LA RÉVOLUTION SURRÉALISTE N°7, 15 JUIN 1926
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L’ENCLUME DES FORCES
Ce fleuve, cette nausée, ces lanières, c’est dans ceci que commence le Feu. Le feu de langues. Le feu tissé en torsades de langues dans le miroitement de la terre qui s’ouvre comme un ventre en gésine, aux entrailles de miel et de sucre. De toute sa blessure obscène il bâille ce ventre mou, mais le feu bâille par-dessus en langues tordues et ardentes qui portent à leur pointe des soupiraux comme de la soif. Ce feu tordu comme des nuages dans l’eau limpide, avec à côté la lumière qui trace une règle et des cils. Et la terre de toutes parts entr’ouverte et montrant d’arides secrets. Des secrets comme des surfaces. La terre et ses nerfs, et ses préhistoriques solitudes, la terre aux géologies primitives où se découvrent des pans du monde dans une ombre noire comme le charbon. La terre est mère sous la glace du feu. Voyez le feu dans les trois rayons, avec le couronnement de sa crinière où grouillent des yeux. Myriades de myriapodes d’yeux. Le centre ardent et convulsé de ce feu est comme la pointe écartelée du tonnerre à la cime du firmament. Un absolu d’éclat dans l’échauffourée de la force. La pointe épouvantable de la force qui se brise dans un tintamarre tout bleu. Les trois rayons font un éventail dont les branches tombent à pic et convergent vers le même centre. Mais ce centre est un disque laiteux recouvert d’une spirale d’éclipses.
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L’ombre de l’éclipse fait un mur sur les zigzags de la haute maçonnerie céleste. Mais au-dessus du ciel est le Double-Cheval. L’évocation du cheval trempe dans la lumière de la force, sur un fond de mur élimé et pressé jusqu’à la corde. La corde de son double poitrail. Et en lui le Premier des deux est beaucoup plus étrange que l’autre. C’est lui qui ramasse l’éclat dont le deuxième n’est que l’ombre lourde. Plus bas encore que l’ombre du mur la tête et le poitrail du cheval font une ombre, comme si toute l’eau du monde élevait l’orifice d’un puits. L’éventail ouvert domine une pyramide de cimes, un immense concert de sommets. Une idée de désert plane sur ces sommets au-dessus desquels un astre échevelé flotte, horriblement, inexplicablement suspendu. Suspendu comme le bien dans l’homme, ou le mal dans le commerce d’homme à homme, ou la mort dans la vie. Force giratoire des astres. Mais derrière cette vision d’absolu, ce système de plantes, d’étoiles, de terrains tranchés jusqu’à l’os, derrière cette ardente floculation de germes, cette géométrie de recherches, ce système giratoire de sommets, derrière ce soc planté dans l’esprit et cet esprit qui dégage ses fibres, découvre ses sédiments, derrière cette main d’homme enfin qui imprime son pouce dur et dessine ses tâtonnements, derrière ce mélange de manipulations et de cervelle, et ces puits dans tous les sens de l’âme, et ces cavernes dans la réalité, se dresse la Ville aux murailles bardées, la ville immensément haute, et qui n’a pas trop de tout le ciel pour lui faire un plafond où des plantes poussent en sens inverse et avec une vitesse d’astres jetés. Cette ville de cavernes et de murs qui projette sur l’abîme absolu des arches pleines et des caves comme des ponts. Que l’on voudrait dans le creux de ces arches, dans l’arcature de ces ponts insérer le creux d’une épaule démesurément grande, d’une épaule où diverge le sang. Et placer son corps en repos et sa tête où fourmillent les rêves sur le rebord de ces corniches géantes où s’étage le firmament. Car un ciel de Bible est dessus où courent des nuages blancs. Mais les menaces douces de ces nuages. Mais les orages. Et ce Sinaï dont ils laissent percer les flammèches. Mais l’ombre portée de la terre, et l’éclairage assourdi et crayeux. Mais cette ombre en forme de chèvre enfin et ce bouc ! Et le Sabbat des Constellations. Un cri pour ramasser tout cela et une langue pour m’y pendre. Tous ces reflux commencent à moi. Montrez-moi l’insertion de la terre, la charnière de mon esprit, le commencement affreux de mes ongles. Un bloc, un immense bloc faux me sépare de mon mensonge. Et ce bloc est de la couleur qu’on voudra. Le monde y bave comme la mer rocheuse, et moi avec les reflux de l’amour. Chiens, avez-vous fini de rouler vos galets sur mon âme. Moi. Moi. Tournez la page des gravats. Moi aussi j’espère le gravier céleste et la plage qui n’a plus de bords. Il faut que ce feu commence à moi. Ce feu et ces langues, et les cavernes de ma gestation. Que les blocs de glace reviennent s’échouer sous mes dents. J’ai le crâne épais, mais l’âme lisse, un cœur de matière échouée. J’ai une absence de météores, absence de soufflets enflammés. Je cherche dans mon gosier des noms, et comme le cil vibratile des choses. L’odeur du néant, un relent d’absurde, le fumier de la mort entière… L’humeur légère et raréfiée. Moi aussi je n’attends que le vent. Qu’il s’appelle amour ou misère il ne pourra guère m’échouer que sur une plage d’ossements.
ANTONIN ARTAUD.
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LE SURREALISME ET LA PEINTURE
(Suite) *
- Voir les nos 4 et 6 de la R. S.
… Tel homme aux moustaches trop grises pour l’œil trop bleu connaît maintenant le pire sommeil, auquel préfèrent le leur les morts. Les souris et les rats qui le contemplent ne savent trop sur quel pied danser. J’ai vu dernièrement un de ses portraits. Il a la tête un peu plus penchée sur l’épaule et c’est tout. Quel abbé Brémond de misère et d’horreur viendra d’ici peu nous entretenir de la peinture " métaphysique ", de la peinture rêvée et, à ce propos, de tout ce que de 1910 à 1916 Chirico fit d’incomparable, et qu’il comparera ? J’ai mis, nous avons mis cinq ans à désespérer de Chirico, à admettre qu’il eût perdu tout sens de ce qu’il faisait. Nous y sommes-nous assez souvent retrouvés sur cette place où tout semble si près d’être et est si peu ce qui est ! C’est là que nous avons tenu nos assises invisibles, plus que partout ailleurs. Là qu’il eut fallu nous chercher – nous et le manque de cœur. C’était le temps où nous n’avions pas peur des promesses. On voit comme déjà j’en parle à mon aise. Des hommes comme Chirico prenaient alors figure de sentinelles sur la route à perte de vue des Qui-vive. Il faut dire qu’arrivés là, à ce poste où il se tenait, il nous était devenu impossible de rebrousser chemin, qu’il y allait de toute notre gloire de passer. Nous sommes passés. Plus tard, entre nous et à voix basse, dans l’incertitude croissante de la mission qui nous était confiée, nous nous sommes souvent reportés à ce point fixe comme au point fixe Lautréamont, qui suffirait avec lui à déterminer notre ligne droite. Cette ligne, dont il ne nous appartient plus désormais de nous écarter, peu importe que Chirico lui-même l’ait perdue de vue : longtemps il ne tiendra qu’à nous qu’elle soit la seule. Quelle plus grande folie que celle de cet homme, perdu maintenant parmi les assiégeants de la ville qu’il a construite, et qu’il a faite imprenable ! À lui comme à tant d’autres, elle opposera éternellement sa rigueur terrible, car il l’a voulue telle que ce qui s’y passe ne pourrait pas ne pas s’y passer. C’est l’Invitation à l’Attente que cette ville toute entière comme un rempart, que cette ville éclairée en plein jour de l’intérieur. Que de fois j’ai cherché à m’y orienter, à faire le tour impossible de ce bâtiment, à me figurer les levers et les couchers, nullement alternatifs, des soleils de l’esprit ! Epoque des Portiques, époque des Revenants, époque des Mannequins, époque des Intérieurs, dans le mystère de l’ordre chronologique où vous m’apparaissez, je ne sais quel sens attacher au juste à votre succession, au terme de laquelle on est bien obligé de convenir que l’inspiration a abandonné Chirico, ce même Chirico dont le principal souci est aujourd’hui de nous empêcher de prouver sa déchéance. Il m’est déjà arrivé (*) à d’autres propos, de me référer à l’observation transcrite par Taine et qui porte sur un très émouvant cas d’hallucination progressive avec intégrité de la raison. Il s’agit, on s’en souvient, de l’histoire d’un homme qui, traité cinq jours au cours d’une maladie par la diète, suit de son lit les démarches mystérieuses d’une créature issue de ses rêves, assise près de lui dans la pose du tireur d’épine, créature des plus gracieuses et dont la main parfaite, posée sur la couverture à trente centimètres des yeux de l’observateur,
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ne se dérobe pas lorsqu’avec d’infinies précautions celui-ci va pour la saisir. " O surprise ! il la sent bien telle qu’il la voit ; il étend tous ses doigts et les passe légèrement sur le dos de la main magique, dont les contours, la résistance flexible et ferme, la peau fine et tiède répondent fidèlement à l’illusion de la vue. Alors, de sa main dépliée, il embrasse pleinement cette main plus petite, il la sent dans la sienne, il palpe ces doigts, ce pouce, ces tendons, recouverts d’une peau souple, halitueuse et douce ; il arrive au poignet, mince et bien pris ; il sent parfaitement la tête du radius et cherche le pouls ; mais alors la figure à laquelle appartient cette main chimérique lui dit d’une voix fraîche, enfantine et souriante, mais sans relever la tête : " Je ne suis pas malade. " L’alité allait lui demander : " Qui êtes-vous ? " lorsqu’on entra dans sa chambre, apportant un bouillon. Il le prit, sa diète était finie, et avec elle finirent les hallucinations ; mais il pense que, s’il avait continué, ses agréables chimères auraient de plus en plus complètement répondu aux bonnes dispositions qu’il commençait à avoir pour elles, et que finalement il eût pu soutenir avec elles ces relations de tous ses sens réunis, sans être sûr pourtant que le contrôle impartial de son intelligence eût pu se maintenir. " Sans être sûr… en vérité il était bien question de cela ! Comment ne m’en prendrais-je pas à cet homme qui n’a pas su vivre le plus beau poème du monde ? La peste soit de sa faim malencontreuse et de cet absurde bouillon ! À la place de cet A. M., j’y ai souvent songé, j’aurais fait mine de trouver le breuvage trop chaud et le temps de le laisser refroidir, je congédiais l’être réel qui, en l’apportant, avait osé me déranger. Afin qu’il n’y eût plus à nouveau que VOUS. Certes je n’aurais pas bu le poison. Mais une fois que nous aurions été bien seuls, j’aurais soulevé très doucement le bol et je vous l’aurais tendu. Vous l’auriez pris, n’est-ce pas ? Il n’y a pas de raisons pour que mon geste vous ait fâché. Voici le bol suspendu à cinq centimètres au-dessus de mon lit. C’est donc bien vous qui le tenez, ce n’est plus moi ? Il me semble que vous n’auriez fait aucune difficulté pour boire. Un peu plus tard la servante serait venue reprendre le bol vide.
(*) Cf. Manifeste du surréalisme, p. 11.
