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LA RÉvolution SurrÉaliste N°4, 15 juillet 1925
 

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DESSIN MÉDIANIMIQUE OBTENU PAR Mme FONDRILLON, MÉDIUM DESSINATEUR DANS SA 79e ANNÉE, PARIS, MARS 1909

POURQUOI JE PRENDS LA DIRECTION DE LA RÉVOLUTION SURRÉALISTE

Nous sommes en 1925. Je parle pour ceux qui ont vu la paix s’insinuer, pas mal de gouvernements tenir, pour ceux qui ont vu l’indicible but qu’ils se proposaient s’éloigner, quelques hommes et même quelques femmes faiblir. Leurs yeux ont la couleur de la perte de temps. Ceux-là ont-ils tort de se défier l’un de l’autre, de chercher l’un chez l’autre le point vulnérable ? L’incognito nous sauverait tous, mais qu’y faire si tel d’entre nous passe déjà pour un interdit de séjour, et tel pour un roi ? Nous n’avons pas assez fait pour ne point être mis en avant, ou en arrière. L’utilité, la vague utilité dispose de nous ingénieusement. On nous prête un semblant de raison sociale. Artiste, ce mot qui trouve son homme au ministère des Affaires étrangères * tout comme au bas de l’affiche par laquelle s’annonce une tournée de province, ce mot qui ne signifie rien : " Vous êtes artiste ! " Dès lors, quoi que je

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fasse, quelque refus que j’oppose à mainte invitation grossière, – d’un de mes amis le plaisir public attend exclusivement des contes, d’un autre des poèmes en alexandrins, d’un autre des tableaux où il y ait encore des oiseaux qui s’envolent – et quelque certitude intérieure qu’il me reste de déjouer finalement les calculs en apparence les plus flatteurs qu’on aura faits sur moi, je suis, moi aussi, l’objet d’une tolérance spéciale, dont je connais assez bien les limites et contre laquelle, pourtant, je n’ai pas fini de m’élever.

* M. Briand.

On sait, on pourrait savoir à quels mobiles cédèrent, il y a six mois, les fondateurs de cette revue. Il s’agissait avant tout, pour eux, de remédier à l’insignifiance profonde à laquelle peut atteindre le langage sous l’impulsion d’un Anatole France ou d’un André Gide. Et qu’importe si c’est par le chemin des mots que nous avons cru pouvoir revenir à l’innocence première ! Si péché il y eut, c’est quand l’esprit saisit ou crut saisir la pomme de la " clarté ". Au-dessus de la pomme tremblait une feuille plus claire, de pur ombrage. Quelle était donc cette feuille ? C’est ce sur quoi tous les chefs-d’oeuvre littéraires se taisent. C’est ce que nous, surréalistes, nous pourrions dire sans nous gêner. En ce qui me concerne, j’éprouve, devant une certaine manière conventionnelle de s’exprimer, où l’on ménage exagérément l’interlocuteur ou le lecteur, le sentiment d’une telle dégradation d’énergie que je ne puis manquer de tenir celui qui parle pour un lâche. Ce serait déjà trop de toujours se comprendre : s’égaler toujours ! Le désir de comprendre, que je n’ai pas l’intention de nier, a ceci de commun avec les autres désirs que pour durer il demande à être incomplètement satisfait. Or ce désir est traîtreusement combattu par ceux mêmes qui assument la charge de l’entretenir. Ils y pourvoient du moins à si peu de frais que l’intelligence se forme aux solutions criardes. En dehors du surréalisme j’ai toujours trop bien compris les ouvrages des hommes, pour si peu les ouvrages de Dieu.

…Plutôt que de m’en faire comprendre, n’est-il rien que je puisse leur apprendre, oui leur faire apprendre par coeur ? La belle expression ! C’est qu’ici réapparaît l’orgueil mais le juste orgueil, celui qui ne peut triompher que de l’innocence. Il se fait jour à travers ces lignes d’Antonin Artaud, de Robert Desnos. Il n’est pas comparable à la vanité qu’on tire d’un raisonnement impeccable ou de quelque autre bon tour joué.

Mais, derrière l’amoralité du style, de ce style qui continuera longtemps à avoir cours, nous dénoncions l’amoralité de l’homme et nous entendions faire justice de la suffisance incroyable qui s’étale dans la plupart de ses livres et de ses discours. Le mystère est à sa porte, angoissant au possible, cependant qu’il vaque à des affaires dérisoires, qu’il sacrifie à l’immédiat son intérêt lointain. C’est le parfait mannequin de Giorgio de Chirico, descendant l’escalier de la Bourse. Partout nous nous trouvons aux prises avec lui. Nous nous en prendrons éternellement à son égoïsme amer.

Restent à définir les conditions de la lutte, puisque tant est que la jeunesse et le risque de désoeuvrement absolu que nous courions nous l’ont fait engager. Nous sommes quelques-uns à pouvoir mesurer déjà le terrain conquis, le terrain perdu. Qu’on le veuille ou non, notre volonté a été sentie. Peu importent les réserves de détail auxquelles je veux bien que parmi nous prête toute personnalité. Il n’en est pas moins vrai que d’un commun accord nous avons résolu une fois pour toutes d’en finir avec l’ancien régime de l’esprit. C’est là, comme on a bien voulu, d’ailleurs, le constater, une entreprise si hardie, qui nécessite si éperduement la confiance de tous ceux qui s’y donnent que, pour que jamais elle puisse être menée à bien, il nous

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faut éviter dès maintenant la moindre erreur de tactique : ceci pour l’extérieur. À l’intérieur il conviendrait de ne pas laisser s’accentuer quelques divergences de vues, assez artificielles en somme, mais de nature un jour ou l’autre à nous paralyser. On aimera peut-être savoir en quoi ont consisté jusqu’ici ces divergences et sur quelle entente nouvelle je puis bien baser la présente déclaration.

Le problème de l’objectivation des idées qui domine le débat qui nous occupe est, naturellement, celui qui parmi nous a donné lieu aux plus âpres controverses. À notre époque, les idées nouvelles ne rencontrent pas obligatoirement l’hostilité générale et c’est ainsi qu’autour de nous nous avons vu le surréalisme bénéficier d’un assez large crédit, tant à l’étranger qu’en France. On veut bien attendre quelque chose de nous. Si les mots de " Révolution surréaliste " laissent le plus grand nombre sceptique, du moins ne nous dénie-t-on pas une certaine ardeur et le sens de quelques possibles ravages. À nous de ne pas mésuser d’un tel pouvoir. Mais le surréalisme est-il une force d’opposition absolue ou un ensemble de propositions purement théoriques, ou un système reposant sur la confusion de tous les plans, ou la première pierre d’un nouvel édifice social ? Selon la réponse que lui paraît appeler semblable question, chacun s’efforcera de faire rendre au surréalisme tout ce qu’il peut : la contradiction n’est pas pour nous effrayer. On s’est sans doute un peu hâté de décréter que toute licence devait être donnée à la spontanéité, ou qu’il fallait se laisser aller à la grâce des événements, ou qu’on n’avait chance d’intimider le monde qu’à coups de sommations brutales. Chacune de ces conceptions, primant tour à tour, a eu pour effet de nous dérober le bien fondé originel de la cause surréaliste et de nous inspirer d’elle un regrettable détachement.

Je fais à nouveau appel à la conviction qu’ici nous partageons tous, à savoir que nous vivons en plein coeur de la société moderne sur un compromis si grave qu’il justifie de notre part toutes les outrances. Que la beauté, la vérité, la justice inclinent leurs fronts fantomatiques et charmants sur nos tombeaux, nous sommes sûrs de ressusciter toujours. Nous n’avons pas trop de toutes nos mains agrippées à une corde de feu le long de la montagne noire. Qui parle de disposer de nous, de nous faire contribuer à l’abominable confort terrestre ? Nous voulons, nous aurons " l’au-delà " de nos jours. Il suffit pour cela que nous n’écoutions que notre impatience et que nous demeurions, sans aucune réticence, aux ordres du merveilleux. Quels que soient les moyens auxquels nous jugerons bon de recourir, à quelque apparence fuyarde que la vie momentanément nous condamne, il est impossible dans notre foi en son aptitude vertigineuse et sans fin que nous puissions jamais démériter de l’esprit. Qu’il soit bien entendu cependant que nous ne voulons prendre aucune part active à l’attentat que perpétuent les hommes contre l’homme. Que nous n’avons aucun préjugé civique. Que, dans l’état actuel de la société en Europe, nous demeurons acquis au principe de toute action révolutionnaire, quand bien même elle prendrait pour point de départ une lutte de classes, et pourvu seulement qu’elle mène assez loin.

Dût l’ampleur du mouvement surréaliste en souffrir, il me paraît de rigueur de n’ouvrir les colonnes de cette revue qu’à des hommes qui ne soient pas à la recherche d’un alibi littéraire. Sans y mettre aucun ostracisme je tiens en outre à éviter pardessus tout la répétition de menus actes de sabotage comme il s’en est déjà produits dans le sein de notre organisation. Au ciel, nous ne sommes pas à une étoile près. Ne demeurerions-nous sur un îlot presque perdu que quelques âmes en voie de se délivrer et sûres, mais vraiment sûres de la délivrance, que ce serait assez pour qu’indéfiniment les beaux navires fassent naufrage.

ANDRÉ BRETON

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POÈMES

LA CARRIERE DU PRINTEMPS

À Jacques Decourt

Avril renaît Voici ses rubans et ses flammes

Ses mille petits cris ses gentils pépiements

Ses bigoudis ses fleurs ses hommes et ses femmes

Je lui fais de ses couleurs tous mes compliments

Dieu que de baisers fous sur l’appui des fenêtres

Nous n’avons pas fini de compter les baisers

Il y a des semaines entières sous les hêtres

Où chantent les pinsons au plumage frisé

Avril n’a pas toujours vécu sous les lambris

Il fut petit pâtissier puis compte-gouttes

Il gagna son pain à la sueur de son front

De fil en aiguille il devint contrôleur des finances

Enfin par un soleil de tous les diables

Il tomba tout à coup amoureux

LES FRERES LA COTE

À Malcolm Cowley

Le raz de marée entra dans la pièce

Où toute la petite famille était réunie

Il dit Salut la compagnie

Et emporta la maman dans le placard

Le plus jeune fils se mit à pousser de grands cris

Il lui chanta une romance de son pays

Qui parlait de bouts de bois

Bouts de bois bouts de bois

Comme ça

Le père lui dit Veuillez considérer

Mais le raz refusa de se laisser emmerder

Il mit un peu d’eau salée dans la bouche du malheureux géniteur

Et le digne homme expira

Dieu ait son âme

Alors vint le tour des filles

Par rang de taille

MATERNITÉ

Joan Miro

L’une à genoux

L’autre sur les deux joues

La troisième la troisième

Comme les animaux croyez-moi

La quatrième de même

La cinquième je frémis d’horreur

Ma plume s’arrête

Et se refuse à décrire de telles abominations

Seigneur Seigneur serez-vous moins clément qu’elle

Ah j’oubliais

Le poulet

Fut à son tour dévoré

Par le raz l’ignoble raz de marée

MIMOSAS

À la démoralisation

Le gouvernement venait de s’abattre

Dans un buisson d’aubépines

Une grève générale se découvrait à perte de vue

Sous les influences combinées de la lune et de la céphalalgie

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Les assassins s’enfuyaient dans la perspective des courants d’air

La victime pendait à la grille comme un bifteck

Une chaleur à claquer

Aussi faut voir si les casernes en entendaient de drôles

L’alcool coulait à flot par les tabatières des toits

Le métropolitain sortit de terre afin de respirer

Quand tout à coup il apparut

Au détour de la rue

Un petit âne qui traînait une voiture

Décorée pour la bataille des fleurs

Premier prix pour toute la ville

Et les villes voisines

FALPARSI

À Marcel Noll

La nature éternelle

Me réchauffe en ses seins

L’heure et ma ritournelle

Sont mes deux médecins

Dansez dansez danseuse

Voici le temps d’aimer

D’aimer sous les yeuses

Comme au bord de la mer

La chaleur enivrante

Me monte jusqu’aux yeux

Mon âme fulgurante

S’élève jusqu’aux cieux

LOUIS ARAGON

GEORGES BRAQUE

Un oiseau s’envole,

Il rejette les nues comme un voile inutile,

Il n’a jamais craint la lumière,

Enfermé dans son vol,

Il n’a jamais eu d’ombre.

Coquilles des moissons brisées par le soleil.

Toutes les feuilles dans les bois disent oui,

Elles ne savent dire que oui,

Toute question, toute réponse

Et la rosée coule au fond de ce oui.

Un homme aux yeux légers décrit le ciel d’amour.

Il en rassemble les merveilles

Comme des feuilles dans un bois,

Comme des oiseaux dans leurs ailes

Et des hommes dans le sommeil.

ANDRÉ MASSON

La cruauté se noue et la douceur agile se dénoue. L’aimant des ailes prend des visages bien clos, les flammes de la terre s’évadent par les seins et le jasmin des mains s’ouvre sur une étoile.

Le ciel tout engourdi, le ciel qui se dévoue n’est plus sur nous. L’oubli, mieux que le soir, l’efface. Privée de sang et de reflets, la cadence des tempes et des colonnes subsiste.

Les lignes de la main, autant de branches dans le vent tourbillonnant. Rampe des mois d’hiver, jour pâle d’insomnie, mais aussi, dans les chambres les plus secrètes de l’ombre, la guirlande d’un corps autour de sa splendeur.

PAUL ELUARD

2 ENFANTS SONT MENACÉS PAR UN ROSSIGNOL

MAX ERNST

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REVES

MAX MORISE :

Les personnes qui sont attablées avec moi sont celles qui habitent ordinairement la propriété rurale de mon oncle L… Nous mangeons une excellente omelette préparée par mon frère A… Entre un curé, un curé de campagne dont la noirceur me cause un insupportable malaise. Nous apprenons la mort de quelqu’un. Naturellement, tous les convives se lèvent aussitôt de table et passent dans la pièce voisine pour manger une autre omelette plus cuite. J’en profite pour me régaler subrepticement de ce qui reste de l’omelette défendue, tout en me réjouissant à la pensée que je pourrai encore manger ma part de la seconde omelette que l’on m’aura certainement gardée. Malheureusement, lorsque je me présente à table, je m’aperçois qu’on ne m’a réservé qu’une part minuscule, ce dont je me console aisément car cette omelette est vraiment beaucoup trop cuite…

………………..

La voiture dans laquelle je me promène en compagnie de S… nous conduit vers la patinoire, sorte d’enceinte ovale ressemblant à la fois à un vélodrome et à des fortifications à la Vauban. En chemin, nous croisons des groupes de patineurs et de patineuses qui disputent des courses ; il y a des coureurs de vitesse qui avancent à rapides foulées, des coureurs de fond qui pédalent sur des bicyclettes à patins. Nous arrivons à la patinoire juste pour assister à l’arrivée d’une épreuve. Trois concurrents débouchent presque ensemble du dernier virage. Ils sont montés sur de curieux véhicules construits tout en hauteur et s’actionnant au moyen d’une poignée à laquelle on imprime un mouvement de va-et-vient arrière-avant. Le but est marqué par un pont de maçonnerie que doit franchir le vainqueur. Or à peine celui-ci s’y est-il engagé que le pont s’écroule à grand fracas soulevant un énorme nuage de poussière. Quand le nuage s’est dissipé nous pouvons voir que les deux concurrents vaincus se sont arrêtés juste à temps pour éviter la chute dans l’abîme qui s’ouvre à leurs pieds.

