MÉLUSINE

titre de la revue La Révolution Surréaliste

LA RÉVOLUTION SURRÉALISTE N°8, 1ER DECEMBRE 1926

SOMMAIRE
REVUE DE LA PRESSE
Paul Eluard & Benjamin Péret Revue de la presse
TEXTES SURRÉALISTES
Pierre Unik Les baies sauvages de l’atmosphère...
Claude-André Puget Les hautes branches jetaient leur pesant d’ombre...
Louis Aragon Moi l'abeille j'étais chevelure
Paul Eluard D. A. F. de Sade, écrivain fantastique et révolutionnaire
POÈMES
Max Morise Poèmes
André Breton J’aimerais n’avoir jamais commencé...
Benjamin Péret La Société des Nations
Benjamin Péret Le Congrès eucharistique de Chicago
Benjamin Péret Le Tour de France cycliste
Benjamin Péret La baisse du Franc
Michel Leiris Les aruspices
Michel Leiris Le fer et la rouille
(DIVERS)
Pierre de Massot Dzerjinski, président de la Tchéka
Antonin Artaud Lettre à la voyante
Pierre Brasseur Opération : règle d'étroit
Paul Eluard Les dessous d'une vie ou la pyramide humaine
Robert Desnos Confession d'un enfant du siècle
Antonin Artaud Uccello le poil
CHRONIQUES
Georges Ribemont-Dessaignes La saison des bains de ciel
Marcel Noll Correspondance
E. Gengenbach Correspondance A. Breton
André Breton Légitime défense

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REVUE DE LA PRESSE

AU PROCES DE Mme SIERRI, L’EMPOISONNEUSE, M. LE PRÉSIDENT GOUY L’ACCUSANT D’AVOIR TUÉ SON AMANT, DONNAIT LA MESURE DE SON INFAMIE EN LUI REPROCHANT " DE N’AVOIR MEME PAS LA RECONNAISSANCE DU VENTRE ".

OR, LE 10 JUILLET DERNIER, ON POUVAIT LIRE DANS LES JOURNAUX LES TROIS FAITS-DIVERS SUIVANTS :

SUICIDE INATTENDU UNE IDYLLE QUI FINIT MAL

Cette nuit, vers 1 h 30, le nommé Donal Clément était accosté place de la République, par Madeleine Danet. Après quelques minutes de pourparlers, tous deux se dirigeaient vers l’hôtel où habite cette dernière, 36, rue du Faubourg-du-Temple.

Un court instant s’était écoulé depuis leur entrée dans une chambre située au second étage, lorsque le bruit d’une fenêtre ouverte fit se retourner M. Donal Clément qui constata que sa compagne n’était plus dans la pièce. Stupéfait, il se pencha dans la rue et vit un corps inanimé étendu sur le trottoir.

D’après les premières constatations effectuées par le commissaire, il s’agirait d’un acte de désespoir.

* * *

UNE TRAGÉDIE DANS UNE MAISON DE FOUS

Vienne, 9 juillet. – On mande de Brno (Tchécoslovaquie) qu’une rixe tragique s’est produite la nuit dernière dans l’asile d’aliénés de cette localité.

Faute de place, on avait dû loger dans la même cellule deux fous naguère extrêmement dangereux mais qui, depuis quelque temps, ne donnaient plus aucun signe d’agitation. Vers une heure du matin, l’un d’eux, nommé Swoboda, s’étant éveillé, commença à hurler dans la nuit puis à imiter le rugissement des fauves. Vivement impressionné, son compagnon de cellule, un certain Tomola, se souleva sur sa couche et se mit à rugir à son tour. Tout à coup, les deux hommes, en proie à une colère d’autant plus violente que l’épouvante s’y mêlait, se jetèrent l’un sur l’autre se mordant et s’égratignant avec la fureur des fauves dont ils imitaient les cris.

Lorsque les infirmiers réussirent à séparer les malheureux déments, Swoboda agonisait déjà, le visage, le cou et les bras sanglants, déchirés par les ongles et les dents de son adversaire, et Tomola lui-même était dans un état des plus graves quoique non désespéré.

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SUICIDE SAUVAGE D’UNE MERE ET DE SES DEUX ENFANTS

Limoges, 9 juillet. – Au village des Faynes, commune de la Roche-l’Abeille, Mme veuve Longuequeue, âgée de 44 ans ; son fils, âgé de 24 ans, et sa fille, âgée de 17 ans, se sont empoisonnés en absorbant un produit pour tuer les taupes.

La mort ne venant pas assez vite, le fils, avec son couteau, a essayé de couper la gorge à sa sœur, puis il s’est fait sauter la cervelle à l’aide de son fusil. Les deux femmes sont dans un état grave.

APRES UN LONG VOYAGE DANS L’OMBRE, LES FOUS, LES ASSASSINS ET, COMME L’ON DIT, LES DÉSESPÉRÉS ABORDENT À LA LUMIERE VORACE. VOICI QU’EUXMEMES ILS SONT LES FLAMMES ET VOICI QU’ILS LAISSENT DERRIERE EUX DES CENDRES. À SAVOIR SI M. LE PRÉSIDENT GOUY, LACHÉ TOUT CRU PARMI CES RÉELS VIVANTS, TROUVERAIT, DANS SA MISÉRABLE IMBÉCILLITÉ, LE MOYEN DE FAIRE UN BON MOT, UN MOT DE LA FIN.

CELUI QUI TENTA DE TUER MUSSOLINI-LA-VACHE PROUVE QUE LES ASSASSINS N’ONT PAS ENCORE RENONCÉ À FAIRE DE LEUR GESTE UN SYMBOLE DE DÉLIVRANCE. MAIS DIEU-LE-PORC PROTEGE MUSSOLINI-LA-VACHE. UNE FOIS DE PLUS CE DERNIER ÉCHAPPE AU SORT QUI L’ATTEND ET QU’IL MÉRITE DEPUIS SI LONGTEMPS. L’HEURE VIENDRA OU SON SANG S’ÉTALERA COMME UNE BOUSE SUR LE PAVÉ DE ROME, DÉJA DÉSHONORÉ PAR LA LITIÈRE DU PAPE. EN FRANCE, NOTRE MUSSOLINI DE PISSOTIÈRE EST DE NOUVEAU SORTI DE L’ÉGOUT. POINCARÉ RÈGNE EN FRANÇAIS MOYEN SUR DE RIDICULES ÉVÉNEMENTS ET DES HOMMES DE PAILLE POURRIE. DÉCOURAGERA-T-IL LONGTEMPS ENCORE L’ÉVIDENTE BONNE VOLONTÉ DES MEURTRIERS ? HENRI BÉRAUD, BIEN CONNU DE NOS LECTEURS, A VU L’ALLEMAGNE COMME DE BONS ALLEMANDS NATIONALISTES VOIENT HEUREUSEMENT LA FRANCE. QUOIQUE NE SACHANT PAS UN MOT D’ALLEMAND, IL S’EST ADMIRABLEMENT RENDU COMPTE DE LA MENTALITÉ ALLEMANDE ET HATE HONORABLEMENT LE PROCHAIN CONFLIT ENTRE CES DEUX GÉLATINEUSES NATIONS. BÉRAUD-LE-GOUJAT DÉCLARE QUE " LE PEUPLE ALLEMAND À UNE AME-TROU ", REGRETTE QUE les fraüen – COMME IL NOMME LES FEMMES – AIENT DANS LEUR SAC DU PAIN POUR LES ÉLÉPHANTS AU LIEU DE COCO ET DE MORPHINE, ET RÉÉDITE POUR L’USAGE D’UNE FRANCE ANÉMIQUE ET CRAINTIVE LE VIEUX LEIT-MOTIV DE TOUTES NOS GUERRES : " La joie de nuire est une invention allemande, sadisme des collectivités teutonnes, etc. " DANS LE MÊME NUMÉRO DU Journal, ON PEUT LIRE CES FORMULES BIEN FRANÇAISES QUI AFFOLERENT LES RENTIERS ET RUINERENT HEUREUSEMENT CEUX QU’AVAIENT ÉPARGNÉ LES RENTES NATIONALES ET LES EMPRUNTS TSARISTES : " Votre cochon qui s’engraisse, c’est votre capital qui s’accroît. Achetez un cochon, c’est toujours de la viande. Le porc matriculé constitue une obligation vivante et sa mortalité est couverte par une assurance. " ET PLUS LOIN : " Il y a en France à peine 2 millions de porcs, c’est trop peu. " PARFOIS UN HOMME SE MONTRE COMME EN TÉMOIGNE CE FAIT-DIVERS ! Le Mans, 13 septembre. – Un incident s’est produit, à Parigné-l’Evêque au passage du 112e régiment d’infanterie, en manœuvres au camp d’Auvours. Un automobiliste, qui avait arrêté sa voiture, ne salua pas le drapeau. Des assistants voulurent le faire se découvrir, mais il refusa. Un lieutenant se détacha alors des rangs et enleva la casquette du chauffeur, qui riposta par un coup de poing au visage de l’officier qui aurait eu une dent cassée. Plusieurs camarades de ce dernier intervinrent et l’automobiliste fut malmené, mais peu à près le calme fut rétabli. Une enquête est ouverte pour établir les responsabilités.

L’ARC-DE-TRIOMPHE CONTINUE À FAIRE DE TEMPS EN TEMPS PARLER DE LUI. UN INFIRME OU UN IVROGNE EST ALLÉ SALUER LE SQUELETTE INCONNU, LE DERNIER EN DATE. IL A BU LE CHAMPAGNE ASSIS SUR LA TOMBE, PUIS A BRISÉ LA BOUTEILLE SUR LA FLAMME QUI DU COUP A FAILLI ETRE ÉTEINTE. D’AUTRES VIENDRONT AUSSI S’Y ÉVACUER OU Y VIDER LEURS ORDURES, ET LES ALLEMANDS QUI Y APPORTENT DES COURONNES, MÉCONNAISSANT SINGULIÈREMENT LEUR DEVOIR D’ALLEMANDS ET LA QUALITÉ DES " CENDRES ", ENLÈVENT INJUSTEMENT AU BOMBARDEMENT DE LA CATHÉDRALE DE REIMS TOUTE SA VALEUR SYMBOLIQUE.

DEMPSEY QUI NOUS FIT LE PLAISIR D’ASSOMMER CARPENTIER NOUS A RASSURÉ EN SE FAISANT BATTRE PAR GENE TUNNEY DONT LA BRILLANTE CONDUITE PENDANT LA GUERRE EST JUSTE À LA HAUTEUR DE SA DÉFAITE PROCHAINE.

FONCK, L’ESCROC À L’HÉROISME POUR BOURSES PLATES, A RÉUSSI À TUER SES DEUX OUVRIERS : LE MÉCANICIEN ISLAMOFF ET LE RADIOTÉLÉGRAPHISTE CHARLES CLAVIER. DÉJA IL ANNONCE QU’IL SE PRÉPARE À EN TUER D’AUTRES ; IL EST VRAI QU’IL EN A TANT ASSASSINÉ PENDANT LA GUERRE QUE DEUX DE PLUS OU DE MOINS CELA N’A PLUS D’IMPORTANCE. LE VENDU DE LA GUERRE, LOUÉ AU BLOC NATIONAL POUR LA CHAMBRE BLEU HORIZON, A DÉJA DISPARU À L’HORIZON DE L’INFAMIE. AH ! CE SERA UN FAMEUX RAID, UN RAID MORAL DANS LE CIEL DE L’ORDURE QUE LA VIE DE FONCK, CAR BIENTOT LA TERRE GRASSE AURA RAISON DE LUI ET LE RAPPELLERA AVEC LES VERS QU’IL N’AURAIT JAMAIS DÛ QUITTER. ASSIS LES MORTS ! LE SERGENT PÉRICARD, DE MACABRE MÉMOIRE, PUBLIE UN LIVRE : J’ai huit enfants, QUI FAIT LES DÉLICES DES PÉDÉRASTES ET DES JOURNALISTES. HUIT ENFANTS !!! QUE NE LES A-T-IL MANGÉS !

PAUL ELUARD ET BENJAMIN PÉRET.

P.-S. – ET LA VACHE S’ARRÊTA POUR ASSISTER AU LYNCHAGE ATROCE D’UN ENFANT DE QUINZE ANS. LA LUTTE POUR LA LIBERTÉ EST MONOTONE ET TERRIBLE. D’UN PEUPLE QUI SUBIT UN AUTRE MAÎTRE QUE LUI-MÊME, DES HOMMES SE LÈVENT QUI ESPÈRENT ET QUI ABATTENT LE TYRAN TOUT-PUISSANT ET ABSURDE. À MORT MUSSOLINI ! VIVE LA RÉVOLUTION MONDIALE !

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TEXTES SURRÉALISTES

PIERRE UNIK :

Les baies sauvages de l’atmosphère se rencontrent dans mon cœur. Flottent les cadavres d’étincelles sur la pieuvre immense rongeuse de mains et d’amours. Laissez partir le blanc signal des jointures du monde et vous verrez ma pureté plus haute que l’élan de vos paroles natales. Le germe de la mort ébranlera le ciel des vrilles saignantes la rupture d’ivresse le feu la fournaise sans duvet sans trace sans moi. Le creux des larmes s’illuminera vous pourrez caresser le cheval d’automne que monte une femme transparente ses seins sont les yeux de votre espoir et s’éloignent des battements de mes cils et du cri des granges en réveil. Laissez sain et sauf laissez. Marquis et papes te lieront par les flaques du sable mais la terreur au coin des vases s’arme de nuées et d’ongles sans plaie pour retracer le chemin des ruées. Il est trop tard pour ne rien croire pour priser le fard des cascades. Mon âme éclatera au grand jour vers le jeu des filles sans merci ni regards la crevasse des râles appartiendra à ma volonté qui est le gouffre superbe du noir et de la pluie les lacs nègres les aigrettes la file des gerçures le broiement des pieds et des cerveaux les giclures de boue de sperme de vie de rage la nature le coton les filaments de l’aube l’arme au pied les raies les gémissements des jeunes héros la flèche des carcasses volantes le jour de délivrance le crachat des rues l’armure des calvaires endormis au diable à la folie courrez courrez à l’eau l’eau de formes et de miracles sans fin mon bras vous indique la suite des temps immaculés la verdure du croup et l’ardeur. Suivez la route aux clameurs les méandres des miasmes l’arabesque mourrez à la fin jusqu’au son de vos cordes les cordes sanguinolentes de vos os de votre amour immonde immonde immonde amertume eh bien oui c’est moi je ne peux plus me déchirer je ne peux plus ne pas ravager les ventres les squelettes sacrés des crimes qui répondent à mon nom je suis presqu’éteint couvert de cendres dans les ruisseaux de l’orient les vasques m’environnent de lueurs je ne vois rien j’entends les sirènes qui hurlaient le matin blême de la naissance horrible l’horizon n’est plus là le silence la crevaison l’épouvantail mes cheveux pendent sous les engrenages qui crayonnent mon corps je n’ai plus que mes liens et l’âme du sort l’ère des fluorescences.

CL.-A. PUGET :

Les hautes branches jetaient leur pesant d’ombre sur mes épaules. Je continuai mon chemin. Tous les cent mètres, il y avait une nouvelle réunion d’amis autour d’une table de jeux ; à nouveau, je les suppliais de me défendre, et le plus cher d’entre eux me trahissait, me livrait à mes tortionnaires.

Et, de fait, on me précipita dans une salle carrée, lourd bloc d’ébène, où se dressaient, face à face, deux grandes croix sur lesquelles du sang avait séché. Je restai seul. Aucune issue. J’avais entendu les verrous de la porte se refermer à l’extérieur. Aucun espoir. Je m’étendis à terre, suçant une plume de paradisier que j’avais, par hasard, gardée entre mes doigts, lorsque je distinguai une forme indéfinissable, qui rasa le mur, puis disparut par un trou creusé dans le bas de la porte. Je résolus de la suivre. Et, par ce tunnel où, dès l’abord, vous auriez parié que mon poing ne passerait, je pus si bien me disloquer et m’assouplir, que j’y glissai presque entièrement, les pieds devant. Mais ma tête y resta prise. La porte pesait maintenant de tout son poids sur mon cou, et ma cervelle allait éclater comme un citron… J’eus encore la force de hurler. Et je m’évanouis.

Je me réveillai crucifié. Mais je ne souffrais point : mon corps était devenu comme extensible. Face à moi, distante de cinquante centimètres, sur l’autre croix, etait cloué le plus beau corps de femme que j’eusse approché de longtemps. " Je m’appelle Obsidienne ", dit-elle, " et je t’appartiens ". Je lui conseillai aussitôt de s’arcbouter vers moi comme je faisais aussi vers elle, et nous nous rejoignîmes. J’entrai en elle au moment où l’effort, que son désir lui permettait, et l’intuition de la volupté faisaient ciller ses paupières. Nous ne nous touchions que par les parties mêmes du corps qui détiennent le secret du plaisir ; mais nous nous voulions tellement l’un l’autre, qu’il nous paraissait que nos peaux fussent confondues. À chaque mouvement du rythme, que cet amour étrange m’imposait, je croyais avec désespoir que mes forces m’abandonnaient et que j’allais sortir d’elle ; et je voyais la même angoisse allumer son regard ; mais ce n’était chaque fois qu’une alerte pleine de frissonnements, et ce n’était que pour éprouver mieux la douce longueur du chemin de retour. Il y avait une chaleur, qu’on aurait dit d’un

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soleil de juillet à midi sur les terrasses radio-thérapiques, et qui me passait sa tiède soie sur la chair, laissant une brise fraîche s’occuper des genoux, et par endroits du ventre, et de la nuque aussi. Ce fut l’instant que mon ami Leneveu (nous l’avions surnommé ainsi, car il n’était chose extraordinaire de l’univers dont il ne se prétendit le parent), ce fut la minute qu’il choisit pour entrer dans la salle en criant. Il agitait sa voix comme un poignard, et il sauta autour de notre amour comme autour d’un feu de camp, et il chanta un hymne qui parlait de moi et qui commençait par ces mots : " Personne au monde mieux que lui ne fait l’amour. " Il disparut.

Elle m’aidait maintenant d’un balancement souple à l’amble du mien même, qui prolongeait la caresse en la facilitant. Nos souffles devenaient inégaux. Nous avions tous deux la tête renversée, le corps arqué en avant, – pose inconnue, exténuante, divine, – et je n’aper-cevais d’Obsidienne que son menton levé, les plis de ses lèvres crispées aux commissures, les pointes dures de ses seins. Je n’étais plus qu’une vérité, qui s’épanouissait en floraison intérieure. Je savais bien que nous nous donnions à un plaisir mortel, et qu’au moment de jouir, il faudrait rendre l’âme. Des mains souples glissaient sur mon flanc, et me caressaient les reins ; me déliaient, Obsidienne, me déclouaient… Obsidienne dans mes bras ! et ses seins dans mes paumes ! et mes lèvres dans ses cheveux ! et ma langue entre ses cuisses !

Ha ! cette fumée, ces cendres dans ma bouche…

Obsidienne ! succube immonde ! C’était donc encore loi !

(Miracle du Dormeur.)

