’égocentrisme, avait trouvé un fait primordial, le fait économique, limite de notre entendement, dans la complexité de l’histoire, mais il n’en est pas question ici : second tour de passe-passe, qui permettra plus tard à l’auteur, la question désaxée, de classer le marxisme au rang des valeurs négligeables). Au grec, l’homme apollinien qui ne voit que sa cité, sculpteur au dieu statique dont l’idéal est la sphère, succède l’homme faustien qui devient, qui a un dieu mystérieux, infini, et délaisse la statuaire pour la musique. Or les cultures, comme tel animal, telle plante, ont une durée moyenne, d’environ mille ans, et peuvent être subdivisées en quatre saisons de deux à trois cents ans. Comparant biologiquement ces organismes, seront contemporains des faits situés au même stade de deux cultures et y jouant un rôle homologue. Le synchronisme permet d’apprécier le degré de développement d’une culture et en quelque sorte de prophétiser sa destinée. La philosophie s’est demandé si le monde extérieur existait, puis s’il était bon : à un troisième stade la réalité extérieure devient un symbole de la vie collective. Je ne puis qu’indiquer ici combien Spengler est victime de sa propre critique lui qui à des entités mortes ne substitue que des entités qu’il croit vivantes, les cultures, contre lesquelles son scepticisme historique cesse brusquement de s’exercer. À l’art grec, euclidien, statique, s’oppose l’art occidental, dynamique, analogue aux mathématiques modernes, caractérisé dans la musique par le contrepoint et la fugue. De même la morphologie historique au lieu de considérer l’histoire de chaque nation règle l’histoire d’une culture comme une fugue où chaque nation soumise à un devenir différent joue sa partie, invention du thème fondamental, jusqu’à l’accord final,
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mort de la culture. De même, au paganisme statique succède le christianisme en accord avec l’âme faustienne, avec son devenir. La théorie de la grâce (qui est une création continue) n’est acceptable que pour l’homme faustien pour lequel elle ne comporte pas de contradiction avec le libre arbitre. Le caractère chrétien de la philosophie de Spengler nous explique son langage dualiste, la perpétuelle opposition de l’âme d’une culture à ses réalisations historiques, etc. Un premier essai de chronologie comparée à la fin du premier volume du Déclin de l’Occident est résumé en trois tableaux synoptiques. Du premier, qui compare les productions intellectuelles des cultures hindoue, hellénique, arabe et occidentale, nous retiendrons que le stoïcisme gréco-romain, contemporain du socialisme occidental, marque l’hiver de sa culture. Le second compare les œuvres de l’art : la fin de la plastique gréco-romaine y est opposée à la fin de la musique marquée par Wagner. Le troisième tableau compare les formes politiques. Aux tribus de la préculture, succède au printemps la distinction du clergé et de la noblesse. L’état marque l’été. À l’automne éclate la révolution, qui aboutit à la dictature militaire. L’hiver a trois étapes : dictature de l’argent (stoïcisme et socialisme), césarisme (César et les dictateurs des ans 2 000 à 2 200), byzantinisme contemporain des invasions qui ramènent l’anarchie primitive. De ces trois tableaux Spengler déduit la mort prochaine de la civilisation occidentale. Acceptons notre destin. Dernière philosophie de l’Occident, la nouvelle doctrine exclut toute théorie aberrante. Ainsi, critiquant le relativisme de toute philosophie, relativement à notre stade de civilisation Spengler tend à imposer la sienne exclusivement. Et dans ces prévisions à longue échéance il trouve argument pour distraire l’activité humaine de ses buts immédiats. Pour échapper aux erreurs de perspective, il en crée une, destinée à faire disparaître, par rapport au déclin de l’Occident, les révolutions occidentales. Comme l’Espagne ultramontaine, origine de l’état européen, empruntait au monde arabe ou magique et au paganisme des éléments que l’âme faustienne ne pouvait assimiler, la Prusse a hérité de son universalisme. La France, l’Italie, étrangères au devenir, avec la Renaissance, le classicisme, ont tenté de restaurer l’homme apollinien. L’Angleterre et la Prusse sont les deux types germains de l’idée faustienne : le type insulaire prétend conquérir la liberté sur l’état, le type continental par l’état. Spengler fait le procès de la Révolution française, de Rousseau, " ce théoricien de l’anarchie " (*). La France oscille aujourd’hui " entre le régime à poigne et le bolchevisme dont la bourgeoisie française use comme d’un épouvantail pour provoquer les mesures réactionnaires ou les guerres de diversion… un communisme envieux, cupide et, malgré l’apparence, profondément bourgeois, cherchera non pas à résoudre le problème économique mais à déposséder les riches au profit des pauvres, ce qui ne changera rien à rien, etc. " Les Allemands qui ne partagent pas les idées de Spengler sont qualifiés d’Anglais de l’intérieur. Il lui est facile, ensuite, de se borner à deux pôles, l’étatisme ou socialisme prussien, l’antiétatisme ou capitalisme anglais. Ce troisième tour de passepasse vient de mettre à la disposition du pangermanisme le vocabulaire du socialisme. Mais ce qui est frappant dans tout cet exposé, c’est l’égocentrisme de Spengler, qui tient pour non avenue la République allemande, simplement parce que l’imperium allemand est l’idée d’une dynastie.
(*) Rousseau n’a pas de chance. Bête noire de M. Bise, qui ne lui sait aucun gré d’avoir refusé les offres du roi de Prusse, il faut voir comme il est traité de haut par Salomon Reinach. Spengler, d’après M. Fauconnet, ne trouve rien de plus décisif à dire contre Marx : il procède de Rousseau ! Ainsi vous pensez.
Le capitalisme anglais cherche à conquérir le marché mondial, or le marxisme, conception apparentée à ce capitalisme, est bâti sur le même substrat : la conception anglaise de la vie économique et politique. Pour Marx comme pour le banquier anglais le travail est une marchandise. S’agit-il pour Marx de modifier ce système ? " Pas le moins du monde… l’argent changera de mains, les bons morceaux changeront de bouche… Mais au total rien de changé. Toujours le travail-marchandise, toujours la plus-value, toujours le conflit des égoïsmes ! " Cette brillante critique nous était réservée de longue main, voilà donc où voulait en venir Spengler. Au marxisme anglais, il oppose la conception faustienne du Prussien qui proteste contre le matérialisme de toute son âme. " Non, le travail n’est pas une marchandise, c’est un devoir librement consenti… Non, l’exploitation du travail par le capital n’est pas le conflit de deux égoïsmes, mais la collaboration de deux forces qui concourent à une même fin : le bien public, etc. Lutte des classes, socialisme marxiste, bolchevisme révolutionnaire sont dès lors en Prusse autant de non-sens ". Ainsi d’où qu’on prenne la doctrine spenglérienne, on la voit tendre à s’opposer essentiellement au marxisme. S’accommodant du devenir, Spengler propose une politique immédiate qui pour être le couronnement d’un système non-téléologique n’en est pas moins la raison d’être de ce système.
La faillite de l’Etat, masquée par le cours forcé, est depuis la fin de la guerre
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une réalité. La garantie-or, idée statique émise par Adam Smith, n’est plus en rapport avec la signification faustienne de la monnaie. De même " dans l’objet manufacturé Marx ne voit que le produit d’un labeur matériel et non le résultat d’un effort intellectuel d’invention ou de réalisation ". Aujourd’hui " l’argent se crée d’un trait de plume sur un livre de comptes… la garantie morale est tout… le crédit d’un État c’est la confiance qu’il inspire, ce sont ses capacités, ses plans, ses destinées. " L’impôt n’est pas une charge : " il en était une au temps où pressurées par la noblesse, les classes pauvres corvéables à merci alimentaient le trésor… aujourd’hui que l’individu est protégé par les lois, instruit gratuitement, assisté en cas de maladie, secouru par mille mesures d’assurance, d’hygiène, de prévoyance sociale, il acquitte en payant ses impôts une simple dette ". Il est injuste de le faire retomber sur les patrons, les propriétaires, on crée ainsi " la ruine d’honnêtes citoyens qui étalent leur bien au soleil, de petits rentiers qui n’ont jamais songé à tromper le fisc, des familles bourgeoises où la culture est héréditaire comme la probité et qui, par leur attachement au sol, leurs vertus patriotiques forment l’armature de la nation ". Spengler propose un système fiscal : 1° Impôt d’utilisation sur les choses visibles susceptibles de produire un revenu ; 2° Impôt par tête de salarié ; 3° Impôt sur l’habitation ; 4° Impôt sur le produit du capital et non sur le revenu ; 5° Maintien des impôts sur le tabac et l’alcool. Ce système se recommande par les avantages suivants : plus d’impôts sur le revenu, le salaire, l’héritage, la fortune acquise, etc., réduction de la paperasserie, impossibilité de la fraude, etc. Remarquons le curieux maintien des impôts indirects de consommation, vieille idée apollinienne, la conscience de Faust ne nourrirait pas l’État sans l’apéritif et la pipe du cher homme. Cependant si le droit romain n’est plus en accord avec l’âme faustienne, c’est qu’il ne s’y agit que de personnes matérielles, physiques, mais ni de devenir, ni de destin. On se forme de la propriété une idée archaïque : il y a un lieu psychique entre le possesseur et la chose possédée, la richesse est une qualité de l’individu. L’héritier continue l’effort intellectuel de l’aïeul. " L’État commet aux individus qui savent s’en rendre dignes par leur intelligence et leur travail une parcelle de la fortune publique… il attend d’eux qu’au lieu de sacrifier l’État à leur égoïsme, ils adaptent à l’époque nouvelle à l’ère du capitalisme l’antique devise de la noblesse et prennent pour mot d’ordre : richesse oblige (1) ".
(1) cf. Drieu La Rochelle : Le Capitalisme coupe l’herbe sous le pied au communisme (Les Derniers jours, Cahier politique et littéraire du 15 février 1927). Une nouvelle psychologie du capitaliste, administrateur intègre qui s’est pris au jeu de sa machine, est au fond de toutes les idéologies, qui tentent de s’opposer au marxisme.
