LA RÉVOLUTION SURRÉALISTE N°6, 1ER MARS 1926
Paul Eluard | La Dame de carreau |
Philippe de Beaumanoir etc. | Fatrasies |
Paul Eluard | Le cas Lautréamont |
TEXTES SURRÉALISTES | |
André Breton | Le Jugement dernier avait été suivi... |
Paul Eluard et Benjamin Péret | Revue de la Presse |
Philippe Soupault | La fuite |
Louis Aragon | Entrée des succubes |
Benjamin Péret | Ces animaux de la famille |
Louis Aragon | Les buvards du Conseil des Ministres |
Robert Desnos | Confessions d'un enfant du siècle |
Michel Leiris | Glossaire |
POÈMES | |
Benjamin Péret | La Mort héroïque du lieutenant Condamine de la Tour |
Benjamin Péret | La Mort de Madame Cognac |
Jacques Viot | Équivalence des morts |
Jacques Viot | La guillotine |
Jacques Baron | Chanson mortelle |
Jacques Baron | Les défenseurs de l'âme |
Pierre Unik | Vive la mariée ! |
CHRONIQUES | |
René Crevel | Le Bien du siècle |
Victor Castre | Europe |
Victor Castre | Invention de Dieu |
Paul Eluard | De l'usage des guerriers morts |
André Masson | Tyrannie du temps |
André Breton | Le Surréalisme et la peinture |
P. 1
QUAND L’ATHÉISME VOUDRA DES MARTYRS, QU’IL LES DÉSIGNE, ET MON SANG EST TOUT PRET
SADE.
LA DAME DE CARREAU
Tout jeune, j’ai ouvert mes bras à la pureté. Ce ne fut qu’un battement d’ailes au ciel de mon éternité, qu’un battement de cœur, de ce cœur amoureux qui bat dans les poitrines conquises. Je ne pouvais plus tomber.
Aimant l’amour. En vérité, la lumière m’éblouit. J’en garde assez en moi pour regarder la nuit, toute la nuit, toutes les nuits.
Toutes les vierges sont différentes. Je rêve toujours d’une vierge.
À l’école, elle est au banc devant moi, en tablier noir. Quand elle se retourne pour me demander la solution d’un problème, l’innocence de ses yeux me confond à un tel point que, prenant mon trouble en pitié, elle passe ses bras autour de mon cou.
Ailleurs, elle me quitte. Elle monte sur un bateau. Nous sommes presque étrangers l’un à l’autre, mais sa jeunesse est si grande que son baiser ne me surprend point.
Ou bien, quand elle est malade, c’est sa main que je garde dans les miennes, jusqu’à en mourir, jusqu’à m’éveiller.
Je cours d’autant plus vite à ses rendez-vous que j’ai peur de n’avoir pas le temps d’arriver avant que d’autres pensées me dérobent à moi-même.
Une fois, le monde allait finir et nous ignorions tout de notre amour. Elle a cherché mes lèvres avec des mouvements de tête lents et caressants. J’ai bien cru, cette nuit-là, que je la ramènerais au jour.
Et c’est toujours le même aveu, la même jeunesse, les mêmes yeux purs, le même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la même révélation.
Mais ce n’est jamais la même femme.
Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie, mais sans la reconnaître.
Aimant l’amour.
PAUL ELUARD.
P. 2
Fatrasies
La plupart des fatrasies, poèmes incohérents, composés au XIIIe siècle, sont anonymes. Seul Philippe de Beaumanoir, célèbre poète et jurisconsulte est connu comme l’auteur de deux d’entre elles. De nombreux poètes à la même époque ont du écrire des fatrasies sans qu’elles aient été conservées : celles dont suivent ici quelques extraits ont échappé au mépris des générations comme elles avaient échappé à la cervelle de ceux qu’un éclat de rire aveugla un jour.
- ANONYME.
Je sais le roman d’Hélène de bout en bout.
J’ai une douleur à la tête qui m’a tué aujourd’hui.
Tel croit veiller qui dort au Paradis
Si tu pouvais être à Paris, plut à Dieu !
Camarade, je te perds un jeu ? pensons à lui
Il n’y a pas mis assez de sel ? qui a fait ça ;
Où en est votre procès ; Dites un peu voir.
Je sais bien que pour mieux valoir, on doit aimer.
C’est à Marseille sur mer qu’il sommeille.
Conseille-moi dans l’oreille : Sont-ils bien peints ?
Je n’ai jamais entendu parler de robe brodée qu’on m’aurait donnée.
J’aime autant trèfle qu’as ou brignole.
Camarade j’ai été à l’école toute mon enfance.
(Jubinal, NOUVEAU RECUEIL, Paris, 1842, 2 vol., in-8°, t. I, p. 177.)
Le son d’un cornet mangeait au vinaigre le cœur d’un tonnerre quand un béquet mort prit au trébuchet le cours d’une étoile
En l’air il y eut un grain de seigle quand l’aboiement d’un brochet et le tronçon d’une toile ont trouvé foutu un pet, ils lui ont coupé l’oreille.
(NOUVEAU RECUEIL, t. II, p. 214.)
Un ours emplumé fit semer un blé de Douvres à Oissent, quand sur un éléphant rouge vint un limaçon armé qui leur criait : Fils de putains, arrivez ! Je versifie en dormant.
(NOUVEAU RECUEIL, t. II, p. 228.)
- PHILIPPE DE BEAUMANOIR.
Par nécessité, il me faut bouger dans la journée. Madame Aubrée où est allée Marion ? Trois quarterons de beaux boutons je vous vendrai Simple et tranquille m’y guerroie beaucoup votre amour. Les arcs d’aube sont les meilleurs, je le crois ainsi. Par la foi que je vous dois, soixante trois sont ceux de là-bas. Celui-ci s’en retourna, car il n’osa plus rester. Je veux aller à Saint-Omer de bon matin… Apportez de bonne heure des aulx épluchés dans ce mortier. Allez plaider sans tarder, il en est temps.
P. 3
Les moines d’Oscans sont de braves gens ; C’est ainsi que je pense. Vois comme il fuit ! Allons tous Courant après. La par devant s’en va fuiant un grand lapin. Le Yolin boit tant de vin qu’il se noie Pour rien que je voie je ne dirai plus de ces phrases oiseuses
ŒUVRES POÉTIQUES DE PHILIPPE DE REMI, SIRE DE BEAUMANOIR, Paris, 1885, 2 vol. in-8°, t. II, pp. 275-284.)
Je vis toute la mer s’assembler sur terre pour faire un tournoi et des pois à piler sur un chat monter firent notre roi. Là dessus vint je ne sais quoi qui prit Calais et Saint-Omer et les mit à la broche, les faisant reculer sur le mont Saint-Eloi. Un grand hareng-saur avait assiégé Gisors de part et d’autre et deux hommes morts vinrent avec de grands efforts portant une porte. Sans une vieille bossue qui alla criant : " A ! hors. " le cri d’une caille morte les aurait pris avec de grands efforts sous un chapeau de feutre. Le gras d’un poulet mangea au brouet Pont et Verberie. Le bec d’un petit coq emportait sans procès toute la Normandie et une pomme pourrie qui a frappé d’un maillet Paris Rome et la Syrie en a fait une gibelotte : personne n’en mange sans rire.
(Beaumanoir, t. II, p 30-307.)
LE CAS LAUTRÉAMONT
d’après le "DISQUE VERT"
À propos de Tout comme à propos de Rien, les poussiéreux époux de la Bêtise se donnent rendez-vous. Désignons-les une fois de plus.
M. JEAN HYTIER, le Faux-Bronze, se livre à ses habituelles âneries sur le style et Racine et déclare simplement que " ce qu’on peut dire de plus favorable à Lautréamont, c’est que le travail est toujours récompensé ".
M. JEAN CASSOU, le Chien-Savant, demande un sucre : " Il appartient, plus qu’à la littérature, à la métalittérature. "
M. JOSEPH DELTEIL, la Chair-à-canon, qui est œuf comme l’œuf est de porcelaine, ne peut que répéter : " Il est comte comme l’aigle est aigle. "
M. MARCEL ARLAND, le Tout-à-l’Egoût, demande sa statue : " Et puis, voyons, si, vous consacrez des numéros spéciaux aux écrivains inconnus, qu’ottendez-vous pour le faire à moi ? "
M. ALBERT THIBAUDET, la Conservation-de-la-Carie, commence par dire qu’il " décline toute responsabilité dans sa réputation, mais la prenant comme un fait, je la trouve légitime en partie ", puis s’embrouille dans une histoire imbécile d’île déserte, de récoltes, d’ananas et de nudités.
M. MAURICE MAETERLINCK, l’Oiseau-Déplumé, avoue sans ambages sa déchéance. " Aujourd’hui, je n’ai pas le texte sous les yeux mais je crois bien que tout cela me paraîtrait illisible. "
M. PAUL VALÉRY, le Prédestiné-Ridicule, en arrive tout de même à parler comme ses pairs : " Il y a un temps infini (sic)… j’avais dix-neuf ans. "
Et puis, sans rougir, car nous parviendrons bien à l’abattre comme une bête " puante ", prononçons le nom de JEAN COCTEAU. La prudence n’a jamais empêché personne d’être immonde. " Nous habitons les Galeries Lafayetle, Ducasse Rimbaud, etc. La maison Isidore-Arthur et Cie, Max, Radiguet et moi avons seuls flairé la chose. C’est la base de notre mésentente avec la jeunesse. " " Flairé la chose ", charogne c’était plutôt aux Bains de vapeur qu’aux Galeries Lafayette.
Dénonçons encore André Desson, André Harlaire, Paul Dermée, Ramon Gomez de la Serna, O.-J. Périer, André Malraux et que le feu, se retournant, nous brûle éternellement si nous ne pouvons détruire la honte qu’ils nous infligent.
P. E.
P. 4
TEXTES SURRÉALISTES
I
Le Jugement dernier avait été suivi d’un premier classement
Puis d’un second auquel prenaient part les vents et les marées
Les vaux et les monts
Et ceux qui avaient vécu par monts et par vaux
Contre vents et marées
Formaient en avant de la troupe un arbre à demi déraciné
Qui prenait le ciel comme un bateau qui sombre
Il était environ quatre heures de l’après-midi
L’appareil du temps continuait à fonctionner tant bien que mal
Il inquiétait fort les plongeuses
Ces femmes mortes d’amour
Qui hantent la piscine du ciel
Elles portent les maillots de l’ombre de l’herbe de l’astre et du jour d’été
Quatre heures il n’était encore que quatre heures
Et j’étais condamné depuis longtemps
J’étais condamné à gravir un escalier détruit
Comment m’y prendre
Le bord du ciel était gardé par des chats-huants
Sur la première marche un mendiant était assis à côté d’un paon
La fièvre avait établi ses éventails mécaniques au-dessus de tout ce que je pensais
Il ne m’arrivait que des bribes du discours de distribution
Traitant victorieusement de l’Oubli
Oubli j’arrive à peine
Oubli rappelez-moi au souvenir de l’Oubli
Des enfants traînaient des ballons et des plumes
Ils étaient reçus par un grand explorateur entouré de chiens blancs
Par ici criait-on c’est derrière le champ de riz
C’est sur l’esplanade des étoiles
J’assistais aussi à une bagarre et le théâtre de cette bagarre était une roseraie
Mais les fleurs étaient immenses
Comme l’offense
Le carrier surtout m’intriguait
Ses lunettes étincelantes où l’avais-je déjà vu
Comme les pierres filaient à l’approche de sa main
Comme les heures avaient passé
Les corniches livraient passage à des éclats de givre
Mais d’un givre qui durerait au soleil
Les premiers s’en étaient allés et les derniers étaient ailés
La musique grandissait
Sur les barricades et dans les haies
Oiseaux-mouches oiseaux-fleurs
Les vierges seules étaient nues
Leur chair brillait comme devrait briller le diamant
Leur repentir faisait peine à voir encore
Dans leurs cheveux un croissant pâle et leur cœur transparent était un croissant aussi
Les juges dont le manteau était fait de toutes les hermines
Ne parvenaient pas à détourner les yeux du Buste étrange qui changeait toujours
Ce Buste avait été tout le monde et moi-même
Il était maintenant un croisement de branches dans une forêt
Sur l’une il y avait un nid
Mais dans le nid hélas il n’était à jamais que quatre heures
J’ai déjà dit que j’étais condamné
Mais quoi il fut dix heures du matin
Il fut à nouveau temps de ramasser les guides
Les chevaux avaient faim
On vit passer une voiture sans frein pour les descentes
On vit des oiseaux s’échapper par la portière
Et l’on dit qu’une femme était endormie sur le marche-pied
Je suis celui qui ne sait qui vit ni qui meurt
Celui qui brûle de ne pas savoir
Celui qui sait trop bien qu’il brûle et qu’il sait
Abîmes rassemblement des lueurs que je n’ai pas
P. 5
Énormes perles
Abîmes sans détail qui seuls m’attirez
Je croise les mains oui on me passe les menottes quand je pense à vous
Et pourtant je suis libre de me perdre en vous
D’entretenir avec ce qui monte de vous le moins fructueux des commerces
Le Jugement est un pont jeté mais il n’est pas si beau que mon vertige
Cette théorie de jeunes filles aux gorges bleues
Laissez-moi passer
Laissez-moi passer
II
Art des jours art des nuits
La balance des blessures qui s’appelle Pardonne
Balance rouge et sensible au poids d’un vol d’oiseau
Quand les écuyères au col de neige les mains vides
Poussent leurs chars de vapeur sur les prés
Cette balance sans cesse affolée je la vois
Je vois l’ibis aux belles manières
Qui revient de l’étang lacé dans mon cœur
Les roues du rêve charment les splendides ornières
Qui se lèvent très haut sur les coquilles de leurs robes
Et l’étonnement bondit de ci de là sur la mer
Partez ma chère aurore n’oubliez rien de ma vie
Prenez ces roses qui grimpent au puits des miroirs
Prenez les battements de tous les cils
Prenez jusqu’aux fils qui soutiennent les pas des danseurs de corde et des gouttes d’eau
Art des jours art des nuits
Je suis à la fenêtre très loin dans une cité pleine d’épouvante
Dehors des hommes à chapeau claque se suivent à intervalle régulier
Pareils aux pluies que j’aimais
Alors qu’il faisait si beau
" À la rage de Dieu " est le nom d’un cabaret où je suis entré hier
Il est écrit sur la devanture blanche en lettres plus pâles
Mais les femmes-marins qui glissent derrière les vitres
Sont trop heureuses pour être peureuses
Ici jamais de corps toujours l’assassinat sans preuves
Jamais de ciel toujours le silence
Jamais la liberté que pour la liberté
III
Dites-moi où s’arrêtera la flamme
Existe-t-il un signalement des flammes
Celle-ci corne à peine le papier
Elle se cache dans les fleurs et rien ne l’alimente
Mais on voit dans les yeux et l’on ne sait pas non plus ce qu’on voit dans les yeux
Puisqu’ils vous voient
