MÉLUSINE

titre de la revue La Révolution Surréaliste

LA RÉVOLUTION SURRÉALISTE N°11, 15 MARS 1928

SOMMAIRE
Max Morise Itinéraire du temps de la préhistoire à nos jours
Louis Aragon Traité du style (fragments)
Divers Le dialogue en 1928
André Breton Nadja (fragments)
Antonin Artaud L'osselet toxique
TEXTES SURREALISTES
Raymond Queneau Si je devais vivre dans une île déserte...
REVES
Max Morise Rêve
TEXTES
Roger Vitrac Consuella ou le gouffre de Padirac
Xavier Forneret Sans titre et encore un an de sans titre
Louis Aragon & André Breton Le cinquantenaire de l'hystérie
Jacques Baron Programme
Benjamin Péret La maladie n° 9
POÈMES
Robert Desnos Vent nocturne
Robert Desnos Au mocassin le verbe
Robert Desnos Idéal Maîtresse
Robert Desnos De la rose de marbre la rose de fer
Louis Aragon Les derniers jours
Louis Aragon Portrait
Louis Aragon Réfractaire
Louis Aragon Angélus
CORRESPONDANCE
RECHERCHES SUR LA SEXUALITÉ

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ITINÉRAIRE DU TEMPS DE LA PRÉHISTOIRE À NOS JOURS

La préhistoire prend place dans le Massif Central.

De là, par des voies détournées et peu précises, s’égarant longuement vers le continent asiatique, le Temps, que l’on retrouve brusquement en pleins pays parthe et scythe, passe par Troie au Xe siècle av. J.-C. Le nom d’HOMERE est écrit là en gros caractères. Continuant sa route vers l’Occident, le Temps atteint la Grèce au Ve siècle et l’an 0 le voit à Rome. Il ne met dès lors pas plus de deux ou trois siècles à traverser les Alpes, visite en compagnie des Goths le cours de l’Adour et, changeant une fois de plus de direction, il pointe enfin vers Paris, d’où je le considère. En l’an 800, Charlemagne est couronné un peu au nord de la Garonne. Puis le Temps trouve quelque difficulté à se frayer un passage parmi les moines et les alchimistes du centre de la France, et la Renaissance le fait dévier légèrement vers la droite, tandis que l’Italie est éclairée par un violent rayon de soleil. Bien que la ligne suivie par le Temps n’offre aucune solution de continuité, l’observateur doit alors quitter la position très élevée qui lui permettait jusqu’ici de contempler cette ligne à vol d’oiseau, pour prendre un poste au ras du sol à proximité du coude qui marque l’entrée du XVIIe siècle, comme le montre la figure 1. De ce nouveau poste, l’observateur voit en perspective une série de rois dont les plus apparents sont François 1er et Henri IV. À la hauteur de Henri III, la ligne subit une légère ondulation qui semble bien être dûe au moine Clément. À l’entrée du XVIIe siècle, la ligne dévie de l’orientation nord qu’elle suivait jusqu’alors pour prendre une orientation ouest-sud-ouest, qu’elle garde jusqu’à la mort de Louis XIV. Ce nouveau tronçon est borné, à son commencement, par une gravure représentant un vaste gymnase où l’on voit le favori de Luynes, dresser des faucons sous l’œil ennuyé de Louis XIII et, à sa fin, par la date 1715 en gros caractères. Cette date passée, la ligne reprend la direction qu’elle suivait avant le siècle de Louis XIV, mais, pour la bien voir, l’observateur doit se transporter à la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire à la mort de Marie-Antoinette (fig. 2). À partir de Louis XVI, la ligne commence à décrire une courbe vers la gauche (sens de la marche du Temps) et, en outre, le relief intervenant, elle cesse d’être tracée sur une surface plane ; elle passe dans une sorte de cuvette dont le fond est occupé par la Terreur. Le XIXe siècle commence en 1815 (fig. 3). Pour l’observer, il faut se placer sur la ligne du Temps même, au point 1900 où je nais, ou, à la rigueur, au point actuel 1 928. Ce siècle éclaire d’une lumière soudain crépusculaire le développement du Romantisme, suit une direction grossièrement rectiligne et, après une courte descente, gravit avec peine une pente qui devient abrupte dans les dernières années. Ma naissance, et celle du XXe siècle, marque le retour de la lumière éclatante et la satisfaction d’atteindre une plate-forme. Mais la ligne ne tarde pas, tout en décrivant une nouvelle et légère courbe vers la gauche, à rencontrer une montée de plus en plus forte. En 1928, elle est inclinée d’un peu moins de 45°. En 2000, elle sera voisine de la verticale et l’on peut de moins en moins lui attribuer une orientation, étant donné qu’elle tend à se perdre dans l’infini de l’espace. Au delà de l’an 2000, il n’y a rien.