Il s’agit de préparer les jeunes Allemands à leurs destinées par la lecture des journaux, les études commerciales, etc., sous le contrôle des données de la morphologie historique. La réforme des écoles, du professorat, des examens selon les nécessités historiques sera parachevée par l’ouverture de collèges d’Etat : " Les jeunes gens les mieux doués y mèneraient dans un beau site une vie de sport, de liberté et de méditation. Les plus grands hommes de l’Allemagne prendraient certainement plaisir à venir de temps à autre causer avec eux… " La politique extérieure conditionne la politique intérieure. L’Etat prussien doit réaliser le socialisme qui correspond à notre stade de civilisation. La doctrine prussienne s’oppose au marxisme négatif et le concilie avec le nationalisme, étant à la fois impérialiste, nationaliste et socialiste. L’impérialisme est le propre de l’homme faustien, qui est aussi nationaliste, car les hommes appartiennent à leur temps, à leur nation, l’homme en soi n’existe pas. Le socialisme d’Etat est la doctrine de la dynastie des Hohenzollern qui a créé la nation allemande. Le prolétariat allemand (notion qui surgit ici tout à coup) doit réaliser l’idée des Hohenzollern ou périr. Ici nouvelle attaque contre le marxisme. " Le messianisme juif qu’il s’appelle bolchevisme ou spartacisme est redoutable : car les Juifs dont la civilisation est révolue sont pour ainsi dire étrangers à l’histoire (2) : comment dès lors attendre d’eux des formules sociales et le mot d’ordre adapté aux nécessités de l’heure ? " Quatrième tour de passe-passe par lequel Spengler confisque définitivement le devenir. Plus de luttes de salaires ! " Grève et lockout ne peuvent mener à rien : patrons et salariés sont des associés qui s’ignorent. Née dans une capitale assiégée, en pleine crise politique, la doctrine mesquine, haineuse, et surtout naïve, des communards de 1871, a trop longtemps égaré, comme le marxisme ", (mais qui, de M. Fauconnet ou de Spengler, ignore à ce point l’histoire ?) " la démocratie allemande ". L’Etat tranchera les conflits, créera une banque qui répartira les salaires entre ouvriers, d’après leur ancienneté, leurs charges de familles, la qualité de leur travail. Le travailleur fonctionnaire ne peut plus être révolutionnaire. Tout l’échafaudage de la morphologie historique pour servir à tirer cette épine du pied de l’Etat ! Cette
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banque ressemble étrangement aux projets proudhoniens. D’ailleurs Proudhon est préféré par Spengler à Marx, car il est vrai qu’en France la propriété c’est le vol, mais là seulement. L’Etat se montrera généreux envers les fonctionnaires, pour leur éviter les tentations, et pour les faire respecter leur donnera un uniforme, des décorations, au besoin un titre nobiliaire. L’État prussien est une monarchie dirigée par un Hohenzollern.
(2) Comme qui dirait des plantes étrangères à la botanique, faute de les avoir inscrites dans son manuel.
À l’extérieur la guerre continue entre l’étatisme allemand et le capitalisme anglais. Il faut organiser le blocus colonial qui seul aura raison de l’Angleterre. Ce problème domine la période de déclin de la culture occidentale. Pour la Russie, elle n’appartient pas à cette culture. Pays oriental elle a été européanisée à tort par Pierre le Grand, puis Lénine : Pétrinisme, bolchevisme, sont deux pseudomorphoses… l’âme russe est orientée vers l’Orient, vers le berceau du christianisme primitif, vers l’étoile des rois mages… Contre l’antéchrist venu de l’Ouest qu’il se nomme Pierre le Grand ou Lénine, elle se dresse, révoltée, haineuse et formidable, préférant le nihilisme à la servitude. Bientôt, sur un monceau de ruines, les bolchevistes apprendront à leurs dépens que les doctrines européennes peuvent anéantir la Russie, la conquérir… jamais (*)… L’aurore d’une religion nouvelle embrasera le ciel du Levant. La Russie de Tolstoï, la Russie de la critique négative est morte… Si Tolstoï représente le passé, le pétrinisme agonisant, Dostoïewski est un apôtre de la religion à venir. Que lui importe le communisme ! " Spengler pressent " un prochain retour au christianisme magique que la culture faustienne a rendu méconnaissable ". Cependant l’Allemagne va enfanter un César : " Il ne tient qu’à nous de jouir du crépuscule. Mais ne croyons pas à l’aube ! Pour nous, la nuit, la longue nuit d’hiver va venir. C’est le déclin de l’Occident ! "
(*) Cf. Salomon Reinach. Lettres à zoé, tome II, page 215 (Babouvisme et bolchévisme) : " Ce que signifie le régime marxiste, la Russie bolchevique, depuis 1917, a permis à tous les gens sensés de le comprendre. La prétendue dictature du prolétariat est devenue bientôt la dictature sur le prolétariat, qui a passé du salariat à la servitude, par une inévitable régression. Car un pays, petit ou grand, a besoin qu’on y travaille, et l’homme, au rebours des illusions de Mably, ne travaille pas par plaisir ni pour être loué ; il lui faut le stimulant de l’intérêt personnel, l’espoir du gain, la crainte du dénuement. Quand ces mobiles font défaut, c’est le règne de la paresse. " Je ne savais pas, dit un jour le premier dictateur russe, le marxiste Lénine, que l’homme fût si paresseux et si voleur. " Quand il en fut bien convaincu, il décrocha le knout et condamna le prolétariat russe au travail forcé. L’Etat fut plus absolu que le tsarisme et le pays beaucoup plus à plaindre que sous les tsars. " La bibliographie de M. Reinach donne des références pour les pages 214 et 216 du manuel. Aucune pour la page 215. M. Reinach inventerait-il tout seul ce qu’il signe du nom de Lénine ? M. Reinach n’est pas qu’un farçeur, c’est une canaille et un faussaire. On le voit le plan même de l’ouvrage, que M. Fauconnet suit dans son analyse, a pour effet de faire retomber tout le poids de la morphologie, quelques critiques psychologiques des divers peuples européens mises à part, sur la Révolution russe, son idéologie, son destin. Et à la dernière minute c’est à son tour cette Révolution entière qui disparaît à nos yeux émerveillés au moyen, maintenant légitime, d’une prophétie. Rien ne servirait de reprendre un exposé déjà trop long. Ce que j’ai cherché à montrer, c’est d’où, comment, par quelles voies aujourd’hui un philosophe écouté s’attaque, à peu près comme les tâcherons de Faculté dont nous parcourions précédemment les livres, à la seule idéologie vivante dont le développement dialectique est intimement mêlé à l’histoire, au devenir. On trouvera dans la Préface à Misère de la Philosophie une critique de l’économiste Rodbertus qui s’applique étrangement à Spengler. L’un comme l’autre parlent pour un pays, et pour une classe de ce pays. Excellents spécimens d’une culture nationale, les savants de ce type sont admirablement placés pour vulgariser à l’échelle nationale des idées qui ont cours ailleurs et que vraiment ils assimilent, qu’ils acclimatent à la façon dont les faiseurs d’opéras réduisent un pays lointain et ses mirages aux proportions de la salle, aux possibilités des chanteurs et de l’orchestre. En conciliant le devenir héraclitien et l’état des Hohenzollern, Spengler nous a donné sa Carmen : le succès n’en est pas surprenant.
Spengler à vrai dire réussit mieux dans la critique que dans la prophétie ou la romance, et n’était une fâcheuse propension à faire entrer l’histoire dans ses vues on pourrait, oubliant les lacunes, les traîtrises, les réalisations d’hypothèses, ne retenir de son œuvre que l’analyse insultante et juste qu’il fait de l’esprit français, de la politique française, etc., des historiens, des géographes. Le malheur est qu’il soit aussi un gnostique, sans doute amélioré, mais un gnostique. Quand il prédit la fin de la culture occidentale, y mêlant tout un programme saugrenu, imposant à ce déclin de l’Occident une marche aussi arbitraire que mécanique, il est servi par un certain sens historique auquel le sectarisme lui fait vite renoncer. C’est que prisonnier de ces êtres de raison, les cultures, par lesquelles il croit avantageux de remplacer des notions depuis longtemps caduques (Moyen Age, Europe, etc.) il prétend leur plier les faits au lieu de soumettre ces abstractions aux faits. Ainsi il renouvelle l’erreur
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systématique des pédagogues qu’il dénonce. Comment pourrait-il tirer du feu du devenir les épaves qu’il veut à tout prix sauver ? Les faits de toutes parts le contredisent. Déjà le capitalisme que rien ne sert de déguiser du nom de socialisme ne peut plus être soutenu ni par une dialectique idéaliste, ni par une dialectique matérialiste. Ce phénomène philosophique a son importance : nulle part le capitalisme ne trouve plus de défenseurs, si ce n’est dans le camp des dualistes. Le mot âme caractérise presqu’universellement le langage des champions plus ou moins avoués de la propriété. Le grand reproche qui est fait partout au communisme est de négliger les valeurs intellectuelles. Progressivement les requins se retirent autour de l’îlot de la pensée pure : ils n’ont pas encore dévoré tout à fait les philosophes, les poètes qui se sont produits malgré eux, il s’agit d’en faire la raison d’être des sociétés par actions, de la politique coloniale, etc. C’est ici que le fantôme de la culture s’est levé sur l’Occident. Voilà l’origine de ce bien précieux, nouvellement inventé pour entraîner le monde dans le jeu de quelques trusts, voilà l’origine de la philosophie spenglérienne. Celle-ci en comparant ces trusts spirituels, les cultures, ne fait que substituer à la méthode historique qui correspondait à l’ancien capitalisme la méthode historique correspondant à l’époque de l’impérialisme mondial. La paille des idéologies de cette espèce, est de ne pouvoir faire de place à l’idée de la Révolution : elles seront balayées. Le déclin de l’Occident concept passager sera aussi celui des cultures. L’abstraction se meurt. Mais non pas les faiseurs d’abstraction. Je pense avec Spengler qu’il y a grandement lieu de surveiller les auteurs de manuels scolaires. Leur action est plus sournoise que celle des journalistes. Elle a un faux air de dignité. Nous n’en finirions pas à rechercher les traces du Doumic, par exemple, dans la pensée de nos contemporains. Un manuel crée des associations d’idées en série, il met en marche des mécanismes plus nombreux que les Citroëns. Un manuel est ce qui correspond le mieux à une culture, c’est-à-dire à l’opinion moyenne des dirigeants d’un système politique et social. C’est avec le service militaire, le code civil, la religion, un des moyens de crétinisation et de consolidation de l’ordre établi. Aussi si nous examinons un ouvrage anodin comme Les Lettres à Zoé nous remarquons que pas une occasion n’est négligée de discréditer dans ces esprits qu’il s’agit de former pour des destinées historiques toutes les idées dangereuses qui pourraient les retenir. Ainsi Aristote lui-même donne ici son avis sur le communisme. Il " donne de bonnes raisons de son refus d’y adhérer ". Voyez-vous ça, Aristote dans une cellule ! " Le communisme c’est la guerre de tous contre tous, c’est la suppression de la famille ; c’est la disparition de nobles vertus ". Je vous passe Godwin " communiste-anarchiste " que l’enlèvement de sa fille par Shelley a fait réfléchir. Que dire de Cabet qui échappe avec peine à une condamnation pour avoir complètement ruiné de pauvres gens : il était communiste, et les communistes russes ont du lire Cabet. Mais, dit Zoé, est-ce que les communistes savent lire ? De toutes façons je vous laisse à penser. Il y a aussi quelqu’un qu’il est étonnant de trouver dans une histoire des philosophies : c’est Sylvain Maréchal. Il est là comme athée, non comme babouviste. On cache à Zoé son rôle de conspirateur. Mais il est vilain d’être athée : " Vous remarquerez, Zoé, combien peu d’hommes d’esprit se sont déclarés athées, même depuis qu’on peut le faire sans inconvénient… L’athéisme et le matérialisme sans nuances – je ne veux pas dire le spinozisme – sont l’un et l’autre des marques de grossièreté assez certaines, dont je compte que vous saurez toujours vous préserver ". Cette petite fille modèle à qui son professeur explique galamment que le malthusisme, c’est la maîtrise de soi… qui consiste, par une sage réserve, à s’abstenir de mettre au monde trop d’enfants et qu’en France, il est inutile de prêcher cette doctrine car on l’applique à l’excès, ne lira pas Freud mais saura que la psychanalyse est un métier qui pourrait bien quelque jour attirer l’attention de la police. Par contre elle considérera Rémy de Gourmont comme un philosophe. Seul l’auteur du livre pouvait mettre un terme à un tel sottisier.
