MÉLUSINE

titre de la revue La Révolution Surréaliste

LA RÉVOLUTION SURRÉALISTE N°12, 15 DÉCEMBRE 1929

SOMMAIRE
André Breton Second Manifeste du Surréalisme
Tristan Tzara L'Homme approximatif (fragment)
René Char Profession de foi du sujet
Anonyme La prière du soldat
Camille Goemans De l'amour à son objet
Paul Eluard À toute épreuve
André Thirion Note sur l'argent
Arthur Rimbaud Lettre à M. Lucien Hubert
Jean Koppen Comment accommoder le prêtre
René Magritte Les mots et les images
Louis Aragon Monde, samedi 23 novembre
Luis Bunuel, Salvador Dali Un Chien andalou
Marcel Fourrier Police, haut les mains
René Crevel Le point de vue du capitaine
J. Frois-Wittmann Mobiles inconscients du suicide
Georges Sadoul Bonne année ! Bonne santé
Francis Picabia Des perles aux pourceaux
Maxime Alexandre A propos de morale
Benjamin Péret Je ne mange pas de ce pain là
Paul Eluard Vitesse des morts
René Daumal Une enquête surréaliste
André Breton & Paul Eluard NOTES SUR LA POÉSIE
Louis Aragon Introduction à 1930
ENQUÊTE SUR L'AMOUR

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Pourquoi la Révolution Surréaliste avait cessé de paraître

SECOND MANIFESTE DU SURRÉALISME

En dépit des démarches particulières à chacun de ceux qui s’en sont réclamés ou s’en réclament, on finira bien par accorder que le surréalisme ne tendit à rien tant qu’à provoquer, au point de vue intellectuel et moral, une crise de conscience de l’espèce la plus générale et la plus grave et que l’obtention ou la non-obtention de ce résultat peut seule décider de sa réussite ou de son échec historique.

Au point de vue intellectuel il s’agissait, il s’agit encore d’éprouver par tous les moyens et de faire reconnaître à tout prix le caractère factice des vieilles antinomies destinées hypocritement à prévenir toute agitation insolite de la part de l’homme, ne serait-ce qu’en lui donnant une idée indigente de ses moyens, qu’en le défiant d’échapper dans une mesure valable à la contrainte universelle. L’épouvantail de la mort, les cafés-chantants de l’au-delà, le naufrage de la plus belle raison dans le sommeil, l’écrasant rideau de l’avenir, les tours de Babel, les miroirs d’inconsistance, l’infranchissable mur d’argent éclaboussé de cervelle, ces images trop saisissantes de la catastrophe humaine ne sont peut-être que des images. Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or, c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point. On voit assez par là combien il serait absurde de lui prêter un sens uniquement destructeur, ou constructeur : le point dont il est question est a fortiori celui où la construction et la destruction cessent de pouvoir être brandies l’une contre l’autre. Il est clair, aussi, que le surréalisme n’est pas intéressé à tenir grand compte de ce qui se produit à côté de lui sous prétexte d’art, voire d’anti-art, de philosophie ou d’anti-philosophie, en un mot de tout ce qui n’a pas pour fin l’anéantissement de l’être en un brillant, intérieur et aveugle, qui ne soit pas plus l’âme de la glace que celle du feu. Que pourraient bien attendre de l’expérience surréaliste ceux qui gardent quelque souci de la place qu’ils occuperont dans le monde ? En ce lieu mental d’ou l’on ne peut plus entreprendre que pour soi-même une périlleuse mais, pensons-nous, une suprême reconnaissance, il ne saurait être question non plus d’attacher la moindre importance aux pas de ceux qui arrivent ou aux pas de ceux qui sortent, ces pas se produisant dans

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une région où, par définition, le surréalisme n’a pas d’oreille. On ne voudrait pas qu’il fût à la merci de l’humeur de tels ou tels hommes ; s’il déclare pouvoir, par ses méthodes propres, arracher la pensée à un servage toujours plus dur, la remettre sur la voie de la compréhension totale, la rendre à sa pureté originelle, c’est assez pour qu’on ne le juge que sur ce qu’il a fait et sur ce qui lui reste à faire pour tenir sa promesse.

Avant de procéder, toutefois, à la vérification de ces comptes, il importe de savoir à quelle sorte de vertus morales le surréalisme fait exactement appel puisque aussi bien il plonge ses racines dans la vie, et, non sans doute par hasard, dans la vie de ce temps, dès lors que je recharge cette vie d’anecdotes comme le ciel, le bruit d’une montre, le froid, un malaise, c’est-à-dire que je me reprends à en parler d’une manière vulgaire. Penser ces choses, tenir à un barreau quelconque de cette échelle dégradée, nul n’en est quitte à moins d’avoir franchi la dernière étape de l’ascétisme. C’est même du bouillonnement écœurant de ces représentations vides de sens que naît et s’entretient le désir de passer outre à l’insuffisante, à l’absurde distinction du beau et du laid, du vrai et du faux, du bien et du mal. Et, comme c’est du degré de résistance que cette idée de choix rencontre que dépend l’envol plus ou moins sûr de l’esprit vers un monde enfin habitable, on conçoit que le surréalisme n’ait pas craint de se faire un dogme de la révolte absolue, de l’insoumission totale, du sabotage en règle, et qu’il n’attende encore rien que de la violence. L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon. La légitimation d’un tel acte n’est, à mon sens, nullement incompatible avec la croyance en cette lueur que le surréalisme cherche à déceler au fond de nous. J’ai seulement voulu faire rentrer ici le désespoir humain, en deçà duquel rien ne saurait justifier cette croyance. Il est impossible de donner son assentiment à l’une et non à l’autre. Quiconque feindrait d’adopter cette croyance sans partager vraiment ce désespoir, aux yeux de ceux qui savent, ne tarderait pas à prendre figure ennemie. Cette disposition d’esprit que nous nommons surréaliste et qu’on voit ainsi tout occupée d’elle-même, il paraît de moins en moins nécessaire de lui chercher des antécédents et, en ce qui me concerne, je ne m’oppose pas à ce que les chroniqueurs, judiciaires et autres, la tiennent pour spécifiquement moderne. J’ai plus confiance dans ce moment, actuel, de ma pensée que dans tout ce qu’on tentera de faire signifier à une œuvre achevée, à une vie humaine parvenue à son terme. Rien de plus stérile, en définitive, que cette perpétuelle interrogation des morts : Rimbaud s’est-il converti la veille de sa mort, peut-on trouver dans le testament de Lénine les éléments d’une condamnation de la politique présente de la IIIe Internationale, une disgrâce physique insupportée et toute personnelle a-t-elle été le grand ressort du pessimisme d’Alphonse Rabbe, Sade en pleine Convention a-t-il fait acte de contre-révolutionnaire ? Il suffit de laisser poser ces questions pour apprécier la fragilité du témoignage de ceux qui ne sont plus. Trop de fripons sont intéressés au succès de cette entreprise de détroussement spirituel pour que je les suive sur ce terrain. En matière de révolte, aucun de nous ne doit avoir besoin d’ancêtres (*). Si, par le surréalisme, nous rejetons sans hésitation l’idée de la seule possibilité des choses qui " sont " et si nous déclarons, nous, que par un chemin qui " est ", que nous pouvons montrer et aider à suivre, on accède à ce qu’on prétendait qui " n’était pas ", si nous ne trouvons pas assez de mots pour flétrir la bassesse de la pensée occidentale, si nous ne craignons pas d’entrer en insurrection contre la logique, si nous ne jurerions pas qu’un acte qu’on accomplit en rêve a moins de sens qu’un acte qu’on accomplit éveillé, si nous ne sommes même pas sûrs qu’on n’en finira pas un jour (j’écris en attendant : un jour, j’écris : en attendant), qu’on n’en finira pas avec le temps, vieille farce sinistre, train perpétuellement déraillant, pulsation folle, inextricable amas de bêtes crevantes et crevées, comment veut-on que nous manifestions quelque tendresse, que même nous usions de tolérance à l’égard d’un appareil de conservation sociale, quel qu’il soit ? Ce serait le seul délire vraiment inacceptable de notre part. Tout est à faire, tous les moyens doivent être bons à employer pour ruiner les idées de famille, de patrie, de religion. La position surréaliste a beau être, sous ce rapport, assez connue, encore faut-il qu’on sache qu’elle ne comporte pas d’accommodements. Ceux qui prennent à tâche de la maintenir

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persistent à mettre en avant cette négation, à faire bon marché de tout autre critérium de valeur. Ils entendent jouir pleinement de la désolation si bien jouée qui accueille, dans le public bourgeois, toujours ignoblement prêt à leur pardonner quelques erreurs " de jeunesse ", le besoin qui ne les quitte pas de rigoler comme des sauvages devant le drapeau français, de vomir leur dégoût à la face de chaque prêtre et de braquer sur l’engeance des " premiers devoirs " l’arme à longue portée du cynisme sexuel. Nous combattons sous toutes leurs formes l’indifférence poétique, la distraction d’art, la recherche érudite, la spéculation pure, nous ne voulons rien avoir de commun avec les petits ni avec les grands épargnants de l’esprit. Tous les lâchages, toutes les abdications, toutes les trahisons possibles ne nous empêcheront pas d’en finir avec ces foutaises. Il est remarquable, d’ailleurs, que, livrés à eux-mêmes et à eux seuls, les gens qui nous ont mis un jour dans la nécessité de nous passer d’eux ont aussitôt perdu pied, ont dû aussitôt recourir aux expédients les plus misérables pour rentrer en grâce auprès des défenseurs de l’ordre, tous grands partisans du nivellement par la tête. C’est que la fidélité sans défaillance aux engagements du surréalisme suppose un désintéressement, un mépris du risque, un refus de composition dont très peu d’hommes se révèlent, à la longue, capables. N’en resterait-il aucun, de tous ceux qui les premiers ont mesuré à lui leur chance de signification et leur désir de vérité, que cependant le surréalisme vivrait. De toute manière il est trop tard pour que la graine n’en germe pas à l’infini dans le champ humain, avec la peur et avec les autres variétés d’herbes folles qui doivent avoir raison de tout. C’est même pourquoi je m’étais promis, comme en témoigne la préface à la réédition du Manifeste du Surréalisme (1929) d’abandonner silencieusement à leur triste sort un certain nombre d’individus qui me paraissaient s’être rendu suffisamment justice : c’était le cas de MM. Artaud, Carrive, Delteil, Gérard, Limbour, Masson, Soupault et Vitrac, nommés dans le Manifeste (1924) et de quelques autres depuis. Le premier de ces messieurs ayant eu l’imprudence de s’en plaindre, je crois bon, à ce sujet, de revenir sur mes intentions :

(*) Je tiens à préciser que selon moi il faut se défier du culte des hommes, si grands apparemment soient-ils. Un seul à part : Lautréamont, je n’en vois pas qui n’aient laissé quelque trace équivoque de leur passage. Inutile de discuter encore sur Rimbaud : Rimbaud s’est trompé, Rimbaud a voulu nous tromper. Il est coupable devant nous d’avoir permis, de ne pas avoir rendu tout à fait impossibles certaines interprétations déshonorantes de sa pensée, genre Claudel. Tant pis aussi pour Baudelaire (" O Satan… ") et cette " règle éternelle " de sa vie : faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice, à mon père, à Mariette et à Poe, comme intercesseurs ". Le droit de se contredire, je sais, mais enfin ! À Dieu, à Poe ? Poe qui, dans les revues de police, est donné aujourd’hui à si juste titre pour le maître des policiers scientifiques (de Sherlock Holmes, en effet, à Paul Valéry…) N’est-ce pas une honte de présenter sous un jour intellectuellement séduisant un type de policier, toujours de policier, de doter le monde d’une méthode policière ? Crachons, en passant, sur Edgar Poe.

" Il y a, écrit M. Artaud à l’Intransigeant, le 10 septembre 1929, il y a dans le compte rendu du Manifeste du Surréalisme paru dans l’Intran du 24 août dernier, une phrase qui réveille trop de choses : " M. Breton n’a pas cru devoir faire dans cette réédition de son livre des corrections – surtout de noms – et c’est tout à son honneur, mais les rectificalions se font d’elles-mêmes. " Que M. Breton fasse appel à l’honneur pour juger un certain nombre de personnes auxquelles s’appliquent les rectifications ci-dessus, c’est affaire à une morale de secte, dont seule une minorité littéraire était jusqu’ici infectée. Mais il faut laisser aux surréalistes ces jeux de petits papiers. D’ailleurs, tout ce qui a trempé dans l’affaire du " Songe " il y a un an, est mal penu a parler d’honneur. "

Je n’aurai garde de débattre avec le signataire de cette lettre le sens très précis que j’accorde au mot : honneur. Qu’un acteur, dans un but de lucre et de gloriole, entre-prenne de mettre luxueusement en scène une pièce du vague Strindberg à laquelle il n’attache lui-même aucune importance, bien entendu je n’y verrais pas d’inconvénient particulier si cet acteur ne s’était donné de temps à autre pour un homme de pensée, de colère et de sang, n’était le même que celui qui, dans telles et telles pages de la Révolution Surréaliste brûlait, à l’en croire, de tout brûler, prétendait ne rien attendre que de " ce cri de l’esprit qui retourne vers lui-même bien décidé à broyer désespérément ses entraves ". Hélas ! ce n’était là pour lui qu’un rôle comme un autre ; il " montait " Le Songe de Strindberg, ayant ouï dire que l’ambassade de Suède paierait (M. Artaud sait que je puis en faire la preuve), il ne lui échappait pas que cela jugeait la valeur morale de son entreprise, n’importe. C’est M. Artaud, que je reverrai toujours encadré de deux flics, à la porte du théâtre Alfred Jarry, en lançant vingt autres sur les seuls amis qu’ils se reconnaissait encore la veille, ayant négocié préalablement au commissariat leur arrestation, c’est naturellement M. Artaud qui me trouve mal venu à parler d’honneur.

Nous avons pu constater, Aragon et moi, par l’accueil fait à notre collaboration critique au numéro spécial de Variétés : " Le surréalisme en 1929 ", que le peu d’embarras que nous éprouvons à apprécier, au jour le jour, le degré de qualification morale des personnes, que l’aisance avec laquelle le surréalisme se flatte de remercier, à la première compromission, celle-ci ou celle-là, est moins que jamais du goût de quelques voyous de presse, pour qui la dignité de l’homme est tout au plus matière à ricanements. A-t-on idée, n’est-ce pas, d’en demander tant aux gens dans le domaine, à quelques exceptions romantiques près, suicides et autres, jusqu’ici le moins surveillé ! Pourquoi continuerions-nous à faire les dégoûtés ? Un policier, quelques viveurs, deux ou trois maquereaux de plume, plusieurs déséquilibrés, un crétin, auxquels nul ne s’opposerait à ce que viennent se joindre un petit nombre d’être sensés, durs et probes, qu’on qualifierait d’énergumènes, ne voilà-t-il pas de quoi constituer une équipe amusante, inoffensive, tout à fait à l’image de la vie, une équipe d’hommes payés aux pièces, gagnant aux points ?

MERDE.

La confiance du surréalisme ne peut être bien ou mal placée, pour la seule raison qu’elle n’est pas placée. Ni dans le monde sensible, ni sensiblement en dehors de ce monde, ni dans la pérennité des associations mentales qui recommandent notre existence d’une exigence naturelle ou d’un caprice supérieur, ni dans l’intérêt que peut avoir l' " esprit " à se

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ménager notre clientèle de passage. Ni encore bien moins, cela va sans dire, dans les ressources changeantes de ceux qui ont commencé par mettre leur foi en lui. Ce n’est pas un homme dont la révolte se canalise et s’épuise qui peut empêcher cette révolte de gronder, ce ne sont pas autant d’hommes qu’on voudra, et l’histoire n’est guère faite que de leur montée à genoux, qui pourront faire que cette révolte ne dompte, aux grands moments obscurs, la bête toujours renaissante du : " c’est mieux ". Il y a encore à cette heure par le monde dans les lycées, dans les ateliers même, dans la rue, dans les séminaires et dans les casernes, des êtres jeunes, purs, qui refusent le pli. C’est à eux seuls que je m’adresse, c’est pour eux seuls que j’entreprends de justifier le surréalisme de l’accusation de n’être, après tout, qu’un passe-temps intellectuel comme un autre. Qu’ils cherchent, sans parti-pris étranger, à savoir ce que nous avons voulu faire, qu’ils nous aident, qu’ils nous relèvent un à un si besoin en est. Il est presque inutile que nous nous défendions d’avoir jamais voulu constituer un cercle fermé et seuls ont avantage à propager ce bruit ceux dont l’accord plus ou moins bref avec nous a été dénoncé par nous pour vice rédhibitoire. C’est M. Artaud, comme on l’a vu et comme on eût pu le voir aussi, giflé dans un couloir d’hôtel par Pierre Unik, appeler à l’aide sa mère ! C’est M. Carrive, incapable d’envisager le problème politique ou sexuel autrement que sous l’angle du terrorisme gascon, pauvre apologiste en fin de compte du Garine de M. Malraux. C’est M. Delteil, voir son ignoble chronique sur l’amour dans le N° 2 de la Révolution surréaliste (direction Naville) et, depuis son exclusion du surréalisme, " Les Poilus ", " Jeanne d’Arc " : inutile d’insister. C’est M. Gérard, celui-ci seul dans son genre, vraiment rejeté pour imbécillité congénitale : évolution différente de la précédente, menues besognes maintenant à la Lutte de classes, à la Vérité, rien de grave. C’est M. Limbour, à peu près disparu également : scepticisme, coquetterie littéraire dans le plus mauvais sens du mot. C’est M. Masson, de qui les convictions surréalistes pourtant très affichées n’ont pas résisté à la lecture d’un livre intitulé Le Surréalisme et la Peinture où l’auteur, peu soucieux, du reste, de ces hiérarchies, n’avait pas cru devoir, ou pouvoir, lui donner le pas sur Picasso, que M. Masson tient pour une crapule, et sur Max Ernst, qu’il accuse seulement de peindre moins bien que lui : je tiens cette explication de lui-même. C’est M. Soupault, et avec lui l’infamie totale ; ne parlons même pas de ce qu’il signe, parlons de ce qu’il ne signe pas, des petits échos de ce genre qu’il " passe ", tout en s’en défendant avec son agitation de rat qui fait le tour du ratodrome, dans les journaux de chantage comme Aux Écoutes : " M. André Breton, chef du groupe surréaliste, a disparu du repaire de la bande rue Jacques-Callot (il s’agit de l’ancienne Galerie surréaliste). Un ami surréaliste nous informe qu’avec lui ont disparu quelques-uns des livres de compte de l’étrange société du quartier latin pour la suppression de tout. Cependant, nous apprenons que l’exil de M. Breton est tempéré par la délicieuse compagnie d’une blonde surréaliste. " René Crevel et Tristan Tzara savent aussi à qui ils doivent telles révélations stupéfiantes sur leur vie, telles autres imputations calomnieuses. Pour ma part j’avoue éprouver un certain plaisir à ce que M. Artaud cherche à me faire passer aussi gratuitement pour un malhonnête homme et à ce que M. Soupault ait le front de me donner pour un voleur. C’est enfin M. Vitrac, véritable souillon des idées – abandonnons-leur la " poésie pure " à lui et à cet autre cancrelat l’abbé Brémond – pauvre hère dont l’ingénuité à toute épreuve a été jusqu’à confesser que son idéal en tant qu’homme de théâtre, idéal qui est aussi, naturellement, celui de M. Artaud, était d’organiser des spectacles qui pussent rivaliser en beauté avec les rafles de police (déclaration du théâtre Alfred Jarry, publiée dans la Nouvelle revue française (*). C’est comme on voit, assez joyeux. D’autres, d’autres encore, d’ailleurs, qui n’ont pu trouver place dans cette énumération, soit que leur activité publique soit trop négligeable, soit que leur fourberie se soit exercée dans un domaine moins général, soit qu’ils aient tenté de se tirer d’affaire par l’humour, se sont chargés de nous prouver que très peu d’hommes, parmi ceux qui se présentent, sont à la hauteur de l’intention surréaliste et aussi pour nous convaincre que ce qui, au premier fléchissement, les juge et les précipite sans retour possible à leur perte, en resterait-il moins qu’il n’en tombe, est tout en faveur de cette intention.

(*) " Et puis, la barbe avec la Révolution ! " son mot historique dans le surréalisme. – Sans doute.

Ce serait trop me demander que de m’abstenir plus longtemps de ce commentaire. Dans la mesure de mes moyens j’estime que je ne suis pas autorisé à laisser courir les pleutres, les simulateurs, les arrivistes, les faux témoins et les mouchards. Le temps perdu à attendre de pouvoir les confondre peut encore se rattraper, et ne peut encore se rattraper que contre eux. Je pense que cette discrimination très précise est seule parfaitement digne du but que nous poursuivons, qu’il y aurait quelque aveuglement mystique à sous-estimer la portée dissolvante du séjour de ces traîtres parmi nous, comme il y aurait la plus lamentable illusion de caractère positiviste à supposer que ces traîtres, qui n’en sont qu’à leur coup d’essai, peuvent rester insensibles à une telle sanction.

Et le diable préserve, encore une fois, l’idée surréaliste comme toute autre idée qui tend à prendre une forme concrète, à se soumettre tout ce qu’on peut imaginer de mieux dans l’ordre du fait, au même titre que l’idée d’amour

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tend à créer un être, que l’idée de Révolution tend à faire arriver le jour de cette Révolution, faute de quoi ces idées perdraient tout sens ; – rappelons que l’idée de surréalisme tend simplement à la récupération totale de notre force psychique par un moyen qui n’est autre que la descente vertigineuse en nous, l’illumination systématique des lieux cachés et l’obscurcissement progressif des autres lieux, la promenade perpétuelle en pleine zone interdite et que son activité ne court aucune chance sérieuse de prendre fin tant que l’homme parviendra à distinguer un animal d’une flamme ou d’une pierre – le diable préserve, dis-je, l’idée surréaliste de commencer à aller sans avatars. Il faut absolument que nous fassions comme si nous étions réellement " au monde " pour oser ensuite formuler quelques réserves. N’en déplaise donc à ceux qui se désespèrent de nous voir quitter souvent les hauteurs où ils nous cantonnent, j’entreprendrai de parler ici de l’attitude politique, " artistique ", polémique qui peut, à la fin de 1929, être la nôtre et de faire voir, en dehors d’elle, ce que lui opposent au juste quelques comportements individuels choisis aujourd’hui parmi les plus typiques et les plus particuliers.

Je ne sais s’il y a lieu de répondre ici aux objections puériles de ceux qui, supputant les conquêtes possibles du surréalisme dans le domaine poétique où il a commencé par s’exercer, s’inquiètent de lui voir prendre parti dans la querelle sociale et prétendent qu’il a tout à y perdre. C’est incontestablement paresse de leur part ou expression détournée du désir qu’ils ont de nous réduire. " Dans la sphère de la moralité, estimons-nous qu’a dit une fois pour toutes Hegel, dans la sphère de la moralité en tant qu’elle se distingue de la sphère sociale, on n’a qu’une conviction formelle, et si nous faisons mention de la vraie conviction c’est pour en montrer la différence et pour éviter la confusion en laquelle on pourrait tomber en considérant la conviction telle qu’elle est ici, c’est-à-dire la conviction formelle, comme si c’était la conviction véritable, tandis que celle-ci ne se produit d’abord que dans la vie sociale " (*). Le procès de la suffisance de cette conviction formelle n’est plus à faire et vouloir à tout prix que nous nous en tenions à celle-ci n’est à l’honneur, ni de l’intelligence, ni de la bonne foi de nos contemporains. Il n’est pas de système idéologique qui puisse sans effondrement immédiat manquer, depuis Hegel, à pouvoir au vide que laisserait, dans la pensée même, le principe d’une volonté n’agissant que pour son propre compte et toute portée à se réfléchir sur elle-même. Quand j’aurai rappelé que la loyauté, au sens hégélien du mot, ne peut être fonction que de la pénétrabilité de la vie subjective par la vie " substantielle " et que, quelles que soient par ailleurs leurs divergences, cette idée n’a pas rencontré d’objection fondamentale de la part d’esprits aussi divers que Feuerbach, finissant par nier la conscience comme faculté particulière, que Marx, entièrement pris par le besoin de modifier de fond en comble les conditions extérieures de la vie sociale, que Hartmann tirant d’une théorie de l’inconscient à base ultra-pessimiste une affirmation nouvelle et optimiste de notre volonté de vivre, que Freud, insistant de plus en plus sur l’instance propre du sur-moi, je pense qu’on ne s’étonnera pas de voir le surréalisme, chemin faisant, s’appliquer à autre chose qu’à la résolution d’un problème psychologique, si intéressant soit-il. C’est au nom de la reconnaissance impérieuse de cette nécessité que j’estime que nous ne pouvons pas éviter de nous poser de la façon la plus brûlante la question du régime social sous lequel nous vivons, je veux dire de l’acceptation ou de la non-acceptation de ce régime. C’est au nom de cette reconnaissance aussi qu’il est mieux que tolérable que j’incrimine, en passant, les transfuges du surréalisme pour qui ce que je soutiens ici est trop difficile ou trop haut. Quoi qu’ils fassent, de quelque cri de fausse joie qu’ils saluent eux-mêmes leur retraite, à quelque déception grossière qu’ils nous vouent – et avec eux tous ceux qui disent qu’un régime en vaut un autre puisque de toute manière l’homme sera vaincu – ils ne me feront pas oublier que ce n’est pas à eux mais, j’espère, à moi, qu’il appartiendra de jouir de cette " ironie " suprême qui s’applique à tout et aussi aux régimes et qui leur sera refusée parce qu’elle est par delà mais qu’elle suppose, au préalable, tout l’acte volontaire qui consiste à décrire le cycle " de l’hypocrisie, du probabilisme, de la volonté qui veut le bien et de la conviction " (_).

(*) HEGEL : Philosophie du Droit.

(*) HEGEL : Phénoménologie de l’Esprit.

Le surréalisme, s’il entre spécialement dans ses voies d’entreprendre le procès des notions de réalité et d’irréalité, de raison et de déraison, de réflexion et d’impulsion, de savoir et d’ignorance " fatale ", d’utilité et d’inutilité, etc., présente avec le matérialisme historique au moins cette analogie de tendance qu’il part de l' " avortement colossal " du système hégélien. Il me paraît impossible qu’on assigne des limites, celles du cadre économique par exemple, à l’exercice d’une pensée définitivement assouplie à la négation, et à la négation de la négation. Comment admettre que la méthode dialectique ne puisse s’appliquer valablement qu’à la résolution des problèmes sociaux ? Toute l’ambition du surréalisme est de lui fournir des possibilités d’application nullement concurrentes dans le domaine conscient le plus immédiat. Je ne vois vraiment pas, n’en déplaise à quelques révolutionnaires d’esprit borné, pourquoi nous nous abstiendrions de soulever, pourvu que nous les envisagions sous le même angle que celui sous lequel ils envisagent – et nous aussi – la Révolution : les problèmes de l’amour, du rêve, de la folie, de l’art et de la religion. Or, je ne

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crains pas de dire qu’avant le surréalisme, rien de systématique n’avait été fait dans ce sens, et qu’au point où nous l’avons trouvée, pour nous aussi, " sous sa forme hégélienne la méthode dialectique était inapplicable ". Il y allait, pour nous aussi, de la nécessité d’en finir avec l’idéalisme proprement dit, la création du mot " surréalisme " seule nous en serait garante, et, pour reprendre l’exemple d’Engels, de la nécessité de ne pas nous en tenir au développement enfantin : " La rose est une rose. La rose n’est pas une rose. Et pourtant la rose est une rose " mais, qu’on me passe cette parenthèse, d’entraîner " la rose " dans un mouvement profitable de contradictions moins bénignes où elle soit successivement celle qui vient du jardin, celle qui tient une place singulière dans un rêve, celle impossible à distraire du " bouquet optique ", celle qui peut changer totalement de propriétés en passant dans l’écriture automatique, celle qui n’a plus que ce que le peintre a bien voulu qu’elle garde de la rose dans un tableau surréaliste et enfin celle, toute différente d’elle-même, qui retourne au jardin. Il y a loin, de là, à une vue idéaliste quelconque et nous ne nous en défendrions même pas si nous pouvions cesser d’être en butte aux attaques du matérialisme primaire, attaques qui émanent à la fois de ceux qui, par bas conservatisme, n’ont aucun désir de tirer au clair les relations de la pensée et de la matière et de ceux qui, par un sectarisme révolutionnaire mal compris, confondent, au mépris de tout ce qui leur est demandé, ce matérialisme avec celui qu’Engels en distingue essentiellement et qu’il définit avant tout comme une intuition du monde appelée à s’éprouver et à se réaliser : " Au cours du développement de la philosophie, l’idéalisme devint intenable et fut nié par le matérialisme moderne. Ce dernier, qui est la négation de la négation, n’est pas la simple restauration de l’ancien matérialisme : aux fondements durables de celui-ci il ajoute toute la pensée de la philosophie et des sciences de la nature au cours d’une évolution de deux mille ans, et le produit de cette longue histoire elle-même. " Nous entendons bien aussi nous mettre en position de départ telle que pour nous la philosophie soit surclassée. C’est le sort, je pense, de tous ceux pour qui la réalité n’a pas seulement une importance théorique mais encore est une question de vie ou de mort d’en appeler passionnément, comme l’a voulu Feuerbach, à cette réalité : le nôtre de donner comme nous la donnons, totalement, sans réserves, notre adhésion au principe du matérialisme historique, le sien de jeter à la face du monde intellectuel ébahi l’idée que " l’homme est ce qu’il mange " et qu’une révolution future aurait plus de chances de succès si le peuple recevait une meilleure nourriture, en l’espèce des pois au lieu de pommes de terre.

Notre adhésion au principe du matérialisme historique… il n’y a pas moyen de jouer sur ces mots. Que cela ne dépende que de nous – je veux dire pourvu que le communisme ne nous traite pas seulement en bêtes curieuses destinées à exercer dans ses rangs la badauderie et la défiance, – et nous nous montrerons capables de faire, au point de vue révolutionnaire, tout notre devoir. C’est là, malheureusement, un engagement qui n’intéresse que nous : je n’ai pu, en ce qui me concerne par exemple, il y a deux ans, passer comme je le voulais, libre et inaperçu, le seuil de cette maison du parti français où tant d’individus non recommandables, policiers et autres, ont pourtant licence de s’ébattre comme dans un moulin. Au cours de trois interrogatoires de plusieurs heures, j’ai dû défendre le surréalisme de l’accusation puérile d’être dans son essence un mouvement politique d’orientation nettement anti-communiste et contre-révolutionnaire. De procès foncier de mes idées, inutile de dire que de la part de ceux qui me jugeaient, je n’avais pas à en attendre. " Si vous êtes marxiste, braillait vers cette époque Michel Marty à l’adresse de l’un de nous, vous n’avez pas besoin d’être surréaliste. " Surréalistes, ce n’est bien entendu pas nous qui nous étions prévalus de l’être en cette circonstance : cette qualification nous avait précédés malgré nous comme eût aussi bien pu le faire celle de " relativistes " pour des einsteiniens, de " psychanalystes " pour des freudiens. Quelle misère ! Comment ne pas s’inquiéter terriblement d’un tel affaiblissement du niveau idéologique d’un parti naguère sorti si brillamment armé de deux des plus fortes têtes du dix-neuvième siècle ! On ne le sait que trop : le peu que je puis tirer à cet égard de mon expérience personnelle est à la mesure du reste. On me demandait de faire à la cellule " du gaz " un rapport sur la situation italienne en spécifiant que je n’eusse à m’appuyer que sur des faits statistiques (production de l’acier, etc.) et surtout pas d’idéologie. Je n’ai pas pu.

J’accepte, cependant, que par suite d’une méprise, rien de plus, on m’ait pris dans le parti communiste pour un des intellectuels les plus indésirables. Ma sympathie est, par ailleurs, trop exclusivement acquise à la masse de ceux qui feront la révolution sociale pour pouvoir se ressentir des effets passagers de cette mésaventure. Ce que je n’accepte pas, c’est que, séduits par des possibilités de mouvement particulières, certains intellectuels que je connais, et dont les déterminations morales me paraissent sujettes à caution, ayant essayé sans succès de la poésie, de la philosophie, se rabattent sur l’agitation révolutionnaire, grâce à la confusion qui y règne parviennent à faire plus ou moins illusion et, pour se faire bien voir, n’aient rien de plus pressé que de renier bruyamment ce qui, comme le surréalisme, leur a donné à penser le plus clair de ce qu’ils pensent mais aussi les astreignait à rendre des comptes et à justifier humainement de leur position. À leur grande satisfaction ce contrôle ne peut avoir lieu dans les milieux politiques et libre à eux, dès lors, de

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donner corps à leur ambition, à cette ambition qui préexistait en eux, c’est là le point grave, à la découverte de leur prétendue vocation révolutionnaire. Il faut les voir prêcher d’autorité aux vieux militants, il faut les voir brûler en moins de temps qu’il n’en faudrait pour brûler leur porte-plume, les étapes de la pensée critique plus sévère ici que partout ailleurs, il faut les voir, l’un prendre à témoin un petit buste à trois francs quatre-vingt quinze de Lénine, l’autre taper sur le ventre de Trotsky. Ce que je n’accepte pas davantage c’est que des gens avec qui nous nous sommes trouvés en contact et de qui, pour l’avoir éprouvée à nos dépens, nous avons dénoncé à toute occasion depuis trois ans la mauvaise foi, l’arrivisme et les fins contre-révolutionnaires, les Morhange, les Politzer et les Lefèvre, trouvent le moyen de capter la confiance des dirigeants du parti communiste au point de pouvoir publier, avec l’apparence au moins de leur approbation, deux numéros d’une Revue de Psychologie concrète et sept numéros de la Revue Marxiste, au bout desquels ils se chargent de nous édifier définitivement sur leur bassesse, le second en se décidant, au bout d’un an de " travail " en commun et de complicité, à aller, parce qu’on parle de supprimer la psychologie concrète qui ne se " vend " pas, donner au parti le premier, coupable d’avoir dissipé en un jour à Monte-Carlo une somme de deux cent mille francs qui lui avait été confiée pour servir à la propagande révolutionnaire, et celui-ci, outré seulement de ce procédé, venant brusquement s’ouvrir à moi de son indignation mais reconnaissant sans difficultés que le fait est exact. Il est donc permis aujourd’hui, M. Rappoport aidant, d’abuser du nom de Marx, en France, sans que personne y voie le moindre mal. Je demande, dans ces conditions, qu’on me dise où en est la moralité révolutionnaire.

On conçoit que la facilité d’en imposer aussi complètement que ces messieurs à ceux qui les accueillent, hier à l’intérieur du parti communiste, demain dans l’opposition de ce parti, ait été et doive être encore pour tenter quelques intellectuels peu scrupuleux, pris aussi bien dans le surréalisme qui n’a pas, ensuite, de plus déclarés adversaires. Les uns, à la manière de M. Baron, auteur de poèmes assez habilement démarqués d’Apollinaire, mais de plus jouisseur à la diable et, faute absolue d’idées générales, dans la forêt immense du surréalisme pauvre petit coucher de soleil sur une mare stagnante, apportent au monde " révolutionnaire " le tribut d’une exaltation de collège, d’une ignorance " crasse " agrémentées de visions de quatorze juillet. (Dans un style impayable, M. Baron m’a fait part, il y a quelques mois, de sa conversion au léninisme intégral. Je tiens sa lettre, où les propositions les plus cocasses le disputent à de terribles lieux communs empruntés au langage de l’Humanité et à des protestations d’amitié touchantes, à la disposition des amateurs. Je n’en reparlerai que s’il m’y oblige.) Les autres, à la manière de M. Naville, de qui nous attendrons patiemment que son inassouvissable soif de notoriété le dévore – en un rien de temps il a été directeur de l'Œuf dur, directeur de la Révolution Surréaliste, il a eu la haute main sur l’Etudiant d’avant-garde, il a été directeur de Clarté, de la Lutte de Classes, il a failli être directeur du Camarade, le voici maintenant grand premier rôle à la Vérité – les autres s’en voudraient de devoir à quelque cause que ce soit autre chose qu’un petit salut de protection comme en ont, à l’adresse des malheureux, les dames des bonnes œuvres qui, ensuite, en deux mots vont leur dire quoi faire. Rien qu’à voir passer M. Naville, le parti communiste français, le parti russe, la plupart des oppositionnels de tous les pays au premier rang desquels les hommes envers qui il eut pu avoir contracté une dette : Boris Souvarine, Marcel Fourrier, tout comme le surréalisme et moi, ont fait figure de nécessiteux. M. Baron qui écrivit l’Allure poétique est à cette allure ce que M. Naville est à l’allure révolutionnaire. Un stage de trois mois dans le parti communiste, s’est dit M. Naville, voilà qui est bien suffisant puisque l’intérêt, pour moi, est de faire valoir que j’en suis sorti. M. Naville, tout au moins le père de M. Naville, est fort riche. (Pour ceux de mes lecteurs qui ne sont pas ennemis du pittoresque, j’ajouterai que le bureau directorial de la Lutte de Classes est situé 15, rue de Grenelle, dans une propriété de famille de M. Naville, qui n’est autre que l’ancien hôtel des ducs de La Rochefoucauld.) De telles considérations me semblent moins indifférentes que jamais. Je remarque, en effet, que M. Morhange, au moment où il entreprend de fonder la Revue Marxiste, est commandité à cet effet de 5 millions par M. Friedmann. Sa malchance à la roulette a beau l’obliger à rembourser peu après la plus grande partie de cette somme, il n’en reste pas moins que c’est grâce à cette aide financière exorbitante qu’il parvient à usurper la place qu’on sait et à y faire excuser son incompétence notoire. C’est également en souscrivant un certain nombre de parts de fondateur de l’entreprise " Les Revues ", dont dépendait la Revue Marxiste que M. Baron, qui venait d’hériter, put croire que de plus vastes horizons s’ouvraient devant lui. Or, lorsque M. Naville nous fit part, il y a quelques mois, de son intention de faire paraître le Camarade, journal qui répondait, d’après lui, à la nécessité de donner une nouvelle vigueur à la critique oppositionnelle mais qui, en réalité, devait surtout lui permettre de prendre de Fourrier, trop clairvoyant, un de ces congés sourds dont il a l’habitude, j’ai été curieux d’apprendre de sa bouche qui faisait les frais de cette publication, publication dont, comme je l’ai dit, il devait être directeur, et seul directeur bien entendu.

Etaient-ce ces mystérieux " amis " avec lesquels on engage de longues conversations très amusantes à chaque dernière page de journal et qu’on prétend intéresser si vivement

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au prix du papier ? Non pas. C’étaient purement et simplement M. Pierre Naville et son frère, pour une somme de 15 000 francs sur 20 000. Le reste était fourni par de soi-disant " copains " de Souvarine, dont M. Naville dut avouer qu’il ne connaissait même pas les noms. On voit que, pour faire prédominer son point de vue dans les milieux qui, à cet égard, devraient se montrer pourtant les plus stricts, il importe moins que ce point de vue soit par lui-même imposable que d’être le fils d’un banquier. M. Naville, qui pratique avec art, en vue du résultat classique, la méthode de division des personnes, ne reculera, c’est bien clair, devant aucun moyen pour arriver à régenter l’opinion révolutionnaire. Mais, comme dans cette même forêt allégorique où je voyais tout à l’heure M. Baron déployer des grâces de tétard il y a eu déjà quelques mauvais jours pour ce serpent boa de mauvaise mine, il n’est, fort heureusement, pas dit que des dompteurs de la force de Trotsky et même de Souvarine ne finiront pas par mettre à la raison l’éminent reptile. Pour l’instant nous savons seulement qu’il revient de Constantinople en compagnie du petit volatile Francis Gérard. Les voyages, qui forment la jeunesse, ne déforment pas la bourse de M. Naville père. Il est aussi de tout premier intérêt d’aller dégoûter Léon Trotsky de ses seuls amis. Une dernière question, toute platonique, à M. Naville : QUI entretient la Vérité, organe de l’opposition communiste, où votre nom grossit chaque semaine et s’étale dès maintenant en première page ? Merci.

Si j’ai cru bon de m’étendre assez longuement sur de tels sujets, c’est d’abord pour signifier que contrairement à ce qu’ils voudraient faire croire, tous ceux de nos anciens collaborateurs qui se disent aujourd’hui bien revenus du surréalisme, sans en excepter un seul, en ont été par nous chassés : encore n’était-il pas inutile qu’on sût pour quel genre de raison. C’était, ensuite, pour montrer que, si le surréalisme se considère comme lié indissolublement, par suite des affinités que j’ai signalées, à la démarche de la pensée marxiste et à cette démarche seule, il se défend et sans doute il se défendra encore longtemps de choisir entre les deux courants très généraux qui roulent, à l’heure actuelle, les uns contre les autres des hommes qui, pour ne pas avoir la même conception tactique, ne s’en sont pas moins révélés de part et d’autre comme de francs révolutionnaires. Ce n’est pas au moment où Trotsky, par une lettre datée du 25 septembre 1929, accorde que dans l’Internationale, " le fait d’une conversion de la direction officielle vers la gauche est patent " et où, pratiquement, il appuie de toute son autorité la demande de réintégration de Racovsky, de Cassior et d’Okoudjava, susceptible d’entraîner la sienne propre, que nous allons nous faire plus irréductibles que lui-même. Ce n’est pas au moment où la seule considération du plus pénible conflit qui soit entraîne, de la part de tels hommes, abstraction faite publiquement au moins de leurs plus définitives réserves, un nouveau pas dans la voie du ralliement, que nous allons, même de très loin, chercher à envenimer la plaie sentimentale de la répression comme le fait M. Panaït Istrati et comme l’en félicite M. Naville, tout en lui tirant gentiment l’oreille : " Istrati, tu aurais mieux fait de ne pas publier un fragment de ton livre dans un organe comme la Nouvelle Revue Française " (*), etc. Notre intervention, en pareille matière, ne tend qu’à mettre en garde les esprits sérieux contre un petit nombre d’individus que, par expérience, nous savons être des niais, des fumistes ou des intrigants mais, de toute manière, des êtres révolutionnairement malintentionnés. C’est à peu près tout ce qu’il nous est actuellement donné de faire de ce côté. Nous sommes les premiers à regretter que ce soit si peu.

(*) Sur Panaït Istrati et l’affaire Roussakov, voir La N. R. F., 1er octobre ; La Vérité, 11 octobre 1929.