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L’année. – L’année est un vaste cercle à peu près régulièrement tracé, quoique les régions qui représentent l’été et l’hiver semblent légèrement aplaties. Ce cercle est divisé en mois et en jours que l’observateur parcourt ayant le centre à main gauche. La lumière n’est pas la même sur tout le pourtour et elle varie avec les saisons. En outre, le cercle étant établi sur une légère déclivité, juillet se trouve être le mois le plus haut et le 1er janvier le jour le plus bas.

La semaine. – La semaine est établie sur un jeu de marelle rectangulaire. Chaque jour se trouve dans une division du rectangle. À droite, on monte : LUNDI, MARDI, MERCREDI, d’où l’on passe à la colonne de gauche que l’on descend : JEUDI, VENDREDI, SAMEDI, DIMANCHE. Du Dimanche, on revient au Lundi de la colonne de droite. Bien qu’il y ait un rectangle de plus à gauche qu’à droite, les sept petits rectangles sont tous d’égale dimension et s’encastrent parfaitement dans le grand.

Le Temps. – Si le Temps a pu être autrefois le bonhomme armé de la faux et du sablier que l’on connaît, il n’en est plus de même de nos jours.

Le Temps est aujourd’hui un ensemble de grosses planètes en carton-pâte, passant lentement sur un fond noir absolu et chevauchées, pour la plupart, par des astrologues à chapeaux pointus et des fées à baguettes et à longues traînes. Une reproduction fidèle du Temps a été donné dans un film sur Nostradamus, au Cinéma des Magasins Dufayel il y a un peu moins d’un quart de siècle.

MAX MORISE


TRAITÉ DU STYLE

(Fragment)