On me dira que rien en M. Reinach n’explique l’attention que je lui porte. À vrai dire, c’est que je vois en Zoé le fruit de cette culture occidentale, sous sa forme apollinienne il est vrai, mais non pas en tout différente de son petit camarade faustien élevé selon les méthodes spenglériennes. Les deux aspects de l’Occident sont parfaitement réconciliables en présence de certaines idées qui leur sont inassimilables. Ils ont leur Locarno philosophique. La culture apollinienne ou méditerranéenne a ses théoriciens. Ce n’est pas sans raison que M. Fauconnet rapproche dans une note Spengler et le baron Seillière. Je ne sais s’il faut dire vraiment que Spengler procède de la doctrine seilliérienne de l’impérialisme " Je crois avoir repris, dit le baron, poussé plus avant l’un des aspects de la pensée de Nietzsche sur le temps présent : celui que lui-même a traité d’Apollinien ". Voilà ce qui a échappé à M. Fauconnet, la source commune de Spengler et de Seillière, c’est Nietzsche. Des similitudes
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de méthode permettent encore de les rapprocher. Sans en venir aux tableaux synoptiques c’est de la vie comparée des grands hommes, de la comparaison de leurs écrits que Seillière tire le principe de ses généralisations. Apollinien, il dirige sa critique contre les mysticismes, dans la mesure où ceux-ci ne sont pas tempérés par la raison. De ces principes apparemment opposés résultent objectivement des conclusions semblables : même dédain de Rousseau, même jugement de la révolution, même apologie de l’impérialisme, même légitimation du colonialisme, même programme à peu près que Seillière définit : la réalisation graduelle d’un Socialisme rationnel. " Je ne m’arrêterai pas à parler de Karl Marx dont l’œuvre théorique entière repose sur un postulat mystique : celui de l’égalité actuelle ou très prochaine entre la productivité de tous les travailleurs humains. Une heure d’un homme vaut une heure d’un autre homme, disait-il déjà dans Misère de la Philosophie, et tous les calculs algébriques de son Capital sont fondés sur la même hypothèse qu’on ne saurait assurément justifier par des faits. Aux excès du mysticisme social qui, autour de nous, s’insinue peu à peu dans les mœurs et jusque dans les législations, y sapant les liens de famille, y relâchant sans cesse davantage les ressorts de la responsabilité individuelle, j’estime qu’on peut opposer encore avec efficacité les enseignements de l’Economie politique dite classique – si toutefois l’on évite de regarder ses principes comme intangibles… "
(Ernest Seillière. Vers le Socialisme rationnel, Félix Alcan, 1923).
Nous ne pousserons pas plus loin ce parallèle. Mais l’identité pratique de deux démarches dissemblables originellement est fait pour donner à penser qu’un substrat commun à ces deux esprits opposés unit Spengler à Seillière, et tous deux aux universitaires qui encrassent pour l’instant ce microscope. C’est toujours en face des problèmes de classe que leurs différences s’évanouissent. Ce substrat commun c’est l’esprit de classe. Et qu’est-ce d’ailleurs que la culture occidentale, sinon une culture de classe ? Culture, qui, comme le disait Marx, se réduit pour le plus grand nombre à l’apprentissage d’un métier de machine. Oui elle est sur son déclin. Mais le déclin de l’Occident c’est le déclin de la bourgeoisie. Avec elle disparaîtra sa culture, essai moderne de déification d’une entité, qui ira rejoindre les autres saint-sulpiceries aux moyens desquelles on cherche à détourner le prolétariat de sa destinée, à endiguer le devenir au nom du devenir lui-même, et des sanctuaires brisés aucun Dieu nouveau, sur les vieilles croix, les idéologies crevées, ne repoussera plus jamais sous les orties vigoureuses de l’histoire.
ARAGON.
MIEUX ET MOINS BIEN
Le Surréalisme est encore un acteur sans voix. Cependant, sa grande ombre ne cesse pas d’exister, et son existence propre sera toujours pour nous la commune mesure où se réduiront d’autres désirs.
C’est ainsi qu’une pensée que l’on appelle marxiste, et une action que l’on appelle bolcheviste, sont assez soudainement tombées dans les limites de cette ombre. Quelles que soient les facilités de compréhension qui aient été offertes à ce sujet (1), le public semble toujours ignorer le sens et les limites réelles du débat. Je pense du reste que les déductions n’ont plus de rôle utile à jouer. Mais si l’on écarte les questions de détail, les difficultés personnelles, les incompatibilités d’humeur et de capacités qui ne manquent pas entre les individus et qui s’aggravent entre les groupements, on constate qu’une mentalité générale dont dérivent beaucoup de nos actions, reste à définir actuellement, quitte à changer rapidement, et du tout au tout.
(1) cf. La Révolution et les Intellectuels (1926), Légitime défense, par A. BRETON (1926), Au grand Jour (1927).
…Malgré les rôles divers attribués successivement aux personnes et malgré la façon remarquable dont plusieurs personnes s’acquittent de ces rôles, communistes, surréalistes, révolutionnaires et disons les amis de la liberté, je n’aurais pas la faculté nécessaire pour répondre à leur espoir si je n’envisageais radicalement en dehors d’eux cela même qui nous soutient communément. Je ne parle pas du mépris des individus ; je souhaite seulement que les vicissitudes qui les égarent ou les conduisent ne les mènent pas trop loin de ce qui constitue notre souci, et je n’ai pour cela aucune confiance dans la personne. C’est aussi bien à moi qu’à tel autre à m’immiscer dans des discussions ou se révèlent la platitude, ou la gaucherie, ou l’égoïsme, ou la mauvaise foi, ou la fantaisie, ou la politique, de certains individus,
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et à retenir sérieusement les traits de caractères déplaisants dont s’émaille la conduite d’hommes, qui paraissent d’ailleurs d’une grande sincérité et honnêtement ennemis de toute oppression, tant qu’ils s’obéissent encore. Mais je ne veux disposer à priori d’aucune sanction contre telle ou telle fraction d’individus qui sont également réunis dans l’inacceptation d’un état de fait général.
Je m’en tiens là le 1er juin 1927.
Mais je dois dire que c’est pour revendiquer le droit de critique le plus absolu que j’écris quand même ces lignes.
Je ne songe pas du reste à un plaidoyer qu’on me verrait avec satisfaction entamer. Mais à la faveur de quelle idée de la polémique, voire de la discussion, pourrions nous aborder des sujets comme ceux de la permanence d’un esprit surréaliste et le développement récent du marxisme révolutionnaire ? Rien ne prouve en réalité qu’il soit urgent de s’essayer à situer tels évènements, ou telles activités dépendant de ces sujets, et relativement peu importants, et cependant le simple et légitime souci d’épurer des idées susceptibles de se laisser ternir par l’incurie ou le mauvais vouloir autorise naturellement la critique. Car ce sont les droits impartis à la critique qui sont en jeu – non les droits impartis à toute critique, mais ceux qui sont les nôtres, ceux que nous exercerons jusqu’au bout, ceux que la révolution réclame sous peine de voir ses sectateurs facilement trompés par les charmes de la psychologie individuelle.
Je peux aussi prétendre que cette raison qui autorise la critique, la véritable raison coercitive, est en outre celle qui a pour mérite de demeurer inconnue. Mais faut-il aller jusqu’à voir dans cette idée le fondement d’une sorte de logique, entendez : de légitimation fragmentaire, que l’on utiliserait justement contre la Logique ? L’occupation du critique serait alors d’évaluer cette opération d’une manière quelconque, et dans le simple but d’obtenir une certitude personnelle, ou bien si l’on veut une certitude d’ordre général qu’il aurait faite sienne… Occupation imbécile, bien entendu, et dont personne jusqu’à présent n’a songé à se soucier jusqu’au bout. Nous y avons peut être perdu quelque chose.
Nous sommes en droit de songer à tout cela. Me convaincra-t-on que des Chants de Maldoror aux Poésies, Lautréamont a fait ce chemin justement pour le plaisir de montrer l’inutilité qu’il y a désormais à le parcourir ? Me convaincra-t-on pareillement que l’analyse de toute connaissance révèle en dernier ressort la présence de l’irrationnel, ce que, sans compter avec mon sentiment propre, j’ai appris des plus remarquables philosophes ? Naturellement. Mais je me persuade bien plus facilement du néant de ces opinions mêmes, et de ce qu’après elles, comme on dit, le problème persiste à se poser. L’opération logique est à sa place, l’erreur est de l’exercer.