Pour que de tels écarts, de telles volte-faces, de tels abus de confiance de tous ordres soient possibles sur le terrain même où je viens de me placer, il faut assurément que tout soit un assez beau parterre de dérision et qu’il y ait à peine lieu de compter sur l’activité désintéressée de plus de quelques hommes à la fois. Si la tâche révolutionnaire elle-même, avec toutes les rigueurs que son accomplissement suppose, n’est pas de nature à séparer d’emblée les mauvais des bons et les faux des sincères, si, à son plus grand dam, force lui est d’attendre qu’une série d’événements extérieurs se chargent de démasquer les uns et de parer d’un reflet d’immortalité le visage nu des autres, comment veut-on qu’il n’en aille pas plus misérablement encore de ce qui n’est pas cette tâche proprement dite et, par exemple, de la tâche surréaliste dans la mesure où cette seconde tâche ne se confond pas seulement avec la première ? Il est normal que le surréalisme se manifeste au milieu et peut-être au prix d’une suite ininterrompue de défaillances, de zigzags et de défections qui exigent à tout instant la remise en question de ses données originelles, c’est-à-dire le rappel au principe initial de son activité, joint à l’interrogation du demain joueur qui veut que les cœurs " s’éprennent " et se déprennent. Tout n’a pas été tenté, je dois le dire, pour mener à bien cette entreprise, ne serait-ce qu’en tirant parti jusqu’au bout des moyens qui ont été définis pour les nôtres et en éprouvant profondément les modes d’investigation qui, à l’origine du mouvement qui nous occupe, ont été préconisés. Le problème de l’action sociale n’est, je tiens à y revenir et j’y insiste, qu’une des formes d’un problème plus général que le surréalisme s’est mis en devoir de soulever

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et qui est celui de l’expression humaine sous toutes ses formes. Qui dit expression dit, pour commencer, langage. Il ne faut donc pas s’étonner de voir le surréalisme se situer tout d’abord presque uniquement sur le plan du langage et, non plus, au retour de quelque incursion que ce soit, y revenir comme pour le plaisir de s’y comporter en pays conquis. Rien, en effet, ne peut plus empêcher que, pour une grande part, ce pays ne soit conquis. Les hordes de mots littéralement déchaînés auxquels Dada et le surréalisme ont tenu à ouvrir les portes, quoi qu’on en ait, ne sont pas de celles qui se retirent si vainement. Elles pénétreront sans hâte, à coup sûr, dans les petites villes idiotes de la littérature qui s’enseigne encore et, confondant sans peine ici les bas et les hauts quartiers, elles feront posément une belle consommation de tourelles. Sous prétexte que, par nos soins, la poésie est, à ce jour, tout ce qui se trouve sérieusement ébranlé, la population ne se méfie pas trop, elle construit çà et là des digues sans importance. On feint de ne pas trop s’apercevoir que le mécanisme logique de la phrase se montre à lui seul de plus en plus impuissant, chez l’homme, à déclancher la secousse émotive qui donne réellement quelque prix à sa vie. Par contre les produits de cette activité spontanée ou plus spontanée, directe ou plus directe, comme ceux que lui offre de plus en plus nombreux le surréalisme sous forme de livres, de tableaux et de films et qu’il a commencé par regarder avec stupeur, il s’en entoure maintenant et il s’en remet plus ou moins timidement à eux du soin de bouleverser sa façon de sentir. Je sais : cet homme n’est pas encore tout homme et il faut lui laisser " le temps " de le devenir. Mais voyez de quelle admirable et perverse insinuation se sont déjà montrées capables un petit nombre d’œuvres toutes modernes, celles même où le moins qu’on puisse dire est qu’il y règne un air particulièrement insalubre : Baudelaire, Rimbaud (en dépit des réserves que j’ai faites), Huysmans, Lautréamont, pour m’en tenir à la poésie. Ne craignons pas de nous faire une loi de cette insalubrité. Il doit ne pas pouvoir être dit que nous n’avons pas tout fait pour anéantir cette stupide illusion de bonheur et d’entente que ce sera la gloire du dix-neuvième siècle d’avoir dénoncée. Certes nous n’avons pas cessé d’aimer fanatiquement ces rayons de soleil plein de miasmes. Mais, à l’heure où les pouvoirs publics, en France, s’apprêtent à célébrer grotesquement par des fêtes le centenaire du romantisme, nous disons, nous, que ce romantisme dont nous voulons bien, historiquement, passer aujourd’hui pour la queue, mais alors la queue tellement préhensile, de par son essence même en 1930 réside tout entier dans la négation de ces pouvoirs et de ces fêtes, qu’avoir cent ans d’existence pour lui c’est la jeunesse, que ce qu’on a appelé à tort son époque héroïque ne peut plus honnêtement passer que pour le vagissement d’un être qui commence seulement à faire connaître son désir à travers nous et qui, si l’on admet que ce qui a été pensé avant lui – " classiquement " – était le bien, veut incontestablement tout le mal.

Il est regrettable, je commençais à le dire plus haut, que des efforts plus systématiques et plus suivis, comme n’a pas encore cessé d’en réclamer le surréalisme, n’aient été fournis dans la voie de l’écriture automatique, par exemple, et des récits de rêves. Malgré l’insistance que nous avons mise à introduire des textes de ce caractère dans les publications surréalistes et la place remarquable qu’ils occupent dans certains ouvrages, il faut avouer que leur intérêt a quelquefois peine à s’y soutenir ou qu’ils y font un peu trop l’effet de " morceaux de bravoure ". L’apparition d’un poncif indiscutable à l’intérieur de ces textes est aussi tout à fait préjudiciable à l’espèce de conversion que nous voulions opérer par eux. La faute en est à la très grande négligence de la plupart de leurs auteurs qui se satisfirent généralement de laisser courir la plume sur le papier sans observer le moins du monde ce qui se passait alors en eux, – ce dédoublement étant pourtant plus facile à saisir et plus intéressant à considérer que celui de l’écriture réfléchie – ou de rassembler d’une manière plus ou moins arbitraire des éléments oniriques destinés davantage à faire valoir leur pittoresque qu’à permettre d’apercevoir utilement leur jeu. Une telle confusion est, bien entendu, de nature à nous priver de tout le bénéfice que nous pourrions trouver à ces sortes d’opérations. La grande valeur qu’elles présentent pour le surréalisme tient en effet, à ce qu’elles sont susceptibles de nous livrer des étendues logiques particulières, très précisément celles où jusqu’ici la faculté logique, exercée en tout et pour tout dans le conscient, n’agit pas. Ici non plus le surréalisme, que nous avons vu socialement adopter de propos délibéré la formule marxiste, n’entend pas faire bon marché de la critique freudienne des idées : tout au contraire il tient cette critique pour la première et pour la seule vraiment fondée. S’il lui est impossible d’assister indifférent au débat qui met aux prises sous ses yeux les représentants qualifiés des diverses tendances psychanalytiques – tout comme il est amené, au jour le jour, à considérer avec passion la lutte qui se poursuit à la tête de l’Internationale – il n’a pas à intervenir dans une controverse qui lui paraît ne pouvoir longtemps encore se poursuivre utilement qu’entre praticiens. Ce n’est pas là le domaine dans lequel il entend faire valoir le résultat de ses expériences personnelles. Mais, comme il est donné de par leur nature à ceux qu’il rassemble, de prendre en considération toute spéciale cette donnée freudienne sous le coup de laquelle tombe la plus grande partie de leur agitation en tant qu’hommes – souci de créer, de détruire artistiquement – je veux parler de la définition du phénomène de

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" sublimation " (*), le surréalisme demande essentiellement à ceux-ci d’apporter à l’accomplissement de leur mission une conscience nouvelle, de faire en sorte de suppléer par une auto-observation qui présente une valeur exceptionnelle dans leur cas, à ce que laisse d’insuffisant la pénétration des états d’âme dits " artistiques " par des hommes qui ne sont pas artistes mais pour la plupart médecins. Par ailleurs il exige que, par le chemin inverse de celui que nous venons de les voir suivre, ceux qui possèdent, au sens freudien, la " précieuse faculté " dont nous parlons, s’appliquent à étudier sous ce jour le mécanisme complexe entre tous de l’inspiration et, à partir du moment où l’on cesse de tenir celle-ci pour une chose sacrée, que tout à la confiance qu’ils ont en son extraordinaire vertu, ils ne songent qu’à faire tomber ses derniers liens, et ce qu’on n’eut jamais encore osé concevoir, à se la soumettre. (Inutile de s’embarrasser à ce propos de subtilités, on sait assez ce qu’est l’inspiration. Il n’y a pas à s’y méprendre ; c’est elle qui a pourvu aux besoins suprêmes d’expression en tout temps et en tous lieux. On dit communément qu’elle y est ou qu’elle n’y est pas et, si elle n’y est pas, rien de ce que suggèrent auprès d’elle l’habileté humaine qu’oblitère l’intérêt, l’intelligence discursive et le talent qui s’acquiert par le travail ne peut nous guérir de son absence. Nous la reconnaissons sans peine à cette prise de possession totale de notre esprit qui, de loin en loin, empêche que pour tout problème posé nous soyons le jouet d’une solution rationnelle plutôt que d’une autre solution rationnelle, à cette sorte de court-circuit qu’elle provoque entre une idée donnée et sa répondante (écrite par exemple). Tout comme dans le monde physique, le court-circuit se produit quand les deux " pôles " de la machine se trouvent réunis par un conducteur de résistance nulle ou trop faible. En poésie, en peinture, le surréalisme a fait l’impossible pour multiplier ces courts-circuits. Il ne tient et il ne tiendra jamais à rien tant qu’à reproduire artificiellement ce moment idéal où l’homme, en proie à une émotion particulière, est soudain empoigné par ce " plus fort que lui " qui le jette, à son corps défendant, dans l’immortel. Lucide, éveillé, c’est avec terreur qu’il sortirait de ce mauvais pas. Le tout est qu’il n’en soit pas libre, qu’il continue à parler tout le temps que dure la mystérieuse sonnerie : c’est, en effet, par où il cesse de s’appartenir qu’il nous appartient). Ces produits de l’activité psychique, aussi distraits que possible de la volonté de signifier, aussi allégés que possible des idées de responsabilité toujours prêtes à agir comme freins, aussi indépendants que possible de tout ce qui n’est pas la vie passive de l’intelligence, ces produits que sont l’écriture automatique et les récits de rêves, présentent à la fois l’avantage d’être seuls à fournir des éléments d’appréciation de grand style à une critique qui, dans le domaine artistique, se montre étrangement désemparée, de permettre un reclassement général des valeurs lyriques et de proposer une clé qui, capable d’ouvrir indéfiniment cette boîte à multiple fond qui s’appelle l’homme, le dissuade de faire demi-tour, pour des raisons de conservation simple, quand il se heurte dans l’ombre aux portes extérieurement fermées de l' " au-delà ", de la réalité, de la raison, du génie et de l’amour. Un jour viendra où l’on ne se permettra plus d’en user cavalièrement, comme on l’a fait, avec ces preuves palpables d’une existence autre que celle que nous pensons mener. On s’étonnera alors que, serrant la vérité d’aussi près que nous l’avons fait, nous ayons pris soin dans l’ensemble de nous ménager un alibi littéraire ou autre plutôt que, sans savoir nager, de nous jeter à l’eau, sans croire au phénix d’entrer dans le feu pour l’atteindre.

(*) " Plus on approfondit la pathogénie des maladies nerveuses, dit Freud, plus on aperçoit les relations qui les unissent aux autres phénomènes de la vie psychique de l’homme, même à ceux auxquels nous attachons le plus de valeur. Et nous voyons combien la réalité, malgré nos prétentions, nous satisfait peu ; aussi sous la pression de nos refoulements intérieurs, entreprenons-nous au-dedans de nous toute une vie de fantaisie qui, en réalisant nos désirs, compense les insuffisances de l’existence véritable. L’homme énergique et qui réussit (" qui réussit " : je laisse bien entendu a Freud la responsabilité de ce vocabulaire), c’est celui qui parvient à transmuer en réalités les fantaisies du désir. Quand cette transmutation échoue par la faute des circonstances extérieures et de la faiblesse de l’individu, celui-ci se détourne du réel ; il se retire dans l’univers plus heureux de son rêve ; en cas de maladie il en transforme le contenu en symptômes. Dans certaines conditions favorables il peut encore trouver un autre moyen de passer de ses fantaisies à la réalité, au lieu de s’écarter définitivement d’elle par régression dans le domaine infantile ; j’entends que s’il possède le don artistique, psychologiquement si mystérieux, il peut, au lieu de symptômes, transformer ses rêves en créations artistiques. Ainsi échappe-t-il au destin de la névrose et trouve-t-il par ce détour un rapport avec la réalité. "

La faute, je le répète, n’en aura pas été à nous tous indistinctement. En traitant du manque de rigueur et de pureté dans lequel ont quelque peu sombré ces démarches élémentaires, je compte bien faire apercevoir ce qu’il y a de contaminé, à l’heure actuelle, dans ce qui passe, à travers déjà trop d’œuvres, pour l’expression valable du surréalisme. Je nie, pour une grande part, l’adéquation de cette expression à cette idée. C’est à l’innocence, à la colère de quelques hommes à venir qu’il appartiendra de dégager du surréalisme ce qui ne peut manquer d’être encore vivant, de le restituer, au prix d’un assez beau saccage, à son but propre. D’ici là il nous suffira, à mes amis et à moi, d’en redresser, comme je le fais ici, d’un coup d’épaule la silhouette inutilement chargée de fleurs mais toujours impérieuse. La très faible mesure dans laquelle, d’ores et déjà, le surréalisme nous échappe

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n’est, d’ailleurs, pas pour nous faire craindre qu’il serve à d’autres contre nous. Il est, naturellement, dommage que Vigny ait été un être si prétentieux et si bête, que Gautier ait eu une vieillesse gâteuse, mais ce n’est pas dommage pour le romantisme. On s’attriste de penser que Mallarmé fût un parfait petit bourgeois, ou qu’il y eût des gens pour croire à la valeur de Moréas, mais, si le symbolisme était quelque chose, on ne s’attristerait pas pour le symbolisme, etc. De la même manière, je ne pense pas qu’il y ait grave inconvénient pour le surréalisme à enregistrer la perte de telle ou telle individualité même brillante, et notamment au cas où celle-ci qui, par là-même, n’est plus entière, indique par tout son comportement qu’elle désire rentrer dans la norme. C’est ainsi qu’après lui avoir laissé un temps incroyable pour se reprendre à ce que nous espérions n’être qu’un abus passager de sa faculté critique, j’estime que nous nous trouvons dans l’obligation de signifier à Desnos que, n’attendant absolument plus rien de lui, nous ne pouvons que le libérer de tout engagement pris naguère vis-à-vis de nous. Sans doute je m’acquitte de cette tâche avec une certaine tristesse. À l’encontre de nos premiers compagnons de route que nous n’avons jamais songé à retenir, Desnos a joué dans le surréalisme un rôle nécessaire, inoubliable et le moment serait sans doute plus mal choisi qu’aucun autre pour le contester. (Mais Chirico aussi, n’est-ce pas, et cependant…) Des livres comme Deuil pour Deuil, La liberté ou l’amour, C’est les bottes de sept lieues cette phrase : Je me vois, et tout ce que la légende, moins belle que la réalité, accordera à Desnos pour prix d’une activité qui ne se dépensa pas uniquement à écrire des livres, militeront longtemps en faveur de ce qu’il est maintenant en posture de combattre. Qu’il suffise de savoir que ceci se passait il y a quatre ou cinq ans. Depuis lors, Desnos, grandement desservi dans ce domaine par les puissances mêmes qui l’avaient quelque temps soulevé et dont il paraît ignorer encore qu’elles étaient des puissances de ténèbres, s’avisa malheureusement d’agir sur le plan réel où il n’était qu’un homme plus seul et plus pauvre qu’un autre, comme ceux qui ont vu, je dis : vu, ce que les autres craignent de voir et qui, plutôt qu’à vivre ce qui est, sont condamnés à vivre ce qui " fut " et ce qui " sera ". " Faute de culture philosophique ", comme il l’avance aujourd’hui ironiquement, faute de culture philosophique non pas, mais peut-être faute d’esprit philosophique et faute aussi, par suite, de savoir préférer son personnage intérieur à tel ou tel personnage extérieur de l’histoire – tout de même quelle idée enfantine : être Robespierre ou Hugo ! Tous ceux qui le connaissent savent que c’est ce qui aura empêché Desnos d’être Desnos, il crut pouvoir se livrer impunément à une des activités les plus périlleuses qui soient, l’activité journalistique, et négliger en fonction d’elle de répondre pour son compte à un petit nombre de sommations brutales en face desquelles, chemin faisant, le surréalisme s’est trouvé : marxisme ou anti-marxisme, par exemple. Maintenant que cette méthode individualiste a fait ses preuves, que cette activité chez Desnos a complètement dévoré l’autre, il nous est cruellement impossible de ne pas déposer, à ce sujet, de conclusions. Je dis que cette activité dépassant à l’heure actuelle les cadres dans lesquels il n’était déjà pas très tolérable qu’elle s’exerçât (Paris Soir, le Soir, le Merle) il y a lieu de la dénoncer comme confusionnelle au premier chef. L’article intitulé " Les Mercenaires de l’Opinion " et jeté en don de joyeux avènement à la remarquable poubelle qu’est la revue Bifur est suffisamment éloquent par lui-même : Desnos y prononce sa condamnation et en quel style ! " Les mœurs du rédacteur sont multiples. C’est en général un employé, relativement ponctuel, passablement paresseux ", etc. On y relève des hommages à M. Merle, à M. Clemenceau et cet aveu, plus désolant encore que le reste, à savoir que " le journal est un ogre qui tue ceux grâce auxquels il vit. "

Comment s’étonner, après cela, de lire dans un journal quelconque ce stupide petit entrefilet : " Robert Desnos, poète surréaliste, à qui Man Ray demanda le scénario de son film Étoile de mer, fit avec moi, l’an dernier, un voyage à Cuba. Et savez-vous ce qu’il me récitait sous les étoiles tropicales, Robert Desnos ? Des alexandrins, des a-le-xan-drins. Et (mais n’allez point le répéter, et couler ainsi ce charmant poète), quand ces alexandrins n’étaient pas de Jean Racine, ils étaient de lui. " Je pense, en effet, que les alexandrins en question vont de pair avec la prose parue dans Bifur. Cette plaisanterie, qui a fini par ne plus même être douteuse, a commencé le jour où Desnos, rivalisant dans ce pastiche avec M. Ernest Raynaud, s’est cru autorisé à fabriquer de toutes pièces un poème de Rimbaud qui nous manquait. Ce poème, qui ne doute de rien, a paru malheureusement sous le titre : Les Veilleurs, d’Arthur Rimbaud, en tête de La liberté ou l’Amour. Je ne pense pas qu’il ajoute rien, non plus que ceux du même genre qui ont suivi, à la gloire de Desnos. Il importe, en effet, non seulement d’accorder aux spécialistes que ces vers sont mauvais (faux, chevillés et creux) mais encore de déclarer que, du point de vue surréaliste, ils témoignent d’une ambition ridicule et d’une incompréhension inexcusable des fins poétiques actuelles.

Et voilà donc où mène l’usage immodéré du don verbal, quand il est destiné à masquer une absence radicale de pensée et à renouer avec la tradition imbécile du poète " dans les nuages " : à l’heure où cette tradition est rompue et, quoi qu’en pensent quelques rimailleurs attardés, bien rompue, où elle a cédé aux efforts conjugués de ces hommes que nous mettons en avant parce qu’ils ont vraiment voulu dire quelque chose : Borel, le Nerval d’Aurélia, Baudelaire, Lautréamont, le Rimbaud de 1874-75, le premier Huysmans, l’Apollinaire des " poèmes-conversations " et

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des " Quelconqueries ", il est pénible qu’un de ceux que nous croyions être des nôtres entreprenne de nous faire tout extérieurement le coup de " Bateau ivre " ou de nous réendormir au bruit des " Stances ". Il est vrai que la question poétique a cessé ces dernières années de se poser sous l’angle essentiellement formel et, certes, il nous intéresse davantage de juger de la valeur subversive d’une œuvre comme celle d’Aragon, de Crevel, d’Eluard, de Péret, en lui tenant compte de sa lumière propre et de ce qu’à cette lumière l’impossible rend au possible, le permis vole au défendu, que de savoir pourquoi tel ou tel écrivain juge bon, çà et là, d’aller à la ligne. Raison de moins pour qu’on vienne nous entretenir encore de la césure : pourquoi ne se trouverait-il pas aussi parmi nous de partisans d’une technique particulière du " vers libre " et n’irait-on pas déterrer le cadavre Robert de Souza ? Desnos veut rire : nous ne sommes pas prêts à rassurer le monde si facilement.

Chaque jour nous apporte, dans l’ordre de la confiance et de l’espoir placés, à de rares exceptions près, beaucoup trop généreusement dans les êtres, une déception nouvelle qu’il faut avoir le courage d’avouer, ne serait-ce, par mesure d’hygiène mentale, que pour la porter au compte horriblement débiteur de la vie. Libre n’était pas à Duchamp d’abandonner la partie qu’il jouait aux environs de la guerre pour une partie d’échecs interminable qui donne peut-être une idée curieuse d’une intelligence répugnant à servir mais aussi – toujours cet exécrable Harrar – paraissant lourdement affligée de scepticisme dans la mesure où elle refuse de dire pourquoi. Bien moins encore convient-il que nous passions à M. Ribemont-Dessaignes de donner pour suite à l’Empereur de Chine une série d’odieux petits romans policiers, même signés : Dessaignes, dans les plus basses feuilles cinématographiques. Je m’inquiète enfin de penser que Picabia pourrait être à la veille de renoncer à une attitude de provocation et de rage presque pures, que parfois nous-mêmes avons trouvé difficile de concilier avec la nôtre, mais qui, du moins en poésie et en peinture, nous a toujours semblé se défendre admirablement : " S’appliquer à son travail, y apporter le " métier " sublime, aristocratique, qui n’a jamais empêché l’inspiration poétique et seul, permet à une œuvre de traverser les siècles et de rester jeune… il faut faire attention… il faut serrer les rangs et ne pas chercher à se tirer dans les jambes entre " consciencieux "… il faut favoriser l’éclosion de l’idéal " etc. Même par pitié pour Bifur où ces lignes ont paru, est-ce bien le Picabia que nous connaissons qui parle ainsi ?

Ceci dit, il nous prend par contre l’envie de rendre à un homme de qui nous nous sommes trouvés séparés durant de longues années cette justice que l’expression de sa pensée nous intéresse toujours, qu’à en juger par ce que nous pouvons lire encore de lui, ses préoccupations ne nous sont pas devenues étrangères et que, dans ces conditions, il y a peut-être lieu de penser que notre mésentente avec lui n’était fondée sur rien de si grave que nous avons pu croire. Sans doute est-il possible que Tzara qui, au début de 1922, époque de la liquidation de " Dada " en tant que mouvement, n’était plus d’accord avec nous sur les moyens pratiques de poursuivre l’activité commune, ait été victime de préventions excessives que nous avions, de ce fait, contre lui – il en avait aussi d’excessives contre nous – et que, lors de la trop fameuse représentation du Cœur à barbe, pour faire prendre le tour qu’on sait à notre rupture, il ait suffi de sa part d’un geste malencontreux sur le sens duquel il déclare – je le sais depuis peu – que nous nous sommes mépris. C’est très volontiers, pour ma part, que j’accepte de m’en tenir à cette version et je ne vois dès lors aucune raison de ne pas insister, auprès de tous ceux qui y ont été mêlés, pour que ces incidents tombent dans l’oubli. Depuis qu’ils ont eu lieu, j’estime que l’attitude intellectuelle de Tzara n’ayant pas cessé d’être nette, ce serait faire preuve d’étroitesse d’esprit que de ne pas publiquement lui en donner acte. En ce qui nous concerne, mes amis et moi, nous aimerions montrer par ce rapprochement que ce qui guide, en toutes circonstances, notre conduite, n’est rien moins que le désir sectaire de faire prévaloir à tout prix un point de vue que nous ne demandons pas même à Tzara de partager intégralement, mais bien plutôt le souci de reconnaître la valeur – ce qui est pour nous la valeur – où elle est. Nous croyons à l’efficacité de la poésie de Tzara et autant dire que nous la considérons, en dehors du surréalisme, comme la seule vraiment située. Quand je parle de son efficacité, j’entends signifier qu’elle est opérante dans le domaine le plus vaste et qu’elle est un pas marqué aujourd’hui dans le sens de la délivrance humaine. Quand je dis qu’elle est située on comprend que je l’oppose à toutes celles qui pourraient être aussi bien d’hier et d’avant-hier : au premier rang des choses que Lautréamont n’a pas rendu complètement impossibles, il y a la poésie de Tzara. " De nos oiseaux " venant à peine de paraître, ce n’est fort heureusement pas le silence de la presse qui arrêtera sitôt ses méfaits.

Sans donc avoir besoin de demander à Tzara de se ressaisir, nous voudrions simplement l’engager à rendre son activité plus manifeste qu’elle ne put être ces dernières années. Le sachant désireux lui-même d’unir, comme par le passé, ses efforts aux nôtres, rappelons-lui qu’il écrivait, de son propre aveu, " pour chercher des hommes et rien de plus ". À cet égard, qu’il s’en souvienne, nous étions comme lui. Ne laissons pas croire que nous nous sommes ainsi trouvés, puis perdus.

Je cherche, autour de nous, avec qui échanger encore, si possible, un signe d’intelligence, mais non : rien. Peut-être sied-il, tout au plus, de faire observer à Daumal, qui ouvre dans le Grand jeu une intéressante enquête sur le Diable, que rien ne nous retiendrait d’approuver

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une grande partie des déclarations qu’il signe seul ou avec Lecomte, si nous ne restions sur l’impression passablement désastreuse de sa faiblesse en une circonstance donnée (*) ? Il est regrettable, d’autre part, que Daumal ait évité jusqu’ici de préciser sa position personnelle et, pour la part de responsabilité qu’il y prend, celle du Grand jeu à l’égard du surréalisme. On comprend mal que ce qui tout à coup vaut à Rimbaud cet excès d’honneur ne vaille pas à Lautréamont la déification pure et simple. " L’incessante contemplation d’une Evidence noire, gueule absolue ", nous sommes d’accord, c’est bien à cela que nous sommes condamnés. Pour quelles fins mesquines opposer, dès lors, un groupe à un groupe ? Pourquoi, sinon vainement pour se distinguer, faire comme si l’on n’avait jamais entendu parler de Lautréamont ? " Mais les grands anti-soleils noirs, puits de vérité dans la trame essentielle, dans le voile gris du ciel courbe, vont et viennent et s’aspirent l’un l’autre, et les hommes les nomment Absences " (**). Celui qui parle ainsi, en ayant le courage de dire qu’il ne se possède plus, n’a que faire, comme il ne peut tarder à s’en apercevoir, de se préférer à l’écart de nous.

(*) Cf. " À Suivre " (Variétés, juin 1929).

(**) DAUMAL : " Feux à Volonté " (Le Grand Jeu, printemps 1929).

" Alchimie du verbe " : ces mots qu’on va répétant un peu au hasard aujourd’hui demandent à être pris au pied de la lettre. Si le chapitre d' " Une Saison en enfer " qu’ils désignent ne justifie peut-être pas toute leur ambition, il n’en est pas moins vrai qu’il peut être tenu le plus authentiquement pour l’amorce de l’activité difficile qu’aujourd’hui seul le surréalisme poursuit. Il y aurait de notre part quelque enfantillage littéraire à prétendre que nous ne devons pas tant à cet illustre texte. L’admirable quatorzième siècle est-il moins grand dans le sens de l’espoir (et, bien entendu, du désespoir) humain, parce qu’un homme du génie de Flamel reçut d’une puissance mystérieuse le manuscrit, qui existait déjà, du livre d’Abraham Juif, ou parce que les secrets d’Hermès n’avaient pas été complètement perdus ? Je n’en crois rien et j’estime que les recherches de Flamel, avec tout ce qu’elles présentent apparemment de réussite concrète, ne perdent rien à avoir été ainsi aidées et devancées. Tout se passe de même à notre époque, comme si quelques hommes venaient d’être mis en possession, par des voies surnaturelles, d’un recueil singulier dû à la collaboration de Rimbaud, de Lautréamont et de quelques autres et qu’une voix leur eût dit, comme à Flamel l’ange : " Regardez bien ce livre, vous n’y comprenez rien, ni vous, ni beaucoup d’autres, mais vous y verrez un jour ce que nul n’y saurait voir " (***). Il ne dépend plus d’eux de se ravir à cette contemplation. Je demande qu’on veuille bien observer que les recherches surréalistes présentent, avec les recherches alchimiques, une remarquable analogie de but : la pierre philosophale n’est rien autre que ce qui devait permettre à l’imagination de l’homme de prendre sur toutes choses une revanche éclatante et nous voici de nouveau, après des siècles de domestication de l’esprit et de résignation folle, à tenter d’affranchir définitivement cette imagination par le " long, immense, raisonné dérèglement de tous les sens " et le reste. Nous n’en sommes peut-être qu’à orner modestement les murs de notre logis de figures qui, tout d’abord, nous semblent belles, à l’imitation encore de Flamel avant qu’il eût trouvé son premier agent, sa " matière ", son " fourneau ". Il aimait à montrer ainsi " un Roy avec un grand coutelas, qui faisoit tuer en sa présence par des soldats, grande multitude de petits enfans, les mères desquels pleuroient aux pieds des impitoyables gendarmes, le sang desquels petits enfans, estoit puis après recueilly par d’autres soldats, et mis dans un grand vaisseau, dans lequel le Soleil et la Lune du ciel venoient se baigner " et tout près il y avait " un jeune homme avec des aisles aux talons, ayant une verge caducée en main, de laquelle il frapoit une salade qui lui couvroit la teste. Contre iceluy venoit courant et volant à aisles ouverts un grand vieillard, lequel, sur sa teste avoit une horloge attachée ". Ne dirait-on pas le tableau surréaliste ? Et qui dit que plus loin nous n’allons pas, à la faveur d’une évidence nouvelle ou non, nous trouver devant la nécessité de nous servir d’objets tout nouveaux, ou considérés à tout jamais comme hors d’usage ? Je ne pense pas forcément qu’on recommencera à avaler des cœurs de taupes ou à écouter, comme le battement du sien propre, celui de l’eau qui

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bout dans une chaudière. Ou plutôt je n’en sais rien, j’attends. Je sais seulement que l’homme n’est pas au bout de ses peines et tout ce que je salue est le retour de ce furor duquel Agrippa distinguait vainement ou non quatre espèces. Avec le surréalisme, c’est bien uniquement à ce furor que nous avons affaire. Et qu’on comprenne bien qu’il ne s’agit pas d’un simple regroupement des mots ou d’une redistribution capricieuse des images visuelles, mais de la recréation d’un état qui n’ait plus rien à envier à l’aliénation mentale, les auteurs modernes que je cite se sont suffisamment expliqués à ce sujet. Que Rimbaud ait cru bon de s’excuser de ce qu’il appelle ses " sophismes " nous n’en avons cure ; que cela, selon son expression, se soit passé, voilà qui n’a pas le moindre intérêt pour nous. Nous ne voyons là qu’une petite lâcheté très ordinaire, qui ne présume en rien du sort qu’un certain nombre d’idées peuvent avoir. " Je sais aujourd’hui saluer la beauté " : Rimbaud est impardonnable d’avoir voulu nous faire croire de sa part à une seconde fuite alors qu’il retournait en prison. " Alchimie du verbe " : on peut également regretter que le mot " verbe " soit pris ici dans un sens un peu restrictif et Rimbaud semble reconnaître, d’ailleurs, que la " vieillerie poétique " tient trop de place dans cette alchimie. Le verbe est davantage et il n’est rien moins pour les cabalistes, par exemple, que ce à l’image de quoi l’âme humaine est créée ; on sait qu’on l’a fait remonter jusqu’à être le premier exemplaire de la cause des causes ; il est autant, par là, dans ce que nous craignons que dans ce que nous écrivons que dans ce que nous aimons.

(***) 13 novembre 1929. – Ce passage du " Second Manifeste du Surréalisme " a été écrit il doit y avoir exactement trois semaines et c’est il y a deux jours seulement que m’a été signalé l’article de Desnos, intitulé : " Le Mystère d’Abraham Juif " qui vient de paraître en tête du n° 5 de Documents. Il est hors de doute que Desnos et moi, vers la même époque, avons cédé à une préoccupation identique, alors que pourtant nous agissions en toute indépendance extérieure l’un de l’autre. Ce serait la peine d’établir que l’un de nous n’a pu être averti plus ou moins opportunément des desseins de l’autre et je crois pouvoir affirmer que le nom d’Abraham Juif n’a jamais été prononcé entre nous. Deux sur trois des figures qui illustrent le texte de Desnos (et dont je critique, pour ma part, la vulgarité d’interprétation : elles datent d’ailleurs, du XVIIe), sont précisément celles dont je donne plus loin la description, par Flamel. Avec Desnos ce n’est pas la première fois que pareille aventure nous arrive (cf. " Entrée des Mediums ", " Les Mots sans rides ", dans Les Pas perdus, N. R. F., éd.) Il n’est rien à quoi j’ai toujours attaché plus de prix qu’à la production de ces phénomènes médianimiques qui vont jusqu’à survivre aux liens affectifs. À cet égard je ne suis pas près de changer, je crois l’avoir suffisamment donné à entendre dans Nadja.

Je dis que le surréalisme en est encore à la période des préparatifs et je me hâte d’ajouter qu’il se peut que cette période dure aussi longtemps que moi (que moi dans la très faible mesure où je ne suis pas encore en état d’admettre qu’un nommé Paul Lucas ait rencontré Flamel à Brousse au commencement du dix-septième siècle, que le même Flamel, accompagné de sa femme et d’un fils, ait été vu à l’Opéra en 1761 et qu’il ait fait une courte apparition à Paris au mois de mai 1819, époque à laquelle on raconte qu’il loua une boutique à Paris, 22, rue de Cléry). Le fait est qu’à grossièrement parler ces préparatifs sont d’ordre " artistique ". Je prévois toutefois qu’ils prendront fin et qu’alors les idées bouleversantes que le surréalisme recèle apparaîtront dans un bruit d’immense déchirement et se donneront libre carrière. Tout est à attendre de l’aiguillage moderne de certaines volontés à venir : s’affirmant après les nôtres, elles se feront plus implacables que les nôtres. De toute manière nous nous estimerons assez d’avoir contribué à établir l’inanité scandaleuse de ce qui, encore à notre arrivée, se pensait et d’avoir soutenu – ne serait-ce que soutenu – qu’il fallait que le pensé succombât enfin sous le pensable.

Il est permis de se demander qui Rimbaud, en menaçant de stupeur et de folie ceux qui entreprendraient de marcher sur ses traces, souhaitait au juste décourager. Lautréamont commence par prévenir le lecteur qu' " à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit au moins égale à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre – Les Chants de Maldoror – imbiberont son âme, comme l’eau le sucre ", mais il prend soin d’ajouter que " quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger ". Cette question de la malédiction, qui n’a guère prêté jusqu’ici qu’à des commentaires ironiques ou étourdis, est plus que jamais d’actualité. Le surréalisme a tout à perdre à vouloir éloigner de lui-même cette malédiction. Il importe de réitérer et de maintenir ici le " Maranatha " des alchimistes, placé au seuil de l’œuvre pour arrêter les profanes. C’est même là ce qu’il me paraît le plus urgent de faire comprendre à quelques-uns de nos amis qui me paraissent un peu trop préoccupés de la vente et du placement de leurs tableaux, par exemple. " J’aimerais assez, écrivait récemment Nougé, que ceux d’entre nous dont le nom commence à marquer un peu, l’effacent ". Sans trop savoir à qui il pense, j’estime en tout cas que ce n’est pas trop demander aux uns et aux autres que de cesser de s’exhiber complaisamment et de se produire sur les tréteaux. L’approbation du public est à fuir par dessus tout. Il faut absolument empêcher le public d’entrer si l’on veut éviter la confusion. J’ajoute qu’il faut le tenir exaspéré à la porte par un système de défis et de provocations.

JE DEMANDE L’OCCULTATION PROFONDE, VÉRITABLE DU SURRÉALISME (*).

(*) Mais j’entends qu’on me demande déjà comment on pourra procéder à cette occultation. Indépendamment de l’effort qui consiste à ruiner cette tendance parasite et " française " qui voudrait qu’à son tour le surréalisme finisse par des chansons, je pense qu’il y aurait tout intérêt à ce que nous poussions une reconnaissance sérieuse du côté de ces sciences à divers égards aujourd’hui complètement décriées que sont l’astrologie, entre toutes les anciennes, la métapsychique (spécialement en ce qui concerne l’étude de la cryptesthésie) parmi les modernes. Il ne s’agit que d’aborder ces sciences avec le minimum de défiance nécessaire et il suffit pour cela, dans les deux cas, de se faire une idée précise, positive, du calcul des probabilités. Ce calcul, il convient seulement qu’en toute occasion nous ne nous en remettions à personne du soin de l’opérer à notre place. Cela posé, j’estime qu’il ne peut nous être indifférent de savoir si, par exemple, certains sujets sont capables de reproduire un dessin placé dans une enveloppe opaque et fermée, hors même de la présence de l’auteur du dessin et de quiconque pourrait avoir été informé de ce qu’il est. Au cours de diverses expériences conçues sous forme de " jeux de société " et dont le caractère désennuyant, voire récréatif, ne me semble en rien diminuer la portée : textes surréalistes obtenus simultanément par plusieurs personnes écrivant de telle heure à telle heure dans la même pièce, collaborations devant aboutir à la création d’une phrase ou d’un dessin unique dont un seul élément (sujet, verbe ou attribut, tête, ventre ou jambes) a été fourni par chacun (" Le cadavre exquis ", cf. la Révolution Surréaliste, N° 9-10, Variétés, juin 1929), à la définition d’une chose non donnée (" Le Dialogue en 1928 ", cf. la Révolution Surréaliste, N° 11), à la prévision d’événements qu’entraînerait la réalisation de telle condition tout à fait insoupçonnable (" Jeux surréalistes ", cf. Variétés, juin 1929), etc., nous pensons avoir fait surgir une curieuse possibilité de la pensée, qui serait celle de sa mise en commun. Toujours est-il que de très frappants rapports s’établissent de cette manière, que de remarquables analogies se déclarent, qu’un facteur inexplicable d’irréfutabilité intervient le plus souvent, et qu’à tout prendre c’est là un des lieux de rencontres les plus extraordinaires. Mais nous n’en sommes encore qu’à l’indiquer… Il est bien évident, d’ailleurs, qu’il y aurait quelque vanité de notre part, dans ce domaine, à compter sur nos seules ressources. Outre les exigences du calcul des probabilités, en métaphysique presque toujours disproportionnées avec le bénéfice qu’on peut tirer de la moindre allégation et qui nous réduiraient, pour commencer, à attendre d’être dix ou cent fois plus nombreux, il nous faut encore compter avec le don, particulièrement mal réparti, entre gens tous malheureusement plus ou moins imbus de psychologie scolaire, en matière de dédoublement et de voyance. Rien ne serait moins inutile que d’entreprendre à cet égard de " suivre " certains sujets, pris aussi bien dans le monde normal que dans l’autre, et cela dans un esprit qui défie à la fois l’esprit de la baraque foraine et celui du cabinet médical et soit l’esprit surréaliste en un mot. Le résultat de ces observations devrait être fixé sous une forme naturaliste excluant, bien entendu, au dehors toute poétisation. Je demande, encore une fois, que nous nous effaçions devant les médiums qui, bien que sans doute en très petit nombre, existent et que nous subordonnions l’intérêt – qu’il ne faut pas grossir – de ce que nous faisons à celui que présente le premier venu de leurs messages. Gloire, avons-nous dit, Aragon et moi, à l’hystérie et à son cortège de femmes jeunes et nues glissant le long des toits. Le problème de la femme est, au monde, tout ce qu’il y a de merveilleux et de trouble. À la racaille de toujours de s’étonner qu’une enquête sur l’amour ferme le numéro de la revue où vont paraître ces lignes. Il y a des apparitions réelles mais il est un miroir dans l’esprit sur lequel l’immense majorité des hommes pourraient se pencher sans se voir. Le contrôle odieux ne fonctionne pas si bien. L’être que tu aimes vit. Le langage de la révélation se parle certains mots très haut, certains mots très bas, de plusieurs côtés à la fois. Il faut se résigner à l’apprendre par bribes.

Quand on songe, d’autre part, à ce qui s’exprime astrologiquement dans le surréalisme d’influence " uranienne " très prépondérante, comment ne pas souhaiter, du point de vue surréaliste, qu’il paraisse un ouvrage critique et de bonne foi consacré à Uranus, qui aiderait à combler, sous ce rapport, la grave lacune ancienne ? Autant dire que rien n’a encore été entrepris dans ce sens. Le ciel de naissance de Baudelaire, qui présente la remarquable conjonction d’Uranus et de Neptune, de ce fait reste pour ainsi dire ininterprétable. De la conjonction d’Uranus avec Saturne, qui eut lieu de 1896 à 1898 et n’arrive que tous les quarante-cinq ans – de cette conjonction qui caractérise le ciel de naissance d’Aragon, celui d’Eluard et le mien – nous savons seulement, par Choisnard, que, peu étudiée encore en astrologie, elle " signifierait suivant toute vraisemblance : amour profond des sciences, recherche du mystérieux, besoin élevé de s’instruire ". (Bien entendu le vocabulaire de Choisnard est suspect.) " Qui sait, ajoute-t-il, si la conjonction de Saturne avec Uranus n’engendrera pas une école nouvelle en fait de science ? Cet aspect planétaire, placé en bon endroit dans un horoscope, pourrait correspondre à l’étoffe d’un homme doué de réflexion, de sagacité et d’indépendance, capable d’être un investigateur de premier ordre. " Ces lignes, extraites d'" Influence astrale ", sont de 1893 et, en 1925, Choisnard a noté que sa prédiction semblait être en train de se réaliser.

Je proclame, en cette matière, le droit à l’absolue sévérité. Pas de concessions au monde et pas de grâce. Le terrible marché en main.

À bas ceux qui distribueraient le pain maudit aux oiseaux.

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" Tout homme qui, désireux d’atteindre l’état suprême de l’âme, part pour aller demander des Oracles, lit-on dans le Troisième Livre de la Magie, doit, pour y arriver, détacher entièrement son esprit des choses vulgaires, il doit le purifier de toute maladie, faiblesse d’esprit, malice ou semblables défauts, et de toute condition contraire à la raison qui la suit, comme la rouille suit le fer " et le Quatrième Livre précise énergiquement que la révélation attendue exige encore que l’on se tienne en " un endroit pur et clair, tendu partout de tentures blanches " et qu’on n’affronte aussi bien les mauvais Esprits que les bons que dans la mesure de la " dignification " à laquelle on est parvenu. Il insiste sur le fait que le livre des mauvais Esprits est fait " d’un papier très pur qui n’a jamais servi à quelque autre usage " et qu’on nomme communément parchemin vierge.

Il n’est pas d’exemple que les mages aient peu tenu à l’état de propreté éclatante de leurs vêtements et de leur âme et je ne comprendrais pas qu’attendant ce que nous attendons de certaines pratiques d’alchimie mentale nous acceptions de nous montrer, sur ce point, moins exigeants qu’eux. Voilà pourtant ce qui nous est le plus âprement reproché et ce que, moins que tout autre, paraît disposé à nous passer M. Bataille qui mène à l’heure actuelle, dans la revue Documents une plaisante campagne contre ce qu’il appelle " la soif sordide de toutes les intégrités ". M. Bataille m’intéresse uniquement dans la mesure où il se flatte d’opposer à la dure discipline de l’esprit à quoi nous entendons bel et bien tout soumettre – et nous ne voyons pas d’inconvénient à ce que Hegel en soit rendu principalement responsable – une discipline qui ne parvient pas même à paraître plus lâche, car elle tend à être celle du non-esprit (et c’est

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d’ailleurs là que Hegel l’attend). M. Bataille fait profession de ne vouloir considérer au monde que ce qu’il y a de plus vil, de plus décourageant et de plus corrompu et il invite l’homme, pour éviter de se rendre utile à quoi que ce soit de déterminé, " à courir absurdement avec lui – les yeux tout à coup devenus troubles et chargés d’inavouables larmes – vers quelques provinciales maisons hantées, plus vilaines que des mouches, plus vicieuses, plus rances que des salons de coiffure ". S’il m’arrive de rapporter de tels propos, c’est qu’ils ne me paraissent pas engager seulement M. Bataille mais encore ceux des anciens surréalistes qui ont voulu avoir leurs coudées libres pour se commettre un peu partout. Peut-être M. Bataille est-il de force à les grouper et qu’il y parvienne, à mon sens, sera très intéressant. Prenant le départ pour la course que, nous venons de le voir, M. Bataille organise, il y a déjà : MM. Desnos, Leiris, Limbour, Masson et Vitrac : on ne s’explique pas que M. Ribemont-Dessaignes, par exemple, ne soit pas encore là. Je dis qu’il est extrêmement significatif de voir à nouveau s’assembler tous ceux qu’une tare quelconque a éloignés d’une première activité définie parce qu’il est très probable qu’ils n’ont que leurs mécontentements à mettre en commun. Je m’amuse d’ailleurs à penser qu’on ne peut sortir du surréalisme sans tomber sur M. Bataille, tant il est vrai que le dégoût de la rigueur ne sait se traduire que par une soumission nouvelle à la rigueur.