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MOI L’ABEILLE J’ÉTAIS CHEVELURE

Le grand rideau à ramages dans la longue strie passée laisse voir par un accroc ancien un petit point du ciel ou de la persienne suivant l’heure et la saison. Suivant l’heure et la saison diverses figures allégoriques se tiennent solitaires ou groupées dans la pièce d’où nous ne connaissons avec quelque précision que ce meuble négatif le trou fait dans une étoffe démodée par la maladresse d’une servante chargée de la nettoyer qui avait cru, dans sa présomption, pouvoir, à travers les couloirs étroits comme les têtes de la province où s’élevait la demeure que pareil à ce savant comment le nommez-vous qui à partir de l’os de l’orteil vous reconstruisait le plésiosaure dans toute sa beauté je suis en train de réédifier de poutre en chattière autour de la virtuelle pierre angulaire d’une déchirure, avait, avec une pile de draps, cru, car elle voulait sortir, pouvoir, son amant l’attendait fumant sa pipe blonde, porter en courant de la buanderie où le savon bleuissait comme une promesse au devant des tribus d’Israël à la lingerie peuplée d’aiguilles et de chansons, oublieuse déjà des imperfections du tapis de corridor, qui présentait, après un tournant rapide, aussitôt au sortir de la buanderie, le danger d’une usure à la trame où son pied pouvait se prendre et se prit, de telle sorte que le linge lui échappa, s’étalant dans toutes les directions, qu’elle le ramassa vraiment à la va-vite et que le grand rideau se trouva déplié et déplié s’accrocha à un vieux clou de la muraille dont la présence inexpliquée ne doit pas bien longtemps nous retenir. Mais elle n’avoua pas son étourderie et c’est en vain qu’au doigt de la ravaudeuse tourna le dé d’argent prêté par Mademoiselle pour cette journée seulement, on n’aime guère à perdre un souvenir de pension, la continuité de la cretonne ne fut pas rétablie faute d’une confidence qui eut sans doute mis en rumeur la nymphe des armoires et sa sœur la lampe pigeon. Les figures allégoriques s’impatientent de la longueur de mes phrases autour des secrétaires d’acajou. Paix, paix, grands symboles blancs, je glisse doucement vers les plis pétrifiés de vos robes, je vais ouvrir bientôt le cabriolet qui joint vos mains décharnées. Laissez-moi m’attarder à cet orifice accidentel, à ce vide qui seul me permet de redonner l’existence à votre habitation abolie. Ainsi cet accroc dû lui-même à un autre accroc possédait dans son manquement à la matière une sorte de force induite qui devait me permettre de recomposer le plésiosaure de campagne où plusieurs générations avaient laissé si peu de traces de leurs parties de cartes et de leurs sanglots étouffés. Deux négations au reste n’équivalent-elles pas à une affirmation ? L’image de l’automne à cet instant surgit dans un rayon de pétrole et avec son bruit de cœurs froissés et de drapeaux élève au-dessus de moi sa voix d’acteur des tournées Baret. Oh dit le groupe de l’automne formé de six personnages qui debout qui composant son ombre avec sa nostalgie. Oh dit le groupe de l’automne qu’est-il advenu de la chanson commencée dans la lingerie tandis que

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s’éteignait la pipe de celui qui attendait auprès de la fontaine la bonne maladroite et charmante dont je n’ai fait qu’apercevoir le visage tentant et pur par la croisée C’était une chanson de lavande et de routes On avait reconnu à ses cheveux l’enfant. La douce source au versant de la fatigue jouait un rôle de premier ordre par une semblable chaleur Des bras nus à damner les vipères passaient le long des arbustes en fruits On avait tant cherché à oublier les femmes Elles revenaient soudain pour se venger Les deux vieillards sans nez de l’hiver tirèrent alors les rideaux de l’alcôve Dans le bénitier trempait un rameau flétri Pourquoi les pas des servantes sont-ils muets Quels sont soudain ces cris et ce désordre Des oiseaux se sont envolés du toit Ils ne reviendront plus jamais Leur départ ne ressemble pas à, celui de l’année dernière Ils montent dans le ciel Ils tournent Ils cherchent à l’horizon un signe mystérieux qui dirige leur vol triangulaire Pourquoi les oiseaux dessinent-ils ainsi le sexe de la femme sur la rue frémissante Nous ne voulons pas revenir disent-ils nous ne voulons pas revenir Un trou a été fait au rideau à ramages Nous irons vers le sud et puis un beau matin quand la nostalgie des climats pâles reprenant nous nous souviendrons du nid sous la gouttière l’un d’entre nous se rappellera le trou fait au rideau à ramages et nous guidera vers une petite ville allemande où nous reprendrons de nouvelles habitudes pareilles à notre aile lustrée Nous jouerons sur d’autres toits Un trou a été fait au rideau à ramages Les deux vieillards de l’hiver saluent à leur tour les oiseaux et disent La ravaudeuse a perdu le dé d’argent qui ne lui avait été confié que pour la journée Cette demeure est maudite Mademoiselle s’est mise à quatre pattes et son trousseau de clefs pendu à sa ceinture heurte les murs et les chaises en vain Que va devenir la ravaudeuse Nous ne connaîtrons pas la fin de sa chanson Mademoiselle s’est assise et pleure Elle n’aurait jamais imaginé que l’étourderie d’une fille de journée put lui faire perdre son dé d’argent Ce n’était pas un dé ordinaire C’était un souvenir de pension Il ressemblait au nid des oiseaux qui s’envolèrent Sans doute qu’il a roulé vers le sud personnages du groupe de l’automne et les deux vieillards saluent le groupe de l’automne qui ne répond pas tout d’abord C’était un dé d’argent comme l’on n’en voit guère personnages du groupe de l’automne un dé qui aurait pu être un miroir Tant de rêves s’étaient accrochés à ce petit objet de métal Il aurait pu servir à réparer le rideau à ramages Hélas la ravaudeuse n’a pas fini sa chanson et la servante a dissimulé sa faute Elle est avec son amoureux maintenant personnages du groupe de l’automne Ils répondent Ils enlèvent le pampre de leurs chapeaux et s’inclinent Vieillards si bien appariés que nous songeons à l’équinoxe ce n’était certes pas un dé ordinaire ce dé d’argent qui a roulé vers le sud avec les oiseaux migrateurs Il ignore l’usage du sextant et de la boussole ce dé d’argent mais il suit les vols des oiseaux et comme eux jamais il ne reviendra vers la maison de Mademoiselle qui s’est assise comme une fleur fanée Si le dé était un miroir si le dé n’était pas parti à tire d’ailes je pourrais m’en servir pour lire sur les buvards

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abandonnés les secrets épongés à rebours par celle qui reçut en pension le mystérieux objet qu’elle pleure aujourd’hui avec un papier plié menu dans sa cavité digitale Ah voilà du nouveau Quand une main sur laquelle nous ne savons rien encore lui transmit en pension le petit paquet qui contenait de quoi coudre le dé lui contenait un papier plié menu Et un papier pelure Ce qu’il y avait d’écrit sur ce mica du cœur les larmes depuis beautemps l’ont effacé Mademoiselle se souvient Cela se résume à trois mots et pourtant ce ne serait pas assez de la science humaine et de toute la psychologie des professeurs de la Sorbonne et de ceux qui se moquent de la Sorbonne pour expliquer la force de ces trois mots et le grand mirage qui en naquit jusqu’à ce qu’un accroc fut fait au rideau à mirages Cela avait l’accent de toutes les chansons des ravaudeuses Cela faisait dans la tête un bruit pareil à celui des trousseaux de clefs On n’imagine pas comme un dé peut parfois rappeler une cloche Les bras nus qui sortaient d’une guimpe d’odeur sonnaient cette cloche à la volée. Mais alors dans le ciel par une inexplicable infraction aux lois de la géométrie animale c’est le sexe de l’homme que formaient l’essaim transparent des abeilles Ce qu’ont vu les abeilles aucun n’en peut parler Les oiseaux qui avaient pris leur essor vers le sud rencontrent les abeilles et leur envoie un messager le plus fin le plus retors d’entre eux un oiseau squelette une sorte d’oiseau concept quelque chose comme un trait de plume sur l’azur Après des pourparlers sans fin les abeilles consentent à accepter le repas qu’on leur offre Les meilleurs chanteurs se font entendre dès les hors-d’œuvre Au café par une trahison indigne les abeilles sont poignardées et leur reine emmenée en esclavage et soumise aux plus durs travaux Pour se consoler de son exil elle psalmodie une complainte dont personne n’a entendu les premiers mots Il faudrait connaître la langue des abeilles pour goûter le charme de paroles qui tirent leur intérêt bien plus que de leur sens d’un certain mystère qui réside dans l’allitération et les perpétuelles syncopes de la prosodie Dans la traduction le texte perd d’une façon inimaginable Voici la complainte de la reine déchue Elle la dit en brodant avec son aiguillon l’image d’un vol d’oiseau sur une douzaine de mouchoirs pour les cigognes des pleurs sont du champagne qui débordent le cristal de sa voix J’étais ravaudeuse et légère Je dansais au bord d’une fontaine où se mirait prétentieusement le charron amoureux d’une servante Je n’aimais pas ce charron Je n’aimais personne J’étais ravaudeuse et cela suffisait à mon bonheur Voilà qu’un trou fut fait dans une étoffe diabolique Par ce trou s’envolèrent les souvenirs qui craignent les deux figures jumelles de l’hiver Pourquoi nous craignent-ils ces oiseaux du Bon Dieu demandent les gémaux neigeux à l’abeille Ne sommes-nous pas aussi des coccinelles Nos ossements ne sont-ils pas doux au toucher Ah dit l’abeille vous ne vous feriez pas de telles illusions sur la caresse froide de vos membres si vous aviez vu les beaux bras nus de Mademoiselle à vingt ans Il y a dans la jeunesse de la chair un parfum qui couvre le parfum des champs et l’haleine enivrante des fougères Il avait été donné d’approcher ses lèvres de ces bras, à celui qui avait eu la précaution de plier menu le papier inclus dans la caverne où jouait une sirène et un paysan brun que Mademoiselle sans défiance mit au doigt coutumier qu’on protège en cousant Le livre qu’elle tenait dans ses mains la première fois qu’il l’embrassa lui échappa et vint retrouver sur la moquette une fleur que dans son trouble il avait mal passée à sa boutonnière Le dé d’argent luisait dans l’entrelac des mains sur la nuque virile qu’elle n’oubliera plus si sombres que soient les nuits C’étaient de beaux bras qui formaient une rade heureuse et la tête de l’homme avait l’air d’une botte de jonquilles. Une métairie de fraîcheurs tremblait au bord d’un baiser Ce n’était pas elle c’était son reflet dans ce fleuve Les arbres refaisaient le geste adorable des bras Le vertige

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était fermé par ce diamant un dé à coudre Il luisait au dessus de l’amour Il aurait coupé une vitre o cambrioleur de mon cœur Le décor était celui des chansons de la ravaudeuse Moi l’abeille j’étais chevelure en ce temps-là et je laissais s’enfuir des peignes couleur de miel Vous connaissez l’armoire à linge Eh bien si vous m’en croyez alors elle était éprise d’un grand arbre d’Amérique et alors vous ne l’auriez pas reconnue car elle n’occupait pas la même situation sociale qu’aujourd’hui Mais chut que peut un insecte contre une armoire Je te défendrai dit l’Eté un batteur des foires au maillot constellé car moi j’aime les abeilles J’ai connu la solitude de Mademoiselle moi Moi je l’ai vu mourante de soupirs défaisant son corset dans l’herbe haute et bourdonnante et j’ai vu son sein et j’ai peloté son sang Les femmes ne voient pas les figures allégoriques des saisons Elles ne savent pas que nous les guettons Mais elles sont à notre merci Et j’ai roulé mon corps musclé sur son corps sans méfiance dans l’ombre des nielles et la vigueur des bluets Elle se croyait chaste et s’abandonnait à mon étreinte abstraite Allons donc j’étais dans ses veines et le dé d’argent brillait plus que jamais à sa main que crispait un frôlement d’épis Je touchais l’étendue de sa peau diaphane Je mêlais mon poil à son abandon Je me vautrais sur ses hanches je l’accablais de tout mon poids mythique et alors tandis qu’elle défaisait encore un peu pour respirer le nœud unique de ses vêtements d’amoureuse j’appelais les abeilles et les oiseaux par mes conjurations pour obscurcir le ciel O vraie nuit de la volupté voilà que l’Eté couvre une vierge de sa ruade de lueurs Sur la femme choisie la statue de feu se referme Les ravaudeuses les armoires les rideaux à ramages passent dans le chemin creux On entend leurs voix gaies qui se mêlent C’est depuis ce jour qu’il y a des coquelicots dans les champs Mais nous ne sommes que trois mes chers collègues où est donc la quatrième et dernière saison Alors la déchirure du rideau à ramages laissant passer un flot de colombes dans un bruit d’ailes dit Je suis le Printemps et j’éclaire l’alcôve où la morte a roulé comme son dé d’argent.

LOUIS ARAGON.

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LA LIBERTÉ DONNE L’ESPRIT (ET L’ÉGALITÉ AVEC LUI), L’ESPRIT DONNE LA LIBERTÉ.

DANS LA VEILLE, NOUS FAISONS CE QUE NOUS VOULONS ; DANS LE RÊVE, NOUS VOULONS CE QUE NOUS FAISONS.

POUR L’IMAGINATION, IL N’Y A JAMAIS DE FORMES FIXES, MAIS SEULEMENT DES FORMES QUI DEVIENNENT ; ELLE NE CONÇOIT QU’UNE NAISSANCE, ET PAR CONSÉQUENT UNE CESSATION D’EXISTENCE ÉTERNELLES.

JEAN-PAUL FR. RICHTER.

La Révolution Surréaliste publie dans ce numéro la reproduction de deux tableaux de Max Ernst. Il va falloir une fois de plus nous reconnaître et nos ennemis, une fois de plus, doivent renoncer à nous juger. Entendons-les ricaner, mais constatons surtout avec mépris cette crainte de plus en plus grande qui les défigure. Nous vivons dans une atmosphère qui leur est irrespirable. Les plus purs restent avec nous.

P. E.

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D. A. F. de Sade, écrivain fantastique et révolutionnaire

" Ce que j’entends par cette gloire de la France, s’il faut le dire, c’étoit l’illustre auteur d’un livre contre lequel vous criez touts à l’infamie, et que vous avez touts dans votre poche, je vous en demande bien pardon, cher lecteur ; c’étoit, dis-je, très-haut et très-puissant seigneur, monsieur le comte de Sade, dont les fils dégénérés portent aujourd’hui parmi nous un front noble et fier, un front noble et pur. " PÉTRUS BOREL : Madame Putiphar.

M. Maurice Talmeyr a publié dans Le Figaro des 10 juillet et 18 septembre, deux articles pour montrer le dévouement et l’amour de la marquise de Sade pour son mari. Ce n’est qu’une longue énumération de confitures, pâtés, gilets, chemises, etc., toujours suivie de ferventes déclarations de tendresse et d’amour. Et M. Maurice Talmeyr de s’indigner que Sade ne réponde jamais que par des injures, des railleries ou par de nouvelles demandes. Il n’est pas étonnant que tous les hypocrites commentateurs du divin Marquis aient toujours négligé la haute signification des œuvres de celui-ci pour ne s’attacher qu’à sa légende qui révolte leur parfaite médiocrité et leur sert de facile prétexte pour défendre leur morale sans cesse outragée. L’esprit de Sade s’est fait la plus grave des violences. Entraîné par une idée de la justice telle qu’elle fait bon marché de l’individu casé dans la société, il n’accepte de considérer, que pour le bafouer et le détruire, tout ce qui subsiste dans le plateau-injustice de la balance. La vertu portant son bonheur en elle-même, il s’efforce, au nom de tout ce qui souffre de l’impureté, de l’abaisser, de l’humilier, de lui imposer la loi suprême du malheur. La morale chrétienne n’est que dérision et, contre elle, se dressent tous les appétits du corps et de l’imagination. Pour le corps " c’est une chose très différente que d’aimer ou que de jouir ; la preuve en est qu’on aime tous les jours sans jouir, et qu’on jouit encore plus souvent sans aimer. " Toutes les figures créées par l’imagination doivent être les maîtresses absolues des réalités de l’amour. Et celui qu’elles inspirent s’enfermera avec elles : " Les jouissances isolées ont donc des charmes, elles peuvent donc en avoir plus que toutes autres ; eh ! s’il n’en était pas ainsi, comment jouiraient tant de vieillards, tant de gens ou contrefaits ou pleins de défauts ? Ils sont bien sûrs qu’on ne les aime pas ; bien certains qu’il est impossible qu’on partage ce qu’ils éprouvent : en ont-ils moins de volupté ? " Et Sade, justifiant les hommes qui portent la singularité dans les choses de l’amour, s’élève contre ceux qui ne le reconnaissent indispensable que pour perpétuer leur sale race : " Pédants, bourreaux, guichetiers, législateurs, racaille tonsurée, que ferez-vous, quand nous en serons là ? Que deviendront vos lois, votre morale, votre religion, vos potences, votre paradis, vos Dieux, votre enfer, quand il sera démontré que tel ou tel cours de liqueurs, telle sorte de fibres, tel degré d’âcreté dans le sang ou dans les esprits animaux suffisent à faire d’un homme l’objet de vos peines ou de vos récompenses ? " L’article de M. Maurice Talmeyr nous révèle un curieux aspect de l’esprit de Sade. Dans sa prison, celui-ci couvre les lettres de sa

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femme de railleries, de malédictions et de calculs cabalistiques. Sur une lettre à laquelle sa fille, Laure de Sade, a ajouté quelques lignes, il inscrit : " Cette lettre à 72 syllabes qui sont les 72 semaines du retour ; elle a 7 lignes et 7 syllabes, qui sont juste les 7 mois et 7 jours qu’il y a du 17 avril au 22 janvier 1780. Le mol " aujourd’hui " se trouve à (ici, une phrase illisible). Elle a 191 lettres et 49 mots. Or, 49 mols et 10 lignes font 59, et il y a 59 semaines jusqu’au 30 mai. " Ailleurs, quand Mme de Sade lui annonce qu’elle pense obtenir l’autorisation de le voir, il note : " Je vais mettre ma main dans la tienne. Serre-la-moi autant de fois qu’il y aura de mois ou de semaines, bien fort si ce sont des mois, bien doucement si ce sont des semaines. " Et toujours comptant, combinant le nombre des lettres, des syllabes, des mots et des lignes, il accuse la marquise de le tromper, de mentir et d’être une gueuse. M. Maurice Talmeyr, qui, probablement, effeuille encore la marguerite, conclut à la folie. Le marquis de Sade n’en était plus évidemment aux ménagements sentimentaux, lui qui écrivit : " Allons, je vous pardonne et je dois respecter des principes qui conduisent à des égarements. " Pour avoir voulu redonner à l’homme civilisé la force de ses instincts primitifs, pour avoir voulu délivrer l’imagination amoureuse et pour avoir lutté désespérément pour la justice et l’égalité absolues, le marquis de Sade a été enfermé presque toute sa vie à la Bastille, à Vincennes et à Charenton (1). Son œuvre a été livrée au feu ou à la curiosité sénile d’écrivains pornographiques (2) qui se firent un devoir de la dénaturer. Son nom est devenu le synonyme de cruel et d’assassin. Tous les assis ont bavé sur cette âme indomptable.