Si le problème ne persistait pas à se poser, si nous étions vraiment ces ennuyés parfaits de la légende, nous aurions infailliblement recours à un dogme, chose repoussante. Or tel n’est pas le cas. Car au contraire, dans notre horreur des dogmes quels qu’ils soient nous nous sommes passionnés pour LE problème, dont toute l’excuse est d’avoir pris les couleurs de l’époque et de nous avoir retenu parce qu’il était l’époque même.
Pour ma part, et ne serait-ce que pour donner à l’ensemble des esprits l’occasion de se départager, je ne me refuse pas à tenter une expérience qui peut mener malgré nous aux confins d’une technique spirituelle tout à fait inutile, mais dont l’aspect fondamental demeure avant tout la recherche d’une libération véritable de toutes les techniques.
Pour les esprits peureux et fatigués, je veux dire par là pour certaines catégories d’idéalistes satisfaits de leur piètre sentiment du néant aussi bien que pour certains matérialistes à carapace dure, je ne fais que rappeler la tâche finale (et c’est dans ce sens qu’aucun " état de fait " n’est réellement de nature à empêcher une entreprise quelconque de finalisation) dont il faut espérer qu’un jour certains révolutionnaires auront à se charger.
Mais on oublie que la dialectique est exigente. Et parce que son processus est éminemment relatif elle s’attire des reproches immérités. Si j’entends bien les critiqueurs elle s’attache à beaucoup d’aspects inutiles, elle passe par des chemins tout à fait tristes et d’un intérêt discutable, nul si l’on veut… Et c’est alors que, faisant la part des circonstances et du malaise des journées, on concède cependant à ceux qu’un tempérament quelconque (combien limité !) pousse… " sans doute il n’est pas négligeable qu’en attendant… etc. "
Eh bien non, je ne me laisserai pas prendre à ce piège. D’autres que moi, et de beaucoup plus éprouvés, ont déjà répondu, et ont su décevoir cette attente.
Ce n’est pas en attendant que Rimbaud fréquenta de la cruelle manière que l’on sait la côte des Somalis, ce n’est pas en attendant que Lautréamont a si magnifiquement démantelé la Logique, et ce n’est pas non plus en attendant que Berkeley, ou que Locke – ou que Hégel – ont filtré cette incandescence tragique ou se résout leur monde ; cela, nous le savons.
Mais il me semble que nous avons su reconnaître en quel sens Lénine n’attendit pas, et en quel sens Karl Marx " fut aux ordres " d’une impatience inouïe, et tellement profonde que ses prolongements sont
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encore pour nous sans limites. Cela a été exprimé dans une phrase selon laquelle le surréalisme " appartient à cette vaste entreprise de récréation de l’univers où Lautréamont et Lénine se sont donnés tout entiers ". Mais pourquoi ce rapprochement ne paraît aucunement arbitraire, c’est ce que nous avons toujours tu, et c’est justement à ce sujet que nous ne voudrions pas attendre plus longtemps.
Précisément un certain sentiment de légitimité morale me paraît présider à ce désir – mais quelle morale ne comporte des soucis qui lui paraissent hautement légitimés ?
………………..
La psychologie menace de durer, de s’étendre. On nous reparle de romans, de " sociologie ", etc. Et, caractère spécifique de la science moderne, les ravages de la psychologie paraissent d’autant plus étendus qu’a été mis en œuvre plus profondément la psychologie des ravages. Sens des catastrophes, abîmes de la monotonie, déception, monotonie des abîmes et catastrophes des sens, explique-t-on tout cela ? Quels seront les regards clairvoyants, quelles seront les erreurs coupables ? Pour parler français, quelles seront les conditions réelles du maintien de notre attitude intolérante, et sommes-nous toujours fondés de la maintenir ? Car si vraiment les étoiles sont d’autant plus brillantes que le jour s’évanouit qui arrêtera la course des fantômes vers elles ? Rien, sans doute.
Désespérons :
Les mensonges sont un rêve masqué. Le sang ne coule réellement que hors des veines. Il faut trouver la vie dans la soustraction qui s’opère méthodiquement et sans rémission entre le plus grand chiffre connu et une démarche quelconque, entre la barque et les vagues, entre toi et moi, etc. Mais n’importe quelle pensée est à la base d’une existence qui ne cesse d’être telle, quelles que soient les réflexions qu’elle entraîne, et cela nous fait désespérer de voir un jour n’importe quelle existence à la base d’une pensée qui se suffirait. Et cependant comment considérer le pouvoir de la pensée hors de l’existence, de toute existence et de n’importe quelle existence ? Cela reste une position fondamentale dans chaque interprétation, au regard de l’esprit vivant : la politique, les expressions imagées ou les figures formelles, et la poésie, par exemple. Quel est le rapport d’un entraînement passionnel, lorsque tout périt, lorsque tout se mesure aux échelles de la perdition, aux figures si vraies, si faciles, enchanteresses et comme insoumises à notre destin – l’autre – des rêves prolongés ? L’escalier tournant, le phare tournant, les tournants de l’histoire, tous ces tournants n’en finissent plus ils sont la spirale du ressort moins la force, ils ne nous procurent même plus l’émotion des toboggans de naguère et ils tournent cependant toujours. Et si la permanence de cette activité, à la limite de nos appétits et de nos hantises est encore maintenue, ce n’est que par la crainte de n’avoir pas su attendre. Notre goût de la liberté lui-même trouve une raison d’être à cette crainte-là, et par dessus cette liberté pressentie, l’espérance de devenir brusquement les véritables tyrans de l’avenir.
Mais ces éclairs fulgurent dans la cendre.
Nous voici devant les lamentations de nos amis et connaissances : c’est l’absence de désirs qui opère son chemin de taupe, et creuse notre fosse. Où sont donc les ressorts de l’activité individuelle, et où sont les mobiles des grands débats collectifs, des impulsions qui gouvernent les époques riches ? Où sont les profonds, les souples, les purs et rigoureux désirs spirituels qui ont mené l’Homme au bord de ce qui fut sa vie et n’est plus que sa tombe – une image ? Sur cette perspective Drieu La Rochelle s’occupe particulièrement à nous fixer avec les moyens d’expression éclatants qui sont les siens et qui donnent à sa pensée ce qu’on peut appeler un creux de relief.
Mais est-ce suffisant de regretter notre chlorose, l’excès de lymphe dans notre sang ? Les corollaires de ce regret sont vraiment ridicules et limités à des angoisses de châtré : il n’y a plus de race, le sport ne joue pas le rôle voulu, les enfants ne naissent pas ou naissent mal, la latinité dégénère, les barbares sont une fois de plus à notre porte, les ouvriers s’abêtissent, etc. Des Esseintes se perpétue.
Cette méthode expérimentale fait défaut en bien des cas, et son principal vice est de rattacher ambitieusement telles particularités physiologiques ou psychologiques individuelles au gigantesque pessimisme humain, dont les sources, heureusement pour nous, sont bien ailleurs.
… L’absence de désirs, c’est la condition de tous ceux dont les désirs ne s’affirment pas hautement placés, dans l’amour, dans le crime, ou dans les formes les plus aiguës et les plus profondes de la révolution sociale. Ceux-là sont nombreux, ils grouillent, ils pullulent autour d’aspirations mesquines, de vantardises ; leurs désirs sont présents pour toutes les besognes reposantes, pour ces activités infimes que le XXe siècle a multipliées, en donnant l’apparence et les bénéfices du travail à une oisiveté qui s’avère corrompue. Mais le circuit malin se poursuit. L’absence de désirs s’abîme dans une expression de veulerie respectable ou ne s’affirme plus, seul maître, seul dévastateur, seul mirage, seule réalité pour les faux prophètes et les académiciens du farniente, que le désir de l’absence.
Mais de nouveau l’on s’agite autour de nous et l’on demande : " Puisque vous
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n’êtes pas encore atteints par cette apathie mortelle, dites-nous le secret de votre persévérance. Faut-il vous obliger ? " Car le surréalisme continue à vivre, les surréalistes ne se démentent pas, et les critiques seraient cependant si heureux de nous voir tomber !
Assurément, tous les hommes qui nous posent ainsi la question cardinale, qui nous somment de faire l’aveu d’un mensonge, ou tout au moins d’une escroquerie, qui nous reprochent d’avoir souscrit au programme et à l’action communistes, puis, pour certains d’entre nous, de n’avoir pu défendre efficacement ce programme, qui nous reprochent des publications, mais non le talent, sont les mêmes dont la caractéristique certaine est l’absence de désirs. L’absence de désirs, c’est une abondance, un foisonnement, de velléités médiocres, de volontés oscillant entre le conservatisme rafraîchi et la fougue frelatée des " métamorphoses des conditions intérieures de l’âme ". Poussé par une honnêteté toute relative dont la plus vulgaire logique fait les frais, on nous adjure de renoncer à poursuivre un chemin qui ne suppose que des " trahisons " successives. On voudrait que nous atteignions cette eau calme : le désir de l’absence. Les étudiants groupés autour de la revue Philosophies nous avaient appelés, en 1924, " hurleurs de mort ", car nous préconisions certaines destructions, tandis que la mesure positive, le relief de notre désespoir n’étaient pas apparents. Aujourd’hui c’est le peu bouleversant A. Artaud, cabot inquiet de ses rôles, qui nous " stigmatise " : "… leur amour du plaisir immédiat, c’est-à-dire de la matière, leur a fait perdre leur orientation primitive, cette magnifique puissance d’évasion dont nous croyions qu’ils allaient nous dispenser le secret. " C’est aussi, avec la molle sympathie qu’on lui connaît, Drieu La Rochelle qui supplie : "… Vous ne reniez pas le surréalisme – et ce serait à désespérer de vous – et de tout si vous y incliniez le moins du monde. Mais, ce que je vous reproche, c’est que la foi que vous avez dans le centre de votre originalité et de votre efficacité ne reprenne pas mieux tout son pouvoir attractif sur votre souci, et votre effort, et votre espoir ".
Cet élan vers les méthodes bolcheviques de la révolution que les surréalistes ont subi, malgré toutes les maladresses dont il s’est entouré, a été très mal accueilli.