Avec M. Bataille, rien que de très connu, nous assistons à un retour offensif du vieux matérialisme anti-dialectique qui tente, cette fois, de se frayer gratuitement un chemin à travers Freud. " Matérialisme, dit-il, interprétation directe, excluant tout idéalisme, des phénomènes bruts, matérialisme qui, pour ne pas être regardé comme un idéalisme gâteux, devra être fondé immédiatement sur les phénomènes économiques et sociaux ". Comme on ne précise pas ici " matérialisme historique " (et d’ailleurs comment le pourrait-on faire ?) nous sommes bien obligés d’observer qu’au point de vue philosophique de l’expression, c’est vague et qu’au point de vue poétique de la nouveauté, c’est nul.

Ce qui est moins vague, c’est le sort que M. Bataille entend faire à un petit nombre d’idées particulières qu’il a et dont, étant donné leur caractère, il s’agira de savoir si elles ne relèvent pas de la médecine ou de l’exorcisme, car, pour ce qui est de l’apparition de la mouche sur le nez de l’orateur (*), argument suprême contre le moi, nous connaissons l’antienne pascalienne et imbécile ; il y a longtemps que Lautréamont en a fait justice : " L’esprit du plus grand homme (soulignons trois fois : plus grand homme) n’est pas si dépendant qu’il soit sujet à être troublé par le moindre bruit du Tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le silence d’un canon pour empêcher ses pensées. Il ne faut pas le bruit d’une girouette, d’une poulie. La mouche ne raisonne pas bien à présent. Un homme bourdonne à ses oreilles. " L’homme qui pense, aussi bien que sur le sommet d’une montagne, peut se poser sur le nez de la mouche. Nous ne parlons si longuement des mouches que parce que M. Bataille aime les mouches. Nous, non : nous aimons la mitre des anciens évocateurs, la mitre de lin pur à la partie antérieure de laquelle était fixée une lame d’or et sur laquelle les mouches ne se posaient pas, parce qu’on avait fait des ablutions pour les chasser. Le malheur pour M. Bataille est qu’il raisonne : certes il raisonne comme quelqu’un qui a " une mouche sur le nez ", ce qui le rapproche plutôt du mort que du vivant, mais il raisonne. Il cherche, en s’aidant du petit mécanisme qui n’est pas encore tout à fait détraqué en lui, à faire partager ses obsessions : c’est même par là qu’il ne peut prétendre, quoi qu’il en dise, s’opposer comme une brute à tout système. Le cas de M. Bataille présente ceci de paradoxal et pour lui de gênant que sa phobie de l' " idée ", à partir du moment où il entreprend de la communiquer, ne peut prendre qu’un tour idéologique. Un état de déficit conscient à forme généralisatrice, diraient les médecins. Voici, en effet, quelqu’un qui pose en principe que l' " horreur n’entraîne aucune complaisance pathologique et joue uniquement le rôle du fumier dans la croissance végétale, fumier d’odeur suffocante sans doute mais salubre à la plante. " Cette idée, sous son apparence infiniment banale, est, à elle seule, malhonnête ou pathologique (il resterait à prouver que Lulle, et Berkeley, et Hegel, et Rabbe, et Baudelaire, et Rimbaud, et Marx, et Lénine se sont, très particulièrement, conduits dans la vie comme des porcs). Il est à remarquer que M. Bataille fait un abus délirant des adjectifs : souillé, sénile, rance, sordide, égrillard, gâteux, et que ces mots, loin de lui servir à décrier un état de choses insupportable, sont ceux par lesquels s’exprime le plus lyriquement sa délectation. Le " balai innommable " dont parle Jarry étant tombé dans son assiette, M. Bataille se déclare enchanté. Lui qui, durant les heures du jour, promène sur de vieux et parfois charmants manuscrits des doigts prudents de bibliothécaire (on sait qu’il exerce cette profession à la Bibliothèque Nationale), se repaît la nuit des immondices dont, à son image, il voudrait les voir chargés : témoin cette Apocalypse de Saint-Sever à laquelle il a consacré un article dans le N° 2 de Documents, article qui est le type parfait du faux témoignage. Qu’on veuille bien se reporter, par exemple, à la planche du " Déluge " reproduite dans ce numéro, et qu’on me dise si objectivement " un sentiment jovial et inattendu apparaît avec la chèvre qui figure au bas de la page et avec le corbeau dont le bec est plongé dans la " viande " (ici M. Bataille s’exalte) d’une tête humaine ". Prêter une apparence humaine à des éléments architecturaux, comme il le fait tout le long de cette étude

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et ailleurs, est encore, et rien de plus, un signe classique de psychasthénie. À la vérité, M. Bataille est seulement très fatigué et quand il se livre à cette constatation pour lui renversante que " l’intérieur d’une rose ne répond pas du tout à sa beauté extérieure, que si l’on arrache jusqu’au, dernier les pétales de la corolle, il ne reste plus qu’une touffe d’aspect sordide ", il ne parvient qu’à me faire sourire au souvenir de ce conte d’Alphonse Allais dans lequel un sultan a si bien épuisé tous les sujets de distraction qu’il pouvait avoir que, désespéré de le voir succomber à l’ennui, son grand vizir ne trouve plus à lui amener qu’une jeune fille très belle qui se met à danser, chargée d’abord de voiles, pour lui seul. Elle est si belle que le sultan accablé ordonne que chaque fois qu’elle s’arrête on fasse tomber un de ses voiles. Elle n’est pas plus tôt nue que le sultan fait encore signe, paresseusement, qu’on la dénude : on se hâte de l’écorcher vive. Il n’en est pas moins vrai que la rose, privée de ses pétales, reste la rose et d’ailleurs, dans l’histoire précédente, la bayadère continue à danser.

(*) Georges BATAILLE : " Figure humaine " (Documents, N° 4).

Que si l’on m’oppose encore " le geste confondant du marquis de Sade enfermé avec les fous, se faisant porter les plus belles roses pour en effeuiller les pétales sur le purin d’une fosse ", je répondrai que pour que cet acte de protestation perde son extraordinaire portée, il suffirait qu’il soit le fait, non d’un homme qui a passé pour ses idées vingt-sept années de sa vie en prison, mais d’un " assis " de bibliothèque. Tout porte à croire, en effet, que Sade, dont la volonté d’affranchissement moral et social, contrairement à celle de M. Bataille, est hors de cause, pour obliger l’esprit humain à secouer ses chaînes, a seulement voulu par là s’en prendre à l’idole poétique, à cette " vertu " de convention qui, bon gré, mal gré, fait d’une fleur, dans la mesure même où chacun peut l’offrir, le véhicule brillant des sentiments les plus nobles comme les plus bas. Il convient, du reste, de réserver l’appréciation d’un tel fait qui, même s’il n’est pas purement légendaire, ne saurait en rien infirmer la parfaite intégrité de la pensée et de la vie de Sade et le besoin héroïque qu’il eut de créer un ordre de chose qui ne dépendît pour ainsi dire pas de tout ce qui avait eu lieu avant lui.

Le surréalisme est moins disposé que jamais à se passer de cette intégrité, à se contenter de ce que les uns et les autres, entre deux petites trahisons qu’ils croient autoriser de l’obscur, de l’odieux prétexte qu’il faut bien vivre, lui abandonnent. Nous n’avons que faire de cette aumône de " talents ". Ce que nous demandons est, pensons-nous, de nature à entraîner un consentement, un refus total et non à se payer de mots, à s’entretenir d’espoirs velléitaires. Veut-on, oui ou non, tout risquer pour la seule joie d’apercevoir au loin, tout au fond du creuset où nous proposons de jeter nos pauvres commodités, ce qui nous reste de bonne réputation et nos doutes, pêle-mêle avec la jolie verrerie " sensible ", l’idée radicale d’impuissance et la niaiserie de nos prétendus devoirs, la lumière qui cessera d’être défaillante ?

Nous disons que l’opération surréaliste n’a chance d’être menée à bien que si elle s’effectue dans des conditions d’asepsie morale dont il est encore très peu d’hommes à vouloir entendre parler. Sans elles il est pourtant impossible d’arrêter ce cancer de l’esprit qui réside dans le fait de penser par trop douloureusement que certaines choses " sont ", alors que d’autres, qui pourraient si bien être, " ne sont pas ". Nous avons avancé qu’elles doivent se confondre, ou singulièrement s’intercepter, à la limite. Il s’agit, non d’en rester là, mais de ne pouvoir faire moins que de tendre désespérément à cette limite.

L’homme, qui s’intimiderait à tort de quelque monstrueux échecs historiques, est encore libre de croire à sa liberté. Il est son maître, en dépit des vieux nuages qui passent et de ses forces aveugles qui butent. N’a-t-il pas le sens de la courte beauté dérobée et de l’accessible et longue beauté dérobable ? La clé de l’amour, que le poète disait avoir trouvée, lui aussi qu’il cherche bien : il l’a. Il ne tient qu’à lui de s’élever au-dessus du sentiment passager de vivre dangereusement et de mourir. Qu’il use, au mépris de toutes les prohibitions, de l’arme vengeresse de l’idée contre la bestialité de tous les êtres et de toutes les choses et qu’un jour, vaincu – mais vaincu seulement si le monde est monde – il accueille la décharge de ses tristes fusils comme un feu de salve.

ANDRÉ BRETON.

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L’HOMME APPROXIMATIF

(FRAGMENT)

la coqueluche des montagnes calcinant les escarpements des gorges aux pestilentiels bourdonnements d’aqueducs automnaux le défrichage du ciel gratuit qui fosse commune happa tant de cristallines pâtures les langages des nues les courtes apparitions des messagers dans leurs touffes annonciatrices de suprêmes clameurs et obsessions les inquiètes usines souterraines de chimies lentes comme des chansons la rapidité de la pluie son fourmillement télégraphique cru de coquille ruminant les crevaisons à vif des pics d’où émergent les moutonnantes lessives rompu à tous les paysages et aux ruses des goguenardes vallées tentatrices de patries les promenades sans dieu des cours d’eau les témérités de leurs exploits contre la brune assise d’argile les oublis des essences captives noyées dans l’oubli des nombres et des bacs dans les fibreuses oubliettes agglomérées d’épis et de cloches où fileuses de soucis s’évanouissent à l’ombre grelottée de faux et ouvrent des capsules visuelles au bout des glaçons sexuels de spectres la crudité des murs de pierre aux noyaux gravis de mille doigts s’entrelaçant parmi les tresses de pissenlit et le balancement pathétique des températures tisonnées par l’excessif regard vos complaisances dressent en moi de trop doux méandres d’oracle aisé et d’endormir et rocailleux dans mes vêtements de schiste j’ai voué mon attente au tourment du désert oxydé et au robuste avénement du feu heurtée dans le mutisme basaltique des ibis accrochée aux brides des rivières souterraines livrée aux folles forêts d’hydres où les sermons des épais étés gargarisent de rêveuses rivalités la nuit nous avale et nous rejette à l’autre bout de la tanière remuant des êtres que la grammaire des yeux n’a pas encore délimités sur l’espace du lendemain de lents encerclements de corail égorgent les hautes fourches des volontés rocheuses les échancrures dans ton cœur il fait un temps

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lourd de gravier d’affamé et combien de baraques à l’abri de ton front ont écrit le large deuil de mousse sur la poitrine tombant en ruine d’amas d’avenirs couvertes de tares embrouillées mêlées aux gauches embuscades des lianes quand les bancs de troubles poissons s’infiltrent de mort opaque et de chevelures nous allions dans des landes adoucies par l’attention doucement attentifs aux cahots monotones des phénomènes que l’ingrat exercice de l’infini imprimait aux blocs de connaissance mais l’écailleuse structure des opinions éparses sur la moite infinité de diadèmes – les champs - dédaigne des vérités la pulpe sensible d’une prompte faveur de supplice avivée les haches cognaient dans des rires alezans et les disques des heures volaient à l’attaque éclataient dans la tête des troupeaux aériens c’étaient nos raisons en jachère qui endiguaient leur diaphane turbulence et les trajets noueux qu’ils traçaient temporels s’incarnaient tentaculaires dans la contrainte du lierre là nous abandonnions le luxe et le dogme du spectacle et immolions à d’autres impulsions le désir mordoré que ses fruits nous apprirent fauchez diamantines insistances les vains paysages qu’élaborèrent mes sens debout sourde hallucinante méfiance sur la garrigue de mon être les routes te sont ouvertes toutes emporte ce que l’ivresse du reproche n’a pas encore su renverser et tout ce que j’ai pu comprendre et à quoi je ne crois plus et le caillot de ce que je n’ai pas pu comprendre et qui me monte à la gorge et le goémon halé par l’implacable labour des profondeurs et la fleur du triangle incisée dans la pupille et la guerre que mon souffle perd sur la raide page blanche et l’osmose des odieuses pensées et les chagrins criblés de persistants semis de séduction et la hutte veloutée de poussière et celle d’une âme perdue et tant d’autres et tant d’autres retrouvées ou malades car rocailleux dans mes vêtements de schiste j’ai voué mon attente au tourment du désert oxydé au robuste avénement du feu des mains étrangement écartées des grappes de mains transparentes mélangent des dominos d’étoiles sur la savane ce sont des moutons et des écorces de nuages écrasées des odeurs nautiques traînent sur la table du ciel encombrée de jeux eucharistiques quels jeux quelles joies sauvages nourrissent de désarroi ta démarche dans le ciel d’acclimatation où fauves et planètes roulent enlacés des yeux d’opium allongé d’un bout à l’autre de l’aquarium ton cœur si lumineusement tailladé de silence aux minutieux artifices des lames dédié incrusté de gouttes rebelles de vin et de mots impies s’imbibe du va-et-vient des extases dans la congestion verbale dont le typhon stigmatisa ton front taillée est désormais la proue des remparts selon la figure de nage mais maintenant tes yeux guident le cyclone hautaine ténébreuse intention et sur mer jusqu’à la limite des veillées d’oiseau le vent tousse jusqu’à la limite où se décharge la mort des cataractes prométhéennes d’échos tonnent dans nos consciences engourdies c’est souffrir quand la terre se souvient de vous et vous secoue battu chien de village et pauvre tu erres reviens sans cesse au point de départ inconsolé avec le mot une fleur au coin de la bouche une fleur phtisique chahutée par l’âpre nécropole des tonnes de vent se sont déversées dans la sourde citadelle de la fièvre une quille à la merci d’un élan étourdi que suis-je un point de départ inconsolé auquel je reviens fumant le mot au coin de la bouche une fleur battue par la rugueuse fièvre du vent et rocailleux dans mes vêtements de schiste j’ai voué mon attente au tourment du désert oxydé au robuste avénement du feu lorsque les ramifications du hasard à la force de leur sourire attachent les amarres lorsqu’on appelle ton cœur – là où de solides mors s’enfoncent poussiéreuse et surie phalène – mate intimité – que sais-je – chantier de la nuit - lorsque la jarre aux sifflements de ruche de tranchants reptiles battue où s’acharnent les sollicitations madréporiques des mâles intempéries

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gronde à la longue gémit - une lente fournaise d’invincible constance – l’homme - une lente fournaise surgit du fondement de ta lente gravité une lente fournaise surgit du val des principes glaciaires une lente fournaise d’indicibles alliages une lente fournaise qui gagne les foyers des lucides émotions une ample fournaise surgit des toux esclaves des forteresses un lent feu s’anime à la crainte béante de ta force – l’homme - un feu s’anime des hauteurs de nymphe où les cabotages de stratus ont terré le goût de gouffre un feu qui se hisse sur l’échelle suppliante jusqu’aux souillures des gestes illimités un feu qui aboie des jets de regrets au-delà des hypocrites suggestions de possible un feu qui s’évade des mers musculaires où joue l’inconscient des fuites véloces – l’homme un homme qui vibre aux indéfinissables présomptions des dédales de feu un feu qui ourdit le houleux soulèvement en masse des caractères – se plie harmonie – que ce mot soit banni du monde fiévreux que je visite des féroces affinités minées de néant couvertes de meurtres qui hurlent de ne pas défoncer l’impasse sanglotante de lambeaux de flamants car le feu de colère varie l’animation des subtils débris selon les balbutiantes modulations d’enfer que ton cœur s’épuise à reconnaître parmi les vertigineuses salves d’étoiles et rocailleux dans mes vêtements de schiste j’ai voué mon attente au désert oxydé du tourment au robuste avènement de sa flamme

TRISTAN TZARA.

PROFESSION DE FOI DU SUJET

Janvier. – Je touche enfin à cette Liberté, entrevue, – combien impérieusement – sur le déclin d’une adolescence en haillons et fort peu méritoire. Les objets familiers que l’on a harmonieusement dressés autour de moi restent muets là-dessus à l’encontre de mes plus secrètes espérances : cette grande lueur mobile qui a supplanté dans mon cœur l’imbécile soleil. Dehors une abondance surnaturelle prodigue ses bienfaits. Pour la dernière fois je me refuse à reconnaître les distances dérisoires que certains êtres mettent un temps infini à parcourir et par cela même me laisse tomber en arrière. Février. – Cette épreuve futile en somme ne m’a apporté aucun acquis nouveau. Si, celui d’une certaine gravité non déplaisante : la terre n’est plus dans le prolongement de mes chaussures et n’importe quel ciel, le ciel. Mars. – Ce sentiment à ma pensée est liquide, insoutenable. La nuit le tolère qui glisse dans le Mouvement Perpétuel. Avril. – Mes gentilles maîtresses, à ma vue entrent en délire, se mordent cruellement les mains. Mai. – Le public commencerait-il déjà à me haïr ici : Bigre, la carne ne broute guère en chemin. Des mains scélérates ont poussé sous mes pas cette nuit des culs de bouteilles en grand nombre, un pétard, et des eaux de savon que je présume sales. Idiots ! Ce n’est déjà pas si facile de mal marcher droit. Juin. – Les morues ! Les morues ! Les vieilles morues insaisissables dans l’ombre de leurs corridors me tirent leur langue d’abattoir, sevrée de purge. Avec un croc-en-jambe. Mais patience. Écrit à la main et au fusain : L’eau sert à tout, excepté à éteindre. Juillet. – L’homme en question dont le sang vit dans mes veines n’a pas livré le secret. Août. – Je me saisis couramment de mes traits. Je ne suis pas frivole mais le velours de mon visage est une bagatelle bien émouvante. Rares sont les glaces publiques qui ne l’ont pas caressé. Le tour de force consiste à n’être jamais surpris. Septembre. – Personne ne me pousse à lire sur l’épaule de cette inconnue. Par ailleurs que je réfléchisse à cette transcendante évidence. Décembre. – Je m’applique à marcher sur les mains ; quitte à tout prendre au delà d’un silence où la Liberté pourtant démunie, étouffe l’irréductible vacarme.

RENÉ CHAR.

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LA PRIERE DU SOLDAT

Au moment où la Révolution Surréaliste ouvre une enquête sur l’amour, je reçois un ordre d’appel sous les drapeaux. Un an de service militaire, c’est ce que je dois à la classe sociale qui m’a vu naître. L’enquête sur l’amour, de quoi faire rire les saligauds, la caserne pour moi, voilà un drôle de temps ! Plus tard, ou se rappellera que c’était l’époque où Poincaré, le vampire français, et Clemenceau, vieux comme la lèpre, hideux fossoyeurs de millions de corps, se livraient un duel sinistre à qui le premier enterrerait l’autre. Cependant au jour le jour, à la petite semaine se poursuit la vie de ceux qui ne voient dans la vie qu’une tournée des Grands-Ducs où tout est bon à prendre, où rien n’est irremplaçable, cependant les aspirations au pire équilibre trouvent partout leur chemin, chez ceux qui exaltent la vie mais ne veulent pas savoir que l’existence des porcs est porcine, et que s’ils s’en remettent à l’air du temps pour illuminer leurs jours, cet air est obscurci par les mouches aussi bien qu’éclairé par les lueurs, chez ceux pour qui le fumier est beau en tant que fumier, chez ceux qui tiennent tant à la liberté de leur petit corps et de leur petit cerveau qu’ils conspuent l’amour (" nous ne voulons plus entendre parler de ces histoires ") mais se font lier les membres et bander les yeux à jamais pour un sou, pour un fauteuil, pour un écritoire. J’aurai sans doute le temps de songer à cela, pendant une durée de vide incompréhensible. En dehors de ce que représente d’absurde, de répugnant, de révoltant, le " devoir militaire ", il y a l’ennui, simplement, dont je pense qu’il peut servir d’épreuve pour juger un homme. Nous la connaissons, la belle antienne, la charmante rengaine de l’ennui purificateur comme le feu qui permet aux vendus de se vendre, aux faux perdus de se retrouver, aux lâches de se faire oublier. Eh bien ! puisque je suis destiné cette année à m’ennuyer, pourquoi pas, parlons de l’ennui, parlons du dégoût, de cette façon de vivre " comme un savon, toujours en diminuant " (*), parlons du souvenir si comique soudain de gestes libres, de promenades inquiètes, de frôlements délicieux dans les rues passantes, parlons des yeux très clairs ou très noirs puisqu’ainsi j’aime les yeux, oui, et puis rejetons ce film bête dans le charnier où se décomposent les nostalgies des individus.

(*) Swift.

L’armée, qui, entre autres fonctions dégradantes, remplit l’office d’achever les hommes que la vie de famille, l’école laïque ou chrétienne, le pain à gagner, n’auraient pas suffisamment abêtis, l’armée voit passer et mourir des révoltés jeunes, se dissoudre des fureurs, mais sans doute active-t-elle chez certains une flamme révolutionnaire que rien n’étouffera plus. Est-ce naïveté de ma part si j’espère en des rencontres où tout ne se passera pas si mal, où dans une cour de caserne se rapprocheront des enthousiasmes et des colères ?

VIVE LA FRANCE (au phonoscope)

Au tournant d’une route, loin déjà, s’enlisant dans les vieux marécages au-dessus desquels l’air est toujours blême, les heures très lentes se défont – allons ! il n’est pas vrai que tout soit égal ; si les forces trahissent, c’est tant pis pour les forces et la cause qu’elles servaient est toujours aussi belle, demain je serai encore aux prises avec les éclats de soleil et le brouillard traître, avec les dents des femmes et la grande volonté de paresse qui lâchement berce le monde. Je peux expliquer où j’en suis. Plus que jamais je suis partagé entre un sentiment violent et très général de l’irréalité et de l’irréalisation absolue, noyade perpétuelle, lucide toutefois, et un nombre variable d’idées très concrètes, après tout rassurantes. Le goût

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que je peux avoir pour les chemins creux, pour les cimetières, pour les chevelures, pour telle forme de seins et tels cils, etc., ce goût qui me donne si souvent l’illusion d’une révélation proche et brutale est sans cesse combattu en moi par une notion amère de débâcle mentale, de dépouillement fatal où meurent tous les aspects riants et mouvementés de ce qui existe. Souvent au sein de chimères que je veux croire réelles au sens le plus vulgaire de ce mot impayable, l’incurable, le désolant sentiment de l’inanité se glisse, envahit tout parmi la débandade, colore de lueurs tragiques des êtres, des formes qui seront bientôt des fantômes, avant de les décolorer tout à fait. Je sais. Il y a l’amour qui seul peut donner à ce corps que je vois, à ces lèvres et à ces yeux en qui je crois, une clarté à jamais réelle, l’amour qui seul permet à des phantasmes vivants de résister victorieusement au grignotement du vide. L’idée du vide ? Mais je ne rêve que de la lancer avec la violence de ce qui n’est plus déjà le désespoir, contre ces maisons, bien assises dans l’ordure, où les meubles sensés tiennent comme des teignes aux murs et aux planchers, il n’y a rien à attendre des sourires de la vie, coupons ces lèvres qui savent aussi parler – la grandeur passe à l’ombre des prisons, des casernes, elle passe sans être souillée, elle trouvera, elle a trouve les cœurs lucides qu’il lui fallait. Développement lyrique, feu de paille de la jeunesse ? Nous verrons bien. Le travail, la vie policée, l’ordre, ces machines de guerre chaque jour fourbies finiront par s’user. Il y a autre chose à faire qu’à se plaindre ou à espérer avec des accents sincères. Pour la plupart des hommes le désespoir une fois exprimé perd sa force d’accomplissement. Mais nous pouvons, au monde faire perdre des causes qui se gagneraient si bien sans nous, si vachement. Que la vie me cache pendant un an les charmes qui lui donnent un attrait invincible, il me restera ce qui ruine ces charmes, ce qui les rend si puissants, ce qui un jour me les fera comprendre, le merveilleux orgueil de leur réduction à rien. En caserne, emprisonné, déporté, un homme a sans doute une toute autre voix que lorsqu’il est libre. Qu’importe ? Que cet orgueil me fortifie.

XXX.

DE L’AMOUR À SON OBJET

Menacés comme nous sommes et comme doit se sentir tout homme à nos yeux digne de vivre, par l’état actuel des choses dont on veut nous réduire à n’être qu’une expression, il y a lieu peut-être que nous insistions, même très brièvement sur le fait que l’amour ne nous peut faire perdre de vue cette menace. Le couple des amants refermé sur lui-même, on peut entrevoir dès maintenant jusqu’à quel point cette image pourrait, si nous n’y prenions garde, se retourner contre nous. Et cette autre image qui nous représente l’amour les yeux bandés, peut-être nous voudrait-elle faire dire plus que nous ne voulons. Nous ne cherchons pas d’excuse et nous n’admettons pas qu’on nous oppose la barrière de la vie privée. Nous sommes de ceux qui souhaitent qu’un jour on se hasarde à demander que les hommes rendent compte de l’objet de leur amour, qu’ils répondent enfin de la femme qu’ils aiment. Mais il est possible que, par une opération inverse on arrive à interroger avec un certain succès, la femme, en tant qu’objet de l’amour, et obtenir ainsi, touchant à l’homme, quelque clarté de plus. Je n’ai ici pas d’autre intention que de proposer l’examen de quelques types de femmes qui ont cours et à propos desquels il ne serait pas sans intérêt, à mon sens, de savoir à quoi ils correspondent, et à quoi ils engagent.

CAMILLE GOEMANS.

UNE ENQUÊTE SURRÉALISTE

LES VRAIS FANTÔMES

I

Nous vivons au milieu d’apparences. L’univers sensible n’est qu’une face et c’est à peine si nous soupçonnons les autres faces. À certains moments de la vie, par suite de maladies ou d’états moraux particuliers, notre conscience a une vision complètement autre des choses. Quelle est la valeur de cette autre perception ?

II

On peut distinguer dans les possibilités qui nous sont données de sortir de notre personnalité normale, les états physiques : maladies nerveuses, de la personnalité, des sens ou de la mémoire et leurs conséquences : rêves, somnambulisme, folie, visions et hallucinations, cryptesthésie, etc. Dans quel rapport ces fantômes sont-ils avec les choses : plus réels, aussi réels, irréels ?

III

Mais il y a aussi, à côté de cette " désorganisation du sensible " une " désorganisation du moral "-une autre réalité (quoique, bien entendu, il n’y ait qu’une réalité) accessible par la voie de la passion et de l’inspiration. Dans quel rapport la réalité qui se manifeste à nous ainsi, est-elle avec les constructions rationnelles de la conscience ?

(Prière d’adresser les réponses à la direction de Zarathoustra (Jean Audard, 5, rue Demours, Paris (17e).)

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À TOUTE ÉPREUVE

CONFECTIONS

La simplicité même écrire Pour aujourd’hui la main est là.


Il est extrêmement touchant De ne pas savoir s’exprimer D’être trop évidemment responsable Des erreurs d’un inconnu Qui parle une langue étrangère D’être au jour et dans les yeux fermés D’un autre qui ne croit qu’à son existence.

Les merveilles des ténèbres à gagner D’être invisibles mais libératrices Tout entières dans chaque tête Folles de solitude Au déclin de la force et de la forme humaine Et tout est dans la tête Aussi bien la force mortelle que la forme humaine Et tout ce qui sépare un homme de lui-même La solitude de tous les êtres.


La violence des vents du large Des navires de vieux visages Une demeure permanente Et des armes pour se défendre Une plage peu fréquentée Un coup de feu un seul Stupéfaction du père Mort depuis longtemps.


Les oiseaux parfument les bois Les rochers leurs grands lacs nocturnes.


Immobile J’habite cette épine et ma griffe se pose Sur les seins délicieux de la misère et du crime.


Les arbres blancs les arbres noirs Sont plus jeunes que la nature Il faut pour retrouver ce hasard de mémoire Vieillir.


Il la prend dans ses bras Lueurs brillantes un instant entrevues Aux omoplates aux épaules aux seins Puis cachées par un nuage.

Elle porte la main à son cœur Elle pâlit, elle frissonne Qui donc a crié ?

Mais l’autre s’il est encore vivant On le retrouvera Dans une ville inconnue.


Il ne faut pas voir la réalité telle que je suis.

AMOUREUSES

Elles ont les épaules hautes Et l’air malin Ou bien des mines qui déroutent La confiance est dans la poitrine À la hauteur où l’aube de leurs seins se lève Pour dévêtir la nuit Des yeux à casser les cailloux Des sourires sans y penser Pour chaque rêve Des rafales de cris de neige Des lacs de nudité Et des ombres déracinées.

Il faut les croire sur baiser Et sur parole et sur regard Et ne baiser que leurs baisers Je ne montre que ton visage Les grands orages de ta gorge Tout ce que je connais et tout ce que j’ignore Mon amour ton amour ton amour ton amour

PAUL ELUARD.

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NOTE SUR L’ARGENT

On sait, depuis Marx, que l’or figure dans le monde des échanges, comme équivalent général de la valeur des marchandises ; c’est-à-dire qu’on rapporte à la quantité de travail qu’a nécessité l’extraction, la métallurgie, le transport sur le marché de cet anémique métal la quantité de travail moyen socialement nécessaire que représente n’importe quel objet capable de satisfaire un besoin quelconque de l’homme pour avoir l’expression de la valeur de cet objet. Cette opération donne à l’or la qualité de monnaie et ce nouvel état social l’exclut du rang des marchandises. En mesurant la valeur des marchandises par la monnaie, l’homme conçoit alors cette étonnante abstraction, le prix, que le rapport avec un poids étalon d’or exprime en chiffres (*). C’est ainsi qu’un marchand d’hosties peut dire : " J’ai dans mes coffres pour un franc d’hosties ". Mais l’imbécile ne se doute pas, en proférant cette imprudente parole en présence de l’énorme quantité de jetons grisâtres amoncelés autour de lui, que son franc en tant que mesure de la valeur de ses hosties n’est que purement imaginaire, ne représente qu’un minuscule grain d’or supposé, anonyme, mythique, qu’il ne possède pas malgré l’effroyable consommation des prêtres et des fidèles. Un sortilège a donc frappé ce grain que nous avons le droit de croire réel, pourtant, puisqu’après le premier achat nous pourrons le toucher, et même le peser à la prochaine balance !

(*) En France, l’imagination populaire a été profondément frappée par les mystérieux graffiti et les inscriptions incohérentes que les fabricants, poussés par on ne sait quelle superstition ont gravés sur les pièces d’or. Ainsi, l’étrange et continuelle présence d’une tête de mort, mieux encore, d’une tête coupée, l’incompréhensible fréquence de certains mots, ont été la cause de ces curieuses appellations de l’étalon national : le louis, le napoléon.

Cette irréalité, cette folie, n’est-ce pas le propre même de l’argent qui, par nature, échappe complètement au domaine du certain ? L’or que vous tenez en main, qui n’était tout à l’heure qu’un métal jaune, plus terne que le cuivre poli, moins lourd que le plomb mais plus pesant que le soufre, plus tendre que le nickel et le fer, n’ayant pas d’autre propriété remarquable que celle de résister à l’action des acides minéraux, est maintenant devenu la monnaie, cet élément commun auquel il a fallu réduire les valeurs d’échange des marchandises. Et s’il ne doit cette qualité qu’à lui-même, en devenant monnaie l’or a perdu toute personnalité. Car son nouvel état ne saurait être " une propriété naturelle quelconque, géométrique, physique ou chimique des marchandises " (**). Ce n’est même plus une abstraction, c’est une sorte de seconde nature, métaphysique celle-là, qui annihile du coup toute réalité à sa représentation matérielle, quelque chose comme l’essence divine que dans certains pays les hommes incluent dans toutes les figures prenant la forme de deux droites perpendiculaires, mais qui. à la différence de cette impuissante divinité s’est montree capable d’extravagants miracles, qui doit donc, en fin de compte, contenir une terrible puissance catastrophique.

(**) Marx : Capital, première partie, Ch. I.

Car les effets de cette puissance sont eux, à coup sûr, d’ordre matériel. Quelqu’extraordinaire que puisse paraître l’arbre du moteur capitaliste, il est plus extraordinaire encore à penser que de telles folies appartiennent en propre à l’histoire, ont été et sont encore l’instrument de bouleversements inouïs des conditions d’existence de l’homme. Et l’on risquerait fort de tomber dans le domaine de l’absurde si l’on affirmait que ce système, si extravagant qu’il soit, n’a jamais répondu à d’impérieuses et inéluctables nécessités. L’homme est doué de tant de force, que même sa stupidité, qui est sa qualité la plus élémentaire et la plus universellement répandue, est capable de création. Et il se doit bien de reconnaître au moins ce mérite au pauvre idiot qu’il était encore, il n’y a pas si longtemps.

Nous nous étonnons donc à bon droit que les fondements de la société où nous vivons soient si peu réels et n’offrent de sens à l’entendement humain qu’à raison de mettre en cause l’existence même de la matière. Mais le caractère scandaleux d’une part des nécessités du devenir social est nécessaire à la destruction du scandale. Ainsi ce qui seul peut nous intéresser dans l’argent est la contradiction qui existe entre le métal or et la monnaie et si, du choc de ces monstres, il nous vient quelque désarroi, c’est à la démarche initiale du capitaliste qu’il faut nous en prendre. " Ce qui est caractéristique, écrit Marx (*) ce n’est pas que la marchandise force de travail, puisse s’acheter, mais que la force de travail puisse apparaître comme marchandise ". En effet, cette idée ne viendra pas à tout le monde.

(*) Capital, Septième partie, Ch. XXIII.

Avec la seule morale que nous dicte la présence de l’homme dans la nature nous trouvons monstrueux qu’on ait essayé de contester à l’homme son droit à ne rien faire, qu’on ait tenté de réglementer son activité, qu’on attaque encore aujourd’hui ce qui est en lui de plus admirable : la force qu’il a de produire quelque chose avec rien, de transformer tout, en un mot que la qualité de ce qu’il fait soit simplement niée. Mais le capitaliste ne s’est pas aperçu qu’en niant toute qualité au travail humain, il détachait complètement le travail de l’homme pour n’en faire qu’une propriété de la mécanique

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et que de ce fait, la valeur qu’il avait essayé de lier par des chaînes d’acier à la durée de la fatigue des prolétaires, reprenait peu à peu sa liberté, animant une foule d’objets de-ci, de-là, au hasard des désirs, des hasards et des escroqueries.

Voici donc mon heureux imbécile qui fait sonner comme il se doit ses pièces de vingt francs dans sa poche. Comme c’est demain le 25 décembre, jour où l’on souhaite leur fête aux gens qui s’appellent Noel (le seul prénom du calendrier que jamais un saint ne porta) il achètera une oie, volatile qu’il aime entre tous et qu’il va échanger contre le petit poids d’or qu’il a dans la main. Il se ravise, il paiera le 26 au matin, en allant à son bureau. Pour quelle raison, ce matin du 26, quand il donnera sa pièce d’or au rôtisseur, ne lui demandera-t-il pas, à cet homme, une nouvelle oie ? J’ai connu des escrocs qui reprenaient leur argent à chaque achat qu’ils faisaient, sous prétexte qu’il était inutile que cet argent servît à d’autres pour le même usage. Aucun tribunal ne peut les condamner à l’aide d’un raisonnement logique. Imbécile mon frère, si tu imitais ces escrocs, tu aurais de l’oie tous les jours à ta table.

Je sais ce qui t’empêche de te livrer à des manœuvres aussi productives. Tu n’as pas d’or dans ta poche (les pièces de la stabilisation étant toujours à la frappe) mais des billets de banque, c’est-à-dire un morceau de papier dont tu te doutes un peu que la valeur n’est pas bien sûre ?

On ne te laisse même plus en main, sauf à de rares instants, la substance qui est l’incarnation matérielle de la monnaie. Quoique tout ce qu’il fasse en ce sens s’oppose tous les jours davantage à cette augmentation, c’est une question de vie ou de mort pour le capitaliste que d’augmenter sans cesse la force productive du travail social. La production de l’or et de l’argent constituant une part importante des faux frais de la production capitaliste, on a été amené à développer les moyens accessoires, le crédit, qui représente de la valeur en marchandises, joue le rôle de la monnaie, mais, sous quelque forme qu’il aille jusqu’à toi (lettre de change, chèque, billet de banque) ne constitue qu’une habile tromperie, car tu penses bien qu’on n’a jamais eu l’idée saugrenue de faire du papier un équivalent général.

Pauvre marchand d’hostie, tu reçois des mains du prêtre, amateur d’hostie comme le porc l’est de truffes (que le noble animal porte jambon m’excuse de cette comparaison désobligeante) un petit franc de laiton garanti par les Chambres de commerce sur de la camelote dont tu n’auras jamais la vue, qui est à la merci d’un raz-de-marée aux Antilles, ou plus simplement d’une chiure de mouche, pauvre marchand, tandis que dans l’heureux temps de l’avant-guerre tu avais la joie de contempler, dans ta main sale, un peu de la sueur humaine que ton idéalisme transformait en argent. Mais rassure-toi, bien que tu vives à l’époque de la Révolution prolétarienne, tu as encore des chances. C’est avec le crédit, cette fausse monnaie sans laquelle la société capitaliste est impossible, que tes pareils du quartier Saint-Sulpice se sont enrichis.

" Dans la mesure (*) où les moyens accessoires

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développés par le système créditaire ont cet effet (d’augmenter la force productive du capital social) ils accroissent directement la richesse capitaliste, soit que le procès social de production et de travail s’accomplisse en grande partie sans la moindre intervention d’argent véritable, soit que la capacité fonctionnelle de la masse d’argent réellement en fonction se trouve augmentée. "

(*) Marx : Capital, Le procès de circulation du capital, 2e Section, Ch. XVII.

Nous sommes loin, on le voit, de la définition originelle de la monnaie, de sa raison d’être. Aussitôt qu’il est pris dans la course des échanges, dans la circulation du capital, l’argent cesse de représenter une équivalence, la parité entre deux quantités de travail. Ce mythe, comme le savon, se met à mousser, donne à la même pièce d’or le pouvoir d’usage de plusieurs, affirmant une fois de plus qu’il n’existe que grâce au bon vouloir de l’homme, qu’il ne règne qu’en raison d’un certain état de contrainte. Et qu’on ne dise pas que tout ce papier qui circule n’est qu’une façon commode de remplacer l’or qui pourrait circuler. On serait ainsi dans l’erreur : si, parce qu’il est un métal bien défini, l’or peut, en niant sa matérialité, devenir la monnaie, le morceau de papier qui, en circulant, joue le rôle de monnaie, nie lui-même la monnaie qu’il est censé représenter puisqu’il est le contraire d’un équivalent général. Si on ne reconnaît pas cette double contradiction on ne peut expliquer les crises de crédit et les krachs, la nature déloyale, irréelle de l’argent.

" Accumulez, accumulez, voilà la loi et les prophètes ", écrivait Marx en se moquant de Malthus qui voulait diviser la classe capitaliste en capitalistes accumulateurs et capitalistes dépensiers " puisqu’il importe au suprême point, disait-il, de maintenir séparées la passion de la dépense de la passion de l’accumulation " ; malgré les apparences, il est plus sûr de dépenser de l’or que d’accumuler des mythes. C’est pourquoi le capitaliste n’acceptera jamais de vous confier, à vous ou à moi, la seconde besogne qui d’ailleurs est aussi indissolublement liée à la première que le chaud et le froid dans la glace qui vous brûle les mains.

De la façon dont l’argent circule, il revient toujours aux banques qui seules en fin de compte, par une petite opération dialectique, peuvent regarder le mythe en face, en fixant sa représentation matérielle. Mais comme depuis longtemps, elles sont incapables de donner des dimensions au brouillard du crédit qui les noie, tremblantes d’effroi, elles ont amassé l’or et le gardent dans leurs caves blindées pour les jours de malheur qu’elles sentent proches et qu’elles espèrent surmonter à cause de la confiance superstitieuse dont elles sont saisies en présence de l’inconcevable pâleur des lingots. À l’époque de l’impérialisme que nous avons l’avantage de vivre, les banques sont propriétaires des mines, des usines, des magasins. Nous sommes donc tributaires du capitalisme à la fois des marchandises et de l’argent. C’est le même homme qui nous oblige à travailler, qui nous paie et qui nous vend la viande, le pain, les étoffes. " Dans la société, ceux qui travaillent ne gagnent pas, ceux qui gagnent ne travaillent pas (*) ". On sait que les capitalistes ne travaillent pas mais, prisonniers de la sottise de leur système, ils sont obligés de dépenser pour s’enrichir. " La classe capitaliste (**) doit jeter elle-même dans la circulation l’argent nécessaire à la réalisation de sa plus-value… Le capitaliste individuel ne fait cette avance qu’en sa qualité d’acheteur, en dépensant de l’argent pour l’achat de moyens de consommation, ou en avançant de l’argent pour l’achat d’éléments de son capital productif, force de travail ou moyens de production ". Retenez-le bien, jeunes ambitieux, cet argent, en échange duquel vous vous imaginez qu’on vous donnera toute la réalité, ou presque (mais l’essentiel est dans ce presque), il est tout entier dans les poches d’un petit nombre d’hommes qu’on appelle riches, qui ne vous en confieront quelques pièces que dans la mesure où ils pensent que vous leur rendrez davantage.

(*) Marx-Engels : Manifeste du Parti communiste.

(**) Marx : Capital, Le procès de circulation du capital, 3e Section, Ch. XX.


Quel usage peut-on faire des fictions, si on ne les nie pas ?

Nier l’argent, c’est le dépenser. Ainsi nous pouvons juger les riches à la manière dont ils dépensent leur argent, et pas seulement le revenu, mais aussi le capital. Il est bien entendu que cette dépense doit être faite en pure perte, en pure perte d’argent, car si elle a pour objet une nouvelle accumulation, ou la réalisation des bénéfices que contiennent les marchandises, cette sorte de dépense n’a pas la valeur d’une négation. Je demande donc aux riches de se ruiner, pour obéir à la toute-puissante logique qui me permet de porter sur eux un jugement moral. À la manière dont ils se ruineront, nous verrons s’ils peuvent devenir fréquentables. Soyez sûrs qu’il ne manque pas de folies exemplaires où puissent s’épuiser des milliards. Un soir qu’il voulait conduire sa maîtresse au théâtre, l’empereur du Sahara, Lebaudy, acheta toutes les places de l’Opéra. Dans un des plus beaux endroits de Paris, les acteurs, l’orchestre, ne jouèrent que pour les deux amants.

Ce geste est sans doute un geste limite. Je ne conçois guère qu’on puisse aller au-delà, avec la seule dépense d’argent. Dans la mesure où il élève l’amour sur le piédestal d’où il ne devrait jamais descendre, dissipe une fortune, constitue une provocation, il garde sa pleine valeur de scandale. Mais il nous est impossible de considérer isolément chaque capitaliste. Chaque capitaliste fait partie d’une classe qui trouve sa justification dans la communauté, des intérêts fondamentaux de ses membres,

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étroitement solidaires parce qu’ils sont tous de même nature. L’existence de cette classe détermine, par opposition, l’existence du régime parfaitement défini sous lequel je vis, en France, pour le moment. Si la conscience de classe des capitalistes s’oppose formellement aux extravagances d’un Lebaudy par exemple, (ce qui suffit à mettre ce personnage hors de la crapule, de Citroën le ponte ou de n’importe quel maître de forges lorrain dont la ladrerie est proverbiale) il n’en est pas moins vrai que, les capitalistes possédant tout, les dépenses, même folles, d’un seul d’entre eux concourent à l’enrichissement des autres, ce qui limite singulièrement la portée morale de la dépense.