(1) Le marquis de Sade a passé vingt-sept ans dans onze prisons différentes. (2) Dulaure, Janin, Octave Uzanne, Paul Ginisty, Léo Taxil, Michelet, Anatole France, Maurice Talmeyr, etc., etc.

Seuls, font exception, Guillaume Apollinaire, qui, dans sa préface aux Pages choisies, écrit : " Le marquis de Sade, cet esprit le plus libre qui ait encore existé " et le docteur Eugen Duchren.

Il ne fut jamais d’homme plus souverainement malheureux. Il a toujours accepté le défi de la morale convenue et est toujours resté à la pointe des ouragans qu’elle déchaîna contre lui. La Révolution le trouva dévoué corps et âme. Il put confronter son génie et celui de tout un peuple délirant de force et de liberté, mais quel phénomène maintenant pourrait-il le garder, lui qui se flattait de disparaître de la mémoire des hommes, du contact affreux des porcs et des singes ?

PAUL ELUARD.

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POÈMES

(POUR CHANTER EN VOYAGE)

Au sillage des otaries Flottent des mâchoires brisées Que les tarpans de la prairie Prennent pour des fleurs fanées.

Dors de fer, tarpan, dors de verre, Un grand baobah ton pareil Veille à la porte de tes rêves, Dors de lune, dors de soleil.

Les tarpans ne savent pas rire, l’avenir leur est inconnu, Les tarpans ne savent pas lire Les lignes des veines sur la peau nue.

Au refrain

Ils frappent d’un galop sanglant Les ventres des femmes enceintes Et quand ils sont gorgés de vent Ils vont boire au fleuve d’absinthe.

Au refrain

Leur crinière faite des lambeaux De la clavicule de Dieu Peut aussi bien être un drapeau Ou un bandeau pour vos beaux yeux.

Au refrain

Ils se rangent en demi-cercle Dans la plus grande immobilité En attendant que le couvercle Des boîtes crâniennes soit levé.

Au refrain

Entre leurs pattes enlacées Passe un courant d’air délétère

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Et les moustaches de la Réalité S’épanouissent à leur derrière.

Au refrain

Les oiseaux sans bec des armoires Sont dans la nécessité de faire, Chaque fois que passe l’espoir Un grand salut réglementaire.

Au refrain

Moi je considère la vie, Au fil des couteaux du futur, Comme une papesse en folie Qui chérit la littérature.

Au refrain

Les troubles, les émotions, les cormorans, les diplomates, les heures, les révolutions, les égarés, les mille pattes,

Au refrain

Sont autant d’aveugles chanteurs Dont les dents tombèrent jadis À l’instant où sonnait dix heures 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10.

Au refrain

Or parmi les papillons mâles Qui volent autour des cercueils Voici le visage très pâle De mon dernier ami : l’Œil.

Au refrain

Les nuages plus bas que terre Qui charrient les vœux de l’amour Vont éclater en grand mystère Dans le pays du tour-à-tour.

Au refrain

Et le tarpan au nez sordide Attend sans hâte le moment Où, ses artères étant vides, Il fera peut-être beau temps.

Au refrain

MAX MORISE.

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I

J’aimerais n’avoir jamais commencé Et m’enquérir de la vie Comme un roi jadis rendait la justice sous un chêne Le monde serait un crible L’avoine folle du temps se courberait au loin Comme des cheveux dont je n’aurais pas à connaître le bruit Bien qu’ils soient pleins de petits morceaux de verre Le drapeau de l’invisibilité flotterait au-dessus des maisons que j’ai habitées Il flotterait sur ma vie comme sur une maison dont l’extérieur seul est achevé Drapeau de toutes les couleurs et qui battrait si vite J’aurais l’air de quelqu’un qui ne se souvient pas D’être déjà descendu dans la mine Et je regarderais autour de moi sans rien voir Comme un chasseur adroit dans un pays de décombres J’attendrais aussi je vous attendrais Moi qui aurais fait à l’attente un tapis de mes regards N’ayant pas encore commencé Je goûterais le long des marais salants la paix inconnue des métamorphoses L’outre là où l’on désirerait voir passer la loutre Le sextant du sexe tant vanté Adorable temps du futur toujours antérieur La vérité tomberait du ciel sous la forme d’un harfang Aux yeux agrandis de toutes les rixes possibles Celles auxquelles j’ai pris part Celles auxquelles j’aurais pu prendre part J’interrogerais la vie comme mille sages insoupçonnables sous des habits de mendiants Dans les gorges du Thibet Comme mille morts sous la verdure brisée de fleurs

II

La sonnerie électrique retentit de nouveau Qui entre C’est moi remets-toi si tu veux que je te remette L’armoire est pleine de linge Il y a même des rayons de lune que je peux déplier Tu as changé Voici la preuve que tu as changé Les dons qu’on fait aux morts dans leur cercueil Les dons qu’on fait aux nouveau-nés dans leur berceau Sont presque les mêmes la flèche indique la direction d’où tu viens Où tu vas Ton cœur est sur le chemin de cette flèche Tes yeux qui vont être à nouveau si clairs s’emplissent du brouillard des choses Tes mains le long d’une voie cherchent à tâtons l’aiguille sombre pour parer à la catastrophe Tu vois les femmes que tu as aimées Sans qu’elles te voient tu les vois sans qu’elles te voient Comme tu les as aimées sans qu’elles te voient Les loups noirs passent à leur tour derrière toi Qui es-tu Ombre de malfaiteur sur les grands murs Ombre de signalisateur qui va plus loin que le signal Je suis le principal coupable En même temps que le principal innocent Ma tête roule de là-haut où jamais ne se porteront mes pas Quel maquillage Nul ne me reconnaîtra Plus tard entre les pierres de l’éboulement La fenêtre est grande ouverte Sur cet éboulement magnifique Penche-toi Penche-toi pour changer encore C’est bien toi qui te penche et qui change Cette photographie que tu as oublié de faire virer Comme c’est toi

ANDRÉ BRETON.

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LA SOCIÉTÉ DES NATIONS

Or en ce temps-là les pissotières marchant au pas cadencé se retrouvaient à Genève La plus vieille et la plus sale disait je suis la France et cette autre dont l’ardoise était couverte d’excréments je suis l’Allemagne Une troisième que recouvraient les hosties avalées par les papes hurlait dans un bec Auer L’Italie c’est moi Et la pissotière anglaise était pleine de débris de bibles d’autres espagnole avec des fragments de cigares grecque portée par des changeurs accroupis et d’autres encore tendues de biftecks saignants Toutes se réunissaient à Genève au bord de la tinette du lac À tout instant des généraux y puisaient à pleins seaux un liquide gluant comme leur gloire qu’ils versaient dans la pissotière de leur pays et chacune criait Je ne suis donc pas crevée

LE CONGRÈS EUCHARISTIQUE DE CHICAGO

Lorsque les cloportes rencontrent les cafards et que les biftecks verdâtres secrètent leurs hosties tous les crachats se réunissent dans le même égout et disent Jésus viens avec nous et toutes les biques du monde répandent leurs crottes dans l’égout et s’ouvre le congrès eucharistique et chacun d’accourir vers les divins excréments et les crachats sacrés

C’est que dieu constipé depuis vingt siècles n’a plus de boueux messie pour féconder les terrestres latrines et les prêtres ne vendangeaient plus que leur propre crottin C’est alors que leur sueur murmura Vous êtes du cambouis et je suis dieu Pour me recevoir vous tendrez vos vastes battoirs Lorsque vos oreilles et votre nez se rempliront de boue vous me verrez sous la forme d’un putois pourri

Alors tous les poux nègres se retrouvèrent sur la même fesse et dirent Dieu est grand dieu est plus grand que notre fesse Nous avons fait l’hostie il nous a faits crapauds pour que nous puissions tout le jour coasser le dies irae

cependant la poussière des césars pénétrait dans leurs naseaux et ces ruminants galeux beuglaient Judas a vendu dieu comme des frites et ses os ont gratté les sabots des purs-sang

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Ah qui nous donnera un dieu rafraîchi comme un crâne sortant du coiffeur un dieu plus sale et plus nu que la boue Le nôtre lavé par les rivières n’est plus qu’un absurde et livide galet.

LE TOUR DE FRANCE CYCLISTE

Que nos oreilles soient des lampions ou des poissons crevés nous courons Les pédales s’usent comme des cors de chasse et nous courons Les boyaux crèvent comme des mouches et nous courons Les guidons se dressent comme des parapluies et nous courons Les rayons se multiplient comme des lapins et nous courons C’est que la France s’étale comme un étron céleste et nous courons tout autour pour chasser les mouches

Bayonne Marseille Strasbourg ne sont que des crapauds crevés d’où s’exhale une puanteur sacrée que dissipe notre passage

Les pieds des uns garnissent les salades et les yeux des autres la pointe des seins de leur maîtresse et l’on part L’édredon de la nuit s’est assis sur la selle et les puces voltigent tout autour comme des poissons dans l’aquarium de leur tête Les bornes kilométriques leur lancent des flèches de curare et les poteaux indicateurs sont des ours qui croissent à tort et à travers comme des flics Ah si les rayons étaient des jets d’eau chacun figurerait le bassin des Tuileries ou la double bosse du chameau Mais voici que dieu a craché sur la route et traînant sa sottise comme un parapluie a tracé des ornières jonchées de crucifix Malheur au coureur imprudent qui s’y engage comme un cheval sous un tunnel Jésus sort de sa croix et plante son cœur dans les boyaux de la bécane on entend un bénissez nous seigneur et il tombe comme une souris dans l’huile du mat et les mille bénédictions de la bouse de vache ne le jauniront plus.

LA BAISSE DU FRANC

Franc petit franc qu’as-tu fait de tes os Qu’en aurais-tu fait sinon le poker dice qui projette ces mots sur le papier Jadis curé pansu tu officiais dans les couloirs des bordels distribuant l’hostie à de maigres putains dont les yeux reflétaient ta double effigie Jadis encore tes vastes bajoues insultaient les boucs squelettiques qui répandant alentour leur gauloise et chrétienne puanteur te suivaient comme l’ombre d’un soleil Soleil disons lampion car jamais tu n’éclairas que des rues barrées

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où l’on remplaçait les pavés par des tessons de bouteille Mais aujourd’hui que lombric sectionné par de multiples pelles tu t’efforces en vain d’échapper aux poissons tu voudrais bien redevenir général des jésuites mais les jésuites sont crevés comme des rats et de leur ventre suinte des francs mous et leur eucharistique pourriture emplit tous les calices quand les derniers survivants implorent dieu pour que l’hostie devienne franc Hélas dieu pauvre franc usé gît parmi les crottins de ses prêtres Ci gît le franc betterave sans sucre.

BENJAMIN PÉRET.

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LES ARUSPICES (*)

(*) Nous rétablissons ci-dessus dans leur intégrité les poèmes de Michel Leiris qui, par suite d’une erreur typographique, se sont trouvés déformés dans notre dernier numéro.

Faix du sommeil tréteau d’étranges lambris de cariatides aveugles ton aube casse au fond de mon gosier froid sortilège

Si les maisons n’étaient que des fenêtres si le mobile que j’observe le long de cette courbe qui est moi-même cessait enfin – point noir – de respirer si les vagabonds du tonnerre avaient enfin fixé leur tente sur quelque îlot perdu dans la mâchoire des nuages

le soleil s’éveillerait

Lingot d’astronomie entre terre et ciel une comète se balance sa chevelure est faite de dés

Les victuailles au palais riche en joies sacrilèges fumaient Les prêtres levèrent tous ensemble une pierre en forme de météore et marquèrent leur front du sang de la vengeance

Un poignard un collier de cristal une plaie béante de fruits mûrs étendus sur sa claie Que le ciel soit solide ou bien vague charmée la vengeance est un astre étoile vendangée

Plus bas juste sous la colombe entre les quatre griffes qui engendrent chacune l’un des points cardinaux une rivière se fige

Proie nourricière des flots qui en font leur pâture des cailloux tendres roulent : ce sont les fils des pioches Ils s’arrachent deux par deux des routes sans douceur reines d’obscurs travaux battant comme des cloches

Mais la frayeur ?

Un délire souterrain l’annonce la frayeur

Les entrailles de la terre se groupent en forme de maison un jet de sang descend sur le perron et dresse en l’air ses cheveux rouges mouillés pour voir d’où vient le vent

LE FER ET LA ROUILLE

à Jacques BARON

Si je passe l’espace crie et le sabre des minutes aiguise son tranchant d’os sur la meule du temps les chiens d’orage jappent entre les courroies engendreuses d’étincelles et de tournois de lances le sable coule le long des escaliers du sang chaque marche est une ogive portail ouvert à deux battants passent les aigles qui circulent à travers le val vierge des os

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un squelette rompt la corde Silence Indice des lèvres des lèvres éclatées qui saignent au berceau gonfle l’audace des sortilèges le jeu des bagues et des fléaux tambour voilé brûlé le soir par le spectre des siècles la serrure siffle quand je parle même à voix basse la clef m’invite au bal des ferronneries sanglots si longs Carthage surnaturelle les poutres frêles brisent l’espace le silex est un aigle un vol sinueux d’exil ses ailes sont des couteaux qui ancrent dans la terre un circuit majuscule mais que le feu saura franchir armure de l’évidence

Vous savez bien que je pleurerai peut-être si les biches marines en légèreté d’alcôve trépassent avec les orgues qui brûlent sous la mer Gorgone mielleuse apaise la rigueur et le fiel des conflits la fête vespérale décoche encore quelques fines ossatures recéleuses de délices comme les armoires quotidiennes où se défont les corps humains Une lampe un château qui bâille de toutes ses grilles un règne de batiste affolée Douce dentelle les conjugaisons traversent la plaine en attelages de fantômes balancent la flamme triangulaire et tombent tout-à-coup comme le drapeau du laboureur carnage originel sous couvert de la foudre

O sueur de carême lasse le soleil dédoré mangeur de coups de hache abandonne le radeau du silence comme 2 et 2 font 4 Il se penche et va frôler le pavillon de lueurs le sextant noir des poulpes le crime des pôles oublieux de leurs stèles de glace comme mes mains ignorantes oublient les pierres qui imprimèrent à mes deux paumes les planisphères de sang et d’os Laquais d’ennui grêle d’ossements tombés des nuées si le soleil une seule fois me parlait à l’oreille hissé sur l’escabeau de l’ouïe je lui tendrais la corde raide des sensations tactiles la perche traîtresse des regards il s’ennuierait entre mes doigts comme un serpent de flammes serpent ruisselant de têtes et pourri de sanglots

MICHEL LEIRIS.

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DJERZINSKI Président de la Tchéka

Voici, hélas, qu’au ciel le plus lointain, un astre cesse à jamais de dispenser sa lumière ! la terre là-bas s’obscurcit un peu et déjà les bêtes immondes rampent qui dans l’ombre se terraient. Avec Dzerjinski, disparaît la figure la moins connue mais la plus pure de la Russie des Soviets. Ce que les journaux bourgeois vomissent sur sa dépouille aujourd’hui pour la salir n’est point calomnie, je vous le jure, et qu’on ne parle pas d’exagération ! Les misérables petits papiers français qui osent imprimer ce nom maudit sont tous bien au dessous de la vérité. Car Dzerjinski fut par excellence l’Impitoyable et personne à ses yeux ne trouvait grâce qui ne se donnait tout entier et pour toujours à la cause révolutionnaire. Ne comptons pas ses victimes, à ce bourreau, leurs charognes me font horreur ! S’il ne répugna pas à assumer le rôle qu’il haïssait le plus jadis, rôle qui risque à coup sûr de s’attirer le mépris général, si cet incorruptible se fit en un mot " bas policier " pour le salut du monde, croyez que je trouve en ce renoncement de quoi surexciter mes motifs d’admiration. Dzerjinski connaissait-il l’apophtegme de l’admirable Saint-Just, qu’il appliqua mieux que quiconque : " Soyez inflexibles, c’est l’indulgence qui est féroce. " Sa tâche n’est point achevée, et il meurt… Qui pourrait désormais se targuer d’être implacable ? qui osera prendre une telle place ? Moïse Salomonvitch Ouritzki n’est plus, qui ne pardonnait pas ?… Les yeux fixés sur ces exemples, je ne demande rien, au jour de notre Révolution, que d’être à la hauteur de tels sacrifices.

PIERRE DE MASSOT.

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LETTRE À LA VOYANTE

Pour André Breton.

MADAME,

Vous habitez une chambre pauvre, mêlée à la vie. C’est en vain qu’on voudrait entendre le ciel murmurer dans vos vitres. Rien, ni votre aspect, ni l’air ne vous séparent de nous, mais on ne sait quelle puérilité plus profonde que l’expérience nous pousse à taillader sans fin et à éloigner votre figure, et jusqu’aux attaches de votre vie. L’âme déchirée et salie vous savez que je n’assieds devant vous qu’une ombre, mais je n’ai pas peur de ce terrible savoir. Je vous sais à tous les nœuds de moi-même et beaucoup plus proche de moi que ma mère. Et je suis comme nu devant vous. Nu, impudique et nu, droit et tel qu’une apparition de moi-même, mais sans honte, car pour votre œil qui court vertigineusement dans mes fibres, le mal est vraiment sans péché. Jamais je ne me suis trouvé si précis, si rejoint si assuré même au delà du scrupule, au delà de toute malignité qui me vint des autres ou de moi, et aussi si perspicace. Vous ajoutiez la pointe de feu, la pointe d’étoile au fil tremblant de mon hésitation. Ni jugé ni me jugeant, entier sans rien faire, intégral sans m’y efforcer ; sauf la vie c’était le bonheur. Et enfin plus de crainte que la langue, ma grande langue trop grosse, ma langue minuscule ne fourche, j’avais à peine besoin de remuer ma pensée. Cependant je pénétrai chez vous sans terreur, sans l’ombre de la plus ordinaire curiosité. Et cependant vous étiez la maîtresse et l’oracle, vous auriez pu m’apparaître comme l’âme même et le Dieu de mon épouvantable destinée. Pouvoir voir et me dire ! Que rien de sale ou de secret ne soit noir, que tout l’enfoui se découvre, que le refoulé s’étale enfin à ce bel œil étale d’un juge absolument pur. De celui qui discerne et dispose mais qui ignore même qu’il vous puisse accabler. La lumière parfaite et douce où l’on ne souffre plus de son âme, cependant infestée de mal. La lumière sans cruauté ni passion où ne se révèle plus qu’une seule atmosphère, l’atmosphère d’une pieuse et sereine, d’une précieuse fatalité. Oui, venant chez vous, Madame, je n’avais plus peur de ma mort. Mort ou vie, je ne voyais plus qu’un grand espace placide où se dissolvaient les ténèbres de mon destin. J’étais vraiment sauf, affranchi de toute misère, car même ma misère à venir m’était douce, si par impossible j’avais de la misère à redouter dans mon avenir. Ma destinée ne m’était plus cette route couverte et qui ne peut plus guère recéler que le mal. J’avais vécu dans son appréhension éternelle, et à distance, je la sentais toute proche, et depuis toujours blottie en moi. Aucun remous violent ne bouleversait à l’avance mes fibres, j’avais déjà été trop atteint et bouleversé par le malheur. Mes fibres, n’enregistraient plus qu’un immense bloc uniforme et doux. Et peu m’importait que s’ouvrissent devant moi les plus terribles portes, le terrible était déjà derrière moi. Et même mal, mon avenir prochain ne me touchait que comme une harmonieuse discorde, une suite de cîmes retournées et rentrées émoussées en moi. Vous ne pouviez m’annoncer, Madame, que l’aplanissement de ma vie. Mais ce qui par dessus tout me rassurait, ce n’était pas cette certitude profonde, attachée à ma chair, mais bien le sentiment de l’uniformité de toutes choses. Un magnifique absolu. J’avais sans doute appris à me rapprocher de la mort, et c’est pourquoi toutes choses, même les plus cruelles, ne m’apparaissaient plus que sous leur aspect d’équilibre, dans une parfaite indifférence de sens. Mais il y avait encore autre chose. C’est que ce sens, indifférent quant à ses effets immédiats sur ma personne, était tout de même coloré en quelque chose de bien. Je venais à vous avec un optimisme intégral. Un optimisme qui n’était pas une pente d’esprit, mais qui venait de cette connaissance profonde de l’équilibre où toute ma vie était baignée. Ma vie à venir équilibrée par mon passé terrible, et qui s’introduisait sans cahot dans la mort. Je savais à l’avance ma mort comme l’achèvement d’une vie enfin plane, et plus douce que mes souvenirs les meilleurs. Et la réalité grossissait à vue d’œil, s’amplifiait jusqu’à cette souveraine connaissance où la valeur de la vie présente se démonte sous les coups de l’éternité. Il ne se pouvait plus que l’éternité ne me vengeât de ce sacrifice acharné de moi-même, et auquel, moi, je ne participais pas. Et mon avenir immédiat, mon avenir à partir de cette minute où je pénétrais pour la première fois dans votre cercle, cet avenir appartenait aussi à la mort. Et vous, votre

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aspect me fut des le premier instant favorable. L’émotion de savoir était dominée par le sentiment de la mansuétude infinie de l’existence (1). Rien de mauvais pour moi ne pouvait tomber de cet œil bleu et fixe par lequel vous inspectiez mon destin.