Une statue est agenouillée sur la mer mais
Ce n’est plus la mer
Les phares se dressent maintenant dans la ville
Ils barrent la route aux blocs merveilleux de glace et de chair
Qui précipitaient dans l’arène leurs innombrables chars
La poussière endort les femmes en habits de reines
Et la flamme court toujours
C’est une fraise de dentelle au cou d’un jeune seigneur
C’est l’imperceptible sonnerie d’une cloche de paille dans la maison d’un poète ou de quelque autre vaurien
C’est l’hémisphère boréal tout entier
Avec ses lampes suspendues ses pendules qui se posent
C’est ce qui monte du précipice à l’heure du rendez-vous
Les cœurs sont les rames légères de cet océan perdu
Lorsque les signaux tournent au bord des voies avec un bruit sec
Qui ressemble à ce craquement spécial sous les pas des prêtres
Il n’y a plus d’actrice en tournée dans les wagons blancs et or
Qui la tête à la portière justement des pensées d’eau très grandes couvrent les mares
Ne s’attende à ce que la flamme lui confère l’oubli définitif
De son rôle
Les étiquettes effacées des bouteilles vertes parlent encore de châteaux
Mais ces châteaux sont déserts à l’exception d’une chevelure vivante
Château-Ausone
Et cette chevelure qui ne s’attarde point à se défaire
Flotte sur l’air méduse C’est la flamme
Elle tourne maintenant autour d’une croix
Méfiez-vous elle profanerait votre tombe
Sous terre la méduse est encore chez elle
Et la flamme aux ailes de colombe n’escorte que les voyageurs en danger
Elle fausse compagnie aux amants dès qu’ils sont deux à être seuls
Où va-t-elle je vois se briser les glaces de Venise aux approches de Venise
Je vois s’ouvrir des fenêtres détachées de toute espèce de mur sur un chantier
Là des ouvriers nus font le bronze plus clair
Ce sont des tyrans trop doux pour que contre eux se soulèvent les pierres
Ils ont des bracelets aux pieds qui sont faits de ces pierres
Les parfums gravitent autour d’eux étoile de la myrrhe terre du foin
Ils connaissent les pays pluvieux dévoilés par les perles
P. 6
Un collier de perles fait un moment paraître grise la flamme
Mais aussitôt une couronne de flammes s’incorpore les perles immortelles
À la naissance d’un bois qui doit sauver de la destruction les seules essences des plantes
Prennent part un homme et tout en haut d’une rampe d’escalier de fougère
Plusieurs femmes groupées sur les dernières marches
Elles ouvrent et ferment les yeux comme les poupées
L’homme que je ne suis plus cravache alors la dernière bête blanche
Qui s’évanouit dans la brume du matin
Sa volonté sera-t-elle faite
Dans le premier berceau de feuillage la flamme tombe comme un hochet
Sous ses yeux on jette le filet des racines
Un couvert d’argent sur une toile d’araignée
Mais la flamme elle ne saurait reprendre haleine
Malheur à une flamme qui reprendrait haleine
Je pense à une flamme barbare
Comme celle qui passant dans ce restaurant de nuit brûle aux doigts des femmes les éventails
Comme celle qui marche à toute heure sur ma trace
Et luit à la tombée des feuilles dans chaque feuille qui tombe
Flamme d’eau guide-moi jusqu’à la mer de feu
IV
Je n’attache aucune importance à la vie
Je n’épingle pas le moindre papillon de vie à l’importance
Je n’importe pas à la vie
Mais les rameaux du sel les rameaux blancs
Toutes les bulles d’ombre
Et les anémones de mer
Descendent et respirent à l’intérieur de ma pensée
Ils viennent des pleurs que je ne verse pas
Des pas que je ne fais pas qui sont deux fois des pas
Et dont le sable se souvient à la marée montante
Les barreaux sont à l’intérieur de la cage
Et les oiseaux viennent de très haut chanter devant ces barreaux
Un passage souterrain unit tous les parfums
Un jour une femme s’y engagea
Cette femme devint si brillante que je ne pus la voir
De ces yeux qui m’ont vu moi-même brûler
J’avais déjà cet âge que j’ai
Et je veillais sur moi sur ma pensée comme un gardien de nuit dans une immense fabrique
Seul gardien
Le rond-point enchantait toujours les mêmes tramways
Les figures de plâtre n’avaient rien perdu de leur expression
Elles mordaient la figue du sourire
Je connais une draperie dans une ville disparue
S’il me plaisait de vous apparaître vêtu de cette draperie
Vous croiriez à l’approche de votre fin
Comme à la mienne
Enfin les fontaines comprendraient qu’il ne faut pas dire Fontaine
On attire les loups avec les miroirs de neige
Je possède une barque détachée de tous les climats
Je suis entraîné par une banquise aux dents de flamme
Je coupe et je fends le bois de cet arbre qui sera toujours vert
Un musicien se prend dans les cordes de son instrument
Le Pavillon Noir du temps d’aucune histoire d’enfance
Aborde un vaisseau qui n’est encore que le fantôme du sien
Il y a peut-être une garde à cette épée
Mais dans cette garde il y a déjà un duel
Au cours duquel les deux adversaires se désarment
Le mort est le moins offensé
L’avenir n’est jamais
Les rideaux qui n’ont jamais été levés
Flottent aux fenêtres des maisons qu’on construira
Les lits faits de tous les lys
Glissent sous les lampes de rosée
Un soir viendra
Les pépites de lumière s’immobilisent sous la mousse bleue
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Les mains qui font et défont les nœuds de l’amour et de l’air
Gardent toute leur transparence pour ceux qui voient
Ils voient les palmes sur les mains
Les couronnes dans les yeux
Mais lé brasier des couronnes et des palmes
S’allume ne fait à peine que s’allumer au plus profond de la forêt
Là où les cerfs mirent en penchant la tête les années
On n’entend encore qu’un faible battement
D’où procèdent mille bruits plus légers ou plus sourds
Et ce battement se perpétue
Il y a des robes qui vibrent
Et leur vibration est à l’unisson de ce battement
Mais quand je veux voir le visage de celles qui les portent
Un grand brouillard se lève de terre
Au bas des clochers derrière les plus élégants réservoirs de vie et de richesse
Dans les gorges qui s’obscurcissent entre deux montagnes
Sur la mer à l’heure où le soleil fraîchit
Les êtres qui me font signe sont séparés par des étoiles
Et pourtant la voiture lancée au grand galop
Emporte jusqu’à ma dernière hésitation
Qui m’attend là-bas dans la ville où les statues de bronze et de pierre ont changé de place avec les statues de cire
Banians banians
ANDRÉ BRETON.
REVUE DE LA PRESSE
Le sort des pays latins se règle comme on pouvait le prévoir. L’ordre, c’est la clarté illusoire du soleil, l’ordre, c’est l’évidence et, prises au piège, la sottise et la bassesse se montrent sans pudeur. Marinetti, chef du futurisme, proclame sans rire, sur l’air des lampions :
" L’Italie est divine. Les Romains antiques ayant vaincu tous les peuples du monde, l’Italien d’aujourd’hui est invincible. Le Brenner n’est pas le point d’arrivée, mais un point de départ. Le dernier des Italiens vaut au moins mille étrangers. Les produits italiens sont les meilleurs du monde. L’Italie a tous les droits puisqu’elle garde le monopole absolu du génie créateur. Chaque étranger doit entrer en Italie religieusement. "
Ungaretti dédie ses poèmes à Benito Mussolini, avec reconnaissance. Chut ! fermons la basse-cour. Mais la France est à la porte. Le Journal, toujours au service du plus offrant, après nous avoir montré les horreurs du bolchevisme, que M. Béraud (1) a vu par le plus petit bout de sa personne, nous vante le placement de tout repos que serait un régime fasciste pour le bourgeois français.
- Les Intellectuels russes (de Paris), les lâches ceux qui ne sont pas parmi " les 355 250 intellectuels (sic) fusillés par les Soviets " (Henri Béraud) lui adressent toutes leurs félicitations.
La Liberté, qui n’est jamais en reste d’abjection, a publié une enquête sur l’Intelligence Service, le 2e bureau anglais, et fait l’éloge d’un de ses agents, Sydney Reilly, l’homme qui savait le mieux trahir, et qui, écrasé comme une vipère par les Soviets, échappa ainsi au dérisoire bourreau de Londres.
En Syrie, nos soldats se font la main :
" Un bijoutier de Sandjakdar a été dévalisé par des officiers, comme nationaliste ; on les a vus, montres-bracelets au poignet, voulant les revendre à un coiffeur qui refusa. Des soldats offrirent à une dame de lui vendre des blouses et des vêtements de femme, etc. Un marchand de tapis persans, AVEC L’AIDE DE SON CONSUL, retrouva toute sa collection… égarée, à l’intérieur de la Citadelle (2). "
- Le Phénix, 2, Charch Antikahana, Le Caire.
Pour la honte de l’homme, il y a les militaires. L’exadjudant de coloniale Barbas, chevalier de la Légion d’honneur, titulaire de treize citations à l’ordre de l’armée, a tué à coups de bâton son fils, " UN CHENAPAN DE SIX ANS ", parce qu’il avait fait l’école buissonnière. Après lui avoir fracturé le crâne, il lui a fait manger sa soupe, car il la lui devait. Le sommeil a eu raison du petit garçon. Mais la solidarité de l’innocence arme heureusement de temps à autre ceux qui refusent d’atteindre l’âge d’homme. Puérilement, ils suppriment l’homme, un homme, une grande personne. Les enfants assassins découragent les bonnes âmes… et les mauvaises. Qu’ils tuent, ils se suppriment, on les tuera. L’adjudant Barbas profitera de circonstances atténuantes. Il a fait son métier.
P. ELUARD ET B. PÉRET.
(À suivre.)
P. 8
LA FUITE
La fuite. Ceux qui s’en vont comme ça ou autrement trouvent toujours, dans n’importe quelle ville du monde, un réduit rouge, vert ou marron qu’on nomme bar, café ou tratoria et où il est vraiment bon de s’asseoir. À ce moment il n’y a pas à hésiter.
Edgard n’hésite pas. Il s’asseoit et boit de brèves gorgées d’alcool. On dit que l’ivresse est bleue. Mais la chaleur, mais le repos, mais la musique ? On ne peut pas compter toutes les couleurs.
Il boit. Sa lèvre est humide, ses yeux secs. Il voit. Il voit parce qu’il regarde. Cela n’est pas si facile qu’on l’imagine.
Edgar regarde. Il vient de recevoir en plein sur la gueule un coup dur. Là-bas dans le coin, une femme fume. Elle a une fleur couchée devant elle sur la table. On dit que c’est un œillet rouge. Par malheur c’est simplement une fleur qui éclate au grand jour : c’est du sang et du poivre, une odeur forte et du courage en pétales. Lui, le beau nègre, a envie de mordre. Rien ne pourra l’empêcher de se dresser d’un seul coup pour aller voir de plus près.
Une femme, nom de Dieu !
Ce n’est pas la première fois, tout de même qu’Edgar a envie d’une femme. Il le sait bien. Mais il agit toujours comme si c’était la première fois. Ce n’est pas lui qui se met des souvenirs dans les jambes.
Une fleur rouge. Il trouve cela beau comme un feu d’artifice. Une femme c’est une femme : des seins, une bouche, des hanches, un sexe et des pieds. Des pieds et des mains.
La voilà la musique qui tourne dans le cœur, dans la poitrine et qui fait frissonner un peu le ventre. La voilà celle qui ne ressemble pas à l’ivresse, ni au vertige, ni à la tristesse.
Musique des yeux qui brûlent et des mains raides où tremble on ne sait quelle flamme.
Musique.
Plus de rengaines.
Edgar s’approche lentement. Déjà ses mains vont toucher cette peau qui est à la fois chaude et froide. Déjà elle est debout devant lui et ses genoux fléchissent un peu. Il sait qu’elle n’est pas très lourde, un peu seulement.
Il voudrait trembler un peu et connaître ce corps qui est blanc et doux à la fois. Elle est debout devant lui déjà nue, déjà forte, plus forte que lui.
Elle est blanche sous des cheveux noirs. Devant elle son œillet attend qu’elle le touche. Ses mains reposent près de ses cheveux.
Elle regarde Edgar. Elle sourit.
C’est le matin, c’est le soir qui apportent tous deux ce remerciement. La buée du jour et de la nuit recule régulièrement. C’est le
P. 9
matin qui est simple et c’est le soir qui boit comme un animal gris.
Féroces, ils sont féroces ceux qui jettent le matin dans la note du sommeil et plus cruels sont ceux qui détachent le soir de la nuit.
Un homme est alourdi de tout son désir. Il voudrait ramper, ramper encore et se glisser jusqu’aux pieds pour serrer le cou et la tête, pour presser des seins, pour aimer des oreilles, une oreille. Il est vrai qu’il y a encore cet œillet rouge et le matin et le soir.
Edgar va souffrir.
Edgar sait souffrir. Il n’a pas peur. Il aime cette souffrance qui va le jeter dans les bras de cette femme et l’écraser contre cette poitrine. Il attend cette douleur qui lui fera écarter ces jambes et tomber d’un seul coup dans ce vertige.
Il sait souffrir pour ce vertige qui le force, qui le cerne de toutes parts. Il attend et il l’appelle. Il se dénonce et se fait le prisonnier.
Trop de minutes encore, trop de secondes. Un grand geste et cette bouche contre sa bouche, ses mains sur ces hanches, son sexe dans ce sexe. Se halètement, cet appel de ses poumons, ses cuisses contre ces genoux, trop de temps, Une fois, une seule fois peut-être mais tout de suite.
Le grand espace qui est plus loin, il s’en fout. Une fois maintenant, cette bouche contre sa bouche, sa tête contre cette épaule.
Il n’y a que les yeux.
Elle sourit. Ses dents sont petites et elles savent mordre, mordre, mordre.
Elle regarde le grand nègre comme si elle le connaissait et elle tord la tige de cet œillet qui ressemble à son sourire. Déjà ses paupières ont l’air de prier. Et ses doigts avancent au devant de cette prière. La main s’est posée comme un chat sur sa tempe.