Cet accident a eu, entre autres fâcheuses conséquences, celle de couper par le milieu l’interminable train de marchandises qui doit nous permettre de continuer notre chemin. On finit par décider cependant de se mettre en route, mais, par précaution, on recommande aux voyageurs de s’appuyer de la main à la haie qui borde le chemin de fer ou aux trucks chargés de pierres et de charbon garés sur les voies contiguës, ce qui fait fort mal aux paumes et aux doigts.

………………..

Le train approche du terminus. Il s’engage dans un long et étroit couloir dont le parquet est méticuleusement ciré et dont les hautes parois sont faites d’un beau bois jaune et brillant. Bientôt, sur la droite, la voie surplombe une ville, tandis que sur la gauche s’ouvre une série de vastes stalles construites dans le même goût que le couloir, séparées les unes des autres seulement par une cloison et comme tapissées du haut en bas de rayons de bibliothèque chargés d’un nombre incalculable de volumes. À chaque stalle, le train fait halte et tous les voyageurs descendent pour chercher un livre, un seul qu’ils ne trouvent d’ailleurs pas. Cette opération doit être de la première importance à en juger par l’activité fébrile que déploient mes compagnons de route. Je me mets moi-même à chercher, sans trop savoir d’ailleurs ce qu’il faut trouver.

………………..

À l’un de ces arrêts, je suis amené à entrer dans les W.C. où je trouve quelques paquets enveloppés dans de la cellophane et apparemment dénués d’intérêt. Toutefois je consulte les personnes présentes avant de les jeter et bien m’en prend car S… me fait remarquer que ces paquets contiennent des dessins. Et en effet j’ai la stupéfaction de découvrir une grande variété de dessins exécutés par moi à différentes époques de ma vie, ainsi qu’un livre dédicacé de Paul Eluard, toutes choses que j’avais perdues quelques jours auparavant. Je ne peux d’ailleurs absolument pas arriver à me mettre dans la tête le titre du livre, en tous points semblable à une grammaire d’enfant, que je m’obstine à appeler " Immortelle maladie " malgré les semonces d’Eluard.

………………..

Une fois descendu du train, je m’aperçois que mes compagnons de voyage ne sont autres que mes anciens compagnons de régiment, et qu’en somme nous ne sommes venus jusque-là que pour faire l’exercice. Nous prenons donc nos fusils, avec le vague espoir de trouver ce que nous cherchions tout à l’heure. S… est toujours avec moi, mais chaque fois que les nécessités militaires passent au premier plan, par exemple dans les rassemblements, elle est remplacée à mes côtés par René Crevel, dont la personne s’efface à son tour dès qu’on est mis au repos. Alors apparaît le lieutenant Flori, du 104e régiment d’infanterie, un Corse à la cervelle exiguë, sous les ordres de quoi j’ai fait mon service militaire et à quoi je n’ai jamais pu penser depuis sans nausées. Dès ce moment, je sens que rien ne va plus, que je n’arriverai pas à tirer de mon fusil le parti que j’en espérais et le rêve se termine au summum de mon indignation.

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MICHEL LEIRIS :

1° Je suis mort. Je vois le ciel poudroyer comme le cône d’air traversé, dans une salle de spectacle, par les rayons d’un projecteur. Plusieurs globes lumineux, d’une blancheur laiteuse, sont alignes au fond du ciel. De chacun d’eux part une longue tige métallique et l’une d’elle perce ma poitrine de part en part, sans que j’éprouve aucune douleur. J’avance vers les globes de lumière en glissant doucement le long de la tige et je tiens par la main d’autres hommes qui montent comme moi vers le ciel, suivant chacun le rail qui les perfore. On n’entend pas d’autre bruit que le crissement de l’acier dans nos poitrines.

2° Je perçois si nettement le rapport entre le déplacement rectiligne d’un corps et une palissade perpendiculaire à la direction de ce mouvement, que je pousse un cri aigu.

3° J’imagine la rotation de la terre dans l’espace, non d’une façon abstraite et schématique, l’axe des pôles et l’équateur rendus tangibles, mais dans sa réalité. Ruguosité de la terre.

4° André Masson et moi évoluons dans l’air comme des gymnasiarques.

Une voix nous crie : " Acrobates mondiaux allez-vous bientôt descendre tous les deux ? " À ces mots, nous nous renversons par-dessus l’horizon et tombons dans un hémisphère concave.

LES DEMOISELLES D’AVIGNON

PICASSO 1908

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TEXTES SURREALISTES

PHILIPPE SOUPAULT :

I *

* OBSERVATION PRÉSENTÉE PAR M. PHILIPPE SOUPAULT (AUTEUR EN COLLABORATION AVEC M. ANDRÉ BRETON DES " CHAMPS MAGNÉTIQUES. ")

Il semble que, jusqu’à présent, l’aspect du surréalisme que l’on a surtout – je n’ose dire presque uniquement – étudié est l’aspect verbal si l’on peut ainsi s’exprimer.

Des observations que j’ai recueillies on peut déduire que sous certaines influences l’imagination des faits peut aussi dicter certains récits qui, quoique moins colorés, moins chatoyants, présentent des caractères et offrent des symptômes très nets.

D’autre part, des exemples sont à citer :

1° Celui de Raymond Roussel. J’ai eu l’honneur et le plaisir d’entretenir l’auteur d’Impressions d’Afrique pendant une répétition de L’Etoile au front. Je ne crois pas être téméraire en déclarant que Raymond Roussel écrit ses " anecdotes " (c’est ainsi qu’il nomme les successions de faits) comme nous avons écrit André Breton et moi-même Les Champs magnétiques.

2° Celui de Pierre Souvestre et de Marcel Allain, les auteurs de Fantômas, qui, de l’aveu du dernier nommé, écrivirent les quelque vingt volumes de leur épopée en dictant 14 (quatorze) heures par jour. Je mets au défi n’importe quel écrivain d’écrire et à plus forte raison de dicter quatorze heures successivement et pendant plusieurs jours sans obéir à un automatisme absolu.

L’exemple qu’à mon tour je propose sous le titre de L’Explorateur au long nez est une preuve d’un récit, d’une anecdote imaginée. Je ne suis jamais allé en Afrique et personne ne m’a raconté cette histoire. Elle a été écrite en sept minutes environ avant de partir pour l’exposition des Arts décoratifs où je devais pour la deuxième fois en 48 heures parcourir l’itinéraire du Gravity-Railway.

Je me permets, pour terminer, de demander à quelques écrivains d’adresser à La Révolution Surréaliste des exemples de récits qu’ils pourraient écrire.

J’ai peur que les nègres qui joignent les mains pour profaner le nom de Dieu ne sachent mieux que moi reconnaître la terre et le visage du ciel. La pluie, cette torture des jours de malheur, et ce grand vent qui tremble et qui se dresse, n’ont pas de prise sur ces grands corps plus noirs que la colère. Je n’oublie pas que quelques-uns d’entre eux ont compris l’usage des flèches et de la mer, que d’autres ont saisi à la gorge le soleil. O géants du mystère : mes doigts qui ne savent pas, mes doigts pleins de votre sang sont d’inutiles rameaux.

Vous êtes forts, frères de la nuit, vous passez les jours dans le fil de la faim et de la guerre ; vous croyez au bois, à la pierre, au feu, mais vous aimez surtout rire de tout ce que vous enseigne la joie. Un explorateur au long nez m’a raconté que dans le centre de l’Afrique existe un commerce florissant : la vente des enfants par leurs parents. Chaque année, au marché, ils amènent des petits et les débitent afin de les vendre plus rapidement. Le membre vendu est peint en blanc. La tête, ô sagesse, n’est paraît-il jamais achetée : elle est donnée au boucher comme prime.

Les enfants mis en vente savent qu’ils vont être mangés membre par membre et l’explorateur m’a dit que ces petits souriaient en montrant leurs dents, ô sagesse, ô destinée, ô commerce. Je songe à ce sourire de celui qui sera mangé, au soleil qui chauffe mollement leur dos et leurs mains, à ce soleil qui est du sang en flammes et à tout ce chemin qui reste à parcourir, petit temps, plus fin qu’un cheveu, plus fuyant que l’eau. Vapeurs, nuages, poussières. Inutile de citer ici une phrase latine.

Je songe à votre joie, ô nègres, qui préférez la chair humaine à notre désespoir.

II

Elle est assise devant son piano comme devant un miroir ; elle ferme les yeux, elle trempe les mains dans une écume de musique et son corps tout à coup va glisser dans le courant ; une source chante et bondit, ses doigts ont des reflets qui là-bas s’envolent sur les paysages.

Elle penche la tête en arrière pour cueillir de ses lèvres les meilleurs rayons et la peur de la mort. Ses yeux, qu’elle ouvre, planent comme les papillons du danger.

Elle ne joue pas pour les animaux du bon Dieu, elle se regarde dans un petit lac noir et blanc, pourpre et magique, dans un océan de fleurs et de galops.

Il semble pour certains que le soleil se couche vers midi, pour d’autres que leur coeur monte à leurs lèvres

Malaise des échelles, cercles des parricides, préméditation des crimes, aviation de chambre, noyades. Elle élève une main et porte jusqu’à son front le poids du sang et la simplicité des corolles.

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PIERRE ROY

MARCEL NOLL :

Je faisais, cette nuit là, les cent pas dans l’intérieur de ce mécanisme d’horlogerie, en aspirant longuement cette fumée du temps, ou de l’espoir, cette eau dont les ailes se fanent au petit matin. À l’effet de ne pas m’ennuyer outre mesure, j’avais pris soin d’effacer avant d’entrer toutes les inscriptions par trop gênantes du cadran, en commençant par la provenance, pour finir par les chiffres en passant par l’aiguille des heures. Le cadran était donc réduit à n’annoncer que les minutes, les secondes. J’arrivais même, peu à peu, à me défaire du joug de celles-ci ; joug en somme supportable, mais qui me gênait dans l’exercice de mes fonctions.

Je m’endormais donc, et voici comment je sortis de cette maison hantée dans laquelle je me vis aussitôt emprisonné. Un personnage tenant à la fois du diable et de l’amant déchu, se présentait devant moi en se disant ancien professeur de rhétorique. Il se faisait fort d’accomplir tous mes désirs d’un jour au moyen de sa baguette de prestidigitation. " Bien, lui dis-je, une fois n’est pas coutume ; je vous suis, Monsieur, mais permettez, l’ombre de vous-même ne serait-elle qu’une vulgaire imitation ? " " Certes, non, vous, le curieux, mais quoique je sois dans l’impossibilité de vous le prouver, je vous prie de croire à la toute-puissance, à la grande force démoralisatrice de, de, du symbole, par exemple. " Voyant que j’avais affaire à un de ces pauvres d’esprit sans intérêt comme il s’en trouve par centaines à Charenton et à Cire-la-Belle, je me mis à méditer sur les moyens d’éviter un de ces miroirs qui guettent l’homme au carrefour, ces miroirs qui ont juré sa perte. Mais un bruit se fit entendre, un bruit dont on ne peut dire qu’il était agréable ou désagréable, un bruit pareil à celui que font les tours d’ivoire en s’effondrant. Un livre, des chants j’imagine, me fit des signes et m’invita à venir le voir dans son domaine de canaux ; des canaux droits et dont l’entrecroisement forme des angles de 90 degrés. Pour faciliter la circulation, le policeman y est remplacé par un hippopotame à bâton blanc (c’est une dent qu’il a dû s’arracher, un jour de tristesse).

Ici commence une nouvelle ère, une nouvelle histoire, un nouveau début, celui de l’Iris, celui des perches du silence, celui des édredons fugitifs, celui des trolleys trépidants, celui des grooms fatigués, celui des astres refroidis, celui de la luxure, celui de la grande cascade.

GEORGES MALKINE :

Roi-paroi et désarroi obsèdent les pans-coupés.

L’unique reflet que j’aie ne se peut comparer ni opposer à une motion, et ce n’est pas humainement que je t’en parlerai. Comme l’opium éloigne, il éloigne exactement autant de lui-même.

Enfin. On imaginerait volontiers que la prime est offerte à tout acheteur. Quand la terre passe entre la lune et la lune, ils disent : la lune est cachée, la lune est invisible. Voilà ce qu’ils sont. C’est pour des raisons de cette catégorie que je peux dire, entre autres : j’ai fait l’amour à Maggie Chambers (86, avenue Victor-Hugo, XVIe), dans le kiosque vide de l’avenue Mac-Mahon. Le temps de la nuit confond les horloges. La fameuse entente secrète entre les horloges est une dérision.

Après avoir cheminé sans chemin parmi les archanges et les arkhangelles, dans une solitude telle qu’elle est une absence, elle demeura sur l’un des derniers arbres. D’où je suis, je la vois distinctivement. Ainsi, par l’ombre de cet arbre, elle va déterminer l’endroit où sera la rencontre. Les véritables rencontres n’ont lieu que dans l’ombre, et l’ombre des arbres les provoque.

Pour les goûts personnels, il eût mieux valu que cela se passât dans la baie vitrée. Or, non. Et moi, j’ose si bien comprendre pourquoi, lorsque je pense qu’il s’agira de la rencontre de l’homme et de la poupée. De plus, un vent de sirènes préside à tout. Le hameau proche, dans

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les maisons duquel on prévient les visites, ne sera pas prévenu.

Quant à la ville, elle reste à sa place. À peine ville. Aussi bien, qu’est-ce qu’une ville ? Il y a des années.

Dans cette ville est un music-hall, et dans le music-hall un spectateur qui le fait exprès, et sa mante est taillée dans une vague africaine de la plus belle eau. À la sortie, les danseuses l’attendaient et lui dirent : " Monsieur, comme je suis heureuse de vous avoir admiré. Quel talent est le vôtre. Voulez-vous me permettre ? " Les danseuses boivent les paroles qu’il pense, elles écoutent ce qui monte dans leur dos, elles mangent sa bouche et la lui donnent pour la vie. Il faut que tout soit terminé avant l’aube. Il ne sera rien dit de l’aube. On peut dire que tout cela n’est qu’un rêve, bien entendu.

Un soir.

Quelque part.

Quelqu’un.

Au rendez-vous, l’homme y est déjà. Il entend qu’il dit : " Il faut que je regarde les objets pour qu’ils soient immobiles. Fermé-je les yeux, et dès lors cette pierre fait des culbutes. Elle les fait même avec bruit. D’ailleurs, le plus remarquable est que la fin de la dernière culbute coïncide parfaitement avec l’instant que j’ouvre les yeux à nouveau. Comment serais-je avec moi ? "

Il tord sa bouche de chaleur avec ses mains, et des larmes y montent, et la lune leur donne un grand prix fabuleux. Il se parle à l’oreille et s’offre un bouquet d’artifice. Bientôt, il va partir, il va sourire d’enfant. Il fera bien quelque chose, tout de même, si ce n’était qu’il ne craigne de s’en aller partout. Les vagues navires vus de près, il aime les navires.