(1) Je n’y peux rien. J’avais ce sentiment devant Elle. La vie était bonne parce que cette voyante était là. La présence de cette femme m’était comme un opium, plus pur, plus léger, quoique moins solide que l’autre. Mais beaucoup plus profond, plus vaste et ouvrant d’autres arches dans les cellules de mon esprit. Cet état actif d’échanges spirituels, cette conflagration de mondes immédiats et minuscules, cette imminence de vies infinies dont cette femme m’ouvrait la perspective, m’indiquaient enfin une issue à la vie, et une raison d’être au monde. Car on ne peut accepter la Vie qu’à condition d’être grand, de se sentir à l’origine des phénomènes, tout au moins d’un certain nombre d’entre eux. Sans puissance d’expansion, sans une certaine domination sur les choses, la vie est indéfendable. Une seule chose est exaltante au monde : le contact avec les puissances de l’esprit. Cependant devant cette voyante un phénomène assez paradoxal se produit. Je n’éprouve plus le besoin d’être puissant, ni vaste, la séduction qu’elle exerce sur moi est plus violente que mon orgueil, une certaine curiosité momentanément me suffit. Je suis prêt à tout abdiquer devant elle : orgueil, volonté, intelligence. Intelligence surtout. Cette intelligence qui est toute ma fierté. Je ne parle pas bien entendu d’une certaine agilité logique de l’esprit, du pouvoir de penser vite et de créer de rapides schémas sur les marges de la mémoire. Je parle d’une pénétration souterraine du monde et des choses, pénétration souvent à longue échéance, qui n’a pas besoin de se matérialiser pour se satisfaire et qui indique des vues profondes de l’esprit. C’est sur la foi de cette pénétration au pied-bot et le plus souvent sans matière, et que moi-même je ne possède pas, que j’ai toujours demandé que l’on me fasse crédit. dût-on me faire crédit cent ans et se contenter le reste du temps de silence. Je sais dans quelles limbes retrouver cette femme. Je creuse un problème qui me rapproche de l’or, de toute matière subtile, un problème abstrait comme la douleur qui n’a pas de forme et qui tremble et se volatilise au contact des os.

Toute la vie me devenait ce bienheureux paysage où les rêves qui tournent se présentent

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à nous avec la face de notre moi. L’idée de la connaissance absolue se confondait avec l’idée de la similitude absolue de la vie et de ma conscience. Et je tirais de cette double similitude le sentiment d’une naissance toute proche, où vous étiez la mère indulgente et bonne, quoique divergente de mon destin. Rien ne m’apparaissait plus mystérieux, dans le fait de cette voyance anormale, où les gestes de mon existence passée et future se peignaient à vous avec leurs sens gros d’avertissements et de rapports. Je sentais mon esprit entré en communication avec le vôtre quant à la figure de ces avertissements. Mais vous, enfin, Madame, qu’est-ce donc que cette vermine de feu qui se glisse tout à coup en vous, et par l’artifice de quelle inimaginable atmosphère ? car enfin vous voyez, et cependant le même espace étalé nous entoure. L’horrible, Madame, est dans l’immobilité de ces murs, de ces choses, dans la familiarité des meubles qui vous entourent, des accessoires de votre divination, dans l’indifférence tranquille de la vie à laquelle vous participez comme moi. Et vos vêtements, Madame, ces vêtements qui touchent une personne qui voit. Votre chair, toutes vos fonctions enfin, je ne puis pas me faire à cette idée que vous soyiez soumise aux conditions de l’Espace, du Temps, que les nécessités corporelles vous pèsent. Vous devez être beaucoup trop légère pour l’espace. Et d’autre part vous m’apparaissiez si jolie, et d’une grâce tellement humaine, tellement de tous les jours. Jolie comme n’importe laquelle de ces femmes dont j’attends le pain et le spasme, et qu’elles me haussent vers un seuil corporel. Aux yeux de mon esprit, vous êtes sans limites et sans bords, absolument, profondément incompréhensible. Car comment vous accommodez-vous de la vie, vous qui avez le don de la vue toute proche ? Et cette longue route tout unie où votre âme comme un balancier se promène, et où moi, je lirais si bien l’avenir de ma mort. Oui, il y a encore des hommes qui connaissent la distance d’un sentiment à un autre, qui savent créer des étages et des haltes à leurs désirs, qui savent s’éloigner de leurs désirs et de leur âme, pour y rentrer ensuite faussement en vainqueurs. Et il y a ces penseurs qui encerclent péniblement leurs pensées, qui introduisent des faux-semblants dans leurs rêves, ces savants qui déterrent des lois avec de sinistres pirouettes ! Mais vous, honnie, méprisée, planante, vous mettez le feu à la vie. Et voici que la roue du Temps d’un seul coup s’enflamme à force de faire grincer les cieux. Vous me prenez tout petit, balayé, rejeté, et tout aussi désespéré que vous-même, et vous me haussez, vous me retirez de ce lieu, de cet espace faux où vous ne daignez même plus faire le geste de vivre, puisque déjà vous avez atteint la membrane de votre repos. Et cet œil, ce regard sur moi-même, cet unique regard désolé qui est toute mon existence, vous le magnifiez et le faites se retourner sur lui-même, et voici qu’un bourgeonnement lumineux fait de délices sans ombres, me ravive comme un vin mystérieux.

ANTONIN ARTAUD.

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OPÉRATION. RÈGLES D’ÉTROIT. MES REGRETS : SAOULER L’AVIS ET LE SOULEVER : MON CHIRURGIEN : AME DE " LINE " RAR CIEL

Certes que faire pour ceindre les mystères. La chimie de l’inégal est encore insoluble. La conclusion nette d’une batteuse telle que nos poitrines en contiennent est une châtelaine intransigeante.

" Nos gens " ne sont-ils pas ces souillures, et ces vilenies qui n’ont d’égal que la vidange des Cieux sales.

Je touche mes tourbillons de trop près pour ne pas avoir conscience de mes vertiges.

Histoire vermeille " mois " que le dégoût créa blanc comme boue de neige – " mois " qui fait l’an – " mois " qui fait l’âne pour avoir ce que mes cloches donnent – adolescent, j’étais pourvoyeur en projectiles – je devins tireur – comme concilier le cérémonial de son cœur et la démarcation du temps c’est avoir du flair – je devins prophète – un débarcadère m’accueillait en la maladie, je thésaurisais là comme un tigre, dans la tiédeur du soudard.

LE GOU PEN sur une toile inattendue exposait une larme de moi, ma première, cautionnement artificiel, Certificat qui facilita le négoce suivant, quel domaine quand même, quel domaine quand " aime ", dans une prison que l’on est donc studieux, les deux coudes sur son cœur, on apprend la tête dans ses mains à parler à la vierge, ou bien à juger la persévérance de son remue-ménage. Au centre de tout comme un tonnerre pendu aux nuages par les pieds et souriant encore. RAR CIEL apparaissait topaze dans la couleur du crime. Quelques feuilles se détachèrent de mon bloc, volèrent vers elle, quelques feuilles se détachèrent de la providence, et par ses doigt, mis une tourterelle à ma fenêtre, mes barreaux petit à petit devinrent des chants solides, mes barreaux petit à petit devinrent des hymnes enfantins dont ses yeux étaient le refrain.

" La Toussaint porte des fleurs sur les tombes. " " Le " Tout-seul " porte une fleur dans sa tombe. " Et à midi le lendemain une comète qui pour moi seul avait épinglé sur sa robe un bouquet de " Cœur-volant " vint me sourire avec des yeux qui faisaient des réussites avec des cartes invisibles.

L’HISTOIRE vivante suivit.

Mon esprit retardataire n’est pas comestible, il empoisonne ma vie. Ce cœur embarrassant qui glousse dans ses jambes, traîne péniblement ses proies, ou sa poigne est insuffisante ou ses mains n’ont pas l’expérience de l’arme, doute, doute, mène du piédestal au pied-à-terre, il est dommage que le doute soit le plus gros défaut d’un Homme de cœur… et ce Démon de bonté me prit en sa fourche. Je m’y enfonce le plus profondément possible, sans réclamer à ce Lucifer de bleu peint d’autres sanglots que ceux de l’immobile stupeur que la vérité angoissée déploie lorsque la jeunesse a découvert son premier affichage, et qui ressemble au Bonheur comme deux larmes – la mienne et une autre. Les événements ensuite me laissaient percevoir des gouffres. Qu’aile sache : les brides que l’on m’accroche, les soupirs, que j’ai le tort d’évaluer trop cher, le chantage que mes matériaux proposent à mes rêves, la bousculade des dieux pour la régularité de mes actes, le désordre naturel que la nature me reproche, tout cela laisse sous-entendre au moment de l’explosion la plus loyale, un tel désir de sauvetage, que même cette indifférence suivante à craindre, a de suffisantes bouées dans les bras, pour vaincre l’hésitation du plus impressionnable des enfants. Ma Confiance est le seul chloroforme qui m’endormira près d’elle. Au réveil je n’aurai plus d’autre rêve que celui qu’en ses bras je rêvais.

PIERRE BRASSEUR.

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LES DESSOUS D’UNE VIE OU LA PYRAMIDE HUMAINE

à Marcel Noll.

D’abord, un grand désir m’était venu de solennité et d’apparat. J’avais froid. Tout mon être vivant et corrompu aspirait à la rigidité et à la majesté des morts. Je fus tenté ensuite par un mystère où les formes ne jouent aucun rôle. Curieux d’un ciel décoloré d’où les oiseaux et les nuages sont bannis. Je devins esclave de la faculté pure de voir, esclave de mes yeux irréels et vierges, ignorants du monde et d’eux-mêmes. Puissance tranquille. Je supprimai le visible et l’invisible, je me perdis dans un miroir sans tain. Indestructible, je n’étais pas aveugle.

LES CENDRES VIVANTES

Plus j’avance, plus l’ombre s’accroît. Je serai bientôt cerné par ses monuments détruits et ses statues abattues. Je n’arriverai jamais. Mes pensées orgueilleuses ont trop longtemps été liées au luxe de la lumière. Je déroule depuis trop longtemps la soie chatoyante de ma tête, tout ce turban avide de reflets et de compliments. Il n’y a qu’une façon maintenant de sortir de cette obscurité : lier mon ambition à la misère simple, vivre toute ma vie sur le premier échelon nocturne, à peine au-dessus de moi, à peine celui des oiseaux de nuit. Détaché de cette terre, de cette ombre qui m’ensevelit. Le ciel a la couleur de la poussière.

Trois heures du matin. Un cortège, des cris, des chants, des armes, des torches, des brutes. Je suis, je suis obligé de suivre je ne sais quel pacha, quel padishah sonore. J’ai trop sommeil et je me révolte. Je mérite la mort. Mange ton pain sur la voiture qui te mène à l’échafaud, mange ton pain tranquillement. J’ai déjà dit que je n’attendais plus l’aube. Comme moi, la nuit est immortelle. Dans un bouge ma mère m’apporte un livre, un si beau livre. Je l’ouvre et je crache dedans. Ma fille est assise en face de moi, aussi calme que la bougie.

La nuit des chiffonniers. Je tiendrai ma promesse de rendre visite aux chiffonniers. Leur maison brûle. Ces gens sont vraiment aimables. Je ne méritais pas tant d’honneur : leurs chevaux brûlent. On cherche dans les fossés les trésors que l’on doit m’offrir. Que le feuillage invisible est beau. J’ai fait un geste incompréhensible, j’ai mis ma main en visière sur mes yeux.

L’AUBE IMPOSSIBLE

" Le grand enchanteur est mort ! et ce pays d’illusion s’est effacé. "

YOUNG

C’est par une nuit comme celle-ci que je me suis privé du langage pour prouver mon amour et que j’ai eu affaire à une sourde. C’est par une nuit comme celle-ci que j’ai cueilli sur la verdure perpendiculaire des framboises blanches comme du lait, du dessert pour cette amoureuse de mauvaise volonté. C’est par une nuit comme celle-ci que j’ai régné sur des rois et des reines alignés dans un couloir de craie. Ils ne devaient leur taille qu’à la perspective et si les premiers étaient gigantesques, les derniers, au loin, étaient si petits que d’avoir un corps visible, ils semblaient taillés à facettes. C’est par une nuit comme celle-ci que je les ai laissé mourir, ne pouvant leur donner

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leur ration nécessaire de lumière et de raison. C’est par une nuit comme celle-ci que, beau joueur, j’ai traîné dans les airs un filet fait de tous mes nerfs. Et quand je le relevais il n’avait jamais une ombre, jamais un pli. Rien n’était pris. Le vent aigre grinçait des dents, le ciel rongé s’abaissait et quand je suis tombé, avec un corps épouvantable, un corps pesant d’amour, ma tête avait perdu sa raison d’être. C’est par une nuit comme celle-ci que naquit de mon sang une herbe noire redoutable à tous les prisonniers.

EN SOCIÉTÉ

Je ne regrette pas – mais seulement parce que le regret n’est pas une forme suffisante du désespoir – le temps où j’étais méfiant, où j’espérais encore avoir quelque ennemi à vaincre, quelque brèche à tailler dans la nature humaine, quelque cachette sacrée. La méfiance, c’était encore l’arrêt, la constatation délectable du fini. Un fil tiré par une hirondelle qui, les ailes ouvertes, fait la pointe de la flèche, trompe aussi bien l’apparence de l’homme que sa réalité. Le vent n’ira pas où l’homme veut aller avec lui. Heureusement. Voici les frontières de l’erreur, voici les aveugles qui ne consentent pas à poser le pied là où la marche manque, voici les muets qui pensent avec des mots, voici les sourds qui font taire les bruits du monde. Les membres las, ma parole, ne se séparent pas facilement. Leur ignorance de la solitude ne les empêche pas de se livrer chacun à de sournoises expériences individuelles de physique amusante, miettes du grand repos, autant de minuscules éclats de rire des glycines et des acacias du décor. La source des vertus n’est pas tarie. De beaux grands yeux bien ouverts servent encore à la contemplation des mains laborieuses qui n’ont jamais fait le mal et qui s’ennuient et qui ennuient tout le monde. Le plus bas calcul fait se fermer quotidiennement ces yeux. Ils ne favorisent le sommeil que pour se plonger ensuite dans la contemplation des mains laborieuses qui n’ont jamais fait le mal et qui s’ennuient et qui ennuient tout le monde. L’odieux trafic. Tout cela vit : ce corps patient d’insecte, ce corps amoureux d’oiseau, ce corps fidèle de mammifère et ce corps maigre et vaniteux de la bête de mon enfance, tout cela vit. Seule, la tête est morte. J’ai dû la tuer. Mon visage ne me comprend plus. Et il n’y en a pas d’autres.

PAUL ELUARD.

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CONFESSION D’UN ENFANT DU SIÈCLE

TANDIS QUE JE DEMEURE

Tandis que je demeure ceux qui favorisent illégitimement son amour, si toutefois je puis consentir à appeler de ce nom le hasard misérable qui les met en présence, se succèdent comme des fantômes. J’assiste à leur fugitive apparition. Comment serai-je jaloux d’eux, instruments inconscients d’une destinée poétique et pathétique, jouets d’une fatalité plus haute que la leur et qui ne les suscite que pour éprouver davantage la patience invincible que j’oppose aux avatars et aux tribulations. Patience, mais non résignation. Je garde le secret de mes tempêtes et de mes désespoirs. Le récif placé au milieu d’un cyclone ne subit pas l’atteinte de l’écume. Elle glisse sur ses arêtes lisses et si l’eau qui ruisselle sur lui laisse un peu de sel dans les fissures, celui-ci se transforme en cristaux féeriques. (J’aime l’éclat que laisse aux yeux profonds les larmes intérieures.) J’attends depuis des années le naufrage du beau navire dont je suis amoureux. Je vois les tourbillons s’amonceler dans le ciel en telle quantité que depuis longtemps la catastrophe aurait dû s’abattre sur la mer trop calme et que, puisque elle attend, il est impossible de douter qu’elle sera terrible et fabuleuse. J’aspire à ce naufrage, j’aspire à la fin tragique de ma patience. Le beau navire impassible et qui parfois se présente à moi sous l’aspect du bateau fantôme n’acceptera pas la perte corps et biens sans entraîner celle du récif qui la causera. Tandis que je demeure ses amants illégitimes se succèdent et passent. Il est des jours où je crois qu’elle sait, des jours où je crains d’être dupe. Mais je demeure et ils passent. Elle accepte dans sa vie la présence de mes pensées non dissimulées, elle acceptera quelque jour le témoignage tragique et écrasant que j’apporterai de mon amour et du sien. Et du sien. Car nul doute qu’elle ne m’aime ou m’aimera car je ne saurais condescendre à soumettre cette question à l’illusoire condition de temps. Mais pourtant je ne suis pas de ceux qui s’humilient et qui acceptent. La tempête, j’en serai l’auteur et une des victimes. Pensées amoureuses devenez plus terribles et plus sereines, jour prochain du règlement de compte lève-toi. Je demeure, ils passent. Et qu’ils passent ainsi, vagues fantômes soumis des rites sexuels et qui ont oublié les lois spirituelles de l’amour qu’ils prétendent

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éprouver. Vivant par l’âme et la matière je n’aurai au jour voulu qu’à lever le doigt pour que ces mirages dérisoires soient balayés avec les premières épaves, au souffle de l’amour réciproque.