Edgar s’asseoit près d’elle. Il baisse la tête.
" Ah, mon petit, mon petit. "
Edgar a envie de rire. Elle a fermé les yeux. Il souhaite qu’elle ne les ouvre plus jamais. Comme ça.
La vie roule dans les ténèbres. C’est un bruit lent et mou. Ainsi le sang va et va, on croirait qu’il s’enfuit, qu’il coule. Des doigts sanglants qui font mal.
Elle ferme les yeux toujours. Edgar la voit : elle est là, un peu courbée.
Un bruit lent et un homme qui mollit et qui voudrait s’aplatir, tomber encore. La voilà qui se penche et qui baisse la tête, les yeux et les bras. Il regarde.
Elle a ouvert les yeux.
Elle dit : " Je m’appelle Dolly. "
Elle tourne la tête. Il y a près d’elle un corps que l’attente a durci et refroidi.
" Je m’appelle Dolly. "
C’est la nuit qui commence et à pas lents, elle va vers cette porte.
Lui jette de l’argent et il la suit comme ça.
C’est bien la nuit : elle est nue.
Ce grand corps noir presque bleu qui se jette à la rue ne peut plus se souvenir.
C’est déjà le matin, c’est déjà le soleil qui éclate et qui va tomber lentement.
Edgar est là de nouveau. Il est seul. Le bar chante.
Ce n’est pas sa mémoire qui se souvient, mais son corps. L’œillet rouge ne signifie plus rien. C’est sa bouche qui brûle et ses genoux qui saignent. Son cœur bat et voilà tout.
Il est seul pour combien d’années.
Elle est entrée. C’est la même. Ni sa nuque, ni ses lèvres, ni sa main droite… Elle. Le jour et elle. Le bar se tait. Le sang monte jusqu’aux yeux.
Il est bon que ce jour soit enfin tout à fait clair. Dans le ciel on voit flotter des plumes et des oiseaux. Il est bon que ce soleil soit à droite et non à gauche parce qu’elle a un grain de beauté là sur la joue. Edgar fouille dans sa poche. Il tire des billets, le plus de billets possible et il les montre. Il veut qu’elle sache qu’il est encore riche. Il veut tout lui donner. Cela lui est dû. Et tout lui donner d’un seul coup, sans lésiner ni marchander. Ce n’est pas Edgar qui donnerait sou par sou.
" Mon petit, voilà tout ce que j’ai, c’est à toi. " Et c’est elle qui refuse, c’est elle qui dit : " C’est trop ", et elle prend un tout petit billet.
Tant pis, elle n’a pas compris.
Elle lui fait un signe, il la suit.
Il la prend : elle est à lui.
Il n’y a pas de joie à tenir ce qui peut s’échapper. Il y a seulement un désir qui monte et qui descend. Ce qu’il faut c’est oser toujours et s’approcher très vite.
Encore une fois ce jour qui coupe la vie. La nuit est encore meilleure, plus noire, plus silencieuse.
PHILIPPE SOUPAULT.
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ENTRÉE DES SUCCUBES
À André BRETON
On a tort si l’on croit savoir ce qu’il advient de toute l’amoureuse humeur. Les grands troupeaux d’hommes à la nuit se dispersent. Et il y a des solitaires dans les campements ruraux qui doivent aux équinoxes, vêtus de neuf, descendre vers les villes, où des bêtes grasses pour eux docilement attendent. Que de mouvements de ces corps en vain appellent au fond des retraites, des logements mesquins des faubourgs aux prairies chantantes, d’autres corps par le monde, dans les flots de la dentelle ou les soucis ménagers. Jeunes filles ouvrez vos fenêtres ; elles laissent errer un instant leurs regards, et referment la croisée, et retournent à leur musique. Un voyageur pourtant s’était arrêté près du fleuve. Son chapeau à la main, il contemplait la foule, et la foule fuyait par les deux bouts de l’air. Je vous dis qu’il y a tant de baisers perdus, que c’est à pleurer misère ; et chassez ces enfants, qui sont une perpétuelle insulte à l’amour !
J’ai souvent pensé à ces légères semences qui s’envolent au printemps des arbres des jardins. On les voit passer comme des nuages de neige, comme des neiges de caresses, des papillons de désirs. Où vont-elles ? Il y a par delà les champs et les cités, de l’autre côté des montagnes, un parc tranquille où un seul flocon parviendra un beau soir sur l’arbre féminin qui l’espère dans sa ramée. Les autres sont tombés au hasard des sillons. J’ai souvent pensé à ces légères semences, inutilement répandues.
Souvent aussi j’ai ressenti ma solitude. Et qu’il se dissipait un grand feu dans mes bras. Qu’ai-je fait de mille douceurs qui m’ont possédé en silence ? Qu’ai-je fait de tout ce pouvoir qui m’était départi, et qu’on me reprenait ? Malheureux, tu n’as pas veillé sur ton trésor. C’était un trésor déraisonnable, et je ne m’en sentais que rarement le maître, et quand je n’en avais pas l’usage. Amants insoupçonnés que révèle la nuit. Si l’on pouvait deviner les battements de leur cœur. Chez eux l’amour garde la sauvagerie de l’enfance. Il n’est point aisé comme le machinal amour. Je me suis souvent demandé où s’en vont ces légères semences.
De la discordance atroce des désirs, de leur éveil capricieux, je me lamente. J’ai lu dans le regard d’un père, et son enfant jouait dans l’herbe innocemment. Il y avait l’ennui, et le temps et l’espace, autour de la maison. Et le sang dans la tête, et la blancheur de la petite fille. J’ai vu des collégiens qui avaient peur de mourir. Des nonnes au fond d’un labyrinthe d’ombre, et les arcades épousaient doucement le ciel d’été. Grands naufrages charnels, comme je vous comprends. Tant d’appels sans réponses, tant de signes au sein douloureux de la nuit. Ils s’éveillent, ils se lèvent, marchent. Un parfum de fleurs les poursuit. Ils écorcheraient les murailles. Qu’attendent ils ? Ils ne font rien qu’attendre. Attendre le miracle. Et regagnent sans lui ce linceul où l’amour imite la mort ténébreuse, le drap lourd au plaisir qui n’a su se former.
Je songe à ce que le sommeil apparemment dissout. À ce renoncement du repos. Au mensonge du dormeur. Son attitude résignée. Dissimulateur sublime. Il ne laisse plus voir que son corps. C’est alors que vaincu il n’est plus que la voix de cette chair défaite. Alors un grand frisson nocturne autour de cette chute enfin va se propager. Se propage aux limites de l’ombre et de l’air. Atteint les lieux troubles. S’étend au pays fébrile des esprits. Par delà les règnes naturels. Dans les pacages damnés. Et quelque Démone aspirant cette nuit-là la brise des maremmes, défait un peu son corsage infernal, aspire l’effluve humain, et secoue ses nattes de feu. Ce qui sommeille au fond du tourbillon qui l’atteint, elle l’imagine, et se démène. Elle fait au miroir de l’abîme sa toilette étrange de fiancée. J’aime à me représenter ses ablutions lustrales. O pourpre de l’enfer, quitte ce corps charmeur.
Je parlerai longuement des succubes.
De toutes les opinions qu’on se fait des succubes la plus ancienne rapporte que ce sont vraiment des démons-femmes qui visitent les dormeurs. Et sans doute que cela n’est pas sans réalité. J’en ai rencontrées qui portaient toutes les marques de l’enfer. Ce sont alors de bien belles personnes, car elles ont le choix de leur forme, et souvent elles n’éprouvent pas le besoin, même au point de le quitter, de dévoiler à leur amant involontaire une origine que dans l’abord elles se sont efforcées si bien de leur dissimuler. Mais parfois elles ne résistent pas au plaisir d’une révélation soudaine, elles se transforment dans les bras qu’elles ont sur elles-mêmes refermés, et leur victime éprouve toute mêlée à un plaisir qu’elle ne regrette point encore l’horreur d’avoir cédé au piège du démon. Soit qu’elles quittent soudain les traits fidèles et bien connus qu’elles avaient empruntés à une maîtresse lointaine, et le rêveur trompé s’accuse d’une tromperie qui l’accable. Soit qu’elles montrent une hideur, que j’ai peine à croire l’apanage des esprits inférieurs. On découvre, par malice particulière, un de ces attributs nés dans l’imagination des peintres qui leur servait conventionnellement à évoquer le diable, et où les hommes croient reconnaître l’ennemi du ciel (car ils ont fait le diable à leur image) : une oreille velue, le pied fourchu, des cornes… Je me suis laissé dire que les démones réservaient ces gentillesses aux garçons pieux qu’elles trouvent par hasard dans les draps. Il n’est point rare que ce genre de mauvais ange s’éprenne pour son malheur d’un homme dès lors hanté. La diablesse revient aussi
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souvent qu’elle le peut retrouver son infortuné camarade. Elle l’opprime. Et l’on prétend qu’elle peut en arriver à regretter son crime aussitôt qu’elle l’a commis. On a vu des succubes constatant les ravages de leurs baisers, soulever de leurs mains transparentes la tête pâle de leur favori, lisser lentement ses cheveux, et faire retentir la nuit des soupirs déchirants de la fatalité. Mais l’effet même de leurs transports amène les insatiables visiteuses à tempérer leurs ardeurs. Elles restent plusieurs jours sans venir, elles laissent les couleurs refleurir sur ce visage abattu. Puis quand le repos retrouvé l’imprudent s’abandonne à l’ombre, et l’on entend de loin sa respiration régulière, par la porte du rêve à nouveau les voilà. On a discuté sans fin du moyen d’éviter les succubes. Il semble que rien, ni les reliques, ni les prières que préconisent des charlatans revêtus de la fausse dignité d’un prétendu sacerdoce, ni les méthodes chimériques du psychiâtre viennois, car ce n’est pas la peine de considérer seulement celles de ses ennemis, ne mettent l’homme à l’abri de ces consomptions oniriques. Cependant, au cas qu’il se reconnaît la proie d’un démon toujours le même, et sans doute ceci n’est pas toujours facile à dépister, car le démon rusé prend soin de revêtir des formes changeantes, à moins que tombant dans le travers des mortels il veuille, l’insensé, voir partager sa passion et tâche sous un aspect agréable d’inspirer la folie à ce corps qui en est le principe, alors, m’a-t-on prétendu, le possédé a un moyen désespéré non pas d’écarter d’un coup la succube, mais de la décevoir, et ainsi peu à peu de la déshabituer de lui. C’est alors même que l’abstinence paraît de rigueur au malade qu’il doit frénétiquement se jeter dans la débauche, de telle façon que l’esprit nocturne le retrouve toujours sans force, et soit vaincu par l’impuissance et la pitié. Cependant qu’il ne croie pas pouvoir user modérément de cette thérapeutique : les succubes ont tant de procédés pour rendre sa vigueur au plus faible, qu’il en est, qui sont des vampires, et qui réveillent jusqu’aux morts. Si donc il use sa journée à de parcimonieuses luxures, il ne sera pas sauvé pour la nuit qui vient. L’aube le retrouvera marri d’une précaution inutile. Que l’homme en proie aux succubes baise, baise tant qu’il peut. Et quand il est rendu, que sa compagne elle-même et il l’aura pourtant choisie solide, et âpre au plaisir, ne pense plus pouvoir tirer de lui la plus fallacieuse jouissance, qu’il en appelle enfin aux pharmacies pour retrouver des forces qui se dissimulent. On lui dira qu’il se tue. Mais il continuera patiemment ce régime, durant septante jours d’à filée.
L’antiquité, et toute l’histoire des Chrétiens, fourmillent en anecdotes où les succubes sont nommées, ou peuvent, par un attentif commentateur, être décelées. Il y a des traités spéciaux auxquels je renverrai le lecteur curieux. Mais dans la diversité de ces histoires on voit que ces filles voluptueuses de l’enfer se comportent de deux façons principales entre lesquelles on constate tous les intermédiaires, qui trahissent en elles deux instincts opposés, deux goûts aussi forts l’un que l’autre, et dont nous trouverions sans doute en nous l’équivalence si nous savions nous interroger. Les unes, et ce sont les plus nombreuses, on dirait que leur plaisir est de s’abattre sur les plus vertueux des hommes. Et non point de ces vertueux, qui le sont moins par vertu que par tempérament. Non : sur ceux-là mêmes pour qui la vertu est un perpétuel combat. Qui se promènent tout le jour au sein même du vice et ne succombent pas à une tentation, qu’ils s’avouent parfois ressentir. Puis patatras. Ils n’ont pas plus tôt fermé les yeux que les voilà dans l’abomination jusqu’au cou. On prétend que ce goût répond, chez la succube, à un calcul qui m’étonne un peu : elle penserait trouver ainsi des amants dispos et solides, et se riant de leur chaste combat ferait bon marché de leur pudeur sévère. Je ne crois pas que ce soit la bonne explication. L’homme serait-il meilleur que la succube ? Or on ne le voit jamais ainsi raisonnant. S’il apprend à ses femmes à baisser les yeux, à ne pas coucher avec le premier venu si ça leur chante, il est faux que ce soit pour profiter d’un amoncellement de désirs. Il leur enseigne ainsi la retenue au nom d’un Dieu, qui pour n’être pas toujours le même, n’en attache pas moins toujours ses premiers soins au contrôle soigneux des coucheries humaines.