Car il n’est pas jusqu’aux camarades que les préoccupations révolutionnaires marxistes auraient du rapprocher de nous, qui n’aient commis les plus vulgaires contresens. Il faut reconnaître que de bien mauvais patrons sévissent. Pour les uns Barbusse, pour les autres " le bon maître ". Mais n’importe. Là aussi, quoiqu’avec des raisons assez bonnes, n’a-t-on pas prétendu nous mettre en position d’abandonner telles activités donc la " conformité marxiste " n’apparaissait pas au premier abord ?
Cet état d’esprit a été considérablement entretenu, sans étude réelle, sans explication sérieuse, plausible, sans manifestation intéressante, et uniquement, semble-t-il, pour ne pas abandonner le bénéfice d’une tradition " culturelle " prolétarienne dont le surréalisme ne paraît évidemment pas donner de gages extérieurs. On sait que cette tradition, qui s’est lourdement affirmée depuis Zola – et non sans quelque légitimité à cette époque – s’est ensuite laissé attacher à des gloires aussi bassement acquises que celles d’Anatole France, ou d’un Barbusse, c’est-à-dire acquises au prix des pires équivoques, et de compromissions multiples dont la plus grave est de prétendre à l’admiration unanime d’une nation honteusement et misérablement bourgeoise.
Ni les uns ni les autres ne semblent s’approcher d’un horizon quelconque.
Ah ! si nos visions se caractérisaient par des millésimes, 1926, 1927… 1930, qui sait ? alors on dresserait la guillotine de l’expérience, on l’apprêterait pour un jour fixe, on exigerait de nous des références…
Certains de nos amis ont essayé de faire la mesure de leur bonne foi, de leurs certitudes, de leurs illusions et de leurs erreurs dans la brochure Au grand Jour (Paris, 1927). Mais les critiques n’ont pas tardé à intervenir, à relever les contradictions, à confronter les citations, à opposer les attitudes, à conclure au désordre, à l’abandon des principes premiers de la liberté, de la poésie ou de l’action révolutionnaire, au désarroi (*).
(*) Je passerais sous silence l’interprétation donnée par un ami maladroit si je n’estimais toujours utile de relever l’erreur, même flagrante. Dans une brochure intitulée : Les Desseins de la liberté, M. Alexandre aligne un certain nombre de propositions dont l’inexactitude est le moindre défaut. Il écrit "… les résultats tangibles se faisant par trop attendre, les surréalistes en sont venus très vite à ne plus voir d’autre issue au problème qui leur ronge l’âme et le corps, que dans la révolution matérielle, c’est-à-dire dans la transformation des rapports sociaux ", ce qui est un véritable contre-sens et dispense de la critique.
Peut-être, plutôt que de nous croire agités seulement par des énigmes théoriques, acharnés à fournis une tâche " pour laquelle nous ne sommes pas faits ", et fiévreux pour cela, eut-il été plus efficace de faire intervenir une notion cependant bien naturelle : le pessimisme.
Je crois que règne sur ce point une confusion et une mollesse de pensée considérables. Je pense en outre que ce pessimisme
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rend compte assez généralement de la vertu du surréalisme, de sa réalité actuelle, et probablement plus encore de ses développements futurs.
On a souvent vu revenir sous notre plume le mot DÉSESPÉRÉ. On n’a jamais voulu comprendre ce que nous appelions désespoir, et quelles conditions nous mettions à la perte de l’homme. Rien de nous, cependant, ne peut être entendu hors de ce dessein d’accompagner l’homme à sa perte et de ne rien négliger pour que cette perdition soit utile.
Si la médiocrité variable des générations successives peut nous faire croire que les raisons d’espérer ont, au cours des siècles, varié, la parfaite unité de l’ennui séculaire ne laisse pas de doute sur la persistance et l’invariabilité d’un point de vue pessimiste.
L’examen des plus remarquables témoignages de ces états d’esprits respectifs en convainc facilement.
Mais est-il certain que les raisons d’espérer sont toujours en fonction des aspects médiocres – je ne dis pas transitoires – d’une époque, tandis qu’une certaine désespérance fondamentale est le partage des esprits sérieux, non fatigués, durement appliqués à leur objet (presque toujours à eux-mêmes), de tous les âges ? Cette proposition aurait facilement l’allure d’une banalité romantique. Tel n’est pas cependant son véritable sens. Car il faut compter avec la nature des esprits, et retenir que seuls les esprits généreusement ou même maniaquement appliqués à leur objet, disions-nous, c’est-à-dire ceux qui fonctionnent sans crainte ni barrière, attachés à la perpétuelle diversion, aux retours de flamme de la critique, aux raz de marée de l’imagination, aux patientes et infimes découvertes, aux jeux d’ascenseur de la sensibilité, sont en mesure de réaliser la richesse d’un véritable pessimisme. Le vague à l’âme, la faiblesse de tempérament, la fantaisie, le dépit, sont hors de cause. Nous parlons du sens humain, c’est-à-dire, somme toute, vivant, de la désertion et de la perdition. Car hors de là il est certain que sous le vernis facilement écaillé d’une béatitude odieuse et générale s’alourdit aussi la pestilentielle matière du désespoir social. Mais nous ne parlons pas de ce désespoir social, objectivement perçu. Nous parlons des raisons que peut se donner tout homme conscient de ne pas se confier, surtout moralement, à ses contemporains, de ne pas attendre la lumière de leur obscurité naturelle. C’est bien là une assez rare disposition ; mais cette disposition conserve vraiment, à travers les époques, une manifestation constante, assez peu diverse dans son fonds et dans sa forme, et suffisamment discrète, pour se montrer supérieure aux périodiques et molles secousses du contentement public.
C’est-à-dire que ce même pessimisme permettra la recherche de moyens extrêmes pour échapper aux nullités et aux déconvenues d’une époque de compromis – comme le sont presque toutes les époques. Ce pessimisme est à l’origine de la philosophie de Hégel, et il est aussi à la source de la méthode révolutionnaire de Marx.
On voit que ce pessimisme n’est pas la fatigue, et que ce n’est pas non plus l’abandon. Loin de là. La vie qu’il impose doit être exemplaire, quoi qu’elle puisse revêtir mille formes. Je ne doute pas que le " tempérament " joue un rôle dans la détermination de ces formes. Et je concède que chez les surréalistes, contrairement aux marxistes, par exemple, il n’a pas pris la forme politique.
Mais de toute façon, pour pouvoir continuer la discussion, il faut rejeter nettement ces deux apparences du pessimisme : contemplation ou scepticisme, fausse monnaie mais monnaie courante, l’une et l’autre trouvant parfois une misérable excuse dans la fantaisie.
Nous ne pensons pas que le désespoir ait le monopole de la pauvreté, de l’érotisme, de l’imagination, de ces grandes causes d’étonnement et de bien d’autres petites, car il n’a pas seulement ouvert les yeux des " misérables " ; il les leur a même souvent fermés. Il s’est aussi appesanti sur les savants les plus qualifiés et les vieillards aux terme d’une carrière égale, voire sur les sociologues. Il a dévoré, et il dévore encore, les révolutionnaires.
Le désespoir est une passion virulente. Il se nourrit de désirs prolongés et profonds. Il met la patience à l’épreuve. Il use d’armes étincelantes.
M. Drieu La Rochelle est loin de compte lorsqu’en son nom il raille la révolution, et même l’amour. Ses dévotions artistiques sont entachées d’un optimisme indélébile. L’amour ne l’a mené qu’au bord d’un talus, voire d’un berceau, jamais au bord d’un gouffre. Son inintelligence l’ennuie. Sa culture scolaire aussi.
Cet excellent écrivain ne s’est-il pas avisé d’écrire à plusieurs reprises des lettres ouvertes aux " Surréalistes " ? Ses espoirs, dans la troisième, provoquent le rire : " À travers votre animation et vos enseignements, j’aperçois la promesse d’une activité qui d’ailleurs sera encore un art, mais un art au sens profondément rénové que j’invoquais au début de cet essai, un art humain, direct, répondant aux besoins les plus élémentaires et les plus urgents, un cri de passion semblable à la prière que la solitude finit par arracher à une âme forte. "
Cette détestable disposition d’esprit n’est d’ailleurs ni de l’optimisme définitif ni de la perversité. Mais cela participe à coup sûr d’un effort qui se généralise pour faire
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évoluer le surréalisme dans le sens d’un humanisme. Voilà le mot lâché !
À vrai dire ce n’est pas seulement le surréalisme, c’est toute " intelligence " et toute " passion " que l’on voudrait ramener à l’humanisme. Mais la courbe précisément décrite par Paul Valéry – à quand son prochain roman ? – ne fait pas notre affaire.
Je tiens pour évident qu’un pessimisme dépourvu de conséquences funestes pour la vie, la vie médiocre, la vie courante, la vie sociale, pour parler clairement, n’est pas un pessimisme. Quelqu’un prétendra-t-il, s’il ne pousse pas à l’accomplissement de ces conséquences funestes, s’arrêter sur la pente du scepticisme ?…. Et bientôt après il se retrouvera en train de barboter dans les eaux sales de la notoriété. Je souligne qu’à cette occasion on ne nous fera pas prendre Voltaire pour Victor-Hugo, ni Jésus Christ pour Lénine.
C’est ainsi, faisons voir aux critiques que nous avons saisi la source dissimulée de leurs aigreurs, que l’on nous reproche de ne pas faire école. Après nous, mais contre nous, le mot surréalisme a obtenu une cote de faveur. C’est parce qu’il s’applique désormains à tout ce que l’on n’ose plus qualifier de moderne, ni fantaisiste, ni poétique, ni cubiste, etc. Les feuilles littéraires et autres ne laissent pas passer un jour sans nous apprendre les vertus surréalistes les plus flagrantes d’X ou d’Y.
Naturellement, rien ne nous rattache à ces productions, X ou Y, à ces divers étalons et pouliches du haras littéraire contemporain. Nous continuons à revendiquer le droit au désastre moderne, par tous les moyens ; nous permettrons ces conséquences funestes, ou bien nous ne serons rien. Et c’est à cause de cela que Drieu nous fait grief de collaborer très consciemment à l’avortement d’un beau mouvement artistique.
Les troupeaux humains, contrairement aux animaux, cherchent à entraîner leurs chefs après eux. Mais nous n’avons pas consenti à cette manœuvre, et à user de tout ce qui la perpétue, à nous soustraire aux décisions irrémédiables d’un jour, à contourner les tumultes, ou la monotonie, à demeurer à l’abri des orages, puis à mourir sous une couverture.