ROBERT DESNOS.

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Ucello le poil

Uccello mon ami, ma chimère, tu vécus avec ce mythe de poils. L’ombre de cette grande main lunaire où tu imprimes les chimères de ton cerveau, n’arrivera jamais jusqu’à la végétation de ton oreille, qui tourne et fourmille à gauche avec tous les vents de ton cœur. À gauche les poils, Uccello, à gauche les rêves, à gauche les ongles, à gauche le cœur. C’est à gauche que toutes les ombres s’ouvrent, des nefs, comme d’orifices humains. La tête couchée sur cette table où l’humanité tout entière chavire, que vois-tu autre chose que l’ombre immense d’un poil. D’un poil comme deux forêts, comme trois ongles, comme un herbage de cils, comme d’un râteau dans les herbes du ciel. Étranglé le monde, et suspendu, et éternellement vacillant sur les plaines de cette table plate où tu inclines ta tête lourde. Et auprès de toi quand tu interroges des faces, que vois-tu, qu’une circulation de rameaux, un treillage de veines, la trace minuscule d’une ride, le ramage d’une mer de cheveux. Tout est tournant, tout est vibratile, et que vaut l’œil dépouillé de ses cils. Lave, lave les cils, Uccello, lave les lignes, lave la trace tremblante des poils et des rides sur ces visages pendus de morts qui te regardent comme des œufs, et dans ta paume monstrueuse et pleine de lune comme d’un éclairage de fiel, voici encore les traces augustes de tes poils qui émergent avec leurs lignes fines comme les rêves dans ton cerveau de noyé. D’un poil à un autre, combien de secrets et combien de surfaces. Mais deux poils l’un à côté de l’autre, Uccello. La ligne idéale des poils intraduisiblement fine et deux fois répétée. Il y a des rides qui font le tour des faces et se prolongent jusque dans le cou, mais sous les cheveux aussi il y a des rides, Uccello. Ainsi tu peux faire tout le tour de cet œuf qui pond entre les pierres et les astres, et qui seul possède l’animation double des yeux.

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Quand tu peignais tes deux amis et toi-même dans une toile bien appliquée, tu laissas sur la toile comme l’ombre d’un étrange coton, en quoi je discerne tes regrets et ta peine, Paolo Uccello, mal illuminé. Les rides, Paolo Uccello, sont des lacets, mais les cheveux sont des langues. Dans un de tes tableaux, Paolo Uccello, j’ai vu la lumière d’une langue dans l’ombre phosphoreuse des dents. C’est par la langue que tu rejoins l’expression vivante dans les toiles inanimées. Et c’est par là que je vis, Uccello tout emmailloté dans ta barbe, que tu m’avais à l’avance compris et défini. Bienheureux sois-tu, toi qui as eu la préoccupation rocheuse et terrienne de la profondeur. Tu vécus dans cette idée comme dans un poison animé. Et dans les cercles de cette idée tu tournes éternellement et je te pourchasse à tâtons avec comme fil la lumière de cette langue qui m’appelle du fond d’une bouche miraculée. La préoccupation terrienne et rocheuse de la profondeur, moi qui manque de terre à tous les degrés. Présumas-tu vraiment ma descente dans ce bas monde avec la bouche ouverte et l’esprit perpétuellement étonné. Présumas-tu ces cris dans tous les sens du monde et de la langue, comme d’un fil éperdûment dévidé. La longue patience des rides est ce qui te sauva d’une mort prématurée. Car, je le sais, tu étais né avec l’esprit aussi creux que moi-même, mais cet esprit, tu pus le fixer sur moins de choses encore que la trace et la naissance d’un cil. Avec la distance d’un poil, tu te balances sur un abîme redoutable et dont tu es cependant à jamais séparé.

Mais je bénis aussi, Uccello, petit garçon, petit oiseau, petite lumière déchirée, je bénis ton silence si bien planté. À part ces lignes que tu pousses de ta tête comme une frondaison de messages, il ne reste de toi que le silence et le secret de ta robe fermée. Deux ou trois signes dans l’air, quel est l’homme qui prétend vivre plus que ces trois signes, et auquel le long des heures qui le couvrent, songerait-on à demander plus que le silence qui les précède ou qui les suit. Je sens toutes les pierres du monde et le phosphore de l’étendue que mon passage entraîne faire leur chemin à travers moi. Il forment les mots d’une syllabe noire dans les pacages de mon cerveau. Toi Uccello, tu apprends à n’être qu’une ligne et l’étage élevé d’un secret.

ANTONIN ARTAUD.

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CHRONIQUES

LA SAISON DES BAINS DE CIEL

Les conversions sont à la mode.

On sait que petit à petit les égarés rentrent au bercail. On va tuer le veau gras. À cet usage déjà, de hardis spéculateurs organisent l’élevage de cet animal de salut, car il est à prévoir que bientôt les champs de la société seront insuffisants à le nourrir. La grâce tombe du ciel sous forme de grêlons gros comme des œufs de pigeon. Le saint giron s’entr’ouvre comme une vulve en chaleur. Et de fait, ce n’est que l’énorme vulve en chaleur de l’énorme vieille vache aux mamelles vides qu’est l’Église universelle. Si énorme que les trains de plaisir organisés par les Compagnies pour le transport des nouveaux convertis pourront lui entrer dedans comme des sexes de miracle et déverser dans ses flancs à poine chatouillés par ce passage, la semence parfumée aux excès mondains qui jusqu’alors constituaient l’erreur et l’abomination. Deux jours aux bains de ciel ? Point. Il s’ag t d’éternité, et non plus de Deauville. Celui qui est entré dans l’Eglise y restera toujours, ou si l’on veut ne s’en détachera plus. Cela ne dépend pas de la volonté de l’enfant prodigue. Dans les siècles des siècles on consultera les registres où les noms sont inscrits et les panoplies où les concierges de service suspendent la peau et le plus bel organe du nouveau locataire. Et l’on dira sans risque de mensonge : Max Jacob, Jean Cocteau, étaient, sont et seront de la famille.

La vieille vache universelle aux mamelles vides a besoin de jeunesse. Elle languissait dans sa litière comme une couleuvre d’hiver. Ses grandes cornes d’abondance étaient pleines d’un air méphitique qui peu à peu en ramollissait la matière tout au plus bonne à transformer en peigne de chevelure pour Espagnole ou en pendeloques pour douairières. Sa queue aux couleurs maintenant livides s’agitait à peine pour chasser les mauvaises mouches anticléricales. Où donc étaient les grands coups de fouet d’antan pleins d’amour et de bouse, qui veillaient à l’aplomb des âmes ou marquaient les visages d’universelle ignominie ?

Et les laitiers, les laitiers papelards, aux mains pleines des doux stigmates de leur

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besogne, tiraient en vain sur les pis plus inutiles que des sexes de vieillards, pour obtenir les richesses fluides de la foi. Il ne sortait qu’une vague eau bénite, celle qu’on se passe distraitement de l’un à l’autre au sortir d’un grand mariage. L’or de crème et de beurre était la graisse des jours passés. C’est que l’Esprit, comme ils doivent dire, s’était détourné de la chose.

Entre une société secrète et l’Église, il n’y a pas de différence. Sauf celle-ci : l’Église est une société secrète publique.

Il ne suffit pas de réunir quelques atomes au beau nom et d’attendre que la vie naisse. L’étonnante association de foi et d’exploitation de la foi qu’est l’Église, a besoin du battement de son cœur central et de la lumière de sa cervelle. Or, la cervelle de l’Église est molle maintenant comme la chair de ces vieux poulpes abandonnés sur le sable du rivage par les pêcheurs pressés.

Il est merveilleux de voir que plus sensibles encore que les puces manifestant leur sentiment stomacal de la mort en abandonnant le corps du rat mort, les exploiteurs de la foi comprennent à l’avance l’approche des râles de la chair sentimentale, point d’appui et de délectation de leurs mandibules.

Songez-vous à tous ces insectes de la terre, qui sentant le feu central se refroidir, jetteraient vers le ciel des regards d’angoisse et trouveraient à la vue des étoiles quelque chose comme un goût de sang tentateur ? En haut le salut !

Ici c’est plus facile. Point n’est besoin d’user d’appareils volants. C’est l’étoile qui voyage. Elle a trop voyagé dans les dessins des constellations et les desseins de l’intelligence qui donne un nom à toutes les figures : Il suffit de l’écrire dans les ténèbres où passent les étoiles si brillantes soient-elles : Je suis le Repos Éternel avec inscription au procès-verbal.

Il y a des saisons où les étoiles voyagent comme des mites. Il faut croire que nous y sommes. On a trop secoué de tapis de chair et de pensée. Sous les coups du canon, trop de cervelles se sont unies hors de leur caverne d’os pour former une voie laitée. Et le rôle de la guerre est en effet bien à considérer dans cette affaire, quoique la guerre elle-même n’ait été que la fleur rouge des blés civilisateurs.

Mais c’est un fait. La guerre et les révoltes se sont allumées, et éteintes. Et maintenant les trajectoires se terminent avec grâce dans des éclaboussements archangéliques. On se convertit. C’est-à-dire on sauve son âme. On la met à l’abri.

On sauve son âme ? On la met dans un établissement de crédit, voilà tout. Jean Cocteau, Max Jacob, Reverdy et quelques autres, ne font pas autre chose, un jour de purée, que d’aller au Mont-de-Piété, y engager leur âme et recevoir des mains des préposés aux célestes magasins, un peu de papier monnaie qui met leur existence à l’abri du besoin. La gloire des hommes est caillouteuse. Le laurier n’est vivace que dans la sauce des cuisines. C’est un singulier végétal que l’unique atmosphère des Ballets russes, des trottoirs et des ateliers de Montmartre, des Bars de nuit, de la Pédérastie et des rendez-vous mondains ne suffit pas à rendre rustique.

Je ne vais pas dire que l’Église rémunère les employés de sa puissance jusqu’à l’enrichissement. L’or, ce beau liquide, coule de préférence dans le sens inverse, vers l’Église. Mais il s’agit de cette inquiétude de l’avenir dont on peut aplanir les vagues avec quelques gouttes de Saintes-Huiles. Il y a ce bien-assis des réputations, ce fauteuil des vieux derrières qui tentent ces anciens petits fous. Il y a bien des petits enfants qui deviennent maquerelles et meurent ouvreuses de théâtre ou concierges.

D’un côté sécurité des vieux jours et perpétuité de la renommée, blanchissage spirituel : voilà ce qu’ils obtiennent. De l’autre, rajeunissement de la vigueur, roublardise du service : voilà ce qu’ils donnent.

Je vois bien quelque vieux marquis ou colonel, quelque beauté honorable faire la grimace. Quoi, le saint giron ne peut-il tirer profit de caresses mieux lavées ? On sait d’où viennent ces repentis ! Ils traînent avec eux leur ancienne pestilence qui perce l’encens et la pastille de menthe trop nouveaux pour eux. – Que les personnes dégoûtées se rassurent : on ne fait pas de meilleur garde-chiourme qu’avec un qui s’y entend pour vous ouvrir en deux un coffre-fort, un pansu ou une petite fille.


La Religion et la Société se donnent la main. Mais à laquelle des deux profite cette alliance ? Laquelle est au-dessus de l’autre ? Dans la société secrète, agent, on ne sait pas toujours pour qui on travaille, ni qui a donné le mot d’ordre.

Peu importe d’ailleurs. Toutes deux ont depuis longtemps déterminé ce qui leur convient ou leur nuit. Une fois pour toutes la grande discrimination entre le Bien et le Mal a été établie. Amis et Ennemis. Entre les deux, les jambes pendantes de chaque côté de la ligne de partage des eaux, un grand personnage dissimule son visage dans les hauteurs. Mais en son nom, on distingue vite celui dont il pourra dire : Mon Fils.

Hé bien son fils n’est pas toujours du côté

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du Bien. On va le pêcher chez les ennemis, car son visage est déjà marqué. Cela se sait. Comme dit Paul Valéry – en parlant de poésie – cela se sent. Et ce fils du personnage est considéré comme un de ces agents déguisés qu’on entretient sur le territoire de la nation rivale pour une obscure besogne. Parmi les affranchis on peut dire que Jean Cocteau, par exemple, a fait figure d’espion. Cela n’a trompé personne. Les secrets dérobés n’enrichiront l’Église que de monnaie de singe.

C’est parmi ceux qui sont marqués du signe du démon que se recrute d’ordinaire un tel ornement des antichambres paradisiaques. C’est que le Démon est un fils de Dieu. Le Diable est un des patrons du bien. La plus mauvaise manière de plaire à Dieu n’est pas d’ouvrir son lit au Diable, de coucher avec lui, et le matin venu, de lui offrir une tasse de café. Le Démon, dit Jacques Maritain, est un esprit pur. – En vérité les joues du Diable ne sont que les fesses de Dieu. C’est pourquoi tous ceux qui les ont taquinées sont accueillis lorsque plus tard ils reviennent vers la lumière, et confessent avec suffisance que s’ils ont erré en s’attardant si bas, ils n’ont pas moins caressé Dieu.

C’est à Satan que l’Église doit de reconnaître les siens parmi les ennemis. La lumière révoltée est la lumière (c’est pourquoi il faut se méfier de la révolte). De miroir en miroir elle revient vers Dieu. Je parlais d’étoiles. Celles qui se décrochent pour se placer au haut des cierges, doivent sentir le soufre, tout comme nos prodigues harrassés.


On va me chercher querelle parce que j’agite le Diable et Dieu de droite et de gauche ! On connaît la haine d’André Breton pour Dieu. Le seul nom de celui-ci le secoue de colère.

En vérité il suffirait de ne plus jamais prononcer le nom de Dieu pour que ce dangereux personnage cesse d’exister. Mais au moins une fois dans sa vie, André Breton même dut le prononcer, ne fût-ce que pour cet anathème, et cela suffit pour coaguler une monnaie d’échange destinée à circuler de bouche en bouche, et qu’elle bâtisse pour ce nom, à défaut d’un corps – encore faudrait-il voir – une âme effrayante.

On peut croire malgré les soucis de Jacques Rivière ou de Marcel Arland, que nous n’avons pas inventé, ni réinventé Dieu ni son nom. Nous l’avons sucé avec le lait maternel. Nous nous sommes nourris d’un nom qui jusqu’à présent a empoisonné la terre. Je comprends l’exécration d’André Breton. Malgré nous, nous continuons à employer ce nom même pour le blasphême. Ils ont dû sourire ceux qui ont ordonné : Tu ne prononceras pas en vain le nom du Seigneur – car ceux qui ne le prononcent que pour dire : Nom de Dieu ! servent encore bien la cause de Dieu. Ils affirment son existence. C’est tout ce que demandent les gardiens visibles de l’Église. L’homme qui jure ne fait que tirer la queue du diable. L’homme qui insulte Dieu s’approche tout près de lui.

Évidemment c’est un beau rêve que celui d’exterminer Dieu. Il faudrait organiser une trop vaste grève, réunir une complète unanimité de silence, si bien qu’aucun écho d’aucun cœur n’appellerait plus le nom de cet oppresseur, même dans le secret tremblottant d’un songe du sommeil. Peu à peu cet autre, là-haut, sur ses splendeurs de nuages dorés où les lis poussent parmi les crottes d’anges, sent sa poitrine se troubler, le souffle lui manquer. Il maigrit. Il se vide. Quoi donc ? Ho ? Les saints crèvent et le Diable perd le poil de ses flancs. Puis tout à coup le Maître lui-même

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chancelle et disparaît sans qu’aucun morceau de ses augustes membres ne subsiste. Les hommes pensent à autre chose…

Non, cela ne sera pas. Il y a trop de germes répandus partout, prêts à reproduire ce fougueux cancer. Et la stupidité humaine ne manquerait pas de faire promener nos grévistes en longues théories de gloriole avec des bannières portant l’inscription suivante : Nous sommes ceux qui ne prononcent plus le nom de Dieu. – Ils s’étonneraient de se voir accueillis avec fleurs et couronnes par les Fidèles, comme de petits saints.

Reste un espoir : Peut-être la fatigue aidant, peut-on attendre le suicide de Dieu ? – Chut ! Il n’est pas politique de lui mettre la puce à l’oreille !


On dit : Tout ceci est de l’anticléricalisme, et l’anticléricalisme est une vieille sornette.

Soit. Je suis prêt, le moment venu, à remettre en honneur les pires lieux communs.

Si je ne la détestais, je serais porté à admirer la perfide et ignoble force de ces gens. Elle se cache derrière leur face molle et tortille leur échine de python. Les cataclysmes de violence ou de dissolution ont passé sur elle et ne l’ont pas éteinte. Eux, ils vont dans leur soutane noire en silence. Ils vont se mettre à pondre, si l’heure est venue, et des millions d’œufs répandus à l’envers des êtres et des gestes naîtront des millions d’hommes noirs à face molle. On sait quelle est la vitesse de reproduction de ces parasites ! Mais si l’heure vient aussi, on verra leur face perdre sa mollesse pour devenir aussi dure et impitoyable que le rocher de granit qui use la chair des noyés dans la mer. Il ne s’agira plus de salut alors, mais d’une tyrannie mortelle.

Cette puissance à longue portée est admirable, mais je me soucie peu de l’admirer quoi que j’en aie dit. Il ne s’agit pas d’anticléricalisme. C’est un appel au meurtre de cette hideuse certitude catholique. Ce placement des âmes parmi la naphtaline et les housses du salut me dégoûte.

Nos jeunes propagateurs ont fait le simulacre de jouer, et ils ont gagné. Maintenant dans une atmosphère de lavabo, ils vont chanter des cantiques, distribuer des médailles. Ils vont dissimuler les vents de leur estomac derrière les soupirs de la contemplation.

Ils sont entrés par le fondement du diable et sortis par la bouche de Dieu. Ils vont monnayer leurs souvenirs de voyage, s’endormir dans des chemises blanches. Ils pourriront tout de même comme la charogne habituelle.

Pendant ce temps, il y a un tas de pauvres diables qui jouent et perdent à coup sûr, et ceux qui sans jouer perdent aussi – et perdent leur âme, dans la solitude. Ceux-là aussi voudraient sortir de la Terre. Qu’est-ce donc que le salut ? Ils n’ont qu’eux-mêmes pour s’échapper du monde, du vide, du ciel, et d’eux-mêmes.

S’ils crachent en l’air, cela ne se change pas en astres de strass. Ils n’ont pas de magot pour l’éternité. Mais je préférerais baiser la pourriture de leurs lèvres lorsqu’ils seront morts, plutôt que teindre mes joues au fard de nos repentis en fleurs pendant le temps de leur vie sauvée ou dans celui que la mort parfumera d’une ignoble et fade odeur de sainteté.

G. RIBEMONT-DESSAIGNES.

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CORRESPONDANCE

Le 3 juin 1926.

À Monsieur Stanislas FUMET, aux soins des Éditions Plon, 8, rue Garancière, Paris.

MONSIEUR,

Je pense qu’on ne discute pas avec vos pareils lorsqu’ils se permettent de s’approprier un homme qui les traite à coups de pied dans le cul.
Dommage, tout de même, que vous ne vous soyez pas trouvé dans mon entourage (vous pouvez en remercier votre dieu imbécile) au moment où je devais apprendre entre autres choses que tel poème de Baudelaire fait un joli morceau de prière du soir.
Baudelaire catholique ? croyant ? comment alors eût-il été poète ?
Je tiens à vous informer, monsieur, que je te tiens pour un con, un lâche, et le dernier des porcs.