Chirico, que je tiens pour le héros d’une histoire semblable, n’a pas su non plus se garder des tentations grossières. Il serait injuste, en effet, de penser que son abdication et ses reniements successifs doivent être mis au compte de la déception que ses premières recherches pourraient lui avoir fait éprouver. Ce n’est pas au seuil interdit d’un palais, ni par un point blanc sur un tableau noir, ni sur un lancer de gant éternel que nous pouvons accepter qu’une telle aventure prenne fin. Chirico, qui, en continuant à peindre, n’a fait depuis dix ans que mésuser d’un pouvoir surnaturel, s’étonne aujourd’hui que l’on ne veuille le suivre en ses piètres conclusions, dont le moins qu’on puisse dire est que l’esprit en est totalement absent et qu’y préside un cynisme éhonté. Le " bol de bouillon ", suivi naturellement de bien d’autres bols (l’Italie, le fascisme, – on connaît de lui un tableau assez infâme pour être intitulé : " Légionnaire romain regardant les pays conquis " – l’ambition artistique qui est la plus médiocre de toutes, la cupidité, même) a eu tôt fait de dissiper les enchantements. La complète amoralité du personnage en cause a fait le reste. Et il voudrait que nous hésitions à nous prononcer sur son attitude, en vertu de je ne sais quelle faiblesse sentimentale qui nous ferait reporter sur sa personne une part de l’émotion que ses premières œuvres nous ont causée ! Que dis-je ? il irait presque jusqu’à nous opposer cette vérité à laquelle ici nous souscrivons tous, à savoir que dans le temps un esprit ne peut que rester parfaitement identique à lui-même. Aussi pensons-nous bien que de méchantes œuvres comme son Retour de l’Enfant Prodigue, ses ridicules copies de Raphaël, ses Tragédiens d’Eschyle, et tant de portraits à menton fuyant et à vaine devise latine ne peuvent être le fait que d’un méchant esprit. Que Chirico ait joui quelque temps d’une rare faculté de discrimination s’exerçant sur les apparences extérieures les plus troublantes, comme tout ce qui, autour de nous, participe à la fois de la vie et de la mort, et les ait su baigner dans une lumière propice d’orage, d’éclipse ou de crépuscule, il n’est rien en cela qui puisse limiter ses torts en le gardant finalement de s’être trompé. Tant pis pour lui s’il s’est cru un jour le maître de ses rêves ! Il n’est guère moyen, en présence de certaines de leurs données les moins interprétables, et pour peu qu’on ait eu le courage de tenir celles-ci pour telles, de donner le change et d’assumer en toute simplicité la charge de vivre. Or ce n’est pas en vain que Chirico a accompli dans sa jeunesse le voyage le plus extraordinaire qui soit pour nous. Ne pourrait-on répéter à son sujet la phrase qui, je gage, aura fait frissonner, serpentant dans la nuit de l’inconnu, de l’avenir et du froid, les spectateurs de l’admirable film NOSFERATU : " Quand il fut de l’autre côté du pont les fantômes vinrent à sa rencontre " ? Si réticent qu’il se montre aujourd’hui sur ce point, Chirice avoue encore qu’il ne les a pas oubliés. Dans un mouvement de confiance dont il doit maintenant se repentir, il m’en a même nommé deux : Napoléon III et Cavour, et m’a laissé entendre qu’il avait entretenu avec eux un commerce suivi. Si, comme je le pense, on fait
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plus tard grand cas de sa contribution à l’histoire fabuleuse d’une époque dont nous ferions remonter l’avènement plus loin que nous, et non cependant à celui du romantisme mais peut-être aux environs de l’année 1860, il ne sera pas sans intérêt de savoir que l’une des dates les plus importantes à en retenir est pour Chirico celle de l’entrevue sans témoins de Napoléon III et de Cavour à Plombières. C’est, dit-il, à sa connaissance, la seule fois que deux fantômes ont pu se rencontrer officiellement, et de sorte que leur inimaginable délibération fût suivie d’effets réels, concrets, parfaitement objectifs. Je ne sais au nombre de combien sont les équivoques personnages de cette espèce dont s’est au cours des heures peuplée la solitude de Chirico mais, sans qu’il leur accorde à tous la même importance, ils pourraient bien être légion. Louis Aragon se souvient comme moi du passage dans ce café où nous étions un soir avec Chirico, place Pigalle, d’un enfant qui venait vendre des fleurs. Chirico, le dos tourné à la porte, ne l’avait pas vu entrer et c’est Aragon qui, frappé de l’allure bizarre de l’arrivant, demanda si ce n’était pas un fantôme. Sans se retourner Chirico sortit une petite glace de sa poche et après y avoir longuement dévisagé le jeune garçon, répondit qu’en effet c’en était un. La reconnaissance des fantômes sous les traits humains il y paraît bien exceptionnellement exercé ; il n’est pas jusqu’à un marchand de tableaux à qui il doit beaucoup dont il ne nous ait assuré qu’il répond en tous points au signalement qu’il en a. Mystification à part, nul de ceux qui ont vécu-passagèrement pour autre chose que la vie, la vie admise, et qui ont éprouvé l’exaltation dont ce sentiment s’accompagne, ne peut ensuite y renoncer si aisément. Il ne suffit pas de fixer sur une toile le ciel de tous les jours, une coupe et quelques fruits aigres pour que le tour soit joué. Encore vous demandera-t-on compte des apparitions qui ont cessé et, si vous ne répondez pas assez vite, devra-t-on se détourner de vous avec mépris. Il y a ainsi des hommes qui osent parler de l’amour quand déjà ils n’aiment plus. J’ai assisté à cette scène pénible : Chirico cherchant à reproduire de sa main actuelle et de sa main lourde un ancien tableau de lui-même, non du reste qu’il cherchât dans cet acte une illusion ou une désillusion qui pourrait être touchante, mais parce qu’en trichant sur son apparence extérieure, il pouvait espérer vendre la même toile deux fois. C’était si peu la même, hélas ! Dans son impuissance à recréer en lui comme en nous l’émotion passée, il a mis ainsi en circulation un grand nombre de faux caractérisés, parmi lesquels des copies serviles, d’ailleurs pour la plupart antidatées, et d’encore plus mauvaises variantes. Cette escroquerie au miracle n’a que trop duré. Si cet homme avait eu quelque courage il y a longtemps qu’il se serait lassé de ce jeu qui consiste à bafouer son génie perdu *. En dépit de lui-même, de cette conscience acquise si chèrement d’Italien esclave, de cette prison dont il ne s’évadera plus, lui qui s’est évadé
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de la liberté, nous garderons intacte l’étrange espérance que nous ont donné ses premières œuvres. Nous les interrogerons tant que nous vivrons, sans que l’embarrassante personne de leur auteur parvienne à nous en détourner. C’est là-même, nous en sommes toujours aussi sûrs, à l’heure prévue pour l’arrivée de ce train, à cette heure qui ne peut tarder, c’est parmi ces arcades et quand se sera calmé le vent qui monte abominable de la terre à lancer verticalement le rouge des oriflammes, que le livre dont nous avons si longtemps contemplé la reliure muette s’ouvrira au feuillet marqué. C’est seulement alors qu’en signes fulgurants se précisera pour tous le sens, je crois extrêmement particulier, de notre intervention. Car nous ne sommes pas, dans la littérature et dans l’art. Toute notre impatience vient de ce que nous savons qu’un jour, en ayant bien fini avec tous ceux qu’on nous compare encore, nous aurons seuls à intervenir.
* Cf. la préface que, pour sa dernière exposition (du 4 au 12 juin, chez Paul Guillaume), il a laissé écrire par l’ignoble crétin Albert-C. Barnes. Elle suffirait, je pense, à le déshonorer.
ANDRÉ BRETON.
RÊVES
MARCEL NOLL :
I
C’est la révolution. Le matin de ce jour Sade a été conduit en prison par un détachement de chevaux-légers. Le roi (dont je suis un des conseillers), sa suite et la majeure partie du peuple qui lui est restée fidèle, habitent un ensemble de vieilles maisons (apparemment l’Hôpital Civil de Strasbourg) qui, entourées d’un haut mur et protégées de tourelles composent la résidence royale. Sans l’avoir vue encore, je sais que je dois aimer la fille du roi, Augustina, qui admire et estime hautement le marquis de Sade qu’elle a vainement protégé contre les poursuites de son père. Je suis avec le roi et deux de ses conseillers dans une pièce carrée dont l’unique fenêtre domine la route nationalé. Accoudé à cette fenêtre, j’assiste à cette scène : quelques cavaliers accourent au trot, se dirigeant vers la résidence, sans doute pour y rendre compte d’une mission remplie. Une jeune fille que je reconnais aussitôt pour être Augustina, s’élance vers eux et tente d’arrêter les chevaux. Mais elle est bientôt traînée à terre et maltraitée par les cavaliers. Me rendant compte du danger couru par la jeune fille, je veux m’élancer au dehors pour la secourir. Mais le roi, devinant mon projet, ordonne à ce moment à toutes les personnes présentes de s’agenouiller à l’effet de prier. Fou de colère, je sors mon revolver et le décharge à plusieurs reprises sur le roi. Celui-ci part d’un énorme éclat de rire et me fait savoir que la meilleure façon qu’il avait de me punir était de me laisser tranquille. Il me tient une sorte de discours où revient constamment le sens de cette phrase : " La prison ou la mort ne sont pas pour les amoureux. " Pendant ce temps, la jeune fille a eu la force de se traîner jusqu’à notre porte. Elle est poursuivie par toute la populace de la résidenc qui l’injurie et la menace de mort. J’ai grande peine à laisser entrer Augustina et à empêchee les manifestants d’envahir la pièce. J’y réussis pourtant, et bientôt, devant moi, se tient la jeune fille, presque nue, le dos couvert des traces de coups de cravache. Je remarque quelques ecchymoses sur son sein droit. Elle m’enlace sans mot dire. Des servantes s’empressent bientôt autour d’Augustina pour lui laver les blessures qui disparaissent aussitôt sans laisser de traces. Durant tout le temps que durent ces opérations, je suis muet, en admiration devant la
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grande beauté de cette jeune fille. Mon émotion atteint son comble lorsqu’elle me dit, tout à coup : " Vous savez, Bataille (je comprends : Sade), ne se doutait pas que Justine… " Je n’écoute pas la fin de la phrase, très frappé de l’analogie qui semble exister entre le nom de Justine que la jeune fille vient de prononcer et son propre nom. À ce moment, le roi réapparaît, et toute son attitude indique qu’il a pris une résolution à l’égard de sa fille et au mien. Avant même qu’il ait prononcé un mot, Augustina jette un cri et s’élance au dehors. Je cours à la fenêtre et la vois s’engager à une allure folle sur la grande route. Elle a bientôt disparu à l’horizon. Dès lors, une grande tristesse m’ayant envahi, je ne prends plus aucune part d’intérêt à ce qui se passe autour de moi. J’apprends encore que le roi est détrôné, sa suite et tous ses fidèles chassés de la résidence. La tête baissée, debout, je sais que défilent devant moi tous mes ennemis. C’est un cortège long et lent que je suis plutôt tenté de prendre pour un hommage rendu à ma tristesse que pour le départ d’un peuple vaincu. Indifférent, je sais qu’ils sortent, hommes et femmes, par une porte basse. De temps à autre, une main de femme se tend vers moi. Sans me préoccuper autrement de cette femme, sans même regarder son visage, je baise cette main… Je suis assis, seul, dans la salle du trône. Je ne pense plus à la victoire remportée, mais seulement au projet de me mettre à la recherche d’Augustina. Puis, la nuit s’épaississant, je ne me rends plus compte que du décor qui m’entoure, et de moi-même, la tête dans mes mains ouvertes, seul.
II
C’est à Odessa, pendant la révolution, un soir. Le crépuscule plutôt, car une faible clarté de fin de jour parvient à pénétrer par endroits dans la salle de spectacle où je me trouve, assis dans un fauteuil d’orchestre, à attendre la deuxième partie d’un spectacle organisé par les nouveaux dirigeants du pays. Le rideau se lève bientôt sur une clairière de forêt lorsque par une porte à ma gauche entre une jeune femme, très belle, tout habillée de bleu ; d’un bleu-ciel très clair, très lumineux, et qui inonde aussitôt la salle d’une étrange clarté. Je pense que voilà la couleur qui tue les scrupules de l’homme. La jeune femme que je sais être l’étoile de la troupe José Padilla traverse la salle à pas lents, se dirigeant vers une loge où est assis un homme seul qui lui fait signe de s’approcher. Elle le rejoint et ils se parlent, lui souriant, elle gravement. Au moment où ma conscience est touchée par cette gravité qu’exprime toute l’allure de la jeune femme et son visage, je fais de vains efforts pour me rappeler en quelles circonstances j’ai pu autrefois, la rencontrer. Tout ce que j’obtiens, c’est que je ne lui ai jamais connu cette couleur. Après avoir en souriant furtivement, serré la main de son interlocuteur, elle monte sur la scène par un petit escalier à droite de l’orchestre. Au moment où elle est arrivée au milieu de la clairière, au moment où elle va parler, je remarque que sa couleur, son rayonnement n’a aucun pouvoir sur le vert qui règne sur la scène. Et elle parle, et à mesure que se prolonge son discours, sa robe pâlit, pâlit, et je pense que ce n’est plus qu’un vêtement comme en portent les autres femmes, un vêtement blanc, d’un blanc ordinaire, un blanc de première communion, pas même un blanc de rose. Elle parle en termes conventionnels de la pièce qu’ils " viennent d’avoir l’honneur de présenter devant nous ", et de son auteur qu’on devine caché dans la forêt qui s’étend à perte de vue derrière la jeune femme ; c’est en tremblant qu’elle prononce son nom : FANTOMAS ! Puis elle fait allusion à elle-même, répondant à des questions qu’elle devine posées par des spectateurs. Sa voix devient grave – je pense que sa conscience atteint et embrasse tout à coup la plus entière, la plus terrible vision d’elle-même, – son sourire de scène devient un rire désespéré lorsqu’elle dit en faisant du bras un geste lent et bas : " Je suis née un peu partout dans le monde. " J’ai à cet instant, la vision très nette d’une carte planisphère : les Balkans, où je distingue un fourmillement de choses informes, où je sens des forces obscures se mouvoir ; et l’Asie, toute blanche et comme rayonnante, avec l’ombre de ses hauteurs et l’argent de ses fleuves. Sur le point de me réjouir d’un espoir soudain, d’une espèce de promesse qui vient de m’être faite, d’un gage qu’on vient de m’assurer, la jeune femme semble prête à s’évanouir sous le coup d’un grand effort qu’elle vient apparemment de fournir. À la vue de sa détresse, je suis aussitôt distrait par l’idée de son sacrifice. Je descends un très long escalier qui conduit dans un couloir long et sombre au bout duquel se trouve une cour faiblement éclairée par la lune d’une nuit agonisante. Je pense à la nouvelle journée qu’il va falloir vivre, je pense un peu au sang répandu (mal répandu) partout et je me sens infiniment attristé lorsque je constate que tous les scrupules, toutes ces faiblesses me sont en somme restés qui rendent si décevants mes rapports avec les hommes et les événements. À ce moment, j’aperçois la jeune femme de la veille, se dirigeant vers
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la cour. J’arrive à l’atteindre et la trouve toujours aussi grave, aussi essentiellement silencieuse. Elle me tend une main que je serre ; et durant les quelques instants où nous allons côte à côte vers la cour qui recule à mesure que nous pensons l’atteindre, je songe au heurt douloureux et angoissant de nos deux pensées. Je sens tout l’irrémédiable de notre union, sans comprendre, et pourtant avec la force d’un espoir que je sais être toujours le même. Je devine que sous d’autres latitudes nous aurions peut-être, tous les deux, préféré l’indifférence… Au moment où la jeune femme fait mine de m’enlacer, je suis éveillé pour des causes étrangères au rêve.