Pour s’entendre, il doit s’écouter. Ses paroles ne sont singulières qu’en raison des conditions qu’elles établissent et du chant bijoutier.

Il regarde la lune, qui, dans le même temps, devient un écran. L’homme ou autre chose murmure qu’il ne croit pas à l’astronomie. Mais cet écran joue le vrai rôle de la lumière, et comme toutes les lumières il se cache absolument autant de détails qu’il en voit.

L’homme s’assied sur une pierre froide. Il attend la poupée. Non qu’il eût aucun rendez-vous, mais. Il se compare aux rossignols, aux picasseaux. Douteux ultime, il sait bien qu’il n’est qu’un ami venu de la terre d’ombre. Tel un pendu, il demeure sensible aux moindres vices. Mettez vos bras autour de vous. Il a eu des femmes comme Marie Stuart, qui lui a légué ses yeux, dont il a fait des boucles d’oreilles où se mire son ventre si doux. Son roman commence toujours par la fin. Il découpe le bas de son visage à l’aide d’une prière ouverte. Il est victime de la larme bleue, cette affreuse maladie qui décima des hommes entiers. Aussitôt vînt la neige, comme à l’occasion d’une chose. Du coeur de l’ange partait un fil imperceptible. Au bout du fil est un brin de neige.

Enfin se disloque le tonnerre qui peut-être le débarrassera de sa nature adventive. Jusqu’à présent seule sa main droite émerge.

Il promène lentement sa main gauche sur le ciel, et les nuages disparaissent. Ensuite il s’allongea sur la terre et mit son oreille contre le méridien. Ce méridien traversait aussi le ciel, où les quatre amiraux étrangers marchaient au son de l’orgue vers une habitation sur le toit de laquelle était l’autre l’une.

Le premier amiral disait : C’est un gala des plus importants.

Le deuxième amiral disait : L’Orient du marbre.

Le troisième amiral disait : Que de mondes.

Ils marchaient dans les empreintes l’un de l’autre. Leurs doigts deviennent transparents.

Nous allons plus vite que l’habitation, dit celui qui avait une belle tête d’amiral.

Le deuxième répond : – Ah oui, c’est une petite veuve élastique qui vient tous les jours. Sa signification ne change que lorsqu’apparaît la dent d’or. Elle ne boit jamais, mais elle vient à ma table. Bonjour, la Mort, lui dis-je textuellement.

DESSIN POUR "LA SURPRISE"

CHIRICO

p. 11

Ils sonnèrent. – C’est bien ici, demanda l’un d’eux, que nous allons voir la femme du monde ?

Il ne leur fut point répondu.

Une pancarte attira l’attention : Défense.

Et tous trois s’écrièrent en même temps : – Pourquoi me regardez-vous ? je vous prie de n’en rien faire.

Sur le chemin ils virent le mausolée du quatrième amiral. Son nom brillait comme un miracle : Phillips Argenta.

Les quatre escadres étrangères appareillèrent. Lorsqu’elles contournèrent le Maëlstrom, le hautparleur fit entendre la voix du premier amiral : – Le croiseur Amiral tournera sans cesse vers la gauche, autour du Maëlstrom, dans le sens des autodromes.

Il y a l’instant de l’équilibre dans une chaise, dans une prison.

La lune se déroule en forme de femme du monde et regagne l’habitation à travers la cheminée.

Les amiraux sont partis, mais ils ont laissé ce qu’elle voulait et elle s’en caresse.

Puis elle se déroule en forme de poulpe, et regagne l’océan.

Le Maëlstrom est entouré par une terrasse en béton armé, large de 13 mètres et haute de 1 500 mètres, de façon que les plus grandes vagues, qui ne mesurent que 1 400 mètres, ne la puissent atteindre.

Trois constructions marquent les tiers de cette circonférence. La machinerie du tourbillon, le bar et la maison de la concierge. La concierge est la mort. Elle est dans l’escalier.

L’homme se releva.

Je suis grandi par l’épouvante, dit-il. Il me faudrait un couloir très haut, et qui descendît d’une seule traite. Or, je sais que je dois voir ici la poupée, et j’ai décidé de nous satisfaire. Est-ce que cela se voit ? Comme je suis favorable, ce soir. On m’attend au coin de la rue, au n° 12, et tendre. Un rire qu’elle jette par les fenêtres quand elle dit qu’elle ne sait pas si elle ne se sent pas bien. Quand elle se déshabille, la mer danse du ventre derrière l’écluse et pourrit lentement ce beau tableau. Elle boit certainement plus que la raison, mais le premier venu peut aussi la boire à vau-l’eau qu’à cela ne tienne ou s’en aille. Aussitôt, elle devine son nom et le dit.

Il se déshabilla par amour.

L’amour est plus fort qu’elle, cria-t-il.

Davantage, il se dressa. Un effort prolongé lui permit de se hausser de quelques toises au-dessus du sol. Ses membres, se raidissant, prirent l’apparence de la vie. Il montait, et fut bientôt en face de la lune. Il l’immobilisa par le pouce et l’index alphabétiques, et lui demanda :

Autant t’en emporte le vent ?

PAUL ELUARD :

Le diamant qu’il ne t’a pas donné, c’est parce qu’il l’a eu à la fin de sa vie, il n’en connaissait plus la musique, il ne pouvait plus le lancer en l’air, il avait perdu l’illusion du soleil, il ne voyait plus la pierre de ta nudité, chaton de cette bague tournée vers toi.

De l’arabesque qui fermait les lieux d’ivresse, la ronce douce, squelette de ton pouce et tous ces signes précurseurs de l’incendie animal qui dévorera en un clin de retour de flamme ta grâce de la Sainte-Claire.

Dans les lieux d’ivresse, la bourrasque de palmes et de vin noir fait rage. Les figures dentelées du jugement d’hier conservent aux journées leurs heures entr’ouvertes. Es-tu sûre, héroïne aux sens de phare, d’avoir vaincu la miséricorde et l’ombre, ces deux soeurs lavandières, prenons-les à la gorge, elles ne sont pas jolies et pour ce que nous voulons en faire, le monde se détachera bien assez vite de leur crinière peignant l’encens sur le bord des fontaines.

*

Sans la menace rouge d’une épée, défaisant sa chevelure qui guide des baisers, qui montre à quel endroit le baiser se repose, elle rit. L’ennui, sur son épaule, s’est endormi. L’ennui ne s’ennuie qu’avec elle qui rit, la téméraire, et d’un rire insensé, d’un rire de fin du jour semant sous tous les ponts des soleils rouges, des lunes bleues, fleurs fanées d’un bouquet désenchanté. Elle est comme une grande voiture de blé et ses mains germent et nous tirent la langue. Les routes qu’elle traîne derrière elle sont ses animaux domestiques et ses pas majestueux leur ferment les yeux.

*

Grandes conspiratrices, routes sans destinée, croisant l’x de mes pas hésitants, nattes gonflées de pierres ou de neige, puits légers dans l’espace, rayons de la roue des voyages, routes de brises et d’orages, routes viriles dans les champs humides, routes féminines dans les villes, ficelles d’une toupie folle, l’homme, à vous fréquenter, perd son chemin et cette vertu qui le condamne aux buts. Il dénoue sa présence, il abdique son image et rêve que les étoiles vont se guider sur lui.

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Comment ne pas penser à l’amour quand on regarde une coutellerie ?

CLARA WALLIN

L’amour, c’est la contradiction qui apparaît dans le réel.

LOUIS ARAGON

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LES PARASITES VOYAGENT *

* Extrait de MORT AUX VACHES ET AU CHAMP D’HONNEUR, roman.

Voilà comment cela s’est passé :

" J’avais reçu un ferreux (1) sur le rond (2) et je glissais dans le blanc (3), lorsque je sentis qu’on me serrait les tiges (4).

(1) Ferreux : éclat d’obus.

(2) Rond : tête.

(3) Glisser dans le blanc : s’évanouir.

(4) Serrer les tiges : Prendre par les membres.

Je pensais : " Ça devient sec ! " (5) mais j’étais trop loin pour m’exprimer (6). Quand il y eut de l’air (7) je me trouvais avec les voletants (8) à au moins quinze pipes (9) au-dessus des crottes (10) ; mais tu sais, je n’ai jamais aimé jouer avec la fumée (11) ; je ne souhaitais qu’une chose : me retrouver sur les crottes. Je me dis : " Ce n’est pas sourd (12), je n’ai qu’à me couler le long des poussants (13). " Mais de le dire, était autre chose que de le faire. Lorsque je voulus essayer, je vis que les poussants et moi ça ne faisait qu’un. Ce n’est pas drôle de se savoir tout d’un coup un employé du noir (14) étant donné surtout qu’il n’y avait pas de raison pour que cela se terminât. J’essayais encore une fois de quitter le poussant, mais c’était du vent (15) !

(5) Ça devient sec : ça tourne mal.

(6) Être trop loin pour s’exprimer : être trop étourdi pour se défendre.

(7) Quand il y eut de l’air : quand je revins à moi.

(8) Les voletants : les oiseaux.

(9) Pipe : mètre.

(10) Crottes : sol.

(11) Jouer avec la fumée : se trouver en l’air dans une position instable.

(12) Sourd : difficile.

(13) Se couler le long des poussants : se glisser le long des branches, ou d’un arbre

(14) Être employé du noir : être les feuilles qui font de l’ombre.

(15) Vent : impossible.

J’étais poussant et bien poussant. Je sentais le cogneur (16) qui s’affolait dans ma valise (17). Je croyais que j’en étais à la dernière ligne de mon chapitre (18), je me mordais (19) : un bavard (20) se posa sur mon occ (21), roula sur mon cornu (22), de là sur ma valise, descendit sur mon percot (23) et me brûla une tige.

(16) Cogneur : coeur.

(17) Valise : poitrine.

(18) La dernière ligne de mon chapitre : les derniers instants que j’avais à vivre.

(19) Se mordre : se tromper.

(20) Bavard : bouche.

(21) Occ : front.

(22) Cornu : nez.

(23) Percot : ventre.

Je gueulais comme une sirène, sans me rendre compte que, depuis que ma tige était brûlée, je n’étais plus fixé au poussant. Je fis un bol (24) et tombai sur un éclai (25) qui, au lieu d’être écrasé, s’enfonça dans ma valise. Ce n’était pas de l’amour (1) ! Lui, surtout, éclairait (2) et je ne savais pas comment faire pour qu’il parmint (3).

(24) Bol : mouvement.

(25) Eclai : chat.

(1) Ce n’était pas de l’amour : ce n’était pas agréable.

(2) Eclater : être furieux.

(3) Parmenir : s’en aller rapidement.

J’eus un coup (4) – et il fallait que je fusse vraiment trouc (5) pour n’avoir pas pensé à cela plus tôt. Je me mis à faire des fleurs (6) et après quelques grosses tulipes (7) le rond de l’éclai apparut hors de mon piston (8). Et il chantait, il chantait, c’était pire que la Chenal.

(4) Coup : idée.

(5) Trouc : bête.

(6) Faire des fleurs : excréter.

(7) Tulipe : Excrément.

(8) Piston : anus.

Je tirais sur le rond de l’éclai, et après une dizaine de râles (9) d’efforts, je réussis à me débarrasser de l’éclai. Libre, il n’eut rien de plus pressé que de jouer la sève (10). Quant à moi, j’étais dans les bois flottants (11) et cependant je prends le vieux (12) à témoin que je n’avais rien dans la blague (13) depuis deux sets (14). J’avais des tiges d’air (15), sans doute parce que je n’avais rien saqué (16) depuis long-temps, et au bout de dix pipes, je fondis (17) et ne tardai pas à me balancer (18). Je retournai à l’air (19) en sentant des fraises (20) me tomber sur le rond.

(9) Râle : minute.

(10) Jouer la sève : s’enfuir.

(11) Etre dans les bois flottants : être ivre.

(12) Vieux : Dieu.

(13) La blague : l’estomac.

(14) Set : jour.

(15) Avoir les tiges d’air : flageoler sur ses jambes.

(16) Saquer : manger.

(17) Fondre : tomber, s’effondrer.

(18) Se balancer : dormir.

(19) Retourner à l’air : se réveiller.

(20) Fraises : grosses gouttes de pluie.

Bon Dieu, voilà la décharge (21) !

(21) Décharge : averse.

Cette claque (22) eut un effet magique, et le brûleur (23) reparut. Il pouvait être salé (24) et, comme nous étions en été, le brûleur aurait dû se trouver au-dessus de moi. Il était à ma gauche et il se rapprochait de moi à toute vitesse. Cinq ou six râles plus tard, il était entre mes jambes et mon radis (25) était prêt.

(22) Claque : parole.

(23) Brûleur : soleil.

(24) Salé : midi.

(25) Radis : sexe.

Ah ! Quelle douceur mon pope (26) ! C’était comme une mince (27) nouvelle et tout minçait (28) en moi. Jamais je n’aurais douillé (29)

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cela. Et je t’assure, que maintenant, c’est bien fini avec les culottes (1). Tu ne sais pas ! tu ne sais pas !

(26) Pope : ami, camarade.

(27) Mince : danse.

(28) Mincer : danser

(29) Douiller : imaginer.

(1) Culotte : femme.

Après cela, le brûleur disparut dans un poussant.

Je sentais que j’étais gallé (2) mince, et je minçais seul, pendant des pailles (3) et des pailles. Je partis vers le brûleur qui était retourné à sa place dans le chapeau (4), mais au bout de quelques râles, je sentis que je ne pourrais y arriver, je retombais sur les crottes et m’y enfonçai tout entier, mais c’était chal (5) et cela challai (6) de plus en plus.

(2) Galler : devenir.

(3) Paille : heure.

(4) Chapeau : ciel.

(5) Chal : chaleur.

(6) Challer : chauffer.

À la fin, je revins à la surface des crottes, mais je m’aperçus que j’étais gallé cygne, sur un porte-feuilles (7) et j’avais les boucles (8) au vent. Sur les crottes, était un gros doré (9) en pleine misère (1). Il me fit un petit signe du plat (2) et me cria :

(7) Porte-feuilles : étang couvert de nénuphars.

(8) Boucles : plumes.

(9) Gros doré : général.

(1) En pleine misère : en grande tenue.

(2) Le plat : la main.

Hé ! Lohengrin ! Avance au ralliement !

Ta gueule, lui répondis-je, et je l’accommodai de mon mieux (3).

(3) Accommoder : injurier.

Je suis le général Pau, entends-tu. Tu seras fusillé. Mauvais Français, traître !

Ta gueule, tu fais pousser le caca.

Injures à un officier… Ah ! mon gaillard, c’est le conseil de guerre et les travaux publics ! Ah, mon gaillard !

J’accourus vers lui et lui pointai (4) sur les tiges. Il glissa dans le blanc, galla cygne, et moi gros doré. C’était mon tour : je le saisis par le tuyau (5) et crac ! il était noir (6)…

(4) Pointer : donner un coup de bec.

(5) Tuyau : cou.

(6) Noir : mort.