L’autre espèce de démones préfère aux hommes chastes les roués. Ce sont des raffinées, qui ne tiennent pas tant à la qualité du plaisir qu’à la subtilité de ses modes. L’hypothétique même de la réussite lui confère pour leur cœur un attrait plus grand. Elles savent prendre leur parti d’un déboire. Il n’est pas rare qu’elles quittent au petit matin une couche qui ne les a pas vues heureuses. Qu’importe ! Elles aiment avant tout le commerce d’un corps qui a le sens supérieur de l’amour, et pas n’est besoin qu’il leur procure ses satisfactions grossières. Elles ont peu d’estime pour les marques du tempérament. Outre que chacun sait au reste, qu’il y a plus souvent plus grand désappointement avec un homme qui vit dans l’oubli de la volupté, qu’avec un autre qui en semble épuisé, et rendu. Ainsi nous éprouvons une aise véritable à rencontrer de ces femmes qui ont mené toute leur vie dans l’exercice des baisers et qui sont pour ainsi dire, en même temps, qu’un peu défaites, toutes refaites par l’amour, et moins que d’autres à la merci du temps ; toute leur chair est intelligence, elles ont la conduite du plaisir, elles nous y retiennent. Rien en elles ne fatigue, rien n’obsède. Elles savent, voyez-vous bien, ce que c’est. Ainsi les succubes dont je parle apprécient chez les dormeurs une sorte d’esprit, de fornication, qui passe pour elles en tout sens les qualités de l’ardeur, et celles, plus méprisables encore, de la vertu. Je ne donnerai pas à ceux qu’elles comblent de leurs faveurs le conseil de la débauche
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forcenée que j’avais quelque contentement à transmettre aux timides amis de nos premières démones. On voit bien qu’avec les secondes il ne leur servirait de rien. J’imagine aussi que ces héros de l’alcôve n’ont aucun désir d’écarter de leur sommeil une obsession qui les flatte, et qui ranime en eux cela même pourquoi ils ont tant de complaisance. Ils ont perdu cette mentalité puérile et utilitaire que l’on voit aux faux Don Juans de nos jours. Ils ne craignent pas comme eux que quelque chose soit distrait de leur pouvoir. Ils ont assez le goût du plaisir, et la sagesse de cet entraînement, pour le saluer d’une humeur égale, d’où qu’il leur vienne. Ils ne songent point à cette épargne de leur feu, qui n’est pas tant le propre des amoureux véritables, que des vaniteux ou des ambitieux qui veulent surtout étaler leurs prouesses et en tirer quelque fruit qui n’est point le seul plaisir. Quand éveillés soudain par la vivacité de leurs sensations ils censtatent leur solitude, ils ne se répandent pas en jurons, en expressions vulgaires et basses, comme font ceux qui avaient misé sur une réserve de vigueur une modification de leur sort. Ils vaquent au soin de leur corps avec cette équanimité qui caractérise l’élévation du cœur. Ils remercient, ce faisant, la nuit finissante, qui leur fut propice. Ils pensent à l’impalpable maîtresse qui les quitta, et tâchent de n’en point oublier les traits fugitifs. Puis attendent l’heure où les convenances permettront qu’ils apprennent à quelque amie qu’ils ont, et parfois que vraiment ils aiment, les événements qui n’ont eu pour complices que les ténèbres, et non pas l’égarement de leur volonté.
Cependant les auteurs modernes, je veux dire depuis quelques siècles, ont observé la fréquence des femmes laides parmi les succubes. Cela n’était pas d’abord pour éveiller l’attention des savants, dans l’état que se trouvait l’étude de la démonialité. On croyait alors communément que les sorcières n’étaient pas d’essence différente des démons. On disait donc que des sorcières pouvaient ainsi être succubes. Mais nos idées ont bien changé depuis que nous avons plus sérieusement étudié les sorcières. Celles ci appartiennent indubitablement à l’espèce humaine. Dès lors, pourquoi considérerait-on les succubes laides comme sorcières, plutôt que femmes ? Si elles sont femmes, on conçoit qu’elles n’aient pas le pouvoir de tromper la nature par la beauté d’une forme élue, et plus elles sont laides, mieux on comprend que leur soit nécessaire de recourir au succubat pour satisfaire l’excès d’un emportement que leur aspect malheureux ne sait point servir. Ceci ne signifie pas nécessairement que les succubes-femmes sont toujours laides. Mais, au dire des connaisseurs, et dans la mesure où l’on nous permettra de faire appel à nos souvenirs, suivant notre faible expérience personnelle, c’est pure exception qu’une très belle personne, qui peut par les voies ordinaires se procurer des amants sérieux et agréables en vienne à courir ainsi clandestinement les alcôves par une voie qui suppose quelque damnable accointance. Je le regrette. J’ai pensé même, en exposant d’une façon un peu didactique un sujet que les hommes gardent généralement pour la confidence l’intimité, engager certaines personnes de ma connaissance, que je trouve extrêmement belles et bien faites, à prendre quelque curiosité de mœurs qui leur sont étrangères. Et je ne désespère pas, cette idée faisant sans moi son chemin, de les voir débarquer quelque nuit dans mes rêves, avec cet éclat naturel, auquel j’ai toujours pris plaisir. Si parfois il se rencontre une beauté reconnue, qui par ce chemin singulier hante des hommes qui ne lui refuseraient certes pas un autre commerce, on peut presque toujours affirmer qu’elle présente dans le secret de son cœur quelque anomalie bien à plaindre, un amour malheureux ou le souvenir d’un crime ancien. Ce sont de troublantes rencontres, si, dans le puits du sommeil, vous avez gardé comme une étoile ce qu’il faut de conscience à un homme pour éprouver l’enivrante majesté du malheur. Mais il est peu donné, le plaisir de cette magique étreinte. Les succubes humaines sont le plus souvent marquées du sceau magistral de la hideur.
Il y a, partant, dans leur amour un principe qu’on ne trouve pas avec les démones. Avec
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celles-ci le dormeur s’abandonne, il croit les poursuivre, il n’arrive pas qu’il les fuie. Il pense assurément que c’est lui qui désire. Mais il n’en va point ainsi de celles-là. Ce sont elles qui s’avancent dans la nuit à pas redoutables. D’abord il ne les distingue pas des autres éléments du songe. Elles prennent corps. Leur laideur d’abord le saisit. Il ne croit pas qu’il soit question de se confier à ces monstres. Il est surpris de leur familiarité. Il est vrai que ces dames ont des façons précises d’indiquer le but de leur démarche. Elles ne prennent point le temps de parler. Il y a dans cette approche muette, ensemble avec ce qui porte à les fuir, une grande puissance animale, qui fait que l’on s’étonne de soi-même, qu’on craint par avance une défaite par un mouvement de la chair préludée, et c’est en vain qu’on cherche à détourner de cette bestialité qui s’impose une attention déjà captée, et par tous les détours amenée à son objet principal. Il semble que l’horreur d’un accouplement si bizarre en rende moins évitable la voluptueuse issue. Il n’y a pas un détail du visage, du corps, qui nous soit pardonné. Ce sont des femmes très mal, très vulgaires. Mais des femmes qui ne badinent point avec l’amour. Il faudra en passer par où elles veulent. On s’en rend compte, on en est accablé. Mais que faire ? S’écarter, ou quelque incompréhensible, et malheureusement parcellaire, paralysie, nous en retient ; ou c’est peine perdue, car le désir redouble à mesure qu’on s’éloigne. Il arrive qu’on s’avoue trouver un extraordinaire attrait dans la laideur. Il arrive qu’on éprouve moins de honte qu’on n’aurait cru, à une conjonction telle. Il arrive même, mais oui, qu’on tremble de devancer cette conjonction, dans le trouble d’une aventure si neuve. Il arrive que le plaisir souffle où il veut.
J’aimerais à décrire la diversité des succubes, je veux dire de cette dernière espèce que je disais. Car pour les autres on les trouvera fidèlement peintes dans tous les keapsakes romantiques, et ce sont les filles de Raphaël ou de Walter Scott. Mais j’y userais ma vie, et comme les portraits pourraient leur paraître méchants, qui sait si ces délicates furies ne me puniraient pas de quelque sortilège ? Cependant elles se rient le plus souvent des appréciations des hommes. Elles sont accoutumées à ces grimaces du réveil. Elles ne les trouvent pas insultantes. Certaines, même, doivent s’enorgueillir de leur laideur. Comme sous certains climats, à ce que m’ont conté les voyageurs, les sauvages font de la barbe et des moustaches, qui sont une honte pour les peuples civilisés.
J’ai toujours été curieux de les reconnaître dans l’existence, et j’aurais aimé que quelque signe de certitude me permît dans le va-et-vient des villes de distinguer ces femmes vouées aux caresses ténébreuses. Je ne le puis. Je le regrette. Mais plusieurs fois de fortes présomptions, que sont venues fortifier d’étranges confidences, m’ont permis de soupçonner une succube, là où le vulgaire ne voyait qu’une femme assez vilaine, et pour le reste occupée d’une situation sociale, d’une industrie ou de quelque souci spirituel, peu conciliable en apparence avec les déportements du succubat. Cela m’attire. Je fréquente beaucoup de femmes laides, à cause de cette curiosité que j’en ai. Je dois même avouer qu’on trouverait là le point de départ de certains entraînements qui déconcertèrent plusieurs fois mes amis, et qui leur donnèrent à penser que je devenais fou, perverti, que sais-je ? mille mots dans le langage humain traduisent un écart de jugement amoureux, qui me semble pourtant en soi justifiable. Je ne rapporte tout ceci que pour illustrer mes propos, dans un sentiment tout à fait désintéressé, et, pour ainsi dire scientifique, et non point pour excuser quelques relations sans éclat, qui m’ont fait du tort auprès du monde. Encore moins pour m’en vanter. Je crois cependant qu’il serait humainement profitable que quelques esprits critiques, comme moi, disent une bonne fois ce qu’ils savent d’un sujet partout si mal traité, avec des descriptions exactes, les noms, les dates, tout le détail de l’affaire. On comparerait alors de si précieux renseignements. Et il ne semble pas possible qu’aucune vérité ne s’en dégage. On saurait peut-être enfin ce qui distingue les succubes des autres femmes, ce qui permet de les reconnaître en plein jour. Il y aurait là une notion bien commode, et dont on voit sans que je m’étende les heureuses conséquences pour un esprit porté au plaisir. Outre que cela nous délivrerait probablement de pas mal de moralistes qui se verraient soudain trop démentis par l’expérience pour poursuivre plus longtemps ces thèses insoutenables qui nous empoisonnent la vie. Nos vices paraîtraient soudain innocents à côté de certaines vertus. Et plusieurs personnes insignifiantes retrouveraient soudain ce mystère auquel il est juste qu’elles aient part et que nous avons la parcimonie de leur refuser parce qu’elles sont laides, et que nous les croyons sottement et tranquillement sottes et tranquilles. Je me réjouis de songer que je vais sans doute provoquer par mes paroles une telle transformation des mœurs. Puisse ce discours la hâtant glorifier à la fois les succubes et contribuer à leur connaissance. Puisse-t-il aussi confondre les cafards qui ne rêvent point de l’amour, et prétendent garder le leur pour des prouesses !
Comme si on faisait ce qu’on veut de son corps !
LOUIS ARAGON.
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CES ANIMAUX DE LA FAMILLE
(Fin *)
- Voir le n° 5 de la R. S.
Le naja se dresse devant l’assistance et dit :
– Monsieur Petite Moustache relevée en croc avec l’oreille gauche fendue, dites-moi à quoi on reconnaît l’âge d’un cynocéphale dont la fesse droite est bleue et la gauche tango ?
Le jeune homme. – Les poils du cou du cynocéphale sont de la couleur de sa fesse droite et sur sa langue est tatoué en morse le signe S. O. S. Le cynocéphale est né le jour de l’attentat du restaurant Foyot.
Le naja. – Oui, mais sa queue porte à son extrémité une fourchette en feuilles de palmier. Qu’en concluez-vous ?
Le jeune homme. – Qu’il s’agit d’une femelle dont la progéniture a peuplé la forêt de Fontainebleau.
Le naja. – Bien mon ami, vous êtes décoré de l’ordre du casoar qui a avalé un rocking-chair.
Et le naja eût continué son cours sans l’intervention de l’éponge, qui, sournoisement, se glissa le long de l’échine du serpent et effaça ses lunettes en sorte que le reptile ne fut plus aux yeux de ses auditeurs qu’un vulgaire balai oublié par quelque domestique insoucieux de sa consigne. Mais l’éponge ne devait pas tarder à regretter son geste. Le tableau noir s’illumina d’éclairs. Une détonation sourde, répétée par des milliers d’échos, se traîna comme un camion dont le conducteur, secoué d’un rire inextinguible, avale toutes ses dents une à une et laisse la bride flotter sur l’encolure des chevaux. Ils en profitent pour conduire l’attelage dans la vallée des vautours gelés. Cent trente-sept rangs de vautours s’alignaient dans la vallée bordée au nord par un lama, au sud par un morse, à l’est par une girafe, et à l’ouest par un éléphant. Le camion arrive là comme une flèche dans un gigot. Tous les vautours qui se tenaient sur une patte battent des ailes et crient ensemble et en cadence : " Un champion ! Un champion ! " Les vautours s’envolent comme des mouches, mais restent au-dessus de la vallée et crient toujours : " Un champion ! Un champion ! " Mais lorsque le camion arrive au milieu de la vallée les vautours se taisent. Le camion s’arrête. Une voix grave s’en élève : " Les fourmiliers, en avant… Marche !. " Et une nuée de fourmiliers sort du camion et se répand dans la vallée.
C’est alors que l’hippopotame prend possession de la chaire du professeur de chimie et commence son cours :
– Animaux obliques aux fesses de canards, voyageurs sans éventails, arbres sans forêts, fleurs liquides, cerveaux plats, orteils du monde, grandes clavicules du chimpanzé dont la tête en forme de tomate a servi de tremplin à 30 000 colibris si chatoyants que ma maîtresse en voulait faire une robe qui par ses pépiements eut avantageusement remplacé un orchestre de violons destinés non pas à jouer des fox-trotts ou des shimmys mais à dorer convenablement des brioches. Et nul doute que l’orchestre eut réussi si… Ah si ! si moi ?… Si la lune avait été de la couleur de mes chaussettes, mais la lune cette nuit là n’était pas plus grosse qu’une prune, la lune cette nuit-là était un œuf d’ornithorynque que nulle femelle ne couvait. Aussi cet œuf au lieu de donner naissance à un animal de cette espèce produisit-il un petit écureuil fort ennuyé de remplacer la lune, mais je vous le demande, que pouvait-il faire pour échapper à son sort ? Tout juste s’il lui était possible de simuler le vol long et souple des albatros qui ont cueilli sur le pont d’un navire en perdition une orange qu’ils supposaient être une tête humaine. O Albatros, toi dont le bec sert à barrer mes t, qu’as-tu fait de ta femelle l’abeille, car je ne veux pas croire que ce stupide insecte est ou a été ta semblable. Dis-moi plutôt que ce ronflement de dormeur est le produit du croisement des fleurs carnivores et des pékinois.
Du fond de la salle une voix tonitruante s’élève :
– Levez-le pied, escargot.
C’est une antilope blonde comme une déesse qui interrompt ainsi le majestueux hippopotame et voici qu’ils s’injurient :
L’hippopotame. – Sécrétion nasale, qu’as-tu fait de la saveur de tes poils ?