MARCEL NOLL.

Ce 5 juin 1926.

MONSIEUR (puisque monsieur il faut dire !),

Ce matin en dépouillant le courrier de mon mari, je trouve votre charmante lettre et je tiens à y répondre avant que mon mari jette les yeux sur vos injures inutiles et qui prouvent une âme lâche, injuste et basse. Je souhaite me tromper ! Mais ne jugez-vous pas trop vite vous-même ? On ne doit jamais commencer par des injures. Puisque vous savez lire et écrire, cela prouve que vous êtes un homme civilisé – votre lettre ne le prouve pas. Ne vous fâchez pas et prenez patience. Savez-vous seulement le sens du mot " catholique " ? Comment osez-vous écrire le mot Dieu ? Puisse-t-il vous interdire à le prononcer, jusqu’à nouvel ordre. Puisque vous êtes poète (ce dont je doute hélas), je vous prie de ne répondre à cette lettre que pour engager un combat loyal spirituel et juste. Je suis entièrement à votre disposition dans la mesure du peu de temps libre dont je dispose pour répondre avec patience à toutes vos questions et objections. Mais tâchez désormais

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de retenir ce flot inutile de tant de mots injurieux.

Il y a une seule phrase interrogative dans votre lettre. C’est au troisième alinéa : " Baudelaire catholique ? croyant ? comment alors eût-il été poète ? " – Partons là-dessus, voulez-vous ? – Je vois clairement que vous ne savez même pas CE DONT IL S’AGIT, et que dans l’aveuglement de certains vieux petits partis-pris et l’ignorance méchante d’une colère inutile, vous n’avez même pas entrevu. Mes intentions sont simples et ouvertes : je veux vous prouver que vous avez tort. Si vraiment vous êtes un homme franc, sincère et donc héroïque, je vous prie de relever ici le gant d’un duel spirituel ; et sans gros mots s’il vous plaît, ou un strict minimum, si c’est une trop vieille habitude.

Je vous souhaite la Paix. Je ne puis dire que je vous pardonne vos gros mots puisque vous en êtes si fier.

ANNE-MICHEL FUMET.

Strasbourg, ce 6 juin 1926.

MADAME,

C’est vraiment le signe d’une bien grande désinvolture, d’une profonde méconnaissance aussi des choses dont il s’agit et que vous me reprochez d’ignorer, que de vouloir faire de la Poésie une pâture à conversation, une occasion à exercer une plus ou moins grande présence d’esprit, puis à constater les effets d’une petite dialectique confectionnée aux heures de loisir.

Eh bien, non ! Madame, ce n’est pas à moi qu’il appartient de relever ce gant dont vous parlez. D’autant plus que je m’en suis déjà servi pour gifler votre mari.

Il vous a plu de citer le troisième alinéa de ma lettre à M. Fumet en me demandant de partir là-dessus. Et pourquoi donc ? Ne comprenez-vous pas que ce serait tricher ? que ce serait aussi malhonnête que votre procédé, qui consiste par ailleurs à me prévenir qu’en cas de silence de ma part, je passerais à vos yeux pour un homme sans franchise, sans loyauté, sans héroïsme (très réussie, cette dernière évocation !) ?

L’ESPOIR.

GEORGES MALKINE

Allons, Madame, quittons ce ton qui dérive vers l’indulgence. Il ne s’est jamais agi d’une conciliation possible. Et c’est perdre votre temps que de vouloir faire revivre au moyen d’une mixture louche à base de sentimentalité, un dogme mort depuis longtemps.

Votre dieu, m’a-t-on dit, pardonne les écarts de toute sorte, des hommes. La poésie, Madame, – et c’est là tout ce qu’il me reste à vous dire – ne pardonne pas. Elle se venge. Je ne désespère pas de devenir un jour, au hasard des rencontres, un instrument de sa vengeance.

MARCEL NOLL.

P.-S. – Je rends votre pauvre de mari pour personnellement responsable de la petite imprudence que vous avez commise en parlant bien inutilement de mon âme lâche, injuste et basse.

15, rue Linné, lundi.

Monsieur, je reçois votre lettre et je vois que nous nous parlons chinois. – D’abord m’adressant à cette part en vous qui est la plus noble, je vous défends de prononcer entre nous le nom de mon mari et de diriger l’ombre d’une injure à son adresse. Je vous le défends, et ce qui est noble en vous doit me comprendre et m’obéir là-dessus. L' " imprévu " a fait que c’est moi qui aie ouvert votre première lettre ; c’est donc une affaire loyale entre nous deux. – Soyez assez chevaleresque pour voir en moi un champion digne de vous. – Je ne veux vous donner à boire aucune " mixture louche à base de sentimentalité ", mais j’exige de vous une explication plus longue, plus détaillée afin de comprendre le sens de vos injures déloyales et grossières. Et puis je me sens le droit, le devoir et la force de défendre la Poésie autant que vous, vous en sentez le droit, le devoir et la force de la défendre. Je ferai volontiers le voyage jusqu’à Strasbourg pour une explication franche de vive voix, pacifique, juste et sincère. Mais je ne pourrais y aller que dans un mois. Alors nous pourrons nous rencontrer sur un terrain égal de soif, de justice : sans injures, sans violences inutiles (car tout ceci est la force des faibles). Sans vengeance non plus. Ce mot de " vengeance " vous ne savez ce qu’il est pour moi. Vous avez touché dans mon âme à ce qui fait la préoccupation essentielle de toute ma vie. En attendant donc de pouvoir aller à Strasbourg, je vous demande d’avoir la loyauté de m’écrire des choses plus précises et de savoir que je suis à votre entière disposition pour répondre. C’est très grave ; vous vous êtes permis des injures grossières et basses et tellement injustifiées et vous n’avez même pas la force de supporter celles que je vous ai écrites dans ma lettre !! – Monsieur, loyalement, je vous demande des précisions. Jugez-moi un adversaire digne de vous. Un adversaire juste et pacifique. Savez-vous, Monsieur, ce que c’est que la Paix, l’Univers l’ignore.

Vous vous trompez absolument en disant que Dieu pardonne les écarts de toute sorte. Vous vous trompez étrangement parce que vous ignorez ce qu’est l’Enfer et ce qu’est la Paix. J’ose me considérer autant " poète " que vous-même et de même que vous n’avez pas hésité une seconde pour écrire votre première lettre j’ai le droit de demander, d’exiger des explications, car c’est moi qui ai reçu cette lettre en l’absence de celui à qui

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elle était adressée et c’est moi seule que vous avez devant vous car je me suis sentie le devoir de prendre tout ceci pour moi seule. J’espère que vous aurez confiance que je ne vous dis pas l’ombre d’un mensonge, étant absolument incapable d’en dire jamais.

Vous vous rendez compte que vous me devez une explication, plus détaillée et plus loyale, plus juste aussi. Vous vous êtes absolument trompé d’adresse en m’écrivant au début de votre lettre que je veux " faire de la Poésie une pâture à conversation, une occasion à exercer une plus ou moins grande présence d’esprit, puis à constater les effets d’une petite dialectique confectionnée aux heures de loisir. " Ah, Monsieur, je voudrais, de toute mon âme, que votre rencontre avec moi vous guérisse d’un très grave défaut, dont je me suis guérie déjà, et qui est l’injustice d’un jugement en l’air. Vous ne trouverez en moi aucune dialectique et pas l’ombre de jonglerie et d’habileté et de ruse et d’amusement de l’esprit. Je prends les choses trop gravement. Et si j’ai parlé d’heures de loisir, c’est que mes occupations de maman m’absorbent beaucoup. J’espère aller d’ici un mois en Alsace accompagner mes deux petits enfants en vacances. Ainsi nous pourrions faire plus ample connaissance. Et alors, seulement alors, la vérité se fera jour : l’amour ou la haine dans la justice et la vérité et non pas ces mots à côté, ces coups d’épée dans l’eau, tout à fait absurdes. Vous le verrez vous-même.

Remarquez que je ne veux pas du tout vous embarquer dans une discussion philosophique ou dogmatique. Je veux simplement tirer les choses au clair.

Non, Monsieur Noll, je ne triche pas et ne trichez pas non plus. Je viens à vous sans haine, sans rancune, sans colère parce que je ne veux pas juger trop vite. Je viens pour vous entendre et comprendre vos griefs. Ce n’est pas par vile curiosité que je viens mais je veux vous comprendre. Je veux comprendre qu’est-ce qui vous a mis si en colère et pourquoi votre âme tourmentée s’est-elle cabrée et s’est-elle trahie elle-même en agissant si peu loyalement dans l’aveuglement de sa colère ? Je ne vous demande pas de dialectique. Je vous demande gravement ce que vous vouliez dire exactement ? Si vous ne vous sentez pas le goût d’entreprendre une longue correspondance, alors répondez-moi que c’est entendu que nous pourrons nous voir à Strasbourg au début de juillet.

ANNE-MICHEL FUMET.

Strasbourg, ce 21 juin 1926.

MADAME,

Il faut en finir. Je m’excuse du retard que j’ai mis à vous répondre, du temps qu’il m’a fallu pour mettre un semblant d’ordre dans votre lettre. Je me hâte d’ajouter que je comprends aisément qu’occupée comme vous l’êtes à donner à manger de la bouillie à deux mioches, vous n’ayez guère le temps de surveiller, comme il le faudrait, votre style.

Enfin, si j’ai bien compris, vous me demandez si je puis croire à l’utilité de votre voyage à Strasbourg. Mais comment donc, ma belle ! Ne vous serait-il pas possible, pourtant, de m’envoyer une de vos photos ? Car vous comprendrez, n’est-ce pas que ce n’est pas en lisant et en relisant vos cinq pages de papier pelure que j’ai pu apprendre quoi que ce soit qui me fasse désirer votre présence ici. Et vous savez sans doute aussi bien que moi que des mots comme paix, univers, enfer, etc., n’ont jamais fait bander personne. Ce serait avoir mal compris mes lettres précédentes que de penser que je puisse me contenter de la lecture ou de l’audition de vos boniments, de vos cris du cœur, de votre hystérie.

Il s’agit de vivre, Madame, de vivre la queue au Ciel !

MARCEL NOLL.

23 juin 1926.

MONSIEUR,

Il vous a fallu une bien longue réflexion pour ne trouver que ce pauvre moyen niais et grossier pour vous dérober à une franche explication en feignant de reporter l’attention sur autre chose. Je suis très étonnée de n’avoir trouvé en vous une étincelle du vrai et authentique courage de quelqu’un qui est calme et sûr de soi, mais seulement une bravade grossière et des menaces absurdes.

Ne répondez plus ; c’est inutile de continuer puisque vous vous dérobez toujours. Je vous souhaite de trouver, de découvrir un jour au fond de votre propre cœur cette très simple et pure vérité qui doit guérir, fortifier et consoler le monde.

Sans aucune rancune, dans la sincérité absolue de ce vœu.

A.-M. FUMET.

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Clamart, ce 9 juillet, 11 heures du soir.

MON CHER BRETON,

Vous m’avez demandé d’écrire ce que je pensais sur la question religieuse.

Écrire, penser, lire, me poser des problèmes, tout cela depuis longtemps me devient difficile et impossible. Agir aussi. Ayant vu un jour dans une devanture de librairie sous les noms Maritain et Cocteau quelque chose qui était intitulé prétentieusement

Poésie et Religion,

j’ai acheté le livre ; il y était question de Dieu… Cela m’a conduit finalement à l’Abbaye de Solesmes. Ce que j’ai vu de plus curieux à l’Abbaye de Solesmes c’est, non pas Dieu, mais Reverdy, épave du ciel, en extase devant un rosier, ou circulant en sabots dans son jardin, ou pleurant pendant les offices.

J’ai pris quelques notes de retraite que je vous confie… mais, à part la mort, aucun problème n’est assez étrange, suggestif et merveilleux pour se proposer à mon esprit… Et puis mon esprit ne se pose plus de problèmes… Il n’y a pas de question religieuse… il n’y a pas de question…

Je connais surtout un désir violent de

" Contemplation " et de " Liberté ".

L’Occident me fait souffrir atrocement : tout mon être intime et lointain se tend vers l’Orient et, si pour y arriver, il n’y a pas d’autre moyen que l’anéantissement et l’annihilation, fût-ce par le feu et le sang de tout cet Occident pourri, alors vivement la Révolution.

La Religion, comme le mot Dieu est pour moi vide de sens. Des dogmes, des rites, du théâtre, de l’intellectualisme, etc. Les cloîtres permettent aux névrosés, aux écorchés vifs de vivre en un lieu où on leur foute la paix… Les habitants des cloîtres se foutent du monde…

Dans la vie sociale, la religion est matière à commerce, à ambition, elle sert aux épiciers, aux imagiers, aux orfèvres : elle est aussi (ex. : Maritain) un lieu favorable aux joutes métaphysiques… Des saints, ayant la foi pour qui cette foi soit une raison de sacrifice, je n’en ai jamais vu…

Partout des hommes qui veulent s’affirmer, s’opposer, se retrancher en eux : le saint est un homme qui s’efface, qui s’oublie, et qui se donne à cause d’une foi : il vit dans la sagesse et la contemplation : il se consume avec ardeur et passion pour cette foi…

Mais encore une fois, autre chose est d’avoir la notion intellectuelle de la religion et de poser une question religieuse, autre chose est de faire une expérience mystique, avec découvertes, explorations de l’inconnu, invention dans un domaine où jusque-là on ne pressentait rien…

Il n’y a pas de question religieuse…

Mais il se peut qu’un monsieur fumant et buvant à une terrasse de café, soit pris soudain d’un désir violent et imprévu de s’en aller dans un cloître, par caprice ou par goût de l’absurde, et que là où les moines ne voient rien il découvre quelque chose… S’il rencontre un saint, il aura peut-être la sensation de l’inédit, de l’ahurissant, de l’extraordinaire… Cette expérience mystique vaudra pour lui et pour lui seul :

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elle sera irréductible à tout essai d’enregistrement sismographique… de tous les psychiâtres, hagiographes et amateurs littéraires de pieuses légendes ou de cas pathologiques…

Pour moi, j’ai une foi… Pourquoi ? Je n’en sais rien, pas plus que je ne sais pourquoi j’ai des cheveux, des dents, et des boyaux… Je ne désire pas le savoir.,

Puisse tout cela ne pas vous paraître incohérent…

Je ne cherche ni à convaincre, ni à comprendre… Une orange, une cerise est pour mon esprit une question plus essentielle et plus intéressante que la question religieuse… Et puis, je vous l’ai dit, je sens que de plus en plus mon esprit ne se pose plus de questions…

En somme

l’inquiétude de l’esprit,

l’angoisse de l’âme,

la détresse de ma chair et de mes nerfs,

tout cela, je l’ai maintenant à l’état endémique… La solution religieuse me répugne comme toutes les autres, parce que bêtement pragmatique… Il n’y a encore que le rêve qui soit pour moi l’évasion dans l’Infini, l’Eternel, et l’Illimité.

Bien amicalement vôtre.

Retraite à Solesmes-Abbaye Bénédictine

Ce samedi soir, 19 juin 1926

À l’heure du recueillement crépusculaire je lis dans le journal

Neurasthénie d’une artiste. Régine Flory s’est suicidée à Londres

En dessous je vois une petite aviette, non ! une avionette

Le Lieutenant T. a terminé son voyage

Régine Flory, étoile de music-hall, charmante artiste, s’est tuée d’un coup de revolver dans les coulisses du théâtre…

Un coup de revolver au cœur avant la chute du rideau.

Tout cela est mystérieux… J’ai récité un De Profundis pour l’âme

l’Âme de Régine FLORY !!! Reine des fleurs

Hôtellerie de l’Abbaye, dominant la Sarthe… entourée de fleurs, rosiers grimpants…

Dans l’hôtellerie, une chambre

Dans cette chambre, moi

Je pense au suicide,

Je pense à la femme,

Je pense à la mort,

Je pense à l’avionnette.

Toutes ces pensées sont d’un mauve noirâtre, et moi je ne suis pas une fleur, ni un oiseau, pas même évêque…

Au point de vue émotif, la gamme va de l’attendrissement au désespoir.

À ceux qui connaissent le spleen monastique avis :

Toute solitude en face de l’absolu comprime le cerveau.

Prière, Travail, Liturgie !!!

À remarquer que la prière suppose une conscience priante, et une conscience attentive à cette prière…

Je prie, oui, je prie,

Qui, quoi ? Dieu, la Vierge…

Supplications lancées dans un monde inconnu, comme les ondes de téléphonie sans fil… Pas de réponse. L’enfant dans le coquillage n’entend plus le bruit de la mer…

Déception. Désenchantement…

Un doute ? S’il n’y avait pas de Dieu ???

J’ouvre un manuel de théologie scolastique… : " Argument du mouvement. Il a fallu un premier moteur. " – Voire. En tout cas Dieu est un bon mécanicien…

Un autre doute ? Si le monde extérieur n’était pas réel ???

Problème angoissant… J’ai des névralgies faciales…

La Pensée !! Instrument de torture…

Etat global { Malaise métaphysique,

Hantise du suicide,

Obsession féminine " Régine Flory ",

Excitation dynamique de l’avionnette,

Sublimation mystique insuffisante de ma " Libido ".

Les moines noirs ont chanté Complies…

Dans ma valise : une bouteille de cherry brandy, une boîte de cigarettes " Greys ", un petit phono de poche :

Je joue Yearning, Tea for Two…

Je bois. Je fume… Je demande pardon à Dieu et je rêve que je m’endors sur le sein de la Vierge…

Ce mardi soir, 22 juin 1926.

Le Père Abbé a une petite calotte violette sur la tête…

Les moines sont noirs. dans les couloirs…

Une barque immobile sur la Sarthe…

Nostalgie de Paris : ici rien d’imprévu, pas d’événement, rien de nouveau…

Dieu !! Ici ils consument leur vie pour y aboutir.

Rien !! Être assis à une terrasse de café, boire, fumer, rêver.

Pourquoi les hommes s’agitent ?

Pourquoi les hommes pensent ?

Pourquoi dormir ?

L’AMOUR

Chateaubriand } Et puis ?

Les cheveux au vent

Sur l’ouragan

Un goéland

Là-bas en Suisse une femme qui rêve en regardant les glaciers

et

Au Vatican, le Pape se promène solitaire

Le Simplon-Orient-Express, à grande allure à travers l’Europe : un veau philosophe le regarde passer…

La liturgie associe le veau au culte divin, car avec la peau du veau on relie les missels…

Les yeux brillants d’un épervier…

Le monde est identique à lui-même : des hommes, des oiseaux, des animaux, des plantes, des fleurs, des ruisseaux, le soleil, les étoiles, l’espace, des arbres…

L’Esprit. Le Souffle. La Poésie.

Clamart, ce 13 juillet 1926.