Je changeai de lueur (7) et crossai (8)

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longtemps : cinq pailles au moins. Je venais de traverser une pousserie (1) et je longeais une mouille (2) lorsque d’un vieux poussant, noir depuis des pattes (3), sortit l’éclai dont j’avais eu tant de peine à me débarrasser. Il se leva droit sur ses tiges arrière et me dit :

(7) Changer de lueur : quitter un endroit.

(8) Crosser : marcher.

(1) Pousserie : forêt, bois.

(2) Mouille : rivière.

(3) Pattes : années.

MARINE

MAN RAY

J’ai connu une petite Japonaise qui portait des griffes au bout des seins. Cette Japonaise était une petite vicieuse. Elle avait une cage pleine d’oiseaux, dans laquelle se trouvaient deux boules creuses d’égale grosseur composées d’une feuille extrêmement mince de laiton. L’une était aboslument vide et dans l’autre se trouvait une boule pleine moins grosse de quelques centimètres. La petite Japonaise appelait cette dernière le mâle. Quand elle tenait dans sa main les deux boules l’une à côté de l’autre, elle éprouvait une sorte de frémissement qui durait longtemps et se renouvelait au moindre mouvement.

Ce petit frémissement, cette secousse légère mais longtemps continuée, faisait ses délices. Elle introduisait d’abord la boule vide dans son vagin et la mettait en contact avec le col de la matrice, puis elle introduisait l’autre boule. Alors, le plus léger mouvement des cuisses, du bassin, ou même la plus légère érection des parties internes de la génération déterminaient une titillation voluptueuse qui se prolongeait à volonté.

Eh bien, le croiriez-vous, je ne pouvais la voir faire cela sans me sentir un irrésistible désir de dévorer un canari.

Bonjour, Monsieur. "

" Et il partit, me laissant une énorme boussole sur le rond. "

" Qu’est-ce que cela signifie ? pensai-je. Sûremert cet éclai est tur (4) et j’allai grouter (5) lorsque du haut d’un poussant un veux-tu (6) fondit de poussette (7) en poussette et vint se placer sur le nord de ma boussole. L’aiguille aimantée qui était dirigée sur le pays de chal (8) se détourna brusquement et resta caque (9) sur le nord.

(4) Tur : feu.

(5) Grouter : S’en aller

(6) Veux-tu : oeil

(7) Poussette : branches

(8) Le pays de chal : le sud.

(9) Caque : immobile.

Fadré (10), fis-je en moi-même, qu’est-ce qui se passe ?

(10) Fadré : exclamation exprimant l’inquiétude.

Ce n’était cependant pas sourd à piler (11) : mon rond était gallé boussole, ou plutôt la boussole et mon rond s’étaient si bien réunis qu’ils ne faisaient plus qu’un. J’étais bien toûtu (12). Tu vois quelle descente (1) j’aurais eu sur les boulevards avec un rond semblable : les roubes (2) m’auraient enchiné (3), ils auraient dit que j’étais tur.

(11) Sourd à piler : difficile à comprendre.

(12) Toûtu : ennuyé, inquiet.

(1) Descente : allure.

(2) Roubes : agents.

(3) Enchiner : arrêter.

Donc j’étais bien toûtu. C’est alors que j’eus le coup de me décaler (4). Pour un coup c’était un coup et je m’en félicitai aussitôt. J’étais à peine décalé que je me trouvais au volant d’un taxi arrêté sur La Toile (5). Je n’y pilais plus rien et je roussais (6) autour de moi comme si j’étais tur. Les sipes (7) me roussaient et paraissaient se demander ce que je faisais là et pourquoi j’avais l’air aussi tur. Finalement j’en pris mon parti. J’embrayai et démarrai à toute allure, dans la direction de la Porte Maillot. Je n’avais pas fait cent pipes que je m’aperçus que la route était barrée.

(4) Décaler : déshabiller.

(5) La Toile : la place de l’Etoile.

(6) Rousser : regarder.

(7) Sipes : gens.

Un troupeau de pules (8) s’avançait sortant d’une coque (9) située sur la droite de l’avenue de la Grande-Armée, traversait cette avenue au grand galop, rentrait dans une coque de l’autre côté, ressortait par une large (10) du premier étage et, montant sur le dos de leurs popes (11), qui arrivaient en sens inverse, retournait dans la coque du côté droit de l’avenue, pénétrait par une large du premier étage, en ressortait par une large du deuxième, de nouveau traversait l’avenue sur le dos de leurs popes, pénétrait dans la coque du côté gauche de l’avenue et ainsi de suite, en sorte que l’avenue était complètement barrée.

(8) Pules : chevaux.

(9) Coque : maison.

(10) Large : fenêtre.

(11) Popes : ami, camarade, congénère.

J’étais ponné (12) : Comment faire pour continuer mon chemin ? Il ne fallait pas songer à passer par-dessus ce troupeau de pules, ils étaient trop nombreux et formaient une muraille infranchissable. J’eus un coup héroïque – ou de génie, comme tu voudras. Je reculai d’une centaine de pipes, je démarrai en troisième, puis poussant la pédale de l’accélérateur, je donnai tous les gaz et arrivai sur l’obstacle de toute la vitesse de mes douze pules.

(12) Etre ponné : être indécis.

Je passai à travers sans accident. Quand je dis sans accident, je parle pour l’escalope (13), car je tuai deux pules, et j’avais à peine franchi la muraille, qu’une détonation effroyable retentissait, faisant trembler les crottes et secouant les coques comme des châteaux de cartes.

(13) L’escalope : moi.

Je me retournai, il n’y avait plus un seul pule. À leur place, se trouvait un étang rempli de mercure, mais le plus étrange, était que l’arc

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de triomphe avait disparu. Au-dessus de son emplacement, se trouvait le S. I. (1) tenant une casserole à la main, dans laquelle il cillait (2) en disant : " Je suis le docteur Voronoff, écoutez-moi bien ! " Et il se mit à raconter cette petite histoire que je trouve stupide :

(1) S. I. : soldat inconnu

(2) Ciller : uriner.

Avec les têtes on peut faire de superbes fourrures imitant le lophophore.

Mais, ce sont surtout les jardiniers qui les emploient, non seulement comme réservoirs, mais pour la culture intensive.

On peut, dans les louves, trouver de quoi se fabriquer un mobilier rustique.

Le fond donne le fond, les fèves le dossier et les pieds et la messe ainsi faite, a l’air d’un meuble en bois courbé.

Avec deux fonds et trois manches on a un petit guéridon à la fois élégant et rustique ; de la même manière on construit de très jolies étrangères. Des tonnelles et des kiosques se montent en utilisant les cercles que l’on recouvre de soie sur laquelle on sème des graines !

Enfin, les vieux, coupés en deux, sont utilisés pour prendre des bains par ceux qui n’ont pas de baignoires. "

" Après ces claques, il vida sa casserolle pleine de cille (1) sur la tête d’un roube qui se trouvait au-dessous de lui et dans lequel je reconnus le général Joffre, le vainqueur de la Marne, comme on dit. (Et moi, donc ?) On ne peut pas dire que ce n’était pas drôle : Ah, ce qu’on fabaille (2) quand on est en République.

(1) Cille : urine.

(2) Fabailler : rigoler.

Je repartis à toute vitesse. C’est alors que je te rencontrai, dans la pousserie de Boulogne, craquant (3) avec une culotte qui criait : " Oh ! les bons champignonsgnongnons ! "

(3) Craquer : faire l’amour.

– Et voilà ! Qu’est-ce que tu penses de cela ?

Je pense qu’on pourrait gratter le sel (4) et passer nos vacances à Deauville.

(4) Gratter le sel : prendre le train sans billet.

Tu as raison, groutons à Deauville. "

BENJAMIN PÉRET

LE CHASSEUR

JOAN MIRÔ

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LA BAIE DE LA FAIM

Navire en bois d’ébène parti pour le Pôle nord, voici que la mort se présente sous la forme d’une baie circulaire et glaciale, sans pingouins, sans phoques, sans ours. Je sais quelle est l’agonie d’un navire pris dans la banquise, je connais le râle froid et la mort pharaonique des explorateurs arctiques et antarctiques, avec les anges rouges et verts et le scorbut et la peau brûlée par le froid. D’une capitale d’Europe, un journal emporté par un vent du sud monte rapidement vers le pôle en grandissant et ses deux feuilles sont les deux grandes ailes funèbres.

ON EST SANS NOUVELLES DE LA MISSION ALBERT…

………………..

ON PART À LA RECHERCHE DE LA MISSION…

………………..

DES PECHEURS DE BALEINES ONT DÉCOUVERT…

………………..

Et je n’oublie pas les télégrammes de condoléances, ni la stupide anecdote du drapeau national fiché dans la glace, ni le retour des corps sur des prolonges d’artillerie.

Stupide évocation de la vie libre des déserts : Qu’ils soient de glace ou de porphyre, sur le navire ou dans le wagon, perdus dans la foule ou dans l’espace, cette sentimentale image du désordre universel ne me touche pas.

Ses lèvres font monter les larmes à mes yeux. Elle est là. Sa parole frappe mes tempes de ses marteaux redoutables. Ses cuisses que j’imagine ont des appels spontanés vers la marche. Je t’aime et tu feins de m’ignorer. Je veux croire que tu feins de m’ignorer ou plutôt non, ta mimique est pleine d’allusions. La phrase la plus banale a des sous-entendus émouvants quand c’est toi qui m’adresse la parole.

Tu m’as dit que tu étais triste. L’aurais-tu dit à un indifférent ? Tu m’as dit le mot " amour ". Comment n’aurais-tu pas remarqué mon émoi ? Comment n’aurais-tu pas voulu le provoquer ?

Ou si tu m’ignores, c’est qu’il est mal imprimé, ce calendrier, toi, dont la présence ne m’est pas même nécessaire. Tes photographies sur mes murs et dans mon coeur les souvenirs aigus que j’ai gardé de mes rencontres avec toi ne jouent qu’un bien piètre rôle dans mon amour. Tu es, toi, grande en mon rêve, présente toujours, seule en scène et pourtant tu n’es pourvue d’aucun rôle.

Tu passes rarement sur mon chemin. Je suis à l’âge où l’on commence à regarder ses doigts maigris et où la jeunesse est si pleine, si réelle qu’elle ne va pas tarder à se flétrir. Tes lèvres font monter des larmes à mes yeux ; tu couches toute nue dans mon cerveau et je n’ose plus dormir.

Et puis j’en ai assez, vois-tu, de parler de toi à haute voix.

Le corsaire Sanglot poursuit sa route loin de nos secrets dans la cité dépeuplée. Il arrive, car tout arrive, devant un bâtiment neuf, l’Asile d’aliénés. Pénétrer ne fut pour lui qu’une formalité. Le concierge le conduisit à un secrétaire. Son nom, son âge et ses désirs inscrits, il prit possession d’une coquette cellule peinte en rouge vif.

Dès qu’il eut passé la dernière porte de l’asile, les personnages multiples du génie vinrent à lui :

" Entrez, entrez, mon fils, dans ce lieu réservé aux âmes mortifiées, et que le tendre spectacle de la retraite prépare votre orgueil à la gloire prochaine que lui réserve le Seigneur dans son paradis de satin et de sucre. Loin des vains bruits du monde, admirez avec patience les spectacles contradictoires que la divinité absolue impose à vos méditations et, plutôt que vous absorber à définir la plastique de Dieu, laissez-vous pénétrer par son atmosphère victorieuse des miasmes légers mais nombreux de la société ; que la saveur même du Seigneur émeuve votre bouche destinée au jeûne, à la prophétie et à la communion avec le dispensateur de tout, que vos yeux éblouis perdent jusqu’au souvenir des objets matériels pour contempler les rayons flamboyants de sa foi, que votre main sente le frôlement distinct des ailes archangéliques, que votre oreille écoute les voix mystérieuses et révélatrices. Et si ces conseils vous semblent entachés d’une satanique sensualité, rappelez-vous qu’il est faux que les sens appartiennent à la matière. Ils appartiennent à l’esprit, ils ne servent que lui et c’est par eux que vous pouvez espérer l’extase finale. Pénètre en toi-même et reconnais l’excellence des ordres de la sensualité. Jamais ils ne tentèrent autre chose que fixer l’immatériel ; en dépit des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des parfumeurs, des cuisiniers, ils ne visent qu’à l’abstrait le plus absolu. C’est que chacun de ces artistes ne s’adresse qu’à un sens alors qu’il convient, pour avoir accès aux suprêmes félicités, de les cultiver tous. Le Matérialiste est celui qui prétend les abolir, ces sens admirables. Il se prive ainsi du secours efficace de l’idée car il n’est pas d’idées abstraites. L’idée est concrète, chacune d’elles, une fois émise, correspond à une création à un point quelconque de l’absolu. Privé de sens, l’ascète immonde n’est plus qu’un squelette avec de la chair autour. Celui-là et ses pareils sont voués aux ossuaires inviolables. Cultivez donc vos sens, soit pour la félicité suprême, soit pour la suprême tourmente, toutes deux enviables puisque suprême et à votre disposition. "

Ainsi parla un pseudo-Lacordaire.

Et prouvez-moi, s’il vous plaît, que ce n’était

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pas le vrai ? Il était deux heures de l’après-midi. Le soleil s’entr’ouvrit et une pluie de boussoles s’abattit sur la terre : de magnifiques boussoles de nickel indiquant toutes le même nord…

Le même nord où la mission Albert agonise maintenant parmi les cristaux. Des années plus tard, des pêcheurs des îles de la Sonde recueillent un tonneau, vestige de l’expédition, un tonneau blanc de sel et odorant. L’un des pêcheurs sent grandir en lui l’attrait du mystère. Il part pour Paris. Il entre au service d’un club spécial.

JEUNES FILLES DANSANT DEVANT UNE FENETRE

PICASSO 1925

La pluie de boussoles cesse peu à peu sur l’asile. En place d’arc-en-ciel surgit Jeanne d’Arc-en-ciel. Elle revient pour déjouer les manoeuvres d’une faction réactionnaire. Toute armée, sortie des manuels tendancieux, Jeanne d’Arc vient combattre Jeanne d’Arc-en-ciel. Celle-ci, pure héroïne vouée à la guerre par sadisme, appelle à son secours les multiples Théroigne de Méricourt, les terroristes russes en robe fourreau de satin noir, les criminelles passionnées. La pêcheuse de perles voit grandir les yeux des hommes qui l’écoutent. Enivrée elle se prend à son propre jeu. Son amant dans une barque participe du même rêve.

Alors la pêcheuse tirant un revolver de son corsage, là où les faibles mettent des billets d’amour : " Je t’adore, ô mon amant ! et voici

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qu’aujourd’hui, jour choisi par moi seule à cette minute précise, je t’offre la blessure béante de mon sexe et celle sanglante de mon coeur ! " Elle dit et pressant son arme sur son sein, la voilà qui tombe tandis qu’une petite fumée bleue s’élève à la suite d’une détonation.

La salle se vide en silence. Sur une femme admirable un homme en frac recueille de sa bouche encore un baiser sur la bouche. Jeanne d’Arc-en-ciel, le sein nu et chevauchant un cheval blanc sans selle, parcourt Paris. Et voici que les pétards de dynamite détruisent la stupide effigie en cuivre à casserole de la rue des Pyramides, celle de la place saint Augustin et l’église (une de moins !) par surcroît.