L’antilope. – Millions d’oiseaux d’or…
L’hippopotame. – J’ai connu au cours d’un voyage dans le tronc d’un mancenillier une petite chèvre grosse comme mon œil qui n’avait d’autre but que d’accélérer le mouvement de la sève de ce végétal en absorbant l’oxygène qui de la sorte n’avait plus besoin d’atteindre les feuilles pour se répandre dans les oreilles des singes. Mais un jour une petite autruche s’assit à son ombre et murmura : " Quarante douzaines de perdreaux. " Et le lendemain sa mère ne la retrouva plus. Sous le mancenillier il n’y avait que le squelette d’un crapaud.
L’antilope. – D’une grenouille, tu veux dire, verrue humide.
L’hippopotame. – Quarante douzaines de perdreaux ! C’était un crapaud puisque ses oreilles ressemblaient à une anguille.
L’antilope. – Quarante douzaines de perdreaux ! Mais ses yeux étaient en bois de teck, donc c’était un crapaud.
L’hippopotame. – Veux-tu que je t’avale ?
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L’antilope. – Si j’ai traversé les grandes plaines de soie où la loutre, après avoir tourné pendant trois jours autour d’une fourmilière semblable à une vieille cheminée, se tord comme un linge humide et si de la loutre tordue ne sortit pas une seule goutte d’eau – ou de tout autre liquide susceptible d’être à un rapide examen confondu avec ce composé d’hydrogène et d’oxygène – elle s’entoura d’un nuage de lilas, qui se déposa lentement sur le sol formant un superbe crocodile muni d’une mâchoire aussi belle que la devanture d’un bijoutier de la rue de la Paix. Hein, qu’en dis-tu, soupe d’éléphant ?
– Je ris parce que le crocodile c’était moi.
BENJAMIN PÉRET.
LES BUVARDS DU CONSEIL DES MINISTRES
Le soleil descendait assez obliquement sur les tables, penché comme un homme qui redoute les toiles de l’araignée, quand le photographe de la Révolution Surréaliste entra, porteur du cristal de l’introspection, dans la salle du Conseil des Ministres. C’était au temps du ministère Painlevé-Caillaux. Après le départ du Conseil, la Pourriture aux mains bleues s’était endormie dans le fauteuil numéro légion. Braquer l’appareil sous le regard jaune du sodium fut l’affaire d’un instant.
C’est ainsi que l’inconscient de ces Messieurs les Gardes fous de l’État n’a plus de secret pour nous. Nous livrons à la publicité les buvards sur lesquels, pendant les délibérations migraineuses, s’égarèrent les mains ministérielles abandonnées à un délire intime. On en prendra connaissance, semble-t-il, avec quelque profit. Quand donc les hommes graves et bizarres, qui tiennent déjà par leur maintien de la redingote et de la statue, croient que personne ne peut entendre leur secret sinon les hasardeux buvards qui traînent dans le désœuvrement des phalanges, quand ces bronzes futurs font semblant de penser aux fantômes du plafond unique ils sont EN RÉALITÉ les prisonniers de plusieurs hantises qui permettent de les classer mentalement. Ce qu’ils cachent d’eux-mêmes, confié aux plaques sensibles que leur glisse le destin, nous révèle à tout prendre d’assez médiocres bonshommes, aux faux-pas intellectuels vulgaires, et quelques farceurs professionnels. Le malheur est qu’on ne puisse exactement attribuer, à l’un ou l’autre, le spermatozoïde de rat que nous reproduisons en haut de la page de gauche, ou la pendule Restauration qui n’en est pas loin. On remarquera que M. André Hesse se complaît à répéter indéfiniment sa signature. Signe de vanité, dit le manuel. Ses associations d’idées sont courtes, mais bonnes : zingara, Singapour, zingara, Singapour, charmante chanson. Au point de vue artistique, il règne entre les ministres une certaine inégalité. Il y en a qui font des dessins d’une faiblesse ! vraiment. Tandis que ce petit bonhomme dans le style oriental que j’ai l’envie d’attribuer à M. Briand dénote un joli talent d’amateur. Les dessins qui terminent heureusement la page de droite, il n’y a pas un psychiâtre qui hésiterait à y reconnaître l’œuvre d’un fou. Le portrait charme aussi les loisirs de nos hommes d’État. Ils y apportent même les techniques picturales les plus récentes. Depuis le temps du collège, rien n’a changé : c’est toujours la ressemblance de M. Caillaux qui tente le monde. Chacun s’y exerce avec sa verve naturelle. Par-ci, par-là, de petites croix d’honneur. Ce sont les pâquerettes de ces âmes ingénues. De ces âmes imbéciles. Bien révélées par les motifs ornementaux auxquels elles s’abandonnent de loin en loin. Mais le premier prix revient à cet esprit mieux doué pour l’abstraction, qui, page de gauche, angle externe, dessine et ombre les initiales de Paul Painlevé, et les flanque de drapeaux et de leucocytes polynucléaires. O guerres coloniales, vos perspectives napoléoniennes.
L’ombre de la guillotine au-dessus des buvards.
LOUIS ARAGON.
Nota-bene. – La Révolution Surréaliste a des oreilles. Elle voit tout, est partout, prenez garde. La garde qui sommeille aux barrières du Louvre est une invention purement inopérante en présence des doigts de l’esprit. Ils ont su se procurer des buvards, ils se procureront demain les plans qu’à grand fracas on dissimule, les fortifications et les masques à gaz. Elle livrera le tout à l’Allemagne. Ou à l’eau courante.
La Révolution Surréaliste met au concours la crétinerie de nos dirigeants. Envoyer au siège social de cette revue la page ci-contre avec attribution nominative de chaque dessin à un ministre. Les résultats de cette enquête seront publiés. Les auteurs pourront se rendre compte de la façon dont ils sont appréciés. Peut-on distinguer par le dessin un ministre d’un autre ministre ? Voilà la question.
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(LES BUVARDS DU CONSEIL DES MINISTRES)
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CONFESSION D’UN ENFANT DU SIÈCLE
I
Je jouais seul. Mes six ans vivaient en rêve. L’imagination nourrie de catastrophes maritimes, je naviguais sur de beaux navires vers des pays ravissants. Les lames du parquet imitaient à s’y méprendre les vagues tumultueuses et je transformais à mon gré la commode en continent et les chaises en îles désertes. Traversées hasardeuses ! Tantôt le Vengeur s’enfonçait sous mes pieds, tantôt la Méduse coulait à fond dans une mer de chêne encaustiqué. Je nageais alors à force de bras vers la plage du tapis. C’est ainsi que j’éprouvai un jour la première émotion sensuelle. Je l’identifiai instinctivement aux affres de la mort et dès lors, à chaque voyage, je convins de mourir noyé dans un océan vague où le souvenir des vers d’oceano nox :
O combien de marins ! combien de capitaines !
Qui sont partis joyeux vers des rives lointaines,
lus par hasard dans un livre dérobé, se mêlait à l’épuisante volupté.
Hugo domina mon enfance. De même que je n’ai jamais pu faire l’amour sans reconstituer les drames innocents de ma jeunesse, je n’ai jamais pu éprouver d’émotion poétique d’une autre qualité que celle que j’éprouvai à la lecture de La Légende des Siècles et des Misérables
Je vécus ainsi de six à neuf ans.
Les derniers échos de l’affaire Dreyfus, des bribes de conversations entendues, le chiffre quatre-vingt treize, le nom de Robespierre qui réunit mes deux prénoms Robert et Pierre, me permettaient d’imaginer une République révolutionnaire pour laquelle je me battais sur des barricades de fauteuils et de tabourets. Nous habitions en face de Saint-Merry. Le souvenir de l’insurrection du cloître se confondait avec les cloches du Nord, dans l’admirable chanson du Pont du Nord et, de mon lit, quand je m’éveillais la nuit, je pouvais apercevoir un bout de trottoir éclairé sinistrement par un réverbère évocateur d’attaques nocturnes.
J’ai d’ailleurs la bonté de prévenir le lecteur que je mêle le rêve et la réalité, le désir et la possession, le futur et le passé. Qu’il se le tienne pour dit.
Gustave Aymard me donna la première image de la femme. Je poursuivis alors en compagnie d’Espagnoles fatales le cheval sauvage et le chasseur de chevelure dans des savanes parfumées. L’héroïsme désormais se confondit avec l’amour. Le sang coula gratuitement pour satisfaire des lèvres sensuelles, pour provoquer le tressaillement de seins réguliers. La solitude où je vivais se confondit avec les grandes solitudes naturelles où il n’y a place que pour l’image de la passion.
Au reste, j’allais à l’école ; la maîtresse qui nous enseignait à lire et à écrire, était jeune. Je ne rêvais que d’elle et rien ne m’honorait plus que son approbation.
Un jour, l’un des élèves ayant été particulièrement insupportable, elle le fouetta. Le spectacle de cette honteuse nudité, l’humiliation ressentie par quelqu’un de mon sexe, la cruauté sensuelle de la jeune femme, m’émurent si profondément que je ressentis aussitôt les sensations familières à mes naufrages imaginés. Une haine solidaire de celle de mon camarade se mêla à mon affection pour la jeune maîtresse. J’avais besoin de me venger et cependant elle m’était plus chère que jamais depuis cet incident. Je guettais dans la rue les petites filles se rendant à l’école. Je les pinçais, je les giflais, je leur tirais les cheveux et c’est d’un cœur rassénéré que je rentrais dans la classe où des lettres de craie rayonnaient comme des astres sur le tableau noir. Je rêvais de la vengeance tandis que l’ânonnement des élèves, pareil aux gammes monotones d’une jeune pianiste, se mêlait au sifflement du gaz.
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L’amour n’a pas changé pour moi. J’ai pu me perdre dans des déserts de vulgarité et de stupidité, j’ai pu fréquenter assidûment les pires représentants du faux amour, la passion a gardé pour moi sa saveur de crime et de poudre. Ceux que j’ai le plus aimés, ceux que j’aime le plus, je ne rêve rien tant que d’être séparé d’eux, que de vaincre leur tendresse, quitte à souffrir cruellement de leur absence. Je ne sais jusqu’où l’amour conduira mes désirs. Ils seront licites puisque passionnés.
Révolution, tendresse, passion, je méprise ceux dont vous ne bouleversez pas la vie ; ceux que vous n’êtes pas capables de perdre et de sauver.
Voici que le livre abandonné sur une plage océanique s’ouvre de lui-même à la page désirable. Le soleil, car il est temps de constater sa présence, disparaîtra peut-être tout à l’heure. Mais le temps presse. Nous plongeons dans une eau plus salée que de coutume car ses pleurs, les pleurs de la femme que nous sauverons, y coulent sans cesse.
– Où allez-vous ? dit le douanier qui survient au bon moment.
– Nous allons la chercher. Durant l’éternité la mer roulera nos corps robustes de nageurs accomplis et nous parviendrons jusqu’à elle. Elle descendra les marches du musoir et nous tendra les mains et puis…
" Et puis en voilà des histoires ", me dit la plume avec laquelle j’écris. L’écouterai-je ?
Tout ici respire le calme et le bon sens. Mon histoire s’arrête. Le buvard fatigué de saigner dans les poèmes de deux générations d’imbéciles, l’encrier, la fenêtre, tout n’est-il pas logique et asservi à des fins limitées. Cependant j’ai vaincu la lassitude. Je n’ai perdu aucune de mes illusions ou plutôt je n’ai perdu aucune de ces précieuses réalités nécessaires à la vie.
Je, je et je vis et désire et aime. Quand je ferme les yeux un monde merveilleux, cette épithète revient souvent dans mon vocabulaire et c’est justice, s’ouvre pour moi. Il ne disparaît pas quand je les ouvre. Chère double vie ! Quand je parle comme tout le monde, je parle aussi avec des créatures fabuleuses. On me croit ici, et calme, je suis aussi ailleurs, en des régions bouleversantes inconnues de tous.
J’ai dit que je vivais double. Seul dans la rue ou parmi les gens j’imagine constamment des péripéties inattendues, des rencontres désirées. Les gens que je connais en sont parfois les protagonistes. J’use d’eux à leur insu. Ils mènent ainsi au gré de mon rêve une existence que je suis seul à connaître. Qui n’ai-je pas possédé de la sorte, que n’ai-je pas réduit à l’impuissance ? J’ai fait jouer à tant de gens des rôles divers dans des tragédies que bientôt leur physionomie même se modifie à mes yeux. Je ne fais plus le partage entre leurs actions propres et celles que je machine. Les paysages familiers servent aussi de théâtre à mes actions idéales. Ils prennent de ce fait un charme neuf. D’autres fois ce sont des villes nouvelles, des continents que je construis pour ma satisfaction. Et vivre ne m’est supportable qu’à ce prix. J’ai ce privilège depuis ma tendre jeunesse. Qu’il arrive réellement ceci ou cela, qu’importe puisqu’en même temps il m’arrive autre chose.
Je poursuis ainsi à l’état de veille ma personnalité des rêves nocturnes. La succession des
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faits est trop rapide, la richesse des images trop grande pour que je puisse me contenter de dire comme Baudelaire que j’ai plus de souvenir que si j’avais mille ans. Ai-je des souvenirs au fait. Je suis arrivé à la perception de l’éternité. À quoi bon cataloguer ces faits matériels, car le rêve est aussi matériel que les actions tangibles, ou aussi peu. La prophétie est à la portée de tous comme le souvenir et, pour ma part, je ne fais nulle différence entre le passé et le futur. Le seul temps du Verbe est l’indicatif présent.
Je me suis perdu aujourd’hui dans un quartier inconnu de la ville. Des figures détestables épiaient derrière les vitrines le passant égaré. J’allais fuir quand une petite fille m’attira vers une affiche collée, contre un mur. Il s’agissait d’une enquête commodo et incommodo relative à la construction d’une usine de mètres de poche. Je lus l’affiche plusieurs fois de suite sans parvenir jusqu’à la fin. Les dernières lignes me demeuraient incompréhensibles, soit que je fusse fatigué, soit qu’elles fussent imprimées en langue étrangère. Soudain un lourd camion m’ayant fait retourner par le bruit qu’il faisait, je m’aperçus que le quartier m’était bien connu. C’était le derrière de la Chambre des Députés.
" C’est un boucan ", me dit la petite fille.
Je vis alors descendre un oiseau couleur d’asphalte sur le trottoir où il se mit à trottiner.
Mais la petite fille m’entraîna, tandis que je cherchais le nom véritable de cet oiseau sans le trouver. Nous arrivâmes devant un banc où quatre gros messieurs étaient assis, lisant un journal qui était, si je me souviens bien, La Libre Parole.