MICHEL LEIRIS :
C’est un rêve de voyages. Nous sommes plusieurs à errer dans le continent entier en prenant voitures, auto-cars, chemins de fer. Il y a des crimes dans les stations isolées, les hôtels dans lesquels nous descendons sont parfois attaqués par des bandits et le revolver y est de rigueur. Dans une ville de province, je suis juré et j’assiste à une condamnation à mort (sans doute celle d’une femme de chambre). Marcel Noll, qui voyage avec moi, me montre dans une rue d’un faubourg de Paris le matelas de 30 mètres de long qu’il emporte toujours en voyage. Deux couples peuvent y dormir, chacun à un bout, mais ils risquent de se perdre dans le long tunnel des draps. En route, ce matelas sert de valise ; Noll roule son bagage dedans et entoure le tout avec une courroie. Il y a Rimbaud aussi (ou Limbour ?), sous la forme d’un enfant souffreteux, physiquement analogue à ceux que l’on appelle " gibier de bagne ". Il traverse – comme tous les personnages de ce rêve – plusieurs cycles de mort et de résurrection. Dans une ville que nous visitons, sur une grande place où se dresse une statue de plâtre, un monsieur en redingote qui me rappelle le fantôme de Gérard de Nerval apparu une nuit dans ma chambre, il y a un bagne sur le fronton duquel sont gravés ces mots : PALAIS DU GREFFE (je voudrais lire PALAIS DES GREFFES). Des femmes assez jolies, mais d’allure populacière et très pauvrement vêtues, se dirigent par petits groupes vers le monument. Je les entends parler entre elles. Elles doivent se hâter de rentrer au bagne où elles sont détenues, sinon elles seront en retard et punies du fouet ou de la torture. C’était leur jour de sortie ; elles sont allées voir leurs maîtresses et ont perdu du temps à les caresser. Car ces femmes sont lesbiennes parce que les hommes ne veulent pas d’elles à cause de leur vêtement misérable et de l’infamie de leur condition. Accompagné de ma fiancée, j’entre dans le bagne. Nous voyons d’abord une sorte de cloître le long duquel stationnent un grand nombre d’enfants, surveillés par des femmes d’aspect aristocratique (et sans doute anglo-saxonnes) qui sont les épouses des geôliers (des " colons ", ainsi qu’on les appelle). Ces enfants sont habillés à l’anglaise et portent des cartables de cuir sous le bras. Ce sont les fils des détenus ; ils attendent l’heure d’entrer en classe. Au delà du cloître commence le Musée. Ce lieu tient à la fois du Musée Grévin, du Musée Carnavalet, du Parc des Attractions, de l’Exposition des Arts Décoratifs, du Salon de l’Aéronautique et du Jardin des Supplices d’Octave Mirbeau. Nous savons que ce musée est une sorte de Musée de la Peur et nous y pénétrons en redoutant la sorcellerie. D’abord, ce n’est pas bien terrible. Il fait seulement assez sombre et nous voyons des appareils assez analogues aux nègres-dynamomètres, mais composés presque uniquement d’ampoules électriques mobiles, multicolores, figurant des démons. Ensuite ce sont de vastes
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stands presque complètement obscurs. Dans l’ombre, on distingue vaguement d’énormes avions construits en forme de têtes d’oiseaux. Ces têtes d’oiseaux ont le bec grand ouvert ; c’est tout au fond de la gorge, étrange espace nocturne où seules deux ou trois lumières luisent comme des escarboucles, que se tient le pilote. La voûte du crâne (haute à peu près comme une maison de six étages) est une coupole de toile et doit servir de parachute (ici cela se nomme " montgolfière "). Nous n’avons pas encore très peur (il est vrai que certaines attractions que l’on nous avait dites assez inquiétantes ne fonctionnent pas), mais plus loin le spectacle devient plus effrayant. Il y a comme au Musée Grévin des personnages de cire qui ont l’air d’être vivants, mais aussi des personnages vivants qui ont l’air d’être en cire. Ce sont les bagnards. Ils subissent des supplices horribles. Partout j’aperçois des chevalets, des brodequins, des gibets, des roues chargées de cadavres, des piloris, des escaliers remplis de membres dépecés et toutes sortes d’instruments de torture qui me font penser aux Prisons de Piranèse. Dans la dernière salle, enfin, des bourreaux, vêtus de blouses blanches dissèquent des hommes vivants. Nous sortons alors du Musée et nous nous embarquons sur un steamer, afin de visiter le reste du bagne. Un instrument qui ressemble à un niveau d’eau est placé au centre du pont, à côté de la boussole. Un long tube vertical le fait communiquer avec la mer et il indique, mieux que la ligne de flottaison, comment normalement le bateau doit se tenir sur l’eau. Une dénivellation serait le signe que le navire prend l’eau ou qu’une forte tempête le menace. Nous sommes au milieu d’une foule qui se compose d’hommes, de femmes, d’enfants et d’animaux. Le bateau a déjà gagné le large, quand une panique épouvantable se produit. Le niveau d’eau s’est " affolé ", ce qui indique que nous allons sombrer. Tous les passagers se jettent par-dessus bord et, malgré les efforts qu’ils font pour surnager, ne tardent pas à se noyer. Cependant, ma fiancée et moi, nous gardons notre sang-froid et restons sur le bateau qui, malgré une grave voie d’eau et la tempête, parvient à regagner la rive, nous ramenant à terre sains et saufs. On nous félicite de notre courage et on nous montre, dans le catalogue du Musée, une gravure burlesque d’un artiste inconnu, représentant un accident semblable arrivé quelque temps auparavant à un bateau de la même compagnie. Je vois des gens qui tentent de se sauver à la nage, des épaves, et, flottant à la surface de l’eau, des sortes de trépieds renversés que je prends pour des kangurous. Mais j’apprends que ce sont en réalité des chevaux qui sont tombés à l’eau la tête la première et se sont noyés. Leurs queues et leurs membres postérieurs raidis émergent seuls, et c’est cela que je prenais pour des trépieds.
POÈMES
POEMES À LA MYSTÉRIEUSE
O DOULEURS DE L’AMOUR !
O douleurs de l’amour ! Comme vous m’êtes nécessaires et comme vous m’êtes chères. Mes yeux qui se ferment sur des larmes imaginaires, mes mains qui se tendent sans cesse vers le vide. J’ai rêvé cette nuit de paysages insensés et d’aventures dangereuses aussi bien du point de vue de la mort que du point de vue de la vie qui sont aussi le point de vue de l’amour. Au réveil vous étiez présentes, ô douleurs de l’amour, ô muses du désert, ô muses exigeantes. Mon rire et ma joie se cristallisent autour de vous. C’est votre fard, c’est votre poudre, c’est votre rouge, c’est votre sac de peau de serpent, c’est vos bas de soie et c’est aussi ce petit pli entre l’oreille et la nuque, à la naissance du cou c’est votre pantalon de soie et votre fine chemise et votre manteau de fourrures votre ventre rond c’est mon rire et mes joies vos pieds
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et tous vos bijoux En vérité comme vous êtes bien vêtue et bien parée.
O douleurs de l’amour, anges exigeants, voilà que je vous imagine à l’image même de mon amour que je vous confonds avec lui O douleurs de l’amour, vous que je crée et habille, vous vous confondez avec mon amour dont je ne connais que les vêtements et aussi les yeux, la voix, le visage, les mains, les cheveux, les dents, les yeux.
J’AI TANT REVÉ DE TOI
J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui m’est chère. J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant ton ombre à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps peut-être. Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis des jours et des années je deviendrais une ombre sans doute, O balances sentimentales. J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute que je m’éveille. Je dors debout le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l’amour et que toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi, je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venu. J’ai tant rêvé de toi tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.
LES ESPACES DU SOMMEIL
Dans la nuit il y a naturellement les sept merveilles du monde et la grandeur et le tragique et le charme. Les forêts s’y heurtent confusément avec des créatures de légende cachées dans les fourrés. Il y a toi. Dans la nuit il y a le pas du promeneur et celui de l’assassin et celui du sergent de ville et la lumière du réverbère et celle de la lanterne du chiffonnier. Il y a toi. Dans la nuit passent les trains et les bateaux et le mirage des pays où il fait jour. Les derniers souffles du crépuscule et les premiers frissons de l’aube. Il y a toi. Un air de piano, un éclat de voix. Une porte claque. Une horloge. Et pas seulement les êtres et les choses et les bruits matériels. Mais encore moi qui me poursuis ou sans cesse me dépasse. Il y a toi l’immolée, toi que j’attends. Parfois d’étranges figures naissent à l’instant du sommeil et disparaissent.
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Quand je ferme les yeux des floraisons phosphorescentes apparaissent et se fanent et renaissent comme des feux d’artifice charnus. Des pays inconnus que je parcours en compagnie de créatures. Il y a toi sans doute, ô belle et discrète espionne. Et l’âme palpable de l’étendue. Et les parfums du ciel et des étoiles et le chant du coq d’il y a 2 000 ans et le cri du paon dans des parcs en flamme et des baisers. Des mains qui se serrent sinistrement dans une lumière blafarde et des essieux qui grincent sur des routes médusantes. Il y a toi sans doute que je ne connais pas, que je connais au contraire. Mais qui présente dans mes rêves s’obstine à s’y laisser deviner sans y paraître Toi qui restes insaisissable dans la réalité et dans le rêve. Toi qui m’appartiens de par ma volonté de te posséder en illusion mais qui n’approches ton visage du mien que mes yeux clos aussi bien au rêve qu’à la réalité. Toi qu’en dépit d’une rhétorique facile ou le flot meurt sur les plages, où la corneille vole dans des usines en ruines, où le bois pourrit en craquant sous un soleil de plomb, Toi qui es la base de mes rêves et qui secoue mon esprit plein de métamorphoses et qui me laisses ton gant quand je baise ta main. Dans la nuit, il y a les étoiles et le mouvement ténébreux de la mer, des fleuves, des forêts, des villes, des herbes, des poumons de millions et millions d’êtres. Dans la nuit il y a les merveilles du monde. Dans la nuit, il n’y a pas d’anges gardiens mais il y a le sommeil. Dans la nuit il y a toi, Le jour aussi.
SI TU SAVAIS
Loin de moi et semblable aux étoiles, à la mer et à tous les accessoires de la mythologie poétique, Loin de moi et cependant présente à ton insu, Loin de moi et plus silencieuse encore parce que je t’imagine sans cesse, Loin de moi, mon joli mirage et mon rêve éternel, tu ne peux pas savoir. Si tu savais. Loin de moi et peut-être davantage encore de m’ignorer et m’ignorer encore. Loin de moi parce que tu ne m’aimes pas sans doute ou, ce qui revient au même, que j’en doute. Loin de moi parce que tu ignores sciemment mes désirs passionnés. Loin de moi parce que tu es cruelle. Si tu savais. Loin de moi ô joyeuse comme la fleur qui danse dans la rivière au bout de sa tige aquatique, ô triste comme sept heures du soir dans les champignonnières. Loin de moi silencieuse encore ainsi qu’en ma présence et joyeuse encore comme l’heure en forme de cigogne qui tombe de haut.
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Loin de moi à l’instant où chantent les alambics, à l’instant où la mer silencieuse et bruyante se replie sur les oreillers blancs. Si tu savais. Loin de moi ô mon présent tourment, loin de moi au bruit magnifique des coquilles d’huîtres qui se brisent sous le pas du noctambule, au petit jour, quand il passe devant la porte des restaurants. Si tu savais. Loin de moi, volontaire et matériel mirage. Loin de moi c’est une île qui se détourne au passage des navires. Loin de moi un calme troupeau de bœufs se trompe de chemin, s’arrête obstinément au bord d’un profond précipice, loin de moi, ô cruelle. Loin de moi, une étoile filante choit dans la bouteille nocturne du poète. Il met vivement le bouchon et dès lors il guette l’étoile enclose dans le verre, il guette les constellations qui naissent sur les parois, loin de moi, tu es loin de moi. Si tu savais. Loin de moi une maison achève d’être construite. Un maçon en blouse blanche au sommet de l’échafaudage chante une petite chanson très triste et, soudain, dans le récipient empli de mortier apparaît le futur de la maison : les baisers des amants et les suicides à deux et la nudité dans les chambres des belles inconnues et leurs rêves mêmes à minuit, et les secrets voluptueux surpris par les lames de parquet Loin de moi Si tu savais. Si tu savais comme je t’aime et, bien que tu ne m’aimes pas, comme je suis joyeux, comme je suis robuste et fier de sortir avec ton image en tête, de sortir de l’univers. Comme je suis joyeux à en mourir. Si tu savais comme le monde m’est soumis. Et toi, belle insoumise, aussi comme tu es ma prisonnière. O toi, loin-de-moi à qui je suis soumis Si tu savais.