Laissons donc de côté les cas individuels, si curieux soient-ils. La classe capitaliste, acharnée à la conservation et à la reproduction de l’argent est déjà, de ce fait, méprisable. Elle l’est d’autant plus, qu’elle ne forme une classe qu’en fonction de son contraire, la classe qui ne possède rien, le prolétariat. Ainsi, dans son essence même, elle est basse ; comme elle est peu nombreuse, elle acquiert les tares de l’aristocratie, elle devient vile.

Non contente de réduire au travail la presque totalité des humains, elle les vole sur la valeur ridicule qu’elle attribue à ce travail, ne s’enrichit que par ces vols et, ne laissant en partage à ses ouvriers que juste ce qu’il leur faut pour recommencer le lendemain leur exténuant labeur, elle utilise une partie de ses déprédations à propager la gangrène parmi les hommes, à les avilir, à organiser l’abjection, à acheter ce qui n’est pas achetable, à monnayer la vertu. Puisque par nature, elle ignore la qualité, n’éprouve que de la haine pour ceux qui n’ont rien, elle s’attache avec une minutieuse persévérance à la destruction de cette qualité, à la confusion des pauvres. Et l’instrument de ces ignominies, c’est toujours l’argent, qui, en fin de compte, et puisque l’exception n’a jamais été que la confirmation de la règle, n’a pas d’autre usage que l’usage dégradant (*).

(*) Par exemple, la bourgeoisie dépense des sommes énormes pour payer la police, acheter des cuirassés, des taubes, des canons, des avions, fabriquer des gaz asphyxiants qu’on utilisera contre des nègres ou des jaunes en attendant la prochaine guerre impérialiste.

Comprend-t-on maintenant ce que signifie recevoir de l’argent, ce que représente le mot subvention pour n’importe qui d’entre nous, les pauvres ? Ces mots signifient trahir, ou pourrir, et jamais autre chose malgré la casuistique des conciliateurs. Pour nous qui sommes attachés avant tout à la qualité et au vrai, et à l’honnêteté, qui ne serons jamais que de ce côté où on peut aider l’histoire à pousser le cours du monde vers la Révolution, tout ce que touche l’argent se décompose, et tout ce qui se décompose, nous avons l’habitude de le livrer au feu. C’est pourquoi notre parti est pris, que nous défendrons contre les attaques plus ou moins habiles de ces chiens de riches : nous resterons pauvres, car même si nous voulions, en gardant notre vertu, participer un peu à la fortune, nous n’y parviendrions pas. L’argent, en effet, se refuse à ses ennemis. Des hommes purs par centaines, parmi lesquels le doux Gilles de Rais, sacrifièrent leur richesse et leur vie à la recherche de la pierre philosophale qui seule a le pouvoir d’avilir l’or à jamais. C’est en leur nom que Huysmans, avant que sa raison sombrât définitivement dans l’imbécile mystique du catholicisme lié à l’argent comme le ver l’est au cadavre, voulut, au seuil de ce magnifique Là-bas où règne le diable, prince des spoliés, marquer d’une flétrissure éternelle l’épouvantable maître de la corruption :

" L’argent (*) s’attire lui-même, cherche à s’agglomérer aux mêmes endroits, va de préférence aux scélérats et aux médiocres ; puis, lorsque par une inscrutable exception, il s’entasse chez un riche dont l’âme n’est ni meurtrière, ni abjecte, alors il demeure stérile, incapable de se résoudre en un bien intelligent, inapte même entre des mains charitables à atteindre un but qui soit élevé. On dirait qu’il se venge ainsi de sa fausse destination, qu’il se paralyse volontairement quand il n’appartient ni au dernier des aigrefins, ni au plus repoussant des mufles.

(*) J.-K. Huysmans : Là-bas, Ch. I.

Il est plus singulier encore quand, par extraordinaire, il s’égare dans la maison d’un pauvre ; alors il le salit immédiatement, s’il est propre ; il rend lubrique l’indigent le plus chaste, agit du même coup sur le corps et sur l’âme, suggère ensuite à son possesseur un bas égoïsme, un ignoble orgueil, lui insinue de dépenser son argent pour lui seul, fait du plus humble un laquais insolent, du plus généreux un ladre. Il change, en une seconde, toutes les habitudes, bouleverse toutes les idées, métamorphose les passions, les plus têtues, en un clin d’œil. "

Il est pourtant un domaine que l’argent, qui pour y pénétrer se change en fleurs, en parfums, en bijoux, aurait dû respecter, comme s’il s’était stérilisé en l’approchant. Il s’agit de l’amour, où, au contraire, la garce se complaît particulièrement à commettre des ravages. Là, il affine sa perversité et, dédaigneux des intermédiaires infâmes qu’il a l’habitude d’employer, c’est sous le poids des roses, avec le parfum des orchidées, qu’il veut étouffer, empoisonner l’amour. Il a changé le désir en commerce, la passion en vanité. Lorsque quelque chose de noble l’arrête, lorsqu’il se heurte à ce qui lui est inconcevable, l’argent s’en va, quitte ces amants téméraires, et, pour les réduire, appelle à son secours son hideux contraire, la misère. Qu’ils sont rares, ceux qui sont assez durs pour ne pas laisser entamer leur amour par les griffes de cette effroyable mégère !

Il est malgré tout incompréhensible que ceux des hommes qui s’opposent avec une

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réelle force à l’argent et à l’usage qu’en font ceux qui le détiennent puissent vivre, dans la plus stricte acception du mot. Bien sûr, la plus grande partie d’entre eux sont nécessaires à l’accumulation capitaliste : il faut des ouvriers pour travailler dans les usines, des paysans pour labourer la terre. Néanmoins, la répression qui grandit tous les jours s’acharne avec une belle violence sur les meilleurs d’entre eux. On renvoie les ouvriers communistes des fabriques ; des listes noires leur ferment un nombre de portes sans cesse grandissant, on les met en prison, mais il en est pas mal qui sont encore en liberté dans l’armée des chômeurs ou ailleurs. Une petite partie de l’argent, l’exception, grâce à la ruse, à la force, à l’intelligence des opprimés, parvient à servir une cause avouable. Voilà comment nous arrivons à tenir.

Malgré ces raisons de force et de ruse que des communistes seuls peuvent déterminer, je ne comprends pas les causes obscures qui règlent l’arrivée ou le départ dans nos rangs des quelques pièces de monnaie que les capitalistes laissent tomber de leur poche. Pour ma part, qu’il semble établi qu’octobre, novembre et décembre, en plus de l’étonnant pouvoir qu’ont ces mois de me faire rencontrer, à mes amis et à moi, des femmes d’une qualité telle qu’elles méritent ce nom, ne puissent connaître le manque d’argent, alors que février, mars et avril amènent le dénûment total, qu’il existe indiscutablement dans l’année chez tous mes amis, à quelques ressources qu’ils fassent appel, trois ou quatre moments où il n’y a de l’argent nulle part, je ne peux l’expliquer sans faire intervenir de mystérieuses propriétés d’aimantation de l’or.

Tous nos efforts dans l’organisation de notre vie matérielle tendent à proscrire la misère dont il n’est pas question que nous nous fassions les apologistes. Nous devons reconnaître que tout ce qui est sans ressource est, par cela même, suspect. Nous savons que c’est chez ceux des ouvriers et des paysans qui refusent systématiquement tout travail que se recrutent les gardes mobiles, les flics, les mouchards de toute sorte, depuis les contremaîtres de la rationalisation jusqu’aux maquereaux du Sébasto. Il faut des corps rudement trempés pour accepter la misère quand le budget de la police s’augmente tous les ans d’un milliard ! Nous en avons connu près de nous qui, las des expédients qui seuls jusque là les faisaient vivre, ont préféré, à se donner un peu de mal, accepter la première besogne crapuleuse venue, émarger aux comptes-courants paternels, marier la première femme riche qu’ils ont rencontrée. Qu’on sache une fois pour toutes que nous n’avons rien à faire avec ces gens-là.

Contre la famille qui se sert toujours contre eux des pires procédés capitalistes, contre le capital qui les brime ou les tente avec mille emplois faciles et bien rétribués à son service, les révolutionnaires doivent assurer leur vie matérielle dont dépendra toujours leur vie morale. Honte à ceux qui se défilent, comme honte à ceux qui ne font pas preuve envers eux-mêmes et leurs camarades de la plus parfaite honnêteté. Nous nions la propriété mais, chez nous, les questions d’argent ont une importance capitale. Exiger de nos amis le plus grand désintéressement, c’est exiger de nous-mêmes que nous soyons probes et intègres. Nos principes et notre tactique nous montrent que nous n’avons le droit de voler et d’escroquer que nos ennemis et que cela même n’est défendable que dans l’intérêt strict de la cause dont nous sommes les tenants. Nous méprisons trop l’argent, nous en savons trop long sur sa bassesse et sa débilité, pour lui confier d’autres besognes que les plus accessoires. Incorruptibles nous sommes, incorruptibles devront être tous ceux qui veulent rester nos amis.

Et que surtout dans le camp des chacals, l’on s’abstienne de discuter ce que je viens d’écrire. Je dénie à ceux qui ne savent ce que c’est que le froid, la faim, l’absence, le droit de parler de l’argent. Piétinez, brûlez vos billets de banque, et nous verrons après. Mais écoutez encore ceci :

Il ne nous est pas égal de vivre au milieu du luxe ou au milieu de l’indigence, ou de la médiocrité. Le luxe, nous ne le connaîtrons que lorsqu’on aura renoncé à échanger deux heures de travail d’un maçon contre deux heures de travail d’un égoutier, quand l’or couvrira les murs des pissotières, quand nous aurons, en un mot, aboli l’exploitation de l’homme par l’homme, édifié le communisme. Il ne nous restera plus, après un petit nettoyage, qu’à prendre vos places, tandis que vous pourrirez dans les cimetières, avec les balles de nos fusils entre vos os.

Pour le moment, ils dansent, vos milliards, ils se crèvent au travail, vos ouvriers, mais prenez garde !

" La grande richesse des uns indique que d’autres sont privés du nécessaire. La richesse d’une nation correspond à sa population et sa misère correspond à sa richesse… Les pauvres et les oisifs sont une conséquence nécessaire des riches et des travailleurs. "

Jeunes gens qui hésitez au choix d’une profession, petits crabes aux genoux sales qui vous abrutissez sur l’Enéide ou les Fables de La Fontaine dans les classes des lycées et collèges, je livre cette phrase d’Ortes à vos méditations saugrenues. Engagez-vous dans la marine, dans la police, dans les armées de terre et d’air. Devenez moutons dans le troupeau des rédacteurs à la Liberté, au Matin, au Populaire, à Détective, à l’Ami du Peuple. Ce ne sont pas les billets de mille qui manquent dans ces râteliers. On dit que l’or est particulièrement abondant dans les poubelles, en 1929. Soyez généraux, archevêques, industriels, commissaires de police. Le célèbre veau dont on parle tant, exigeait, disait-on des sacrifices humains. Pour abattre l’argent, il faudra encore des cadavres. Devenez riches, célèbres, décorés, galonnés, jeunes gens, plus tard nous aurons besoin de belles victimes !

ANDRÉ THIRION.

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LETTRE D’ARTHUR RIMBAUD

à M. Lucien Hubert, Ministre de la Justice

Monsieur le Garde,

Puisque vous, vous venez d’accepter conjointement la Vice-Présidence du Conseil et celle de la Société de mes Amis, vous trouverez bon, qu’en tant qu’ancien communard, pétroleur et coetera, je vous fasse savoir que je me considère comme solidaire des emprisonnés du Parti Communiste Français (Section française de la Troisième Internationale), et que je compte me rendre en personne à une réunion de ces Amis dont vous voici le Vice-Présidaim, aux fins, entre autres, de remuer avec vous la sale question du complot et des brutalités policières. À propos, qui est donc ce Monsieur Rénier, votre supérieur hiérarchique par rapport à mon amitié ? Sans doute un gros bonnet caropolmerdis, comme vous. C’est inouï ce que je commence à être bien vu des épicemards du Lieu.

Les sots que vous gardez ne vous avaient sans doute pas dit qui j’étais. Ministre, je ne suis pas un bronze à inaugurer. Je suis de la canaille. Encore tout enfant, j’admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu’il aurait sacrés par son séjour. Dans quel sang marcher ? me disais-je, et si je concluais : plutôt, se garder de la justice, c’est que je n’ai jamais été de ce peuple-ci ; je n’ai jamais été chrétien ; je suis de la race qui chantait dans le supplice ; je ne comprends pas les lois ; je n’ai pas le sens moral. Magistrat, tu es nègre. Votre Société ? Tout est rétabli. La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera. Il y a, quand on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse. Il reste des mouchards et des accapareurs. Aller où boivent les vaches ? Zut alors, si le soleil quitte ces bords ! Mais nous voulons encore notre vengeance : industriels, princes, sénats, périssez ! Puissance, justice, histoire, à bas ! Ca nous est dû.

Pour terminer, je saisis l’occasion d’attirer votre attention sur le cas du tailleur Almazian.

À la prochaine guerre.

Arthur RIMBAUD.

P. S. – Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles.

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COMMENT ACCOMMODER LE PRÊTRE

L’abjection de nos contemporains est si absolue, et leur soumission à tout ce qui peut augmenter cette abjection si totale, qu’ils sont incapables de voir combien leur époque de " concorde " entre toutes les forces répressives est répugnante. Ce régime a beau être intolérable depuis son avènement, jamais il n’avait réussi à faire agir à la fois tous les ennemis des libertés les plus élémentaires. Il a fallu quelque temps pour donner au prêtre une situation exceptionnelle ; par suite d’une erreur à laquelle on a vite remédié, l’anticléricalisme s’est développé un certain temps, ensuite on l’a tué en le qualifiant de primaire. Les chroniques des tribunaux, à la fin du XIXe siècle, étaient vraiment réconfortantes à parcourir. Dans la seule année de 1879, deux cent quarante-deux condamnations, souvent importantes, ont été prononcées contre des prêtres : Le Frère Raymond, instituteur congréganiste à Comines, qui sodomisait des petits garçons, est condamné à huit ans de travaux forcés ; le Frère Séraphin, directeur de l’Orphelinat de Notre-Dame des Rochers, aux travaux forcés à perpétuité, " son orphelinat était un sérail de mignons, la plupart des orphelins sodomisés avaient contracté des maladies vénériennes " ; pour les mêmes raisons, la même peine au Frère Régis Masison ; vingt ans de travaux forcés au Frère Augustin Séguy, mariste à Montauban, et au Frère Henri, instituteur congréganiste à Argentré, qui sodomisaient leurs élèves ; dix ans pour des faits semblables au Frère Joseph Guiraud, instituteur congréganiste à Cadillac ; le Révérend Père Cailletoz, mariste à Orléans, quatre mois de prison, parce que, sous prétexte de conseiller les nourrices, il les tétait et dix ans de réclusion à Monseigneur Maret, camérier secret du Pape, chanoine honoraire de Bordeaux, Agen, Coutance et Avignon, missionnaire apostolique, président de l’Archiconfrérie de l’Immaculée Conception, pour avoir " communiqué une maladie vénérienne à une petite fille dont il venait d’enterrer le père ; on a trouvé chez l’inculpé une collection de poils soigneusement étiquetés au nom de ses plus illustres pénitentes. " Cet anticléricalisme avait beau être provoqué uniquement par le désir républicain de profiter des sommes allouées aux curés, et avait beau croire que, pour détruire l’Église, il n’y a qu’à annoncer sa fin, il dénonçait, cependant, en la torturant, l’ignominie de la " cléricanaille ". Mais, depuis cinquante ans, les curés ont bien changé ; la preuve en est qu’ils ne sont plus poursuivis par les tribunaux ; aussi sont-ils pour tout le monde, comme les agents, de braves gens et comment ne le seraient-ils pas puisque la presse ne parlera jamais de leurs condamnations, que les juges ne prononceront jamais, d’ailleurs, que jamais un juge d’instruction ne les enverra devant des juges et qu’un flic ne les arrêtera pour rien au monde : ce sont de braves gens. Personne ne sait que les enfants de chœur sont toujours âgés de huit à quatorze ans, âge qui se distingue moins par la fermeté de ses convictions que par celle de ses fesses. Mais moi, je sais que quand j’avais douze ans, un de ces porcs m’a poursuivi dans tous les tramways, m’a attendu à chaque sortie du lycée, jusqu’au jour où je lui ai écrasé quelques orteils d’un coup de talon.

RELIGION ! – PROMENADE DE SÉMINARISTES

Ce qui caractérise la politique laïque de ces dernières années, ce sont les reprises des relations avec le Vatican et le retour des Congrégations ; les curés et les républicains ont attendu notre époque pour s’apercevoir qu’ils poursuivaient les mêmes buts. Les missionnaires sont apparus aux gouvernants comme supérieurement doués pour, dans les colonies, torturer, abrutir et avilir

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à la française, aussi voit-on M. Briand suivre avec émotion l’enterrement de Son Immondice le Cardinal Dubois ; quand les journaux annoncent qu’en Chine, en octobre, trois missionnaires belges, dont un évêque, ont été assassinés, ils s’étonnent. Le Matin cherche à donner une idée du vandalisme bolchevik en annonçant qu’en U. R. S. S. on vient de décider la démolition de plusieurs églises, alors qu’en 1913, à Paris, " pour faciliter certains travaux de voierie ", des décisions identiques étaient prises. À notre époque de " concorde ", entre les ennemis de toutes les libertés, les prêtres, ces avilisseurs professionnels, ont toutes les facilités pour amener les hommes au degré d’abrutissement qui les rend si maniables, entre les mains des Foch, Poincaré, Chiappe, Citroën, pour faire aller les ouvriers, chaque dimanche, après six jours de prison, dans leurs églises, apprendre la résignation ; dans leurs patronages, préparer la guerre ; dans leurs syndicats, pratiquer la trahison ; la plupart des ouvriers n’éprouvent, vis-à-vis de la religion, qu’une indifférence qui indique qu’il n’y aura pas de place pour elle dans l’État Ouvrier ; mais, vis-à-vis des principaux agents de leur asservissement, seule la haine la plus inexorable est efficace. D’ailleurs, tous ceux qui n’entravent pas l’action religieuse par tous les moyens et à chaque occasion, s’approcheront bientôt de la Sainte-Table. Il est plus facile de laisser aller, pour sa tranquillité, sa femme à la messe et ses enfants au patronage, mais ce n’est pas le moyen de faire comprendre aux prêtres que leur clientèle n’est faite que de leurs patrons et de leurs valets, de débiles mentaux et de cadavres et que tout ce qui est vivant vomit à leur face pourrie leur " Jésus ", leur Dieu, leur Ciel. Chaque fois que dans la rue vous rencontrez un serviteur de la Putain à Barbe de Nazareth, vous devez l’insulter sur ce ton qui ne lui laisse aucun doute sur la qualité de votre dégoût. D’ailleurs, si votre bouche ne déborde pas d’insultes à la vue d’une soutane, vous êtes digne d’en porter une. Mais insulter les prêtres n’a pas d’autre but, mise à part la satisfaction morale que cela procure sur le moment, que de vous entretenir dans cet état d’esprit qui vous permettra, le jour où vous serez libres, d’abattre par jour, en vous jouant, deux ou trois tonnes de ces dangereux malfaiteurs. En attendant ce jour, ces Messieurs ne doivent pas vivre en paix dans leurs repaires ; il importe d’entretenir constamment autour d’eux une atmosphère de haine qui soit à la mesure de leur abjection et leur fasse prévoir (ils en veulent des martyrs) une épouvantable fin. Voler les objets sacrés, souiller les églises, sont les actions essentielles les plus aptes à créer cette atmosphère ; les églises sont grandes ouvertes et richement garnies d’objets dont la disparition alarmera leurs tenanciers, tant à cause de leur sainteté que de leur valeur ; que les enculeurs de sacristies sachent donc bien que chaque fois qu’un objet sacré tombe entre nos mains, il est destiné à être profané notre vie durant et, si ce sont des hosties consacrées que nous nous procurons le plus volontiers, c’est que par-dessus tout la profanation nous intéresse ; nous ne négligeons pas, cependant, les crucifix, qui sont les poignées toutes désignées des chaînes de vidange de nos W.-C. ; les ciboires contiennent le papier hygiénique ; les reliques sont dans les lieux du plus bel effet ornemental. Quant aux sacrilèges locaux ils présentent de grands avantages pratiques, étant donnée la rareté des chalets de nécessité et la disparition progressive des vespasiennes. Quatre-vingt cinq églises et soixante-dix temples de divers cultes sont à la disposition des Parisiens et, n’étaient leurs efforts inqualifiables pour éviter ces endroits que personnellement j’utilise toujours, depuis longtemps déjà la fumée de l’encens aurait été supplantée par celle de la merde. Ces trois sacrilèges : insulter les prêtres, souiller les lieux saints, voler les objets sacrés, doivent être les trois principales actions habituelles qu’accomplit un homme probe, quand son activité se tourne vers la religion ; mais bien des moyens restent à sa disposition pour se défendre contre les malfaiteurs ecclésiastiques, des moyens variant entre la plaisanterie de mauvais goût et l’ignoble sacrilège et que chacun trouvera, selon ses dispositions pour la pratique de l’anticléricalisme. On peut, par exemple, comme cela se fit longtemps à Notre-Dame-des-Champs, tirer plusieurs fois dans la nuit la sonnette pour les Saints-Sacrements : à la fin le bedeau ne se dérange plus et quelques croyants, au désespoir de leur famille, crèvent sans être munis des Excréments de l’église. Dans le métro, à une heure d’affluence, si vous êtes à côté d’un prêtre, ne le prenez pas à parti immédiatement, mais au bout d’une ou deux stations, vous commencez à hurler, en lui foutant un coup de poing en pleine gueule : " Vieux porc, vous n’avez pas fini de me peloter ! " La foule écoute ; alors vous déclarez : " C’est la troisième fois cette semaine qu’un curé me fait des propositions, et dire qu’on envoie encore les enfants au catéchisme ! " Vous pouvez ainsi insulter et même rosser un curé sans être lynché et, de plus, vous donnez à quelques personnes un exemple réel de l’ignoble hypocrisie des prêtres, ce qui peut, dans certaines circonstances, influencer les actes de ces personnes contre eux. Tout ce qui est fait contre les curés étant bien fait, ce n’est que la volonté de leur nuire qui peut manquer ; que tous ceux qui n’ont pas cette volonté aient la face couverte de nos crachats.

JEAN KOPPEN.

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LES MOTS ET LES IMAGES

Un objet ne tient pas tellement à son nom qu’on ne puisse lui en trouver un autre qui lui convienne mieux Il y a des objets qui se passent de nom : Un mot ne sert parfois qu’à se désigner soi-même : Un objet rencontre son image, un objet rencontre son nom. Il arrive que l’image et le nom de cet objet se rencontrent : Parfois le nom d’un objet tient lieu d’une image : Un mot peut prendre la place d’un objet dans la réalité : Une image peut prendre la place d’un mot dans une proposition : Un objet fait supposer qu’il y en a d’autres derrière lui : Tout tend à faire penser qu’il y a peu de relation entre un objet et ce qui le représente : Les mots qui servent à désigner deux objets différents ne montrent pas ce qui peut séparer ces objets l’un de l’autre : Dans un tableau, les mots sont de la même substance que les images : On voit autrement les images et les mots dans un tableau :

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Une forme quelconque peut remplacer l’image d’un objet : Un objet ne fait jamais le même office que son nom ou que son image : Or, les contours visibles des objets, dans la réalité, se touchent comme s’ils formaient une mosaïque : Les figures vagues ont une signification aussi nécessaire aussi parfaite que les précises : Parfois, les noms écrits dans un tableau désignent des choses précises, et les images des choses vagues : Ou bien le contraire :

RENÉ MAGRITTE.

MONDE, SAMEDI 23 NOVEMBRE.

" Vous me demandez de participer à votre enquête sur le socialisme. Est-ce à dire que malgré tout ce qui peut nous séparer, vous me considérez comme un socialiste et non comme un social-patriote, voire comme un social-traître ?… Marx était, malgré son génie, un homme comme un autre… Dans la Russie Soviétique, dont les conditions sociales présentent ou présenteraient des analogies saisissantes avec celles de l’Europe Occidentale de 1848… les bolcheviks ont pu emprunter à Marx, le Marx du manifeste, les formules et les mots d’ordre de leur Révolution… En attendant on voudrait croire que ce n’est pas trop demander à tous que d’essayer de se comprendre, de comprendre qu’à des milieux différents doivent correspondre fatalement des tactiques différentes et que… les travailleurs ont mieux à faire, etc. ". Qui parle ? Vandervelde. Et qui lui a ouvert une tribune pour baver, faire sa propre apologie, dénigrer Marx, ignorer Lénine, et passer sous silence le roi Albert, son maître, qui tient en prison De Rosa ? Barbusse, le Barbusse de Je sais tout, qui dirige ici le magazine Monde, une ordure confusionnelle, qui associe à une propagande prosoviétique dosée tout un peuple de chiens, de traîtres et de littérateurs, dont on veut nous faire croire qu’ils ont le droit d’apprécier l’œuvre de la Révolution mondiale, dont ils sont les pires ennemis. Monde commente : Vandervelde, auteur de plusieurs ouvrages remarquables sur le socialisme. Remarquables ? Oui, par la saloperie. Comme tout le numéro d’où ces lignes sont extraites, et où on lit encore : " Un vol d’argenterie suivi d’une escapade à Paris, un poème philosophique qui ne vaut rien : voilà ce que la jeunesse de Saint-Just nous donne de remarquable ". Remarquable encore cette belle petite enquête qui semble avoir été inventée pour faire aboutir Zola à l’école populiste, baptisée par le Thérive du Temps, jadis de l’Action Française. Zola dont M. Barbusse se croit propriétaire, sans doute pour ce qu’il y a de parfaitement contre-révolutionnaire chez l’auteur de Paris, ennemi de la violence, comme le pacifiste Barbusse, et ses collaborateurs, comme ce Bernard, que j’ai déjà entendu plusieurs fois bourdonner, qui trouve tant de talent à Cendrars (le type de J’ai tué, avec des réserves qui sont un bonheur : " Cette ivresse de tuer, à laquelle il fait la part si belle, n’était-elle pas largement compensée par l’horreur du sacrifice inutile, par l’instinct de conservation ?…. Mais ne dramatisons pas trop ce côté de Cendrars ; il y a en lui de riches réserves humaines dont nous sommes loin encore d’avoir touché le fond ". Cette petite annonce termine le brillant numéro que nous venons de parcourir : Georges Danou, ami de Monde, ingénieur-constructeur, réalise lui-même et pour vous, à des conditions tout à fait amicales, le Bien-Être par l’Électricité, appareils médicaux, domestiques, lustrerie moderne inédite sur maquettes. Lui écrire pour rendez-vous, 11, rue Robert-Planquette, Paris (18e). Que voulez-vous, avec de tels amis, Monde a certainement le ton qu’il faut pour parler à un public qui cherche le Bien-Etre par l’Électricité et avec l’aide de Georges Danou et de E. Vandervelde, Monde collabore, c’est sûr, à l’édification du socialisme dans plusieurs pays.

ARAGON.

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UN CHIEN ANDALOU

La publication de ce scénario dans " La Révolution Surréaliste " est la seule que j’autorise. Elle exprime, sans aucun genre de réserve, ma complète adhésion à la pensée et à l’activité surréalistes. Un Chien Andalou n’existerait pas si le surréalisme n’existait pas. Un film à succès, voilà ce que pensent la majorité des personnes qui l’ont vu. Mais que puis-je contre les fervents de toute nouveauté, même si cette nouveauté outrage leurs convictions les plus profondes, contre une presse vendue ou insincère, contre cette foule imbécile qui a trouvé beau ou poétique ce qui, au fond, n’est qu’un désespéré, un passionné appel au meurtre.

L. B.

PROLOGUE IL ÉTAIT UNE FOIS…

Un balcon dans la nuit.

Un homme aiguise son rasoir près du balcon. L’homme regarde le ciel au travers des vitres et voit…

Un léger nuage avançant vers la lune qui est dans son plein.

Puis une tête de jeune fille les yeux grands ouverts. Vers l’un des yeux s’avance la lame d’un rasoir.

Le léger nuage passe maintenant devant la lune.

La lame de rasoir traverse l’œil de la jeune fille en le sectionnant.

Fin du prologue.

HUIT ANS APRES.

Une rue déserte. Il pleut.

Un personnage, vêtu d’un costume gris foncé, paraît à bicyclette. Il a la tête, le dos et les reins entourés de mantelets de toile blanche. Sur sa poitrine est assujettie, par des courroies, une boîte rectangulaire rayée en diagonale de noir et blanc. Le personnage pédale machinalement, le guidon libre, les mains posées sur les genoux.

Le personnage vu de dos jusqu’aux cuisses en P. A. surimpression en sens longitudinal de la rue dans laquelle il circule de dos à l’appareil.

Le personnage avance vers l’appareil jusqu’à ce que la boîte rayée soit en G. P.

Une chambre quelconque à un troisième étage dans cette rue. Au milieu est assise une jeune fille vêtue d’un costume aux couleurs vives, elle lit attentivement un livre. Elle tressaille tout à coup, elle écoute avec curiosité et se débarrasse du livre en le jetant sur un divan tout proche. Le livre reste ouvert. Sur une des pages on voit une gravure de La Dentellière de Vermeer. La jeune fille est convaincue maintenant qu’il se passe quelque chose : elle se lève, fait demi-tour et va vers la fenêtre, d’un pas rapide.

Le personnage de tantôt vient de s’arrêter, en bas, dans la rue. Sans opposer la moindre résistance, par inertie, il tombe avec la bicyclette dans le ruisseau, au milieu d’un tas de boue.

Geste de colère, de rancune, de la jeune fille qui se précipite dans les escaliers, pour descendre à la rue.

G. P. du personnage étendu à terre, sans aucune expression, dans la position identique à celle du moment de sa chute.

La jeune fille sort de la maison en se précipitant sur le cycliste et l’embrasse frénétiquement sur la bouche, les yeux et le nez. La pluie augmente jusqu’au point de faire disparaître la scène précédente.

Renchaîné avec la boîte dont les raies obliques se superposent sur celles de la pluie. Des mains

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munies d’une petite clef ouvrent la boîte de laquelle elles retirent une cravate enveloppée dans du papier de soie. Il faut tenir compte de ce que la pluie, la boîte, le papier de soie et la cravate doivent se présenter avec des raies obliques dont, seule, la largeur varie.

La même chambre.

Debout à côté du lit, se trouve la jeune fille qui contemple les accessoires que portait le personnage – mantelets, boîte et col dur avec cravate foncée et unie – le tout disposé comme si ces objets étaient portés par une personne étendue sur le lit. La jeune fille se décide enfin à prendre en mains le col, duquel elle enlève la cravate unie pour la remplacer par la rayée, qu’elle vient de retirer de la boîte. Elle la replace au même endroit puis s’assied tout près du lit, dans l’attitude d’une personne qui veille un mort.

(Nota. – Le lit, c’est-à-dire la couverture et l’oreiller, sont légèrement froissés et creusés comme si, réellement, un corps humain y reposait).

La femme a la sensation que quelqu’un se trouve derrière elle et se retourne pour voir qui c’est. Sans le moindre étonnement, elle voit le personnage, sans aucun accessoire cette fois, qui observe avec grande attention, quelque chose dans sa main droite. Dans cette grande attention il entre pas mal d’angoisse.

La femme s’approche et regarde à son tour ce qu’il a dans la main. G. P. de la main, au centre de laquelle grouillent des fourmis qui sortent d’un trou noir. Aucune de ces dernières ne tombe.

Renchaîné avec les poils axillaires d’une jeune fille étendue sur le sable d’une plage ensoleillée. Renchaîné avec un oursin dont les pointes mobiles oscillent légèrement. Renchaîné avec la tête d’un autre jeune fille prise en plongée très violente et cernée par l’iris. L’iris s’ouvre et laisse voir que cette jeune fille se trouve au milieu d’un groupe de personnes qui tentent de forcer un barrage d’ordre, établi par des agents.

Au centre du cercle, cette jeune fille essaye de ramasser, avec un bâton, une main coupée aux ongles colorés, qui se trouve à terre. Un des agents s’approche d’elle et la semonce vertement ; il se baisse et ramasse la main qu’il enveloppe soigneusement et qu’il met dans la boîte que portait le cycliste. Il remet le tout à la jeune fille qu’il salue militairement lorsqu’elle le remercie.

Il faut tenir compte qu’au moment où l’agent lui remet la boîte, elle est envahie par une émotion extraordinaire qui l’isole complètement de tout. Elle est comme subjuguée par les échos d’une musique religieuse et lointaine ; peut-être une musique entendue en sa plus tendre enfance.

Le public, sa curiosité satisfaite, commence à se disperser dans toutes les directions.

Cette scène aura été vue par les personnages que nous avons laissés dans la chambre du troisième étage. On les voit à travers les vitres du balcon d’où on peut voir la fin de la scène décrite ci-dessus. Quand l’agent remet la boîte à la jeune fille, les deux personnages du balcon paraissent eux aussi envahis par la même émotion qui en arrive jusqu’aux larmes. Leurs têtes se balancent comme si elles suivaient le rythme de cette musique impalpable.

Le personnage regarde la jeune fille lui faisant un geste qui semble dire : " As-tu vu ? Ne te l’avais-je pas dit ? ".

Elle regarde de nouveau, dans la rue, la jeune fille qui est seule maintenant, comme clouée sur place, en un état d’inhibition absolue. Des autos passent à des allures vertigineuses. Tout à coup l’un d’eux lui passe dessus en la mutilant affreusement.

Alors avec la décision d’un homme dans son plein droit, le personnage s’approche de sa compagne et après l’avoir regardée lascivement dans le blanc des yeux, il lui saisit les seins à travers le jersey. G. P. des mains lascives sur les seins. Ceux-ci émergent de dessous le jersey. On voit alors une terrible expression d’angoisse, presque mortelle, se refléter sur les traits du personnage. Une bave sanguinolente lui coule de la bouche sur la poitrine découverte de la jeune fille.

Les seins disparaissent pour se transformer en cuisses que le personnage continue de palper. L’expression de celui-ci a changé. Ses yeux brillent de méchanceté et de luxure. Sa bouche, grande ouverte se referme, minuscule, comme resserrée par un sphincter.

La jeune fille recule vers l’intérieur de la chambre, suivie par le personnage toujours dans la même attitude.

Subitement, elle a un geste énergique pour lui séparer les bras, se libérant ainsi du contact entreprenant.

La bouche du personnage se contracte de colère.

Elle se rend compte qu’une scène désagréable ou violente va commencer. Elle recule, pas à pas, jusque dans un coin où elle se retranche derrière une petite table.

Geste de traître de mélodrame chez le personnage. Il regarde de tous côtés, cherchant quelque chose. À ses pieds, il voit un bout de corde et le ramasse de la main droite. Sa main

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gauche cherche aussi et attrape une corde identique.

La jeune fille collée au mur regarde, épouvantée, le manège de son agresseur.

Celui-ci avance vers elle en traînant d’un grand effort ce qui vient attaché, à la suite des cordes.

On voit passer : d’abord un bouchon, puis un melon, deux frères des écoles chrétiennes et enfin deux magnifiques pianos à queue. Les pianos sont remplis par des charognes d’ânes dont les pattes, les queues, les croupes et les excréments débordent de la caisse d’harmonies. Quand un des pianos passe devant l’objectif, on voit une grande tête d’âne appuyée sur le clavier.

Le personnage traînant à grand’peine cette charge, est tendu désespérément vers la jeune fille. Il renverse les chaises, les tables, une lampe à pied, etc., etc. Les croupes des ânes s’accrochent à tout. La lumière, suspendue au plafond, bousculée au passage par un os décharné, se balancera jusqu’à la fin de la scène.

Quand le personnage est sur le point d’atteindre la jeune fille, celle-ci l’esquive d’un bond et s’enfuit. Son agresseur, lâchant les cordes, se lance à sa poursuite. La jeune fille ouvre la porte de communication par où elle disparaît dans la chambre contiguë, mais pas assez rapidement pour pouvoir s’enfermer. La main du personnage ayant réussi à passer par la jointure y reste prisonnière, prise par le poignet.

À l’intérieur de la chambre, serrant la porte de plus en plus, la jeune fille regarde la main qui se contracte douloureusement au ralenti et les fourmis qui reparaissent se dispersent sur la porte.

Immédiatement elle tourne la tête vers l’intérieur de la nouvelle chambre qui est identique à la précédente mais à laquelle l’éclairage donnera un aspect différent ; la jeune fille voit…

Le lit sur lequel est étendu le personnage dont la main est toujours prise dans la porte. Il est vêtu des mantelets et la boîte sur la poitrine, sans faire le moindre geste, les yeux grands ouverts et avec une expression superstitieuse qui semble dire : " En ce moment, il va se passer quelque chose de vraiment extraordinaire ! ".

VERS TROIS HEURES DU MATIN

Sur le palier, près de la porte d’entrée de l’appartement, un nouveau personnage vu de dos, vient de s’arrêter. Il presse le bouton de sonnerie de la porte de l’appartement où se passent les événements. On ne voit, ni le timbre ni le marteau électriques de la sonnette mais à la place qui leur correspondrait, par deux trous pratiqués au-dessus de la porte, on voit passer deux mains qui agitent un " shaker " en argent. Leur action est instantanée, comme dans les films ordinaires, quand on appuye sur le bouton de sonnerie.

Le personnage alité tressaille.

La jeune fille va ouvrir.

Le nouveau venu va directement vers le lit et ordonne impérieusement au personnage, de se lever. Il obéit, en rechignant à tel point, que l’autre se voit obligé de l’empoigner par les mantelets et l’oblige, de vive force, à se lever.

Après lui avoir arraché les mantelets un à un, il les jette par la fenêtre. La boîte suit le même chemin ainsi que les courroies que le patient tentait en vain de sauver de la catastrophe. Et ça conduit le nouveau venu à punir le personnage en l’envoyant se tenir debout contre un des murs de la chambre.

Le nouveau venu aura exécuté tous ses mouvements complètement tourné de dos. Il se retourne alors pour la première fois pour aller chercher quelque chose de l’autre côté de la chambre.

Sous-titre qui dit :

IL Y À SEIZE ANS.

À l’instant la photographie devient vaporeuse. Le nouveau venu se meut au ralenti et l’on voit ses traits identiques à ceux de l’autre ; ils ne font qu’un, seulement le nouveau venu a un air plus jeune et plus pathétique, comme devait être l’autre, il y a nombre d’années.

Le nouveau venu va vers le fond de la chambre, précédé de l’appareil qu’il suit en P.A.

Un pupitre, vers lequel se dirige notre individu, entre dans le champ. Deux livres, sur le pupitre, ainsi que divers objets scolaires : leur position et sens moral se détermineront avec soins.

Il prend les deux livres et se retourne pour aller rejoindre le personnage. À l’instant tout revient à l’état normal, disparaissant le flou et le ralenti.

Arrivé près de lui, il lui ordonne de se mettre les bras en croix, lui pose un livre dans chaque main et lui ordonne de rester ainsi, comme punition.

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Le personnage puni a maintenant une expression aiguë et pleine de traîtrise. Il se retourne vers le nouveau venu. Les livres qu’il soutient toujours, se convertissent en revolvers.

Ce dernier le regarde avec tendresse, sentiment qui augmentera par moments.

Le personnage des mantelets, menaçant l’autre de ses armes, le force au " Hands up ! " malgré son obéissance, décharge sur lui les deux revolvers. En P. A. le nouveau venu tombe mortellement blessé, ses traits se contractent douloureusement (Le flou revient et la chute en avant est en un ralenti plus prononcé que le précédent).

De loin on voit tomber le blessé qui n’est plus cette fois dans la chambre, mais dans un parc. À ses côtés se trouve assise, immobile et vue de dos, une femme aux épaules nues, légèrement penchée en avant. En tombant, le blessé essaye de saisir et de caresser ces épaules ; une de ses mains, tremblante, est tournée vers lui-même ; l’autre effleure la peau des épaules nues. Il tombe enfin à terre.

Vue de loin. Quelques passants et quelques gardiens se précipitent pour lui prêter secours. Ils le soulèvent dans leurs bras et l’emportent à travers bois.

Faire intervenir le boiteux passionné.

Et l’on revient à la même chambre. Une porte, celle où la main était restée prisonnière, s’ouvre lentement. Paraît la jeune fille que nous connaissons. Elle referme la porte derrière elle et regarde très attentivement le mur contre lequel se trouvait l’assassin.

L’homme n’est plus là. Le mur est intact, sans un seul meuble ni décor. La jeune fille a un geste de dépit et d’impatience.

On voit de nouveau le mur, au milieu duquel il y a une petite tache noire.

Cette petite tache, vue de plus près, est un papillon de la mort.

Le papillon en G. P.

La tête de mort des ailes du papillon couvre tout l’écran.

En P. I. paraît brusquement l’homme des mantelets qui porte vivement la main à la bouche comme quelqu’un qui perd ses dents.

La jeune fille le regarde dédaigneusement.

Quand le personnage retire sa main, on voit que la bouche a disparu.

La jeune fille semble lui dire : " Bien ! Et après ? " et se fait un raccord aux lèvres avec son carmin.

On revoit la tête du personnage. À l’endroit où se trouvait la bouche commencent à pousser des poils.

La jeune fille, en s’en apercevant, étouffe un cri et se regarde vivement sous l’aisselle qui est complètement épilée. Méprisante, elle lui tire la langue, se jette un châle sur les épaules et ouvrant la porte de communication qui est à côté d’elle, elle passe dans la chambre contiguë, qui est une grande plage.

Près de l’eau attend un troisième personnage. Ils se saluent très aimablement et se promènent en suivant la courbe des vagues.

Plan de leurs jambes et des vagues qui déferlent à leurs pieds.

Suivis en Tram. par l’appareil. Les vagues rejettent doucement à leurs pieds, d’abord les courroies, puis la boîte rayée, ensuite les mantelets et finalement, la bicyclette. Cette vue continue encore un instant sans que la mer rejette quoique ce soit.

Ils continuent leur promenade sur la plage en s’estompant peu à peu pendant que dans le ciel apparaissent ces mots :

AVEC LE PRINTEMPS

Tout est changé.

Maintenant on voit un désert sans horizon. Plantés dans le centre, enlisés dans le sable jusqu’à la poitrine, on voit le personnage et la jeune fille, aveugles, les vêtements déchirés, dévorés par les rayons du soleil et par un essaim d’insectes.

LUIS BUNUEL – SALVADOR DALI

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POLICE, HAUT LES MAINS !

" La plus haute de toutes les notions sociales de la société bourgeoise, c’est la police " écrivait Karl Marx (*).

(*) Voir la "Question Juive" : Annales Franco-Allemandes, Paris, 1844.