La petite fille déchaussa les vieux hommes sans que j’en ai le moindre étonnement car je venais de me rappeler qu’on était un certain jour de l’année où on lave les pieds aux pauvres dans les églises et que, d’autre part j’étais invité à un bal masqué dans la mosquée récemment construite à Paris et qu’il fallait, avant d’y pénétrer, se déchausser et se laver les pieds.
Mais j’ignorais si ces quatre vieillards étaient des pauvres ou des déguisés. Je les touchais mais ils ne bougeaient pas.
Je m’éloignai dans la direction de la mosquée où je parvins bientôt. Ce qui m’étonna surtout ce fut à la porte un drapeau tricolore en fer blanc comme les enseignes des lavoirs.
À ce moment un grand contentement me saisit. " C’est un toucan et non un boucan ", m’écriai-je. Je cherchai la petite fille pour lui dire. mais elle avait disparu.
" Vous l’avez rêvé " me direz-vous ?
– " Qui ? Moi ? Ou vous ? "
ROBERT DESNOS.
GLOSSAIRE : J’Y SERRE MES GLOSES
A
ABRUTI – abrité.
ACADÉMIE – macadam pour les mites.
AIGLE – angle d’ailes.
AMOUR – armure.
ARCHEVEQUE – rat revéche.
ARMÉE – merde amère.
B
BAGNE – bâ de géhenne
C
CADRAN – repère de nacre ardente.
CALCUL – cale cul.
CATHOLICISME – isthme de ta colique.
CHAINE – c’est hache haïe et nœud.
CHEVAL – c’est achevé à ailes (Fégase).
CŒUR – c’est haut ! sa cohue erre.
COLONEL (ô le con !)
CRI – cric.
CURÉ – cul récuré.
D
DÉSERT (des haies est-ce heurté ?)
DIEU – il dit ; ses paroles sont des œufs.
DOGME – dogme de l’âme.
DRAPEAU – der popo.
E
ECHAFAUD – les échasses de la faux.
EDIFICES – fils des idées figées.
EGLISE – des aigles s’y enlisent.
EMEUTE – une meule écrase les mottes terrestres, on lui met les menottes.
ERMITE – termite.
F
FASCIO – faisceau (aux fesses).
FLAMME (1) – fluide mâle
(1) Flamme (du souvenir) = feu au derrière.
FRANCE – foutre (2) rance.
(2) Var. : foudre…
FUNEBRE – cruel et froid comme l’Erèbe.
FUSEAU – tresse le réseau des lois physiques.
H
HYMEN – humain.
I
IDÉE – la hie des dés.
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LE SARCOPHAGE
CHIRICO.
L
LAMINAIRE – algue maligne, minute mineure.
LUEUR – aile eue, œufs eus, air.
M
MER – émeut aires.
MÉTAMORPHOSE – formation métallique ? mal morose.
MIRACLE – ramage du mystère sans clé.
MOI – loi que j’aime.
MUE – aime : hu ! hô !
MYSTERE (y taire mes hymnes !) – cimeterre.
N
NÉANT – est né à haine, hanté.
NID – aine idée.
O
O (la bouche s’arrondit pour l’hostie).
OFFICIER – fieffée fiotte à ficelles.
OS (oh ! est-ce ?)
P
PATRIE – tripe aux latrines.
PLUIE – plaie humide de l’azur.
POLICE – pisse de lope.
PROFESSEUR – profiteur de fessées.
PRUNELLES – ruelle profonde des lunules.
PYRAMIDES – rapt rare sur la dynamite rapide du temps
R
RIXE – risque.
RIVIERE – civière.
RUINES – l’air y bruit, l’ennui s’y amenuise.
S
SANG (il traîne le corps des ans entre sa tête de S-erpent et sa queue en poi-G-nard recourbé).
SCEPTRE – spectre.
SCIENCE – chiure des sens.
SEMEUR – mesure.
SILENCE (on y entend la danse des cils).
SIMULACRE – hurlant sur la cime âcre, je feins la lutte.
SOLEIL – seul œil.
SOURCE – course.
STATUE – lest pétrifié des paroles tues.
T
TOTAL – le totem de Tantale.
TRANSMUÉ, mes transes je les huerai.
V
VOIX – la voie des vœux.
VIE – un dé la sépare du vide.
MICHEL LEIRIS.
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POEMES
LA MORT HÉROIQUE DU LIEUTENANT CONDAMINE DE LA TOUR
On sait que le sujet proposé par l’Académie Française pour le prix de poésie de 1927 est " la mort héroïque du lieutenant Condamine de la Tour ", tué l’été dernier au Maroc, à la tête de sa section de tirailleurs. Notre collaborateur, Benjamin Péret, inspiré particulièrement par cette action d’éclat, présente dès maintenant au jury académique le poème ci-dessous où est apprécié à sa juste valeur le haut fait d’armes de son compatriote.
Depuis sept siècles Condamine de la Tour les bras en aiguilles de pendule marquant neuf heures un quart debout sur son bouc tricolore commandait ses quatorze homards. Par sa cervelle percée les brises chantaient Descendras-tu cochon de vendu Mais du ciel noir comme le front de ses pères aucune langouste ne venait secourir ses homards Seul parfois le bref éclat d’un ongle l’avertissait que les marmites changeaient de sexe et que les laitues perdant leurs oreilles accouraient lui demander le secret de ses poils Soudain dans l’air barbu un clou s’enfonça avec un bruit de ténèbres un clou bleu et vert comme un matin de printemps 2 437 punaises sortirent de son nez 4.628 lampions pénétrèrent dans ses oreilles. Il cria Moi Condamine de la Tour je cherche des massacres des enfants dans des souliers de nuages et le soldat inconnu dans le placard Mais jésus a jeté le soldat inconnu dans sa poubelle et les porcs l’ont mangé et les Alsaciens ont mangé les porcs C’est ainsi que tu as grandi Condamine de la Tour que tu as grandi comme un porc et le nombril du soldat inconnu est devenu le tien Mais aujourd’hui jésus a mis ses pieds dans ta gidouille qui lui sert de sabot les deux pieds dans le même sabot C’est pour cela qu’on l’a fait dieu et que ses curés ont des chaussures semblables à leur visage Pourris Condamine de la Tour pourris Avec tes yeux le pape fera deux hosties pour ton sergent marocain et ta queue deviendra son bâton de maréchal Pourris Condamine de la Tour pourris ordure sans os.
LA MORT DE MADAME COGNACQ
À l’âge où les enfants roulés dans le sable tels des escalopes panées cherchent le chemin du centre de la terre la mère Cognacq les seins lourds du lait que sa mère lui avait légué ramassait ses aiguilles brisées pour fabriquer des canons Un jour le canon de ses rêves fut fondu puis vendu aux ennemis par le père Cognacq En souvenir de cet événement la Samaritaine fut ouverte Et chaque matin en s’y rendant la mère Cognacq ramassait le crottin de ses chevaux pour les pissenlits de son époux Hélas elle est crevée la mère Cognacq elle est crevée comme la France
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De sa panse verte comme un pâturage s’échappent les familles nombreuses qui pour chaque enfant recevaient une pelle à feu Plus de mère Cognacq plus d’enfants venant après dix-huit autres à Pâques ou à Noël pisser dans la marmite familiale Elle est crevée la mère Cognacq dansons dansons en rond sur sa tombe surmontée d’un étron.
BENJAMIN PÉRET
EQUIVALENCE DES MORTS
à André BRETON
I
Fêtes des vestiges Les chevaux galopent sur les routes Les insensés morts t’ont cultivé soleil tulipe noire montés sur leurs échasses Oubli oubli qui tourne en vrille Mes cerfs empennés par l’eau froide Les chemins n’ont pas été inventés par les jambes La remorque atteint son naufrage Je te cherche ma vie entre les doigts des murs
II
Aux rochers de l’oubli qu’on attache ma mort. L’aube s’éteint Soupirs soupirs qui furent mes privautés. Arbres géants que mes doigts n’ont pu saisir morceaux d’algues lagunes mes terres La plus belle des boules de cristal m’était passée par l’esprit quand j’en suis mort Paisible et douce, filante messe La pourriture des chenilles
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III
L’hiver et ses nomenclatures et " Si nous n’avions couru parmi ces bois secs. " Les cercueils portières du vent et les cercueils reflétés des glaces et le nickel C’est ainsi que j’ai dormi pendant la fraîcheur Qu’elles sont loin les profondes rivières des morts Tu siffles dans des clés vides Le cadran dévasté du lierre ouvre tes mains Et chacun de tes pas te déteste et te mord L’eau des piscines glaciales misérable.
LA GUILLOTINE
à Paul ELUARD
La tête des méduses les oreillers Tôt ou tard l’aube des églantiers Soleil, tes solitaires inaugurations.
JACQUES VIOT.
CHANSON MORTELLE
Dans une ville souveraine le roi la reine et leurs vassaux disaient qu’ils avaient trop de peines trop de peines et le cœur trop haut de brûler pour l’amour du beau
et sur une route africaine le roi la reine et leurs vassaux allèrent cueillir la marjolaine sur la route des noirs tombeaux tout en chantant des cantilènes
Alors les morts dirent à la reine Que ne veniez-vous aux tombeaux quand nous vivions ô souveraine nous vous aurions pour vos beaux yeux baisée en file indienne.
LES DÉFENSEURS DE L’ÂME
Les tambours et les clairons sont des épaules robustes qui supportent dans l’âme le poids si lourd de nos rêves de Gaule Marchons féroces contre l’infâme
Celui-là est un beau coursier blanc et rouge Il ira plus soumis à l’ombre des halliers près des bouges
Celui-là va à droite et celui-ci à gauche Quand sonne l’heure du triomphe ils sont fourbus Mais qui chevauche l’esprit plein de folie qui s’engonce
JACQUES BARON.
Du 10 au 25 mars
EXPOSITION MAX ERNST
Galerie VAN LEER 41, rue de Seine – Paris
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VIVE LA MARIÉE !
" Vive la Mariée ! " crie un maçon en blouse. Tout le monde regarde. Un grand autocar noir passe sur le boulevard. Il stoppe devant un urinoir. La boutonnière fleurie, descendent le marié et les garçons d’honneur, les pommettes rose vif. Ils entrent dans l’urinoir et font la queue, chacun attendant son tour. Arrive un curé. La mariée cherche autour d’elle du fer à toucher. Le curé s’arrête devant l’urinoir, bouscule ceux qui attendent pour passer avant eux. Le conducteur de l’autocar saute de son siège, et se met à courir. Il revient une minute après avec un agent. L’agent interpelle, mais avec douceur, le curé qui est aux prises avec deux garçons d’honneur. Il lui fait comprendre qu’on ne peut décemment entrer dans un urinoir avec une robe. Le curé s’incline, et fait un geste de désespoir, l’agent s’éloigne.
Le curé, avisant soudain un homme qui passe se précipite vers lui et lui parle à voix basse. Après un petit entretien, ils ont l’air d’accord. Le curé tend une pièce de vingt sous à l’homme. Celui-ci la met entre ses dents, puis enlève son veston, son pantalon, son gilet. Il est en chemise. Le curé alors enlève sa soutane, et revêt les vêtements de l’homme. Celui-ci cherche comment il va bien mettre cette soutane, lorsque l’agent l’aperçoit de loin. Voyant qu’il est en chemise, le représentant de l’Autorité appelle un confrère et court avec lui sur l’homme, qui n’a pas encore endossé la soutane du prêtre. L’homme voit les agents, lâche la soutane et s’enfuit en chemise, poursuivi par les deux agents. Voilà donc le curé en civil, mais avec sa soutane sur les bras. La mariée descend de l’autocar pour
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aller toucher la plaque en fonte d’un arbre, croyant qu’elle est en fer. Le curé est embarrassé par la soutane. Ne pouvant réprimer plus longtemps son envie, ne sachant plus ce qu’il fait, il en affuble brusquement la mariée, puis s’engouffre dans l’urinoir. À ce moment le marié en sort. Il voit un curé, et s’aperçoit avec terreur qu’il a le visage de sa femme. À ce spectacle il bondit, et court en criant : " On a changé ma femme en curé. " Justement, sur le trottoir d’en face, voici une boutique d’armurier. Il achète promptement un revolver et revient devant l’urinoir. Le chauffeur de l’autocar trompe pour faire remonter dans sa voiture toute la compagnie. Fou de rage, le marié tire sur la mariée-curé qui s’effondre, puis il se brûle la cervelle en disant, avec une pose théâtrale : " Fatalité. " Mais pendant qu’il achetait le revolver, l’homme en chemise, ayant réussi à dépister les agents, était revenu, juste comme le curé sortait satisfait de l’urinoir. Le curé avait repris sa soutane à la mariée stupéfaite. L’édicule était à nouveau vide, tous les mâles de la noce s’étant soulagés.
L’homme en chemise et le curé y étaient entrés, avaient remis leurs vêtements respectifs, et étaient sortis de l’urinoir. À ce moment précis revenait le marié avec son revolver. Il avait donc tiré sur le curé, le prenant de loin pour la mariée changée en curé. Mais c’était vraiment le prêtre qu’il avait tué.
Le marié mort, voilà la suite des noces bien compromise. Les parents parlementent. Il est impossible d’en rester là, et de renvoyer chez eux les invités : cela tombe sous le sens. Le chauffeur qu’on a retenu pour plusieurs heures sera furieux, les invités déjà mis en train comptent encore s’amuser, danser, bien dîner surtout. On les mécontentera gravement en leur faisant une telle déception. Et puis le dîner est commandé, une salle retenue pour toute la nuit. Alors… comment faire ? On ne peut tout de même pas continuer sans marié. L’homme qui a prêté ses vêtements au curé est là. On lui propose de faire le marié. Il hésite, mais le père du défunt, le père de la mariée, le chauffeur même l’encouragent. Allons ! il voudra bien faire le marié. Il entre dans l’urinoir, où il change ses vêtements contre ceux du marié mort. Quand il sort, les agents tout penauds reviennent, lamentablement bredouilles, et ne le reconnaissent pas, maintenant qu’il est habillé.
Tout le monde remonte en voiture. L’autocar démarre. La noce repart. Quelqu’un qui passe crie : " Vive la Mariée ! "
PIERRE UNIK.