Le " Jeune Européen " péniblement mis sur pied par M. Drieu La Rochelle donne quelques indications à ce sujet. Mais il est un imbécile fané. Il n’est pas un homme intelligent ; il ne dispose d’aucun pouvoir. Son optimisme lui permet encore de s’en remettre à l’insouciance. " Que le chant de ma paresse emporte la rumeur de mes derniers soucis. " Mais ce qui a été jusqu’à présent notre évidente paresse à nous, ne nous a libérés d’aucun problème pratique, ni d’un seul problème théorique, ni d’une seule face du problème unique. L’optimisme s’oriente facilement sur le chemin de croix en carton que lui propose Drieu, et le jeune Européen n’a pas tardé à nous faire une confidence à laquelle on s’attendait : le ressort de son insouciance in extrémis, c’est l’espoir de voir s’affirmer enfin, par dessus et au delà de ses soucis d’illettré, un art " profondément rénové… un art humain, direct, etc. "
Toujours l’humanisme. Toujours le ridicule besoin de relire ses phrases, toujours l’incapacité de dépasser vraiment les bornes assignées à notre besoin de " syllogismes démoralisateurs ", c’est-à-dire de tenir compte, une fois pour toutes les autres, de ces bornes.
Voudra-t-on bien nous passer définitivement les besoins artistiques " directs, humains ", et par dessus le marché, l’introspection, l’art viable ou non, l’art de vivre, le premier des arts, l’art le plus primitif, l’Art en général, l’art véritable, l’art dans lequel on s’enfonce, l’art de l’amitié, l’art qui est un puissant moyen de vivre, l’art qui est la façon d’articuler une prière, l’art surréaliste, les passions, qui sont la matière éternelle de l’art, cet art-là, enfin, dont on prétend pour le combler que M. Soupault s’approche ? Cela aiderait cependant Messieurs les psychologues à apprécier convenablement le dédain où nous tenons leurs mieilleuses découvertes.
Drieu La Rochelle, toujours optimiste, ne semble être que le jouet d’une illusion d’optique lorsqu’il loue à ce propos les romans de M. Soupault " en dépit de leurs négligences, de leurs flanchements, de leurs barbouillages. " Mais il y a plus qu’un défaut de goût ou d’intelligence. Il y a l’erreur générale, fondamentale, dérivée du besoin profond de l’individu, qui consiste à bramer après une renaissance artistique appuyée d’un " vocabulaire ", pas si légendaire que cela, " de la religion ".
L’organisation du pessimisme est vraiment un des " mots d’ordre " les plus étranges auquel puisse obéir un homme conscient. C’est cependant celui que nous réclamons de lui voir suivre. Cette méthode si l’on peut dire, et l’on dirait plus justement cette tendance, nous permet et nous permettra peut-être encore d’observer la plus haute partialité, celle qui nous a toujours retranché du monde ; elle nous empêchera du même coup de nous fixer, de dépérir – c’est-à-dire que nous maintiendrons aussi fermement notre droit à l’existence, dans ce monde.
Car le pessimisme ne peut pas se développer, prolonger ses effets, par sa simple affirmation verbale. En effet cette affirmation peut être facilement produite à la
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suite de n’importe quelle tentative, de n’importe quel mécompte, et perd vite son efficace.
En cette matière, seules des ressources vivantes permettent d’arracher au pessimisme un sens qui soit à la mesure des années accumulées à nos pieds. Il faut organiser le pessimisme ; ou plutôt, puisqu’il ne s’agit que d’obtempérer à un appel, il faut le laisser s’organiser dans la direction du prochain appel.
Mais pour quelle poursuite il faut l’organiser maintenant, c’est une question qui ne se posera que plus tard, et encore ne se posera-t-elle que pour ceux qui nous auront suivi jusque là, c’est-à-dire pour quelques rares personnes subissant des tentations toujours diverses.
On a voulu ne nous accorder qu’un pouvoir de désagrégation assez perfectionné, tendant par conséquence à la solution pure, on a même parlé de dégénérescence caractérisée. Du mouvement Dada, ce " vieux monstre légendaire ", mais enfin ce monstre, et très proche des solutions extrèmes (?), on serait descendu au surréalisme, tentative plus vulgaire de polarisation " artistique ", encore alimentée d’excès mais présentant, par son expression même, des garanties. Enfin, ce pouvoir de désagrégation aidant, on sombre dans le matérialisme vulgaire, l’appétit de scandale à bon marché, le communisme ! Tel est le panorama que se sont scrupuleusement imaginés les imbéciles.
Mais tout ceci témoigne d’un bien pauvre pouvoir d’abstraction, et d’une manière extérieure, par exemple celle de l’épicier ou celle de l’Anglo-Saxon, de considérer toute chose. Parler de désespoir à notre sujet ? Personne ne veut y songer sérieusement. Alléguer la bonne foi et l’avidité morale ? Même pas. Il ne reste plus qu’à nous confier aux articles de revues avec le motif suivant : Conséquences de l’inflation et de la chute du franc, qui disparaîtront après la médecine de M. Poincaré. Les pourceaux sont toujours loin de compte.
C’est que la véritable impossibilité d’en passer par des explications pour les confondre et éclairer du même coup notre position – qui est bien entendu une position supérieure – tient au caractère subjectif de ce développement, aux " sommations " personnelles auxquelles chacun de nous est, ou a été, en butte, aux relations réciproques de nos solitudes. On s’étonne de voir s’aligner des refus de s’expliquer avec des définitions. On crie au paradoxe. On discute le procédé. On montre, en réalité, son incapacité d’identifier ce fameux point de vue surréaliste, et avec lui un grand nombre de possibilités qui s’inscrivent dans des mots aussi grands que ceux, entre autre, de : pessimisme, optimisme, marxisme, morale.
Drieu La Rochelle, qui fit intervenir l’amitié pour suppléer au reste, est obligé de se retirer dans sa solitude. Et il le fait après avoir rappelé la proposition de Breton " je serai seul, bien seul en moi ". Il a donc quelque notion du subjectivisme développé par beaucoup à l’ombre du surréalisme, et il ne tente pas de franchir les limites de cette ombre. Cela ne l’empêche pas ensuite, comme nous l’avons noté, de nous convier à la création artistique, le plus risible de nos soucis – j’en parle peut-être en négligeant la faiblesse de quelques amis incapables de sacrifier leur talent, ni d’atteindre au génie, mais de toute manière j’en parle à bon droit.
Les programmes n’ont jamais fait notre affaire. Les déclarations nous ont peut-être un peu servi, mais en dehors, très en dehors du but atteint par elles. C’est-à-dire que la vertu de certains noms périodiquement réunis réside dans la volonté de passer, quelques heures, par dessus des différences souvent profondes. Et c’est justement à partir de là qu’on prétend nous demander des comptes !
Si nous avons pu nous entendre ces quelques heures dit-on, pourquoi ne le pourrions pas toute la vie ? Et puis, alors, pourquoi ne passerions-nous pas notre temps à nous entendre avec n’importe qui ? Si bien que l’on nous crie : flxez-vous ! Entendez-vous avec l’un ou avec l’autre, avec les communistes si vous voulez, mais que ce soit pour la vie !
Certes, tout en nous est pour la vie, et si nous ne définissons pas une doctrine, ni une pratique, c’est que même notre incapacité d’accéder à une seule face du pessimisme est pour la vie.
J’ai dit le rôle du tempérament. Ceux d’entre nous dont les capacités s’étendent jusqu’à la pratique révolutionnaire sont les meilleurs, ce sont eux qui sont le plus à même de se survivre noblement, ce sont ceux qui pensent ne pas abandonner l’espoir que la victoire, un jour, jaillira ? Peut-être.
Mais ce qui nous permet d’augurer dès aujourd’hui nos futures défaites, c’est justement notre désir et notre certitude d’atteindre à la limite de nos propres forces, n’importe quand. Ceux qui sont morts à l’âge de 20 ans n’ont pas plus empêché le rêve de se poursuivre, que ceux qui sont morts à 70 ans, et nous n’avons pas la naïveté de voir la fin du monde au bout de notre nez.
Ici le ruisseau s’enlise, et risque de disparaître dans le sable, en laissant surnager à l’orient un immense mirage. Bientôt nous
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apercevrons les arbres et l’eau gazeuse sans pouvoir en approcher. Nous aurons perdu même le goût de la terre, et nous serons muets. Nos raisons ne sont pas de celles qui forment un filet, un maillon après l’autre. Le talent des uns et la maniaquerie des autres, les disgrâces et les effusions, le génie méconnu et le génie reconnu, tout cela risque de fleurir sur notre parterre. Les germes monstrueux d’une époque future étouffent les larves du passé. Pour la première fois quelques âmes n’ont pas été vendues au Diable, car nous lui en avons gracieusement fait cadeau. Pessimiste ? qu’importe. Partout où l’homme a passé pousse le blé, mais partout ou le blé pousse passe la faux, etc. Je ne doute pas que les démonstrations les meilleures soient celles que l’on pratique ad hominem. Le mystère de nos origines est notre véritable lien.
PIERRE NAVILLE.
CHRONIQUES
MOUVEMENTS PERPETUELS.
– 98 fallacieux mécanismes qu’imaginèrent maints chimériques inventeurs du moyen-âge à nos jours, par J. MICHEL, ingénieur civil. (Bibliothèque des Monographies Techniques, Paris, Desforges, Girardot et Cie.)
L’auteur ne croit pas à la possibilité du mouvement perpétuel. C’est un ingénieur, et sagement il résume les plans de 98 appareils. Pour lui, l’impossibilité mécanique existe seule. Il ne s’est pas demandé quel curieux facteur dans l’esprit de ces inventeurs dont beaucoup possédaient des notions scientifiques étendues les poussait à une recherche si aisément considérée absurde. Ni ce qui leur faisait prendre un brevet pour une machine qui ne marchait pas, qu’ils avaient vu ne pas marcher. Et cependant en Angleterre " de 1677, date de la création des brevets à 1903, il n’a pas été délivré moins de 600 brevets de ce genre, dont 25 seulement à des dates antérieures à 1855. " Roues à poids oscillant, roues à poids roulant ou coulissant, mouvements à tension de ressort, roues à contrepoids, bielles, leviers, roues et chaînes à godets, appareils à plans inclinés, oscillations pendulaires, appareils à eau, à mercure, à soufflets, moteurs capillaires, moteurs osmotiques, moteurs à pierre d’aimant, moteurs électriques, appareils à radium, machines merveilleuses, où s’épuise un désir d’absolu, comment parler si légèrement de ces recherches qui ont pour but la découverte d’une pierre philosophale du mouvement ? Ces plans qu’on dit naïfs auront été l’expression de la critique faite par des hommes, dont c’était là le langage, de la philosophie du mouvement. L’accusation de folie, les imputations d’esprit rêveur, chimérique, la qualification enfantillage cachent mal une certaine intolérance qui vaut celle des théologiens, et qui est le propre des scientifiques, ces ennemis de l’inspiration et de l’expérience, ces amateurs de codes et de manuels ne varietur.