NON L’AMOUR N’EST PAS MORT
Non l’amour n’est pas mort en ce cœur et ces yeux et cette bouche qui proclamait ses funérailles commencées. Ecoutez j’en ai assez du pittoresque et des couleurs et du charme. J’aime l’amour, sa tendresse et sa cruauté. Mon amour n’a qu’un seul nom, qu’une seule forme. Tout passe. Des bouches se collent à cette bouche. Mon amour n’a qu’un nom, qu’une forme. Et si quelque jour tu t’en souviens O toi, forme et nom de mon amour, Un jour sur la mer entre l’Amérique et l’Europe, À l’heure où le rayon final du soleil se réverbère sur la surface ondulée des vagues, ou bien une nuit d’orage sous un arbre dans la campagne ou dans une rapide automobile, Un matin de printemps boulevard Malesherbes, Un jour de pluie, À l’aube avant de te coucher, Dis-toi, je l’ordonne à ton fantôme familier, Que je fus seul à t’aimer davantage et qu’il est dommage que tu ne l’aies pas connu. Dis-toi qu’il ne faut pas regretter les choses : Ronsard avant moi et Baudelaire ont chanté le regret des vieilles et des mortes qui méprisèrent le plus pur amour. Toi quand tu seras morte Tu seras belle et toujours désirable. Je serai mort déjà, enclos tout entier en ton corps immortel, en ton image étonnante présente à jamais parmi les merveilles perpétuelles de la vie et de l’éternité, mais si je vis Ta voix et son accent, ton regard et ses rayons, L’odeur de toi et celle de tes cheveux et beaucoup d’autres choses encore vivront en moi,
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En moi qui ne suis ni Ronsard ni Baudelaire, Moi qui suis Robert Desnos et qui pour t’avoir connue et aimée, Les vaux bien ; Moi qui suis Robert Desnos, pour t’aimer Et qui ne veux pas attacher d’autre réputation à ma mémoire sur la terre méprisable.
COMME UNE MAIN À L’INSTANT DE LA MORT
Comme une main à l’instant de la mort et du naufrage se dresse ainsi que les rayons du soleil couchant, ainsi de toutes parts jaillissent tes regards. Il n’est plus temps, il n’est plus temps peut-être de me voir, Mais la feuille qui tombe et la roue qui tourne, Te diront que rien n’est perpétuel sur terre, Sauf l’amour d’un poète, Et je veux m’en persuader. Des bateaux de sauvetage peints de rougeâtres couleurs, Des orages qui s’enfuient, Une valse surannée qu’emportent le temps et le vent durant les longs espaces du ciel. Paysages. Moi je n’en veux pas d’autres que l’étreinte à laquelle j’aspire, Et meure le chant du coq. Comme une main, à l’instant de la mort, se crispe, mon cœur se serre, Je n’ai jamais pleuré depuis que je te connais. J’aime trop mon amour pour pleurer Tu pleureras sur mon tombeau, Ou moi sur le tien. il ne sera pas trop tard. Je mentirai. Je dirai que tu fus ma maîtresse. Et puis vraiment c’est tellement inutile, Toi et moi, nous mourrons bientôt.
À LA FAVEUR DE LA NUIT
Se glisser dans ton ombre à la faveur de la nuit Suivre tes pas ton ombre à la fenêtre Cette ombre à la fenêtre c’est toi ce n’est pas une autre c’est toi N’ouvre pas cette fenêtre derrière les rideaux de laquelle tu bouges Ferme les yeux Je voudrais les fermer avec mes lèvres Mais la fenêtre s’ouvre et le vent le vent qui balance bizarrement la flamme et le drapeau entoure ma fuite de son manteau La fenêtre s’ouvre Ce n’est pas toi Je le savais bien.
ROBERT DESNOS.
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EST-CE LE VENT ?
Est-ce le vent qui m’apporte tout à coup ces nouvelles Là-bas des signaux des cris et puis rien la nuit C’est le vent qui secoue et qui chante Il traîne derrière lui tout un fracas et une lente poussière quelque chose de mou quelque choc qui est la paresse une de ces méduses mortes qui pourrissent en crachant une odeur rose c’est le vent qui pousse ces pauvres bateaux bleus et leur fumée morose qui secoue ces arbres malheureux et c’est lui encore qui enivre les nuages il rase l’herbe Je sais que c’est lui qui pousse jusqu’à moi cette morne lumière et ces ombres sanglantes c’est lui toujours qui fait encore une fois battre mon cœur Ainsi ce coup de poing que j’entends et qui frappe une poitrine nue cette galopade de chevaux ivres d’air Il découvre le chemin qui mène là-bas dans ce pays rouge qui est une flamme Paris que je vois en tournant la tête il me pousse en avant pour fuir cet incendie qu’il alimente Je m’accroche au bord de cette terre j’enfonce mes pieds dans le sable ce sable qui est une dernière étape avant la mer qui est là qui me lèche doucement comme un brave animal et qui m’emporterait comme un vieux bout de bois Je ne lutte pas j’attends et lui me pousse en soufflant toutes ses nouvelles en me sifflant les airs qu’il a rapportés de là-bas il s’écrie que derrière moi une ville flambe dans le jour et dans la nuit qu’elle chante elle aussi comme au jugement dernier Je jette tout mon poids sur ce sol chaud et je guette tout ce qu’il dit Il est plus fort Mais lui cherche des alliés il est plus fort il cherche des alliés qui sont le passé et le présent et il s’engouffre dans mes narines il me jette dans la bouche une boule d’air qui m’étouffe et m’écœure Il n’y a plus qu’à avancer et à faire un grand pas en avant La route est devant moi il n’y a pas à se tromper elle est si large qu’on n’en voit pas les limites seulement quelques ornières qui sont les sillages des bateaux cette route vivante qui s’approche avec des langues et des bras pour vous dire que cela ira tout seul et si vite Cette route bleue et verte qui recule mais qui avance qui n’a pas de cesse et qui bondit Et lui toujours qui siffle une chanson de route et qui frappe dans le dos et qui aveugle pour que l’on ait pas peur Moi je m’accroche au sable qui fuit entre mes doigts pour écouter une dernière fois encore ce tremblement et ces cris qui firent remuer mes bras et mes jambes et dont le souvenir est si fort que je veux l’écouter encore que je voudrais le toucher Et lui ne m’apporte qu’un peu de ce souffle un peu de la respiration du grand animal bien aimé
Encore trois jours sur cette terre
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avant le grand départ comme l’on dit Me voici tout habillé enfin avec une casquette et un grand foulard autour du cou les mains rouges et la gueule en avant Me voici comme un grand lâche qui oublie tout et qui sait encore tout de même que les autres dans le fond derrière derrière les forêts et toute la campagne au milieu de leur ville qui bouge comme une toupie les autres les amis ont le mal de terre et ils sont là qui attendent on se sait quoi un incendie ou bien une belle catastrophe ces autres que j’oublie Comme ils étaient déjà morts pâles et crachant ce qu’ils appellentleur âme je renifle moi pendant ce temps-là avec mon nez en coupe-vent l’odeur du sel et l’odeur du charbon Encore trois jours et voici la mer que je vais toucher avec mes pieds de coton et puis il y aura là-bas plus loin derrière un morceau de verre qui deviendra un fil de verre ou un nuage
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on ne saura plus très bien On n’aura juste le temps de regarder une fois et de dire au revoir et puis il n’y aura plus rien du tout la terre sera couchée et la mer s’élèvera dans l’aube bleue Encore trois jours pour penser à ceux qui restent et qui étaient comme des membres qu’on ne pouvait détacher de soi sans souffrir et voilà voilà mon corps qui se brise en mille morceaux à cause de l’éclatement de l’impatience et qui devient comme un peuple de fourmis que tout l’air rend ivres.
Trois jours que cette tempête crache et vomit tout ce qu’elle a avalé sur sa route trois jours que rien n’est plus sacré pour ceux qui étaient bien tranquilles au coin du feu et qui maintenant ont peur que tout ce qu’ils possédaient leur dégringole sur le crâne Trois jours que cette mer qui sifflait pour charmer les voyageurs se bat contre cette terre qui allait la nourrir et qui se dresse aujourd’hui pour chasser tous ceux qui voulaient oublier leur pays Maintenant il semble qu’une heure une treizième heure ait sonné et on ne l’attendait Tout ce monde qu’on allait quitter tremble et rage et puis celle qui semblait si bonne si douce a pris une grande colère on la voit qui serre ses milliers de poings et qui les jette en avant pour faire peur Alors il faut attendre encore attendre les secondes et les journées qui glissent tout de même On a plus besoin de s’accrocher ni au sable ni à la mémoire on est cloué là comme un vieux papier contre un mur On regarde ce qui se passe dans la rue à travers la vitre d’une fenêtre on en ferme les yeux et on entend le morceau de musique que joue le vent avec ses coups de rafales et ses flûtes dans les fentes
Allons Allons on trouvera bien de quoi se consoler Ce n’est pas la peine tout de même de se tourmenter et de croire que tout cela va finir d’un seul coup On rira encore un peu et puis on boira beaucoup tellement que la terre et la mer tourneront comme elles le font tous les jours et toutes les nuits Allons Allons ce n’est pas la peine de pencher la tête et de se dire comme je suis malheureux et de faire des choses et des choses qui ne serviront pas On n’a qu’à se laisser glisser comme ça dans le sommeil et dans la fatigue et puis oublier tout ce vent qui rage parce qu’il est tout de même impuissant et qu’il ne fera pas cette fois encore crever la terre Allons Allons mettons nos gants nos manteaux et nos drapeaux en attendant la pluie et la nuit en attendant le départ Voilà la mer et bientôt le soleil Voilà la mer et cette brise qui est sucrée Voilà une dernière fois la terre qui se secoue comme un chien couvert de puces
PHILIPPE SOUPAULT.
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VIVRE ICI
Quand je l’ai vue, je l’ai perdue
La trace d’une hermine sur les vitres givrées,
Une étoile, à peine une étoile, la lumière,
Ses ongles sur le marbre éveillé de la nuit.
Je ne parle plus pour personne,
Le jour et la nuit se mêlent si bien dans la chevelure,
Sous mon regard, sous ses cheveux elle se fane,
Etre vertueux, c’est être seul.
Inconnue, elle était ma forme préférée,
Je n’avais pas le souci d’être un homme,
Et, vain, je m’étonne d’avoir eu à subir
Mon désir comme un peu de soleil dans l’eau froide.
PAUL ELUARD
INVOCATION À LA MOMIE
Ces narines d’os et de peau par où commencent les ténèbres de l’absolu, et la peinture de ces lèvres que tu fermes comme un rideau
Et cet or que te glisse en rêve la vie qui te dépouille d’os, et les fleurs de ce regard faux par où tu rejoins la lumière
Momie, et ces mains de fuseaux pour te retourner les entrailles, ces mains où l’ombre épouvantable prend la figure d’un oiseau
Tout cela dont s’orne la mort comme d’un rite aléatoire, ce papotage d’ombres, et l’or où nagent tes entrailles noires
c’est par là que je te rejoins, par la route calcinée des veines, et ton or est comme ma peine le pire et le plus sûr témoin
ANTONIN ARTAUD.
CYCLE
Collier sous-marin l’odeur des règnes se propage en ondes de plusieurs couleurs sur plusieurs kilomètres Déchargez l’alcool sur mes mains et la lueur ma tête sera le baril tesson d’intelligence ensanglantant les paumes d’un petit maraudeur venu du ciel nommé Louis et âgé de 14 ans et demi
Les requins passent et repassent ils flairent le piège l’horrible piège des maisons des fenêtres à guillotine Les Suicidés des derniers jours avec les Saints des derniers jours pourrissent quelque part là-bas en Amérique où le sel est la gemme plus précieuse que le gel le ciel qui n’est qu’un gel
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Caressez les onyx sur les vagues les dragues de la peur
Le cadavre d’un roi remonté d’une fosse dans une lourde armure pourrit tristement Le destin vertébral poursuit sa course fausse malgré les mains les pierres et les achoppements
Câblez le filigrane dosez pesez Corde se casse et crie : Où est le puits ?
Le puits est un oiseau sans tête un œuf coché une vitre un soleil un paquebot sur une mer épaisse et lourde comme le sang
le sang qui fait tourner les roues quand les chars outrepassent les bornes couronnes de fruits mûrs échafaudés en auréoles Je ne crois pas que la moisson soit fête car un insecte minuscule que je connais fort bien a percé l’un des fruits a longé longuement les moindres couches du pulpe les a rongées délicieusement et s’est logé au fond
sans que cela trouble en rien les dragues ni les rois
Quand les machines ailées diviseront la hauteur en autant de couches irréversibles qu’il y a de strates en mon cerveau les cerf-volants déclancheront des arcs-en-ciel de foudre et les clairons comme des murs tomberont en poudre
Si je perdais mes yeux
Si de ma poche entrebâillée dans la fissure des nuées sortait un revolver fumant canon solaire
les obstacles de neige les poulpes d’herbe pétrifiée décocheraient un cri froid :
" Animation concave des nues "
Quand les spirales d’angle paralysées par l’absolu s’affaisseront outres de chair plus creuses que la paille des mottes de terre s’envoleront et les poissons que coagule la profondeur
péril d’argile haï des os
MARQUES
À Marc-Aurèle
Lire l’avenir dans le marc de café Livrer ses amis pour un marc d’argent Lisser son oesophage avec du marc ancien Liquéfier un cadavre avec un marc de soude
LE FER ET LA ROUILLE
À Jacques Baron
Si je passe l’espace crie et le sabre des minutes aiguise son tranchant d’os sur la meule du temps les chiens d’orage jappent entre les courroies engendreuses d’étincelles et de tournois de lances le sable coule le long des escaliers du sang chaque marche est une ogive portail ouvert à deux battants passent les aigles qui circulent à travers le val vierge des os un squelette rompt la corde Silence Indice des lèvres des lèvres éclatées gui saignent du berceau gonfle l’audace des sortilèges le jeu des bagues et des fléaux tambour voilé brûlé le soir par le spectre des siècles
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la serrure siffle quand je parle même voix basse la clef m’invite au bal des ferronneries sanglots si longs Carthage surnaturelle les poutres frêles brisent l’espace le silex est un aigle un vol sinueux d’exil ses ailes sont des couteaux qui ancrent dans la terre un circuit majuscule mais que le feu saura franchir armure de l’évidence
Vous savez bien que je pleurerai peut-être
le soleil s’éveillerait
Lingot d’astronomie entre terre et ciel une comète se balance sa chevelure est faite de dés Les victuailles au palais riche en joies sacrilèges fumaient Les prêtres levèrent tous ensemble une pierre en forme de météore et marquèrent leur front du sang de la vengeance
Un poignard un collier de cristal une plaie béante de fruits mûrs étendus sur sa claie Que le ciel soit solide ou bien vague charmée la vengeance est un astre étoile vendangée
Plus bas juste sous la colombe entre les quatre griffes qui engendrent chacune l’un des points cardinaux une rivière se fige
Proie nourricière des flots qui en font leur pâture des cailloux tendres roulent : ce sont les fils des pioches Ils s’arrachent deux par deux des routes sans douceur reines d’obscurs travaux battant comme des cloches
Mais la frayeur ?