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CHRONIQUES
LE BIEN DU SIECLE
Le confortable dont la recherche apparaît fort légitime tant qu’il s’agit de l’installation d’un calorifère, d’une salle de bains, d’un W.-C., on conçoit mal que puisse en avoir cure qui prétend se vouer à l’esprit. Et cependant des mots tels que Dieu, Amour, une boutade positiviste, des sourires épinglés, tous les artifices et précautions oratoires dont s’entourent ceux qui veulent être du débat et ne rien risquer, sont offerts comme autant de fromages à la fièvre grignotante des rats de laboratoire, de salon et de sacristie. Mais, à la vérité, elles ne manquent pas d’une lourde inquiétude les pirouettes de l’ours Bon Sens, et, déjà, la peur s’empare des plus prudents qui, avant l’inexorable " Rien ne va plus " se hâtent de faire leurs jeux, tant et si bien qu’ils misent tout de traviole. D’où la terreur de cet honnête homme classique, accoutumé depuis des siècles à pratiquer la politesse selon La Bruyère et à chercher des voluptés (délicates ?) dans les bibliothèques, les musées, les villes en ruines.
Or aujourd’hui, parce que des descriptions bien balancées, un effet de soleil sur trois vieilles colonnes et tous les procédés de l’art ne suffisent plus à légitimer les tartuferies d’une soi-disant civilisation, qui veut se divertir et en même temps prendre bonne opinion de soi, trouve difficilement de nouveaux prétextes à des joies amphibies. Sans doute après avoir promis une pâleur de chromo romantique, des sourires mauves, une anémie rageuse et des masturbations derrière les piliers de cathédrale, un Octave Feuillet petit pied (à la tienne, Étienne), avait-il eu l’amabilité de constater l’existence d’un nouveau mal du siècle. Mais le mal du siècle, pilule bien dorée, mieux lancé qu’un produit pharmaceutique, offert, gros ou détail aux courriéristes littéraires des quotidiens, aux critiques distingués des revues, son inventeur, en dépit de ses incantations, de ses cris, une main sur le cœur à Dieu, éternel tourment des hommes, n’a tout de même pas été capable de nous dire de quoi s’autorisait sa pharmacopée non plus que de quel critérium il partait, pour accuser un mal dans la révolte des esprits qui ne croient pas et n’acceptent pas de faire semblant de croire que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il faut avoir un singulier amour du paradoxe et une outrecuidance capable de plus sinistres calembredaines pour parler de faiblesse dès qu’une pensée ne permet plus qu’on l’asservisse et s’oppose à la quasi universelle lâcheté.
Feindre de voir un malaise dans la colère d’un esprit qui brise les entraves quotidiennes et sociales, ce serait, par déduction, s’engager à déclarer des hommes tels que Rousseau, Luther, moralement et intellectuellement inférieurs aux cuistres pudibonds, aux critiques peureux auxquels ils ont accoutumé de donner la jaunisse.
Mais, tandis que des momies inoffensives se. dessèchent dans les bandelettes du droit canon, se nourrissent du pain d’épices des musées ou de quelque vieille couenne conventionnelle ; d’autres qui pourtant ont la fierté de leur jeunesse, avec des airs entendus dans la crainte d’être dupes du relatif, ne font qu’aider au triomphe du médiocre. D’ailleurs, sans doute ne parviennent-ils point à se convaincre eux-mêmes puisqu’ils blâment l’esprit de Révolution dans ce siècle, ils louent comme les meilleures d’aujourd’hui les œuvres où cet esprit se trouve le plus parfaitement exprimé.
La grandeur de l’esprit s’arc-boutant pour briser ses chaînes les surprend, les effraie et trop profondément touchés par cette grandeur qu’ils voudraient nier, continuant ce sabotage des valeurs qui a fait nommer mal du siècle ce qui tout au contraire est le seul bien du siècle, ils essaient de voir l’origine de cette ascension, de cette soif d’absolu, dans des détails honteux. Ainsi avons-nous pu lire dans une Revue que le service militaire, la vérole, le manque d’argent étaient les trois causes du phénomène spirituel contemporain. Dès lors je me demande comment l’auteur de cette boutade (au reste, le seul qui ait dû s’y laisser prendre) peut faire pour daigner encore parler ou écrire pour une espèce qu’il juge si grossièrement terrestre qu’elle ne saurait selon lui avoir d’inquiétudes que dans les courants d’air d’un corps de garde, les taudis et les chancres ? À noter d’ailleurs que cette plaisanterie de collège est au fond un jeu verbal, du même ordre que l’invocation déjà citée à Dieu éternel tourment des hommes, dont on a tenté de nous faire une scie rappelant un peu des phrases comme : As-tu vu Lambert ; ou Ils ont du poil aux pattes les Zomards. Il est décidément trop facile de se payer de mots. On met Dieu à la mode, mais qu’est-ce que Dieu ? Quand Drieu La Rochelle interwievé déclare : " Dieu veut dire ce réalisme, cet optimisme, sorti du pessimisme " j’ai tout juste envie de répondre que pour qui se soucie de l’esprit, les notions de bonheur ou de malheur, donc de pessimisme ou d’optimisme sont quantités négligeables. Sans doute les quatre lettres de Dieu sont-elles encore lourdes de tout ce dont on a voulu les charger au cours des siècles, pour qu’elles puissent projeter une ombre douce sur le sommeil de ceux qui en ont assez de se tracasser et tout de même conservent la manie métaphysique aussi française que le gigot aux haricots. Mais quand le même Drieu La Rochelle entend épiloguer sur l’Erreur des surréalistes et constate
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" on vivote " pour vanter, après cette jolie découverte, l’Amour et Dieu, je me rappelle une chanson de Morin où l’attirail religieux, qui prend aussi un sens réaliste et optimiste, paraît d’une signification plus haute, plus respectable, qu’on en juge d’après les quatre vers de ce couplet :
Je r’garde entre ses jambes
J’y vois le paradis
Je r’garde entre mes jambes
Et j’y vois Jésus-Christ.
Mais, pour en revenir à nos moutons, c’est-à-dire à nos critiques rationalisto-réalisto-positivisto-néo-mystiques, si en dépit de leurs efforts vers la pertinence ils ne décolent pas de cette terre où vivent d’ailleurs bien gras, bien luisants des vers amoureux des étoiles, c’est que trop sensibles encore à certain esthétisme, dupes de quelques images et syllabes bien ronflantes, ils se paralysent sous des cuirasses de sens commun et d’une contresuite imposée à ce brouillard, leur pensée, croient prendre la notion précise de soi. Ainsi, en est-il d’ailleurs depuis le trop fameux cogito ergo sum. Mais que ce soit à Descartes que nous devions d’assister à la revendication d’une propriété intellectuelle dont les droits ne sont pas plus justement fondés que ceux des possessions matérielles individuelles, en dépit du respect communément voué la fameuse phrase je pense donc je suis, comment ne pas condamner un individualisme qui méconnaît les phénomènes d’un échange impondérable mais réel, les richesses de nos domaines indivis en même temps que cette évidence communiste de l’esprit, une évidence que nul ne peut nier après certaines rencontres, et aussi les transmissions inexpliquées et inexplicables si chaque homme se bouche en soi-même, comme une vieille putain croulante dans son corset. À noter d’ailleurs que cet individualisme ne voit la liberté, le progrès que comme un égoïsme dont l’unité se gonfle. Ainsi avons-nous eu l’autre famille, l’autre patrie. l’autre religion, Mais finalement, comme ils manquent de véritable confiance en soi, tous ceux qui faisant semblant de se soumettre aux objets, au monde extérieur qu’ils disent objectif, en réalité construisent pour leur personne, dont ils ont un goût mesquin encore qu’exclusif, des prisons. Le mal du siècle n’est que dans l’ennui résigné et verbal de ceux qui renoncent et se vantent de renoncer par bon sens, ou esprit religieux. Le bien du siècle est dans ce principe même de révolution à quoi aboutissent les hommes dociles à l’esprit.
RENÉ CREVEL.
EUROPE
Quelle puissance secrète, quel démon tout-puissant a soufflé sur nous ce vent glacé et mortel ? Nous ne sommes plus que cadavres vivants – vivants, hélas ! Nous avons tout rejeté de ce qui fut l’ignoble raison de vivre de nos pères : qu’avons-nous acquis ? Il ne nous reste plus qu’à mourir à l’esprit ou à nous vouer au désespoir. Jadis, j’ai vu auprès de moi mes compagnons faire leur choix tragique et mon dernier orgueil est de penser que ne sont pas à plaindre ceux qui se condamnent à souffrir les transes de l’agonie.
…Ainsi, peu à peu, l’étreinte implacable du néant se resserre sur notre gorge. Français, nous écoutons chaque jour le pouls de la France raléntir ses pulsations ; Européens, nous sentons se figer le sang de la vieille Europe. Europe exsangue, reine d’une bourgeoisie-cadavre et de prolétariats abâtardis, que peux-tu nous offrir ? Tu as laissé se gangréner les derniers de tes fils, capables d’un sursaut sauveur, les révolutionnaires. Mais quelle contagion rapide ! N’ont-ils pas recherché le mal qui les frappe eux-mêmes ? Le vieil arbre ne portera jamais de vivaces rameaux. Nous n’avons plus qu’un espoir : de lointaines coulées de peuples barbares sur le cadavre décomposé de l’Occident ; mais les gestations profondes de l’invasion sont longues et les années, les décades à passer auprès de ce cadavre empuanti à quelles besognes, à quelles pensées ou à quels rêves les employer ?
INVENTION DE DIEU
L’absolu, leur terreur, ils l’ont appelé Dieu : ils lui ont imposé une barbe sale et des yeux stupides ; Dieu si étriqué que jamais il ne les gênera dans la conclusion de leurs marchés douteux, dans leurs honteuses tractations. Dieu, ils l’asseoient sur leurs comptoirs, mascotte grimaçante, et avec l’argent volé ils paient leur voyage à Lourdes. Tous, cagots ou positivistes, sont bien les fils de saint Thomas. Ce Dieu policier, ce Dieu magistrat, c’est bien celui que l’Église a forgé au cours des siècles : Dieu et société ne font qu’un ; ce n’est qu’au delà de Dieu que l’on peut créer un monde
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nouveau : avec lui nous devons engager la lutte au couteau.
Ces gens-là ont raison. Dieu, le vrai et non pas un mannequin à leur usage, Dieu est avec eux et nous ne sommes, nous, qu’une poignée de maudits. Un Dieu juste, rigoureux aux fourbes, aux grands voleurs, à tous les enfants de ce siècle, voilà une bien optimiste conception. Pourquoi Dieu ne serait-il pas l’impitoyable tortionnaire de toute grandeur ?
Comme ce serait facile ! Vertu, pureté, simplicité, résignation, puis la mort – un sourire – et l’éternelle béatitude. Je me suis révolté contre ce flot de douceur, je ne veux pas de cette paix née de la lâcheté, la pire lâcheté, celle de la pensée.
Il faudrait croire comme tous ces faibles, répéter la leçon apprise, murmurer des paroles que l’esprit condamne. Non ! Je veux ma place dans le cortège entre l’assassin et le blasphémateur. Jamais un mot que l’esprit rejette. Se concentrer sur soi-même, se raidir. Quel vide, quelle solitude !
La lâcheté ou la douleur, il n’y a pas pour nous d’autre choix possible. Et il faut choisir. Vingt fois, jadis, j’ai senti sourdre en moi cette pensée ; j’ai fui. Je ne peux plus fuir : je te jette sur le papier, pensée terrible, et le papier est mon témoin.
Demain, si notre ignominie ne s’avère pas absolue, ce sera toujours l’angoisse, en fin de compte, qui nous fera cortège. Réconfortante pensée. –
VICTOR CRASTRE.
DE L’USAGE DES GUERRIERS MORTS
Une nouvelle religion s’est établie depuis la guerre, une religion qui réalise vraiment l’union sacrée entre tous les hommes de tous les pays combattants, dont tous les vivants sont les prêtres austères, une religion plus absurde et plus laide encore que les autres : celle des morts.
Et de quels morts ! Asservis à tous les mensonges, à tous les commandements d’une société basée sur la réalité la plus basse de l’homme, ayant prouvé leur impuissance à désobéir, ayant confirmé qu’ils n’étaient, en fait de héros, que les courtisans de la mort et les bons serviteurs de leurs maîtres. Il leur fallut, pour se battre, être revêtus d’une livrée. Quel enfer ne méritaient-ils pas ? Les bœufs menés à l’abattoir ne sont plus dignes de leurs cornes. Honte à tous ces soldats qui, si longtemps, perdirent le goût de la liberté, honte à tous ces guerriers gardés par des gendarmes. Et surtout, honte à ceux qui sont morts, car ils ne se rachèteront pas. Tout ce sang versé dans des auges sert maintenant à recopier les préceptes usés de la morale chrétienne ou sociale, tout ce sang versé pour la terre et l’argent attente à la sûreté de l’esprit. Ils ont, contraints et forcés, pour les uns, servi l’idée de patrie, pour les autres, renforcé le sens humain des sacrifices inutiles. Les uns les peignent en trois couleurs, les autres les brandissent pieusement contre l’impudence des vivants. Les morts sont de toutes les fêtes, on les met à toutes les sauces un peu comme Dieu.
Je vous l’assure, ce sang ne crie pas vengeance. Les esclaves morts sont toujours des esclaves, le néant.
Il y a 1 500 000 morts, il y a dix millions de morts, il y a quinze cents milliards de morts, les cimetières et les Arcs de Triomphe ne sont que des symboles, la terre est pleine de morts. La paix !
Ce n’est pas un respect immodéré de la vie qui nous inspire, mais le jour où il nous plaira de nous persuader de notre mort, nous ne nous tourmenterons certainement pas longtemps de cette idée.
Le respect des morts, c’est la peur de la mort, c’est le respect de la lâcheté devant la mort.
Le courage pourtant était facile. Reconnaître ses ennemis, les compter, ne plus les oublier. Mais l’ordre leur a été donné d’avancer sans se retourner. Leur ennemi était derrière eux. Sauf ceux qui fuyaient le feu, ils lui ont sans cesse tourné le dos. Crime impardonnable. Puisqu’il n’a plus la parfaite candeur des enfants, l’homme ne peut plus, sans s’accuser de lâcheté, se soumettre comme eux. Qui connaît le mal le combattra, à quelque altitude que ce soit. Et silence sur tous ceux qui ont accepté le mal. Que notre pensée à jamais leur interdise son domaine. Et que leurs frères encore vivants retournent se faire tuer sur leur champ d’honneur. –
PAUL ELUARD.
TYRANNIE DU TEMPS
Le sang des révolutions ; le sang des victimes, voilà un filet dans lequel je ne me laisserai jamais prendre.