On semble trop volontiers oublier, dans nos milieux révolutionnaires, que la police ne se limite pas à cette troupe salariée destinée à assurer l’ordre des rues. J’entends que la police est essentiellement un état d’esprit de la bourgeoisie. Quel bourgeois le plus ordinaire n’est pas doublé d’un parfait policier ? Un sûr instinct de classe dresse au contraire le prolétaire contre le policier. Étranger aux notions sociales qui ont présidé à la naissance de la Société bourgeoise dans laquelle il se meut et dont l’armature, aujourd’hui, lui échappe, le prolétaire prend conscience que son existence est la négation totale des principes mêmes de l’existence de cette société. Cette société qui vit de vols et de crimes autrement graves que ceux dits de droit commun et qui d’un strict point de vue moral sont les seuls qui vaillent d’être soumis à ce muet et grave interrogatoire de la conscience humaine, cette société, dis-je, qui vit de vols et de crimes abrite depuis trop d’années ses abominables malfaisances derrière un système social dominé par la Police. Quelle magnifique entreprise, vraiment, celle qui donne au maître l’assurance de la pérennité de sa propriété à travers la sauvegarde de sa personne physique, de ses droits. Après les droits du roi, ceux de l’État bourgeois. La société bourgeoise, société essentiellement égoïste, n’a jamais défini d’autres droits de l’homme que ceux strictement limités à l’individu égoïste, le citoyen, que rien, absolument rien n’élève au delà " de son intérêt particulier et de son caprice personnel, séparé de la vie et de l’activité communes " (Karl Marx). Ces droits de l’homme égoïste la société bourgeoise les a énoncés dès son origine : Egalité, Liberté, Sûreté, Propriété. Liberté, c’est-à-dire le droit de l’individu borné à lui-même, de l’homme non pas associé mais séparé de l’autre homme ; liberté dont la mise en pratique est la Propriété ; liberté de jouir et d’abuser – en un mot le droit de l’égoïsme, droit égal pour tous dominé essentiellement par la haute notion sociale de sûreté. Sûreté : protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. Police ! Aux intellectuels bourgeois est imparti le rôle de diviniser la police. Et comme ce rôle leur convient bien, à ces hommes pour qui l’idéologie est une source de prospérité. Hegel déjà réunissait sous le nom d'" Etat pensant " ou encore sous celui d'" État du besoin et de la réflexion " toutes les classes entretenues

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hors de la production. Ces classes pensantes, gardiennes vigilantes des traditions de la bourgeoisie, affectées à la sûreté intellectuelle de l’Etat, voilà avant toutes autres l’ennemi que nous dénonçons au prolétariat, celui dont il lui faudra sans pitié abattre toutes les têtes. Toutes : Penseurs, philosophes, professeurs, historiens, théoriciens, chroniqueurs, littérateurs, poètes, journalistes, artistes ; libéraux, démocrates, réactionnaires, républicains ; usiniers, banquiers, officiers ; prêtres, pasteurs, rabbins, tous, policiers, c’est pour renverser vos hiérarchies et abattre avec le capitalisme, tout le système de l’idéologie traditionnelle, que s’apprête, s’organise, s’arme, le prolétariat. Trop de sang intellectuel a été répandu par vous, pour que votre " savoir " trouve grâce devant les travailleurs armés. Vous, lettrés et hommes d’Églises il ne conviendra pas vraiment que vous demandiez grâce. À quoi bon. Pouvez-vous désapprendre ? On vous a un peu trop épargnés en Russie, vraiment. Les ouvriers acquérant la faculté scientifique et la capacité politique, s’émancipant seuls avec leurs propres forces, se gouvernant eux-mêmes, abolissant les classes, supprimant l’Etat, accédant au rang de producteurs libres, qu’ont-ils besoin de vous, professionnels de la pensée, beaux esprits, fabricants d’abstractions, hommes de la police. Qu’ont-ils à apprendre de votre sophistique, qui vous permet de vous justifier de tous vos actes, et favorise le développement de l’égoïsme monstrueux de la société que vous avez à charge de policer (*) ?

(*) Il est toujours réconfortant de lire sur ce sujet, et de replacer à chaque occasion sous le nez de messieurs les intellectuels, des vérités aussi évidentes que :

" La corruption inéluctable des hommes de plume n’a jamais été sérieusement discutée… nos écrivains contemporains coûtent cher aux sociétés financières, tous ne touchent pas directement de l’argent, mais presque tous ne peuvent rien que par les journaux qui encaissent régulièrement les frais de publicité. Ce sont là des industries qui ne disparaîtront pas facilement ; en tout cas, leur influence ne pourra diminuer que si les idées socialistes deviennent dominantes et amènent un changement dans les relations économiques ; certainement ce ne sera pas chose facile et les maîtres de l’esprit public ne voudront jamais accepter, de bonne volonté, un régime qui ruinerait leur situation privilégiée ". – Sorel. Ils ne l’accepteront évidemment pas, ou s’ils feignent de l’accepter, ce sera pour mieux saboter le régime prolétarien comme ils l’ont si bien fait en U. R. S. S. en s’inscrivant tout simplement au parti communiste. Lénine manifestait d’une trop grande bienveillance envers les fils à papa, fripons et autres gardiens des traditions du capitalisme en les envoyant travailler à l’usine ou au bureau sous le contrôle des ouvriers armés. Ils ont bien commencé à travailler, mais bientôt ce sont eux qui sont devenus les contrôleurs de leurs gardiens en formant une caste bureaucratique privilégiée, tant et si bien qu’ils sont en train de désarmer les ouvriers, de rétablir les hiérarchies, etc. Aussi, tout bien considéré, vaut-il mieux exterminer une fois pour toutes ces " élites présentes " et faire ainsi l’économie d’une seconde révolution. À la base de cet esprit d’égoïsme qui présida à l’élaboration de la société bourgeoise, se trouve le christianisme. Le christianisme avait aidé l’individu à se détacher de la société primitive, de la collectivité des autres hommes de la cité, mais pour mieux l’asservir à l’Église. La société bourgeoise, en réalisant l’individualisme absolu de la propriété – liberté de posséder -, ne fit que reprendre la vieille idée du christianisme qui transférait à l’Église les revenus de la propriété soustraite à la collectivité. La notion de sûreté, introduite par la bourgeoisie comme un droit de l’homme, plaçait désormais sous la sauvegarde de l’État la propriété individuelle du citoyen. La fiction de l’État bourgeois, se substituait à la divinité. La société chrétienne avait une gendarmerie sacrée, l’Église, un policier suprême, Dieu. La société bourgeoise pour protéger ses droits nouveaux dut recourir à la notion sociale de la police. La police, qui jusqu’alors s’était confondue avec le divin, rentrait dans la matérialité de l’État ; la police devenait une institution de l’État : " la plus haute des notions sociales de la société bourgeoise ". Protéger l’égoïsme bourgeois, permettre l’exercice du libre droit de propriété sous toutes ses formes, y compris bien entendu la propriété de la force de travail du salarié, assurer le droit au capitaliste de jouir de sa fortune à son gré, abstraction faite de tous les autres hommes de la société, soumettre au caprice personnel la vie sociale des autres hommes, n’admettre aucun lien entre les individus hormis ceux provenant de la nécessité naturelle, du besoin, de l’intérêt privé, de la conservation de la fortune et de la personne, voilà quelles sont les garanties que la police doit assurer à la société bourgeoise. On voit ainsi quel rôle essentiel joue la police dans la vie même du monde bourgeois. Actuellement il n’est pas un compartiment de la société bourgeoise qui ne soit pénétré par la police. Elle s’installe même impunément jusque dans les partis politiques de la classe ouvrière, dirigeant leurs démarches, donnant le ton à leur presse. Jamais, il est vrai, la police n’avait tenté de tels efforts pour enrayer les progrès de la Révolution. Peine perdue. Le développement pléthorique de ses organismes de défense policiers ne sauvera pas ce vieux monde de sa perte. Elle peut enrôler dans ses rangs la police, et salarier tous les intellectuels français ; de l’Académie à la dernière salle de rédaction de la plus basse feuille de chantage ; elle peut régner sur la Bourse, le Palais-Bourbon, l’Élysée ; elle peut, cette Police, tout avilir, tout espionner, tout corrompre, dépenser des milliards pour équiper ses argousins, armer ses brigades, garder ses bagnes, elle restera impuissante à sauver de la mort

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la société qu’elle s’intègre. Elle ne pèsera pas bien lourd, certes, cette Police, lorsque la Révolution prolétarienne, déchaînant ses forces immenses, jettera bas tout son édifice, rayera la Police de l’existence. Mais détruire la police sans abolir l’esprit de police, ce serait faire œuvre vaine. L’esprit de police peut subsister parmi les vestiges des classes bourgeoises ; il peut se recréer, empoisonner la société prolétarienne en formation. Dans le premier stade de la transformation de la société, alors que l’État bourgeois survit sans bourgeoisie, rien ne pourrait être plus dangereux que de maintenir la notion sociale de la Police au delà de la victoire militaire du prolétariat sur la bourgeoisie. L’exemple russe est concluant. Dans la société prolétarienne il n’y a pas de place pour la Police, car les droits de l’homme se seront transformés. Pas de propriété privée, donc pas d’organisme de sûreté, dont le but soit la protection de la liberté de propriété. Quant aux infractions ordinaires aux règles de la vie sociale, elles disparaîtront progressivement ou du moins ne nécessiteront plus l’existence d’une police, lorsque sera disparue l’inégalité, l’exploitation des masses, la misère et les privations de ces masses. L’homme redevenu dans sa vie quotidienne un être social organisant ses forces propres en forces sociales aura réalisé sa propre émancipation. Selon l’expression de Marx, le monde du prolétaire aura été réadapté au prolétaire même.

Marcel FOURRIER.


LE POINT DE VUE DU CAPITAINE

Saint-Just n’a qu’à dire – mais il doit dire – " On ne règne pas innocemment ", pour emporter le morceau, en l’espèce une tête de roi. Or, comme un Louis XVI à décapiter n’offre pas tous les jours, au sentiment de justice, l’occasion de s’exprimer sous une forme parfaite et décisive, ceux qui, malgré une évidente bonne volonté, n’arrivent point à oublier les vieilles et haïssables phraséologies, cèdent aux fantômes de ces iniques lieux communs et jurisprudences qu’ils se proposaient de détruire. Ainsi, l’effroi du verdict implacable n’est pas forcément simple lâcheté, du moins au sens charnel. Pour un Saint-Just, il y a, hélas ! plusieurs brochettes de Girondins rhéteurs à n’en plus finir et des fricassées de bas bleus (à défaut de cuisses), style Mme Roland. Avec la poussière des consciences secouées comme des vieux tapis, ce joli monde fera un soleil négatif, pour tacher de gris la pure, la sanglante aurore boréale. Le crime des prétendus révolutionnaires, qui cèdent au chantage d’une tardive soi-disant humanité, sera de permettre, en voulant sauver quelques individus de la guillotine, les guerres de l’Empire. Dame, le jeune Bonaparte avait la gale, et, de se gratter, ça lui donnait des idées pour la campagne d’Italie.

Il caracole Au pont d’Arcole. À nous l’épopée.

Parce que la Révolution née en France a dû se défendre contre la coalition des monarchies européennes, par un petit tour de passe-passe, simple comme bonjour, il s’agira de parler non plus du sentiment qui anima un pays, mais de ce pays, comme si se trouvaient justifiées, du seul fait de son existence, les plus extravagants de ses délires batailleurs. Ainsi naquirent le sentiment national, l’envol de la Marseillaise, la gloire d’être français, l’omnipotence des adjudants corses et tout le bataclan. Or, quant à moi, de la Russie nouvelle, ce qui me touche le plus, ce n’est pas l’affaire Roussakov narrée par M. Istrati, non plus que les scolies en marge de cette histoire de concierge, non, c’est le choix, pour désigner un immense territoire, d’un nom aussi honnête que U. R. S. S. Si notre douce France, au temps du capitaine Dreyfus, se fût appelée Cunégonde, cette aventure n’eût certes point pris ce ton grandiloquent, si peu d’accord avec le lieu, le temps, les personnages de l’intrigue. L’honneur de Cunégonde. Titre digne d’un vaudeville dont un grossier quiproquo militaire ferait les frais sur la scène de quelque Théâtre Cluny. Le traître Esterhazy deviendrait alors l’aimable roublard, joyeux drille qui tire au cul. On rirait du petit juif Clodoche, sa victime, qui aurait mieux fait de ne pas contredire aux belles qualités démoralisatrices de sa race. Mais quoi, on choisit le genre tragique. Dreyfus dit : " Je suis capitaine, et je jure que j’ai de l’honneur pour trois galons. Je n’aime pas les femmes, mais j’aime ma femme. J’ai de l’argent, un cœur de français. Dès lors, pourquoi trahir ?…. " Eh bien, le généreux Jaurès, au lieu de discuter les preuves, les rapports des experts, Jaurès, au lieu de s’abaisser jusqu’au point de vue du capitaine, n’avait qu’à lui dire : " Monsieur, vous avez choisi un vilain métier, et nous laissons les loups se dévorer entre eux. " Alors, peut-être, pour une fois un capitaine aurait réfléchi et aurait eu, après la révision de son procès, une autre ambition que de devenir commandant. Mais la France ne s’appelle pas encore Cunégonde.

René CREVEL.

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MOBILES INCONSCIENTS DU SUICIDE

Quand on lit dans les journaux, comme on a pu le faire récemment l’histoire d’un enfant de dix ans qui en étrangla un autre de cinq, le traîna nu dans un champ pendant toute une journée et le laissa enfin pendu à une barrière, personne ne songe à appliquer des idées habituellement tolérées sur les " mobiles " d’un crime, ni à contester que cet acte ait une explication dynamique. Tout comme la névrose et le caractère, la plupart des formes du comportement humain (et en particulier le crime et le suicide) sont susceptibles de telles explications. Pourtant celles-ci paraissent à certains porter atteinte au caractère unique et mystérieux de l’individu et à la valeur intrinsèque des idées et des actes. L’unification philosophique de la conduite et des différentes valeurs de la vie, qui seule satisfait un désir d’élémentaire honnêteté, ne s’accorde malheureusement pas avec l’expérience, laquelle favorise une conception pluraliste de l’univers. Il semble donc que l’unité doive consister, non dans l’identité, mais dans la compatibilité de deux termes qui ainsi ne se trouvent être que deux aspects d’une même réalité. L’inconscient nous montre l’exemple, lui pour lequel il n’est pas de dilemme. Des édifices construits sur des bases différentes peuvent être compatibles ; ainsi la psychanalyse, qui ne s’applique qu’à des personnalités trop complexes pour les instruments de laboratoire, ne nie aucun des résultats obtenus avec ceux-ci. De même l’angle esthétique sous lequel on observe un individu, un acte, une vie, est compatible avec les angles scientifique ou social sans coïncidence nécessaire, et ceux-ci, loin de gêner celui-là, peuvent lui fournir des valeurs esthétiques supplémentaires. Un exemple d’incompatibilité est le servage, tel qu’il est encore pratiqué dans les sociétés occidentales et la croyance en la liberté individuelle. Au contraire je crois que le surréalisme, la psychanalyse et un certain socialisme même s’ignorant les uns les autres, formeraient un système unitaire nécessairement consistant. Les brèves considérations psychanalytiques qui suivent sur le suicide ne sont donc pas incompatibles avec d’autres aspects de la question. Peu de médecins refuseront aujourd’hui d’admettre que les raisons conscientes du suicide données par le sujet (généralement négatives : dégoût, taedium vitae, spleen romantique) ne sont pas une explication, mais que le suicide fait partie de syndrômes névrotiques et qu’il n’est pas (au moins dans notre civilisation) de suicides " normaux " (*) Il est donc nécessaire, pour obtenir les vrais déterminants d’une impulsion au suicide, d’expliquer la névrose qui y conduit, ce qui, pour un psychanalyste, consiste à remonter aux fixations infantiles.

(*) Un homme normal est un homme qui se conduit comme s’il avait été psychanalysé. Je propose cette définition, la seule qui me paraisse actuellement acceptable.

Le moi tend à se maintenir. Le développement psychique de l’individu nécessite le sentiment de l’éternité, alors que la compréhension de la mort est uniquement intellectuelle (H. Deutsch). La négation de la vie n’entraîne pas nécessairement le suicide, mais seulement une régression au stade du narcissisme primaire (négativisme, attitude fœtale des déments précoces). Le moi est un moi soumis au principe du plaisir, c’est-à-dire incapable de tolérer sa destruction (" instinct de conservation "). Comme d’autre part, le sadisme est inhérent à l’inconscient, le désir du moi pour sa propre extinction ne peut venir que d’un retournement du sadisme sur le moi, soit par impuissance vis-à-vis d’une force extérieure (comme dans l’automutilation chez les animaux, les prisonniers et les déments), soit que d’autres nécessités psychologiques aient abouti à un véritable meurtre du moi. Il est d’ailleurs d’observation courante que les hommes qui parlent de suicide ne se donnent pas tous la mort. Dans deux cas, il y a une forte probabilité pour que l’impulsion ne se réalise pas : 1° chez les névrosés obsessionnels, parce que ce qui assure la sécurité du moi c’est la conservation de l’objet amoureux (que ces malades ont gardé) et que d’ailleurs ils trouvent trop de jouissance à se punir (Freud, Odier) ; ils n’aboutissent qu’à se torturer et à torturer l’objet sans fin. 2° chez les caractères fortement narcissiques, pour lesquels l’objet d’amour est le moi : ils s’aiment trop pour se détruire complètement. Dans les cas où le suicide est à craindre, on peut distinguer les motifs suivants qui d’ailleurs s’intriquent, car l’impulsion est le plus souvent lourdement surdéterminée : 1° La concentration de toute la libido sur une activité ou un objet. Ceux-ci disparus, la libido fait défaut et avec elle le désir de vivre. 2° L’appel du néant : l’anorganique a précédé la vie. À peine né, l’organisme tend à neutraliser toute excitation et à rétablir l’état précédent (l’Instinct de mort contre l’Eros, Freud). Le conflit du moi et des exigences du monde extérieur avec négation de ces exigences et désir de retrouver la paix et l’omnipotence du Nirvana intra-utérin (Narcissisme primaire) est surtout visible chez les schizoïdes. De tels caractères sont incapables de renoncer sans sentiments de castration (comme si on les mutilait d’une partie d’eux-mêmes) et sans angoisse et sadisme (qui vont rarement l’un sans l’autre) à ce à quoi ils sont attachés, et même d’en accepter des substituts. Ils sont restés pour ainsi dire enveloppés dans la mère, dont leur moi ne s’est jamais dégagé. Leur besoin d’amour insatiable

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ne peut jamais être satisfait, parce qu’ils ne veulent en réalité que l’amour de l’objet infantile. Aussi ne croient-ils plus à l’amour et la vie pour eux ne se trouve-t-elle être qu’une immense et complète frustration. Mais l’esprit se protège contre l’angoisse au moyen du refus d’affectivité, de l’ironie et d’une extrême rigidité contre tout ce qui pourrait la faire surgir, car elle surgirait dans le moi en mettant celui-ci dans l’incapacité de la nier (ce qu’il peut faire pour les instincts en les jugeant objectivement, en les attribuant à l’organisme, ou en les réprimant). Aussi le degré de négativisme pourrait-il être la mesure de la faiblesse du moi, de la subordination à la mère et de la propension à l’angoisse. Tout ceci ne suffit d’ailleurs généralement pas pour conduire au suicide. 3° Le sadisme, la culpabilité inconsciente et l’autopunition. C’est le motif le plus fort et peut-être le seul qui détermine l’acte proprement dit. Freud découvrit dans la réaction thérapeutique négative que les souffrances de la névrose satisfaisaient un besoin de punition inconscient. Celui-ci concerne les " crimes " de la masturbation et des souhaits de mort envers les parents. Ces souhaits de mort en particulier appellent une rétribution en vertu de la loi du talion, et la conscience se charge de l’exiger du moi. Ainsi pourrait-on dire que nul ne se tue s’il n’a voulu la mort de quelqu’un. Et si nous l’avons tous plus ou moins voulue, l’impulsion au suicide dépend de la sévérité de la conscience morale, qui résulte d’une identification avec le père-éducateur, et emprunte aux instincts et au père leur cruauté. Ce mécanisme existe dans la névrose obsessionnelle, mais surtout dans la mélancolie où il y a perte de l’objet et où le moi, écrasé de culpabilité, en arrive à se détruire pour échapper aux reproches qu’une conscience morale sadique lui adresse alors qu’ils étaient destinés à l’objet disparu. Il apparaît aussi dans les voix et autres hallucinations des déments : " Dieu m’a dit que je devais mourir parce que j’avais commis un crime impardonnable, " etc. (*) Vivre pour le moi équivaut donc selon la pittoresque définition de Freud à être aimé de la conscience qui représente les parents. Et si, au lieu de la conscience, il se sent haï et persécuté par des parents soi – disant monstrueux, le moi pourra bien se sacrifier encore. Enfin dans une crise de sadisme envers d’insurmontables obstacles, le sadisme peut se retourner sur le moi (voir plus haut) et le tuer par impuissance à tuer l’objet de la haine (" il faut que l’un de nous y passe ").

(*) Le destin peut remplacer la conscience ou le père : pour se faire punir par lui, le masochiste s’acharne à détruire toutes ses chances favorables, de façon à être bien sûr de ne pouvoir réussir dans rien de ce qu’il entreprend. Certains crimes, même, sont commis par des masochistes qui cherchent une occasion d’être vraiment punis pour décharger le moi du sentiment de culpabilité.

Des motifs accessoires peuvent être : 4° Le désir de se comporter en surhomme, d’égaler l’idéal que l’enfant se fait du père, ou que le père se fait de l’enfant, et l’incapacité de supporter de " n’être bon à rien " (forme évidemment déguisée d’autres accusations, venant de la conscience). 5° Faire souffrir les parents coupables de manque d’amour pour l’enfant en leur dérobant pour toujours leur " trésor " et cela d’autant plus qu’il se

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sent précieux (par exemple un fils unique ou un " benjamin "). La plupart de ces mécanismes sont visibles dans les fréquents suicides d’adolescents. Voici à titre d’exemple, le schéma dynamique d’un cas type, un garçon de vingt-et-un ans que j’ai analysé pendant deux ans à New-York ; six mois après une tentative de suicide, et qui a maintenant une carrière universitaire : On trouve dès l’abord un fort narcissisme primaire (peut-être constitutionnel) avec attachement au sein et incapacité d'" oblativité " (Laforgue et Pichon), c’est-à-dire refus de toute tension et angoisse intolérable devant tout " sevrage affectif ". La période de dressage présente la dualité : mère tendre vers les bras de laquelle il veut retourner et mère sévère dont il veut se défaire. Sa haine est projetée sur le monde extérieur qui devient symbole d’inimitié et de douleur par opposition à ses satisfactions autoérotiques. La fixation œdipienne sur la mère est intense, d’où haine du père, angoisse de castration, désir de sa mort et sentiment de culpabilité. À la puberté, alors qu’il accepte la sexualité chez les autres, elle lui paraît abominable chez les parents qui devraient être un idéal de pureté : le père est " ignoble et dégoûtant ", la mère est " une putain " ; il se sent trahi, le monde n’est que mensonge et déception, il faut s’en défier. Le dressage et l’Œdipecomplexe combinés donnent lieu à un désir de ne pas grandir, de rester l’enfant irresponsable pour montrer au père combien il est inoffensif ; il nie le monde des adultes qui représente le père haï et le tabou paternel, le raisonnement inconscient étant " Si je deviens un homme comme mon père et son rival, je serai châtré ". Il est intelligent, a des rêveries brillantes, mais devient " idiot " dans la vie ordinaire et ne peut mener à bien aucun travail sérieux. En même temps il élabore des idées de persécution et projette l’image des parents en monstres horribles qu’il dénonce en termes violents (tout à fait disproportionnés à la réalité), poursuit de sa haine et ridiculise. Les souhaits de mort se font conscients, et les tendances homidices se précisent, avec rêveries meurtrières et batailles. La conscience morale est tout de même très puissante : il choisit de " mal " faire, mais sait que " deux personnes " existent en lui : " un père, et un enfant pervers qui lui donne des embêtements " mais qui se sent coupable et méritant un châtiment. Le conflit aboutit à une fugue : à dix-sept ans, il s’enfuit à Paris où il tente d’attraper une maladie vénérienne (première tentative d’auto-destruction, la verge symbolisant l’individu). Il rentre, vit seul, se masturbe compulsivement et boit sans arrêt de l’alcool pur (autre tentative d’auto-destruction). Enfin, un an et demi après sa fugue, il s’enivre et s’ouvre les veines dans une baignoire où il avait pris un bain très chaud, jeté ses mégots, uriné et déféqué (la conscience, satisfaite, permettait au moi de rétrograder au stade des couches ou du milieu intra-utérin). On peut voir que ce suicide servait à peu près toutes les fins mentionnees plus haut, à l’exception de la première. Enfin il existe, entre certaines tendances présentes dans les caractères disposés au suicide, et dans d’autres caractères, des rapports intéressants :

a) Le moi peut échapper à la tyrannie de la conscience autrement que par le suicide, par exemple dans la crise de manie qui succède à la crise de mélancolie. La tension entre le moi

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et l’idéal du moi équivaut aux sentiments de dépression, d’infériorité et de culpabilité ; au contraire, la coïncidence du moi et de son idéal équivaut aux sentiments d’exhilaration et de triomphe, car l’égalisation des tensions s’accompagne toujours d’euphorie. C’est ce qui se passe dans les fêtes socialement consacrées (par exemple le Carnaval), violations périodiques et acceptables des prohibitions, et aussi dans les " rechutes " (en réalité révoltes) périodiques des alcooliques, " fêtes magnifiques " que se donne l’individu, et où le moi ose tout, car il a pris la place de la conscience et se trouve ainsi à l’abri de tous reproches, critiques et remords. De plus, non seulement l’idéal peut être submergé par le moi, mais le moi lui-même peut être submergé par l’inconscient. En effet dans l’intoxication profonde par l’alcool ou les narcotiques, dans l’orgasme, le sommeil et la crise épileptique, la personnalité organisée a disparu, et l’inconscient et l’organisme règnent en maîtres. Les alcaloïdes produisent une décapitation physiologique (Crile) qui favorise une régression et une orgie de l’inconscient à des niveaux très archaïques. Les intoxicants semblent d’ailleurs avoir une fonction nettement orgastique, qui dériverait d’un orgasme alimentaire primitif (Rado). Une patiente m’a décrit le sens de complétude et de néant qu’elle trouvait dans des rêveries d’un enfant dormant l’estomac plein du lait qu’il venait de téter, comme si l’absence de tension dans le milieu interne équivalait à l’absence de tension avec le milieu externe présente dans la situation intra-utérine. L’effet paralysant de la satisfaction alimentaire, de l’intoxication et de l’orgasme sexuel, commençant par le " bien-être ", aboutit également à une régression profonde avec abolition de la perception du monde extérieur (sommeil). Enfin il est intéressant de constater que les formes extrêmes de ces phénomènes destructeurs du moi (tous d’ailleurs hautement satisfaisants) peuvent symboliser l’auto-destruction et qu’ils s’apparentent ainsi à cet aspect de la masturbation (se détruire dans sa virilité) et au suicide. Le fait que le suicide suit souvent la cessation de l’onanisme ou de l’intoxication montre que ceux-ci peuvent avoir été des palliatifs et des équivalents de celui-là (*). De même il peut y avoir dans l’ivresse périodique et l’intoxication une tentative de suicide partiel, régulièrement répétée. Le désir de mort (par l’humiliation et l’auto-castration) entre presque toujours dans l’addiction aux intoxicants.

(*) La séparation d’avec le soutien non seulement des drogues mais aussi de la maison de santé et le fait de devoir ainsi faire usage de responsabilité et d’être exposé aux exigences d’une carrière peut entrer comme facteur dans ce dernier cas. Le choix de différentes formes d’abrutissement ou d’auto destruction par une génération ou une classe sociale ne semble pas être un problème très important. Plus intéressantes sont les causes, impossibles à mentionner ici, qui poussent une certaine proportion d’une population à ces régressions. Du point de vue social, la fraction considérable de la " haute bourgeoisie " et de la " noblesse " qui s’adonne aujourd’hui aux intoxicants ne ne fait évidemment que faciliter à une classe plus virile la tâche de prendre sa place. C’est ce qui s’est produit lors de la révolution de 1789, qui eût affaire à une noblesse non seulement dissolue, mais déjà dissoute.

b) L’angoisse concernant le coït, visible dans l’impuissance et l’homosexualité inconsciente, et en général la féminisation du caractère sont souvent dues à l’association du coït avec l’angoisse de castration : le malade ne peut dépasser une " barrière d’angoisse " (Ferenczi) et reste sur des fixations autoérotiques et homosexuelles de façon à éviter la castration en n’étant pas coupable ; l’homme qui n’a pas le droit d’être un homme devient bete (ce qui le fait estimer peu dangereux) ou femme. Ainsi les vrais homoxexuels vivent heureux entre une mère adorée et des hommes qu’ils séduisent car, sûrs de n’avoir jamais à entrer en rivalité avec un mâle agressif pour la possession d’une femme, ils ne se sentent menacés d’aucun danger. Le manque de goût pour les activités ou les carrières adultes a des racines dans l’interdiction de rivaliser avec le père sur le terrain social aussi bien que sur le sexuel. Les fondateurs de religion, souvent efféminés (comme Jésus), paraissent n’avoir pu faire du père leur idéal, et s’être cherché une " imago " paternelle suprême : " nul homme sur cette terre ne pourra se nommer mon père ". Le symbole céleste devient Dieu, le fils, son divin Fils, et la mère est enlevée au père dévirilisé et rendue à l’état de Vierge. Enfin le Héros (le premier idéal du moi aspirant à supplanter le père) est créé par des individus ayant mieux réussi à conquérir leur virilité et chez lesquels la même situation que ci-dessus a pris un caractère de révolte plus nette (*). Telles sont quelques-unes des résultantes du conflit avec le père.

(*) Les Chants de Maldoror, par exemple, ont pour thème le Héros en lutte contre Dieu (le père) qu’il veut vaincre. Mais à la différence des mythes ou drames classiques sur de tels sujets (par exemple Prométhée), Lautréamont nous a donné une véritable Bible de l’inconscient, tant il le livre avec tout son symbolisme (au contraire de James Joyce), avec ses méthodes de pensée associative, et avec toutes ses complications.

Telles sont aussi (comme on les a exposées dans la première partie de cet article), quelques-unes des pulsions ou tendances qui font partie des constellations prédisposant au suicide. Le suicide lui-même est commis non par le " choix " de cette fin, mais parce qu’un conflit sévère, avec des fixations dynamiques à certains niveaux, pousse l’individu à se détruire. Quant aux événements immédiatement antérieurs à l’acte, ils n’ont bien entendu que la valeur de causes occasionnelles.

J. FROIS-WITTMANN.

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BONNE ANNÉE ! BONNE SANTÉ !

Joli temps. Je veux traverser la rue, un flic m’en empêche. Je rentre chez moi, je suis pris dans une rafle. Je m’endors, un inspecteur de la sûreté me réveille, s’enquiert de mes amis, de mes maîtresses. Je publie cet article, voilà une fiche de plus dans le dossier qu’on m’a fait à la préfecture. Oui, joli temps, vache de temps. Qu’en disent les journaux ? J’ouvre Excelsior : M. Jean Chataigner loue les agents. L’un sait trois langues, l’autre est sculpteur, le troisième clown, le quatrième, poète, " Pastiche assez bien M. Jules Valéry (sic) ". J’ouvre Paris-Midi, M. Lazareff trépigne de joie : les femmes vont bientôt pouvoir être fliques. " Allons, bravo, vivement qu’on adjoigne à nos rudes policiers leurs utiles consœurs et que la Police, sans rien perdre de son allure martiale, soit gagnée au féminisme. Nous autres, citadins, attendons cette grâce et… ces grâces. " J’ouvre tous les journaux (*).

(*) Quand je dis tous les journaux, j’excepte l’Humanité, seul journal révolutionnaire. Je regrette cependant que, là même le journalisme contredise souvent la Révolution. Pourquoi cet acharnement contre les criminels de droit commun, ce qui, objectivement, fait le jeu de la police. L’Humanité n’a-t-elle pas publié, il y a deux mois, une note du nommé Benoist, demandant à un indicateur anonyme " le chauffeur de chez Citroën " de se faire connaître ?

Ce ne sont que délations, mouchardages. On publie des articles de policiers (**), on exige des condamnations, on donne la photographie des criminels en fuite, on demande des têtes ; les journalistes, le groin dans le fumier, cherchent des pistes.

(**) Bessedowsky, par exemple, qui collabore au Matin, après s’être entendu avec le quai d’Orsay. Je saisis cette occasion pour saluer le Guépéou, contre-police révolutionnaire au service du prolétariat, aussi nécessaire à la Révolution russe que l’Armée rouge.

Tant de servilité, tant d’empressement à exécuter les plus basses œuvres de la plus basse police n’ont cependant pas suffi à l’homme qui, tandis que Poincaré sauvait le franc en mettant l’ordre dans les finances, sauvait la France en assurant l’ordre dans la rue. Je ne puis m’empêcher de sourire quand on me parle de fascisme, en France où le flic est roi et le ministre de la police président du Conseil, en Amérique où les détectives de l’agence Pinkerton assomment les ouvriers, en Autriche même où les Heimwheren provoquent la dictature du préfet de police. Et si je considère le " Fascisme " italien, je n’arrive pas à y voir un phénomène très particulier. Malgré les prétextes idéologiques que donna Mussolini à cette grande rafle, la marche sur Rome, les milices fascistes ne sont que des groupes de policiers qui ont doublé, puis supplanté la police italienne. Je parlais de M. Chiappe. Voilà comme on me le définit : C’est un homme heureux. Tenant entre ses mains le sort d’une des plus grandes capitales du monde à l’âge où tant d’autres cherchent encore leur voie dans les avenues du régime, il n’a depuis son ascension, connu que des triomphes ; la foule parisienne, étonnée, subjuguée l’accompagne, de ses vivats, cherchant en lui le renouvellement de ses espérances. Il n’use de l’arbitraire, chose odieuse, mais nécessité de police, que s’il donne en fin de compte raison au droit et à la morale, il pense que la commune idée du bien et du mal, doit être rectifiée (*). C’est sans doute au nom de ces principes si larges, que ce préfet interdit la loterie au sucre des fêtes foraines, en prenant prétexte de l’immoralité du jeu, au moment où il fait courir sa jument Glorietta.

(*) Citations de l’article de George Suarez : Un souvenir émouvant de M. Jean Chiappe (Détective).

C’est un bon vivant. Au début de 1928, on l’a vu bien souvent, à Montmartre avec de joyeux compagnons dont Torrès et J. Kessel. Torrès a été depuis candidat contre Marty aux élections de Saint-Denis et a fait représenter à l’Apollo une pièce policière écrite en collaboration avec le beau-frère de Chiappe, un certain Carbuccia. Quant à J. Kessel qu’on a vu en 1917 aviateur, en 1918 garde blanc, en 1924 bombardant pour le compte du Journal les Druses révoltés, il est maintenant directeur avec le même M. de Carbuccia, d’un journal littéraire. Peu de temps après ces Nuits de Montmartre paraissait un hebdomadaire à grand tirage, Détective, que dirigeait précisément George Kessel, frère du précédent (). Détective, dans son premier numéro, se définit ainsi : Détective ! symbole unique du temps présent, avide de vérité. Il n’a pas d’uniforme d’insigne officiel, de signalement particulier. L’univers l’ignore, il n’ignore rien. Pour vous, lecteurs, il épiera, il poursuivra la trace du criminel… Il sera partout, pour tous (*).

(**) Je n’ai pas l’habitude de m’étonner de ce genre de rencontres. Je n’ai, par exemple, pas été surpris d’apprendre que le pseudo-révolutionnaire Malraux partait pour l’Afghanistan au moment où il annonçait dans Variétés une vie du Colonel Lawrence, puisque je sais, d’autre part, que la pseudo révolution afghane est l’œuvre de ce colonel.

(***) Détective, n° 1 (1er nov. 27). Editorial ; Partout, Pour tous.

Beau programme ; pour le réaliser, George Kessel eut vite fait de ramasser quelques comparses. La plupart d’entre eux sont encore employés au Quotidien. On voit que si les

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policiers de Berlin sont en grande majorité socialistes, les scribes de Paris ont eux aussi, des idées avancées. Notons parmi ces reporters MM. Henri Danjou, Paul Bringuier, Victor Forbin, Emmanuel Bourcier, Louis Roubaud, etc. À ces " journalistes " vinrent se joindre quelques " littérateurs " : MM. Torrès et J. Kessel, comme, bien entendu, Me Maurice Garçon, le Dr Henri Drouin, le chroniqueur judiciaire Salmon, le procureur général manqué Campinchi, le beau Frédéric Boutet, André de Lorde, Jean Desbordes et Jean Cocteau.

Cette belle, cette fraîche, cette charmante équipe, s’installa dans les anciens bureaux de la N. R. F., 35, rue Madame.

La réussite de Détective fut prodigieuse. Les magazines illustrés atteignent difficilement un tirage de 50 000 exemplaires. Détective débuta à 80 000 et doubla en un an. Combien cette publication rapporte-t-elle aujourd’hui à ceux qui l’ont fondée. Bon métier, en tout cas. 800 000 personnes lisent chaque semaine, cette publication sans que nul n’ait jamais élevé la moindre protestation. Il faut donc croire que cette année infâme, 1929, porte le képi et le bâton blanc et qu’elle est vêtue du drap de corbillard dont on habille ces Messieurs, car comment se fait-il qu’on puisse lire sans dégoût des articles comme ceux-ci :

PASSAGE À TABAC

… Un jour, j’assistai à l’interrogatoire d’un fripon qui venait d’être cueilli en flagrant délit de vol. – Ton nom, fit le Commissaire. … – Quel âge as-tu ? … – Tu ne comprends pas le français ?

L’homme ne soufflait mot. Une règle traînait sur le bureau. Le commissaire en cingla le visage du malfaiteur.

– As-tu déjà été condamné ? … – Depuis combien de temps es-tu en France ?

L’homme demeura muet. Il avait le visage balafré de toutes parts, le sang coulait…

Landru a été interrogé pendant 48 heures, sans une seconde d’interruption.

L’interrogatoire, passez-moi ce détail, s’est poursuivi jusque dans le petit endroit. Il a demande à manger. Dans la soupe qu’on lui a servie j’ai jeté une grosse poignée de sel. Il l’a avalée d’une goulée, tellement il avait faim. Alors sa soif a été terrible. Nous lui avons donné de l’eau en échange de ses demi-aveux… Mais il a fallu cesser et l’aller livrer à Versailles à son juge et à son avocat. Je crois que si nous avions pu le faire souffrir davantage, il n’y aurait eu personne en France pour croire qu’on a guillotiné un innocent. (Détective du 27 juin 1929, N° 35).

ou comme celui-ci qu’a signé Victor Forbin :

COMMENT J’AI CONDAMNE À MORT UN ENFANT NOIR

… Un négrillon de 14 ans avait tranché la tête de son père qui faisait la sieste. Le gouverneur d’Haïti, le général R. me fit l’honneur de me consulter.

– Vous qui êtes de France, pays de justice et de civilisation, que feriez-vous à ma place ?

– Ce monstre est un chien enragé, traitez-le comme tel.

… Le jeune parricide repoussa les avances du prêtre par des insultes.

– Moi pas connais Bon Dieu. Moi pas connais ça. Tout ça c’est foutaise.

Après avoir été promené par la ville, le jeune nègre est fusillé par vingt agents de police, ivres, qui visent mal. Sept salves ne réussissent pas à le tuer.

– Donnez-lui donc le coup de grâce cria une voix, la mienne.

La vie était puissamment chevillée dans le corps de ce jeune nègre, 20 ou 30 balles à bout portant, les vêtements brûlaient par places, comme de l’amadou.

(Détective N° 25, 18 avril 1929).

Et dans le même numéro (éditorial) :

" Que prévoit la loi pénale contre Louis Hélie et Émile Le Guel, qui viennent d’assassiner Mme Barry ?

L’un et l’autre étant âgés de moins de 16 ans ne peuvent être condamnés à mort. Le maximum de la peine est un emprisonnement de 20 ans dans une colonie correctionnelle. Ils seront libres, même condamnés au maximum, l’un à 31 ans, l’autre à 35 ans et jetés sur le

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pavé. Là est le danger. L’horreur de leur crime exigerait qu’ils fussent définitivement mis hors d’état de nuire. "

ou comme cet autre (éditorial du 6 déc. 1 928) :

UNE FEMME À L’ÉCHAFAUD

Trois femmes ont été jugées dignes de la peine de mort par un jury qui, jusqu’ici, nous avait habitués à des verdicts d’une indulgence souvent scandaleuse. Il ne s’agit pas de les envoyer toutes les trois à l’échafaud mais il faut un exemple. Sinon ce serait jouer indignement avec la justice. Depuis quarante ans, la peine de mort infligée aux femmes n’est qu’une fiction. Or une législation pénale ne saurait le tolérer. Le Président de la République peut faire son choix en toute sérénité. Mais qu’il le fasse, cela est nécessaire.

Je cite encore l’article " Donneurs et donnés " signé par Marius Larique (22 août 1929) :

Il prévient le kleptomane qu’on cachera sa manie, l’intoxiqué que le bon inspecteur lui fournira de la drogue, la femme mariée qui a commis une folie, que nul n’en saura rien si elle est souple entre les mains de l’inspecteur, les prostituées qu’elles ne seront plus traquées si elles pactisent avec l’ennemi. Ailleurs on nous fait l’éloge du régime des prisons, on crée un Détective-Club qui est une école de policiers, on demande d’interner impitoyablement les enfants et les fous, on accable des accusés manifestement innocents, on recrute des engagements pour la légion étrangère, refuge des affligés, on pleure sur la misère de la police, on demande une loi qui punisse ceux qui ont refusé de se faire indicateurs soit par leur silence coupable. soit en se retranchant derrière le secret professionnel, on fournit enfin à la police la piste de criminels présumés, " Où est Dédé de la Java ? Le rôle de détective finit où commence celui de ceux qui ont dans leur poche des mandats d’amener et des cabriolets " (Paul Bringuier). Voilà ce que tout le monde lit, aujourd’hui, dans le métro, sans protester. Détective remplace l’Intrépide. On nous prépare une belle génération de petits salops. Quelques-uns, en lisant les récits de crime apprendront à tuer, à bien tuer. Détective est un agent provocateur et les meurtres qu’il fera commettre serviront à rendre la police plus riche, plus forte. Les Français d’aujourd’hui se font passer à tabac, emprisonner, guillotiner, en lisant Détective. Chacun s’endort en lisant le dernier roman policier. On a pourtant vu, entre 1870 et 1900, les conseils municipaux parisiens refuser systématiquement les crédits de la Préfecture, en prenant motif des brutalités policières. Lépine se vante, dans ses mémoires, d’avoir pu, par sa diplomatie, apaiser ces conflits. La diplomatie n’était pas indispensable. La bourgeoisie a, depuis 30 ans pris conscience du fait que le policier lui était aussi indispensable que le prêtre et le général. Il n’y a plus que quelques attardés ou quelques démagogues qui se méfient du mouchard. Tout ceux qui serrent aujourd’hui la main des curés, serreront demain celle des brigadiers de la sûreté. Quand on rétablira, la semaine prochaine, la procession de la Fête-Dieu, on instituera en même temps une grande fête annuelle des gardiens de la paix, où ces gens se promèneront en troupe parmi les vivats, comme cela se passe déjà à New-York. L’Amérique donne d’ailleurs l’exemple en tout. La France, qui est maintenant le pays d’Europe qui possède le plus d’or, veut jouer sur le vieux continent le rôle que les Etats-Unis jouent dans le monde. Elle a donc besoin d’une police brutale, forte et cependant populaire, comme celle de New-York. Que ceux qui ne me comprennent pas aillent faire un tour au cinéma du coin. La police est fonction de la puissance industrielle d’une nation bourgeoise ; qui dit rationalisation dit police. N’est-il pas significatif de penser qu’il y a en France, pour quarante habitants, une automobile et un policier ? Dans ces conditions on ne s’étonnera pas de m’entendre dire ce qui va suivre avec le plus grand sérieux… J’étais il y a deux ans, devant un grand journal du matin. C’était l’anniversaire de la Saint-Barthélemy et à cette occasion un grand bal était donné. Les asticots s’étaient rangés en tas le long des murs, et qui les approchait, s’il était seul, était sûr d’être étroitement embrassé par ces vermisseaux qui le couvraient de déchirures et de fleurs rouges. Voilà ce qu’est aujourd’hui. À deux pas de là, boulevard Sébastopol, la rue donnait une autre fête. Les vitrines chantaient dans la nuit, les kiosques se tordaient de rire, les pavés se rassemblaient en farandole. Voilà ce qu’on attend. Oui, à quand le prochain 14 juillet ? Ce jour-là on me verra parmi les ouvriers, danser sur le tas de viande. Je dois trop à la viande, il me faudra bien cette fois lui exprimer toute ma reconnaissance. Il nous faut, pour danser, des mirlitons. On va bientôt faire une nouvelle nuit du 4 août, on va nous distribuer des flûtes.