MON CHER BRETON,

Il y a exactement un an, je vous envoyais de Gérardmer une lettre vous faisant part de mes intentions de suicide… À cette lettre j’avais joint

ma photographie en ecclésiastique,

celle d’une jeune actrice,

celle du Lac de Gérardmer, la nuit,

celle du Monastère de la Grande-Trappe…

Quelques jours après, revenant, tard dans la nuit du dancing du casino de Gérardmer, je trouvai sur ma table une lettre, avec en-tête rouge R. S., que vous aviez adressée à ma cousine qui habitait une petite maison forestière auprès du lac de Retournemer… Dans cette lettre, vous demandiez mon adresse et exprimiez le désir de me connaître… Nous nous vîmes peu de temps après à Troyes… et je vous suivis à Paris…

En ce moment je suis en soutane et me repose chez un artiste russe à Clamart… Mais comme certaines

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personnes ayant appris… que je venais de faire un séjour à l’Abbaye de Solesmes, que je portais de nouveau le costume ecclésiastique, que je me trouvais mêlé à la

Société d’Entreprise de Néo-Conversion

Cocteau. Maritain. Reverdy et Frères

et que j’étais un admirateur d’un certain livre intitulé

Poésie et Religion.

comme les personnes, ayant appris tout cela, insinuent partout que j’ai renié le surréalisme et qu’après une année de folie, je suis revenu à l’Église, me réfugiant dans un monastère bénédictin… je tiens à démentir officiellement ces faussetés…

Je suis allé en effet à l’Abbaye de Solesmes, mais il n’y a là rien d’extraordinaire, j’ai l’habitude d’aller plusieurs fois par an me reposer et me remplumer chez les moines… et l’on connaît dans le milieu surréaliste, mon goût prononcé pour les fugues dans les monastères…

Je ne fais pas partie de la Société Cocteau-Maritain… et je considère le livre prétentieusement intitulé Poésie et Religion comme un crime de lèse-poésie et de lèse-mystique…

Quant au costume ecclésiastique, je le porte en ce moment par fantaisie, parce que mon complet-veston est déchiré… J’y trouve aussi une certaine commodité pour ébaucher des aventures amoureuses sadiques avec des Américaines qui m’emmènent la nuit au Bois…

Cela m’a procuré certaines soirées très agréables en compagnie de K. R., aux terrasses des cafés de Montparnasse, le Sélect et le Dôme… Un gros monsieur polonais, catholique, s’est même indigné de voir un jeune abbé, des roses à la boutonnière, boire des cherrybrandy en compagnie de K. R., mais je ferai remarquer que le Christ ne fuyait pas la société des courtisanes… Il est même mort dans une compagnie plutôt douteuse, entouré de deux bandits, et ayant à ses pieds une poule de luxe de Galilée…

Il y a un an j’allais chaque nuit, seul sur une barque, au Lac de Gérardmer, – j’essayais d’avoir l’attrait du suicide… j’espérais que l’angoisse nocturne me pousserait fatalement dans l’eau noire, mais j’avais peur du froid… et puis mon imagination me faisait entrevoir autant d’aventures étranges possible dans la Vie que dans la Mort, si bien que je n’ai pu me résoudre au suicide…

Mais je n’ai pas changé.

Je n’ai trouvé aucune solution, aucun détour, aucun pragmatisme acceptable…

Il me reste la foi au Christ, les cigarettes et les disques de jazz qui me passionnent.

Tea for two,

Yearning,

il me reste surtout le surréalisme…

Je vous prie donc, mon cher Breton, de faire paraître dans votre prochain numéro, la présente lettre, jointe à celle que je vous ai envoyée dernièrement sur la question religieuse et sur mon séjour à l’Abbaye de Solesmes… ainsi que la petite illustration ci-jointe de mon état psychique faite par mon ami, le célèbre graveur Alexeïeff…

J’ai l’intention d’écrire mes mémoires à partir du jour où j’ai fréquenté le milieu surréaliste…

Je suis, mon cher Breton, votre ami bien dévoué.

ABBÉ E. GENGENBACH.

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LÉGITIME DÉFENSE

Du dehors au dedans, du dedans au dehors, surréalistes, nous continuons à ne pouvoir témoigner que de cette sommation totale et pour nous sans exemple en vertu de laquelle nous sommes désignés pour donner et pour recevoir ce qu’aucuns des hommes qui nous ont précédés n’ont donné ni reçu ; pour présider à une sorte d’échange vertigineux, faute duquel nous nous désintéresserions du sens de notre vie, ne serait-ce que par paresse, par rage et pour laisser libre cours à notre débilité. Cette débilité existe : elle nous empêche de nous compter chaque fois qu’il y a lieu, même devant les idées que nous sommes sûrs de ne pas partager avec les autres et dont nous savons assez qu’à un degré d’expression près – l’action – elles nous mettent hors la loi. Sans vouloir choquer personne, je veux dire sans tenir spécialement à cela, nous considérons la présence de M. Poincaré à la tête du gouvernement français comme un obstacle grave en matière de pensée, une injure à peu près gratuite à l’esprit, une plaisanterie féroce à ne pas laisser passer. On sait, d’autre part, que nous ne sommes pas suspects de flatter l’opinion libérale de ce temps et il est entendu que la perte de M. Poincaré ne nous paraît réellement consommable que moyennant celle du plus grand nombre de ses adversaires politiques. Il n’en est pas moins vrai que les traits de cet homme suffisent admirablement à fixer notre répugnance. Le sinistre " Lorrain " est déjà pour nous une vieille connaissance : nous avions vingt ans. Sans être dupes de rancunes personnelles et tout en n’acceptant pas de faire dépendre en toute occasion notre angoisse des conditions sociales qui nous sont faites, nous sommes obligés de nous retourner à chaque instant, et de haïr. Notre situation dans le monde moderne est cependant telle que notre adhésion à un programme comme le programme communiste, adhésion de principe enthousiaste bien qu’il s’agisse évidemment à nos yeux d’un programme minimum (*), n’a pas été accueillie

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sans les plus grandes réserves et que tout se passe comme si, en fin de compte, elle avait été jugée irrecevable. Purs que nous étions de toute intention critique à l’égard du Parti français (le contraire, étant donnée notre foi révolutionnaire, eut été peu conforme à nos méthodes de pensée), nous en appelons aujourd’hui d’une sentence aussi injuste. Je dis que depuis plus d’un an nous sommes en butte de ce côté à une hostilité sourde, qui n’a perdu aucune occasion de se manifester. Réflexion faite, je ne sais pourquoi je m’abstiendrais plus longtemps de dire que L’Humanité puérile, déclamatoire, inutilement crétinisante, est un journal illisible, tout à fait indigne du rôle d’éducation prolétarienne qu’il prétend assumer. Derrière ces articles vite lus, serrant l’actualité de si près qu’il n’y a rien à voir au loin, donnant à tue-tête dans le particulier, présentant les admirables difficultés russes comme de folles facilités, décourageant toute autre activité extra-politique que le sport, glorifiant le travail non choisi ou accablant les prisonniers de droit commun, il est impossible de ne pas apercevoir chez ceux qui les ont commis une lassitude extrême, une secrète résignation à ce qui est, avec le souci d’entretenir le lecteur dans une illusion plus ou moins généreuse, à aussi peu de frais qu’il est possible. Qu’on comprenne bien que j’en parle techniquement, du seul point de vue de l’efficacité générale d’un texte ou d’un ensemble de textes quelconque. Rien ne me paraît concourir ici à l’effet désirable, ni en surface, ni en profondeur (*). D’effort réel, en dehors du rappel constant à l’intérêt humain immédiat, d’effort qui tende à détourner l’esprit de tout ce qui n’est pas la recherche de sa nécessité fondamentale, et l’on pourrait établir que cette nécessité ne saurait être que la Révolution, je n’en vois pas plus que de tentative sérieuse pour dissiper des malentendus souvent formels, ne portant que sur les moyens, et qui, sans la division par camps qu’on ne s’oppose aucunement à ce qu’ils entraînent, ne seraient pas susceptibles de mettre en péril la cause défendue (). Je ne puis comprendre que sur la route de la révolte il y ait une droite et une gauche. À propos de la satisfaction de cet intérêt humain immédiat qui est presque le seul mobile qu’on juge bon d’assigner de nos jours à l’action révolutionnaire (*), qu’il me soit permis d’ajouter que je vois à son exploitation plus d’inconvénients que de profits. L’instinct de classe me paraît avoir à y perdre tout ce que l’instinct de conservation individuelle a, dans le sens le plus médiocre, à y gagner. Ce ne sont pas les avantages matériels que chacun peut espérer tirer de la Révolution qui le disposeront à jouer sa vie – sa vie – sur la carte rouge. Encore faudra-t-il qu’il se soit donné toutes raisons de sacrifier le peu qu’il peut tenir au rien qu’il risque d’avoir. Ces raisons, nous les connaissons, ce sont les nôtres. Ce sont, je pense, celles de tous les révolutionnaires. De l’exposé de ces raisons monterait une autre lumière, se propagerait une autre confiance que celles auxquelles la presse communiste veut bien nous accoutumer. Loin de moi le projet de détourner si peu que ce soit l’attention que réclament des dirigeants responsables du Parti français les problèmes de l’heure, je me borne à dénoncer les torts d’une méthode de propagande qui me semble déplorable et à la révision de laquelle ne sauraient, selon moi, être apportés trop, et trop rapidement, de soins.

(*) Je m’explique. Nous n’avons l’impertinence d’opposer aucun programme au programme communiste. Tel quel, il est le seul qui nous paraisse s’inspirer valablement des circonstances, avoir une fois pour toutes réglé son objet sur la chance totale qu’il a de l’atteindre, présenter dans son développement théorique comme dans son exécution tous les caractères de la fatalité. Au delà nous ne trouvons qu’empirisme et rêverie. Et cependant il est en nous des lacunes que tout l’espoir que nous mettons dans le triomphe du communisme ne comble pas : l’homme n’est-il pas irréductiblement un ennemi pour l’homme, l’ennui ne finira-t-il pas qu’avec le monde, toute assurance sur la vie et sur l’honneur n’est-elle pas vaine, etc ? Comment éviter que ces questions se posent, entraînent des dispositions particulières dont il est difficile de ne pas faire état ? Dispositions entraînantes, auxquelles la considération des facteurs économiques, chez des hommes non spécialisés, et par nature peu spécialisables, ne suffit pas toujours à donner le change. S’il faut à tout prix obtenir notre renoncement, notre désistement sur ce point, qu’on l’obtienne Sinon nous continuerons malgré nous à faire des réserves sur l’abandon complet à une foi qui présuppose comme une autre un certain état de grâce.

(*) Exception faite pour la collaboration de Jacques Doriot, de Camille Fégy, de Marcel Fourrier et de Victor Crastre, qui offre toutes garanties.

(**) Je crois à la possibilité de se concilier dans une certaine mesure les anarchistes plutôt que les socialistes, je crois à la nécessité de passer à certains hommes de premier plan, comme Boris Souvarine, leurs erreurs de caractère.

(***) Je répète que beaucoup de révolutionnaires, de tendances diverses, n’en conçoivent pas d’autres. D’après Marcel Martinet (Europe, 15 mai), la déception des surréalistes ne leur est venue qu’après la guerre, du fait d’avoir mal à leur portefeuille. " Si le Boche avait payé, pas de déception et la question de la Révolution ne se posait pas plus qu’après une grève qui apporte quatre sous d’augmentation. " Affirmation dont nous lui laissons la responsabilité et dont l’évidente mauvaise foi me dispense de répondre point par point à son article.

C’est sans aucune présomption et de même sans timidité que je développe ces quelques observations. Même du point de vue marxiste, elles ne sauraient raisonnablement m’être interdites. L’action de L’Humanité est loin d’être irréprochable. Ce qu’on y lit n’est pas toujours fait pour retenir, a fortiori pour tenter. Les courants véritables de la pensée moderne s’y manifestent moins que partout ailleurs. La vie des idées y est à peu près nulle. Tout s’y passe en doléances vagues, dénigrements oiseux, petites conversations. De-ci de-là se fait jour quelque symptôme d’impuissance plus caractérisé : on procède par citations, on se retranche derrière des autorités, au besoin on en arrive à réhabiliter des traîtres comme Guesde et Vaillant. Faut-il à tous prix

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passer cela sous silence ? Au nom de quoi ?

Je dis que la flamme révolutionnaire brûle où elle veut et qu’il n’appartient pas à un petit nombre d’hommes, dans la pério le d’attente que nous vivons, de décréter que c’est ici ou là seulement qu’elle peut brûler. Il faut être bien sûr de soi pour en décider ainsi et L’Humanité, fermée comme elle est sur des exclusives de toutes sortes, n’est pas tous les jours le beau journal enflammé que nous voudrions tenir entre les mains. Parmi les services dont je ne sais par quelle étroitesse elle se passe pour n’être que l’écho presque inintelligible de la grande voix de Moscou, il n’est pas jusqu’aux nôtres qui, si spéciaux qu’ils soient, lui seraient entièrement acquis et dont j’aimerais dire un mot. Si notre contribution à l’action révolutionnaire, dans ce sens, était agréée, nous serions les premiers à ne pas vouloir outrepasser les limites qu’elle comporte et qui sont en rapport avec nos moyens. Ce ne serait peut-être pas trop demander que de ne pas être tenus pour quantité négligeable. Si quelques-uns ont droit aujourd’hui de se servir d’une plume, sans y mettre le moindre amour-propre professionnel, et ne serait-ce que parce qu’ils sont seuls à avoir banni le hasard des choses écrites – tout le hasard, chance et malchance, profits et pertes – c’est nous, me semble-t-il, qui d’ailleurs n’écrivons plus guère et nous en remettons à de plus libres que nous, un jour, du soin d’apprécier. Il n’y avait rien à faire en 1926, pour moi pas même à répondre à cette lettre de M. Henri Barbusse :

" Mon cher Confrère,

Je prends la direction littéraire du journal L’Humanité. Nous voulons en faire un vaste organe populaire dont l’action s’exerce dans toutes les larges voies de l’activité et de la pensée contemporaines. L’Humanité publiera notamment une nouvelle chaque jour. Je vous demande si vous voudriez en principe donner votre collaboration à notre journal pour cette rubrique. De plus, je vous serais reconnaissant si vous vouliez bien me soumettre des propositions et des idées de campagnes de presse qui rentrent dans le cadre d’un grand journal prolétarien destiné à éclairer et à instruire les masses, à dresser le réquisitoire qui s’impose contre les tendances rétrogrades, les insuffisances, les abus, les perversions de la " culture " actuelle et à préparer l’avènement d’un grand art humain et collectif qui nous paraît s’imposer de plus en plus aux jours où nous sommes. " Avec la meilleure volonté je ne puis en passer par ce que M. Barbusse me demande. Je céderais sans doute à l’envie de soumettre des propositions et des idées de campagnes de presse à L’Humanité si l’idée que M. Barbusse en est directeur littéraire ne m’en dissuadait complètement. M. Barbusse a écrit autrefois un livre honnête intitulé : Le Feu. À vrai dire, c’était plutôt un grand article de journal, d’une valeur d’information incontestable, rétablissant dans leur vérité élémentaire une série de faits qu’il y avait alors tout intérêt à masquer ou à trahir ; c’était plutôt un documentaire passable, quoique inférieur à toute bande cinématographique réelle reproduisant des scènes de carnage sous l’œil amusé du même M. Poincaré, et du spectacle de laquelle nous avons été privés jusqu’ici. Le peu que je sais par ailleurs de la production de M. Barbusse me confirme dans cette opinion que si le succès du Feu n’était venu le surprendre et ne l’avait du jour au lendemain rendu tributaire de l’espoir violent de milliers d’hommes attendant, exigeant presque qu’il se fît leur porte-parole, rien ne le désignait pour être l’âme d’une foule, le projecteur. Or, intellectuellement parlant, il n’est pas non plus, à l’exemple des écrivains que nous, surréalistes, faisons profession d’admirer, un éclaireur. M. Barbusse est, sinon un réactionnaire, du moins un retardataire, ce qui ne vaut peut-être pas mieux. Non seulement il est incapable d’extérioriser, comme l’a fait Zola, le sentiment qu’il peut avoir du mal public et de faire passer jusque sur les peaux délicates le vent terrible de la misère, mais encore il ne participe en rien au drame intérieur qui se joue depuis des années entre quelques hommes et dont on verra peut-être un jour que l’issue intéressait tous les hommes. En ce qui me concerne, l’importance que j’attache à cette dernière partie et l’émotion qu’elle me donne sont telles qu’il ne me reste aucun loisir pour publier des " nouvelles ", même dans L’Humanité. Je n’ai jamais écrit de nouvelles, n’ayant de temps ni à perdre ni à faire perdre. C’est là selon moi un genre périmé, et l’on sait que j’en juge non selon la mode, mais d’après le sens général de l’interrogation que je subis. Aujourd’hui, pour compter écrire ou désirer lire une " nouvelle " il faut être un bien pauvre diable. Quand M. Barbusse ne le voudrait pas, la niaiserie sentimentale a fait son temps. En dehors de toute rubrique littéraire, les seules nouvelles que nous admettions, que nous connaissions, sont celles que nous donne de la situation révolutionnaire L’Humanité quand elle prend la peine de ne pas les calquer sur d’autres journaux. M. Barbusse et ses suppôts ne parviendront pas à nous mettre du vague à l’âme. Il est entendu que M. Barbusse est pour nous une prise facile. Cependant, voilà un homme qui jouit, sur le plan même où nous agissons, d’un crédit que rien de valable ne justifie : qui n’est pas un homme d’action, qui n’est pas

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une lumière de l’esprit, et qui n’est même positivement rien. Sous prétexte que son dernier roman (Les Enchaînements, paraît-il) lui a valu quelques lettres comminatoires, il se plaint dans L’Humanité des 1er et 9 septembre de l’aridité de sa tâche, des difficultés de ses relations avec le public prolétarien, " seul public dont le suffrage compte ", auquel il est " profondément attaché ", etc., etc. Ce faisant, il en arrive " à propos des mots, matière première du style ", à rouvrir maladroitement un débat au sujet duquel nous aurions tout à dire et auquel on ne le voit aucunement mêlé : " Dans mon article de la semaine dernière, j’ai indiqué le fort courant de renouvellement du style qui se manifeste actuellement et m’a paru digne d’être qualifié de révolutionnaire. Je me suis efforcé de montrer que ce renouvellement, qui reste malheureusement (*) dans le seul plan de la forme, dans la zone superficielle du mode d’expression (?) est en train de modifier tout l’aspect de la littérature. " Qu’est-ce à dire ? Alors que nous n’avons cessé de prendre tant de précautions pour rester maîtres de nos recherches, n’importe qui pourrait venir, dans une intention confusionniste que je m’explique trop bien, assimiler notre attitude, et par-dessus nous, l’attitude de Lautréamont, par exemple, à celle des gens de plume les plus divers auxquels tient à être agréable M. Henri Barbusse ! J’extrais les lignes suivantes du Bulletin de la Vie artistique du 1er août : " Toute l’activité des surréalistes ne se réduit pas au seul automatisme. Ils usent de l’écriture d’une façon toute volontaire et contradictoire au sentiment qu’ils ont de cet automatisme, et pour des buts qu’il n’est pas lieu d’examiner ici. Simplement peut-on constater que leurs actes et leur peinture qui trouve là sa position, appartiennent à cette vaste entreprise de re-création de l’univers où Lautréamont et Lénine se sont donnés tout entiers. " On ne saurait, me semble-t-il, mieux dire et le rapprochement des deux noms que présente cette dernière phrase ne peut passer ni pour arbitraire, ni pour plaisant. Ces noms ne nous paraissent aucunement opposables l’un à l’autre et nous espérons bien faire entendre pourquoi. M. Barbusse devrait y prendre garde, ce qui lui éviterait d’abuser de la confiance des travailleurs en leur faisant l’éloge de Paul Claudel et de Cocteau, auteurs de poèmes patriotiques infâmes, de professions de foi catholiques nauséabondes, profiteurs ignominieux du régime et contre-révolutionnaires fieffés. Ce sont, dit-il, des " novateurs " et certes nul ne songerait à en écrire autant de M. Barbusse, le vieil emmerdeur bien connu. Passe encore que Jules Supervielle et Luc Durtain lui paraissent représenter avec le plus d’autorité et de valeur les nouvelles tendances : vous savez, Jules Supervielle et Luc Durtain, ces " deux écrivains remarquables en tant qu’écrivains " (sic), mais Cocteau, mais Claudel ! Pourquoi pas aussi, par un rédacteur politique de l’Humanité, à propos du prochain monument aux morts, une apologie impartiale du talent de M. Poincaré ? M. Barbusse, s’il n’était pas un fumiste de la pire espèce, ne ferait pas mine de croire que la valeur révolutionnaire d’une œuvre et son originalité apparente ne font qu’un. Je dis : originalité apparente, car la reconnaissance de l’originalité des œuvres dont il s’agit ne saurait nous renseigner que sur l’ignorance de M. Barbusse. Qu’on comprenne que la publication dans L’Humanité de l’article : " À propos des mots, matière première du style ", vaut pour moi comme signe des temps et mérite d’être relevé en tant que tel. Il est impossible de faire plus mauvaise besogne où l’on passe (je dis bien : où l’on passe) que ne le fait M. Barbusse.