Et s’il me plaît à moi parler de la syntaxe ? Est-ce à dire que les épaules du lecteur sont prises de convulsion ? Prenez du bromure. J’ai imposé depuis plusieurs années à votre admiration des pages où les fautes de syntaxe ne sont pas peu nombreuses. Pas les erreurs, les fautes. Cependant vous admirez. Alors, moi, je vous entreprends sur la syntaxe. Simples comme l’âne et stupides comme le chardon, vous n’avez pas remarqué avec quelle impavidité blême, je foule systématiquement aux pieds sur le feuillage noir de tout ce qui est sacré – la syntaxe. Systématiquement. Or, on se demande quel profit singulier je pense tirer de ce piétinement incompréhensible. On se demande. Pas une réponse ne sort du gouffre. Les oiseaux qui tournoient au-dessus de l’abîme où se perpètre et se perpétue avec une continuité inquiétante le foulement ci-dessus décrit ne jettent pas une seule clameur à cet abîme. Ils ont l’habitude. Moi, je piétine. La syntaxe, elle, est piétinée. Voilà la différence entre la syntaxe et moi. Je ne piétine pas la syntaxe pour le simple plaisir de la piétiner ou même de piétiner. D’abord je prends très peu de plaisir par les pieds et le plaisir que je prends par les pieds n’est que d’une façon très exceptionnelle celui du piétinement. Je piétine la syntaxe parce qu’elle doit être piétinée. C’est du raisin. Vous saisissez. Les phrases fautives ou vicieuses, les inadaptations de leurs parties entre elles, l’oubli de ce qui a été dit, le manque de prévoyance à l’égard de ce qu’on va dire, le désaccord, l’inattention à la règle, les cascades, les incorrections, le volant faussé, les périodes à dormir debout boiteuses, les confusions de temps, l’image qui consiste à remplacer une préposition par une conjonction, sans rien changer de son régime, tous les procédés similaires, analogues à la vieille plaisanterie d’allumer sans qu’il s’en rende compte le journal que lit votre voisin, prendre l’intransitif pour le transitif et réciproquement, conjuguer avec être ce dont avoir est l’auxiliaire, mettre les coudes sur la table, faire à tout bout de champ se réfléchir les verbes, puis casser le miroir, ne pas essuyer ses pieds, voilà mon caractère. Si l’on reprend toutes ces propositions une à une, en commençant par la dernière et dans l’ordre inverse de celui que j’ai suivi pour les énoncer, mais très lentement, on remarquera bientôt que la matière n’est pas épuisée. Mais dans le même temps on saisira que la phrase qui se termine par caractère, d’une façon excessivement rapide, met à la portée de celui qui l’entend comme il faut une méthode à laquelle il ne manque au plus qu’une toute petite roue pour servir à l’assèchement de ce puits qu’on croyait inépuisable, sinon par un vaste traité. J’en ai donc fini avec la syntaxe.

Je considérerai maintenant l’homme qui

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écrit d’une façon très physique. Je vous prie de réfréner les cavales écumantes du fou-rire. Cet instantané ne surprend rien de plus bouffon que tout autre, à titre d’échantillon les photographies de mariage sur le perron d’un édifice public. Puisqu’on peut sans rougir et frémir, et arracher ses vêtements avec de grands cris, contempler l’homme qui se marie, pourquoi serait-il honteux de poser calmement ses yeux sur l’homme qui écrit. Sans doute celui-ci se croit seul et nous serons donc frappés par la hideur de ses traits. Il ne se surveille plus. Les