M. J. Michel fait erreur quand il attribue le premier moteur magnétique à l’évêque de Chester, John Wilkins qui vécut au XVe siècle. Un appareil basé sur le même principe fut inventé vers le milieu du XIIIe siècle à Paris. Mais on peut lui pardonner une érudition courte à cause de l’impartialité avec laquelle il rend compte de l’appareil suivant :
" À la fin du XVIIIe siècle, un certain Orphyreus, conseiller du landgrave de Hesse-Cassel, construisit une roue mystérieuse qui fut examinée par le savant Gravesande, dont on a conservé une lettre envoyée à Newton.
Gravesande décrit en détail les expériences faites avec la roue " construite en bois recouvert de toile pour cacher le mécanisme, large de 12 pieds et épaisse de 14 pouces ". Quand on tournait doucement la roue, elle s’arrêtait dès que cessait l’impulsion ; mais la tournait-on rapidement, elle ne s’arrêtait plus. Les témoignages de contemporains relatifs à cette merveille paraissent très sérieux, mais on ne sait absolument rien du principe de construction de l’appareil, qui fut finalement brisé par l’inventeur dépité qu’on lui refuse la grosse somme exigée en échange de son secret. "
Ainsi, rien ne permet d’affirmer que le mouvement perpétuel n’a pas été trouve. Orphyreus, dont le nom ne figure pas à côté de celui de Nicolas Flamel dans la mémoire de ceux qui font porter un grand doute rétrospectif sur les événements défigurés de l’histoire des révoltes et du génie, conseiller hessois dont le nom tient de Porphyre et d’Orphée une inquiétante magie allemande, ainsi le hasard d’une lettre retrouvée l’oppose à Newton, l’homme qui a vu tomber la pomme déjà mangée par Eve, et ce ne doit pas être pour rien. Il ne s’en est fallu que d’une grosse somme d’argent pour que Newton doive sa gloire à s’être occupé d’Orphyreus, et non de la mécanique céleste, application particulière du principe caché sous la toile et le bois par l’homme dont le nom vient des marches mystiques de la pensée.
ARAGON.
LA MONADE HIÉROGLYPHIQUE,
de John Dee (traduit du latin par Grillot de Givry).
" L’alphabet magique, l’hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu’incomplets et faussés, soit par le temps, soit par ceux-là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance ; retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons la gamme dissonante, et nous prendrons force dans le monde des esprits. "
Gérard DE NERVAL.
L’homme, inventeur de l’écriture et du langage, devait fatalement tomber dans ce piège, qu’il avait construit de ses propres mains. Il hypostasia les paroles et les signes et crut qu’un dieu les lui avait révélés. " Je suis l’Alpha et l’Oméga ", dit le Verbe incarné, dans l’Apocalypse, montrant ainsi, plus que ne le voudraient la tradition et même la kabbale, que si Dieu est le principe et la fin de toutes choses, il est en même temps un simple signe, une combinaison de lettres et de mots. Aujourd’hui que partout la Science règne en maître, l’homme recommence son erreur ancienne et,
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quoique bien souvent prétendant le contraire, voit dans les lois qu’il a forgées pour expliquer les phénomènes, non pas un moyen de décrire l’univers, une notation commode inventée par lui pour son usage personnel, mais le vrai Dieu omnipotent qui dispose de toutes choses, les ordonnant selon son gré. Maintenant qu’il a délimité le domaine de sa connaissance, la privant soigneusement de tout ce qui pouvait faire sa noblesse, les incursions dans l’Absolu, il n’est pas de mépris dont il n’accable ceux qui crurent à la possibilité d’une science transcendante, non pas asservie à des fins utilitaires, mais capable de donner vraiment " le lieu et la formule ". C’est tout au plus si les savants et les philosophes actuels condescendent à regarder occultistes et alchimistes comme des précurseurs, daignant noter que la recherche de la Pierre Philosophale, par exemple, a conduit fortuitement à la découverte de bien des corps, que du reste l’idée de la transmutation des métaux n’est pas en désaccord avec les hypothèses actuelles sur la structure de la matière et qu’elle a trouvé depuis peu un début de vérification expérimentale dans certains phénomènes de radio-activité, – remarquant aussi, par ailleurs, que la magie a toujours eu une influence sur la philosophie et qu’il est possible, entre autres choses, de rattacher Hegel et les Philosophes de la Nature allemands à Jacob Boehme, à Paracelse et aux mystiques alexandrins. Ces philosophes et ces savants modernes, si soucieux de certitude, si étrangers aux conjectures, si peu ambitieux, et ne cherchant à satisfaire qu’une si piètre curiosité, ont tout réduit à leur mesure. Ils feignent de ne voir dans les alchimistes que de vulgaires souffleurs, guidés par une banale cupidité ou perdus dans de pauvres recherches qu’ils n’avaient ni l’intelligence, ni les moyens de réussir. Encore les accusent-ils bien plus souvent de pure et simple mauvaise foi. Ils oublient que beaucoup étaient des inspirés, qui poursuivaient en premier lieu la construction d’un absolu palpable, l’élaboration d’une substance concrète recélant tous les secrets et susceptible de leur livrer les forces cachées de l’univers, admirable revendication de liberté…
Écrite par John Dee (1527-1607), astrologue et géographe d’Élisabeth d’Angleterre, et dédiée à Maximilien " Roi des Romains, de la Bohême et de la Hongrie ", la Monas Hieroglyphica est un bref traité hermétique composé de 24 théorèmes (dont le contenu, du moins quant aux principaux, semble être pour chacun en rapport symbolique avec le nombre qui désigne la place occupée par lui dans le cours de l’ouvrage), et de plusieurs figures et tableaux.
" Les premières lettres mystiques des Hébreux, des Grecs et des Romains formées par Dieu seul, et transmises aux mortels (quelque chose que puisse objecter l’arrogance humaine), ainsi que tous les signes qui les représentent ont été produits par des points, des lignes droites et des périphéries de cercles… " – " Théorème premier. – C’est par la ligne droite et le cercle que fut faite la première et la plus simple démonstration et représentation des choses, aussi bien non-existantes que cachées sous les voiles de la nature. " (*) Tels sont les principes sur lesquels se fonde la méthode kabbalistique de John Dee, méthode qui, jointe à l’interprétation mystique des nombres et des hiéroglyphes des astres, lui permettra d’établir qu’une figure nommée par lui " monade hiéroglyphique ", et composée de certains
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signes astrologiques (dont le principal est l’hiéroglyphe mercuriel dérivé du point central ou IOD générateur) disposés selon un ordre et des mesures déterminés, est vraiment " l’Unité éprouvée des Images ", la " monade unitissime " dans laquelle se condense toute la diversité de l’univers : destin métaphysique de l’Homme, mouvement et influences des astres, formule des miroirs ardents, germination et mort des êtres, formation de la terrible Pierre, appelée DARR dans le langage des anges (1).
(*) Voir dans Denys l’Aréopagite (Les Noms Divins, chapitre IV), le passage relatif à l’analogie des mouvements des intelligences célestes et des mouvements de l’âme : circulaire, oblique, direct.
(1) Ce nom angélique de la Pierre fut révélé par une apparition à John Dee et à Edward Kelly son médium, ainsi qu’il le relate dans A true and faithful relation of what passed for many years between Dr John Dee and some spirits (publié en 1 659).
Dans cet étrange ouvrage, où pointe çà et là le pic obscur de quelque mythe relatif au Grand-Œuvre alchimique (l’Œuf et le Scarabée, le Phénix, le jardin des Hespérides, l’Homme-de-toutes-les-heures), la croix, signe des quatre éléments, à la fois ternaire et quaternaire (2 lignes qui se coupent et leur point d’intersection, – 4 lignes droites comprenant 4 angles droits), est le lieu des métamorphoses. C’est d’elle que l’on déduit le nombre 252 qui symbolise la Pierre, la lettre L que l’on prononce comme le nom hébreu HEL qui veut dire Dieu, et le mot latin LVX, Lumière, formé des trois lettres V = 5, X = 10, L = 50, " Verbe final et magistral (par cette union et conjonction du Ternaire dans l’Unité du Verbe) ". Cependant, le rôle primordial revient au IOD phallique, au point générateur qui marque le centre de la croix.
Outre cette théurgie (qui ne cesse jamais du reste d’être étroitement liée à la recherche de la Pierre Philosophale, entre le Christ et qui John Dee établit une corrélation), l’auteur, – toujours par cette méthode de pensée si parfaitement différente de la logique occidentale moderne, – décrit comment se meuvent les particules de la matière, quelles opérations chimiques président à la formation de la Pierre et quelle forme il convient de donner aux vases (2) et instruments qui seront employés, tout cela rigoureusement déduit de la figure monadique, dont il enseigne, d’autre part, la construction géométrique précise. C’est autour de la recherche philosophique que gravite tout le livre et le passage suivant de Khunrath (1560-1605), dans l’Amphitheatrum Sapientiae aeternae, en définit pour nous la portée :
(2) L’un figurera un alpha, l’autre un oméga.