Autant en emporte ma colère. La croix des supplices, c’est cette tyrannie du temps ; cette invention d’hommes qui sont les rouages de ce cap et de ces îles misérables. Europe mythologique, tu manqueras toujours de croyants.
Croire pour demeurer, pour mourir dans un fossé confortable ; bien aéré ! Que m’importe les pulsations du temps (qu’il ne faut pas confondre avec les battements du cœur), l’horloge des usines et la gorge coupée.
Enfermez le spectre de la liberté dans vos murs, je défie qu’on me pose vraiment la main sur l’épaule, puisqu’il faut bien croire après Saint-Just qu’il ne saurait y avoir, pour un révolutionnaire, de repos que dans la tombe et avec Sade se flatter de disparaître de la mémoire des hommes. –
ANDRÉ MASSON.
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LE SURREALISME ET LA PEINTURE
(Suite)
BRAQUE 1913.
Longtemps, je pense, les hommes éprouveront le besoin de remonter jusqu’à ses véritables sources le fleuve magique qui s’écoule de leurs yeux, baignant dans la même lumière, dans la même ombre hallucinatoires les choses qui sont et celles qui ne sont pas. Sans toujours bien savoir à qui ils en doivent la troublante découverte ils placeront une de ces sources très haut au-dessus du sommet de toute montagne. La région où se condensent les vapeurs charmantes de ce qu’ils ne connaissent pas encore et de ce qu’ils vont aimer, cette région leur apparaîtra dans un éclair. Qui sait, peut-être là encore, établiront-ils leurs comptoirs misérables, se multiplieront, s’extermineront-ils, et n’auront-ils d’autre envie que de revenir à terre après avoir pillé ! Alors s’il reste au monde, à travers le désordre du vain et de l’obscur, une seule apparence de résolution parfaite, de réduction idéale à un point de tout ce qui a bien voulu se proposer et s’imposer à nous à l’époque lointaine de notre vie, je ne demande pas mieux que ce soient les vingt ou trente tableaux dont nous avons fait les seuls rivages heureux de notre pensée, – heureux sans y penser, heureux qu’après tout il y ait des rivages.
Tu me quittes donc, pensée ? Je vis, mais sais-je au juste à quelle époque ? Les côtes septentrionales de l’Australie furent très probablement découvertes au XVIe siècle par les Portugais, puis oubliées. Me faut-il donc croire que tout a commencé avec moi ? Ils furent tant d’autres, attentifs à ce cliquetis de lances blondes sous un ciel noir, – mais où sont les Batailles d’Uccello ? Et que nous en est-il parvenu ? Près de nous au contraire tout milite en faveur de ce qui ne s’était pas encore produit, de ce qui ne se reproduira pas. Dans le cadre de ces bras qui retomberont le long de mon corps s’inscrivent des scènes toujours poignantes pour peu que je sois sûr d’en être le premier et le dernier témoin.
La Révolution, sur la définition de laquelle on ne peut aujourd’hui que s’entendre, nous la verrons et elle aura raison de nos scrupules. C’est devant elle et seulement devant elle que je juge utile d’assigner les meilleurs des hommes que je connais. La responsabilité des peintres comme de tous ceux à qui est échu en redoutable partage d’empêcher, dans le mode d’expression qu’ils servent, la survivance du signe à la chose signifiée, à l’heure actuelle cette responsabilité me paraît lourde et en général assez mal supportée. L’éternité est pourtant à ce prix. L’esprit, comme sur une pelure d’orange, glisse sur cette circonstance qui a l’air fortuite. Un secours mystérieux, et le seul qui importe, fait défaut à ceux qui n’en veulent pas tenir compte au moment où ils s’y attendent le moins. La portée révolutionnaire d’une œuvre, ou sa portée tout court, ne saurait dépendre du choix des éléments que cette œuvre met en jeu. De là la difficulté d’obtention d’une échelle rigoureuse et objective des valeurs plastiques en un temps où l’on est sur le point d’entreprendre une révision totale de toutes les valeurs et où la clairvoyance nous oblige à ne reconnaître d’autres valeurs que celles qui sont de nature à hâter cette révision.
En présence de la faillite complète de la critique d’art, faillite tout à fait réjouissante d’ailleurs, il n’est pas pour nous déplaire que les articles d’un Raynal, d’un Vauxcelles ou d’un Fels passent les bornes de l’imbécillité. Le scandale continu du cézannisme, du néo-académisme ou du machinisme est incapable de compromettre la partie à l’issue de laquelle nous sommes vraiment intéressés. Qu’Utrillo " se vende " encore ou déjà, que Chagall arrive ou non à se faire passer pour surréaliste, c’est l’affaire de ces messieurs les employés de l’Épicerie. Il est certain que l’étude des mœurs auxquelles je me contente de faire allusion, si elle ne pouvait être menée à bien, serait profondément édifiante mais il est oiseux que je m’y livre ici, d’autant que ces mœurs sont en parfait accord avec toutes celles dont la dénonciation, dans un domaine plus général, se poursuit. Du seul point de vue de l’esprit il s’agit uniquement de savoir à quoi peut-être attribuée la défaillance incontestable de certains artistes qui,
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chez deux ou trois d’entre eux, va jusqu’à nous paraître résulter de la perte d’un état de grâce.
Alors que Picasso, délié par son génie de toute obligation morale simple, lui qui trompe sans cesse l’apparence avec la réalité, allant jusqu’à défier au point de nous inquiéter parfois ce qui selon nous ne pardonne jamais, alors que Picasso, échappant en définitive, à toute compromission, reste maître d’une situation que sans lui nous eussions tenue bien souvent pour désespérée ; il semble en effet que la plupart de ses compagnons de la première heure scient dès maintenant engagés dans la voie la plus contraire à la nôtre et à la sienne. Ceux qui s’appelèrent " les Fauves ", avec un sens prophétique si particulier, ne font plus qu’exécuter derrière les barreaux du temps des tours dérisoires et de leurs derniers bonds, si peu à craindre, le moindre marchand ou dompteur se garde avec une chaise. Matisse et Derain sont de ces vieux lions décourageants et découragés. De la forêt et du désert dont ils ne gardent pas même la nostalgie, ils sont passés à cette arène minuscule : la reconnaissance pour ceux qui les matent et les font vivre. Un Nu de Derain, une nouvelle Fenêtre de Matisse, quels plus sûrs témoignages à l’appui de cette vérité que " toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle (1) " ? Ainsi donc ces hommes ne se relèveront pas ? Voudraient-ils maintenant faire amende honorable à l’esprit qu’ils sont à tout jamais perdus pour les autres comme pour eux-mêmes. L’air autrefois si limpide, le voyage comme on n’en fera pas, la distance imparcourue qui au réveil sépare la place d’un objet qu’on retrouve de celle où on l’a laissé, l’éternité inséparable de cette heure et de ce lieu, sont à la merci de notre premier acte de soumission. Je m’en voudrais de m’intéresser plus longtemps à une perte si totale. Qu’y faire ? Il est trop tard. Tout ce qui m’importe eût été de rejoindre cette pensée, qui sait de la retenir une seconde, à l’instant précis de sa chute.
(1) Isidore DUCASSE.
Je ne puis m’empêcher de m’attendrir sur la destinée de Georges Braque. Cet homme a pris des précautions infinies. De sa tête à ses mains il me semble voir un grand sablier dont les grains ne seraient pas plus pressés que ceux qui dansent dans un rayon de soleil. Parfois le sablier se couche sur l’horizon et alors le sable ne coule plus. C’est que Braque " aime la règle qui corrige l’émotion " alors que je ne fais, moi, que nier violemment cette règle. Cette règle où la prend-il ? Il doit encore y avoir une quelconque idée de Dieu là-dessous (2). C’est très joli de peindre et c’est très joli de ne pas peindre. On peut même " bien " peindre, et bien ne pas peindre. Enfin… Braque est, à l’heure actuelle, un grand réfugié. J’ai peur, d’ici un an ou deux, de ne plus pouvoir prononcer son nom. Je me hâte.
(2) Parler de Dieu, penser à Dieu, c’est à tous égards donner sa mesure et quand je dis cela il est bien certain que cette idée je ne la fais pas mienne, même pour la combattre. J’ai toujours parié contre Dieu et le peu que j’ai gagné au monde n’est pour moi que le gain de ce pari. Si dérisoire qu’ait été l’enjeu (ma vie) j’ai conscience d’avoir pleinement gagné. Tout ce qu’il y a de chancelant, de louche, d’infâme, de souillant et de grotesque passe pour moi dans ce seul mot : Dieu ! Dieu ! chacun a vu un papillon, une grappe de raisin, une de ces écailles de fer blanc en forme de rectangle curviligne comme les cahots des rues mal pavées en font tomber le soir de certains camions et qui ressemblent à des hosties retournées, retournées contre elles-mêmes, il a vu aussi des ovales de Braque et des pages comme celle que j’écris qui ne sont damnantes ni pour lui ni pour moi, on peut en être sûr. Quelqu’un se proposait dernièrement de décrire Dieu " comme un arbre " et moi une fois de plus je voyais la chenille et je ne voyais pas l’arbre. Je passais sans m’en apercevoir entre les racines de l’arbre, comme sur une route des environs de Ceylan. Du reste on ne décrit pas un arbre, on ne décrit pas l’informe. On décrit un porc et c’est tout. Dieu, qu’on ne décrit pas, est un pore.
Apollinaire, dès 1918, s’emportait contre lui. Alors qu’il commençait lui-même à si mal tourner, que la mort allait l’arrêter à temps, il n’avait pas de mots assez durs – et il choisissait d’autres prétextes – pour accabler ceux qui faisaient mine de se soumettre. Déjà Braque paraissait être de ceux-là. Moi qui n’ai pas les mêmes raisons pour l’accabler et qui ne les aurai jamais, je n’oublie pas que durant plusieurs années il a suivi pour son propre compte le chemin, depuis lors trop engageant, où Picasso et lui étaient seuls. D’un petit port de la Méditerranée où s’emboitèrent pour la première fois, les uns dans les autres, les barques, les toits et les feuilles aux vitres de ce " Café-Bar " en lettres de nacre derrière lesquelles expirent la musique et la mer il y a place pour des créatures lointaines et
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reposées, il y a temps pour l’arrêt de ce qui fuit le plus vite. " Les papiers collés dans mes dessins m’ont donné une certitude " a écrit Braque et il est cause que le motif invariable de ce papier qui tapisse les murs de notre chambre est maintenant pour nous une touffe d’herbe au flanc d’un précipice. Sans ce papier il y a longtemps qu’il n’y aurait plus de murs et nous aimons, nous luttons pour aimer les murs qui nous écoutent. Nous avons beau supputer sans cesse notre fin ici-bas, il nous est impossible de faire à un plus haut degré abstraction de toute réalité que ne l’a fait Braque, en se prêtant à ce dernier mensonge de fleurs.
La " réalité " est aux doigts de cette femme qui souffle à la première page des dictionnaires.
Mais un jour Braque a eu pitié de la réalité. Pour que tout objet soit à sa place, je ne saurais trop le répéter, il faudrait que chacun de nous y mette du sien. Il y a ces interminables secondes de pose qui durent autant que notre vie. On peut, sans que cela tire à conséquences, renouveler indéfiniment le geste d’offrir un bouquet. Mais c’est beaucoup demander à ce bouquet que de dérober la main qui l’offre, et qui tremble. La main de Braque a tremblé.
Les mots, les images, les touchers sont cruels. Je n’écris pas ce que je croyais penser. Le pinceau merveilleux des joncs n’arrive qu’imparfaitement à tracer et à limiter la nappe d’eau. Le chant obscur des oiseaux paraît venir de trop haut dans les bois. Je sais que Braque eut naguère l’idée de transporter deux ou trois de ses tableaux au sein d’un champ de blé, pour voir s’ils " tenaient ". Ce peut être très beau, à condition qu’on ne se demande pas à quoi, à côté de quoi " tient " le champ de blé. Pour moi, les seuls tableaux que j’aime, y compris ceux de Braque, sont ceux qui tiennent devant la famine.
Je souhaiterais que nul admirateur de Braque ne s’arrêtât à ces réserves. À quoi bon dire que malgré tout celui dont nous parlons reste le maître des rapports concrets, si difficilement négligeables, qui peuvent s’établir entre les objets immédiats de notre attention ? À quelle plus belle étoile, sous quelle plus lumineuse rosée pourra jamais se tisser la toile tendue de ce paquet de tabac bleu à ce verre vide ? Il y a là une vertu de fascination à laquelle je ne demeure, pas plus qu’un autre, étranger. L’amour, je le sais, a de ces piétinements et il est permis, en certaines circonstances, de songer que rien ne nous est proposé de tel que nous devions à tout prix méconnaître l’amour et ses charmes.
Je suis très indulgent. Pourvu qu’une œuvre ou qu’une vie ne tourne pas à la confusion générale, pourvu que des considérations de la sorte la plus mesquine et la plus basse ne finissent pas par l’emporter sur tout ce qui pourrait me rendre cette vie ou cette œuvre véritablement significative et exemplaire, je ne demande qu’à respecter et à louer. Plus grande est l’épreuve à laquelle un homme est soumis, plus aussi je lui sais gré d’en sortir vainqueur, et c’est trop juste. Il faut croire que mon temps ne tire pas assez profit de ces vieilles vérités. Les peintres, qui dans la société actuelle, subissent à cet égard les plus grandes tentations, me paraissent être, intellectuellement, les sujets auxquels cette critique morale fondamentale peut le mieux s’appliquer. De là l’intérêt tout particulier qu’il m’arrive de prendre à la lutte qu’ils soutiennent, plus ou moins honorablement, selon qu’ils font plus ou moins grand cas de l’esprit.
Rien ne m’a donné mieux à réfléchir que l’attitude de Giorgio de Chirico telle qu’elle s’est définie au cours de ces dernières années.
On aurait fort à faire s’il fallait compter avec toutes les abdications possibles. " La bêtise n’est pas mon fort… (1), mais j’entrerai à l’Académie française et l’on m’offrira une épée d’honneur. " L’échelle est depuis longtemps tirée et retirée. Tout l’humour de ceux qui consentent à être l’objet de cette totale confiscation peut traîner dans nos magnifiques corridors son bruit stupide de chaînes rouillées, ce n’est pas nous qui donnerons l’alarme. Quoi qu’ils fassent, il ne leur appartiendra pas d’alerter l’esprit, d’attenter à la pureté de ce qui s’est d’ores et déjà éloigné d’eux.
(1) Valéry : La soirée avec M. Teste.
(À suivre)
ANDRÉ BRETON.