tics nerveux se donnent libre cours sur son visage et dans toutes les zones débiles de son misérable corps. Il ne se gêne plus parce qu’il est incapable d’accorder les participes et ses membres dans un même temps. Oh le laid, le sale, le dégoûtant personnage. C’est un petit être négligé. Mais il s’agit d’épier son comportement. Il écrit. Il tient donc un porte-plume, et qu’on ne cherche pas à m’embarrasser avec le décor, les gens qui dictent, les littérateurs de métro, les crayonneurs en pleine Nature, les dactylographes de la poésie, les sténographes de l’angoisse, les agités qui hurlent dans la rue en brandissant de petits bouts de papier sali, les écorcheurs de vélin à domicile, les notateurs sur le vif, etc., l’homme qui écrit est assis à une table et il se sert d’une plume ordinaire et non d’un stylo, et la trempe de temps en temps dans l’encre. Il n’a pas forcément un buvard sous la main et quand au bout de sa page avec une sorte de soupir il jette autour de lui un regard idiot mais circulaire, il arrive qu’il se résolve à retourner le feuillet achevé sans le sécher avec délicatesse, et l’encre alors affreusement s’étale, créant parfois des quiproquos. Je me demanderai d’abord ce que le porte-plume pense de la course où monté par cinq jockeys des rivières de perplexité parfois l’arrêtent, quand ce n’est pas la ruisselante sueur, ou les balbutiements de la crainte. Il est certain que le porte-plume est absolument inconscient de son rôle d’entité. Mais il est en tout point comparable à un vieux train qui, ayant usé longuement sur les rails l’acier pesant de ses roues, tant sur les voies de garage et pendant les manœuvres épuisantes que sur la route glorieuse où, à grands jets de flamme, il émerveilla si souvent au loin les coccinelles, à un vieux train, disais-je, qui n’entend pas sans inquiétude à la halte où sa machine fait eau, les ouvriers courbés éprouvant du marteau ses anciennes chevilles. Plus précisément il ressemble à une danseuse qui s’aperçoit soudain que son cothurne est délacé. Aux soubresauts d’un homme au milieu d’un cauchemar. À la gachette rouillée d’un fusil de chasse. À la petite vis accessoire qui tombe d’un canon pendant la bataille. Voilà pour la forme du porte-plume. Mais il me dira lui-même sa pensée. Parle, maigre porte-plume, qui n’as pas été mangé lors du dernier naufrage, parle, et dis-nous comment, en cette tempête soudaine, tu te sortis du danger, sans perdre tout à la fois et la tête et l’honneur. Que me veut-on ? La brute. J’en ai assez du rôle d’intermédiaire. Ils appellent ça penser, pensez donc. Ce n’est pas à moi qu’il faudrait la faire. Il y a un rapport constant entre ce qu’ils ont là et ce qu’ils chantent : c’est la variation de mon obliquité. Je suis le moyen terme entre le particulier de leur habitus d’une part, et l’incolore de leur expression, de l’autre. De cette proposition vous déduirez le plan de cet interview. Nous examinerons chacun de ces deux facteurs, après quoi nous en ferons surgir dialectiquement un troisième. Et en avant pour l’habitus de l’écrivain. Sacré nom de Dieu, la vilaine mine. Les taches de graisse sur la manche. Les ongles noirs. Les notes prises sur le celluloïd des manchettes. À chaque trait correspond sa tare morale. Le genre pantographe du bras, losange à coulisse. La parcimonie respiratoire. Une absurde moustache, ou tout au moins l’équivalent calorifique de cet ornement circonflexe.