(*) Ce malheureusement est tout un poème.

Nous avons toujours déclaré et nous maintenons que l’émancipation du style, réalisable jusqu’à un certain point dans la société bourgeoise, ne saurait consister dans un travail de laboratoire portant abstraitement sur les mots. Dans ce domaine comme dans un autre, il nous paraît que la révolte seule est créatrice et c’est pourquoi nous estimons que tous les sujets de révolte sont bons. Les plus beaux vers d’Hugo sont ceux d’un ennemi irréductible de l’oppression ; Borel, dans le portrait qui illustre un de ses livres, tient un poignard en main ; Rabbe se sentait " un surnuméraire de la vie ", Baudelaire maudissait Dieu et Rimbaud jurait ne pas être au monde. Il n’était pas de salut pour leur œuvre hors de là. Ce n’est que sachant cela que nous pouvons, vis-à-vis de nous, les tenir pour quittes. Mais quant à nous en laisser imposer par ce qui tend aujourd’hui à se présenter extérieurement sous le même angle que ces œuvres sans en offrir l’équivalent substantiel : jamais. Car c’est bien de " substance " qu’il s’agit, même au sens philosophique de nécessité réalisée. La réalisation de la nécessité seule est d’ordre révolutionnaire. Il ne peut donc être permis de dire d’une œuvre qu’elle est d’essence révolutionnaire que si, contrairement à ce qui a lieu pour celles que nous recommande M. Barbusse, la " substance " en question n’y fait pas complètement défaut. Ce n’est qu’ensuite qu’on en peut venir aux mots et aux moyens plus ou moins radicaux d’opérer sur eux. À vrai dire, l’opération est

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généralement inconsciente – chez ceux qui ont quelque chose à dire, naturellement – et il faut être le dernier des primaires pour accorder quelque attention à la théorie futuriste des " mots en liberté ", fondée sur la croyance enfantine à l’existence réelle et indépendante des mots. Cette théorie est même un exemple frappant de ce que peut suggérer à l’homme épris seulement de nouveauté l’ambition de ressembler aux hommes les plus fiers qui l’ont précédé et les plus grands. On sait qu’à cette théorie comme à beaucoup d’autres non moins précaires, nous avons opposé l’écriture automatique qui introduit dans le problème une donnée dont il n’a pu être suffisamment tenu compte, mais qui l’empêche dans une certaine mesure de se poser. Jusqu’à ce qu’il ne se pose plus nous veillerons cependant à empêcher son escamotage pur et simple. Il ne s’agit pas du tout pour nous de réveiller les mots et de les soumettre à une savante manipulation pour les faire servir à la création d’un style, aussi intéressant qu’on voudra. Constater que les mots sont la matière première du style est à peine plus ingénieux que présenter les lettres comme la base de l’alphabet. Les mots sont, en effet, bien autre chose et ils sont même peut-être tout. Ayons pitié des hommes qui n’ont compris que l’usage littéraire qu’ils pouvaient en faire et qui se vantent par là de préparer " la renaissance artistique qu’appelle et qu’ébauche la renaissance sociale de demain ". Que nous importe, à nous, cette renaissance artistique ? Vive la Révolution sociale et elle seule ! Nous avons un compte assez grave à régler avec l’esprit, nous vivons trop mal dans notre pensée, nous subissons trop douloureusement le poids des " styles " chers à M. Barbusse pour avoir la plus légère attention à donner d’un autre côté. Encore une fois, tout ce que nous savons est que nous sommes doués à un certain degré de la parole et que, par elle, quelque chose de grand et d’obscur tend impérieusement à s’exprimer à travers nous, que chacun de nous a été choisi et désigné à lui-même entre mille pour formuler ce qui, de notre vivant, doit être formulé. C’est un ordre que nous avons reçu une fois pour toutes et que nous n’avons jamais eu loisir de discuter. Il peut nous apparaître, et c’est même assez paradoxal, que ce que nous disons n’est pas ce qu’il y a de plus nécessaire à dire et qu’il y aurait manière de le mieux dire. Mais c’est comme si nous y avions été condamnés de toute éternité. Écrire, je veux dire écrire si difficilement, et non pour séduire, et non, au sens où on l’entend d’ordinaire, pour vivre, mais, semble-t-il, tout au plus pour se suffire moralement, et faute de pouvoir rester sourd à un appel singulier et inlassable. écrire ainsi n’est jouer ni tricher, que je sache. Nous sommes peut-être chargés seulement de liquider une succession spirituelle à laquelle il y irait de l’intérêt de chacun de renoncer, et c’est tout. Nous déplorons grandement que la perversion complète de la culture occidentale entraîne de nos jours l’impossibilité pour qui parle avec une certaine rigueur, de se faire entendre du plus grand nombre de ceux pour qui il parle. Il semble que tout désormais les empêche de se rejoindre. Ce qui se pense (pour la seule gloire de se penser) est devenu presque incompréhensible à la masse des hommes, et leur est à peu près intraduisible. À propos de la possibilité générale d’intelligence de certains textes il a pu même être question d’initiation. Et il s’agit pourtant toujours de la vie et de la mort, de l’amour et de la raison, de la justice et du crime. La partie n’est pas désintéressée ! Tout le sens de ma critique présente est là. Je ne sais, je le répète humblement, comment on peut espérer réduire à notre époque le malentendu, angoissant au possible, qui résulte des difficultés en apparence insurmontables d’objectivation des idées. Nous nous étions, de notre propre chef, placés au centre de ce malentendu et prétendions veiller à ce qu’il ne s’aggravât. Du seul point de vue révolutionnaire, la lecture de L’Humanité tendrait à prouver que nous avions raison. Nous pensions être dans notre rôle en dénonçant de là les impostures et les déviations qui se révélaient autour de nous les plus caractéristiques et aussi nous estimions que, n’ayant rien à gagner à nous placer directement sur le terrain politique, de là nous pouvions en matière d’activité humaine user à bon droit du rappel aux principes et servir de notre mieux la cause de la Révolution. Du sein du Parti communiste français on n’a pas cessé de désapprouver plus ou moins ouvertement cette attitude et même l’auteur d’une brochure parue récemment sous le titre : La Révolution et les Intellectuels. – Que peuvent faire les Surréalistes ? qui tente de la définir du point de vue communiste avec le maximum d’impartialité, nous accuse d’osciller encore entre l’anarchie et le marxisme et nous met en quelque sorte le marché en main. Voici, du reste, la question essentielle qu’il nous pose : " Oui ou non, cette révolution souhaitée est-elle celle de l’esprit a priori, ou celle du monde des faits ? Est-elle liée au marxisme, ou aux théories contemplatives, à l’épuration de la vie intérieure ? " Cette question est d’un tour beaucoup plus subtil qu’elle n’en a l’air, quoique sa principale malignité me paraisse résider dans l’opposition de la réalité intérieure au monde des faits, opposition toute artificielle qui cède aussitôt à l’examen. Dans le

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domaine des faits, de notre part aucune équivoque n’est possible : il n’est personne de nous qui ne souhaite le passage du pouvoir des moins de la bourgeoisie à celles du prolétariat. En attendant, il n’en est pas moins nécessaire, selon nous, que les expériences de la vie intérieure se poursuivent et cela, bien entendu, sans contrôle extérieur, même marxiste. Le surréalisme ne tend-il pas, du reste, à donner à la limite ces deux états pour un seul, en faisant justice de leur prétendue inconciliabilité pratique par tous les moyens, à commencer par le plus primitif de tous, dont l’emploi trouverait mal à se légitimer s’il n’en était pas ainsi : je veux parler de l’appel au merveilleux (*).

(*) Le cadre de cette étude ne se prête pas à ce que je m’étende longuement sur ce sujet. Reste-t-il encore à démontrer que le surréalisme ne s’est point proposé d’autre but ? Il est temps, nous continuons avec véhémence à l’affirmer, plus que jamais il est temps pour l’esprit de réviser certaines oppositions de termes purement formelles telles que l’opposition de l’acte à la parole, du rêve à la réalité, du présent au passé et à l’avenir. Le bien fondé de ces distinctions, dans les conditions déplorables d’existence en Europe, au début du XXe siècle, même du point de vue pratique, ne se défend plus un seul instant. Pourquoi ne pas mobiliser toutes les puissances de l’imagination pour y remédier ? Si la poésie, avec nous, y gagne : tant mieux ou tant pis, mais là n’est pas la question. Nous sommes, de cœur avec le comte Hermann Keyserling, sur la voie d’une métaphysique monotone. " Elle ne parle jamais que de l’être un, où Dieu, l’âme et le monde se rejoignent, de l’un qui est l’essence la plus profonde de toute multiplicité. Elle aussi n’est qu’intensité pure ; elle ne vise que la vie même, cet in-objectif d’où jaillissent les objets comme des incidents. " Mais tant que la fusion des deux états en question reste purement idéale, tant qu’il n’est pas permis de dire dans quelle mesure elle finira par s’opérer – nous en sommes à indiquer pour l’instant qu’elle est concevable – il n’y a pas lieu de nous mettre en contradiction avec nous-mêmes au sujet des diverses acceptions que nous sommes amenés à donner à certains mots, à certains mots-tampons tels que le mot " Orient ". Ce mot qui joue en effet, comme beaucoup d’autres, sur un sens propre et plusieurs sens figurés, et naturellement aussi sur divers contre-sens, est prononcé de plus en plus depuis quelques années. Il doit correspondre à une inquiétude particulière de ce temps, à son plus secret espoir, à une prévision inconsciente ; il ne doit pas revenir avec cette insistance absolument en vain. Il constitue à lui seul un argument qui en vaut un autre, et les réactionnaires d’aujourd’hui le savent bien, qui ne perdent aucune occasion de mettre l’Orient en cause. " Trop de signes, écrit Massis, nous font craindre que les doctrines pseudo-orientales, enrôlées au service des puissances de désordre, ne servent, en fin de compte, qu’à ranimer les dissensions qui, depuis la Réforme, se sont abattues sur l’esprit de l’Europe, et que l’asiatisme, comme le germanisme de naguère, ne soit que le premier message des Barbares. " Valéry insinue que " les Grecs et les Romains nous ont montré comment l’on opère avec les monstres de l’Asie ". C’est un ventre qui parle : " D’ailleurs la question, en ces matières, n’est que de digérer. " Pour Maurras, nous confie M. Albert Gareau, toute déraison vient des puissances troubles de l’Orient. " Toutes les grandes catastrophes de notre histoire, tous les grands malaises s’interprètent par les chaleurs du même miasme juif et syrien, par, l’âpre folie de l’Orient et sa religion sensitive et le goût de l’orage proposé de la sorte aux esprits fatigués. " Pourquoi, dans ces conditions, ne continuerions-nous pas à nous réclamer de l’Orient, voire du " pseudo-Orient " auquel le surréalisme consent à n’être qu’un hommage, comme l’œil se penche sur la perle ? Tagore, qu est un mauvais esprit oriental, pense que " la civilisation occidentale ne périra pas, si elle recherche dès maintenant l’harmonie qui a été rompue au profit de sa nature matérielle ". Entre nous, c’est bien in possible, et voilà une civilisation condamnée. Ce que nous ne pouvons souffrir, dis-je, et c’est là tout le sujet de cet article, est que l’équilibre de l’homme, rompu, c’est vrai, en Occident, au profit de sa nature matérielle, puisse espérer se retrouver dans le monde par le consentement de nouveaux sacrifices à sa nature matérielle. C’est pourtant ce que de bonne foi, pensent certains révolutionnaires, notamment à l’intérieur du Parti communiste français. Il existe un domaine moral où les semblables ne sont pas guéris par les semblables, où l’homéopathie ne vaut rien. Ce n’est pas par le " machinisme " que les peuples occidentaux peuvent se sauver le mot d’ordre : électrification, a beau être à l’ordre du jour – ce n’est pas par là qu’ils échapperont au mal moral dont ils périssent. Je suis bien d’avis, avec l’auteur du manifeste : La Révolution et les Intellectuels, que " le salariat est une nécessité matérielle à laquelle les trois quarts de la population mondiale sont contraints, indépendante des conceptions philosophiques des soi-disant Orientaux ou Occidentaux " et que " sous la férule du capital les uns et les autres sont des exploités ", mais je ne saurais partager sa conclusion, à savoir que " les querelles de l’intelligence sont absolument vaines devant cette unité de condition ". J’estime, au contraire, que l’homme doit moins que jamais faire abandon de son pouvoir discriminateur ; qu’ici le surréalisme doctrinaire cesse précisément d’être de mise, et qu’à un examen plus approfondi, qui mérite d’être tenté, le salarial ne saurait passer pour la cause efficiente de l’état de choses que nous

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supportons ; – qu’il admettrait pour lui-même une autre cause à la recherche de laquelle l’intelligence, en particulier notre intelligence, est en droit de s’appliquer (*).

(*) Il n’est aucunement question de mettre en cause le matérialisme historique, mais une fois de plus le matérialisme tout court. Est-il bien nécessaire de rappeler que, dans l’esprit de Marx et d’Engels, le premier n’a pris naissance que dans la négation exaspérée, définitive du second ? Aucune confusion n’est permise à ce sujet. Selon nous l’idée du matérialisme historique, dont nous songeons moins que jamais à contester le caractère génial, ne peut se soutenir et, comme il importe, s’exalter dans la durée, ne peut aussi nous forcer à envisager concrètement ses conséquences, que si elle reprend à chaque instant connaissance d’elle-même, que si elle s’oppose sans crainte toutes les idées antagonistes, à commencer par celles qu’à l’origine il lui a fallu vaincre pour être et qui tendent à se représenter sous de nouvelles formes. Ce sont ces dernières qui nous paraissent faire sournoisement leur chemin dans l’esprit de certains dirigeants du Parti communiste français. Peut-on leur demander de méditer les pages terribles de Théodore Jouffroy : Comment les dogmes finissent ? Nous nous plaignons de rencontrer la plus grave obstruction en ce sens. Si encore nous étions suspects de passivité à l’égard des diverses entreprises de brigandage capitaliste, passe encore, mais ce n’est même pas le cas. Nous ne défendrions pour rien au monde un pouce de territoire français, mais nous défendrions jusqu’à la mort en Russie, en Chine, une conquête minime du prolétariat. Etant ici nous aspirons à y faire notre devoir révolutionnaire comme ailleurs. Si nous manquons peut-être d’esprit politique, du moins ne peut-on nous reprocher de vivre retirés en notre pensée comme en une tour autour de laquelle les autres se fusillent. De notre plein gré, nous n’avons jamais voulu entrer dans cette tour et nous ne permettrons pas qu’on nous y enferme. Il se peut, en effet, que notre tentative de coopération, au cours de l’hiver 1925-1926, avec les plus vivants éléments du groupe " Clarté " en vue d’une action extérieure bien définie, ait abouti pratiquement a un échec mais, si l’accord envisagé n’a pu se manifester, je nie que ce soit " par incapacité de résoudre l’antinomie fondamentale qui existe dans la pensée surréaliste ". Je crois avoir fait comprendre que cette antinomie n’existe pas. Tout ce à quoi, les uns comme les autres, nous nous sommes heurtés, c’est à la crainte d’aller contre les desseins véritables de l’Internationale communiste et à l’impossibilité de ne vouloir " connaître que la consigne " au moins déroutante donnée par le Parti français. Voilà essentiellement pourquoi La Guerre civile n’a pas paru. Comment échapper à la pétition de principe ? On vient encore de m’assurer, en toute connaissance de cause, qu’au cours de cet article je commets une erreur en attaquant, de l’extérieur du parti, la rédaction d’un de ses organes, et de me représenter que cette action, apparemment bien intentionnée et même louable, était de nature à donner des armes aux ennemis du Parti dont je juge moi-même qu’il est, révolutionnairement, la seule force sur laquelle on puisse compter. Ceci ne m’avait pas échappé et je puis dire que c’est pourquoi j’ai longtemps hésité à parler, pourquoi je ne m’y suis résolu qu’à contre-cœur. Et il est vrai, rigoureusement vrai, qu’une telle discussion, qui ne se propose rien moins que d’affaiblir le Parti, eût du se poursuivre à l’intérieur du Parti. Mais, de l’aveu même de ceux qui s’y trouvent on eut écourté cette discussion au possible, à supposer qu’on lui eût même permis de s’engager. Il n’y avait, pour moi, pour ceux qui pensent comme moi, rien à en attendre, exactement. À ce sujet je savais dès l’année dernière à quoi m’en tenir et c’est pourquoi j’ai jugé inutile de me faire inscrire au Parti communiste. Je ne veux pas être rejeté arbitrairement dans l'" opposition " d’un parti auquel j’adhère sans cela de toutes mes forces, mais dont je pense que possédant pour lui la Raison, il devrait, s’il était mieux mené, s’il était véritablement lui-même, dans le domaine où mes questions se posent, avoir réponse à tout. Je termine en ajoutant que, malgré tout, cette réponse je l’attends toujours. Je ne suis pas près de me retourner d’un autre côté. Je souhaite seulement que de l’absence d’un grand nombre d’hommes comme moi, retenus pour des motifs aussi valables, les rangs de ceux qui préparent utilement et en pleine entente la Révolution prolétarienne ne soient pas plus clairs, surtout si parmi eux se glissent des fantômes, c’est-à-dire des êtres sur la réalité desquels ils s’abusent et qui, de cette Révolution, ne veulent pas.


Légitime défense ?

ANDRÉ BRETON.


Le Cuirassé Potemkine

VIVENT LES SOVIETS !

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