Un délire souterrain l’annonce la frayeur
Les entrailles de la terre se groupent en forme de maison il s’ennuierait entre mes doigts comme un serpent de flammes serpent ruisselant de têtes et pourri de sanglots
MICHEL LEIRIS.
TEXTES SURRÉALISTES
LOUIS ARAGON :
Les cavernes les jets d’eau les dieux les petits ponts de sel les saisissements la fureur dormir les guirlandes les miroirs soi-même la prière à cheval le gouffre les larmes d’autres déchirures dans le ciel d’autres éclairs pareils au sourire c’est au-dessus de ces arabesques, de ces funérailles de la lumière que le signe plus s’est levé pour inviter à sa croisade, la terre sainte des additions, les fantômes blancs que nous sommes quand réveillés en sursaut par les baisers des meubles nous surgissons sur les matelas rayés soulevant de nos genoux les draps encore baignés dans le rêve Ah les drôles de pinces à linge, que nous faisons. Et à cette croisade il y aura grand monde il y aura l’épouvante et le sursaut d’autres couples des célibataires des enfants en cartes à jouer (à cause de l’avenir) des vieillards en allumettes (à cause du passé) des femmes des femmes : des fenêtres. On dira c’est par ici la Palestine et les casquettes sauteront au-dessus des arbres, et retomberont dans la grille. Et puis le vent ayant courbé la croix celle-ci, ne sera plus que le signe indicateur des carrefours sur les plaques bleues des routes et laquelle des routes emprunter devant l’inconnu blanc qui en annonce au moins deux aux pèlerins avides. La foule des croisés s’arrête et délibère : tout à coup le multiplicateur des chemins se met à tourner se met à tourner tourne et c’est une étoile un feu d’artifice la roue le cercle et se déforme, l’ellipse et plie, le patin à glace, sur le ciel des feuilles où les nids de bouviers étaient accrochés comme des épingles au bras d’un homme qui ne veut pas oublier ce qu’il doit faire. Nous cherchions une croix et nous trouvons un patin. Quel pied s’adapterait à ce patin surgi ? Les croisés comparent leurs pieds Pieds des enfants en forme de coccinelles Pieds des vieillards en forme de scarabées Pieds des hommes en forme de domination Pieds des femmes en forme de baiser Pieds Pieds Pieds semblables, et dissemblables nuage de la multitude pieds alignés le long de la vie feston
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de la foule palpitante mais, le patin est si grand qu’il n’est pas un pied assez petit assez parfait pour s’y exactement ajuster : en vain on chercherait parmi les voyageurs la Cendrillon céleste dont la pantoufle est le soleil, une erreur de prononciation a trompé ce peuple Jamais ! Où donc ai-je rêvé d’un patin tranchant comme une épée Par pitié, enfoncez ce patin dans mon cœur.
Sur les toits rouges de mes yeux s’ouvrent les nénuphars des larmes bizarre marécage en plein jour mais déjà c’est la nuit de trente pendant sa migration délirante " Le signe plus " disez-vous quelle erreur, un mot s’était caché derrière le tournant de la montagne. Il n’y avait écrit sur le ciel que deux mots Plus-Jamais, et le pied qui s’ajuste à ce patin du désespoir ce pied ne foule pas les chemins il préfère fouler mon cœur qui gémit Plusans qui baisse en veilleuse les aigrettes des aventurières. O genoux croisés énigmes de mon destin j’avais cru pouvoir vous répondre sphinx des bas de soie sous le point d’interrogation bleu du tabac j’avais compté sans Solange La Solitude j’avais compté sans les reflets et les bagues du soir. La gazelle du gaz à peine avait elle couru les rues où tremblait
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la réclame polaire que dans ce pays de fantômes familier à l’excès avec les revenants de pierre et les chuchotantes ombres du faux amour je reconnaissais à sa fourrure de frissons, Solange et Solange était là muette comme le ciel étoilé avec ses mains d’alcool et l’échevèlement de ses pas. À l’abri de cette passante adorable en vain j’imaginais que j’étais une pierre transparente un décor des tropiques l’enfant des îles sans nom qu’à peine une main vacillante au plus bleu de la carte au hasard situe, mon existence prenait l’accent tragique du cristal elle ne l’a plus quitté et voici la cloche d’alarme et je me réveille en sursaut Où es tu Solange Ho Solange elle ne répond pas il n’y a qu’une grande flamme blonde un peu plus loin dans ce paysage d’acier Solange serait elle un songe elle tient par un bout de son nom à la terre et par l’autre au ciel de l’imaginaire elle s’évanouit dans ma mémoire et sa présence étrangement à l’absence est pareille elle se lève sur ma vie comme un astre invisible elle est plutôt un signe du zodiaque une influence planétaire qu’une lueur ou un soleil. J’entre dans la zone d’attraction qui lui sert d’écharpe ou de harpe le doux chant que celui de Solange perdue dans la forêt nous sommes forêt l’un à l’autre couple bizarre où chacun reste seul couple fait pour le malheur et les draps noirs des séparations volontaires couple de feux follets dans la bruyère blanche des rendez vous. Mais toi magie blonde écoute : peut être me suis je trompé j’ai cru reconnaître ton haleine à la vitre de ma chambre pourtant tu devrais être en ce moment ailleurs si c’est ailleurs que s’étendent les déserts peuplés d’aiguilles mais les cristaux de tes regards et tes floraisons de caresses remontent lentement au fond du verre de mon cœur, encore une fois Solange prends si seulement tu existes cette main qui doit être la mienne. Elle sourit elle ne croit pas à ma réalité, nous sommes hantés l’un par l’autre irrémédiablement seuls ensemble au bord d’une cuve d’oubli : je lui parle du monde tu sais le monde elle secoue le monde avec ses cheveux pâles. Ce que j’ai aimé ne l’effraye pas elle n’est jalouse que de ce qui m’obscurcit chaque minute est une flambée, de ma bouche il sort des poignards elle les reçoit sans un mot elle en fait des bouquets pour ses chapeaux de fumée. Ma main la mord elle devient incendie. Es tu là dans l’aveuglement Solange, on peut à peine dire que la solitude est là. Nous sommes donc en plein dans le siècle des apparitions celle-ci ne sait rien du cimetière où elle surgit mes tempes en sont les tombes Je t’aime anéantit les croix sinistrement penchées vers l’avenir Solange oh ce nom comme une vapeur au dessus des morts agitée.
Ce qui n’est ni le ciel ni la mer ni les varechs ni l’ombre ce qui n’est ni le sang ni les vautours ni la diversité des bois de menuiserie ni la délectation coupable des dormeurs ce qui n’est ni la morsure ni l’amorce ni la mort ni le mouvement ce qui vient tout à coup ce qui pourtant déferle comme une grande étoffe constellée et l’ivresse du vin s’est enroulé avec un bruit bizarre au destin qui poursuit l’enfant du songe au songe engendreur à l’enfant du songe et je le nomme ainsi car j’ai les yeux bleus. C’est l’année du beige et du bleu la mode est aux baisers les femmes ont compris enfin le charme des grands éventails de caresses elles vont sur les promenades avec de petits chiens blonds et des ombrelles qui sont mes mains. Ah les souliers adorables qu’on fait aujourd’hui ce sont des frôlements légers comme des feuilles des feuillages fanés ou des effleurements. La mode est à la naissance des fleurs elle est au cœur des arbres elle est à l’aubier elle est à l’aube et relevez ce voile par où s’échappent les oiseaux tenant dans leur bec un nuage. Cette saison nous ne reverrons plus les grands rires sauvages nous ne reverrons plus ces éclats de couteau la neige aux pleurs solides ni les vêtements d’alcool noir ni la broche de trois heures du matin que les élégantes portaient négligemment piquées au travers de mon cœur. Cela ne se fait plus mon cher un chapeau comme le vôtre un chapeau de jalousie aux bords de précipice. Jetez vos gants de rage et vos mouchoirs tremblants cette année les mains sont vivantes cette année de ciel et de sable est dédiée à la fraîcheur : on rencontre partout des paysages qui s’en vont dormir près d’une source. Les petites filles ont eu des jouets merveilleux qui disent l’avenir ; dans les jardins publics on remarque une nouvelle espèce de sourire oh joli ruban des bouches. Les spectacles sont à l’unisson du costume il vient de s’ouvrir un théâtre où il ne se fait rien que souffler une brise embaumée par les variétés de l’orge et des seigles qui sont innombrables c’est là le dernier opéra possible. Ce qui chante est comme le passage d’un bras très pur. Les music-halls sont devenus transparents et à travers leur déluge de plumes on voit la vie qui est une immense plage australe à l’indécise apparition du soleil avec de grands peignes poignards plongés dans les cheveux blonds du rivage. Dans les cabarets chantants une peuplade inconnue fait des numéros de murmures. Un peu plus tard on nous promet des danseuses de buée Paris verra bientôt les fameuses étoiles filantes qui se sont accrochées dans la Croix du Sud le snobisme sera aux éclipses sans doute : mais on ne fumera pas les verres on les boira.
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ARP :
la médaille se lève tandis que le soleil, après cinquante ans de service, se retire dans les roues calcinées de la lumière.
c’est l’homme qui a remplacé les réveille-matin par les tremblements de terre, les averses de dragées par des averses de grêle. l’ombre de l’homme rencontrant celle d’une mouche cause une inondation. c’est l’homme aussi qui a appris aux chevaux à s’embrasser comme des présidents. avec ces onze queues et demie l’homme compte dix objets et demi dans la chambre meublée de l’univers : les épouvantails portant dans leurs boutonnières des volcans et geysers, les devantures des éruptions, les étalages de la ficelle de lave les systèmes de monnaie solaire, les ventres étiquetées, les murs rasés par les poètes, les palettes des césars, les natures complètement mortes, les écuries des sphinx et les yeux de l’homme pétrifié en louchant sur sodome.
entre dans les continents, sans frapper, mais avec une muselière de filigranes.
les feuilles ne poussent jamais sur les arbres, comme une montagne vue à vol d’oiseau elles n’ont pas de perspective. le spectateur se trouve toujours dans une position fausse devant une feuille. quant aux branches, troncs et racines je déclare que ce sont des mensonges de chauves. comme un lion qui flaire férocement un succulent couple de jeunes mariés, le tilleul pousse docilement sur les plaines planchéiées. le start du châtaignier et du chêne se fait au signe du drapeau. le cyprès n’est pas un mollet de ballet eucharistique.
attelés à quatre devant les quatre précédents, comme les cimetières des ventriloques ou les champs d’honneurs, les insectes en sortent. voici ève la seule qui nous reste. elle est la complice blanche des voleurs de journaux. voici le coucou, l’origine de la pendule, le bruit de ses mâchoires ressemble à celui d’une forte chute de cheveux. ainsi on compte parmi les insectes le pain vacciné, le chœur des cellules, les éclairs au-dessous de quatorze ans et votre humble serviteur.
le ciel des marines a été décoré par des tapissiers expressionnistes qui ont suspendu, un châle à fleurs de givre. du temps de la récolte des diamants conjugaux on rencontre sur les mers d’immenses armoires à glaces flottant sur leur dos. la glace est remplacée par des parquets cirés et l’armoire elle-même par des châteaux en Espagne. ces armoires à glaces se louent comme ring à des sages-femmes et à des cigognes pour y faire leurs innombrables rounds ou comme tabourets à de gigantesques pieds rouillés qui y reposent et qui font parfois quelques pas dessus, pampam. c’est pour cela qu’on nomme aussi les mers pampas car pam veut dire pas et deux pas font pampam.
vous voyez donc qu’on ne consume monsieur son père que tranche par tranche, impossible d’en finir en un seul déjeuner sur l’herbe et le citron même tombe à genoux devant la beauté de la nature.
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À LA FENÊTRE
Je n’ai pas toujours eu cette sûreté, ce pessimisme qui rassure les meilleurs d’entre nous. Il fut un temps où mes amis riaient de moi. Je n’étais pas le maître de mes paroles. Une certaine indifférence. Je n’ai pas toujours bien su ce que je voulais dire, mais, le plus souvent c’est que je n’avais rien à dire. La nécessité de parler et le désir de n’être pas entendu. Ma vie ne tenant qu’à un fil.
Il fut un temps où je ne semblais rien comprendre. Mes chaînes flottaient sur l’eau.
Tous mes désirs sont nés de mes rêves. Et j’ai prouvé mon amour avec des mots. À quelle créature fantastique me suis-je donc confié, dans quel monde douloureux et ravissant mon imagination m’a-t-elle enfermé ? Je suis sûr d’avoir été aimé dans le plus mystérieux des domaines, le mien. Le langage de mon amour n’appartient pas au langage humain, mon corps humain ne touche pas à la chair de mon amour. Mon imagination amoureuse a toujours été assez constante et assez haute pour que nul ne puisse tenter de me convaincre d’erreur.
PAUL ELUARD.