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Tout est paraphe dans ce complet veston. Gzzz pour certaines complications du paraphe, et qui me rendra les feux de la Saint-Jean ? L’expression ne vaut pas davantage. Vous qui lisez les livres que j’écris, vous qui en avez sans doute une idée d’ensemble, un instant soyez autant que moi sincères. Ils vous tombent des mains, les cheveux vous dressent sur la tête, vos yeux roulent comme les billes du loto, du jeu de loto, votre impatience renifle, vous agitez le sourcil dans la hauteur, vous déchirez le papier mural. C’est bien : votre attitude en dit assez, on vous tient quitte du reste. Ainsi, vous le voyez bien, tout le monde juge de même. Et je me renverse, je braque vers l’écrivain ma plume, et vers le papier mon manche, et je m’adresse à vous, griffonneurs, comme un ongle retourné. Qu’avez-vous donc à dire, maniaques bavards ? L’histoire d’une manutentionnaire en cigares qui séduisit un douanier et un contrebandier, l’histoire d’un homme qui vivait dans une petite chambre, l’histoire d’un compositeur mis à la porte d’une petite ville à la suite d’une rixe banale. Quand le douanier a perdu l’honneur, le musicien son meilleur ami, le Monsieur seul attrape la vérole et tout est dit. O vous tous, Bouvard, Raskolnikoff, Azyadé, Lafcadio, Lovelace, hypothétique Bérénice, vous êtes des bubus indistincts et pareils. Julien Sorel dans la glace, effrayé ne voit que Tartarin. Le compositeur un peu plus tard, fait un voyage à Genève. L’amie du douanier vient le voir de la part de sa mère. Rengaine des sentiments mécaniques, idioties nouvelles, concrétions légendaires, petites machines à crétiniser longtemps. D’autres faussaires aux idoles fictives ont substitué les trappes intellectuelles. Les uns comme les autres sont incompréhensibles. Libre à vous de préférer Bergson à Octave Feuillet. C’est à peine si l’humanité a pu saisir un instant la différence théorique entre le docteur Mardrus et l’Introduction à la Médecine Expérimentale. Elle confond perpétuellement les mathématiques et l’opérette. Pas un de vous ne peut réciter par cœur, sans recourir à un aide-mémoire, la liste complète des ouvrages de M. Brunschwig. L’ignorance est un argument contre la validité. Bayements laborieux des livres, vous êtes les piètres Marignans de peuplades sans chronologie. Aussitôt établi votre système de références, se perd. L’exercice de l’écriture, m’apparaît donc, au moral comme au physique, une coutume sauvage et répugnante à laquelle je préfère cent fois parce qu’autrement bénignes et curieuses les pratiques traditionnelles de la confirmation chrétienne et de la déformation systématique des lèvres au moyen d’un simple bâtonnet d’ivoire. J’ai dit, je ne sais si je me suis pleinement fait comprendre, que je m’assagissais. Je le prouve. Ainsi le point de vue du porte-plume qui fut un certain temps le mien, de point de vue, ne l’est plus à proprement parler, le mien. Je trouve ce simple instrument de quelques volontés humaines trop pessimiste, et par ci par là décourageant. Par exemple, cette histoire de douanier n’est-elle pas pleine d’enseignement, pour celui qui, d’une main diligente, sans toutefois se distraire du but qu’il s’est assigné, sait sur sa route cueillir avec à propos les violettes de la conclusion ? Ce douanier n’aurait pas du quitter son poste. Il n’aurait pas du se laisser égarer par la passion. Il n’aurait pas du mépriser les conseils de Michaëla. Il aurait du songer à sa vieille mère. L’auteur ne dit pas cela expressément, mais il ne vous empêche pas de le penser. Alors, pour un témoin qui surprendrait votre visage à l’instant où ces sages réflexions viendraient se peindre sur vos traits, quelle beauté les revêtiraient soudain et vous rendrait méconnaissables à vos parents les plus proches. Un livre est excellent si le lecteur, déchirant son mouchoir inutile, laisse tomber soudain l’exemplaire parcouru, puis avec une expression céleste tourne vers le ciel un regard de reconnaissance tandis que ses lèvres murmurent : Papa, maman. Noms sacrés, noms charmants qui gardez votre saveur jusqu’au fond des bordels spéciaux, jusqu’aux bafouillantes minutes du soixante-neuf, cher aux conscrits. Mais à cette moralité ascendante qui ramène l’homme du milieu de sa vie au souvenir de ceux qui la lui conférèrent avec une douceur sérieuse, il faut opposer l’immoralité descendante d’autres ouvrages qui sont tels, dans leurs dégradants propos, que celui ou celle qui les parcourt ne peut qu’inconsciemment écarter sa vêture et passer sur l’un ou l’autre sexe une main spasmodique en soupirant : Bébé ! Ces derniers livres sont mauvais. À ce sujet, je dirai un mot de la critique. On sait que nous n’avons guère de raisons, la critique et moi, d’être extrêmement tendres l’un envers l’autre, ou réciproquement. Ceci me met à l’abri des soupçons prêts à fondre du sourcil du lecteur comme les milans, à l’heure où le pâtre étonné par le soir relâche un peu sa surveillance et songe aux caresses de l’ombre, sur les troupeaux – sur moi. Je ne me m’abaisserai pas jusqu’à discuter avec le voyou qui sans égard pour les nuits de scrupules, les transes du jugement, les sanglots, les alternatives, les dilemmes, les déchirements cornéliens du critique, prétendit dans une phrase insolemment balancée que si d’une part le travail de cet honorable magistrat de la renommée était facile, d’autre part et par contre l’art, que dans sa simplicité ce faiseur de proverbes croit pouvoir opposer à la critique, alors qu’elle est comme vous et moi un art, et que partant le