" Ce qui dans la kabbale est l’UNION avec DIEU de l’homme réduit à la simplicité de la Monade, est la même chose, en Physico-Chimie, que la FERMENTATION de notre Pierre glorieuse et plus que parfaite avec le Macrocosme dans ses parties. – Et : de même que l’homme uni à DIEU, en raison de DIEU est presque un dieu humain ou un homme divin, c’est-à-dire presque DÉIFIE, et, pour cette raison, peut tout ce qu’il veut, puisque c’est ce que veut DIEU LUI MÊME ; de même la PIERRE des PHILOSOPHES fermentée avec le Monde majeur dans ses parties, en raison de ce ferment, se transforme en ce qu’elle voudra et opère diversement tout en tout, suivant les natures diverses de chaque chose ; et elle coégalera toutes choses totalement, singulièrement et universellement. "
Véritable Pierre de scandale et de sacrilège pour le logicien et le théologien modernes (en admettant que ces taupes daignent tenir sérieusement compte de l’existence d’un pareil livre), l’opuscule de John Dee, par sa matière, par son langage, par l’ordonnance mystérieusement préméditée de ses parties, constitue un objet profondément troublant. L’action presque magique qu’il exerce sur l’esprit fait qu’on peut le tenir pour réalisant, dans le domaine de l’écriture, quelque chose d’analogue à cet absolu concrétisé, à ce véhicule de capacités secrètes que les anciens alchimistes, et son auteur lui-même, poursuivaient, dans le domaine de la Nature, sous forme de Pierre Philosophale. Les schémas qui l’illustrent, à travers les multiples changements de leur interprétation, loin de rester figées, s’animent d’une inquiétante vie.
" Horizon du Temps ", – " Horizon de l’Eternité ", – " Ténèbres. Sérénité cristalline. Citrinité. Anthrax ", chacun de ces termes descelle une dalle qui murait un fantôme dans une des caves de l’entendement, mais cependant ce livre demeure obstinément clos…
" Intellectus judicat veritatem. Contactus ad punctum. – Ici l’Œil vulgaire ne verra qu’obscurité et désespérera considérablement. " [John Dee. Monas Hieroglyphica. Anvers, l’an 1564.]
MICHEL LEIRIS.
REVUE DE LA PRESSE
Un journal se paie le même prix qu’un soldat, ce qui est une façon commode de faire rendre au civil l’aumône faite au militaire. Parfois, une aubaine se présente. La profanation d’un des leurs allèche tellement tous les soldats inconnus que, ce jour là, les journalistes y gagnèrent un splendide bifteck, et la police de la gnole à discrétion. Les gros tirages, les éditions spéciales, les galons de brigadier, les hémorroïdes à la boutonnière, les petits plaisirs solitaires des magistrats, les suggestions ridicules des jean-foutre de gauche (*) et les hoquets glaireux des journalistes de droite, les défilés expiatoires, tous les bénéfices malodorants, toute la gloriole sucée et resucée, tout le bien-être de la vermine humaine, en attendant… Mais il n’y aura jamais de révolutionnaires satisfaits. À jamais, cette bassesse leur est interdite. Le sentiment de la justice est infini, la colère a les yeux purs et les mains vides.
(*) Dans " Paris-Soir " du 5 septembre, Séverine écrit :
" Et si. on le montait au sommet de l’Arc de Triomphe. Et ne m’objectez pas la montée. C’est elle qui s’interposera entre les autorités et les profanes, les fantaisistes et les dévôts. Le chemin du Paradis doit être encore bien plus malaisé à gravir… "
Deux hommes venaient d’être assassinés honteusement, tout ce qui mérite de vivre au monde se révoltait contre la hideuse injustice habituelle, contre toutes les raisons quotidiennes qu’on avait de les tuer, et répondait par la violence à la provocation que ce crime constituait. La racaille américaine faisait, pour la défense du capitalisme contre le communisme, étalage de sa force en exbibant les cadavres suppliciés de Sacco et Vanzetti. La France à face de hyène, vomissant les 1 700 000 morts qu’elle a mangés, pour ne pas payer ses dettes, interdisait toute manifestation, saoulait ses flics abrutis pour arrêter l’élan de la foule indignée, et décrétait fête nationale le
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jour du défilé de l’American Legion, association fasciste qui a garanti au gouverneur Fuller qu’elle maintiendrait " l’ordre " compromis par l’exécution de Sacco et Vanzetti (1).
(1) À signaler que l’innommable Charles Lind-bergh est membre d’honneur de cette bande de fripouilles.
Painlevé l’assassin du chemin des Dames, membre de la Ligue des Droits de l’Homme, accorde enfin aux officiers et sous-officiers le droit d’arrêter leurs insulteurs.
Ceux-ci auront désormais le haut du pavé, jusqu’à ce qu’ils l’aient sur la gueule. Déjà des adjudants rancuneux glissent dans la poche de leurs anciennes victimes un rasoir à bon marché, et non, comme le dit le Vautel trop large, un coûteux browning.
Mais relisons les journaux. M. de Hautecloque, qui a des trouvailles bien parisiennes, écrit, dans la Liberté du 25 août :
Relevons en passant une savoureuse plaisanterie de notre dos-rouge révolutionnaire (M. Vaillant-Couturier ne porte le vert qu’après minuit, dans les boîtes de luxe où il fréquente).
" L’internationale de la noce, écrit-il, fait la connaissance du vrai Paris. "
M. Vaillant-Couturier, pour l’opprobre de l’armée, a été officier. Je m’en vais lui dire quel " noceur " a fait hier la connaissance de son " vrai Paris ", le Paris des vrais de vrais.
Ce " noceur " n’est autre que le poilu inconnu, l’humble, l’immortel, l’héroïque noctambule, dont les métèques soudoyés par M. Vaillant-Couturier sont allés souiller la tombe.
" L’héroïque noctambule ", ma vieille ordure, est quand même gardé depuis cela, jour et nuit, par des troupeaux d’agents qui le défendent du vrai Paris et de tous les anciens mauvais soldats, de tous les futurs officiers rouges.
Mikaïl Toukatchevski, maintenant généralissime de l’armée soviétique, faisait en 1917, à M. Pierre Fervacque les déclarations suivantes (2) : " La révolution cependant aura des conséquences que vous n’imaginez pas. Tout l’Orient va frémir. Déjà le mouvement de 1905 a contribué à réveiller la Chine d’un très long sommeil. Vous verrez, cette fois, quelle immense poussée des peuples va se produire ! "
(2) " Revue Hebdomadaire ", nos 45, 36 et 37.
Et encore :
– Vous vivez, m’assurait-il, sur un fonds moisi ! Les civilisations latine et grecque, quel dégoût ! Je tiens la Renaissance à l’égal du christianisme comme un des malheurs de l’humanité. Elle a replacé vos intelligences dans des moules surannés et qui ne correspondent même plus aux aspirations contemporaines. Elle a établi le divorce définitif de votre pensée et de vos besoins. Vos besoins matériels, le développement de l’industrie les a décuplés, mais ils trouvent devant eux l’obstacle de votre culture. C’est pourquoi les Américains vous seraient supérieurs s’il n’étaient séduits à leur tour par l’harmonie et la mesure. L’harmonie et la mesure, voilà ce qu’il faut détruire d’abord. Je ne connais votre Versailles que par des images. Mais ce parc trop dessiné, cette architecture fastidieuse à force de géométrie sont affreux. Personne n’a eu l’idée, chez vous, de bâtir une usine entre le château et la pièce d’eau ?
Vous manquez de goût ou bien vous en avez trop, ce qui est la même chose. La mission de la Russie à présent devrait être à mon sens de liquider cet art périmé, ces idées vieillottes, cette morale, cette civilisation enfin.
Je suis très sérieux. Il y a chez nous une sève artistique toute-puissante. Le moindre de nos moujiks sculpte, chante, rêve et poétise magnifiquement. Et d’autant plus magnifiquement qu’il ne sait rien. Croyez-moi, il serait bon pour l’humanité que l’on brulât les livres, que l’on prît un bain dans la source fraîche de l’ignorance et de l’instinct. Je pense même que ce serait là l’unique moyen de sauver l’humanité devenue stérile. Nous n’y parviendrons d’ailleurs que par la violence. Cette guerre et les soubresauts qu’elle provoque précèdent peut-être ce premier stade : la nudité du monde.
Le courage de Michaïl Toukatchevski était naturellement à la hauteur de son intelligence (*). Rencontrant sans le saluer, dans la cour du fort où il était interné, un général allemand, celui-ci lui demanda :
(*) Le même, enfant, avait baptisé ses trois chats de noms sacrés : Dieu le Père, Jésus, Saint-Esprit. Et ses cris épouvantaient toute la maison : " Où diable est ce sacré Dieu le Père ? – Saint-Esprit est sous la table. – J’ai enfermé Jésus dans le placard.
– Pourquoi ne me saluez-vous pas ? – Parce que je n’ai pas à vous saluer. – Otez vos mains de vos poches ! – Non. – Vous verrez ce que cela vous coûtera ! – Alors, Mikaïl levant insolemment la tête : – Combien de marks ?
Visages enduits de sottise et d’hypocrisie, de contentement et de gaîté, comme celui de l’abbé Lepage, qui fit sonner l’Angélus par Louise-Anne-Charlotte sur la tombe du soldat Inconnu et dont Paris-Midi parle en ces termes :
Et c’est un brave. Il est l’ancien aumônier du 276e et il a bien mérité la croix de guerre qui est sur sa soutane. Son visage respire la santé, la vigueur et la bonne humeur. Il a vu tant de misères, l’abbé Lepage !
visages qui souillez l’univers de l’expression distinguée de vos " bons sentiments ", nous en avons assez de ne mettre le pied que sur vos reflets immondes, vous n’êtes pas libres, – ce mot n’a qu’un sens et ce n’est pas le vôtre – et vous " faites " le trottoir sur lequel nous passons. Au ruisseau.
PAUL ELUARD ET BENJAMIN PÉRET.
LE CADAVRE EXQUIS :
" L’HIPPOGRIFFE FRISÉ POURSUIT LA BICHE NOIRE. "
" LE DOUZIÈME SIÈCLE, JOLI COMME UN CŒUR, MÈNE CHEZ UN CHARBONNIER LE COLIMAÇON DU CERVEAU QUI ÔTE RESPECTUEUSEMENT SON CHAPEAU. "
" MONSIEUR POINCARÉ, HONNI, SI L’ON VEUT BIEN, AVEC UNE PLUME DE PAON, BAISE SUR LA BOUCHE, AVEC UNE ARDEUR QUE JE NE ME SUIS JAMAIS CONNUE, FEU MONSIEUR DE BORNIOL. "
" L’ÉCREVISSE FARDÉE ÉCLAIRE À PEINE DIFFÉRENTS BAISERS DOUBLES. "
" LA PETITE FILLE ANÉMIÉE FAIT ROUGIR LES MANNEQUINS ENCAUSTIQUÉS. "