DERNIERS EFFORTS ET MORT DU PRÉVOT
À André Breton
Chacun donc est sur ses positions, s’observe, lorsqu’éclate comme un coup de feu la Jacquerie. Je n’ai malheureusement ni les loisirs ni la place, dans ce bref essai, de disserter sur ce soulèvement populaire, provoqué par l’admirable paysan Guillaume Karl ; l’essentiel est que je signale ici la sincère attitude révolutionnaire d’Etienne Marcel qui fait aussitôt alliance avec les insurgés. D’abord parce qu’il connaît la misère effroyable des serfs et qu’il y compatit, ensuite parce qu’il devine combien de force vitale est en puissance, là. Hélas, ce sont des hommes qui, à défaut de savoir tuer, savent mourir et toute cette troupe indisciplinée et fanatique va se faire hacher en quelques semaines par les armées coalisées du Dauphin et de la noblesse. Voilà le beau spectacle patriotique auquel on nous convie : les patriciens français massacrant la plèbe d’Isle de France, sans risque, comme le boucher égorge un mouton, à l’abattoir. Non, il n’y aura pas assez de tout le sang noble répandu, en 1792, pour effacer le souvenir de cette curée ; il faut encore pour notre vengeance une jacquerie à rebours. Le temps n’est pas éloigné qui la satisfera. Les victimes que je désignerai ne manquent pas si le bourreau que je pressens répond, le jour venu, à mon appel.
Se resserre l’encerclement de Paris par les troupes du régent. La misère est dans la place. La famine commence ses ravages et voici la haine qui succède à l’amour. La population rend Marcel responsable de tous ses maux. Les sales bourgeois, tout bas, souhaitent sa perte, eux qui arboraient hier le chaperon mi-rouge, mi-bleu, avec un fermoir de métal émaillé, " en signe d’alliance de vivre et mourir avec lui ". Des mégères murmurent quand il passe, impassible et solennel ; parfois l’une d’entre elles, plus hardie, ribaude aux yeux canailles, aux fesses provocantes, s’approche et, sur le pavé qu’il va fouler, lance un jet de salive. Alors, il continue sa route, aussi dédaigneux des affronts et des menaces qu’il l’avait été des agenouillements et de l’adoration.
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Les jours tristes se succèdent, les défections. Un à un, furtivement, parce qu’ils savent commettre une faute, les membres des États abandonnent leur chef. L’infâme parti royaliste, à la tête duquel pérore le bourgeois Jean Maillard, prend nettement parti contre le prévôt, réclame son incarcération, sa mise en jugement et fait des vœux publics pour le retour triomphal du régent. Le peuple qu’affole la famine réclame la tête de Marcel.
…. Un soir (j’aime de l’imaginer sans lune, glacial, désolant, ce soir !) le prévôt des marchands songea pendant de longues heures, devant son feu, à l’avenir : d’hallucinantes formes lui apparaissaient emmy les flammes, ressuscitaient tout le passé. Qui, lorsqu’il devine la mort assise à sa droite, ne caresse de pensées tendres les blancs cheveux de sa mère ? un coup de vent parfois saccageait le trésor, chavirait les bûches. Alors, il se penchait davantage, son dur profil se confondait avec ses rêves…
L’impossible, ne l’a-t-il point essayé afin d’éviter les désastres qu’il pressentait ? Mais puisque le duc de Normandie se complaît dans la mauvaise foi, Étienne certes ne lui servira pas d’otage. Charles de Navarre, l’ambitieux prince, n’est pas très loin derrière les murailles ; il suffit d’un signe, d’un appel : on le sacre roy de France. Qu’est-ce qu’un changement de dynastie pour Marcel ? qu’est-ce même que la France ? il a usé sa vie pour l’humanité tout entière, jamais spécialement en faveur de cette patrie, si impatiente de le renier, si avide de le voir mourir. " Trahir sa patrie ", existe-t-il au monde une expression aussi dénuée de sens ? qui blasphème Dieu, sans y croire, celui-là n’est pas raisonnable ? et Marcel ne croit ni à la patrie, ni en son Dieu.
Cette nuit, il ne dort pas, il envoie un message à Charles le Mauvais qui transmet sa résolution de lui livrer Paris. À son reçu, Charles de Navarre répond, par ses émissaires, qu’il se tient prêt à entrer dans Paris et à ceindre la couronne. Étienne Marcel, délesté du poids qui l’oppressait, prend les clés de la cité. Il les palpe, les considère : on peut ouvrir une ville, pas son cœur. Un amant ne regarde pas avec une telle fixité le corps de sa maîtresse, lorsqu’elle le découvre. Il joue avec les clés, maintenant, comme une courtisane avec son miroir, les aligne sur une table, par rang de taille. Ce n’est pas sans un âpre ricanement intérieur qu’il contemple, entre ses mains, brillante comme un minuscule poignard, celle par quoi va changer la destinée d’un pays. Un seul tour de cette clé, la France ne sera plus la France. La délibération ne l’embarrasse pas davantage et, voici que, suivi de quelques rares amis. le prévôt, par les plus étroites ruelles et les plus malodorantes, gagne la bastille Saint-Denis. Sur son passage, s’élèvent les grognements de ses compatriotes, cochons qu’il engraissa et dont il méprise aujourd’hui la sale viande.
En marchant, Étienne Marcel soliloque : " Il n’est pas une minute de mon existence où je ne fus prêt à mourir. N’ayant espéré de la vie rien, j’attends tout de la mort. Car la mort ressemble à l’amour qui, sur un lit défait, couche, pour des chevauchées adorables, la reine de France et son palefrenier. Il en va ainsi de sa sœur qui égalise tous les êtres, enfin, sous le marbre des tombeaux. La mort, l’amour ! jambes entrelacées, paupières closes, extase des couples évanouis ! Les grandes amoureuses et les moribondes, rien ne les distingue et la grâce du corps qui se donne, je la compare à l’abandon du corps qui se raidit. Le spasme de la volupté, je l’imagine moins doux encore que le râle de l’agonie. Nuits silencieuses où du fond de l’espace se répondent la mort et l’amour, comme deux bouches étoilées, nuits de baisers, d’offrandes, de renoncement et d’adieux, voici qu’en ce clair matin, je vais à vous. Si je dois succomber demain, tout à l’heure, que dis-je, à l’instant, ce sera sans regrets. Cet amour de la mort que j’entretenais en secret, n’était-ce pas la seule excuse valable par quoi je me donnais des raisons de vivre ? "
Ils arrivent devant la bastille Saint-Denis. Le prévôt se détache du groupe. Comme il s’apprête à ouvrir les portes, voici que retentissent des cris, une foule glapissante les entoure À la tête de ces hideux bourgeois, dont la gueule ferait vomir les chiens, reconnaissez Jean Maillard, capitaine quartenier de la ville, qui se repaît à l’avance de son ignominie. Tout de suite, il désigne Marcel qui reste insensible à ses outrages ; il l’accuse de haute trahison. Les amis du prévôt dégainent. Jusqu’à sa fin, pacifique, Marcel, qui les domine tous de sa haute taille, essaie, mais en vain, d’apaiser les fureurs réciproques. Il se détourne pour haranguer les siens. C’est alors que Maillard le lâche rampe comme une hyène, renifle sa victime. Puis, subitement, saisissant une lourde hache, il assène, par derrière, un coup formidable sur le crâne du prévôt. Le sang ruisselle ; la cervelle, ce flocon de neige, jaillit contre le mur. Une seconde, Marcel reste debout, puis, comme un grand aigle foudroyé, s’abat, au seuil de cette porte qu’il n’ouvrira jamais (1358).
PIERRE DE MASSOT.
Extrait d’un livre à paraître : Étienne Marcel, prévôt des marchands.
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LA DERNIERE NUIT DU CONDAMNÉ À MORT
– Le temps de mettre mes cheveux et je suis à vous.
C’était moi qui parlais et j’étais juché sur une des plus hautes branches d’un châtaignier centenaire. Il pleuvait beaucoup. Des enfants jouaient au pied de l’arbre. À l’intérieur du tronc qui était creux et ne tenant guère que par l’écorce, une poule pondait continuellement des œufs qu’elle brisait, séance tenante, à coups de bec.
Mon interlocuteur, un jeune fermier des environs enlevait son bouc et le mettait dans sa poche quand il était fatigué, le soir surtout, en fumant une grosse pipe de verre bleu, laquelle n’était autre qu’un isolateur évidé et muni d’un tuyau de roseau.
Je descendis de mon arbre et prenant mon ami par le bras je partis à la chasse, quoique à cette époque de l’année les règlements en vigueur ne le permissent point.
………………..
À ce moment, la porte de ma cellule s’ouvrit avec fracas et un enfant de huit ans traînant une petite chèvre entièrement noire entra, précédant une foule de gens, que je ne connaissais pas. Parmi eux se trouvait mon défenseur. Il tenait une paire de bretelles qu’il fixait obstinément et ses lèvres remuaient prononçant des paroles que je n’entendais point. " Bonjour, Papa " fit l’enfant et il poussa la chèvre sous le lit.
L’un des hommes qui m’étaient inconnus s’approcha de moi et me dit :
– Benjamin Péret, vous savez ce qui se passe.
MOI – Non.
LUI – Écrivez ce que vous voudrez.
MOI – Je n’ai pas à écrire.
LUI – Bien habillez-vous.
Je m’habillai, me rasai avec soin, décrochai par habitude mon ampoule électrique, lus quelques versets de la Bible et un chapitre des 11 000 verges et annonçai que j’étais prêt.
En route la conversation ne languit point. J’entretins mon défenseur de mes projets. Sitôt sorti de prison je comptai reprendre ma profession que je considérais comme la plus belle de toutes. Je me proposais de violer et d’assassiner ensuite avec des procédés de torture inédits, une jeune fille que j’avais rencontrée un jour sur la route d’Epinal et que j’avais suivie jusqu’à son domicile non sans lui déclarer qu’elle était la plus belle de toutes, et que si elle me laissait l’aimer je serais infiniment heureux. Elle sourit un peu et me donna un petit oiseau qui n’avait qu’une patte. Je le gardai longtemps. Il vivait dans la poche de mon veston ; tenez, là.
Mon défenseur était un homme charmant qui comprenait la vie et à mesure que je parlais je le sentais gagné à mes idées, à mes ambitions. Tuer n’est-ce pas le plaisir le plus délicat qui soit donné à l’homme.
– Tenez, lui disais-je, quand je me sens un poignard long et effilé en main et que ce poignard plonge dans la poitrine d’une fillette ou à travers la face d’un de ces hommes qui, le soir, en bras de chemise, lisent le journal à leur fenêtre.
Je sentais que cette vie le tentait et il m’eût été agréable que cet homme qui m’avait défendu aux assises avec tant de talent continuât après moi l’œuvre que j’avais entreprise : La généralisation du crime. Pour ce, je développais les arguments qui me semblaient les plus favorables à ma thèse, et quand nous arrivâmes dans la cour de la prison après un temps qui me parut, ou très court ou très long (il est si difficile d’apprécier le temps), il était tout disposé à assassiner un des personnages qui nous accompagnaient, afin disait-il, de nous enfuir à la faveur du désarroi que causerait son geste.
Arrivé dans la cour de la prison, je vis la guillotine, et me trouvai sans transition aucune dans un état d’excitation sexuelle surprenant. Je crois que si j’en avais eu la possibilité, j’aurais pu aimer successivement une quinzaine de femmes. Néanmoins je me dominai et m’adressant à M. Deibler je lui demandai la permission de m’entretenir un instant avec le gardien-chef de la prison.
Je dis à ce brave homme combien j’étais attristé de le quitter et quel souvenir agréable je conservais des relations amicales qui s’étaient
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établies entre nous. Pour lui prouver ma sympathie je lui déclarai que j’allais semer dans la cour de la prison, du côté le plus exposé au soleil un noyau de cerise et lui fis promettre d’apporter tous ses soins à sa culture. Quand il m’eut fait cette promesse je lui représentai combien m’était doux de penser que dans quelques années, alors que le noyau serait devenu un arbre, il recueillerait des fruits délicieux. Je lui demandai seulement d’en donner une poignée à ceux qui viendraient, comme moi, expier leurs crimes, encore que je jugeasse point que mes crimes méritassent un châtiment quelconque. Mon défenseur m’approuvait – Cher ami -
Ce fut au tour de l’abbé de me dire que je ne ne devais pas mourir avant d’avoir demandé à Dieu pardon de mes fautes. Cette fois, je me mis en colère, et haussant les épaules lui dis rudement que je n’avais aucune faute à me faire pardonner. Il fit un signe de croix précipité et se mit à dire son chapelet en silence ce qui me gênait beaucoup.
M. Deibler s’avança vers moi et avec une politesse qui me toucha beaucoup me demanda si j’étais prêt. Sur ma réponse affirmative, il me fit la toilette habituelle du condamné à mort. L’opération terminée je m’avançai, soutenu par M. Deibler et mon défenseur vers la guillotine près de laquelle se tenaient les aides. Tous trois nous chantions le Die Wacht am Rhein. Au loin un piano mécanique tordait la 5e symphonie de Beethoven.
Au moment de passer sur la bascule je demandai à téléphoner.
– À qui me dit M. Deibler.
– N’importe, lui dis-je, je veux simplement téléphoner.
Il ne voulut pas me refuser. Je demandai un numéro. C’était celui d’un amiral, qui sans me laisser le temps de parler m’annonça qu’il allait quitter Paris pour se rendre à bord de son navire. Il devait prendre part aux manœuvres navales dans la Méditerranée. Je raccrochai l’appareil. On me jeta sur la bascule Je me trouvai dans le même état d’excitation sexuelle que lorsque la guillotine m’était apparue. M. Deibler s’en aperçut et enjoignit à un de ses aides de me satisfaire.