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syllogisme ainsi amorcé, quelle qu’en soit la conclusion, est faux, car le sujet de la seconde prémisse est un genre de l’espèce sujet de la première, et tout se révolte en nous si l’on nous présente d’une façon logique dans la conclusion un prédicat lié par la négative au sujet de la seconde prémisse qui l’est par l’affirmative avec celui de la première, était difficile. Prononcez à brûle pourpoint la proposition : l’art est difficile, au moment où vous passez devant un miroir. D’abord vous hocherez la tête, ensuite vous rirez. C’était fatal. Il y a dans les phrases qui présentent un vice de construction je ne sais quel élément qui agit sur la rate humaine, car pour la rate des chiens il ne semble pas qu’elle ait le sens de l’humour verbal. Dire que l’art est difficile, suppose chez l’auteur de la phrase l’ignorance totale des mots dont il se sert. Qu’est – ce qui est difficile ? Un chemin, un client, un problème. Puis-je m’exprimer ainsi : le ciel est difficile… ? Oui, si je consens à mettre une majuscule au firmament, ce qui est un moyen de le personnaliser. Car difficile est une épithète qui ne peut se joindre qu’au défini. C’est pourquoi l’art n’est pas difficile. Il n’est pas facile non plus. Mais difficile et art ne peuvent être réduits au commun diviseur du verbe être. On voit par l’exemple qui précède quel labeur surhumain est celui de l’homme qui armé d’une lanterne s’avance au milieu des livres pour y dépister les baraliptons. La critique, c’est le bagne à perpétuité. Pas de repos pour un critique. Et un nom comme un cri de perroquet. Cependant il faut reconnaître que ces pauvres gens alourdis par le poids des chaînes de montres, ne font pas toujours le nécessaire pour maintenir leur rang d’archanges foudroyés. Le mal que ces Maudits ont pour mission de répandre dans les cœurs sans méfiance loin d’être assis comme il devrait sur leurs fronts ténébreux, splendide, déployant ses grandes ailes noires, se dissimule parfois dans un petit ruban violet à leur boutonnière. Ils manquent d’allure, ils n’ont plus la confiance en leur autorité. Ils ont écouté ce que les apôtres malintentionnés de l’Art, ce christ des temps modernes, vont partout déclamant contre eux. Ils rougissent d’être pris pour des pions. Ils n’osent plus dire ce qu’ils pensent, prêtres démoralisés d’un culte agonisant. Eh bien, qu’ils m’en croient, il est temps, il est grand temps de ressaisir les rênes flottantes de l’ascendant moral. Et c’est faisable. Mais il faut bannir toute honte. Reprenez l’habitude ancienne, quittez ce ton trop général. Étudiez la loupe à la main les textes qui vous sont soumis. Pesez les mots. Analysez les phrases. Développez séparément les images. N’hésitez pas à ricaner métaphoriquement. Revenez à la tradition scientifique des annotateurs d’autrefois. Marquez les vulgarités à l’encre rouge, et si vous en trouvez par chance, expliquez longuement, lourdement les beautés. Avec les marteaux de l’insistance laminez, laminez sans fin, les propositions écrites de vos incompréhensibles contemporains. Ainsi vous retrouverez dans l’univers votre rôle grandiose, agents superbes de la destinée, qui, toute sentimentalité pendue au vestiaire éternel, travaille inlassablement à la mort et à l’usure de toute chose orgueilleuse et disproportionnée.