Jeanne d’Arc-en-ciel, triomphant enfin de la calomnie, est rendue à l’amour. La mission Albert avec ses mâts surmontés d’un oriflamme est maintenant au centre d’une pyramide de glace. Un sphinx de glace surgit et complète le paysage. De la brûlante Egypte au pôle irrésistible un courant miraculeux s’établit. Le sphinx des glaces parle au sphinx des sables

Sphinx des glaces. – Qu’il surgisse le Bonaparte lyrique ! Du sommet de ma pyramide quarante époques géologiques contemplent non pas une poignée de conquérants, mais le monde. Les bateaux à voiles ou à cheminées, jolis chameaux, voguèrent vers moi sans m’atteindre et je m’obstine à contempler dans les quatre faces parfaitement polies du monument translucide la décomposition prismatique des aurores boréales.

Sphinx des sables. – Et voici que les temps approchent ! On soupçonne déjà l’existence d’une Egypte polaire avec ses pharaons portant au cimier de leur casque non pas le scarabée des sables, mais l’esturgeon. Du fond de la nuit de six mois, une Isis blonde surgit, érigée sur un ours blanc. Les baleines luisantes détruiront d’un coup de queue le berceau flottant des Moïses esquimaux. Les colosses de Memnon appellent les colosses de Memoui. Les crocodiles se transforment en phoques. Avant peu les révélations sacrées traceront de grands signes algébriques pour relier les étoiles entre elles.

Sphinx des glaces. – Maux pour le corps, mots pour la pensée ! L’énigme polaire que je propose aux aventureux n’est pas un remède. Chaque énigme a vingt solutions ! Les mots disent indifféremment le pour et le contre. Là n’est pas encore la possibilité d’entrevoir l’absolu.

La pêcheuse de perles toute sanglante, et n’ai-je pas voulu la tuer, mais elle survit à cet attentat moral. La toute sanglante pêcheuse voit entrer dans la salle Jeanne d’Arc-en-ciel sa soeur. Sur les socles inutiles de la Jeanne de Lorraine de gigantesques pieuvres de charbon de terre s’érigent. Les animeurs viendront y déposer des couronnes et une petite lampe Davis qui brûlera nuit et jour en mémoire du sexe poilu de la véritable aventurière.

Corsaire Sanglot que j’avais oublié dans la coquette cellule, s’endort.

Un ange d’ébène s’installe à son chevet, éteint l’électricité et ouvre la grammaire du rêve.

Lacordaire parle :

" De même qu’en 1789 la monarchie absolue fut renversée, il faut en 1925 abattre la divinité absolue. Il y a quelque chose de plus fort que Dieu. Il faut rédiger la Déclaration des droits de l’âme, il faut libérer l’esprit, non pas en le soumettant à la matière mais en lui soumettant à jamais la matière ! "

Jeanne d’Arc-en-ciel, en marche depuis des années, arrive devant le sphinx des glaces avec, sous le bras, LE VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE.

Elle demande à résoudre l’énigme.

Enigme

Qu’est-ce qui monte plus haut que le soleil et descend plus bas que le feu, qui est plus liquide que le vent et plus dur que le granit ?

Sans réfléchir, Jeanne d’Arc-en ciel répond :

Une bouteille.

Et pourquoi ? demande le sphinx.

Parce que je le veux.

C’est bien, tu peux passer, Oedipe idée et peau. Dieu à pied.

Elle passe. Un trappeur vient à elle, chargé de peaux de loutres. Il lui demande si elle connaît Mathilde, mais elle ne la connaît pas. Il lui donne un pigeon-voyageur et tous deux poursuivent des chemins contradictoires.

Dans le laboratoire des idées célestes un pseudo-Salomon de Caus met la dernière main aux épures du mouvement perpétuel. Son système basé sur le jeu des marées et sur celui du soleil occupe quarante-huit feuilles de papier canson. À l’heure où ces lignes sont écrites l’inventeur est fort occupé à couvrir la quarante-huitième feuille de petits drapeaux triangulaires et d’étoiles asymétriques. Le résultat ne se fera pas attendre.

Comme la onzième heure s’approche toute grésillante du bouillon des alchimistes, un petit bruit se fait entendre à la fenêtre. Elle s’ouvre. La nuit pénètre dans le laboratoire sous l’aspect d’une femme nue et pâle sous un large manteau d’astrakan. Ses cheveux blonds et coupés font une lueur vaporeuse autour de son visage fin. Elle pose la main sur le front de l’ingénieur et celui-ci sent couler une mystérieuse fontaine sous la muraille de ses tempes tourmentées par les migraines.

Pour calmer ces migraines, il faudrait une migration d’albatros et de faisans. Ils passeraient

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une heure durant sur le pays d’alentour puis s’abattraient dans la fontaine.

Mais la migration ne s’accomplit pas. La fontaine coule régulièrement.

La nuit s’en va abandonnant sur le lit individuel un bouquet de nénuphars. Au matin le gardien voit le bouquet. Il questionne le fou qui ne répond pas et, dès lors, aux bras de la camisole de force, le malheureux ne sortira plus de sa cellule.

Au petit jour, Corsaire Sanglot a déjà quitté ces lieux dérisoires.

Jeanne d’Arc-en-ciel, la pêcheuse de perles, Louise Lame se retrouvent dans un salon. Par la fenêtre on voit la tour Eiffel s’ériger en gris sur un ciel de cendres. Sur un bureau d’acajou un presse-papier de bronze en forme de sphinx voisine avec une boule de verre parfaitement blanc.

Que faire quand on est trois ? Se déshabiller. Voici que la robe de la pêcheuse tombée d’un coup la révèle en chemise. Une chemise courte et blanche laissant voir les seins et les cuisses. Elle s’étire en bâillant cependant que Louise Lame dégrafe minutieusement son costume tailleur. La lenteur de l’opération rend plus énervant le spectacle, un sein jaillit puis disparaît. La voici nue elle aussi. Quant à Jeanne, elle a depuis longtemps lacéré son corsage et arraché ses bas.

Toutes trois se mirent dans une psyché et la nuit couleur de braises vives les enveloppe dans des reflets de réverbères et masque leur étreinte sur le canapé. Leur groupe n’est plus qu’éclaircies blanches dues aux gestes brusques et masse mouvante animée d’une respiration unique

Corsaire Sanglot passe sous la fenêtre. Il la regarde distraitement comme il a regardé d’autres fenêtres. Il se demande où trouver ses trois compagnes et continue sa promenade. Son ombre projetée par un phare d’automobile tourne au plafond du salon comme une aiguille de montre. Un instant les trois femmes la contemplent. Longtemps après sa disparition, elles se demandent encore la raison de l’inquiétude qui les tourmente. L’une d’elle prononce le nom du corsaire.

" Où est il à cette heure ? mort peut-être ? " Et jusqu’au soir elles rêvent au coin du feu.

La mission Albert a été découverte par des pêcheurs de baleines. Le bateau emprisonné dans les glaces ne recélait plus que des cadavres. Un drapeau fiché dans la banquise témoignait de l’effort des malheureux navigateurs. Leurs restes seront ramenés à Oslo (anciennement Christiania). Les honneurs seront rendus par deux croiseurs. Une compagnie de marins veillera leurs dépouilles jusqu’à l’arrivée du cuirassé qui les emportera en France.

L’Asile d’aliénés, blanc sous le soleil levant, avec ses hautes murailles dépassées par des arbres calmes et maigres, ressemble au tombeau du roi Mausole. Et voici que les sept merveilles du monde paraissent. Elles sont envoyées du fond des âges aux fous victimes de l’arbitraire humain.

Voici le colosse de Rhodes. L’Asile n’arrive pas à ses chevilles. Il se tient debout, au-dessus, les jambes écartées. Le phare d’Alexandrie, en redingote, se met à toutes les fenêtres. De grands rayons rouges balayent la ville déserte, déserte en dépit des tramways, de trois millions d’habitants et d’une police bien organisée. D’une caserne la diane surgit sonore et cruelle, tandis que le croissant allégorique de la lune achève de se dissoudre à ras de l’horizon.

Les jardins du Champ-de-Mars sont parcourus par un vieillard puissant, au front vaste, aux yeux sévères. Il se dirige vers la pyramide ajourée de la tour. Il monte. Le gardien voit le vieillard s’absorber dans une méditation profonde. Il le laisse seul. Le vieillard alors enjambe la balustrade, se jette dans le vide et le reste ne nous intéresse pas.

Il y a des instants de la vie où la raison de nos actes nous apparaît avec toute sa fragilité.

Je respire, je regarde, je n’arrive pas à assigner à mes réflexions un champ clos. Elles s’obstinent à tracer des sillons entrecroisés. Comment voulez-vous que le blé, préoccupation principale, des gens que je méprise, puisse y germer.

Mais le corsaire Sanglot, la chanteuse de Musichall, Louise Lame, les explorateurs polaires et les fous, réunis par inadvertance dans la plaine aride d’un manuscrit, hisseront en vain au haut des mâts blancs les pavillons noirs annonciateurs de peste s’ils n’ont auparavant, fantômes jaillis de la nuit profonde de l’encrier, abandonné les préoccupations chères à celui qui de cette nuit liquide et parfaite ne fit jamais autre chose que des taches à ses doigts, taches propres à l’apposition d’empreintes digitales sur les murs ripolinés du rêve et, par là, capables d’induire en erreur les séraphins ridicules de la déduction logique, persuadés que seul un esprit familier des majestueuses ténèbres a pu laisser une trace tangible de sa nature indécise en s’enfuyant à l’approche d’un danger comme le jour ou le réveil, et loin de penser que le travail du comptable et celui du poète laissent finalement les mêmes stigmates sur le papier et que seul l’oeil perspicace des aventuriers de la pensée est capable de faire la différence entre les lignes sans mystère du premier et le grimoire prophétique et, peut-être à son insu, divin du second, car les pestes redoutables ne sont que tempêtes de coeurs entre-choqués qu’il convient d’affronter avec des ambitions individuelles et un esprit dégagé du stupide espoir de transformer en miroir le papier par une écriture magique et efficace.

ROBERT DESNOS

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GLOSSAIRE : J’Y SERRE MES GLOSES

(Suite) *

* Voir le n° 3 de la R. S.

A

AGONIE – je divague, j’affirme et je nie tour à tour, honni par l’âge qui m’est une dague.

APPARENCE – forme happée par la présence.

ARMURE – ramure de larmes pétrifiées.

ARTERES – lézardes et cratères.

AVENTURE – les mâtures aveugles sont avides de vent.

B

BALANCE – la mienne recense la substance verbale.

BLANC – plan pur : ni long ni large, ni rapide ni lent.

BLEU – le blé des lueurs d’aiguille que le ciel passe au crible.

BOLIDES – balles solides qui lapident les lobes du vide.

BOUCHE – souche du goût, chemin des mots et du baiser.

BRUN – crin rèche du terrain brut.

C

CADENCE – cartilage du silence.

CERVEAU – cercueil de verre, sans renouveau.

CRÉATURES – gréement de la nature.

CRIME – une mine de cris.

CROUPE – coupe de saveurs, pourriture pour le crâne.

D

DÉPART – je me sépare, dé de hasard.

E

ÉCHINE – échelle de signes, plus douce qu’un col de cygne.

EMMERDANT – le mal de mer et le mal de dents.

ÉPAULES – pôles des ailes disparues.

F

FIRMAMENT – firme menteuse des aigles.

FLANC – blanc, il s’élance comme une flamme.

G

GENOUX – engrenages ou verrous.

GORGE – (les 2 g se recourbent et figurent deux seins ; l’or du centre est leur gage).

H

HANCHE – hache des sens qui doucement tranche.

I

INCENDIE – le sang, les sens : indices de cendre.

INTERVALLE – val aux terres invisibles.

J

JAMBES – hampe des jeux cambrés par l’ambre.

JARRET – jarre des bonds en arrêt.

JAUNE – aube du jeûne, de l’argile et des nuages.

L

LEVRES – on les lit comme des livres.

M

MAUVE – couleur des mots suaves que l’amour sauve des ruses.

MÉLANCOLIE – collier de lances qui me lie.

MORAINES – marraines des glaciers, leurs reines mortes.

N

NÉBULEUSES – bulles nées couveuses de lueurs.

NOIR – le soir, le roi, le nord, noyés par le néant.

NOMBRIL – au creux d’une île l’ombre se noue.

NOURRITURE – sourd noeud rituel des créatures.

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O

OLIVE – couleur d’yeux, d’oeufs livides.

ORAGE – âge d’or des eaux.

ORANGÉ – l’aurore des anges ; – mes os y ont nagé.

OREILLES – à leur treille s’enroule l’orbe des sons.

P

PARABOLE – parcours instable des paroles.

PASSION – je passe, et je subis désirs, et dérision.

PAUPIERE – sa peau protège la pierre de l’oeil.

PORPHYRE – porche du délire, fissure, pierre de l’amorphe.

POUSSIERE – elle pousse entre les serres de la lumière.

PUTRÉFACTION – trève, fraction, préparant la pureté.

R

ROSE – la chair des choses.

ROUGE – la roue et les orages du sang, dont la rage ronge la peau.

S

SIMILITUDE – (identiques, les 3 I se mêlent et préparent la pierre unie de l’U).

T

TORSE – torche vive, une spire en sort sans traces

U

UNIFORMITÉ – inutile monotonie de la norme figée.

UNITÉ – nudité : nid de l’éternité.

UNIVERSEL – nivelé, par l’hiver de l’espace et du temps confondus.

V

VAL – celui du vol se creuse dans l’air avec des ailes.

VENTRE – il ne s’entr’ouvre qu’à la vie.

VERT – couleur de terre ouverte aux sèves.

VERTEBRES – leur colonne de verre se heurte aux ténèbres.

VIOLET – le voile des ombres, une sépulture violée.

VOCABLE – le câble ou le volcan.

(à suivre.)

MICHEL LEIRIS

MADEMOISELLE DIVINE SAINT-POL-ROUX

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Ce qu’il faut surtout, c’est débarrasser l’art de tout ce qu’il contient de connu jusqu’à présent, tout sujet, toute idée, toute pensée, tout symbole doivent être mis de côté.

***

Il faut que la pensée se détache tellement de tout ce qu’on appelle la logique et le sens, qu’elle s’éloigne tellement de toutes les entraves humaines, de sorte que les choses lui apparaissent sous un aspect nouveau comme illuminées par une constellation brillante pour la première fois.

G. DE CHIRICO (1913)

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NOMENCLATURE

Antonin Artaud – hart des os étreints.

André Breton – prête aux dés l’encre tonne.

André Masson – le son des antres.

Benjamin Péret – le nain aime les jambes de mon père.

Francis Gérard – frange d’assises gisantes.

Giorgio de Chirico – orchidées orgues de l’orgie.

Georges Limbour – limbes des orles et des proues.

Georges Malkine – gorge câline de la mort.

Jacques – André Boiffard – boire hanté par les affres.

Jacques Baron – l’arbre aux fleurons de nacre.

Louis Aragon – l’ouragan.

L’ARMURE

ANDRÉ MASSON.

Max Ernst – nerfs à l’est exacerbés.

Mathias Lübeck – luths et rebecs.