– Puisqu’il va mourir et qu’il n’y a pas de femmes ici, disait-il, vous pouvez bien le satisfaire.
Jamais de ma vie jouissance n’avait été aussi complète, il est vrai que j’allais mourir. Effectivement quelques minutes après, le couperet de la guillotine tombait sur ma tête. Justice était faite, comme on dit…
BENJAMIN PÉRET
LE PONT DE LA MORT
Navigateur du silence, le dock est sans couleur et sans forme ce quai d’où partira ce soir, le beau vaisseau fantôme, ton esprit. Autrefois tu te contentais d’allumer de faciles chansons et seul l’incendie des pianos mécaniques éclairait ta nuit. Dans la rue perpendiculaire une négresse assise sur le seuil de sa chambre à coucher, de sa chambre à travailler, dès que le passant l’avait dépassée, renonçait à sa majesté vénale, et dans le ruisseau, unique souvenir d’un Congo originel, ramassait à pleines mains des débris de légumes, des papiers gras. Et ce n’était pas seulement pour se venger de son indifférence qu’elle bombardait l’homme, mais cette reine devenue mégère à la fin du compte se changeait en oiseau, voletait autour du promeneur, sa victime, roucoulait si gentiment que lui, oublieux des taches sur son veston, se demandait soudain si les colombes, au contraire d’une opinion professée,
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ne sont pas de couleur noire. Et elle, inspirée, tandis qu’elle nettoyait ce qu’elle-même avait gâté, trouvait de quoi séduire. Elle s’emparait de l’étranger, se pavanait à son bras et avec lui, revenue jusqu’à son taudis, montrait des dents si blanches, que dames putains, ses collègues, frissonnaient dans leurs chiffons roses.
Les marins qui avaient assisté à tout ce manège riaient à grands coups. Ils étaient connaisseurs en bons tours et, par exemple, savaient comment pour quelques centaines de francs, sous prétexte d’une traversée à prix réduit, on persuade aux Africains – qui apprendrait la peur de la chaleur aux fils du soleil ? – de se laisser rôtir près d’une chaufferie. Le bateau rendu au port, il suffisait de déboulonner les plaques de tôle qui tenaient prisonniers ces passagers spéciaux. Simple histoire. des hommes bruns sont devenus des hommes bleus. Grâce à des pierres qui remplacent dans leurs pauvres poches l’arc-en-ciel plat des portefeuilles marocains, leur corps prend avec du poids une discrétion suffisante pour qu’on les laisse doucement, doucement glisser jusqu’au centre même de cette obscurité clapotante, qui dans quelques heures, à l’aube, pour les poissons et les navigateurs redeviendra la mer, la vie.
Or, quel soir ? Enfin, les prostituées ont compris que les pieds n’étaient pas faits pour des tortures de velours noir mais pour une nudité de peau à même une nudité de sable. Alors les talons, sur lesquels, depuis des siècles, elles chaviraient, tous les talons se sont brisés, et des fleurs sans semence ont jailli du macadam. Parce que nul mensonge ne pouvait plus être toléré, fût-il celui si mince des semelles de ficelle, les voyous ont jeté plus loin que l’horizon leurs espadrilles. Éclatez couleurs. Les criminels ont les mains bleues. Et vous, filles, si vous voulez des bouches rouges, passez sur vos lèvres le doigt taché de vos dernières amours. Au font des océans, tous les Africains crédules oui voulurent faire des voyages à bon compte et moururent près des chaufferies, ressuscitent. Sans doute bientôt seront-ils poissons, puisque déjà leurs jambes deviennent transparentes. Écoutez leurs chansons sans mot, à la lumière des monstres électriques Les hyppocampes appuient sur leur nombril, comme sur le bouton d’une sonnette électrique. Est-ce pour le thé ? Mais non, Des forêts d’eau, ils montent, points d’interrogation à tête de cheval, jusqu’aux yeux des savants européens, qui éclatent dans leur peau terrestre. Le vaisseau fantôme écrit sa danse en plein ciel. Les murs s’écartent entre lesquels on voulut enchaîner les vents de l’esprit. Derrière les plis d’un velours trop lourdement paisible s’allume un soleil de soufre et d’amour. Les hommes du monde entier se comprennent par le nez. Un geyser imprévu envoie au diable des pierres dont on a tenté d’habiller le sol. Il y a un pont de la planète minuscule à la liberté.
Du pont de la mort, venez voir, venez tous voir la fête qui s’allume.
RENÉ CREVEL.
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CHRONIQUES
L’OPPORTUNISME IMPUISSANT
Si l’on considère d’une part l’opportunisme politique des gouvernements capitalistes – quelles que soient les formes revêtues par ces gouvernements – et d’autre part les intérêts vitaux de la classe ouvrière, on est frappé de constater l’in – compatibilité absolue qui existe entre eux.
À l’époque de l’évolution économique du capitalisme où nous sommes parvenus, l’impérialisme, qui est comme l’a écrit Lénine, " la dernière étape du capitalisme ", il apparaît clairement que cet opportunisme politique, grâce auquel la bourgeoisie dans la plupart des pays d’Europe, a pu échapper à la révolution prolétarienne, est impuissant à remédier aux conditions économiques présentes, qui rendent plus aiguë, dans toutes ses manifestations, la lutte des classes.
En vérité, la cause révolutionnaire s’internationalise chaque jour davantage, et elle s’élargit aussi chaque jour davantage au fur et à mesure que tous les révolutionnaires mettent en concordance leurs révoltes, ou plutôt les identifient à la même cause : la révolution prolétarienne.
Ceux qui ne comprennent pas qu’une victoire des " rebelles " riffains sur les troupes franco-espagnoles – ou sur les diplomates d’Oudjda – est un événement révolutionnaire, au même titre que la grève des mineurs anglais, sont incapables de rien comprendre à la révolution. (Bien entendu je ne parle pas ici de la classe ouvrière dont le rôle historique en tant que classe révolutionnaire demeure entier, même lorsqu’elle n’a pas conscience de ce rôle historique, mais de cette partie des " idéologues bourgeois " pour reprendre cette expression de Marx, " parvenus à l’intelligence théorique de l’ensemble du mouvement révolutionnaire ".)
Il est bien certain d’autre part que les manifestations violentes de l’action de classe dans tel ou tel pays ont pu être rendues efficaces ou annihilées par une bonne ou une mauvaise tactique de combat de la fraction avancée et organisée du prolétariat. Les bolchevicks ont pris le pouvoir en 1917…, les communistes allemands ont laissé passer leur heure en octobre 1923. Mais, en définitive, le sort de la révolution mondiale ne s’est pas encore joué. Certes la révolution russe a donné à la classe ouvrière sa première organisation puissante de combat : un État prolétarien, une armée rouge. Mais il serait dérisoire pour des communistes de prétendre s’en tenir à ce seul acquit et d’attendre du seul État soviétiste de nouvelles conquêtes révolutionnaires. Il est trop évident, au contraire, que le sort même de l’U. R. S. S. (100 millions de paysans pour 9 millions d’ouvriers environ) est étroitement lié à de nouvelles actions de masses du prolétariat dans les États capitalistes les plus évolués.
Il me semble impossible d’analyser ici dans l’ensemble des faits économiques, la situation particulière de pays comme l’Angleterre, l’Allemagne, la France, etc. ; ils peuvent être dans un temps plus ou moins long le théâtre d’événements révolutionnaires considérables tandis que les États-Unis, au contraire, semblent pour ce même temps préservés. Cependant, ce qu’il est permis de dire dans cet article, et cela sans qu’il me soit nécessaire d’apporter aucun commentaire, c’est que l’impérialisme, cette suprême construction capitaliste, s’édifie au profit d’un nouveau monde capitaliste, l’Amérique, tandis que passe au second plan l’Europe colonisée. Une telle situation replace les prolétariats européens – même les plus embourgeoisés comme le prolétariat anglais, comme le prolétariat français – dans des conditions d’existence telles que la lutte des classes, voilée pendant plus d’un demi-siècle d’opportunisme, reparaît brusquement, éclate à tous les yeux.
" Cette grève est une menace faite à la nation, la plus grande menace dont elle ait été l’objet depuis la chute des Stuart ", écrivait hier (3 mai) Le Times, le grand journal conservateur anglais, à propos de la grève des mineurs. Et Le Westminster Gazette " De la grande dame richement vêtue et qui ne se déplace que dans son automobile de luxe, jusqu’à la petite dactylo, les femmes manifestent (dans les enrôlements volontaires), une ardeur comparable à celle dont elles ont fait preuve pendant la grande guerre. "
Il n’est pas besoin de citer d’autres extraits de la presse britannique pour donner une idée de l’état d’esprit qui règne dans le camp bourgeois : c’est bien l’état d’esprit de la guerre. Aujourd’hui 1 500 000 mineurs ; demain, plus de 2 millions d’ouvriers des transports, de la métallurgie, etc., entreront en grève et nul ne peut dire ce qu’il peut advenir d’un tel mouvement de masses, bien qu’il ait été déclanché in extremis par l’organisation la plus réformiste et la moins révolutionnaire du mouvement ouvrier mondial : les trades-unions.
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Mais que prouve le mouvement gréviste anglais ? Il prouve que l’opportunisme des chefs travaillistes, comme des chefs bourgeois, a été impuissant à empêcher la classe ouvrière d’entrer en lutte pour la défense de ses intérêts vitaux.
On sait l’origine du conflit : refus par l’Etat de continuer à payer la différence entre le taux des salaires accordé par les patrons et celui réclamé par les ouvriers. Mais ceci n’est qu’un prétexte. En réalité, la grande bourgeoisie anglaise met à exécution un programme économique indispensable pour soutenir la concurrence internationale : augmentation de la journée de travail, diminution des salaires. L’impérialisme anglais battu en brèche sur tous les marchés du monde, mieux, dans ses propres dominions par son rival américain, se voit obligé de réduire à la portion congrue la classe ouvrière métropolitaine. D’un seul coup, les patrons anglais, avec la protection de l’État abolissent une série de " réformes " obtenues au prix de laborieux marchandages par les trade-unions.
Et voici qu’en même temps trois millions et demi de prolétaires " embourgeoisés " reviennent à l’action de classe, obligeant leurs chefs à déclancher un des plus vastes mouvements de grève générale qu’ait connu un prolétariat organisé d’une grande nation capitaliste. " Tout est fini ! " disait tristement un des leaders travaillistes, après sa dernière entrevue avec M. Baldwin, tandis que son collègue, S. H. Thomas, secrétaire du syndicat des cheminots, ajoutait : " C’est une bien triste affaire ! "
Or, ce qui est fini dans tout cela, la bien triste affaire, c’est la mort de cet esprit opportuniste néfaste qui a annihilé pendant la seconde moitié du XIXe siècle et les vingt-cinq premières années du XXe le mouvement ouvrier en Grande-Bretagne.
J’ai parlé de cette grève des mineurs anglais à titre d’exemple que tout révolutionnaire européen doit méditer. Il me semble impossible qu’un tel mouvement s’oriente immédiatement dans un sens révolutionnaire, car il est encore bien trop soumis à l’influence des chefs réformistes ; mais il achemine le prolétariat anglais inévitablement vers une issue révolutionnaire, après la liquidation du trade-unionisme.
La réalité de la lutte des classes, qu’il s’agisse de n’importe quel État capitaliste, apparaît ainsi malgré ses détracteurs impuissants, inaltérable, quelles que soient les conditions d’existence où se trouve placé le prolétariat considéré dans son ensemble, voire même dans ses fractions privilégiées. Une fois pour toutes, il s’agit de réaliser intégralement ce que représente la classe ouvrière, ce que vaut sa mission révolutionnaire, et dans l’action tout au moins – pour ceux qui ne veulent se lier auparavant par aucune doctrine d’ordre matérialiste – la rejoindre en toute circonstance, sans débat.
Toute autre position est forcément contraire à l’esprit révolutionnaire.
MARCEL FOURRIER.
P. S. – Cet article a été écrit le 4 mai, second jour de la grève générale en Angleterre et à la veille de la rupture de la conférence d’Oudjda. Depuis cette date les événements ont évolué, apportant eux-mêmes une première vérification de ma thèse – M. F.
LIBERTÉ, LIBERTÉ CHÉRIE
I
Une ceinture de cristal enveloppe le corps de la morte, ce sont les baisers qu’elle a donnés. La vie ne laisse d’autre trace que celle des baisers. La vie, nous disons la vie, pourdésigner cette petite chambrée aux murs de marbre où nos mains glissent désespérément, sans fin.
Il faudrait en sortir pour atteindre l’absolu
Mon existence est limitée par ma conscience, ma conscience qui s’oppose à l’absolu. L’absolu, dans cette forêt bleue j’entre en tremblant, les yeux brouillés par l’habitude de la soi-disant réalité, qui n’est qu’une des formes de ma pensée même.
Le moi ne peut être qu’identique à l’infini. J’en arrive ainsi à nier l’individu. Je nie la vie. Le moi étant l’infini, l’infini est le moi. Il n’y a pas de place pour la personnalité. Ce n’est pas ma pensée qui m’apprendra quoi que ce soit. Le moi est en dehors de ma pensée.
Des considérations de cet ordre nous amènent à rechercher les endroits où nous pourrions battre une brèche dans cette dure prison qui nous enferme.
L’étude du rêve est un de ces moyens-là ; elle ne peut que détruire de façon définitive la croyance à une quelconque réalité en dehors de l’idée.