GEORGES SADOUL.

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DES PERLES AUX POURCEAUX

MON AMIE

Merci je prépare un cyclone Pour faire rire les yeux de mon amie. Elle a beau ne rien craindre il faut l’effrayer pour ne pas avoir peur… En temps normal je chasse le chien dans les plaines où les crabes de prairies ne vont plus à la messe ! Mon amie crache à terre et voilà tout.

POEME D’ESPÉRANCE

Son regard m’amuse comme une porte que l’on pousse sur un parc rouillé. Citron du soleil qui tombe elle passe comme le hérisson en boule chaque soir sur les lèvres du ruisseau. Les corbeaux la nuit sont des étoiles noires et font entendre une musique déchirante. Je voudrais flairer un parfum semblable à la cosse du printemps Loin des montagnes vertes et blanches.

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DE L’AUTRE CÔTÉ

Assis à l’ombre de l’eau l’idée mélancolique m’emporte vers les époques de la main-gauche. Les oiseaux ne s’arrêtent que pour pleurer. L’épouvante est que vous mourrez en petits morceaux dans le mauvais lieu de la vie la tête dans les mains sans but. Prenez un verre de couleur jetez-y trois gouttes de froid vous aurez le parfum d’après. N’ayez de reconnaissance pour personne ceux qui survivent sont les assassins. La mort est le prolongement horizontal d’un rêve factice La vie n’étant pas vérifiable.

L’ENFANT

L’automne est fané par l’enfant que nous aimons. Ainsi qu’un vautour sur une charogne il diminue sa famille puis disparaît comme un papillon…

CURIOSITÉ

J’interroge le sphinx : il me dit avoir inventé le désert.

FRANCIS PICABIA.


À PROPOS DE MORALE

" Certes, vous avez raison de rougir, os et graisse, mais écoutez-moi ! " – Lautréamont.

Vivre, c’est-à-dire accepter de vivre, rire, aimer, jouir, quand tout paraît si malheureusement enchaîné, que rien ne semble valoir au delà d’un certain compromis, vivre comme si " le presbytère n’avait rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat ", comme si les arbres en prenant des feuilles nouvelles au printemps pouvaient limiter tout désir, comme si le baiser d’une femme pouvait venir abîmer toute confusion, rétablir toute pureté. Cependant cette acceptation est tout ce qu’il y a de dérisoire, et notre vie ne prend de sens véritable qu’à partir d’une idée qui, tout entière l’englobe et la perd, l’idée morale. Les obstacles les plus tragiques nous font une prison et nous empêchent de laisser entendre d’autre son que la protestation la plus violente, la plus hargneuse. Il est permis cependant d’y démêler une conscience très nette de notre opposition à l’idéologie dominante. Cette conscience est le postulat de l’idée morale. Un traité de morale en 1930 devra commencer par la négation de ce qui passe pour la morale et qui n’est que l’expression de la bassesse de pensée d’un monde à une époque donnée. Jusqu’à très récemment les religions ont porté l’abominable torche. Il est à prévoir que ce qu’on appelle l’athéisme, sous la conduite de déistes déguisés qui veulent être et voudront être modernes, ou de matérialistes attardés, finisse par servir la même cause. (" Etre Suprême ", " Nature " ou " Trinité " se valent comme gendarmes de l’homme). Les religions n’ont jamais été que des recettes pour vivoter, mêlées de la peur du voisin. De l’enfance au gâtisme, Dieu-le-père leur tient le même langage : "Si tu n’es pas sage, tu n’auras pas de dessert. Si tu n’es pas obéissant, l’homme noir te mangera" L’étendue de l’emprise religieuse est immense. Jusqu’aux mots, leur emploi dans un sens péjoratif ou élogieux provenant de leur valeur par rapport à la religion et à sa morale dominante. Tous les moyens sont mis en mouvement pour n’y laisser échapper aucune entreprise humaine. La lâcheté et la bêtise soutiennent la partie. Quelle liste terriblement courte de ceux dont nous connaissons la résistance magnifique : Socrate, Giordano Bruno, Vanini, le marquis de Sade. Que savons-nous d’eux, sauf ce qu’ont bien voulu laisser transmettre jusqu’à nous leurs ennemis, nos ennemis ? Mais je pense surtout à ceux qui étaient trop grands pour qu’on les laisse passer, et qui ont été supprimés plus radicalement encore que par la prison, le poison ou le feu. Que l’homme soit autre chose que le fils obéissant de sa tribu, devant respect et salut aux institutions et aux cadavres, autre chose qu’un bon père de famille, voilà qui est défendu de penser aux Catholiques, Protestants, Juifs, Déistes et Athées. Protéger la sueur du travail (cependant, cependant dans le Paradis on ne travaille pas, dangereuse formule quand le Paradis deviendra un peu réel), et la procréation dans l’honnêteté (à peu près comme le prescrit l’Église, avec le trou pas trop large dans la chemise qui doit être longue à couvrir les pieds), voilà où en sont nos idéologues en 1930. Ils ne sont pas compliqués, nos idéologues. M. Charles Richet, autre asticot

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écrit des articles intitulés : " Il faut mettre à la mode la création de familles nombreuses ". De l’autre côté il y a les conservateurs des rengaines anciennes. Les " Défenseurs de l’Occident ", mais c’est encore moins compliqué, l’abrutissement ou le fouet, avec eux nous en sommes toujours à la simplicité atroce de l’autorité au service d’un ventre. " Cet instinct de préservation, cette science des besoins permanents de l’homme, ce sens du possible et de l’impossible, cette vigilance extérieure qui sont la marque du christianisme, son économie vivante… " (Henri Massis : Défense de l’Occident). (*)

(*) Vous savez, les affreuses punaises des champs, qui, lorsqu’elles ont passé sur un fruitier en rendent immangeables les fruits, en voici une, René Schwob, qui lâche ceci : " C’est parce que je veux faire dominer en moi la joie que j’accepte la discipline catholique qui m’ouvre le plus sûr chemin pour y parvenir, qui m’offre les soutiens les plus solides pour me diriger à travers les embûches intérieures. Pour tel qui est enfin parvenu au stade de la préférence de son esprit à toute autre force en lui, l’attitude religieuse et particulièrement l’attitude catholique, étant donné notre extrême faiblesse et le besoin que nous avons de nous protéger contre toutes nos occasions de chute, est la seule possible… Et l’esprit humain devrait renoncer à l’emploi du mot : " désespoir ".

Et combien d’autres ! Je ne les nommerai pas.

Les libres-penseurs n’ont guère fait de progrès depuis J.-J. Rousseau. Ces rationalistes manqués confondent l’ordre social et la morale, sophisme qui n’a pas reçu d’atteinte depuis sa monstrueuse naissance, mais qui doit une fois pour toutes être dénoncé.

Ce qui occupe les athées, c’est " la première cellule ". Cette question n’est intéressante que pour mesurer la bêtise comparative d’un athée et d’un catholique, par exemple ; c’est l’idée de Dieu avec des lunettes, le matérialisme simplifié à l’usage de la réaction. Leurs préoccupations sont à la hauteur de leur courage. Rien à espérer de ce côté-là.

Tous sont d’accord pour l’essentiel. Le dualisme est le tremplin d’où ils sautent dans leur fosse à purin, couveuse des lieux communs qui les débarrassent de toute pensée. Rien ne les engage à rien. Les notions les plus terribles, les plus irréductibles à l’usage, pour leur ôter tout poids ils se les approprient et les détournent ainsi de leur sens. Vivre n’est pas vivre. Mourir n’est pas mourir. L’amour n’est pas l’amour. La liberté… mais comment parler de l’emploi qu’ils font de tout ce qui peut comporter quelque grandeur ?

L’homme se fait des dieux à l’usage de ses " petits besoins ". Les attributs de Dieu (c’est une rigolade) définissent admirablement bien les bornes de son esprit. Le ciel étoilé dans une cuvette à laver les pieds : voilà l’appareil métaphysique. Tout est réduit à sa plus simple, sa moins valable expression. Au service de ceci, au service de cela, toujours la servitude, toujours les frontières tracées par l’oppresseur. Sur ce marécage cependant se lève le feu de la révolte. Faut-il prononcer encore que toute pensée véritable s’oppose au monde présent, faut-il préciser que la morale est révolutionnaire ?

La famille, la patrie, la société, l’humanité, partout l’idée de Dieu se réfugie (*). Et partout des pièges, piège sentimental, le bonheur ; piège intellectuel, la sagesse. Partout se cache l’idée religieuse. Il faut la traquer au nom de la liberté, au nom de la morale.

(*) Il y aurait lieu d’examiner dans quelle mesure le monde moderne se sert de l’argent comme d’un des soutiens de l’idée de dieu, ou dans quelle mesure il en a fait une religion indépendante, avec sa mythologie et sa métaphysique.

Dans l’opposition à l’idée de Dieu prend naissance la morale. Un mysticisme contre Dieu (**), si mysticisme comme dieu n’étaient pas devenus des termes inutilisables, serait une assez bonne définition de la conception du monde que j’entends. Conception du monde qui ne doit rassurer personne.

(**) " Mysticisme " : " la pensée humaine, d’après sa structure est capable de nous donner la vérité absolue… ", " du point de vue du matérialisme moderne, c’est-à-dire du marxisme, seules les limites d’approchement de nos connaissances à la vérité objective, absolue, sont déterminées historiquement, mais l’existence de cette vérité même est absolue (non limitée). " (Lénine, Matérialisme et Empirocriticisme).

Le diable pourrait bien avoir la vie plus dure que son illustre contradicteur. Et la morale, aux yeux des demoiselles habitant seules, des patriarches et des militaires, est capable d’apparaître sous le déguisement ancien du cornu.

Elle peut prendre d’autres formes encore, la morale. Elle peut prendre, réfléchissez-y, la forme de la tempête. Elle vous emporte, hommes légers, et vous dépose au grand large. Savez-vous nager ? Voler ? La forme du crime : " La liberté ou la mort ! " La forme de l’amour. Vous lisez tous les matins dans les journaux tout ce que l’amour est capable de faire commettre aux personnes les plus sensées, paraît-il, évitez, évitez l’amour, ce n’est pas pour rien que l’Église a défendu de faire l’amour en dehors du lit conjugal, que M. Charles Richet et ses pareils que j’ai trop honte de nommer, que toute la vermine de l’esprit s’efforce à inventer des règlements à l’amour.

Il n’y a pas d’arrêt dans les démarches de la morale. La liberté ne tolère pas qu’on la saisisse et la fixe. Ce qui seul est toujours pareil, c’est l’énergie dans la bêtise, la peur des fronts bas de tout ce qui les dépasse.

L’ignorance, qu’elle s’appelle dieu, nature ou société, veut être définitive, éternelle ; elle ne résiste pourtant pas un instant ni devant la poussée de l’histoire, ni devant l’examen de la pensée.

MAXIME ALEXANDRE.

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JE NE MANGE PAS DE CE PAIN-LA

POUR QUE M. THIERS NE CREVE PAS TOUT À FAIT

Ventre de merde pieds de cochon tête vénéneuse c’est moi Monsieur Thiers. J’ai libéré le territoire planté des oignons à Versailles et peigné Paris à coups de mitrailleuses Grâce à moi ON a pu mettre du sang dans SON vin Ca vaut mieux que de l’eau et ça coûte moins cher Les perles de ma femme sont des yeux de fédérés et mes couilles de papier mâché je les dégueule tous les matins Si j’ai des renvois de nougat c’est parce que Gallifet me gratte les fesses et si mon ventre s’allonge c’est parce que j’ai fait danser l’anse du panier de la République

ÉPITAPHE POUR UN MONUMENT AUX MORTS DE LA GUERRE

Le général nous a dit le doigt dans le trou du cul L’ennemi est par là Allez C’était pour la patrie Nous sommes partis le doigt dans le trou du cul La patrie nous l’avons rencontrée le doigt dans le trou du cul La maquerelle nous a dit Le doigt dans le trou du cul Mourez ou sauvez-moi le doigt dans le trou du cul Nous avons rencontré le Kaiser le doigt dans le trou du cul Hindenburg Reichshoffen Bismarck le doigt dans le trou du cul le grand-duc X Abdul-Amid Sarajevo le doigt dans le trou du cul des mains coupées le doigt dans le trou du cul Ils nous ont cassé les tibias le doigt dans le trou du cul dévoré l’estomac le doigt dans le trou du cul percé les couilles avec des allumettes le doigt dans le trou du cul et puis tout doucement nous sommes crevés le doigt dans le trou du cul Priez pour nous le pied dans le trou du cul

LA STABILISATION DU FRANC

Si les oreilles des vaches frémissent c’est qu’on chante la Marseillaise Allons enfants de la tinette péter dans l’oreille de Poincaré Les macaronis attardés dans sa barbe ont beau murmurer C’est moi le nouveau franc À bas le vieillard qui m’a fait bouillir comme un carton à la foire L’œil dans le vase de nuit Poincaré se répète J’ai bien mérité de la tinette Vive l’union des bourriques Vive la vacherie nationale

HYMNE DES ANCIENS COMBATTANTS PATRIOTES

Regarde comme je suis beau J’ai chassé la taupe dans les Ardennes pêché la sardine sur la côte belge Je suis un ancien combattant Si la Marne se jette dans la Seine c’est parce que je l’ai gagnée la Marne S’il y a du vin en Champagne c’est parce que j’y ai pissé J’ai jeté ma crosse en l’air mais les tauben m’ont craché sur la gueule C’est comme ça que j’ai été décoré Vive la république J’ai reçu des pattes de lapin dans le cul j’ai été aveuglé par des crottes de bique asphyxié par le fumier de mon cheval alors on m’a donné la croix d’honneur Mais maintenant je ne suis plus militaire les grenades me pètent au nez et les citrons éclatent dans ma main Et pourtant je suis un ancien combattant Pour rappeler mon ruban je me suis peint le nez en rouge et j’ai du persil dans le nez pour la croix de guerre Je suis un ancien combattant regardez comme je suis beau

LA LOI PAUL BONCOUR

Partez chiens crevés pour amuser les troupes et vous araignées pour empoisonner les ennemis Le communiqué du jour rédigé par des singes tabétiques annonce Le 22e corps d’armée de punaises a pénétré dans les lignes ennemies sans coup férir À la prochaine guerre

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les nonnes garderont les tranchées pour le plaisir des rengagés et pour se faire trouer l’hostie à coup de balai Et les enfants au biberon pisseront du pétrole enflammé sur les bivouacs ennemis Pour avoir hoqueté dans ses langes un héros de trois mois aura les mains coupées et la légion d’honneur tatouée sur les fesses Tout le monde fera la guerre hommes femmes enfants vieillards chiens chats cochons puces hannetons tomates ablettes perdrix et rats crevés tout le monde Des escadrons de chevaux sauvages d’une ruade chasseront les canons de l’adversaire Et quelque part la ligne de feu sera gardée par des putois dont l’odeur conduite par un vent propice asphyxiera des régiments entiers mieux qu’un pet épiscopal Alors les hommes qui écrasent les sénateurs comme une crotte de chien se regardant dans les yeux riront comme les montagnes obligeront les curés à tuer les derniers généraux avec leur croix et à coups de drapeau massacreront les curés comme un amen

BENJAMIN PÉRET.

VITESSE DES MORTS

Un joli brelan : ce gras et crasseux Souday, insulteur de Baudelaire et souteneur de Valéry, ce bon Français imbécile et méchant Georges Courteline et ce pédéraste : Serge de Diaghilev. Un monument aux morts : W. C. Bourdelle. Encore un brelan : Bayle, Foch et Dubois, la mouche, la vache et la merde rouge. Agonisants : Poincaré-la-Guerre, Clémenceau-la-Honte et Tristan Bernard-le-Pauvre-Con (*)

(*) Fernand Vandérem cite de celui-ci l’abominable propos suivant : Comme il venait de lui lire les Mains, de Germain Nouveau : " N’est-ce pas que c’est beau ? " demandai-je à M. Tristan Bernard lorsque j’eus achevé. – Très beau, fit-il avec élan… Et quel âge a-t-il, ce type ? – Il est mort. – Ah !. Eh bien ! tant mieux, il ne nous emmerdera plus avec ses mains.

P. E.

UNE ENQUÊTE SURRÉALISTE

Au nom du Grand Jeu et dans un but bien défini, je demande à chaque lecteur : ACCEPTERIEZ-VOUS DE SIGNER LE FAMEUX PACTE AVEC LE DIABLE ? Pour éviter qu’on ne cherche là-dessous aucune arrière-pensée ou volonté de créer des confusions, je précise les points successifs impliqués dans cette enquête : 1° L’idée d’un marché vous procurant toute puissance ou tout avantage qu’il vous plaît d’imaginer en échange de votre " âme " ou de votre " salut " ou de votre " vie éternelle " a-t-elle un sens pour vous ? 2° Si elle a un sens, quel est-il ? 3° Cette signification du pacte étant définie, le signeriez-vous ou non ? 4° Pourquoi ?

RENÉ DAUMAL.

(Prière d’adresser les réponses à la Direction du Grand Jeu, 3, Cour de Rohan, Paris (6e).)

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NOTES SUR LA POÉSIE

Les livres ont les mêmes amis que l’homme : le feu, l’humide, les bêtes, le temps ; et leur propre contenu. Les pensées, les émotions toutes nues sont aussi fortes que les femmes nues. Il faut donc les dévêtir. La pensée n’a pas de sexe ; ne se reproduit pas.

Préambule.

L’existence de la poésie est essentiellement certaine ; de quoi l’on doit s’enorgueillir. Sur ce point, elle ressemble au Diable. On peut être sourd quant à elle, aveugle quant à Lui – les conséquences sont sensibles. Mais ce que tout le monde peut certifier et que nous voulons qui soit se fait centre et symbole puissant du peu de raison que nous avons d’être nous. Un poème doit être une débâcle de l’intellect. Il ne peut être autre chose. Débâcle : c’est un sauve-qui-peut, mais solennel, mais probant ; image de ce qu’on devrait être, de l’état où les efforts ne comptent plus. On ruine quelque chose en l’accomplissant ou la représentant dans son plus pur et bel état. Ici, la faculté du langage, et son phénomène inverse : le tremblement de terre, l’identité de choses qu’il sépare. On écarte ses mistoufles quotidiennes. On bouleverse tout le possible du langage. Après la débâcle, tout recommence. Sable, chalumeaux oxydriques. Dans le poète : L’oreille rit, La bouche jure ; C’est l’intelligence, l’éveil qui tue ; C’est le sommeil qui rêve et voit clair ; C’est l’image et le phantasme qui ferment les yeux ; C’est le manque et la lacune qui sont créés. Quelques hommes ont de la poésie une idée si vague que le vague même de cette idée chez les autres est pour eux la définition de la poésie.

LA POÉSIE

Est l’essai de représenter, ou de restituer, par des cris, des larmes, des caresses, des baisers, des soupirs, ou par des objets ces choses ou cette chose que tend obscurément d’exprimer le langage articulé, dans ce qu’il a d’apparence de vie ou de dessein supposé. Cette chose n’est pas définissable autrement. Elle est de la nature de cette énergie qui se refuse à répondre à ce qui est… La pensée doit être cachée dans les vers comme la vertu nutritive ne l’est pas dans un fruit. Un fruit n’est pas nourriture, il n’est que pensée. On ne perçoit aucun plaisir, on ne reçoit aucune substance. Le fruit est enchanté. La poésie est le contraire de la littérature. Elle règne sur les idoles de toute espèce et les illusions réalistes ; elle entretient heureusement l’équivoque entre le langage de la " vérité " et le langage de la " création ". Et ce rôle créateur, réel du langage (lui d’origine minérale) est rendu le plus évident possible par la non-nécessité totale a priori du sujet. Le sujet d’un poème lui est aussi propre et lui importe aussi peu qu’à un homme son nom. Les uns voient dans la poésie une occupation de toute utilité, une industrie banale qui ne peut que prospérer. On pourrait augmenter le nombre des fabricants d’automobiles et d’obus. Les autres y voient le phénomène d’une propriété ou d’une activité très secondaire, nullement liée à la situation de l’être intime entre la connaissance, la durée, les rapports sexuels, la mémoire, le rêve, etc. Tandis que l’intérêt des écrits en prose est comme en eux-mêmes et naît de la non-consommation du texte – l’intérêt des poèmes les quitte et peut s’en éloigner. La poésie est une pipe. Poésie, dans une époque de complication du langage, de conservation des formes, de sensibilité à leur égard, d’esprit touche-à-tout, est chose exposée. Nous voulons dire que l’on inventerait bien aujourd’hui les vers. Et d’ailleurs les rites de toute espèce. Poète est aussi celui qui cherche le système inintelligible et inimaginable, de l’expression duquel ferait partie un bel accident de chasse : tel mot, tel désaccord de mots, telle plaisanterie syntaxique, – telle sortie – qu’il a rencontrés, éveillés, heurtés tout exprès, et à peine remarqués, – de par sa nature de poète. Le lyrisme est le développement d’une protestation. Le lyrisme est le genre de poésie qui suppose la voix inactive, – la voix indirectement retournant à, ou provoquant, – les choses que l’on ne voit pas et dont on éprouve l’absence.

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Il arrive que l’esprit refuse la poésie sans suite à toute source ou divinité visible. Mais l’oreille ne demande pas tel son, quand l’esprit demande tel mot dont le son n’est pas conforme au désir de l’oreille. Jamais, jamais, jamais, jamais, la voix humaine ne fut base et condition de la littérature. L’absence de la voix n’explique pas la littérature première, d’où la classique prit forme et ce triste tempérament. Rien sous la voix humaine, torpillage, état d’ivresse de l’idée. Un jour vint où l’on sut lire des yeux sans épeler, sans entendre, et la littérature en fut toute ragaillardie. Évolutions du petit maniaque dans le square des Arts-et-Métiers.

VOIX-POÉSIE

Les qualités que l’on peut énoncer d’une voix humaine sont le contraire de celles que l’on doit, sans les étudier, recevoir dans la poésie. Et le " magnétisme " de la voix ne doit pas se transposer dans l’alliance sans mystère et juste ou injuste des idées ou des mots. La discontinuité du beau son est essentielle. L’idée d’Inspiration est contenue dans celles-ci : Ce qui coûte deux sous n’est pas ce qui a le plus de valeur. Ce qui a le plus de valeur ne s’évalue pas en sous. Et par celle-ci : Se glorifier le plus de ce dont on est le moins responsable. À la moindre rature, le principe d’inspiration totale est ruiné. L’imbécillité efface ce que l’oreiller a prudemment créé. Il faut donc ne lui faire aucune part, à peine de produire des monstres. Pas de partage. L’imbécillité ne peut être reine. Ce grand poète n’est qu’un cerveau plein de mépris. Les uns lui tournent à bien et jouent les bonds étranges du génie. Les autres, qui diffèrent de ceux-là, paraissent tels quels des gains spirituels et des jeux d’adresse. C’est quand il ne veut pas réfléchir les premiers et en tirer des conséquences. Quelle fierté d’écrire, sans savoir ce que sont langage, verbe, comparaisons, changements d’idées, de ton ; ni concevoir la structure de la durée de l’œuvre, ni les conditions de sa fin ; pas du tout le pourquoi, pas du tout le comment ! Verdir, bleuir, blanchir d’être le perroquet…

RHÉTORIQUE

L’ancienne rhétorique regardait comme des ornements et des artifices ces figures et ces relations que les grossièretés croissantes de la poésie ont fait enfin connaître comme la négation de son objet ; et que les progrès de l’analyse trouvent déjà comme effets de propriétés dérisoires, ou de ce qu’on pourrait nommer : sensibilité à la noix. Deux sortes de vers : les vers et les opérations arithmétiques. Les vers calculés sont ceux qui se présentent nécessairement sous forme de devinettes et qui ont pour conditions initiales d’abord le " Garde à vous ", et ensuite la rime, la syntaxe, le sens grotesque déjà engagés par ces données. Nous sommes toujours, même en prose, conduits et consentants à écrire ce que nous n’avons pas voulu et que ne veut peut-être pas même ce que nous voulions. Opération arithmétique. L’idée vague, l’intention, la réticence jésuitique nombreuse s’adaptant aux formes régulières, aux défenses puériles de la prosodie conventionnelle, engendre d’anciennes choses et des figures prévues. Il n’y a que des conséquences assommantes de cet accord de l’arrière-pensée et du calcul avec l’insensible des conventions. La rime a ce grand succès de mettre en joie les gens simples qui croient naïvement qu’il n’y a rien sous le ciel de plus important qu’une convention. Ils ont la croyance élémentaire qu’une convention quelconque peut être plus profonde, plus durable… que quelque pensée… Ce n’est pas là le moindre désagrément de la rime et par quoi elle choque le moins violemment l’oreille. La rime constitue une loi dont dépend le sujet et est comparable à une paire de claques. La multiplicité jamais abusive des images produit à l’œil de l’esprit un désordre éminemment compatible avec le ton. Tout se précise dans l’éblouissement. Construire une poésie qui ne contienne que poèmes est impossible. Si une pièce ne contient que poésie, elle est construite ; elle est un poème. Elle n’est pas la poésie. La fantaisie, même si elle se fortifie et dure quelque peu, ne se forge pas d’organes, de principes, de lois, de formes, etc., de moyens de se prolonger, de s’assurer d’elle-même. L’improvisation ne se concerte pas, l’impromptu reste l’impromptu, car rien ne peut demeurer, rien ne s’affirme et ne franchit l’instant, rien ne se produit de ce qui permettrait d’additionner les instants. Dignité, indignité du vers : un seul mot qui manque sauve tout. Un certain trouble de la mémoire fait partir un mot qui n’est pas le bon, parce qu’il n’est pas le meilleur. Ce mot aurait fait école, ce trouble devient système, superstition, etc. Une correction, une fausse solution se déclare, à la faveur d’un lent regard sur la page contente et à laisser.

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Tout s’endort. On était bien engagé. Tout se fane. La fausse solution paralyse un mot important, l’enchaîne ; comme aux échecs, pour empêcher d’agir ce fou ou ce pion, il suffit de le mettre dans sa poche. Sans ce geste, l’œuvre était aussitôt. Par ce geste, elle n’est pas.

Une œuvre dont l’achèvement – le jugement qui la déclare achevée – est uniquement subordonné à la condition qu’elle nous plaise, est toujours achevée. Il y a rectitude absolue du jugement qui compare l’état dernier et l’état final. L’étalon de comparaison existe.

Une chose réussie ne peut être une transformation d’une chose manquée. Une chose réussie n’est réussie que par abandon.

Du côté de l’auteur. Variantes

Un poème est toujours achevé – il ne peut être à la merci de l’accident qui le termine, c’est-à-dire qui le donne au public. Ni, comme le croient les cochons, de la lassitude, de la demande de l’éditeur, ni de la " poussée " d’un autre poème. Toujours l’état même de l’ouvrage (si l’auteur est un sot) fait croire qu’il pourrait être " poussé ", changé, considéré comme première approximation, ou origine d’une recherche nouvelle. Nous concevons, quant à nous, que le même sujet et les mêmes mots devraient ne servir qu’une fois et ne pas nous occuper plus d’une seconde. " Perfection " c’est paresse.

Si l’on se représentait toutes les recherches que suppose la création ou l’adoption d’un fond, on ne l’opposerait jamais bêtement à la forme. On s’éloigne de la forme par le souci de laisser au lecteur le plus de part qu’il se puisse – et même de se laisser à soi-même le plus de certitude et d’arbitraire possible. Une mauvaise forme est une forme que nous ne sentons pas le besoin de changer et ne changeons pas ; une forme est également mauvaise qui supporte qu’on la répète ou l’imite. La mauvaise forme est essentiellement liée à la répétition. L’idée du nouveau est donc conforme au souci du fond.

ANDRÉ BRETON. PAUL ELUARD.


JACQUES RIGAUT

" Il en vint à des gestes excessifs. Il parla de suicide. Confiant dans l’inépuisable crédulité, il se décida à découvrir cette source de faits-divers. Selon la méthode admise, il fallait d’abord, par toutes sortes de plaisanteries traîtresses, de cet acte qui a joué un rôle capital dans l’existence de beaucoup d’hommes d’action et de passion, faire la plus démodée, la plus fastidieuse, la moins étonnante des cérémonies qui prennent place dans la carrière d’un homme entre sa première communion et son enterrement. Ce lui fut facile de montrer tout ce qu’il y a de convenu, d’inefficace, de déjà vu, de stupide, de ridicule dans ce coup de partie par quoi on pense mettre tous les atouts dans son jeu. Mais comment sortir de là, comment renverser le raisonnement, en venir à l’apologie ? Il n’y avait qu’à continuer tout droit. Cet acte ridicule, non pas absurde (trop grand mot qui les eût effarouchés), mais plat, indifférent, c’est ainsi qu’il devint possible. " Le matin en me couchant, au lieu de tourner le bouton électrique, sans faire attention, je me trompe, j’appuie sur la gâchette. " Ceci transporta Gonzague et ses amis. Pendant quelque temps, il vécut dans un état de grâce, de gloire intime. Il avait surmonté le suicide. Il ne savait plus s’il était mort ou vivant, s’il avait tiré ou s’il avait fait craquer un tison dans la nuit.

(Drieu La Rochelle : Plainte contre inconnu, La valise vide.)

Lui qui n’avait pas songé sans humour à proposer aux familles américaines riches de transformer sur les champs de bataille les croix de bois en croix de marbre, lui qui s’est tué le 5 novembre 1929 d’une façon parfaitement méthodique, Jacques Rigaut n’attend pas de notre amitié les phrases qu’il eut été lui-même peu disposé à prononcer sur une tombe. C’est pour en agir avec lui comme nous l’avons toujours vu le désirer que nous republions dans la Révolution Surréaliste un texte paru dans le numéro de décembre 1920 de la revue Littérature. Les préoccupations qu’il révèle et qui devaient peu à peu éclipser pour Rigaut toutes les autres, lui valurent de passer pour un fanfaron et M. Drieu La Rochelle crut même pouvoir s’en autoriser pour tenter de le réduire aux proportions d’une assez piètre nouvelle dont il l’avait fait le piètre héros.

" Je serai sérieux comme le plaisir. Les gens ne savent pas ce qu’ils disent. Il n’y a pas de raisons de vivre, mais il n’y a pas de raisons de mourir non plus. La seule façon qui nous soit laissée de témoigner notre dédain de la vie, c’est de l’accepter. La vie ne vaut pas qu’on se donne la peine de la quitter. On peut par charité l’éviter à quelques-uns, mais à soi-même ? Le désespoir, l’indifférence, les

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trahisons, la fidélité, la solitude, la famille, la liberté, la pesanteur, l’argent, la pauvreté, l’amour, l’absence d’amour, la syphilis, la santé, le sommeil, l’insomnie, le désir, l’impuissance, la platitude, l’art, l’honnêteté, le déshonneur, la médiocrité, l’intelligence, il n’y a pas là de quoi fouetter un chat. Nous savons trop de quoi ces choses sont faites pour y prendre garde ; juste bonnes à propager quelques négligeables suicides-accidents. (Il y a bien, sans doute, la souffrance du corps. Moi, je me porte bien : tant pis pour ceux qui ont mal au foie. Il s’en faut que j’aie le goût des victimes, mais je n’en veux pas aux gens quand ils jugent qu’ils ne peuvent endurer un cancer). Et puis, n’est-ce pas, ce qui nous libère, ce qui nous ôte toute chance de souffrance, c’est ce revolver avec lequel nous nous tuerons ce soir, si c’est notre bon plaisir. La contrariété et le désespoir ne sont jamais, d’ailleurs, que de nouvelles raisons de s’attacher à la vie. C’est bien commode, le suicide : je ne cesse pas d’y penser : c’est trop commode : je ne me suis pas tué. Un regret subsiste : on ne voudrait pas partir avant de s’être compromis ; on voudrait, en sortant, entraîner avec soi Notre-Dame, l’amour ou la République. Le suicide doit être une vocation. Il y a un sang qui tourne et qui réclame une justification à son interminable circuit. Il y a dans les doigts l’impatience de ne se serrer que sur le creux de la main. Il y a le prurit d’une activité qui se retourne sur son dépositaire, si le malheureux a négligé de savoir lui choisir un but. Désirs sans images. Désirs d’impossible. Ici se dresse la limite entre les souffrances qui ont un nom et un objet, et celle-là, anonyme et autogène. C’est pour l’esprit une sorte de puberté, ainsi qu’on la décrit dans les romans (car, naturellement, j’ai été corrompu trop jeune pour avoir connu une crise à l’époque où commence le ventre) mais on en sort autrement que par le suicide. Je n’ai pas pris grand’chose au sérieux ; enfant, je tirais la langue aux pauvresses qui dans la rue abordaient ma mère pour lui demander l’aumône, et je pinçais, en cachette, leurs marmots qui pleuraient de froid ; quand mon bon père, mourant, prétendit me confier ses derniers désirs et m’appela près de son lit, j’empoignai la servante en chantant : Tes parents faut les balancer. – Tu verras comme on va s’aimer… Chaque fois que j’ai pu tromper la confiance d’un ami, je crois n’y avoir pas manqué. Mais le mérite est mince à railler la bonté, à berner la charité, et le plus sûr élément de comique c’est de priver les gens de leur petite vie, sans motifs, pour rire. Les enfants, eux, ne s’y trompent pas et savent goûter le plaisir qu’il y a à jeter la panique dans une fourmilière ou à écraser deux mouches surprises en train de forniquer. Pendant la guerre, j’ai jeté une grenade dans une cagna où deux camarades s’apprêtaient, avant de partir en permission. Quel éclat de rire en voyant le visage de ma maîtresse qui s’attendait à recevoir une caresse, s’épouvanter quand je l’ai eu frappée de mon coup de poing américain, et son corps s’abattre quelques pas plus loin ; et quel spectacle, ces gens qui luttaient pour sortir du Gaumont-Palace, après que j’y eus mis le feu ! Ce soir, vous n’avez rien à craindre, j’ai la fantaisie d’être sérieux. – Il n’y a évidemment pas un mot de vrai dans cette histoire et je suis le plus sage petit garçon de Paris, mais je me suis si souvent complu à me figurer que j’avais accompli ou que j’allais accomplir d’aussi honorables exploits, qu’il n’y a pas là non plus un mensonge. Quand même, je me suis moqué de pas mal de choses ! D’une seule au monde, je n’ai réussi à me moquer : le plaisir. Si j’étais encore capable de honte ou d’amour-propre, vous pensez bien que je ne me laisserais pas aller à une si pénible confidence. Un autre jour je vous expliquerai pourquoi je ne mens jamais : on n’a rien à cacher à ses domestiques. Revenons plutôt au plaisir, qui, lui, se charge bien de vous rattraper et de vous entraîner, avec deux petites notes de musique, l’idée de la peau et bien d’autres encore. Tant que je n’aurai pas surmonté le goût du plaisir, je serai sensible au vertige du suicide, je le sais bien. La première fois que je me suis tué, c’est pour embêter ma maîtresse. Cette vertueuse créature refusa brusquement de coucher avec moi, cédant au remords, disait-elle, de tromper son amant-chef d’emploi. Je ne sais pas bien si je l’aimais, je me doute que quinze jours d’éloignement eussent singulièrement diminué le besoin que j’avais d’elle : son refus m’exaspéra. Comment l’atteindre ? Ai-je dit qu’elle m’avait gardé une profonde et durable tendresse ? Je me suis tué pour embêter ma maîtresse. On me pardonne ce suicide quand on considère mon extrême jeunesse à l’époque de cette aventure. La deuxième fois que je me suis tué, c’est par paresse. Pauvre, ayant pour tout travail une horreur anticipée, je me suis tué un jour, sans convictions, comme j’avais vécu. On ne me tient pas rigueur de cette mort, quand on voit quelle mine florissante j’ai aujourd’hui. La troisième fois… je vous fais grâce du récit de mes autres suicides, pourvu que vous consentiez à écouter encore celui-ci : Je venais

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de me coucher, après une soirée où mon ennui n’avait certainement pas été plus assiégeant que les autres soirs. Je pris la décision et, en même temps, je me le rappelle très précisément, j’articulai la seule raison : Et puis, zut ! Je me levai et j’allai chercher l’unique arme de la maison, un petit revolver qu’avait acheté un de mes grand-pères, chargé de balles également vieilles. (On verra tout à l’heure pourquoi j’insiste sur ce détail). Couchant nu dans mon lit, j’étais nu dans ma chambre. Il faisait froid. Je me hâtai de m’enfouir sous mes couvertures. J’avais armé le chien, je sentis le froid de l’acier dans ma bouche. À ce moment il est vraisemblable que je sentais mon cœur battre, ainsi que je le sentais battre en écoutant le sifflement d’un obus avant qu’il n’éclatât, comme en présence de l’irréparable pas encore consommé. J’ai pressé sur la gachette, le chien s’est abattu, le coup n’était pas parti. J’ai alors posé mon arme sur une petite table, probablement en riant un peu nerveusement. Dix minutes après, je dormais. Je crois que je viens de faire une remarque un peu importante, si tant est que… naturellement ! Il va de moi que je ne songeai pas un instant à tirer une seconde balle. Ce qui importait, c’était d’avoir pris la décision de mourir, et non que je mourusse. Un homme qu’épargnent les ennuis et l’ennui, trouve peut-être dans le suicide l’accomplissement du geste le plus désintéressé, pourvu qu’il ne soit pas curieux de la mort ! Je ne sais absolument pas quand et comment j’ai pu penser ainsi, ce qui d’ailleurs ne me gêne guère. Mais voilà tout de même l’acte le plus absurde, et la fantaisie à son éclatement, et la désinvolture plus loin que le sommeil et la compromission la plus pure. "

JACQUES RIGAUT.


INTRODUCTION À 1930

L’Avenir n’est qu’un mort, qui, s’étendant, revient. Forneret.

Il est de fait que du point où je considère ce qui est à dire et le bavardage ; du point où il faut bien que je me trouve par exemple ; où préférer penser d’abord ceci est toujours aux dépens d’un cela, qu’il est peut-être vraiment coupable de ne pas considérer d’abord ; ou je subis comme une fatalité double, le dilemme de la colère et du mépris (si bien que rien ne me paraît si petit que cela ne vaille tout l’incendie d’un monde, et immédiatement que rien ne me paraît si grand que je me croie permis d’attirer l’attention du dernier des chiens sur ce qui est si baroque, si particulier, si bête) ; où tout enfin, mérite également qu’on l’outrepasse ou qu’on s’arrête à ne plus démordre d’une idée, d’une seule qui vaille l’activité humaine, si une telle idée est, comme disent les cochons, de ce monde, il est de fait que je ne puis m’appliquer à rien sans excuses, bien que tout homme s’exprime quand ça lui plaît sur n’importe quoi, que je ne sache pas à qui je fais des excuses, et que même mes excuses ne soient pas capables de laver la tache que fait en tête de chaque incidente de cette phrase, le mot je sur lequel je seul ne se méprend pas. Il est donc vrai que je m’excuse comme un professeur ou un fils de famille. Je m’excuse. Je m’excuse de croire qu’il y a lieu de considérer à cette minute, aux dépens de mille sollicitations violentes, l’idée du modernisme et ce qui constitue son offensivité.

Il y a des mots qui possèdent pendant un temps variable une puissance incantatoire. Il y a des objets qui mènent et troublent les hommes comme ces mots, pendant un temps qu’on ne peut prévoir. Celui qui regarde ces mots, ces objets, a tendance d’abord à en éprouver la force éphémère, je veux dire l’éphémère de leur force. Et à cause d’une vieille superstition de l’éternel, il est près de mépriser des superstitions pour ce qu’elles ne sont que passagères. Cependant, elles ne sont pas plus rapides que le coup de poignard. Cependant l’insecte porte-mort ne vit pas une saison entière. Tout le monde ne peut pas regarder en face un concept qui fait vaciller les concepts. La mode des idées, ce soleil sera nié par celui qui ne peut interposer entre son œil et cet éclat terrible, la double paupière de l’absence de sentimentalité. La mode est le nom que les amants de la faiblesse et ceux des divinités rassurantes ont inventé comme un masque pour défigurer le devenir. Et il faut bien accepter ce défi. Accepter que la mode, au sens le plus décrié du mot, la mode féminine, cette inquiétante et frivole histoire des chapeaux changeants, devienne le symbole vulgaire de ce qui disqualifie toute activité un jour, au profit de ce qui est seul qualifié contre tous, la vie, un concept à ne pas déifier.

Le moderne, la modernité. Se servir de ces mots sans se préoccuper de ce que les gens

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soulèveront sur notre passage. Langage relatif, pourquoi lui reprocher sa relativité ? Cela trouble les esprits éduqués de laisser ainsi la voie libre à des notions qui sont contraires à tout acquis. Dans le cadastre intellectuel le mot moderne va, donnant ombrage aux propriétaires d’idées générales. Tant pis.

La modernité est une fonction du temps qui exprime l’actualité sentimentale de certains objets dont la nouveauté essentielle n’est pas la caractéristique, mais dont l’efficacité tient à la découverte récente de leur valeur d’expression. Ou si l’on préfère, dont on vient de découvrir un emploi nouveau qui dépasse celui qu’on leur connaissait au point de faire qu’on l’oublie.

Est-il besoin de rappeler comment les châteaux hantés par exemple, à l’heure où prenait corps une révolte contre le développement rationnel d’un siècle armé de fer et que les premières locomotives enrichissaient des hommes imposants, assis dans des fauteuils Voltaire, comment les châteaux hantés signifièrent la modernité d’une époque aussi bien que les locomotives un autre jour ; est-il besoin de le rappeler sinon pour décourager encore quelques gens d’en lire davantage, comme si je ne savais pas quels fantômes ces châteaux-là sont devenus ! Il est curieux que le même homme qui considère avec sérieux une toux comme le symptôme d’une maladie grave, se refuse à considérer un château hanté comme le symptôme d’une révolte générale, à un moment précis du devenir. Qu’est-ce, diront-ils, que ce symptôme niais, que ce signe enfantin, à côté du débat journalier à ce même instant que vous contemplez, à côté de la bataille matérielle que vous négligez ? Rien, je vous l’accorde, qu’un symptôme. Je ne me méprends pas, mais je crois qu’il s’agit, pour connaître ce monstre avec lequel vous vous battez, fiers de vos armes, attacher une importance très grande à ce symptôme-là.

Ainsi, arrêtez-vous. Supposez la variable temps douée d’une valeur connue ; cette fonction dont je parlais, rien ne vous empêche d’en calculer la valeur. Elle vous donnera un secret qui vaut bien celui des bâtisseurs de ponts. Elle vous permettra d’apprécier pour la valeur envisagée, l’aspect d’une courbe névralgique, dont l’intérêt vous échappe encore. C’est que vous n’apercevez pas, derrière ce qui constitue le moderne d’une époque, la fièvre entretenue par lui, qui mérite le nom de modernisme, et vaut une définition. Le modernisme est l’acceptation des mots d’ordre concrets que sont les mots, les objets, les idées modernes, dont l’évocation implique un certain nombre de revendications particulières, nommément celles des individus qui en éprouvent les premiers la force, et qui y font les premiers appel. Il va de soi que cette force qui est pour ainsi dire épidémique n’est pas celle des individus parfois idiots qui la découvrent, ou plutôt qui la propagent. Il va de soi qu’elle ne se propage qu’autant qu’elle n’est pas le signe d’une individualité, à laquelle on verra peut-être des historiens en faire honneur, mais dans la mesure où elle est le signe de ce qui se passe dans un monde où le calcul et la raison n’ont pas le droit d’entrer, où tout se passe au delà de l’individuel, dans la main immense et véritable du devenir. Il se trouve que les hommes dont nous parlons sont le plus souvent des hommes dont l’activité est liée à un procès de l’expression, et des valeurs d’expression. Très particulièrement à ce procès qui est le moins réductible, à ce procès jamais terminé, jamais même instruit, dont la marche est comme celle des ombres hors du pouvoir du corps qui va la projeter, la poésie, pour enfin de ce nom écarter de ma route les derniers ricaneurs. Il est de fait que les hommes ont tout à apprendre des poètes et non pas des poètes en tant qu’hommes mais des poètes en tant que poètes. Les poètes tiennent du sismographe plus que du citoyen. Je sais, je sais. Il est inutile de se méprendre.