ARAGON

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LE DIALOGUE EN 1928

QUESTION ? RÉPONSE. SIMPLE TRAVAIL D’ADÉQUATION QUI IMPLIQUE TOUT L’OPTIMISME DE LA CONVERSATION. LES PENSÉES DES DEUX INTERLOCUTEURS SE POURSUIVENT SÉPARÉMENT. LE RAPPORT MOMENTANÉ DE CES PENSÉES LEUR EN IMPOSE POUR UNE COÏNCIDENCE MÊME DANS LA CONTRADICTION. TRÈS RÉCONFORTANT, SOMME TOUTE, PUISQUE VOUS N’AIMEZ RIEN TANT QUE QUESTIONNER OU RÉPONDRE, LE " CADAVRE EXQUIS " A FAIT EXÉCUTER À VOTRE INTENTION QUELQUES QUESTIONS ET RÉPONSES DONT LA DÉPENDANCE, SOIGNEUSEMENT IMPRÉVUE, EST AUSSI BIEN GARANTIE. NOUS NE NOUS OPPOSONS PAS À CE QUE LES ESPRITS INQUIETS N’Y VOIENT QU’UNE AMÉLIORATION PLUS OU MOINS SENSIBLE, DES RÈGLES DU JEU DES " PETITS PAPIERS "


Raymond Queneau et Marcel Noll

N. Qu’est-ce que Benjamin Péret ? Q. Une ménagerie révoltée, une jungle, la liberté.


Q. Qu’est-ce qu’André Breton ? N. Un alliage d’humour et de sens du désastre ; quelque chose comme un chapeau haut de forme.


N. Qu’est-ce qu’un parapluie ? Q. L’appareil de reproduction chez les gastéropodes.


N. Qu’est-ce qu’une sphère ? Q. Substance analogue au soufre.

Aragon et Marcel Noll

N. Qu’est-ce que la peur ? A. Jouer son va-tout sur une place déserte.


N. Qu’est-ce que la catastrophe ? A. Le pène des rencontres.


N. Qu’est-ce que la fourrure ? A. L’oiseau-mouche qui se souviendrait du déluge, en jouant avec l’ombre des poissons.


N. Qu’est-ce que le feu ? A. Les décalcomanies automatiques.


A. Qu’est-ce qu’un rastaquouère ? N. Un atterrissage mouvementé.


N. Qu’est-ce que la fatigue ? A. La cruauté négative, la jungle abstraite des retraits.

S. M. et André Breton

B. Qu’est-ce que le baiser ? S. Une divagation, tout chavire.


S. Qu’est-ce que le jour ? B. Une femme qui se baigne nue à la tombée de la nuit.


B. Qu’est-ce que la liberté ? S. Une multitude de petits points multicolores dans les paupières.


S. Qu’est-ce que l’exaltation ? B. C’est une tache d’huile dans un ruisseau.


S. Qu’est-ce que les yeux ? B. Le veilleur de nuit dans une usine de parfums.


S. Qu’est-ce que la lune ? B. C’est un vitrier merveilleux.


B. Qu’est-ce qui plane au dessus de S. et de moi ? S. De grands nuages noirs et menaçants.


B. Qu’est-ce qu’un lit ? S. Un éventail vite déplié. Le bruit d’une aile d’oiseau.


B. Qu’est-ce que le suicide ? S. Plusieurs sonneries assourdissantes.


B. Qu’est-ce que l’absence ? S. Une eau calme, limpide, un miroir mouvant.

S. M. et Max Morise

M. Qu’est-ce qu’un anthropophage ? S. C’est une mouche dans un bol de lait.


M. Qu’est-ce que le règne végétal ? S. C’est un trou dans un oreiller de plumes.


M. Qu’est-ce que le génie ? S. Une couche de vernis qui craque (le dessous est terne), une racine profonde qui découvre tout un monde.

S. M. et Aragon

S. Pourquoi continuer à vivre ? A. Parce qu’à la porte des prisons il n’y a que les clés qui chantent.


A. Pourquoi faut-il briser une glace en cas d’incendie ? S. Parce qu’il gèle, les pensées patinent.

S. M. et Marcel Noll

S. Qu’est-ce qu’un tas de pierres ? N. Une mauvaise opération.


N. Qu’est-ce que l’admiration ? S. Un étalage de confiseur ; les bonbons sont remplacés par des bulles de savon.


N. Qu’est-ce que le printemps ? S. Une lampe alimentée par des vers luisants.


N. Qu’est-ce qu’un général ? S. Une marche fatiguante sur des cailloux pointus… Vive le désert, les chameaux et le sable.