Michel Leiris – le risque des échelles irisées.

Max Morise – horizon masqué.

Marcel Noll – mer d’argent anneau salé.

Paul Eluard – ailes sol éludé.

Pierre Naville – île animale pétrie hier.

Pablo Picasso – équipollence des paraboles astrales.

Pierre Reverdy – hydre épie et rêve.

Philippe Soupault – elfe au souffle d’opium.

René Crevel – les ravins du crâne et du réveil.

Robert Desnos – noces de la haine et des bordels.

Raymond Roussel – la rousseur du monde sourit à tes aisselles.

Roger Vitrac – les arcs ivres t’interrogent.

Roland Tual – lente tuerie rôde, ailes tues.

JACQUES-ANDRÉ BOIFFARD

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CHRONIQUES

Fragments d’une Conférence *

* Faite à Madrid, à la Residencia des Estudiantes (le 18 avril 1925).

Qui sont ces gens ? Qu’ai-je à faire avec eux ? Etrangers je sors du train noir. Il n’y a rien de commun entre vous et moi. Voici que vous êtes devant moi comme l’alcool au fond d’un verre, et je bois le lac de vos regards. Quels chemins, quels signes d’encre, quelles conjonctions d’astres, quels dessins purs dans le ciel transparent, non rien, toute explication serait dérisoire. Ce qui m’accable est d’abord qu’ici je cesse de croire à la toute-puissance de la parole. J’échoue à cette falaise, votre oreille. Vous n’avez pas été pétris avec mes mots, mon langage à peine y avez-vous donné une attention aimable. Mes mots, Messieurs, sont ma réalité. Chaque objet, la lumière, et vous-mêmes, vos corps, seul le nom que je donne à ce glissant aspect de l’idée l’éveille en moi à cette vie véritable, que les mêmes sons ne suscitent point en vous. Je perds auprès de vous le vrai de ce pouvoir, qui fait en même temps qu’on m’appelle auprès de vous, je perds l’effectif de ma parole, moi qui ai, paraît-il, comme nul autre ce don de la magie, et le goût d’en user. Séduire ! à ce jeu s’est brûlé tout un peu de ma vie. Ce n’était pas un jeu, au reste, c’était ma vie. J’ai connu les voies sonores qui donnent accès dans l’esprit, et s’ouvrent sur le coeur. O fenêtres, il fallait que ma main poussât vos persiennes, et vous me livriez le passage humain. Les femmes de mon pays, de mon pays, remarquez bien, que je déteste, où tout ce qui est français comme moi me révolte à proportion que c’est français, les femmes de mon pays m’ont habitué à croire aux mots que je prononce, et qui inaugurent en elles un miracle où tout mon être prendra part ; et pour mon esprit, sur la route intellectuelle où j’aime à exercer sa tyrannie, l’esprit d’un autre est toujours un peu femme pour mon esprit.

LA RÉVOLUTION LA NUIT

MAX ERNST

Mais vous, hommes d’ailleurs, comment entendriez – vous ce que je vais vous dire ? Tout ce qui pour moi vaut de vivre ou demourir, qu’est-ce pour vous vraiment ? Peut-être un paradoxe. Croyez-moi pourtant, l’homme ne s’exprime point par paradoxes. Il vient des confins d’un cyclone, et ce qu’il a traversé jusqu’à vous, ces montagnes de l’esprit auraient retenu de leurs doigts gigantesques les légères chevelures de nuages, desquelles les bateleurs prennent soin d’orner leurs fronts. Mais vous ne m’entendrez pas, car que sais-je de vous ? de ce qui fut pour vous la douceur du monde, de ce qui vous a retenu, de cette école buissonnière des années où vous avez égaré à la fois vos pas et votre coeur ? Dans les rues ce charme qui vous arrête soudain, ces manières d’une jeune fille, la rondeur d’une taille ou la courbe d’un sein, pour moi qu’y vois-je qui ne soit l’exotisme et sans doute que c’est cette couleur d’opérette, si le hasard vous la sert dans mes phrases, qui

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me vaudra que vous tombiez au lacis de mes mots, dans mes pièges. Un Français, vous me prenez pour un Français. Je me lève pourtant en face de cette idée locale, la bouche débordant d’imprécations, rejetant, rejetant ce qui voudrait me particulariser l’esprit, accuser ma dépendance, ce qui cherche à me définir, et à me fermer des territoires humains. Je ne suis borné que par la bêtise, et si vous me lancez mon pays à la tête, je le désavoue ; il est la bêtise, en tant qu’il sert à me qualifier. J’arrache de moi cette France, qui ne m’a rien donné, que de petites chansons et des vêtements bleus d’assassin.

Aux nouvelles que j’apporte, vous ne trouverez pas de quoi rire. Fini le vaudeville, et je vous prie une seule fois de considérer que je suis le messager d’un grand drame. Je ne suis pas venu pour vous plaire, pour vous faire passer un bon moment, et puis allez donc, le lendemain repart, et c’est encore la veille. Je suis un porteur de germes, un empoisonneur public. Trouvez mauvais, si ça vous chante, le ton insolent qu’il me plaît de prendre pour parler, je ne suis pas de la race des amuseurs et des valets. Je me tiens dans un lieu sinistre de la pensée où la déclamation souveraine est de mise, et honte à qui marcherait sur la traîne du manteau de cour de mes mots. Ni politicien, ni poète : je suis un homme, rare engeance en ce siècle où tous ceux qui s’adonnent aux choses de l’esprit ne sont plus que des toxicomanes, des ivrognes. Je ne m’abaisse pas à parler aux gens, il m’arrive de penser devant eux. Je ne cherche ni la discussion, ni la flagornerie. Je préfère les injures au goût bâtard qu’on prend parfois à mes syllabes chantantes. Je ne vous entends pas, vous autres. Au bord de ce torrent sous les eaux écumeuses, je regarde s’enfuir l’ombre des oiseaux volant au-dessus des galets. On ne me détachera pas du grand souci métaphysique qui occupe et dévaste en même temps ma vie. Vous aurez beau bayer, vous aurez beau sourire. Je ne peux penser à rien, que je ne sache tout d’abord ce que je fais ici, sous cette forme absurde, et pourquoi ces yeux bleus avec ces cheveux noirs. Que la considération stérile de son destin enfin consume l’homme ! qu’il soit détourné du train de ses jours, du bonheur, et surtout de l’immonde travail.

Je vais dire son fait au travail, ce dieu incontesté qui règne en Occident.

Quand les prostituées aux lueurs finissantes du jour, avec leur petit sac et leur poignant espoir, apparaissent au coin des rues des capitales, quand les prostituées supputant leurs désirs regardent approcher les pardessus des hommes, leurs chapeaux melons et leurs chaînes d’or, pourquoi, o jeunes gens laborieux, et vous femmes que le besoin, ou par exemple la dépréciation internationale de la monnaie de votre pays, n’a pas encore réduits doucement au trottoir, pourquoi le mépris se mêle-t-il à la pitié sur vos lèvres et dans vos songes ? L’homme qui a enfin consenti au travail pour assurer sa vie, l’homme qui a osé sacrifier son attention, tout ce qui demeurait en lui de divin, au désir puéril de continuer à vivre, celui-ci qu’il descende en lui-même, et qu’il reconnaisse ce qu’est au vrai la prostitution. Ah ! banquiers, étudiants, ouvriers, fonctionnaires, domestiques, vous êtes les fellateurs de l’utile, les branleurs de la nécessité. Je ne travaillerai jamais, mes mains sont pures. Insensés, cachez-moi vos paumes, et ces callus intellectuels, dont vous tirez votre fierté. Je maudis la science, cette soeur jumelle du travail. Connaître ! Etes-vous jamais descendus au fond de ce puits noir ? Qu’y avez-vous trouvé, quelle galerie vers le ciel ? Aussi bien je ne vous souhaite qu’un grand coup de grisou qui vous restitue enfin à la paresse qui est la seule patrie de la véritable pensée.

Et quel tour imprévu la pensée humaine vient de prendre dans l’aurore. Des animaux fabuleux se lèvent à l’horizon. Je n’annonce pas le miracle, le miracle est là dans le jour. Voyez : l’homme reconnaît qu’il savait voler, et l’oiseau s’étonne. Désormais qu’importe que la terre soit ronde, nous sommes restitués à l’infini.

Permettez-moi, Messieurs, d’entreprendre la patiente histoire des temps nouveaux, que vous sachiez enfin comment, là où l’Europe meurt aux pieds de l’océan, vient, au milieu des signes de la mort, des invasions, des éclipses et des débordements de marécages, vient d’expirer enfin la vieille ère chrétienne

………………..

Quel tour prend le Surréalisme, où cela mène, ce qui en sort, si j’en suis toujours content, voilà les questions ingénues qu’au printemps de cette année 1925, qui est un éclatement de tant de merveilles, et tout me sollicite vers mille douceurs profuses, vers la dispersion de ma colère et de mon plaisir, voilà les questions ingénues qu’alors ceux qui m’abordent me posent à chaque coup. Hé, Monsieur, êtes-vous content de la poésie ? Alors ça va, les images ? En vérité je vous le dis, incrédules et mendiants, aujourd’hui la pensée est aux pieds des hommes, l’esprit flambe à neuf dans la grande couleur aurorale du vent. C’est quand je vais, c’est quand je viens que tout se mue, et se dénoue. L’ère des métamorphoses est ouverte. Regardez autour de vous, tout est fragile, et tout, si j’étends cette main, va changer. Vous êtes dans une grotte. Vous êtes sur la mer. Chut, entendez-vous les sirènes ? Je ferai jaillir le sang blond des pavés.

Toutefois, si vous me demandez, à moi qui tout en proie à des sentiments extrêmes, et le coeur possédé d’une passion démesurée qui se mesure, et où vous n’avez pas entré, vous autres,

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à moi qui pourrait bien certains jours envoyer promener l’univers, pour un regard qui ne me quitte point, si vous me demandez ce qui marque cette année par laquelle le siècle coud l’un à l’autre ces deux premiers quarts, cette année qu’on a cru célébrer à Paris par une exposition des arts décoratifs qui est une vaste rigolade, je vous dirai que c’est au sein même du surréalisme, et sous son aspect, l’avènement d’un nouvel esprit de révolte, un esprit décidé à s’attaquer à tout. C’est dans l’amour, c’est dans la poésie, que la révolte éternellement prend naissance. Celui qui baigne déjà dans l’infini est prêt, hommes, à renverser vos châteaux de cartes. Et naturellement que s’il y a dans un coin du monde quarante hommes prêts à tout, à sacrifier leur vie pour le bouleversement du monde, et c’est peu que leur vie, et c’est peu que le monde, vous allez rire et trouver dérisoire que des gens qui ne disposent d’aucun pouvoir, qui ne sont rien, sans argent, sans hypocrisie, parlent tout d’un coup de révolution, et prennent au premier pas le ton, et tout l’appareil mental de la Grande Terreur. C’est pourtant ce fait sans précédent dans l’histoire humaine qui vient d’unir ceux qui ne se croyaient que ce seul lien, la poésie, et un certain goût de l’insensé. J’ai vu, et c’est tout ce que j’ai à vous dire, ceux-là que l’attention croissante qui les entourait pouvait capter, et suffisamment divertir, je les ai vus s’arrêter dans leur course, se consulter du regard, et sans égard pour leurs amitiés, leurs affections, instruire le procès de chacun d’entre eux avec une âpre soif de découvrir la plaie cachée en chacun. Ils se sont jetés les uns sur les autres, ils ont confronté les bassesses de leurs âmes, leurs grandeurs. Et maintenant ils se savent purs, quelque chose les joint que rien ne peut rompre. Ils se connaissent, et qu’importe, rieurs, vos narquoises chansons ?

COMPTE RENDU DE L’EXPOSITION DES ARTS DÉCORATIFS

MAN RAY

Je vous annonce l’avènement d’un dictateur : Antonin Artaud est celui qui s’est jeté à la mer. Il assume aujourd’hui la tâche immense d’entraîner quarante hommes qui veulent l’être vers un abîme inconnu, où s’embrase un grand flambeau, qui ne respectera rien, ni vos écoles, ni vos vies, ni vos plus secrètes pensées. Avec lui, nous nous adressons au monde, et chacun sera touché, chacun saura ce qu’il a méprisé de divin, ce qu’il a laissé perdre sous sa forme dans une flaque du soleil, chacun saura son ignominie, et d’abord les grandes puissances intellectuelles, universités, religions, gouvernements, qui se partagent cette terre, et qui dès l’enfance détournent l’homme de soi-même suivant un dessein ténébreusement préétabli. À rien ne sert de nous opposer votre scepticisme. Croyez-vous, oui ou non, à la force infinie de la pensée ? Nous aurons raison de tout. Et d’abord nous ruinerons cette civilisation qui vous est chère, où vous êtes moulés comme des fossiles dans le schiste. Monde occidental, tu es condamné à mort. Nous sommes les défaitistes de l’Europe, prenez garde, ou plutôt non : riez encore. Nous pactiserons avec tous vos ennemis, nous avons déjà signé avec ce démon le Rêve, le parchemin scellé de notre sang et de celui des pavots. Nous nous liguerons avec les grands réservoirs d’irréel. Que l’Orient, votre terreur, enfin, à notre voix réponde. Nous réveillerons partout les germes de la confusion et du malaise. Nous sommes les agitateurs de l’esprit. Toutes les barricades sont bonnes, toutes les entraves à vos bonheurs maudits. Juifs, sortez des ghettos. Qu’on affame le peuple, afin qu’il connaisse enfin le goût du pain de colère ! Bouge, Inde aux mille bras, grand Brahma légendaire. À toi, Egypte. Et que les traficants de drogues se jettent sur nos pays terrifiés. Que l’Amérique au loin croule de ses buildings blancs au milieu des prohibitions absurdes. Soulève-toi, monde. Voyez comme cette terre est sèche, et bonne pour tous les incendies. On dirait de la paille.

Riez bien. Nous sommes ceux-là qui donne ront toujours la main à l’ennemi.

LOUIS ARAGON

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Le Surréalisme et la Peinture

ARLEQUIN

PICASSO 1924

L’oeil existe à l’état sauvage. Les Merveilles de la terre à trente mètres de hauteur, les Merveilles de la mer à trente mètres de profondeur n’ont guère pour témoin que l’oeil hagard qui, pour les couleurs, rapporte tout à l’arc-en-ciel. Il préside à l’échange conventionnel de signaux qu’exige, paraît-il, la navigation de l’esprit. Mais qui dressera l’échelle de la vision ? Il y a ce que j’ai déjà vu maintes fois, et ce que d’autres pareillement m’ont dit voir, ce que je crois pouvoir reconnaître, soit que je n’y tienne pas, soit que j’y tienne, par exemple la façade de l’Opéra de Paris ou bien un cheval, ou bien l’horizon ; il y a ce que je n’ai vu que très rarement et que je n’ai pas toujours choisi d’oublier ou de ne pas oublier, selon le cas ; il y a ce qu’ayant beau le regarder je n’ose jamais voir, qui est tout ce que j’aime (et je ne vois pas le reste non plus) ; il y a ce que d’autres ont vu, disent avoir vu, et que par suggestion ils parviennent ou ne parviennent pas à me faire voir ; il y a aussi ce que je vois différemment de ce que le voient tous les autres, et même ce que je commence à voir qui n’est pas visible. Ce n’est pas tout.