Débarrassés ainsi de toute entrave venant de cette réalité, nous entrons dans le domaine de l’absolu.
L’absolu se confond avec la liberté.
La morale qui en résulte, la morale de la liberté, on peut prévoir dans quelle opposition elle nous met avec la société, l’histoire. Nous. sommes incapables désormais de nous plier à quelque commandement que ce soit, si ce n’est à la dictée de l’absolu.
Les hommes, voyez-vous, sont les foutus instruments de la pluie et du vent et sèment les petites erreurs au gré des saisons, un scandale. La nullité dont ils font preuve dans l’emploi de leurs facultés moyennes, dans l’art ou dans la mécanique, par exemple, laisse prévoir combien ils seront désemparés dans le
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domaine des idées, de la morale enfin. La lâcheté qui règne dans le domaine de la morale est un sujet d’étonnement perpétuel pour moi, un sujet de dégoût tel que je n’arrive pas facilement à pardonner à qui que ce soit de porter des traits humains.
Il n’y a évidemment d’autre réalité que les images poétiques. Cette ville où je me meus, si mystérieusement d’ailleurs, est une image poétique, ce ciel, cette bouche de femme.
Matière à poésie, voilà ce que les hommes appellent le monde, et ils y croient comme à une chose figée, comme si je n’étais pas libre d’en faire ce qui me plaît.
Il m’est impossible d’admettre une préoccupation quelconque de l’homme autre que la morale. J’ai besoin d’excuser ma présence sur la terre, je ne me supporte moi-même qu’au prix de cet abandon sans fin à l’idée morale.
En dehors de ce parti que pour ma part j’ai définitivement adopté, je ne vois pas de solution.
MAXIME ALEXANDRE.
PROTESTATION
Il n’est pas admissible que la pensée soit aux ordres de l’argent. Il n’est pourtant pas d’année qui n’apporte la soumission d’un homme qu’on croyait irréductible aux puissances auxquelles il s’opposait jusqu’alors. Peu importent les individus qui se résignent à ce point à en passer par les conditions sociales, l’idée de laquelle ils se réclamaient avant une telle abdication subsiste en dehors d’eux. C’est en ce sens que la participation des peintres Max Ernst et Joan Miró au prochain spectacle des ballets russes ne saurait impliquer avec le leur le déclassement de l’idée surréaliste. Idée essentiellement subversive qui ne peut composer avec de semblables entreprises, dont le but a toujours été de domestiquer au profit de l’aristocratie internationale les rêves et les révoltes de la famine physique et intellectuelle.
Il a pu sembler à Ernst et à Miró que leur collaboration avec Mon sieur de Diaghilew, légitimée par l’exemple de Picasso, ne tirait pas à si grave conséquence. Elle nous met pourtant dans l’obligation, nous qui avons avant tout souci de maintenir hors de portée des négriers de toutes sortes les positions avancées de l’esprit, elle nous met dans l’obligation de dénoncer, sans considération de personnes, une attitude qui donne des armes aux pires partisans de l’équivoque morale.
On sait que nous ne faisons qu’un cas très relatif de nos affinités artistiques avec tel ou tel. Qu’on nous fasse l’honneur de croire qu’en mai 1926 nous sommes plus que jamais in capables d’y sacrifier le sens que nous avons de la réalité révolutionnaire.
LOUIS ARAGON – ANDRÉ BRETON.
Philippe Soupault : GEORGIA
Le pont qui passe par-dessus le temps est fait de mille maçonneries murmurantes : poutres, ciments, poèmes, et vous colères bleues, le ciel gros de l’orage. Qu’est-ce que tu as fait sur la terre ? ce n’est pas chrétien de le demander. Tu as tapé du pied. Il est sorti des fleurs, des siphons, des étincelles. Tu as tapé du pied. J’ai longuement pensé au début de cette année scolaire de 1925-1926 à un quatrain de Guillaume Apollinaire, et je vous prie de croire que je ne fais ni le littéraire, ni l’érudit :
Belles journées, souris du temps
Vous rongez peu à peu ma vie,
Dieu je vais avoir vingt-huit ans
Et mal vécus à mon envie.
Tristes vers qui vont quatre à quatre au tombeau gris des fleurs séchées. Tristes vers d’un homme que j’ai tant admiré, et qui n’était que ça, ma phrase montre la poussière. Vingt-huit ans, quatre fois l’âge de raison, vingt-huit ans, deux et huit, deux fois quatre, ô téléphone de la nostalgie. Qu’est-ce qui avait marqué précisément cet âge du doigt de la destinée, pour que celui qui devait mourir sous le poids de la Légion d’honneur, le choisit comme le plus indiqué entre tous pour à la fin du troisième des quatre vers péniblement alignés donner le tremblement à ceux qui comme lui se tiendraient un instant à cette fuyante station du funiculaire des jours ? Toujours est-il que c’est à l’automne dernier quand les garnements avec les feuilles mortes retombent des arbres de l’été dans les préaux froids des collèges que j’ai, que nous avons, nous deux Philippe Soupault, atteint les vingt-huit ans dont parle le poète
Presque tous anciens c’est pourtant aujourd’hui, à ce point de la réflexion terrible qu’on nomme la vie, que paraissent les poèmes de Georgia, après tant d’années qui ont courbé le monde, après tant d’années qu’on a pensé tout dire, et peut-être qu’on avait tout dit. Il a eu vingt ans, il ne les a plus. C’est une histoire assez banale. Et qu’a-t-il donc fait sur la terre ? Pardon, j’oubliais. J’oublie.
Je me souviens du jour, c’était pendant la guerre, à Paris, boulevard Berthier, qu’André Breton lut devant moi, il faisait gris et nous marchions, les lettres de Jacques Vaché à un jeune homme qui disait de lui-même :
Vous me reconnaîtrez à mes cheveux frisés. J’ai vu depuis ce temps Philippe Soupault à bien des lumières. Et moi-même mes cheveux sont blancs. Ni des livres, ni des paroles, rien ne nous a fait ce que nous sommes, mais ces éclipses, ces tremblements de terre, ce que nous avons eu, ce qui nous a finalement échappé. Je n’ai pas aimé tous les romans de cet ami, avec lequel au reste, j’ai, je crois, été fâché pendant des mois, des années. Je vois d’ici ce qu’il a bien souvent pu penser de moi. Et puis qu’est-ce que vous voulez que ça foute ? Le
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monde où tout ceci se passe n’est pas le vôtre. Il y a entre quelques-uns que nous sommes, qu’ils le veuillent ou non, le sentiment d’une aventure qui ne finit pas avec elle-même. Que connaît-on d’un homme ? On remarque de tel ou tel ses goûts, ses paroles, l’extérieur de sa façon de vivre. On dira que Philippe Soupault a eu la nostalgie du départ, qu’il a aimé les cafés, les airs américains. Je vois d’ici l’article Soupault du manuel.
Georgia, je ne parle que pour moi. Moi qui comme pas un croit à la force des paroles. Voilà un livre qui m’a fait penser à leur faiblesse. Vous n’y êtes pas. Vous seriez trop content de m’entendre critiquer des poèmes. Sont-ce eux, était-ce la lourdeur du climat ? J’ai cru soudain toucher la faiblesse des paroles. Ce livre qui est pareil aux signes avant-coureurs de l’orage. Quand chaque brin d’herbe a pris conscience du ciel. Ce livre qui m’est arrivé d’Italie. Et ce n’est pas en Italie qu’il est Soupault. Où est Philippe Soupault ? Bien malin qui peut le dire, et d’ailleurs vous mentez. Voici le temps des hommes incompréhensible.
LOUIS ARAGON.
CORRESPONDANCE
Lettre d’un inconnu à M. Louis Bertrand de l’Académie Française
Monsieur
J’ai lu dans Le Figaro du 15 avril, votre article intitulé : " Allons-nous traiter avec Abd-el-Krim ? "
J’en transcris sans modifications certains passages :
" On nous promet de faire merveille sans risquer la peau d’un légionnaire et sans risquer un sou…
Là où nous n’avons pas payé le prix du sang, la domination n’a aucune base solide…
Nous sommes les maîtres d’école de la barbarie… "
Je cesse les citations et renvoie le lecteur, pour édification complète à l’article intégral.
Que vous soyez, Monsieur Louis Bertrand, de l’Académie Française, je n’y vois nul inconvénient, et d’ailleurs cela ne me regarde pas ; les bassesses et les compromissions sont de ce monde, comme on dit et l’on " fraye ", n’est-ce pas, avec qui l’on peut. Il est même fort probable que vos sentiments si nobles et si chrétiens sont partagés par les poètes, par les prélats, par les " psychologues " de votre illustre Compagnie… par tous ceux qui se sont, avec bienveillance, " penchés sur les angoisses humaines ".
Que la politique étrangère également vous occupe et que vous raisonniez avec sang-froid des principes qui nous autorisent en notre qualité de Français, à tuer, chez eux, des Marocains, et vous n’êtes pas différencié des bandits dont nous souhaitons limiter les méfaits.
Mais que vous disposiez aussi élégamment de ce que vous nommez si plaisamment la peau d’un légionnaire, alors je voudrais savoir de quels droits, en vertu de quel mandat, à la suite de quel miracle, vous trafiquez avec une semblable insouciance d’une peau qui n’est point la vôtre ?
J’ai copié les mots odieux et de cela j’éprouve encore maintenant une gêne intolérable.
Causant de PEAU, instinctivement j’ai regardé mes doigts, mes mains, mes bras, de près, de très près… j’ai lentement examiné toute ma peau – ce que probablement vous n’avez jamais fait de la vôtre – et alors…
La peau d’un légionnaire, Monsieur Louis Bertrand, sur un mort, cela devient sale et cela devient noir ; des poils drus poussent un peu partout, des poils de racines ; le tatouage de l’homme se ratatine et les seins de Carmen ou de Flore s’épuisent lentement ; un fier couteau se perd, amaigri, dans le petit cœur veiné ; les pétales d’une marguerite sentimentale se fanent, la lettre creuse du mot AMOUR, la lettre U disparaît dans un pli, et les phrases bleuâtres, abandonnant leur objet, se dispersent étrangement dans le langage des morts.
Peut-être, aujourd’hui, vaut-il mieux ne pas insister, vous laisser provisoirement votre peau de légionnaire et qu’elle fasse le délice de vos heures perdues… que vous vous plaisiez, comme l’on fait d’une peau féminine, à en suivre le contour, à suivre le contour de l’Infini…
Peut-être vaut-il mieux, même, et pour votre jeu intime, définitivement vous laisser votre peau de légionnaire
Vous l’abandonner avec ses yeux, avec ses dents,
Avec les ongles des dix doigts de ses deux pieds,
Avec ses testicules vides.
Amuse-toi bien.
X X X…
Robert Desnos à Pierre Mille
Cher Monsieur 1 000.
Il est bien tard pour vous écrire. Un article de vous n’a pas grand retentissement et c’est vous faire beaucoup d’honneur que s’apercevoir de votre existence.
Vous avez publié, Monsieur 100 voici une quinzaine un article dans l’Œuvre où vous disiez n’avoir jamais trouvé dans les œuvres de Dumas père un sentiment ou une expression original. Cela signifie, cher Monsieur 10, (vous connaissez la signification de ce chiffre en argot) que vous êtes un con.
Ceci dit, veuillez agréer, cher M. 0 et même double 0 l’expression de la considération très particulière que j’ai pour l’adresse avec laquelle vous mariez le contenu des manuels Roret avec un sens très vif du petit commerce et de la combine
FUMET ? NON : RELENT !
Un certain Stanislas, qui parle de " son Baudelaire " comme s’il avait couché avec, vient de découvrir que le marquis de Sade est une auteur catholique. M. Stanislas Fumet, dont le nom est tout un programme et qui doit nécessairement posséder des pieds aussi catholiques que son œuvre mériterait certain soir de rencontrer le fantôme du divin marquis. Si d’ailleurs ce fantôme se faisait attendre, et comme ces messieurs de la calotte exagèrent de plus en plus, je me ferais un plaisir de me substituer à lui pour apprendre à M. Stanislas Relent de quelle façon l’auteur catholique, que je suis aussi sans doute, entend traiter les sacristains et les grenouilles de bénitiers de toutes espèces et de toutes conditions. M. Stanislas Relent n’est pas seulement un crétin de la plus belle eau, c’est encore un de ces personnages répugnants qu’une longue manipulation des crucifix et des saintes huiles a inverti de la tête aux pieds.
Il conviendra un jour, encore que la mémoire des morts m’importe peu, d’apprendre brutalement à cette engeance cléricale que ni Baudelaire, ni Rimbaud ni Sade ni beaucoup d’autres ne sont les instruments de leurs sales besognes et de leurs louches agissements.
L’ÉTRANGE CAS DE M. WALDEMAR
Edgard Poe a surveillé la décomposition mortuaire de M. Waldemar, mais M. Waldemar vit encore. Il se signale par son haleine fétide, son teint boueux et crasseux, ses yeux miteux et sa voix qui rote comme un cercueil que l’on brise. À quoi bon décrire cette grande charogne qui depuis quelques années, infecte l’atmosphère de Paris.
Il suffira d’avoir signalé à l’attention publique le grave danger que M. Waldemar George fait courir à la santé pour que les gens évitent de le rencontrer, de le toucher d’être frôlés par lui, de marcher sur son ombre ou d’avoir les oreilles souillées par ses paroles.
Outre que ce personnage est à la fois un abcès et un pot de sanies, il représente la connerie la plus absolue et l’ordure intellectuelle la plus puante.
Robert DESNOS.