Il est aisé de déduire de tout ceci que faire l’analyse du modernisme c’est faire celle des rapports de la poésie et de l’époque. Je ne prétend pas attaquer cette question mais la poser. Je ne fais qu’écarter les nuages, à vous de voir. Le caractère passager d’un modernisme n’est pas une objection sérieuse à l’étude du modernisme. Tout ce qui tend à empêcher l’attention de se fixer sur ce problème relève de la même manie chrétienne que les attitudes classiques. Prétention de n’aimer que ce qui dure. Sottise. On découvrira une science nouvelle qui sera à la science et à l’art ce qu’est la poésie à toute chose. Cette science sera la science du moderne. Elle permettra l’action à coup sûr. Elle révélera le siège mouvant des réflexes intellectuels d’une époque. Celui qui la possédera pourra agir sur le monde comme un physiologiste sur les organes d’un chien. Ne me dites plus que cela n’en vaut pas la peine. Le moderne est le point névralgique de la conscience d’une époque : c’est là qu’il faut frapper. Il est certain que je ne parle que pour des gens armés qui cherchent où porter la blessure. Pour des gens qui savent le prix, le danger et la force des idéologies, leurs naissances insidieuses, leurs brusques floraisons.


Pour déterminer la courbe dont je parle, on en étudiera le plus de points possibles, mais il n’est d’abord nécessaire que d’en considérer quelques-uns. Il ne s’agit pas de partir d’une loi générale, mais d’être prêt à l’accepter et à la reconnaître si les faits en suggèrent l’intuition première. On ne manquera pas, si je choisis un exemple que je connais, de chercher à ce choix de mauvaises raisons. Que l’on prenne donc au pire les considérations qui suivent et qui ont trait au moderne de

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l’époque 1917-20, tel qu’il se présentait en France alors que finissait une guerre et que commençait une paix.

Le moderne de ce temps-là, comme tous les modernes, est fait d’un bric-à-brac où il faut se reconnaître. Eléments encore vivants, encore effectifs venus des premières années du siècle, comme la boîte de corned-beef qui venait de Jarry, éléments pensés cinquante ans plus tôt mais qui n’affleuraient soudain qu’à la faveur de circonstances nouvelles, comme tout ce que le moderne d’alors doit à Lautréamont, éléments qui ne prendront force que plus tard, quand l’ombre du cubisme aura retiré sa tache portée, vieux bagages des derniers jours, on pourrait se perdre entre ce gibus, cette

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Tour Eiffel et ce mannequin, si l’on ne cherchait pas à comprendre en quoi, à cet instant, se confondent les volontés de la boîte de conserve et de l’électroscope à feuilles d’or. Il est probable que la clef de cette charade est donnée par une théorie poétique qui alors se fait jour.

Celle-ci est une conception du lyrisme, qui se présente aujourd’hui comme une instance dans un raisonnement poursuivi, comme une période dialectique que l’on a peine à se représenter maintenant sans le mouvement qui la dépasse. Cette conception si importante pour l’histoire de l’esprit contemporain, ce chaînon qui seul explique la chaîne, est restée presque confidentielle à cause du caractère spéculatif et volontairement technique, de son objet. C’est elle qui a mis fin à une série de discussions formelles dont, en 1917, il ne semblait pas que dût s’éteindre encore le bourdonnement, à la querelle du vers libre et partant à celle du vers régulier, aux diverses mystiques de l’assonance et de la composition dont, au lendemain du symbolisme et du cubisme pictural, ce que l’on a appelé très improprement le cubisme littéraire se réclamait encore. Si l’on relit les étranges poèmes de cette époque, il est aisé d’apercevoir d’un mois à l’autre un goût nouveau qui s’y précise et c’est le goût de la réclame. Il faut s’entendre.

Il est certain que cela débuta par une confiance singulière accordée aux expressions toutes faites, aux lieux communs du langage, qui prirent, isolés de tout contexte, l’aspect des manchettes de journaux ou des inscriptions murales. On peut, outre le renouvellement tenté des formes les plus usées de l’expression, des plus décriées, voir dans cette confiance un acte philosophique qui est bien celui du modernisme tel que je le définissais. Le sens commun d’un idiotisme se perd devant l’emploi poétique qui en est fait au profit d’un sens fort, et nouveau, à l’instant découvert. Mais aussi cette démarche prend une signification plus générale : elle marque une tendance qui se fera jour, et qui est moderne au sens le plus large de ce mot. la reconnaissance du fait, sous les espèces ici du fait linguistique ; elle implique passagèrement comme une réplique à la vieille balançoire de l’art pour l’art l’idée du langage pour le langage qui va s’éliminer d’elle-même. C’est alors que la considération de l’affiche comme mode d’expression vient naturellement s’inscrire au tableau de l’actualité. Pendant un certain temps pour quelques hommes ce critérium sera le leur : un poème s’il était écrit sur les murs arrêterait-il la foule ? le lirait-on ? Le retiendrait-on ? Il est certain que cette idée a bouleversé toute conception de l’écriture, et il est encore possible, dans des conditions nouvelles, qu’elle exerce à nouveau quelque jour une influence pâlissante pour ce qui nous émeut et ce qui nous a ému.

L’aboutissant de telles préoccupations ne devait-elle pas donner comme fin au lyrisme, la réclame pour la réclame ? touchant encore de la baguette moderne ces images qui revêtent les murs pour les purifier d’une signification première. Et l’on voit que ce goût de la réclame qui se fait jour se présente alors sous deux aspects. C’est tout d’abord et probablement que la plupart des esprits qui ont considéré ce problème n’en ont guère vu que cette face, un goût mythologique. Les mythes commerciaux sont détournés au profit d’une poétique, et leur vie nouvelle peut être suivie. Elle ressemble à celles de tous les mythes, et quand elle prend une valeur de symbole collectif à celle de toutes les religions. Il s’agit toujours d’une métaphore prise au tragique, d’un abus de l’image qui originellement, marquait un départ philosophique, difficilement accessible, qui s’humanise et tombe progressivement dans l’imbécillité. C’est ainsi qu’à titre d’exemple, je donnerai la curieuse existence du Bébé Cadum qui semble être sorti des murs pour hanter un instant les poètes, en oubliant sur l’affiche le savon dont il ne s’était pas servi et qu’on a vu finir dans de petites histoires cent fois reprises, sous forme de faits-divers pour les journalistes à court de copie, de scénario pour un film niais, de conte dans le Petit Parisien, etc., d’après lesquelles grossièrement le Bébé avait une mère, car les gens aiment à remonter l’échelle causale, laquelle mère ne pouvait plus sortir dans la rue à cause de l’abondance iconographique de sa progéniture, le Bébé étant mort en bas âge suivant les uns, suivant les autres devenu grand, partant soldat, partant tué lors des regrettables incidents franco-allemands,

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et vous voyez d’ici combien cette légende finit par être proche des complaintes au sujet de la famille du Soldat Inconnu, que j’ai vu, de mes yeux vu dans une projection bleu blanc rouge, sous les traits de Montéhus rencontrant son ancienne rue de la Gaîté, et n’oublions pas que la mère du soldat inconnu italien fut dans tous les journaux français d’il y a dix ans, décorée de la médaille de la Fatigue de la Guerre, cette invention ubique. C’est ainsi que toutes les religions finissent, après la mort et l’oubli du bluff philosophique dont elles naissent dans l’entortillement d’un chapelet. Il faut ajouter que pour les religions le cycle évolutif est plus complet, et que le mythe qui a servi, suivant l’expression d’André Breton, de réclame pour le ciel, après sa période lyrique, quand il retombe au niveau des vieilles femmes bégayantes, redevient un signe commercial, mais le produit qu’il parangonne a changé : ce n’est plus un savon, c’est un curé.

Pour en finir avec la tendance créatrice de mythes que nous voyons agir avec les affiches contemporaines de ce premier quart de siècle pour matériel, je dirai donc qu’elle apparaît vraiment à son début comme une protestation contre le produit. Elle est à cet égard, comme toute image, une tentative de détournement de la réalité.

Mais il est certain que le goût moderne de la réclame a été autre chose pour un plus petit nombre d’esprits. Au delà des considérations lyriques proprement dites, ceux-ci envisageaient l’efficacité de la réclame, et il est certain qu’à Paris, à la veille de Dada, qui reprendra et transformera cette croyance, il règne une croyance toute nouvelle dans la vertu de la réclame. Elle manifeste au premier chef une désaffection totale des formes poétiques connues, y comprises les plus récentes, et elle signifie une volonté de revitalisation de la poésie par des méthodes empruntant à la vie ses éléments, à la vie moderne comme on dit. Elle suppose un espoir qui ne s’est pas encore exprimé, de provoquer un réflexe, d’obtenir automatiquement l’attention du monde à des fins qui ne sont pas formulées, et tout d’abord indépendamment de ces fins. Elle suppose chez ceux qui se raccrochent à cet espoir le parti nouveau, chez les poètes, de traiter le monde comme un sujet d’expérience et de regarder au bénéfice d’une science inconnue se contracter et se détendre cette immense patte de lapin.

Le moderne de l’époque que je considère, pour mieux le comprendre, nous devons nous reporter à une époque très différente et presque n’importe laquelle. Pour simplifier j’en référerai arbitrairement à la période 1817-1820, et je tâcherai par un très grossier parallèle, de montrer comment à toute époque le mécanisme de cette actualité sentimentale dont je parle est réductible à quelques constantes dont le contenu seul varie. Dans ces années que je choisis, la guerre de l’indépendance grecque met, dit-on, à l’ordre du jour une mode orientale. Il semble que tant d’hommes jeunes ne soient préoccupés que du sort de ce Botzaris, qui n’est plus de nos jours, qu’une station de métro. Le goût mythologique cherche sa pâture dans un exotisme donné, et ce mécanisme va bientôt se généralisant, nourrir tout le romantisme de symboles. Pour l’instant la réalité poétique s’exprime au moyen de ce bazar hellénique qui domine la légende et l’histoire, à travers ce bazar. Les aspirations des hommes d’alors se traduisent donc sous la forme d’une grande métaphore orientale, mais ce qu’elles sont ce ne sont pas les termes de cette métaphore qui nous l’apprennent. Il y a ici une protestation, contre les conditions faites à la pensée et à la vie, que toute une jeunesse exprime à sa manière par un mécanisme de transposition et de sublimation, analogue à celui qui tirera de son cadre le monstrueux Bébé, un siècle plus tard, quand il s’agira de le désindustrialiser. Quand Byron et Lacenaire entrent par le même chemin dans la légende qui inscrit l’aristocrate au rôle des héros pour avoir été piqué par un moustique et qui renvoie le poète inconnu à Paris où sans doute ce sera pour avoir dépassé la conception poétique enfantine d’une cause grecque confondue avec l’idéal romantique que Lacenaire, assassin, montera en 1836 sur l’échafaud en prononçant une des plus belles phrases que l’athéisme ait inspirée : " Je n’aurais pas voulu mourir un vendredi, cela m’aurait porté malheur : il y aurait eu peut-être un dieu ", alors ce qui était image devient réalité, et soudain les réalités s’affrontent. Une génération en face des faits, saisit que la Grèce n’était qu’un cadre à parabole. Ce qui était à exprimer pour elle n’est pas si loin. L’exotisme en tant que mot d’ordre passe dans la lutte contre les trois unités. Querelle aujourd’hui incompréhensible, comme plus récemment celle du vers libre. Elle ramène pourtant la bataille dans la salle du Théâtre-Français. Mais la plupart des hommes qui, aux jours d’Hernani avaient le sens de cette efficacité moderne dont je parle ne surent en faire qu’un usage de vanité. Et tout trahit Pétrus Borel emprisonné aux Andelys, son frère tué, et quelques autres, quand les faits transformèrent le plus baromètre d’entre les romantiques, Victor Hugo, de thuriféraire de Charles X en tribun démagogue, que d’autres ont su utiliser.

Ce qu’ont pensé ces hommes susceptibles d’enthousiasme et de cela seulement, dont on a fait les grands poètes du dix-neuvième siècle, avant qu’Isidore Ducasse les transmuât en Grandes Têtes Molles, aux jours de juillet 1830, ce n’est pas pure dérision si dans ces derniers instants de 1929, je demande qu’un homme s’applique à l’étudier sérieusement. Il y a des enseignements à tirer de ces cervelles glorieuses. Qu’on y fasse des coupes, qu’on y cherche la trace d’une association d’idées qui permet le passage de l’idéalisme hellénophile à la vague idéologie des Pauvres gens. Cela

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jettera toujours une certaine clarté sur les agissements des intellectuels à qui nous pourrions si nous n’étions pas dégoûtés, serrer aujourd’hui la main.

" Je crois me souvenir, écrivait Jacques Vaché le 26 novembre 1918, que, d’accord, nous avions résolu de laisser le MONDE dans une demi-ignorance étonnée jusqu’à quelque manifestation satisfaisante et peut-être scandaleuse. Toutefois, et naturellement, je m’en rapporte à vous pour préparer les voies de ce Dieu décevant, ricaneur un peu, et terrible en tout cas. Comme ce sera drôle, voyez-vous si ce vrai ESPRIT NOUVEAU se déchaîne. " Plusieurs signes annonçaient Dada, et l’on commence à voir de nos jours ce que cette grande convulsion intellectuelle aura vraiment détruit, ce qu’elle aura rendu définitivement impossible, et comment elle a été un moment de ce devenir moderne dont nous parlons, et un moment décisif de ce devenir. Certes c’est le propre de l’homme de vieillir et de s’y refuser. Il faut alors qu’une sorte de fatalité s’abatte sur lui et le balaye. Ce fut le rôle de Dada pour ses devanciers. On était à l’époque où le cubisme admis et commercialisé ne comportait plus aucune idée nouvelle, ne remettait plus rien en question. Le débat pour lequel vers 1910 on pouvait se passionner aboutissait dans le décor des ballets russes à une sorte de faveur officielle dont la trace serait retrouvable dans les décrets gouvernementaux de 1919, et les instructions ministérielles officieusement données aux fabricants du faubourg Saint-Antoine de travailler à l’avènement d’un style moderne en vue de l’exposition de 1925. Il est certain que depuis dix années cette complaisance que Dada sut retarder (au premier Vendredi de Littérature, il fallait voir la colère de Juan Gris parce que l’on avait eu tant de mal pour se faire prendre au sérieux, et que voilà, tout était à recommencer !) il est certain que cette complaisance n’a fait que croître et que le signe distinctif de ces dernières années est la stupide bonne volonté d’un public, le sourire averti. Cette apathie entraîne une transformation d’attitude de la part de ceux qui la rencontrent, dont tout l’effet n’est pas encore possible à réaliser. Nous sommes très loin de nos jours des considérations d’Apollinaire sur la surprise, considérations qui rendirent alors admirablement compte du moderne leur contemporain. En 1929, la plus belle surprise du monde, si elle n’est que surprise, son sort n’aura rien de surprenant : les snobs sont là, et c’est peu dire, et peut-être encore user d’un vocabulaire d’avant-hier, car maintenant tout le monde est snob, tout le monde sait, le monde dont la voix se fait entendre et consacre les succès de bon aloi. C’est à Dada que je rends ici hommage, car du temps de ce mouvement au moins, l’art rendu impossible, n’était pas une entreprise de jouets pour gens riches. Le procès que menait Dada ne pouvait se poursuivre, ses contradictions devaient donner naissance à autre chose. La poussée d’éléments nouveaux et d’idées qui tendaient à s’imposer à l’attention aux dépens des autres transfigurèrent la modernité des années qui suivirent.

Cet article est écrit pour le n° 12 de la Révolution Surréaliste, qui en termine une sorte d’année mentale qui dura cinq ans. La collection de cette revue reflète mieux que je ne pourrais le faire l’évolution du moderne pendant cette période. On aimerait à en voir la critique faite par quelqu’un qui sache dominer cette question. L’irrégularité de parution de cette revue traduit toute une vie intellectuelle manifestée à des intervalles de longueur apparemment arbitraire, nous donne notion d’une série de crises idéologiques, et d’écarts de pittoresque. Chaque numéro résume ce qui a pu réunir quelques hommes à la date qu’il porte, il a une valeur de résultante. Je ne puis qu’y renvoyer les esprits capables d’analyse. Qu’il me suffise pour établir d’une formule les rapports du surréalisme et du modernisme, de faire remarquer les ressemblances qui unissent la modernité et ce que l’on a appelé la surréalité. Que l’on se reporte à la définition que je donnais de la modernité, le dernier membre de celle-ci qui qualifie les objets modernes " dont on vient de découvrir un emploi nouveau qui dépasse celui qu’on leur connaissait au point de faire qu’on l’oublie " n’est-il pas descriptif du mouvement même qui, niant la réalité d’un objet dépasse cette négation et la concilie avec son affirmation dans la surréalité ? Par là, on conçoit que le surréalisme ne soit pas attaché à un moderne précis comme le furent le cubisme ou le futurisme par exemple, mais que méthodiquement il s’exprime à travers le moderne de son époque. C’est ce qui permet de parler du surréalisme chez tel ou tel qui n’ont pas connu le mot et qui vivaient n’importe quand. On a reproché aux surréalistes de se chercher des ancêtres. Ce grief primaire donne une idée de la façon dont se traduisent pour des têtes un peu faibles, des considérations qui dépassent le cadre expérimental qui leur est coutumier. On se contentera de remarquer encore que de tous ces prétendus ancêtres, il n’en est pas un auquel le nom de moderniste ne puisse être appliqué.

Il est facile, c’est une question aujourd’hui de documents compulsés, de retracer le visage du moderne de telle ou telle année passée. Nous voyons clairement ce que fut le moderne à la fin de la guerre, et de cette image nette à la plaque voilée qui reproduit les traits du jour de novembre qui se consume tandis que j’écris cette phrase, le dégradé de conscience est parfaitement exécuté. Le moment vient de poser cette question grotesque qui ne manquera pas de faire rire les gens sages : " Qu’est-ce qui est moderne aujourd’hui ? " Question absolument capitale. J’avoue, pour mon compte que je n’ai que peu d’estime d’un homme qui ne se la poserait pas.

Je l’ai dit, le moderne n’est plus aujourd’hui

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caractérisé par la surprise. On a pu avancer que si par exemple à l’heure qu’il est, Lautréamont reste moderne, c’est à cause de l’irréductible, de l’offensif des déclarations qui éclatent au milieu des plus belles images qui soient. L’actualité de la pensée l’emporte sur celle de l’imagination, ce fait est de nature à soulever la colère de bien des gens mais c’est un fait. C’est donc l’histoire de la pensée contemporaine qui nous donnera le secret du moderne et de son évolution. Et voyez comme les objets du modernisme, ce qui le lie à la vie, la rue, la réclame, les machines, les mannequins, les étalages, etc., se sont transformés pendant les années sur lesquelles nous nous penchons. Est-ce qu’au fond de tous ces éléments, un élément commun qui leur conférait la modernité n’est pas trouvable ? Et s’il en est ainsi, n’est-il pas compréhensible que ce soit cet élément qui se soit dégagé, et qui marque à la même époque cette histoire des idées qui ne peut pas être étrangère à celle de la rue par exemple ? Il ne serait pas difficile de voir que cet élément est un certain machinal. On le retrouve dans toutes les préoccupations intellectuelles de ce temps. Qu’il s’agisse des folies, des rêves, qu’il s’agisse du mécanisme de l’écriture, c’est l’automatisme qui donne sa couleur aux recherches des derniers jours. La logique qui porte au premier plan de l’attention générale l’étude dès longtemps commencée de l’inconscient ne peut être l’effet d’un hasard. Elle implique la reconnaissance et l’acceptation d’un déterminisme, et ce faisant ne peut plus se contenter des petites expériences anciennes, il lui faut

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faire face à un grand problème soulevé. L’individu qui a pris notion de son propre déterminisme est soudainement placé devant le déterminisme social qui le comprend. C’est pourquoi je dirai que ce qui a marqué ces dernières années sur le plan moderne est l’agonie et la mort de l’individualisme essentiel aux hommes d’il y a vingt ans.

Qu’est-ce qui est moderne aujourd’hui ? À partir du moment où le déterminisme social tient la scène, ce n’est plus à moi de résoudre, c’est au monde d’imposer ce qui est. J’ai été au cinéma, je me suis promené dans la rue, j’ai lu les journaux de mes contemporains. Je n’ai vu que les signes d’une violence nouvelle. Le moderne d’aujourd’hui n’est pas entre les mains des poètes. Il est entre les mains des flics. Qu’il s’agisse de la transformation de l’affiche en une Tour Eiffel incendiée où se lit le nom de Citroën, de celle du cinéma où toutes les ressources de l’Amérique sont mises aux services d’une apothéose des vaches, de la transformation des rues où il n’est plus possible de se croire à l’abri parce que les cognes sont armés, des journaux où s’étale le visage du Préfet de Police à toutes les colonnes, partout se lève le fantôme de la répression. Non, le moderne d’aujourd’hui n’est plus aux mains des poètes de même que la peinture n’est plus aux mains des peintres, mais de ceux qui préservés par les bâtons blancs et les brownings les font vivre, à ce qu’il paraît. Il y a dans un film que j’ai vu récemment un instant où j’ai senti passer un peu de la grande vacherie que je dénonce. C’était en Mongolie, un homme confiant apportait pour le vendre à des fourreurs d’Europe, un renard argenté, et soudain toute la ville de la foire se pressait autour de l’animal précieux. Alors l’homme faisait miroiter au soleil la bête si rare là-bas, qui n’arrête pas même les passants aux devantures des magasins, sur les grands boulevards. Ce renard argenté, hommes que j’ai connu et qui aviez chassé dans une Mongolie où vous seuls osiez pénétrer, vous l’avez agité, ainsi avant de le vendre aux amateurs sordides. " Oui, j’ai là un… suit un nom de peintre pour simplifier, qui n’est pas mal. " Car chaque chose a son prix à l’ombre des prisons. Il fallait que le moderne d’aujourd’hui fût cela. Il fallait que la matraque policière s’étendît au-dessus de ce temps où nous sommes. C’est la revanche de la censure sur l’inconscient. Lisez ce qui se publie : Détective, Jazz, Vu, et j’en passe. Cette presse photographique dont l’essor est encouragé. Les agents ont banqueté au Petit Palais le 1er août dernier. On aimerait savoir s’ils ont admiré les tableaux et sculptures qu’on y garde. Le gouvernement peut être rassuré. On a suivi ses instructions. Il y a de nos jours. en France, un style moderne grâce à l’exposition de 1925. C’est à ce point que je ne puis plus aller au café, tant les cafés sont devenus modernes. Mais ce style inspiré d’en haut, ne s’arrête pas à la décoration. Il envahit peu à peu tous les domaines. On sait qu’il n’est pas possible de projeter un film sans passer par la censure préfectorale. On ne sait pas assez que pour tout le reste de la vie il en va de même. Voici que de tous les côtés, on tente une chose qui avait toujours paru répugnante : l’exaltation du flic. C’est à quoi j’attends que s’opposent ceux qui en ont les moyens intellectuels. J’appelle tout ce qui hait le mouchard à mon aide. Puisqu’il est le symbole d’aujourd’hui, puisque c’est vers lui qu’aujourd’hui se tourne, rappelez-vous que le moderne est le point névralgique de la conscience d’une époque. Ne vous réfugiez pas devant le flic dans l’oubli du flic. Pas de fuite et moins encore de retraite au cœur du monde. Vous avez à nier ceci, mais non pas en détournant la tête. Cela est, que cela ne soit plus. Accepterez-vous d’avoir été des hommes au temps où régnaient les bourres ? Accepterez-vous que tout ce que vous aimez n’apparaisse à l’avenir que dans une perspective commandée par une matraque et que tout ce qui est votre vie, votre pensée et votre force soit, un jour qui viendra, regardé par les gens comme un peu trop chiappe, et le nom n’y fait rien ?

Je pose cette question à ceux qui peuvent y répondre.

ARAGON.

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ENQUÊTE

Si une idée paraît avoir échappé jusqu’à ce jour à toute entreprise de réduction et, loin d’encourir leur fureur, avoir tenu tête aux plus grands pessimistes, nous pensons que c’est l’idée d’amour, seule capable de réconcilier tout homme, momentanément ou non, avec l’idée de vie.

Ce mot : amour, auquel les mauvais plaisants se sont ingéniés à faire subir toutes les généralisations, toutes les corruptions possibles (amour filial, amour divin, amour de la patrie, etc.), inutile de dire que nous le restituons ici à son sens strict et menaçant d’attachement total à un être humain, fondé sur la reconnaissance impérieuse de la vérité, de notre vérité " dans une âme et dans un corps " qui sont l’âme et le corps de cet être. Il s’agit, au cours de cette poursuite de la vérité qui est à la base de toute activité valable, du brusque abandon d’un système de recherches plus ou moins patientes à la faveur et au profit d’une évidence que nos travaux n’ont pas fait naître et qui, sous tels traits, mystérieusement, tel jour, s’est incarnée. Ce que nous en disons est, espérons-nous, pour dissuader de nous répondre les spécialistes du " plaisir ", les collectionneurs d’aventures, les fringants de la volupté, pour peu qu’ils soient portés à déguiser lyriquement leur manie, aussi bien que les contempteurs et " guérisseurs " du soi-disant amour-folie et que les perpétuels amoureux imaginaires.

C’est des autres, de ceux qui ont véritablement conscience du drame de l’amour (non au sens puérilement douloureux mais au sens pathétique du mot) que nous attendons une réponse à ces quelques phrases d’enquête :

I. Quelle sorte d’espoir mettez-vous dans l’amour ?

II. Comment envisagez-vous le passage de l’idée d’amour au fait d’aimer ? Feriez-vous à l’amour, volontiers ou non, le sacrifice de votre liberté ? L’avez-vous fait ? Le sacrifice d’une cause que jusqu’alors vous vous croyiez tenu de défendre, s’il le fallait, à vos yeux, pour ne pas démériter de l’amour y consentiriez-vous ? Accepteriez-vous de ne pas devenir celui que vous auriez pu être si c’est à ce prix que vous deviez de goûter pleinement la certitude d’aimer ? Comment jugeriez-vous un homme qui irait jusqu’à trahir ses convictions pour plaire à la femme qu’il aime ? Un pareil gage peut-il être demandé, être obtenu ?

III. Vous reconnaîtriez-vous le droit de vous priver quelque temps de la présence de l’être que vous aimez, sachant à quel point l’absence est exaltante pour l’amour, mais apercevant la médiocrité d’un tel calcul ?

IV. Croyez-vous à la victoire de l’amour admirable sur la vie sordide ou de la vie sordide sur l’amour admirable ?

L’ACTION FRANÇAISE, 10 octobre

On nous demande ce que nous pensons de " l’idée d’amour, seule capable de réconcilier tout homme momentanément ou non (sic), avec l’idée de vie ". Mais, chers garçons, nous n’en pensons rien, pour la raison que nous n’avons jamais rencontré ces idéologies-là !

Nous nous contentons de vivre, voyez-vous, et d’aimer… et telle est l’étoffe dont nous sommes faits que nous serions bien embarrassés d’en séparer le dessin et le tissu. Pour mieux dire, assis sur une branche, nous n’éprouvons aucunement le besoin de nous réconcilier avec l’idée de cette branche. Ou bien nous la scierions, et sans qu’une pareille sottise troublât d’ailleurs les saintes Idées.

L’INTRANSIGEANT (Roger Vitrac) :

…Je crois à la victoire de la vie admirable sur l’amour sordide. Oh ! pardon !

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Stendhal ! votre branche de sapin !

PARIS-MIDI (Noël Sabord), 14 octobre

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Eh bien ! non, messieurs, quelque sens que vous donniez à l’amour, je ne mets en lui aucune sorte d’espoir. Ce n’est que le plus séduisant des leurres, et le plus trompeur, et je doute même que, sous un tel signe, nous puissions nous fier à quelque obscure finalité.

Mais nous finirons bien par tout savoir. En attendant, il faut tout subir, y compris l’amour. Je passerai donc, comme tout le monde, comme on l’a toujours fait, sans savoir pourquoi ni comment, de l’idée d’amour au fait d’aimer. Je ne suis pas plus malin qu’un autre, ni vous non plus. Je ferai à l’amour tous les sacrifices, y compris celui de ma liberté. Y compris celui de la plus belle des causes. Et je sais que je le ferais allègrement, comme vous comme le premier venu.

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COMOEDIA, 9 octobre :

La Révolution surréaliste ouvre une enquête portant sur " l’idée d’amour, seule capable de réconcilier tout homme, momentanément ou non, avec l’idée de vie ". Le questionnaire, publié ci-dessous, témoigne l’expérience profonde, incisive et parfois insidieuse de l’enquêteur ; quoi qu’on en pense, si ce dernier parvient à obtenir des réponses sincères, les seules qui pourront compter, le corps de cette enquête pourra former, par la suite, un livre des plus suggestifs et qui peut-être jettera un jour nouveau sur le sujet.

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L’ÉCLAIREUR DE L’EST (Andhrée Huguier), 5 nov. :

Notre siècle n’est pas celui de l’amour à la hussarde, mais de l’amour à la poissarde !

Et dès lors, l’enquête de la Révolution surréaliste apparaît comme une énorme faute d’actualité. L’amour " admirable " qu’elle oppose aux amours de pacotille, est maintenant une sorte de curiosité historique, un motif poétique, un sujet de vitrine ou de musée.

Et le monde meurt de la mort de cet amour-là. Le monde meurt de mettre sur le même plan l’amour, le manteau de fourrure, le chauffage central et l’automobile.

La réponse à la première question de la Révolution surréaliste est donc bien facile à déduire : il faut placer dans l’amour un espoir de salut.

" L’amour veut l’accroissement de ce qu’il aime ". Tenter de limiter à soi seul l’activité de qui vous aime, c’est faire de l’amour une prison. C’est y jeter des ferments de regret et de rancune, c’est par conséquent le mettre en péril.

Et le gage qui consiste à " trahir ses convictions pour plaire à la femme qu’on aime " peut être obtenu, mais ne doit jamais être demandé. C’est un gage dangereux autour duquel se cristalliseront les malentendus. C’est un faux calcul parti d’un cœur mal épris.

Quant au " droit de se priver pour quelque temps de l’être qu’on aime sachant à quel point l’absence est exaltante pour l’amour ", il va sans dire, pour ne pas sauter le numéro trois de l’enquête, que c’est une plaisanterie. Et une mauvaise. Le véritable amour ne connaît pas ces petits calculs usuraires.

C’est pourquoi le véritable amour, " l’amour admirable " comme dit la Révolution surréaliste, doit triompher de " la vie sordide ". De cette victoire résultent, de temps en temps, ces couples parfaits, ces amants magnifiques dont les noms et le souvenir enchantent nos cœurs et nos imaginations. Autour de ces lumineuses exceptions, le reste des mortels se contente d’à peu près, pensant qu’avec toutes ses déficiences, ses troubles, ses fièvres, ses petitesses, ses mensonges, ses faiblesses, ses tourments, l’amour est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour nous consoler de la vie.

L’ESPRIT FRANÇAIS (Francis de Miomandre), 1er nov. :

De tous les mouvements littéraires qui se sont succédés depuis mon adolescence, c’est certainement le surréalisme qui m’a le plus intéressé. De vous dire pourquoi, cela serait long, surtout qu’il reste dans ce sentiment une très forte part d’inconscient. On n’aime guère analyser ce qui vous tient le plus à cœur. Mais ce que je sais bien, c’est que je n’ai presque jamais éprouvé une allégresse d’esprit plus parfaite, plus irréfléchie, plus profonde que par exemple lorsque je lus les merveilleux poèmes que M. André Breton a naguère publiés sous le titre de Poisson soluble. Il y avait là, comme dans presque tout ce que faisaient ces jeunes gens, d’Aragon à Desnos, d’Eluard à Soupault, quelque chose d’absolument nouveau, une tentative désespérée d’affranchir la poésie de tout ce qui en accable l’essor, de la séparer à jamais de la morale et de la logique. L’Image pure, telle qu’elle se présente au cerveau, quand aucune raison ne s’en mêle. Liberté précieuse, planante comme un vol ! C’est pourquoi les surréalistes se sont toujours montrés si curieux de tous ces états particuliers où l’esprit fonctionne à vide, purement pour soi-même, dans un oubli total des conditions qui lui sont faites d’habitude par les conventions : ceux par exemple du rêve… ou de la folie… ou de l’amour.

Aujourd’hui, la Révolution surréaliste (qui est l’organe de ce mouvement) adresse aux écrivains une sorte d’enquête précisément sur ce sujet de l’amour. Elle leur demande ce qu’ils en pensent, quels espoirs ils mettent en lui, quels sacrifices ils consentiraient à lui faire, et s’ils croient à sa victoire sur " la vie sordide " de tous les jours.

Pour ma part j’admire sincèrement et profondément qu’on puisse poser cette question à une époque comme la nôtre, si terriblement engagée dans des intérêts matériels, et sordide par le fait même. Cela représente un grand courage. Le courage de qui tourne le dos à l’universelle préoccupation de l’argent, pour regarder ailleurs. L’amour, tel que le considèrent les surréalistes, le simple amour humain, ne peut être récusé que par une seule sorte d’hommes : les mystiques. Et, il faut bien le remarquer, au nom d’un autre amour plus élevé, plus absolu, plus total, dans une région où il se confond complètement avec ce que les surréalistes estiment plus que tout : la poésie. Sauf cette unique exception (qui est fort rare), l’amour humain, avec toutes ses erreurs, ses folies, ses crimes, reste néanmoins une chose incomparablement plus noble et plus belle que tous les autres soucis humains, si nobles qu’ils se croient. Et, là encore, les surréalistes voient juste en insistant sur son côté " menaçant ", dangereux. Là encore, ils se retrouvent dans leur atmosphère naturelle. Car, pour eux, l’amour est comme sa sœur la poésie, une " tentative désespérée " de saisir la vérité. Et c’est le pathétique de cette situation, à laquelle ils entendent rester fidèles, qui les rend tellement dissemblables des autres écrivains, tellement plus intéressants.

JULES RIVET :

Si l’homme vivait normalement, c’est-à-dire à l’état sauvage, le rut seul existerait.

Le rut est harmonieux.

Mais les poètes sont venus avec les peintres, les gens du monde, les sculpteurs, les porteurs de guitare – toute la clique des emmerdeurs – et ils ont inventé cette chose parfaitement ridicule : l’Amour.

… Ridicule dans toutes ses manifestations, y compris les plus courantes : le madrigal et le coup de revolver.

JACQUES BARON :

Cela ne m’intéresse pas. J’en ai assez de ces histoires.

Je ne veux plus rien recevoir de vous.

CLÉMENT VAUTEL :

Vous entortillez l’amour avec beaucoup de littérature.

L’amour n’est, en réalité, qu’une déformation de l’instinct de la reproduction. La nature nous tend le piège du plaisir, et le désir est, au fond, purement physiologique. Je dis " purement ", parce que n’est pur que ce qui est naturel.

Si ces propositions sont admises, les réponses à vos questions un peu compliquées deviennent très simples.

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On ne sacrifie pas (on ne devrait pas) sacrifier une cause à l’attrait d’un plaisir physique tout égoïste.

On ne renonce pas (on ne devrait pas renoncer) à ses possibilités morales, intellectuelles ou autres pour s’imbiber d’amour sentimental, le dit amour sentimental n’étant que l’hypocrisie plus ou moins consciente de l’amour physique.

À votre troisième question, je réponds :

Loin des yeux, loin du cœur… et du reste. C’est toujours imprudent.

À la quatrième :

L’amour admirable ? La vie sordide ? Mais si l’amour est admirable, la vie des amants n’est pas sordide… Elle devient inimitable comme celle d’Antoine et de Cléopâtre. Mais il leur faut beaucoup d’imagination.

LUC DURTAIN :

I. " L’amour ? " Abord d’un être par un nouvel angle.

II.…

… Il y a des convictions plus femmes que des femmes. Il y a des femmes plus stériles qu’un système pour gens " bien pensants ".

………………..

III. Quelle question d’amant ! Que j’envie celui qui la pose !

IV. Question faite par qui, dans " vivre ", ne sait qu'" aimer ". Ici, je plains celui qui la pose.

FERNAND MARC :

………………..

Il n’y a qu’un seul amour : l’amour vache, en lequel je mets tous les espoirs et qui mérite bien le sacrifice d’une parcelle de liberté.

………………..

BLAISE CENDRARS :

Je mets dans l’amour un seul espoir : l’espoir du désespoir. Tout le reste est littérature.

MAMBOUR :

………………..

Et puis, dis-moi franchement, que penses-tu de cette cause que l’on se croyait tenu de défendre, et dont le sacrifice ne tient qu’à un poil de con.

Et la trahison qui est au même prix !

Je crois, cher ami, qu’il est urgent d’appeler par son nom, scientifique ou vulgaire, la fleur de bite.

………………..

PIERRE RENAUD :

………………..

J’affirme que, pour les vrais amants, le suicide est le commencement d’un poème merveilleux.

………………..

JACQUES DELMONT :

I. Une clef, celle d’un étage interdit à l’esprit.

II. Comme un arc-en-ciel.

………………..

III. Oui, j’ai ce droit, J’ai surtout le droit de souffrir.

IV. Il n’y a pas réellement combat.

M. G.

………………..

Démériter de l’amour est le seul crime, la seule lâcheté, tout le reste est discutable.

………………..

FERNAND DIVOIRE :

Je crois " à la victoire de l’amour admirable sur la vie sordide ".

J’espère rester digne d’une ligne que j’ai écrite : Tu es celle qu’après la mort mon âme ne désirera pas quitter.

Celui qui met un calcul dans l’amour et crée une petite absence " exaltante " est un imbécile ou s’adresse à une imbécile.

………………..

Une anecdote : Un jour, il y a longtemps, un jeune journaliste a répondu à son directeur : " Permettez-moi de refuser d’écrire cet article hostile au général Boulanger. Je ne peux pas écrire contre un homme qui a mis l’amour au-dessus de tout. " Le directeur a réfléchi et a dit : " Vous avez raison. Je ne demanderai cet article à personne. "

HUBERT DUBOIS :

………………..

L’on voit que je n’envisage point l’amour autrement qu’imprégné d’un vent de larmes, de terrible douceur heureuse, et que le passage au fait d’aimer se fera avec d’autant moins de difficultés que nous espérons obscurément en trouver davantage en lui, aussitôt qu’accompli.

………………..

Les admirables médiocrités de l’amour admirable ?

Si l’amour est vraiment l’amour, les raisons de l’amour sont les seules qui vaillent. Et sur un tel détour encore, souffle le vent de perdition, le vent porteur de graines.

………………..

PAUL ACKERMANN :

………………..

Pour l’amour 100 %, pour " l’amour d’attachement total ", votre question est complètement inutile. Seul celui qui hésite entre deux prétendus amours (le sujet tra-la-la de toute tragédie ou de tout " noble " roman) peut parler de sacrifier l’un à l’autre. Or qu’est-ce qu’une cause qu’on veut défendre, sinon un amour genre amour de la patrie ?

………………..

Il faut recourir au soufflet pour ranimer le feu qui s’éteint quand la cheminée ne tire plus. Je préfère démolir la cheminée.

Qu’importe la victoire ou la défaite, au champ de bataille ravagé !

LAURENS VAN KUYK :

………………..

Pour moi, l’amour est une religion, c’est-à-dire l’amour surréaliste qui concentre et condense toutes les forces du corps et de l’âme : les instincts, les mouvements du cœur et des sens, les facteurs spirituels – dans l’unité de l’amour. C’est l’amour à la fois universel et réel, qui se réalise dans le fait d’aimer.

………………..

Je mange ma femme : les fidèles de toutes les fortes religions ont mangé leurs dieux. Oh, je laisse à la vie sordide de manger dieu dans l’hostie ! Pauvre jeu ! Je mange la terre, l’herbe, les arbres ; je mange les nuages, les vents ; je mange ma femme dans toutes les femmes, je mange toutes les femmes dans ma femme, tout l’univers dans ma femme !

………………..

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ROBERT DESNOS :

………………..

Qu’est-ce que l’idée d’amour ? Je connais l’amour mais pas l’idée de ce nom. Faute sans doute de culture philosophique.

Et puis encore dans quel sens employez-vous le mot " amoureux imaginaires " ? Dites amoureux de mauvaise foi, ce qui ne veut pas dire grand chose, mais ne jouez pas à la confusion sur amour et imagination, deux termes inséparables. Quant aux questions elles-mêmes, comment y répondre ? L’amour ne vaut que par spontanéité. Peut-on discuter des questions qu’on ne résout qu’au moment où elles se posent dans la vie (qui n’est pas sordide du tout et que je trouve admirable précisément parce que sans vie et sans vît (parfaitement, et merde pour ceux que ça choque) il n’y a pas d’amour ? N’est-ce pas là l’amour imaginaire ? Les calculs et le reste sont de la foutaise, de la merde. Pas plus en amour qu’ailleurs, on ne calcule quoi que cela soit.

En définitive j’aime, je subis, je fais l’amour. Je ne le discute pas.

Très amicalement à vous.

ROLAND PENROSE :

I. Des espoirs inespérables…

II Seulement par la découverte de l’être désiré et des relations surveillées par l’intelligence.

………………..

Un homme ne peut jamais nier ses propres convictions morales même pour gagner l’amour.

………………..

A. BLANCAYMES :

I. Aucun. Devant l’amour comme devant la mort, l’homme (et la femme) se retrouve seul avec lui-même, avec de la poussière brillante aux doigts, seul devant son œuvre, tirée de son fond, de sa chair, de ses nerfs, de sa mémoire.

II. Question oiseuse.

III. À la réflexion, je vais peut-être contredire ma première réponse qui vaut surtout métaphysiquement.

IV. Pardonnez-moi de bousculer la mythologie classique. Sisyphe, Tantale, les Danaïdes sont les seules figurations valables de l’amour.

CLAUDE ESTEVE :

L’amour ne défère à rien, il nous hasarde au-delà de nos pires audaces, il ose tout. Je ne vois pas que l’esprit en liberté puisse en recevoir d’autres limitations qu’apparentes et passagères. En amont de la personne, il puise à même la source.

Je ne dois pas le provoquer, je dois le suivre. Pas de calculateur là où il faut un prodigue.

" Et si je veux coucher avec qui je déteste ? " demande une jeune fille. Sacré et subversif à tout ce qui n’est pas lui, l’amour s’interdirait-il le sacrilège ?

L’amour ploie sous l’irruption de son propre génie plus encore que sous les contraintes de la vie sordide.

RENÉ CHAR :

Non, pas sur cette grande personne laborieuse que j’ai dépassée sans la reconnaître.

ROCH GREY :

L'" espoir " de l’amour en état latent, en visions géométriques, chastes ou obscènes : deux ombres debout dans un baiser éternel sur le fond d’un ciel bleu, ou deux corps couchés en fusion parfaite et sans égale au fond d’une alcôve – cet espoir qui ne quitte l’être humain qu’au moment de la décomposition, par la maladie ou par la mort – constitue un véhicule magique dont la courbe maintient chacun à la surface des plus dures épreuves.