À ces divers degrés de sensations correspondent des réalisations spirituelles assez précises et assez distinctes pour qu’il me soit permis d’accorder à l’expression plastique une valeur que par contre je ne cesserai de refuser à l’expression musicale, celle-ci de toutes la plus profondément confusionnelle. En effet les images auditives le cèdent aux images visuelles non seulement en netteté, mais encore en rigueur, et n’en déplaise à quelques mélomanes, elles ne sont pas faites pour fortifier l’idée de la grandeur humaine. Que la nuit continue donc à tomber sur l’orchestre, et qu’on me laisse, moi qui cherche encore quelque chose au monde, qu’on me laisse les yeux ouverts, les yeux fermés – il fait grand jour – à ma contemplation silencieuse.

ÉTUDIANT

PICASSO 1913

Le besoin de fixer les images visuelles, ces images préexistant ou non à leur fixation, s’est extériorisé de tout temps et a abouti à la formation d’un véritable langage qui ne me paraît pas plus artificiel que l’autre, et sur l’origine duquel il serait vain de m’attarder. Tout au plus me dois-je de considérer l’état actuel de ce langage, de même que l’état actuel du langage poétique, et de le rappeler s’il est nécessaire à sa raison d’être. Il me semble que je puis beaucoup exiger d’une faculté qui, par-dessus presque toutes les autres, me donne barre sur le réel, sur ce qu’on entend vulgairement par le réel. De quoi suis-je autant à la merci que de quelques lignes, de quelques taches colorées ? L’objet, l’étrange objet lui-même

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y puise la plus grande partie de sa force de provocation et Dieu sait si cette provocation est grande, car je ne puis comprendre à quoi elle tend. Que m’importe que les arbres soient verts, qu’un piano soit en ce moment " plus près " de moi qu’un carrosse, qu’une balle soit cylindrique ou ronde ? C’est pourtant ainsi, si j’en crois mes yeux, c’est-à-dire jusqu’à un certain point. Je dispose, en pareil domaine, d’une puissance d’illusion dont, pour peu que j’y prenne garde, je cesse d’apercevoir les limites. Rien ne s’oppose en ce moment à ce que j’arrête mon regard sur une planche quelconque d’un livre et voici que ce qui m’entourait n’est plus. À la place de ce qui m’entourait il y a autre chose puisque, par exemple, j’assiste sans difficultés à une tout autre cérémonie… Sur la gravure l’angle du plafond et des deux murs parvient sans peine à se substituer à cet angle-ci. Je tourne des pages et, en dépit de la chaleur presque incommodante, je ne refuse pas la moindre part de mon consentement à ce paysage d’hiver. Je me mêle à ces enfants ailés. " Il vit devant lui une caverne illuminée " dit une légende et, effectivement, je la vois aussi. Je la vois comme à cette heure je ne vous vois pas, vous pour qui j’écris, et pourtant j’écris pour vous voir un jour, aussi vrai que j’ai vécu une seconde pour cet arbre de Noël, pour cette caverne illuminée, ou pour les anges. Entre ces êtres évoqués et les êtres présents, la différence a beau rester sensible, il m’arrive à chaque instant d’en faire bon marché. C’est ainsi qu’il m’est impossible de considérer un tableau autrement que comme une fenêtre dont mon premier souci est de savoir sur quoi elle donne, autrement dit si, d’où je suis, " la vue est belle ", et je n’aime rien tant que ce qui s’étend devant moi à perte de vue. Je jouis, à l’intérieur d’un cadre de n figure, paysage ou marine d’un spectacle démesuré. Que viens-je faire là, qu’ai-je à dévisager si longuement cette personne, de quelle tentation durable suis-je l’objet ? Mais c’est un homme, paraît-il, qui me fait cette proposition ! Je ne me refuse pas à le suivre où il veut me mener. C’est seulement ensuite que je juge si j’ai bien fait de le prendre pour guide et si l’aventure dans laquelle il m’a entraîné était digne de moi.

Or, je l’avoue, j’ai passé comme un fou dans les salles glissantes des musées : je ne suis pas le seul. Pour quelques regards merveilleux que m’ont jeté des femmes en tout semblables à celles d’aujourd’hui, je n’ai pas été dupe un instant de ce que m’offraient d’inconnu ces murs souterrains et inébranlables. J’ai délaissé sans remords d’adorables suppliantes. C’étaient trop de scènes à la fois sur lesquelles je ne me sentais pas le coeur de jouer. À travers toutes ces compositions religieuses, toutes ces allégories champêtres, je perdais irrésistiblement le sens de mon rôle. Dehors la rue disposait pour moi de mille plus vrais enchantements. Ce n’est pas ma faute si je ne puis me défendre d’une profonde lassitude à l’interminable défilé des concurrents de ce prix de Rome gigantesque où rien, ni le sujet ni la manière de le traiter, n’est laissé facultatif.

Je n’entends pas par là faire entendre qu’aucune émotion ne peut se dégager en peinture d’une " Léda ", qu’un soleil déchirant ne puisse se coucher dans un décor de " palais romains ", ni même qu’il soit impossible de donner quelque semblant de moralité éternelle à l’illustration d’une fable aussi ridicule que La Mort et le Bûcheron. Je pense seulement que le génie ne gagne rien à emprunter ces chemins battus ou ces voies détournées. De telles gageures sont pour le moins inutiles. Il n’est rien avec quoi il soit dangereux de prendre des libertés comme peut-être avec la liberté.

Mais le stade de l’émotion pour l’émotion une fois franchi, n’oublions pas que pour nous, à cette époque, c’est la réalité même qui est en jeu. Comment veut-on que nous nous contentions du trouble passager que nous procure telle ou telle oeuvre d’art ? Il n’y a pas une oeuvre d’art qui tienne devant notre primitivisme intégral en ce sens. Quand je saurai où prend fin en moi la terrible lutte du vécu et du viable, quand j’aurai perdu tout espoir d’accroître dans des proportions stupéfiantes le champ réel, jusqu’ici parfaitement limité, de mes démarches, quand mon imagination, en se repliant sur elle, ne fera plus que coïncider avec ma mémoire, je m’accorderai volontiers, comme les autres, quelques satisfactions relatives. Je me rangerai alors au nombre des brodeurs. Je leur aurai pardonné. Mais pas avant !

Une conception très étroite de l’imitation, donnée pour but à l’art est à l’origine du grave malentendu que nous voyons se perpétuer jusqu’à nos jours. Sur la foi que l’homme n’est capable que de reproduire avec plus ou moins de bonheur l’image de ce qui le touche, les peintres se sont montrés par trop conciliants dans le choix de leurs modèles. L’erreur commise fut de penser que le modèle ne pouvait être pris que dans le monde extérieur, ou même seulement qu’il y pouvait être pris. Certes la sensibilité humaine peut conférer à l’objet d’apparence la plus vulgaire une distinction tout à fait imprévue ; il n’en est pas moins vrai que c’est faire un piètre usage du pouvoir magique de figuration dont certains possèdent l’agrément que de le faire servir à la conservation et au renforcement de ce qui existerait sans eux. Il y a là une abdication inexcusable. Il est impossible en tout cas, dans l’état actuel de la pensée, alors surtout que le monde extérieur

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paraît de nature de plus en plus suspecte, de consentir encore à pareil sacrifice. L’oeuvre plastique, pour répondre à la nécessité de révision absolue des valeurs réelles sur laquelle aujourd’hui tous les esprits s’accordent, se référera donc à un modèle purement intérieur, ou ne sera pas.

Reste à savoir ce qu’on peut entendre par modèle intérieur, et c’est ici qu’il convient de s’attaquer au grand problème soulevé ces dernières années par l’attitude de quelques hommes ayant vraiment retrouvé la raison de peindre, problème qu’une misérable critique d’art s’efforce désespérément d’éluder. Si Lautréamont, Rimbaud et Mallarmé, dans le domaine poétique, ont été les premiers à douer l’esprit humain de ce qui lui faisait tellement défaut : je veux dire d’un véritable isolant grâce auquel cet esprit se trouvant idéalement abstrait de tout, commence à s’éprendre de sa vie propre où l’atteint et le désirable ne s’excluent plus et prétend dès lors soumettre à une censure permanente, de l’espèce la plus rigoureuse, ce qui jusque là le contraignait ; si, depuis eux, la notion du permis et du défendu a pris cette consistance élastique que nous lui connaissons, à tel point par exemple que les mots famille, patrie, société, nous font l’effet de plaisanteries macabres ; si vraiment ils nous ont décidés à attendre de nous seuls notre rédemption ici-bas, il a fallu pour que nous nous jetions à corps perdu sur leurs traces, animés de cette fièvre de conquête, mais de totale conquête, qui ne nous quittera plus jamais, que nos yeux, nos chers yeux reflétassent ce qui, n’étant pas, est pourtant aussi intense que ce qui est, et que ce fussent à nouveau des images optiques réelles, nous évitant de regretter quoi que ce soit de ce que nous quittions. La route mystérieuse où la peur à chaque pas nous guette, où l’envie que nous avons de rebrousser chemin n’est vaincue que par l’espoir fallacieux d’être accompagnés, voici quinze ans que cette route est balayée par un puissant projecteur. Voici quinze ans que Picasso, explorant lui-même cette route, y a porté fort avant ses mains pleines de rayons. Nul avant lui n’avait osé y voir. Les poètes parlaient bien d’une contrée, qu’ils avaient découverte, où le plus naturellement du monde leur était apparu " un salon au fond d’un lac " mais c’était là pour nous une image virtuelle. Par quel miracle cet homme, que j’ai l’étonnement et le bonheur de connaître, se trouva-t-il en possession de ce qu’il fallait pour donner corps à ce qui était resté jusqu’à lui du domaine de la plus haute fantaisie ? Quelle révolution dut s’opérer en lui pour qu’il s’y tint ! On cherchera plus tard avec passion ce qui dut animer Picasso vers la fin de l’année 1909. Où était-il ? Comment vivait-il ? " Cubisme ", ce mot dérisoire pourrait-il me dérober le sens prodigieux de la trouvaille qui pour moi se place dans sa production entre " L’Usine, Horta de Ebro " et le portrait de M. Kahnweiler ? Ce ne sont pas non plus les témoignages intéressés des assistants ni les pauvres exégèses de quelques scribes qui parviendront à réduire pour moi une telle aventure aux proportions d’un simple fait divers ou d’un phénomène artistique local. Il faut avoir pris conscience à un si haut degré de la trahison des choses sensibles pour oser rompre en visière avec elles, à plus forte raison avec ce que leur aspect coutumier nous propose de facile, qu’on ne peut manquer de reconnaître à Picasso une responsabilité immense. Il tenait à une défaillance de volonté de cet homme que la partie qui nous occupe fut tout au moins remise, sinon perdue. Son admirable persévérance nous est un gage assez précieux pour que nous puissions nous passer de faire appel à tout autre autorité. Qu’y a-t-il au bout de cet angoissant voyage, le saurons-nous même un jour ? Tout ce qui importe est que l’exploration continue et que les signes objectifs de ralliement s’imposent sans équivoque possible, se succèdent sans interruption. Il est bien entendu que l’engagement héroïque que nous avons pris de lâcher systématiquement la proie pour l’ombre, nous risquons d’autant moins d’y manquer qu’à cette ombre, à cette deuxième ombre, à cette troisième ombre, quelqu’un a su donner tour à tour tous les caractères de la proie. Nous laissons derrière nous les grands " échafaudages " gris ou beiges de 1912, dont le type le plus parfait est sans doute " L’Homme à la clarinette ", d’une élégance fabuleuse et sur l’existence " à côté " de qui nous n’en finirions pas de méditer. Dès aujourd’hui les prétendues conditions matérielles de cette existence nous laissent indifférents. Que sera-ce donc plus tard ! L’Homme à la clarinette subsiste comme preuve tangible de ce que nous continuons à avancer, à savoir que l’esprit nous entretient obstinément d’un continent futur et que chacun est en mesure d’accompagner une toujours plus belle Alice au pays des merveilles. À qui proclame la gratuité de ce jugement prophétique, puisse-t-il me suffire de montrer les tableaux de Picasso en les lui donnant pour ce que je me les donne, c’est-à-dire pour pièces à conviction. Et de lui dire : " Voyez ce sable qui s’écoulait si lentement pour sonner les heures de la terre. C’est toute votre vie qui si vous pouviez la ramasser, tiendrait dans le creux de votre main. Voici le verre fragile que vous leviez si haut, la carte que tout à l’heure il vous a manqué de retourner pour être à jamais celui qui ne se ravisera pas. Ce ne sont pas des symboles, mon cher ; c’est tout juste un adieu trop

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explicable qui traîne et c’est autant qu’emporte le vent d’une chanson d’émigrant, si vous voulez. "

Il faut ne se faire aucune idée de la prédestination exceptionnelle de Picasso pour oser craindre ou espérer de lui un renoncement partiel. Que, pour décourager d’insupportables suiveurs ou arracher un soupir de soulagement à la bête réactionnaire, il fasse mine de temps à autre d’adorer ce qu’il a brûlé, rien ne me me semble plus divertissant, ni plus juste. Du laboratoire à ciel ouvert continueront à s’échapper à la nuit tombante des êtres divinement insolites, danseurs entraînant avec eux des lambeaux de cheminées de marbre, tables adorablement chargées, auprès desquelles les vôtres sont des tables tournantes, et tout ce qui reste suspendu au journal immémorial " LE JOUR… " On a dit qu’il ne saurait y avoir de peinture surréaliste. Peinture, littérature, qu’est-ce là, ô Picasso, vous qui avez porté à son suprême degré l’esprit, non plus de contradiction, mais d’évasion ! Vous avez laissé pendre de chacun de vos tableaux une échelle de corde, voire une échelle faite avec les draps de votre lit, et il est probable que, vous comme nous, nous ne cherchons qu’à descendre, à monter de notre sommeil. Et ils viennent nous parler de la peinture, ils viennent nous faire souvenir de cet expédient lamentable qu’est la peinture !

ÉCOLIERE

PICASSO 1920

Enfants nous avions des jouets qui aujourd’hui nous feraient pleurer de pitié et de rage. Plus tard, qui sait, nous reverrons comme ceux de

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notre enfance les jouets de toute notre vie. C’est Picasso qui m’y fait songer. (La Femme en chemise (1914) et cette nature morte ou l’inscription " VIVE LA ", éclate sur un vase blanc au-dessus de deux drapeaux tricolores croisés.) Cette impression je ne l’ai jamais éprouvée si fortement qu’à l’occasion du ballet " Mercure ", l’année dernière. Nous grandissons jusqu’à un certain âge, paraît-il, et nos jouets grandissent avec nous. En fonction du drame qui n’a pour théâtre que l’esprit, Picasso, créateur de jouets tragiques à l’intention des adultes, a grandi l’homme et mis, sous couleur parfois de l’exaspérer, un terme à son agitation puérile.

C’est à ces multiples égards que nous le revendiquons hautement pour un des nôtres, alors même qu’il est impossible et qu’il serait du reste impudent de faire porter sur ses moyens la critique rigoureuse que, par ailleurs, nous nous proposons d’instituer. Le surréalisme, s’il tient à s’assigner une ligne morale de conduite, n’a qu’à en passer par où Picasso en a passé et en passera encore ; j’espère en disant cela me montrer très exigeant. Je m’opposerai toujours à ce qu’une étiquette *, prête à l’activité de l’homme dont nous persistons le plus à attendre un caractère absurdement restrictif. Depuis longtemps l’étiquette cubiste a ce tort. Si elle convient à d’autres, il me paraît urgent qu’on en fasse grâce à Picasso et à Braque.

* Fut-ce l’étiquette " surréaliste ".

ANDRÉ BRETON

(À suivre.)

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Note sur la Liberté *

* M. Delteil me dédie un cahier vert en ces termes : Et vive la liberté, mon cher. Je lui fais remarquer que je n’ai jamais gardé les cochons avec lui.

La liberté, toute enveloppée de ses conséquences, l’engageant d’une telle idée, son ombre, et le mais alors mécanique aussitôt prononcé qu’elle se lève, tout cet écheveau de notions prêtes à la parade entraîne le vulgaire à des représentations de ses termes, sans qu’aucun concept se soit préalablement formé qui les assemble et témoigne de leur subordination réciproque. Là où il n’y a pas de système philosophique, le mot liberté devient insensé. Qu’on me montre, au vrai, ce point de l’esprit qui ne suppose pas un système philosophique. Et je dirai plus : là même où il y a un système philosophique, et n’importe quel système, et un système nouveau que je n’ai point envisagé, là encore le mot liberté prend un sens, et pas n’importe quel sens, un sens toujours le même, unique, parce que n’importe quel système n’est jamais, si contraire en apparence qu’il lui soit, qu’une élaboration de l’idée, une idéation, supposé donc au delà des suppositions le système idéaliste, et ses développements, ses retours, ses solutions, où apparaît dans le jour de l’idée, l’idée de la liberté, qui est la liberté même. (Remarquez que raisonnant ainsi pour chaque idée, j’affirme qu’il n’y a pas d’autre système philosophique que l’idéalisme, ou qu’il faut que les mots ne portent plus sens, et alors taisez-vous.) Tout ce que je dis de la liberté est donc irréfutable, absolu. Il en résulte que la liberté est une limite, qu’il est absurde d’envisager la liberté autrement que comme une limite. Si ce que je dis de la liberté est absolu, la liberté telle qu’elle apparaît dans le langage a toujours un caractère uniquement relatif, et c’est cette confusion entre deux termes distincts en vérité, l’emploi alternatif de ces deux termes qui engendrent les représentations dont je parlais, dont je riais.

Il s’ensuit que je commettrai à toute occasion n’importe quel attentat contre la liberté d’autrui, en égard à la liberté. L’homme libre est celui qui n’a de volonté que ce qui concourt à l’idée. L’homme parfaitement libre est parfaitement déterminé dans le devenir. Mort aux mécaniques qui remontent le courant !

LOUIS ARAGON

MAN RAY

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========== EXPOSITIONS ==========

À propos de l’Exposition Chirico

Pas de musique.

G. DE CHIRICO

L’exposition de récents tableaux de Georges de Chirico à la Galerie de " l’Effort Moderne ", remet à l’ordre du jour (qui l’aurait auguré ?) la vieillarde question de la Technique artistique.

Tranchons-en délibérément : il n’y a pas de Technique, il n’existe pas une science de bien peindre. Le mot a été inventé par les critiques d’art soucieux comme d’habitude de trouver une apparence de justification à la place démesurée qu’ils occupent au soleil, et la chose par les artistes dont l’idéal (sic) est d’imiter l’apparence des oeuvres des maîtres, comme ils disent. La Technique ne peut tout au plus être considérée que comme un point de vue de l’observateur, une manière d’explication après-coup de l’inexplicable univers d’un tableau, explication pas plus exacte, mais à coup sûr plus extérieure qu’une autre. Une fois en face de l’oeuvre, dégagez-en la technique si cela vous amuse ; je ne vous disputerai pas cet absurde plaisir. Mais s’il faut penser que le peintre a une idée de sa technique avant de commencer à peindre, s’il s’imagine disposer d’une technique a priori, d’une technique canon, où allons-nous ? On m’a souvent affirmé que les poètes étaient experts dans l’emploi de l’allitération, du rejet, etc. Mais c’est des pions que l’on voulait parler.

Etant donné un peintre qui sait, consciemment ou non, ce qu’il a à exprimer, soyez persuadé qu’il emploiera les procédés les mieux adaptés à cet effet sans qu’il lui soit nécessaire de s’interroger gravement sur cette question ; l’émotion sait choisir elle-même le meilleur moyen de s’extérioriser. Harmonie entre la pensée et ce qui sert à la manifester, c’est là le seul sens admissible d’une spéculation technique ; aussi une fois analysée la technique d’un tableau, le mystère de sa confection est intact ; recettes et formules ne serviront à rien pour rendre compte de la beauté qui y est incluse. Tant il est vrai qu’on s’aperçoit qu’un tableau est " bien peint " à ce qu’il est beau, et que la réciproque est fausse.

Sur la Technique entendue comme une science traditionnelle et omnivalente, cette ânerie, le plus médiocre élève des Beaux-Arts vous en remontrera toujours, Messieurs les génies. L’achat de divers matériaux pour les avoir sous la main (couleurs, pinceaux, pots de moutarde, ingrédients divers, etc.), c’est le maximum de concession que vous puissiez faire à la Technique ; de ces matériaux vous saurez toujours assez bien vous servir, soyez sans craintes. Je n’attache pas une foi mystique à cette vérité ; je ne crois pas que ce soit grâce à la puissance de la Justice qu’un tableau que vous avez peint en sacrifiant aux procédés ne présente pas l’aspect de pure beauté que présentent les autres ; je pense seulement que votre main est bien maladroite lorsque vous commettez l’imprudence de cesser de vous fier à la dextérité de votre inspiration.

Il n’existe à ma connaissance qu’un homme pleinement estimable et parfaitement génial qui ait compté la Technique artistique pour une chose de première importance ; je parle d’Edgard A. Poë. Encore, faut-il songer que, chez cet homme extraordinaire, les perpétuelles recherches du procédé en vue de l’effet, recherches en apparence rigoureusement logiques et rationnelles, offrent à l’examen, pour peu qu’on y veuille prêter une attention un peu moins que superficielle, un profond caractère baroque et sont proprement extravagantes. Pour ma part je n’ai jamais pu m’empêcher de penser qu’il s’agissait là d’une étonnante escroquerie

Tout cela dit, je n’ai pas encore prononcé un mot sur la valeur artistique et morale de l’exposition de la rue de la Beaume car il reste ce prodige : Georges de Chirico.

Je peux bien énoncer un certain nombre d’axiomes à la vérité desquels je crois profondément, comme " il ne faut pas travailler ", " il n’y a pas de progrès en art ", " la pensée gagne à s’exprimer outrageusement ", etc. etc. Mais si j’éclaire ces idées à la lumière de Chirico, sais-je ce qui va rester de leur réalité ? Un étrange malaise me prend en considérant ces tableaux qui rappellent l’antique et, aussi évident que paraisse le renoncement auquel semble s’abandonner Chirico, sait-on si ce n’est pas un nouveau miracle auquel il nous convie ?

Ecoutez ce qu’il disait en 1913 :

Ce que doit être l’impressionnisme. – Un édifice, un jardin, une statue, une personne nous font une impression. Il s’agit de reproduire cette impression le plus fidèlement possible. Plusieurs peintres ont été appelés des impressionnistes qui ne l’étaient pas au fond. Cela n’a aucun but selon moi de tâcher par des moyens techniques (divisionnisme, pointillisme, etc.) de donner l’illusion de ce que nous appelons le vrai. Peindre par exemple un paysage ensoleillé en s’efforçant de donner la sensation de la lumière. Pourquoi ? La lumière, je la vois aussi, pour bien qu’elle soit reproduite, je la vois aussi dans la nature, et une peinture avec un tel but ne saurait jamais me donner la sensation de quelque chose de nouveau, de quelque chose qu’avant je ne connaissais pas. Tandis que les sensations étranges que peut sentir un homme, reproduites fidèlement par celui-ci, peuvent toujours donner à une personne sensible et intelligente des joies nouvelles.

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alézer vêler alambiquer bélître (châsse) châsse = coffre endêver = agencer pâcage = dîme paturage – pâcager = faire paître = arranger aiguayer pâtis = lieu communal en friche où l’on mène paître les bestiaux aoûter s’aoûter aimer finir épandre je tâche à agencer alèze voir alézer allégeance = adoucissement rompre acquiescâtes aiguayer aiguayer ac que vous acquiesçassiez

Désormais Chirico semble vouloir nous persuader que l’âme réside dans la matière. Les statues, les monuments, les choses qui nous apparaissaient dans ses anciens tableaux comme d’inintelligibles signes reviennent à des proportions humaines.

Quelle est cette nouvelle énigme ? Quel piège nous tendez-vous là, Chirico ? Et pourquoi ne reléverai-je pas le défi ? Je ne puis me résoudre à ne pas comprendre et je sens qu’un voile a besoin d’être déchiré. La tentation me prend de vous mettre en mauvaise posture.

Mon amitié profonde et de tout temps étonnée, inapte à mesurer votre grandeur, m’invite à vous mettre sur ce socle, Chirico. Nous verrons bien si la statue du Commandeur…

MAX MORISE

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Manifestation Philosophies du 18 mai 1925

Il est bien que les déclarations mystiques lues par Georges Politzer, Henri Lefebvre et Pierre Morhange aient fait porter le débat qui suivit sur la Révolution. Mais il semble que peu sur la scène et dans la salle aient compris le sens des mots " révolution totale " qu’ils prononcèrent fréquemment ce soir-là avec une satisfaction visible. L’optimisme des gens de Clarté en rayonnait, gloire sous le grand soleil des marteaux et des faucilles, d’un régime médiocre s’appuyant, comme le régime capitaliste, sur l’ordre facile et répugnant du travail. Il importe peu, en vérité, à ceux qui naissent révolutionnaires, que l’inégalité des classes soit une injustice. Parmi tant d’autres et qui touchent plus profondément l’individu. Que celui qui n’a pas pleuré tous les soirs de sa vie de la sottise de l’homme et des devoirs qui lui sont dictés par la plus basse nécessité se taise. Ces accords épouvantables créés entre l’homme, ses semblables et les choses, l’ordre, le bon sens, la logique, le travail, l’éducation, tous les devoirs sociaux, l’école, la famille, l’armée, toutes les chaînes dont nous sommes chargés. Il n’est pas de révolution totale, il n’est que la Révolution, perpétuelle, vie véritable, comme l’amour, éblouissante à chaque instant. Il n’est pas d’ordre révolutionnaire, il n’est pas de sagesse révolutionnaire, il n’est que désordre et folie. " La guerre de la liberté doit être menée avec colère " et menée sans cesse par tous ceux qui n’acceptent pas.

Raymond Roussel : L’Étoile au front

Là se tiennent les conteurs. L’un commence, l’autre continue. Ils sont marqués du même signe, ils sont la proie de la même imagination qui porte sur sa tête la terre et les cieux. Toutes les histoires du monde sont tissées de leurs paroles, toutes les étoiles du monde sont sur leurs fronts, miroirs mystérieux de la magie des rèves et des faits les plus bizarres, les plus merveilleux. Distrairont-ils ces insectes qui font une musique monotone en pensant et en mangeant, qui les écoutent à peine et qui ne comprennent pas la grandeur de leur délire ?

Prestidigitateurs, voici qu’ils transforment les mots simples et purs en une foule de personnages bouleversés par les objet de la passion et c’est un rayon d’or qu’ils tiennent dans leur main, et c’est l’éclosion de la vérité, de la dignité, de la liberté, de la félicité et de l’amour.

Que Raymond Roussel nous montre tout ce qui n’a pas été. Nous sommes quelques-uns à qui cette réalité seule importe.

P. E.

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Correspondance

I

DE M. JOSEPH DELTEIL À M. ANDRÉ BRETON

Mon cher Ami,

Un journaliste roumain voudrait beaucoup vous voir pour un interview. Au cas où cela vous amuserait, voudriez-vous lui donner un rendez-vous. Son adresse :

Tudor Shoïmaru, 5, rue du Mont-Dore, Paris.

Il repart, je crois, vendredi.

Et comment allez-vous ? À un de ces soirs, j’espère.

Bien amicalement.

DE M. ANDRÉ BRETON À M. JOSEPH DELTEIL

Merci pour le journaliste roumain, mais j’ai déjà fort à faire avec toutes sortes d’emmerdeurs. Parmi lesquels, depuis quelques mois, j’ai le regret, Joseph Delteil, de vous compter. Entre nous, votre Jeanne d’Arc est une vaste saloperie. Je me suis assez bien mépris sur votre compte mais qu’à cela ne tienne. Vos innommables papiers de L’Intransigeant, vos plaisanteries infâmes sur l’amour comme celles qu’a publiées La Révolution surréaliste, les belles déclarations que vous avez faites à un certain Robert Gaby : " Ceux qui viennent " (sic), votre goût maniaque de la vie en ce qu’elle a de plus moche, – vous ne rêvez jamais, – finissent par me taper singulièrement sur le système. La question serait de savoir si vous êtes un porc ou un con (ou un porc et un con). Dans l’alternative, je préfère bien entendu ne plus vous voir, ne plus avoir à vous examiner. Et me borner, au cas où vous deviendriez gênant, voyez Cocteau, à prendre les mesures nécessaires pour réduire votre activité à ses justes proportions, ce qui tout de même, vous n’y songez pas assez, est en mon pouvoir.

II

DE Mme DE BASSIANO À BENJAMIN PÉRET

Cher Monsieur,

Je n’ai pas bien compris si Commerce avait la permission de publier votre poème que voici.

Je serais très heureuse si vous me répondiez " oui " et j’attends votre réponse pour mettre en marche le n° 4.

J’espère vous voir un de ces jours chez nous.

Meilleurs souvenirs.

Suivait le poème dont quatre vers avaient été supprimés et la ponctuation rétablie. Par retour Benjamin Péret proposait à nouveau le texte intégral et Mme de Bassiano répondait :

Monsieur,

C’est la rédaction de Commerce qui a supprimé les vers qui manquaient à la copie de votre poème que je vous ai envoyé. Comme je désire vivement voir Attention au Simoun au n° 4 j’espère que vous me permettrez de la faire imprimer ainsi.

En attendant votre réponse, etc.

DE BENJAMIN PÉRET À Mme DE BASSIANO

Madame,

Permettez-moi de ne pas qualifier le procédé que vous employez pour obtenir de moi la suppression de quatre vers dans Attention au Simoun.

Peu m’importe que mes poèmes soient publiés ou non ; mais si, par hasard, ils le sont, je tiens à ce qu’aucune censure n’intervienne. Je ne saurais la supporter de personne, à plus forte raison venant de l’anonyme rédaction de Commerce. Cependant, en temps de guerre, je la subirais avec joie, mais pour cela il faut employer la force et je ne vous le conseille pas.

Croyez-moi, Madame, etc.


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