Le passage de " l’idée d’amour au fait d’aimer " suit les qualités individuelles d’un tempérament qui s’éveille, excité par la vue d’une belle fille, des chiens dramatiquement noués sur un trottoir, des noms de poètes prononcés à haute voix avec exaltation et souvent par la simple et naïve contemplation de tes propres jambes trop parfaites, ou de tes lèvres trop rouges, sous une brosse à dents – et tu aimes, tu aimes d’avance, pris par ta joie, prêt à l’extérioriser, sans délai, n’importe ! sur un ange ou sur un être le plus vil de la terre.

Jamais un homme convaincu de son génie, plié sous le poids du sacerdoce et de la responsabilité qu’ordonne ce génie, n’osera le sacrifier à ce jeu convulsé, irrésistible, purement physique qu’est l’amour – la frayeur de rater la divine explication finale au seuil de l’éternité, sert de bouclier de diamant, aide à vaincre le redoutable adversaire – pile ou face – couché dans un lit en plumes de cygne.

Celui qui " irait jusqu’à trahir ses convictions pour plaire à une femme ", avant de prendre cette décision, devrait faire de l’onanisme jusqu’à l’extinction complète de tout désir et, vingt-quatre heures après, courbaturé mais lucide, chasser l’imbécile qui voudrait accepter une telle offrande.

LOUIS DE GONZAGUE FRICK :

I. J’y mets un espoir de Révolution à deux, en attendant que les autres viennent s’inscrire.

II. De l’idée d’amour au fait d’aimer, il y a la psychologie des Impondérables. La liberté n’existant qu’à l’état embryonnaire, c’est bien volontiers que j’en ferais le sacrifice à l’Ineffable.

Je consentirais à ce sacrifice, vous dis-je. Tout-sauf la guerre-pour la certitude d’aimer et d’être aimé.

Trahir ses convictions, non ; les dissimuler me paraîtrait de meilleure diplomatie : Soyons délicat !

III. J’opte pour l’absence, si elle ne doit pas être de longue durée.

IV. Je crois à toutes les victoires, depuis la mort du maréchal…

VALENTINE PENROSE :

I. Pas d’espoir : la constatation d’une irrémédiable infirmité, celle de, selon la vie, avoir toujours à distinguer entre le sujet moi, et l’objet toi, et en amour plus spécialement.

………………..

II. Comme une densification de l’idée précédente, selon une verticale descendante jusqu’au fait s’accomplissant dans le monde des faits. Quoique le point d’arrivée soit davantage de notre race que le point de départ, peut-on être vraiment heureux d’une création, c’est-à-dire malgré tout d’une chute ?

………………..

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Trahir des sentiments, oui ; mais non pas des idées, Je deviendrais juge de l’être qui me demanderait de déchoir. Un amour étant une vérité, il tend à contenir tout ce qui pour moi est vérité. On n’a donc pas à demander de trahisons ou rétractations.

III. C’est un jeu petit. Il est certainement médiocre de se faire des surprises avec une vérité personnelle.

IV. Tant que nous mènerons l’amour selon la vie, calqué sur ses exigences, si bien qu’il arrive parfois à la transmettre, je ne vois pas pourquoi il serait victorieux. L’un suit l’autre, simplement.

E. GENGENBACH ou JEAN GENBACH :

Il s’agit de savoir qui est Elle. Malgré mes défaites successives et les humilian es et ridicules situations oô je me suis trouvé, plus que jamais je mets tout mon espoir dans l’amour et je n’attends ma vérité que de la révélation charnelle et psychique d’un être qui est et ne saurait être qu’une femme.

………………..

Mais qui est Elle ? Et où est-Elle ?

VICTOR SERVRANCKX :

I et II. L’amour se révèle du domaine de la merveille, de la chimère, de la mystification ; c’est dire qu’il nous vient, qu’il peut (ne peut que) nous venir de cette seule direction, où d’espace en espace se hélèrent les cinq ou six grandes manifestations humaines vraiment dignes (dignes de quoi, de qui ?) ou quelque peu valables.

………………..

III. Je tremble, je grelotte, corps et âme devant les pas perdus de l’amour piétinant ; l’acceptation de l’être entier de l’amour est le plus sauvage, le plus touchant visage de l’héroïsme. C’est la grande chevauchée ; un galop qui s’éteint est un galop qui reprend. Comment jugerais-je ? Moi précisément ? Devant cette panique, blême et méconnaissable, je ne puis que témoigner bien humblement de mon respect.

IV. L’amour tend constamment vers sa flamme la plus fuyante, la plus abstraite, la plus pure ; qu’il y parvienn souvent, tout me porte à croire que non, trop douloureusement persuadé que je suis de la foncière canaillerie des hommes, sous la poussée de cette vie qui est bien à leur mesure.

ÉDOUARD DUJARDIN :

J’admire, dans la définition que vous apportez de l’amour, une de ces prises de conscience du plus profond de soi qui sont l’honneur du surréalisme.

L’espoir qu’on peut mettre dans l’amour, c’est justement cela : de reconnaître incarnée dans une âme et dans un corps la vérité que l’on poursuit. S’il en est ainsi, sacrifier son amour, c’est sacrifier la seule chose de soi qui ait quelque intérêt ; le héros qui, dans le mythe classique, s’oublie aux pieds d’Omphale, se sacrifie pendant ce temps (généralement assez court, par bonheur) à ce qui est le contraire de l’amour. Mais, le plus souvent, l’homme qui " trahit ses convictions pour plaire à la femme qu’il aime " n’est pas ce faible Hercule que " l’égarement des sens " entraîne hors de sa vérité ; il ne trahit le plus souvent que des convictions factices qui n’attendaient que l’occasion pour retourner au néant.

Victoire de l’amour admirable, ou victoire de la vie sordide ? Le problème est là ; et peut-être est-ce déjà bien beau qu’il se pose dans une existence et qu’il y ait débat.

FRANÇOIS RIBADEAU DUMAS :

L’amour, la seule réalité dans laquelle nous nous jetons avec certitude. Le cerveau mout des chimères. Les sens battent la breloque. Nous espérons dans le néant.

………………..

Tout trahir ? Et comment !. Au galop. Un autre monde en naîtra.

………………..

Certains efforts désespérés valent toutes les lâchetés. On peut néanmoins, terminer une passion avec noblesse et garder de beaux souvenirs. Conclusion la plus souhaitable.

Certes, la vie sordide en devient tout illuminée. Malheureusement l’amour ne nourrit pas son homme. Victoire d’abord, chute après, et terrifiante.

Voilà pourquoi, cher Monsieur, le cinéma qui n’est qu’images, qui nous berce de son irréalité, plaît tant aux foules. Valentino fit des ravages. Pour ma part, je vous avoue que l’étrange félinité d’une Gina Manès me donne une petite secousse. Ses yeux de l’au-delà, son profil d’épervier. Je cours les films où elle passe. Je ne la connaîtrai jamais. Son jeu éveille des spectres inconnus. Peut-être n’existe-t-elle pas.

RAISON D’ETRE :

Nous envisageons l’idée d’amour d’abord dans toute sa portée cosmique, puis sous ses différentes clés. Passage de l’idée d’amour au fait d’aimer ? Une projection, une véritable fécondation de l’être. Le phénomène amoureux est parallèle au phénomène poétique. Il y a constamment analogie entre l’amour manifesté dans l’universel et l’amour admirable et ses humaines ramifications.

ANDRÉ GAILLARD :

………………..

II. Il n’y a pas passage mais rupture. Toute idée préalable s’écaille, se détruit à l’instant où l’amour apparaît, tel un fait sans pardon, sans justification, sans atténuation. Briseur de chaînes. Briseur d’idolâtries. Briseur de convictions. " Feriez-vous… " il est sans doute vain de parler au futur, mais ne puis-je rappeler que ce sacrifice de ma liberté, je l’ai fait dans des circonstances où rien ne pouvait prêter à confusion ?

" Le sacrifice d’une cause… " quelle cause ? celle de l’amour n’est-elle point la plus haute ?

Enfin, si un homme trahit ses convictions pour plaire à la femme qu’il aime – ou davantage pour la défendre, la servir – c’est que ces convictions ne méritaient pas de vivre. Il est juste qu’elles soient broyées par la force absolue de la passion. Mais il y a convictions et convictions, comme il y a homme et homme. Si, pour ne pas démériter de l’amour, il m’avait fallu accepter de défendre une cause infâme, me heurtant ainsi à une de ces impossibilités que seule la lâcheté imagine de résoudre par concessions, il me semble que c’est l’impossibilité même de la vie qui me serait apparue

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entière. Des gages de cette sorte ne peuvent être ni demandés ni obtenus : ils doivent être fournis spontanément, librement, à la seule lumière morale d’un dévouement total.

III. Non. Une exaltation qui, pour durer, a besoin de ces précautions, de ces artifices, de ces calculs, n’a pas droit de vie.

IV. Toute la volonté humaine, ses grâces et ses pouvoirs, doivent être mis au service de l’amour admirable pour le défendre de la vie sordide qui le guette impitoyablement à chacune de ses négligences, à chacun de ses abandons. Critique définitive de l’idée de bonheur.

JOÉ BOUSQUET :

On peut difficilement parler de l’amour. Je ne sais parler de l’amour que devant une femme étrangère ou non à mon cœur. Les mots qu’il inspire vivent de la vie de la chair : très jeune chair à laquelle est nécessaire encore une certaine qualité de tendresse.

Peut-être que l’amour est tout ce qui reste en nous de l’enfance.

………………..

Ceci demanderait toute une étude. Car l’idée d’amour, au lieu de se voir incarnée dans le fait d’aimer, et ainsi limitée, commence sa vie d’idée, remonte perpétuellement à elle-même dans le fait d’aimer. Il y a là un exemple unique, et qui nous porte au-delà de tout – de cette toujours possible interférence entre le pensé et le vécu. Un amour véritable cherche des liens : il a la liberté derrière lui. La cause que je me croirais tenu de défendre ? Il faudrait savoir quelle elle serait, et comment se serait constituée la notion de devoir.

Accepter de ne pas devenir celui que j’aurais pu être ? Oui, et pour bien moins que ça. Pour le plaisir de rester celui que je suis.

Je crois qu’une vraie conviction se fait chair dans l’amour ; qu’elle est en nous la première des choses qui s’éprennent, que la révélation de l’amour, n’étant qu’une plus haute révélation de nous-mêmes, n’est que l’épanouissement de notre conviction selon un de nos rêves.

MAURICE HEINE :

I. Aucune sorte d’espoir. L’espérance est une faiblesse essentiellement incompatible avec cette force qu’est l’amour.

II. 1° Le passage de l’idée au fait ne peut se réaliser sans objet. C’est la rencontre de l’objet aimable qui peut et doit déterminer le fait d’aimer. Sauf complications, et aussi sauf le manque de rencontre, origine de tant de refoulements, de possessions, de mysticismes sans quoi il n’y aurait point de romans d’amour. 2° L’amour exige toujours le sacrifice mutuel de deux libertés. Peut-être échange, plutôt que sacrifice. En tout cas, dans l’amour digne de ce nom, la liberté n’est regrettable ni regrettée. Ces banales généralités ne gagneraient rien à s’illustrer de quelque banalité personnelle. 3° et 4° Le sacrifice d’une cause jusqu’alors ardemment défendue ne saurait être exigé au nom de l’amour, à moins que cette cause ne soit précisément le refus d’aimer. Sade a posé les termes de ce dilemme dans Augustine de Villeblanche. Mais le sacrifice de l’amour à une ambition nouvelle est intolérable, à moins que cette ambition ne soit, elle aussi, le refus d’aimer. Ce pourrait être, en un sens, le sujet de Polyeucte. En somme, l’amour doit accepter l’être total et tel quel, puisque son rôle apparaît, dans toute la mesure de sa force, de le fixer. L’amour n’a que faire, comme d’aucuns l’imaginent, d’attacher à nos chevilles des pavés ou des ailes. L’amour est une véhémente tentative de nous déifier. Eritis sicut dii. La divinité, c’est-à-dire l’équilibre ; mais humainement, trop humainement instable, c’est du moins l’amour, lequel peut ne pas sembler un succédané fâcheux. 5° Je ne juge personne, pas même l’être, homme ou femme, qui trahirait ses convictions pour plaire à un être aimé. Mais je crois que cet être, qui se complairait avec un traître, dans l’acception morale, seule plausible du mot, ne serait point situé moralement très haut. J’admets d’ailleurs que pareil gage est souvent demandé, parfois obtenu, mais vous prie de m’accorder que, dans ce cas, la question IV n’a plus lieu de se poser.

III. Reconnaissons à chacun un droit imprescriptible à toutes les privations, dès qu’elles n’atteignent que l’individu et sont par lui sincèrement acceptées, c’est-à-dire ne résultent d’aucun calcul, d’aucune spéculation médiocre ni brillante. Quant à la présence de l’être aimé, je comprends tout le prix que vous y attachez, mais gardons-nous, au nom de l’amour même, de la changer en obligation (mariage, tyrannie jalouse, etc.).

IV. La vie n’est pas exclusivement sordide, ni l’amour nécessairement admirable. Ne pourrait-on concevoir une vie admirable pour avoir triomphé d’un amour sordide ? Il n’en reste pas moins vrai que la mort de l’amour marque la fin de notre divinité. Nous redevenons hommes et, si nous ne tâchons à nous refaire dieux, c’est bien alors, en un sens, la vie sordide qui triomphe. Or l’amour meurt vite chez certains et vous ne sauriez écarter de votre enquête, malgré son rigoureux préambule, la réponse que vous enverra peut-être don-Juan lui-même, amant mille et trois fois sincère.

J. H. ROSNY Aîné :

I. Aucun espoir, je suis au déclin de ma vie.

II. J’ai fait, à mon unique amour, qui dure toujours et qui ne périra qu’avec moi, le sacrifice d’une part de ma liberté.

Je dis unique amour, mes autres amours ayant été d’une qualité médiocre, surtout par la tendresse.

III. Peut-on aimer une femme qui vous demanderait de trahir vos convictions ? Ne serait-elle pas, de ce fait, déclassée ?

IV. Je crois à mon amour qui a duré et durera, qui a dominé la vie sordide.

MAXIME ALEXANDRE :

Je mets un espoir immense dans l’amour, malgré que la vie se charge de ronger même cet espoir immense. J’ai aimé une femme, elle a disparu de mon existence. J’attends que pour une seconde fois tout s’efface devant l’amour.

Je suis incapable de concevoir une idée de l’amour séparée du fait d’aimer.

L’amour supposant une égalité complète réelle, la question de trahison de ce que je suis, de ce que j’aurais pu être, ne se pose pas. Je ne désire pas de liberté en dehors de l’amour.

Je pense que ma vie, c’est-à-dire cette abstraction définie par la date de naissance et la date de mort, n’a pas de sens, en dehors de l’amour. Ceci n’est, pas, j’y insiste, une idée de l’amour.

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ARAGON :

Je me sais capable d’aimer, je ne me crois pas capable d’espérer. Cependant, pour éviter une équivoque qui ferait plaisir aux porcs, je dirai que, dans la mesure où l’espoir est une idée-limite et dans la mesure où, à la limite, l’idée de l’amour se confond avec celle du Bien philosophique, je place tout mon espoir dans l’amour comme dans la révolution de laquelle, dans ce monde – limite où tout se confond, il n’est plus aucunement distinguable.

Je ne me crois pas qualifié pour décrire le passage des idées aux faits, cette intégration de l’abstrait dans le concret, qui, en tous les domaines, est le mécanisme même du devenir. Et, par ailleurs, je me défie des souvenirs personnels. Ce passage est pour moi un fait accompli.

" L’amour est la seule perte de liberté qui nous donne de la force ", cette phrase que je tiens de qui m’est le plus cher au monde, résume tout ce que je sais de l’amour. Si l’amour exige le sacrifice de tout ce qui fait la dignité de la vie, je nie que ce soit l’amour.

Je ne puis absolument pas me passer de la présence de qui j’aime. Il est possible que ce soit une infirmité.

Je crois à la victoire de tout ce qui est sordide sur tout ce qui est admirable, et je vis comme je peux avec cette idée devant moi.

ANDRÉ BRETON :

" I. L’espoir de ne me reconnaître jamais aucune raison d’être en dehors de lui.

II. Le passage de l’idée d’amour au fait d’aimer ? Il s’agit de découvrir un objet, le seul que je juge indispensable. Cet objet est dissimulé : on fait comme les enfants, on commence par être " dans l’eau ", on " brûle ". Il y a un grand mystère dans le fait que l’on trouve. Rien n’est comparable au fait d’aimer, l’idée d’amour est faible et ses représentations entraînent à des erreurs. Aimer, c’est être sûre de soi. Je ne puis accepter que l’amour ne soit pas réciproque et, donc, que deux êtres qui s’aiment puissent penser contradictoirement sur un sujet aussi grave que l’amour. Je ne désire pas être libre, ce qui ne comporte aucun sacrifice de ma part. L’amour tel que je le conçois n’a pas de barrière à franchir ni de cause à trahir.

III. Si j’arrivais à calculer, je serais trop inquiète pour oser prétendre que j’aime.

IV. Je vis. Je crois à la victoire de l’amour admirable.

Suzanne MUZARD ".

Aucune réponse différente de celle-ci ne pourrait être tenue pour la mienne.

A. B.

LUIS BUNUEL :

I. Si j’aime, tout l’espoir. Si je n’aime pas, aucun.

II. 1° Pour moi, n’existe que le fait d’aimer.

2° Je ferais volontiers à l’amour le sacrifice de ma liberté. Je l’ai déjà fait.

3° Je ferais par amour le sacrifice d’une cause, mais cela est à voir sur le champ.

4° Oui.

5° Je le jugerais très bien. Mais, malgré cela, je demanderais à cet homme de ne pas trahir ses convictions. J’irais même jusqu’à l’exiger.

III. Je ne voudrais pas me séparer de l’être aimé. À aucun prix.

IV. Je ne sais pas.

RENÉ CREVEL :

Les jeux de sexe, qu’ils tournent plus ou moins bien, ne sauraient faire un sort à ceux qui s’y complaisent. L’amour, seul, peut redonner leur fatalité aux existences tirées à hue et à dia. Voilà deux vérités de la Palisse, mais dont j’avoue que j’ai dû, pour les éprouver, attendre le fait d’aimer. Je ne suis point passé de l’idée d’amour à ce fait d’aimer, mais il m’a fallu le fait d’aimer pour prendre notion de l’idée d’amour.

Dans l’amour je mets donc, non l’espoir, mais la conviction, la certitude joyeuse que, d’une vie éparpillée, il rassemble les bribes, les miettes.

En d’autres temps, sans doute, aurais-je mieux aimé ne pas faire figure de rubis reconstitué, mais, aujourd’hui, l’amour m’a rendu assez superbement égoïste pour ne plus penser à moi, au contraire de ces innombrables masturbateurs – dont j’avoue avoir été – qui passent une moitié de leur temps à mettre la personnalité en doute, et l’autre à écrire des livres qui débutent inexorablement par " je ".

Avec l’amour, finis les déchets de sensibleries, les raclures de minutes.

Sa nouvelle unité, au regard de l’être, fera précises toutes choses qui semblaient vagues à son brouillard antérieur. Mais non pour opposer à l’Amour le Devoir.

L’amour exaltant la liberté, et jusqu’à l’inconscience, je ne vois point commentil pourrait être jamais question de sacrifier cette liberté à l’amour.

J’entends aussi que, dès l’amour, un être ne saurait goûter la certitude d’aimer s’il n’était sûr de paraître à la créature aimée en passe de devenir, et le plus pleinement, celui qu’il peut, donc doit être.

S’aimer c’est d’abord avoir l’orgueil l’un de l’autre.

Je dis l’orgueil et non la vanité.

Dès lors, je ne vois point quelles raisons décideraient un homme à trahir ses convictions pour plaire à une femme.

Nulle femme ne saurait demander ce gage inadmissible sans démériter, et au plus haut point, de l’amour.

Incapable de composer, l’Amour qui selon moi s’oppose à tout marivaudage, à toute mise en scène (genre Liaisons dangereuses) s’il est contraint d’accepter une absence, ne saurait la calculer, ni en user pour ses effets d’éclairage.

Que l’amour admirable ait, ne serait-ce qu’une seconde, éclairé une existence, voilà qui me suffit pour déclarer sa victoire sur la vie sordide.

PAUL ELUARD :

I. L’espoir d’aimer toujours, quoi qu’il arrive à l’être que j’aime.

II. L’idée d’amour se plie trop pour moi au fait d’aimer pour que j’envisage le passage de l’une à l’autre. Et j’aime depuis ma jeunesse.

J’ai longtemps cru faire à l’amour le douloureux sacrifice de ma liberté mais maintenant tout est changé : la femme que j’aime n’est plus ni inquiète ni jalouse, elle me laisse libre et j’ai le courage de l’être.

La cause que je défends est aussi celle de l’amour.

Un pareil gage demandé à un honnête homme ne peut que détruire son amour ou le mener à la mort.

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III. La vie, en ce qu’elle a de fatal, entraîne toujours l’absence de l’être aimé, le délire, le désespoir.

IV. L’amour admirable tue.

MAX ERNST :

D’accord avec l’auteur de l’enquête : l’espoir de réconciliation, momentanée ou durable, avec l’idée de vie.

II. Je suis incapable de m’expliquer à ce sujet mieux que ne le fait Freud dans son ouvrage : Psychologie collective et analyse du moi (Traduction du Dr Jankélévitch, page 66 et suivantes.)

Un conflit réel (sur le plan moral) entre l’amour et la liberté ne peut exister. Il est, d’autre part, incontestable qu’à la liberté morale, réalisable dans nos relations sociales de tout ordre, il ne peut correspondre qu’un minimum de non-liberté. Pour vivre socialement, des milliers d’obstacles (tel que l’argent, le flic du coin, la concierge, etc.) restreignent continuellement nos possibilités morales. Pour aimer, combien plus volontiers nous faisons le sacrifice d’une part plus ou moins grande de notre liberté !

Pourvu que la cause défendue soit vraie (comme celle du surréalisme et de la révolution), il ne peut y avoir conflit réel entre mes convictions et mon amour réel. (Ou je n’aime pas, ou mes convictions ne sont pas miennes).

J’ai donc le droit de juger de parti pris, un homme qui trahirait ses convictions pour plaire à une femme, selon que je juge la cause trahie.

III. Non, car un tel calcul est médiocre (vous le dites !)

IV. Croyez-vous… Comme il s’agit de croyance je ne puis répondre qu’en casuiste : pour mon cas, par exemple, l’amour admirable !

MARCEL FOURRIER :

1° Je ne mets pas plus d’espoir dans l’amour que dans la vie. Je vis, j’aime.

2° La société bourgeoise dans laquelle je vis ne reconnaît et ne permet d’autre liberté que la liberté de propriété. De là découlent toutes ses tares. Égoïsme, individualisme, etc. chacun voyant dans autrui non la réalisation, mais la limite de sa liberté personnelle. L’amour non plus n’échappe pas à cette limitation. Si je suis révolutionnaire communiste, c’est pour détruire cette forme de liberté bourgeoise et accéder à la vraie liberté. L’amour n’est pas un monde à part dans lequel je puisse m’enfermer – ni personne. Je ne démériterai pas de l’amour, comme vous dites, si je lui sacrifie aujourd’hui une cause qui doit libérer l’homme des entraves d’une société où même l’amour est un privilège.

P. S. – J’ai lu dans une feuille du soir, une réponse à votre enquête d’un nommé Vitrac. C’est là un magnifique spécimen de cette littérature de police que je dénonce d’autre part. Ce monsieur n’a vraiment pas perdu son temps. J’ai ouï dire qu’il espionnait autrefois André Breton.

CAMILLE GOEMANS :

I. Seule une femme en a le secret. Je ne sais rien d’elle sinon qu’elle existe.

II. Le passage de l’idée d’amour au fait d’aimer me paraît être le désir.

Je ne fais et n’ai jamais fait volontiers que dans l’amour le sacrifice de ma liberté.

Il arrive que l’amour juge cruellement un homme.

La certitude d’aimer l’emporte sur ce que je puis croire ou penser de moi-même. L’image que je me fais de celui que j’aurais pu être est bien pâle au regard d’une telle évidence.

Il est vrai qu’une femme peut demander à un homme un pareil gage, et cet homme se trouver dans le cas de ne pouvoir le lui refuser. Ils en sont tous deux responsables devant l’amour.

III. L’amour admirable ne s’accommode d’aucun calcul.

IV. La ruine de l’espoir que je mets dans l’amour entraînerait la ruine de tous mes espoirs.

RENÉ MAGRITTE :

I. Tout ce que je sais de l’espoir que je mets dans l’amour, c’est qu’il n’appartient qu’à une femme de lui donner une réalité.

II. Le passage de l’idée d’amour au fait d’aimer est l’événement où un être apparu dans la réalité impose son existence de telle manière qu’il se fait aimer et suivre dans la lumière ou dans les ténèbres.

Je sacrifierais la liberté qui s’oppose à l’amour Je compte sur mes instincts pour me rendre ce geste facile comme par le passé.

La cause que je défends, je suis prêt à l’abandonner si elle peut me corrompre devant l’amour.

Je ne puis envier celui qui n’aurait jamais la certitude d’aimer.

Un homme est privilégié quand sa passion l’oblige à trahir ses convictions pour plaire à la femme qu’il aime.

La femme a le droit de demander un pareil gage et de l’obtenir, s’il sert à l’exaltation de l’amour.

III. Non. Ce serait, au nom de l’expérience, imposer des limites aux puissances de l’amour.

IV. On ne peut détruire l’amour. Je crois à sa victoire.

PAUL NOUGÉ :

I. – Ici, l’on pourrait, au plus, se permettre une allusion à quelque espérance singulièrement profonde ou étendue, qui se confond avec l’être, au point d’échapper aux distinctions, aux oppositions que suppose tout discours.

Si l’on préfère parler, toutefois, il semble que l’espoir que l’on met en une chose se puisse réduire à la chose que l’on en espère.

L’amour, je répondrais alors que je n’en attends rien. Rien que l’on doive, à quelque titre que ce soit, tenir pour un effet, une conséquence, une résultante de cet amour ; rien que l’on puisse nommer en dehors de lui.

Y placer un espoir, aussi vague soit-il (révélation, exaltation ou extension de l’être, guérison…) espérer quelque chose de l’amour, l’on en serait bientôt réduit à espérer, à solliciter cet amour même.

L’amour ne souffre pas d’être exploité.

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Jamais je ne me suis prêté à une manœuvre aussi misérable.

Quant à cette " philosophie de l’amour " que personne ne se défend tout à fait d’élaborer et à laquelle personne n’échappe parfaitement, – sans doute inclinerait-elle à aborder la question de biais et la ferait-elle retomber au milieu du jeu des mots, en plein langage. Je me permets de négliger délibérément cet exercice.

II. – 1° Le défaut d’adhérence entre l’idée et le fait prend ici la netteté d’un exemple.

Plus exactement, entre l’idée d’amour formée en dehors de l’amour, inventée de l’extérieur, avec un certain détachement, et l’état d’amour, nul contact réel ne parvient à s’établir.

Il s’agit en quelque sorte de deux faits, affirmant leur existence sur des plans différents et dont les figures particulières, pour également touchantes ou exaltantes qu’elles soient, n’en sont pas moins incompatibles.

Que l’on rêve de les unir, l’une ne peut qu’abolir l’autre ; une désagrégation totale et presque instantanée exclut la possibilité de tout compromis.

Si l’une est paille, l’autre est feu.

Mais chacune peut être paille ou feu. À tour de rôle et selon les inconstances.

Que l’on consente à l’épreuve, à la recherche d’une pierre de touche, d’un " test " de l’amour, il se pourrait que cette confrontation fût assez significative.

Mais, bien entendu, je ne tends pas à formuler quelque loi ou quelque règle ; je parle aussi naïvement que possible de mon expérience singulière.

2° La possibilité d’une antinomie qui opposerait, en quelque circonstance que ce fût, l’amour à la liberté, relève à mon sens d’un malentendu assez grossier où l’amour n’entre pas.

Il serait peut-être excessif d’affirmer que l’amour exclut violemment, ruine les données mêmes du problème de la liberté.

Quant à moi cependant, si j’aime, la question de savoir si cet amour m’entrave ne se pose jamais. Si elle se posait, je douterais aussitôt de mon amour. Aimant, je n’ai rien sacrifié, peut-être n’ai-je rien gagné, – je n’ai rien perdu.

J’ajouterai que je vois assez clairement comment l’on peut prétendre ne rencontrer la liberté que dans l’amour.

3° Toute expérience me faisant ici défaut, à peine puis-je concevoir ce conflit, et seulement sous les traits douteux d’une abstraction qui a toute ma défiance.

Comment donc, pour l’instant, me sentirais-je touché par un dilemme de cet ordre ?

Ce drame, il serait singulièrement délicat de préjuger le rôle qu’on y pourrait tenir.

J’ignore les limites de ma force ou de ma faiblesse.

Je ne sais même pas ce qu’il faudrait alors nommer force ou faiblesse.

4° Ce que je suis, serai, ce que j’ai été, ce que je pourrais être – j’ai trop le sens, et il faut bien le dire, l’expérience de la révélation, de l’illumination, je me sens par trop incapable de juger, au regard d’une fin qui vaille, les circonstances de ma vie, mes avatars, pour qu’il me soit possible de distinguer dans l’ordre ou le désordre de cette vie ce qui est de nature à en fausser, à en raffermir le sens véritable.

À vrai dire cependant, il m’arrive de déplorer, de me réjouir de telle aventure, de telle rencontre, de tel événement qui m’engage et semble par la suite me gouverner.

Je me surprends à penser : cela est bon, regrettable, lamentable…

Cette faiblesse passe vite, heureusement.

La certitude d’aimer, je crois savoir (je le crois, comme tout homme sans doute le croit) je crois savoir ce que l’on entend par là, ce qui en est.

Je dois à cette certitude même d’affirmer qu’elle n’a pas de prix.

5° Je veux bien qu’une telle exigence, au cours des singuliers rapports que nous entretenons d’habitude avec les femmes, se manifeste.

De plus, acceptée, repoussée – on imagine trop facilement à partir de là quelque tragédie, quelque farce ordinaires.

Mais je crois que c’est encore abuser de l’amour que de le nommer ici.

Dans certaines circonstances graves, jamais je ne me suis dérobé à l’obligation de porter sur tel homme le jugement dont il me semblait relever, à formuler ce jugement sans réserves, à en prendre vis-à-vis des autres et de moi-même, la toujours poignante, la bouleversante responsabilité.

Mais il me faut bien reconnaître ici quelques exceptions assez troubles, assez mystérieuses encore à mes propres yeux.

Il me suffira de dire que si je cesse de pouvoir juger un homme, c’est seulement lorsque j’ai pris le sentiment que ses actes se trouvent aimantés par l’amour.

Je n’ai pas à décider ici de la nature véritable de cet empêchement.

Tout au plus pourrais-je ajouter qu’obéissant à l’amour, nul jugement porté sur moi auquel aussitôt je n’acquiesce – mais par totale indifférence.

Alors seulement, j’ai le sentiment de ne relever que de moi-même.

III. Si j’en venais à de semblables manœuvres dont, par ailleurs, j’imagine assez bien la portée et le charme, je sais qu’il me faudrait aussitôt mettre en question l’amour qu’elles engagent.

Quant au mépris où je devrais ensuite me tenir…

IV. L’admirable dans l’amour auquel je crois est de tenir dans une vie quelconque, aussi sordide qu’on l’éprouve ou qu’on l’imagine.

A. ROLLAND DE RENÉVILLE :

Cette poursuite sans objet défini qui me fait prononcer les mots " plus tard ", ce rayonnement que j’attribue inconsciemment aux minutes futures, et qui me permet d’accepter ma vie comme un compromis provisoire, une attente, mon espoir perpétuel en un mot, pour peu que je m’attache à le reconnaître, est l’espoir de l’amour. Qu’une femme, dont la forme et le regard me paraîtront l’empreinte charnelle d’un sceau que mon esprit n’aura cessé d’appliquer au monde sensible au point de la faire surgir toute droite à mes côtés, survienne enfin dans ma vie et que, prisonnier de ma propre création, je la laisse ensuite agir sur moi, me montrer le monde, objet par objet, dans une lumière inconnue, devenir un système de connaissance, tel est véritablement l’espoir que je place dans l’amour. Non pas que j’envisage le passage de l’idée d’amour au fait d’aimer

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comme celui de l’absolu au relatif, mais que bien au contraire l’amour me paraisse le seul moyen de faire entrer dès maintenant l’absolu dans ma vie, de remonter vivant à l’essence des phénomènes. Ce sentiment de mon identité avec celle dont la forme aura d’abord été définie, puis vaporisée par l’amour au point qu’elle se confonde avec toutes les manifestations de l’énergie, m’apportera précisément la réalisation de cette vacuité que je poursuis à travers tant de destructions.

Que je ne désire ma liberté que pour l’aliéner dans l’amour, que je sois prêt à tout sacrifier à l’amour, à abandonner mes convictions les plus chères si elles m’apparaissaient incompatibles avec l’amour (ne serait-ce point la preuve irréfutable de leur fausseté ?) ne sont que les conséquences de ma foi dans l’amour. Je ne me reconnais aucun droit, et d’ailleurs aucune force de calcul en face de l’amour.

Si l’on conserve au mot luxe le sens qui lui a été donné par exemple dans ces vers :

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

je ne crois pas que l’amour soit possible en dehors du luxe, puisqu’il en constitue l’idée originaire sur le plan moral. Toute vie, si sordide soit-elle, s’illuminera d’un luxe implacable au contact de l’amour.

Je sais qu’il existe des défaites devant l’amour, mais je ne peux pas concevoir la défaite de l’amour.

MARCO RISTITCH :

Je crois qu’il m’est à jamais impossible de désespérer de l’amour, ne serait-ce qu’à cause de ma foi totale en son pouvoir magnifique et absolument unique de transfigurer et d’exalter la vie.

L’idée de l’amour me guette au carrefour, implacable, pour m’étreindre, armure, tout entier ; pour me laisser, si un instant seulement elle se retire, brisé et désarmé, mais tremblant d’orgueil et de reconnaissance devant sa grâce toute-puissante.

Le fait d’aimer commence du moment que cette Présence s’incarne réellement et indubitablement. Et si cette incarnation est en même temps, comme je le crois aussi, l’incarnation de la vérité, de ma vérité " dans une âme et dans un corps ", la question du sacrifice délibéré ne se pose plus. Si j’ai jamais été dans le cas d’en faire un sacrifice volontaire, ou ne de pas le faire, c’est que je n’ai pas aimé d’une façon suffisamment déterminante. À la lumière de l’amour, l’homme donne sa pleine mesure et se montre sous son jour véritable. Il ne saurait donc démériter de l’amour, sans démériter de soi-même, de la plus haute réalisation de soi-même. Et, puisque les ravages de l’idée d’amour me paraissent déjà pourvus d’une parfaite justice, comment oserais-je discuter les exigences de l’amour même ? Si l’amour est une nécessité absolue, il n’attend pas le consentement de l’homme qui aime pour porter sa sentence.

Si un amour n’a pas ce caractère de nécessité absolue, où la femme aimée est non seulement irremplaçable mais où elle ne remplace rien, et ne peut donc être évaluée par rapport à quelque chose ou à quelqu’un d’autre, " trahir ses convictions pour lui plaire " est un calcul que je méprise autant, et plus, que tout autre calcul dans un domaine qui est la négation même du déshonorant et du prémédité.

Qu’il me soit donc donné de ne jamais désespérer de la victoire de l’amour admirable et essentiellement moral.

GEORGES SADOUL :

I. L’amour est mon seul espoir, sans lui je me tuerais.

II. Le coup de foudre. Le fait d’aimer change tout, l’idée d’amour comme le reste.

La liberté en amour c’est aimer ; il n’est pas question de sacrifice.

Sacrifier la cause que je défends serait à mes yeux démériter de l’amour.

Je ne puis devenir que par l’amour.

Je juge incapable d’aimer l’homme qui trahit des convictions valables et peu m’importent les excuses qu’il se donne. Une telle trahison ne peut être demandée que dans le cas d’un amour sans réciprocité, et peut-on vraiment nommer amour ce qui ne participe pas de l’éternité ?

III. En amour je ne calcule pas.

IV. La vie peut triompher dans le temps, mais l’amour est toujours victorieux dans l’éternité, son domaine.

ANDRÉ THIRION :

I. Désespérer de l’amour, c’est devenir incompatible avec ce qui est humain, ne plus avoir, avec toute vie et en particulier avec la sienne propre, que les rapports que commande l’ignorance.

II. Je ne conçois l’amour que parce que j’aime et que je crois cet amour impérissable.

Sacrifier l’amour à la liberté de soi-même, au soutien d’une cause que l’on se croit tenu de défendre ; accepter de devenir ce que l’on croit pouvoir être en reniant l’amour, voici autant de formes de la folie. Faire à l’amour l’hommage de convictions valables, de ce qu’on croit être la liberté, de ce que l’on pense être sa propre personnalité future, voici autant de formes de la bassesse. Car pour autant que le mot liberté ait un autre sens que son acception sociale, on n’est libre qu’en aimant, et ce n’est qu’en aimant qu’une certitude devient conviction, acquiert une valeur. Ce sont les femmes que nous rencontrerons qui feront de nous des hommes, c’est la femme que j’aime et dont je suis aimé qui fera de moi ce que je serai.

Il est sûr que l’amour n’a rien à faire avec le temps. C’est ainsi qu’il me demande, à bon droit, tous mes instants, et que c’est trop peu, mais quoique rien de mon activité ne soit concevable ni possible sans lui, tout ce que je fais s’oppose à son accomplissement.

Puisqu’il est irréductible à la durée, l’amour l’est donc aussi à l’expression de cette durée, c’est-à-dire au calcul. Chercher à l’exprimer par des chiffres, ou par n’importe quelle autre combinaison n’est pas seulement un signe d’imbécillité, mais de bassesse.

III. S’il existe un honnête homme assez fou pour avoir l’idée de se séparer de la femme qu’il aime, croyant l’absence exaltante, au point de le porter plus haut qu’il est parvenu, je le supplie de renoncer immédiatement à ce projet insensé. Sa mise à exécution me prouverait simplement que cet homme n’aime plus.

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IV. Tout porte à croire que les activités différentes de l’homme s’opposeront toujours à l’accomplissement de l’amour. En tous cas, sous ce régime, la vie sordide, c’est-à-dire l’âge, l’organisation sociale, l’argent surtout que l’amour serait pourtant en droit d’appeler, finira, à force d’en enlever tous les jours de plus larges morceaux, par détruire tout ce qui unit réellement l’homme et la femme qui s’aiment. C’est du moins ce qu’on est conduit à penser, à première vue, puisqu’un jour en se quitte à jamais, on dit qu’on en aime une autre ! Rien n’est plus faux, car malgré toutes les destructions quelque chose existe qui se trouve malgré les apparences dans le domaine du réel, qui lie à jamais les amants, l’un à l’autre, qui ne peut céder, comme s’il était placé trop haut, ou trop profond, qui est aussi inexplicable que l’implacable déterminisme qui régit toute notre vie, une sorte d’émotion intense capable, même dans les pires moments, sans que rien ne le fasse prévoir, de tout réduire à la certitude d’avoir vécu, de vivre l’immortalité, et qui, au delà de la vie même, assurera toujours la victoire absolue de l’amour admirable.

PIERRE UNIK :

Je mets dans l’amour tout l’espoir que je peux avoir aux meilleurs instants de ma vie. J’espère rencontrer un jour une femme dont le cœur sera si proche de moi que toujours je pourrai penser à elle sans penser à moi.

L’idée d’amour n’a de valeur qu’autant qu’elle peut aider un être à reconnaître l’être qu’il aime. Cette reconnaissance accomplie, elle se détruit d’elle-même pour renaître si l’amour meurt L’idée d’amour peut aussi aider un être à se perdre dans le monde, c’est déjà quelque chose.

Le sacrifice de ma liberté ? Comment donc !

Le sacrifice d’une cause ? Eh bien je n’en sais rien, une réponse quelconque de ma part me semblerait malhonnête en ce moment. Je crois d’ailleurs qu’on ne se décide qu’au pied du mur.

Qui j’aurais pu être, qui je pourrais être ? j’aime mieux ne pas le savoir. Mais l’espoir qu’on place dans l’amour est tout ce qui empêche la vie d’être complètement idiote.

Je me refuse à juger un homme qui trahit ses convictions pour une femme qu’il aime. En tout cas, s’il se trompe, s’il n’aime pas vraiment, il est impardonnable. J’en suis encore à me demander quelle sorte de femme peut exiger un pareil gage. Une salope ou une démone. Non, absolument, je ne juge pas cet homme.

L’absence de l’être aimé est atroce, de toute façon. Mauvais calcul. Plutôt crever.

Que dans la vie qui est sordide, l’amour admirable puisse apparaître, quelle victoire sur la vie ! Sans doute la vie dispose du temps pour se venger, mais les heures où l’on aime sont bien plus longues que tout le reste de la vie.

ALBERT VALENTIN :

Je m’en remettrai toujours à l’amour même – je veux dire à un amour donné, à celui, par exemple, qu’aujourd’hui j’éprouve – du soin de définir la nature de l’espoir que je place en lui. Quelque porte qu’il m’ouvre, je suis tellement sûr d’être comblé. C’est affaire aux maniaques et aux bavards de déterminer, une fois pour toutes, comment s’accomplit le passage de l’idée d’amour au fait d’aimer, puisque, en ce qui me regarde, le fait d’aimer a trop souvent engendré et formé à son image l’idée d’amour, pour que je tente de conclure quoi que ce soit à ce sujet. Dès lors que l’amour est en jeu, il n’est pas de liberté qui tienne, car il n’est pas de liberté hors de l’amour ; ce ne sera jamais qu’un esclave né qui, en proie à une aventure passionnelle, même la plus désespérée, fera le compte des moments perdus et se révoltera contre la servitude où il se croit enchaîné. Je ne pense pas qu’il soit une seule cause au monde à laquelle on s’est attaché qui ne vaille d’être abandonnée, sans délibérer, pour ne pas démériter de l’amour. Car, ce que j’entends par l’amour, ne se dégrade qu’au contact de préoccupations, non pas étrangères à lui, mais moins hautes et moins graves que lui. Qu’il se manifeste donc, qu’il règne, et ce qu’il m’induit à désavouer ne mérite ni un débat ni un regret. Celui que je suis, que je puis être, que je veux être, n’est rien de moins qu’un homme à la merci d’un visage, d’un regard et si c’est bien là mon ambition et mon état, je n’ai pas à m’embarrasser d’une autre condition, préférable ou non, à la sienne. Pour une raison exposée déjà, j’approuve l’être qui va jusqu’à trahir ses convictions pour plaire à la femme qu’il aime : un pareil gage n’a pas à être sollicité, il s’implique. Je n’avance rien là qu’au nom de l’idée que je me forme de l’amour et des sacrifices à quoi il engage et l’on ne saurait parler de sacrifice à propos du renoncement aux plus vulgaires certitudes. On en a vu que l’amour conduisait à la conversion religieuse, à la délation, au respect de l’ordre : ceux-là pouvaient croire qu’ils aimaient, ils n’aimaient pas vraiment. Ce qu’ils firent, ils y eussent aussi bien consenti pour de l’argent ou quelque autre sinistre satisfaction d’intérêt personnel.

Moralement, toute espèce de ruse, destinée à fortifier l’amour, à amener ou à ramener à soi la femme qu’on aime, me semble assez dérisoire. Mais, dans les instants terribles, lequel d’entre nous démêle le dérisoire de l’efficace ?

Il ne m’en coûte rien, maintenant, de croire à la victoire de la vie sordide sur l’amour admirable, puisque je ne m’y résigne pas, et si même, un jour, j’en venais à m’y résigner, de quelle signification est donc une victoire de cette sorte ?


MILLÉNAIRE DU SURRÉALISME

(929 : Mort de Charles le Simple)

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