N. Qu’est-ce que le voyage ? S. Une grosse boule de verre à plusieurs reflets.

André Breton et Benjamin Péret

P. Qu’est-ce qu’un magistrat ? B. C’est un voyou, un saligaud et un con.


P. Qu’est-ce que l’égalité ? B. C’est une hiérarchie comme une autre.


P. Qu’est-ce que la fraternité ? B. C’est peut-être un oignon.

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B. Qu’est-ce que le viol ? P. L’amour de la vitesse.


P. Pourquoi les chiens aboient-ils à la lune ? B. Parce que les cheminées d’usines sont rouges.


B. Qu’est-ce que le service militaire ? P. C’est le bruit d’une paire de bottes tombant dans un escalier.


P. Qu’est-ce qu’un flot de sang ? B. Tais-toi. Raye cette abominable question.


B. Qu’est-ce qu’une flèche ? P. C’est un I qui a perdu son point.


P. Qu’est-ce qui se dissimule au fond d’un verre de mandarin ? B. Un nez juif.


B. Qu’est-ce que Baudelaire ? P. Un soldat colonial qui ne sait ni lire ni écrire et ne mange que de l’herbe.


B. Qu’est-ce que l’existence ? P. Une brouette renversée qui achève de pourrir sur une place publique à côté d’un cheval éventré.


P. Qu’est-ce que le diable ? B. Le tour du monde en béquilles.


B. Qu’est-ce qu’un bébé ? P. Un vieillard barbu et bégayant qui lit le feuilleton de l’Écho de Paris.

Antonin Artaud et André Breton

A. Le surréalisme a-t-il toujours la même importance dans l’organisation ou la désorganisation de notre vie ? B. C’est de la boue, dans la composition de laquelle n’entrent guère que des fleurs.


A. Combien de fois pensez-vous aimer encore ? B. C’est un soldat dans une guérite. Ce soldat est seul. Il regarde une photographie qu’il vient de tirer de son porte-monnaie.


A. La mort a-t-elle une importance dans la composition de votre vie ? B. C’est l’heure d’aller se coucher.


B. Qu’est-ce que l’amour immortel ? A. Pauvreté n’est pas vice.


A. Nuit ou gouffre ? B. C’est de l’ombre.


A. Qu’est-ce qui vous dégoûte le plus dans l’amour ? B. C’est vous, cher ami, et c’est moi.

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NADJA

(Fragment)

6 octobre 1927. – De manière à ne pas avoir trop à flâner je sors vers quatre heures avec l’intention de me rendre à pied à " la Nouvelle France ", (où Nadja doit se trouver à cinq heures et demie), tout en faisant un détour par les boulevards où, non loin de l’Opéra, j’ai à aller retirer d’un magasin de réparations mon stylo. Contrairement à l’ordinaire j’emprunte le trottoir droit de la rue de la Chaussée-d’Antin. Une des premières personnes que je m’apprête à y croiser est Nadja, sous son aspect du premier jour. Elle s’avance comme si elle ne voulait pas me voir. Comme le premier jour je reviens sur mes pas avec elle. Elle se montre assez incapable d’expliquer sa présence dans cette rue où, pour faire trêve à de plus longues questions, elle me dit être à la recherche de bonbons hollandais. Maintenant nous revenons vers les boulevards, nous entrons dans le premier café venu. Elle observe à mon égard certaines distances, se montre même soupçonneuse. C’est ainsi qu’elle retourne mon chapeau, sans doute pour y lire les initiales de la coiffe, bien qu’elle prétende le faire machinalement, par habitude de déterminer à leur insu la nationalité de certains hommes. Elle avoue qu’elle avait l’intention de manquer le rendez-vous dont nous avions convenu. J’ai observé en la rencontrant qu’elle tenait à la main l’exemplaire des Pas perdus que je lui ai prêté. Il est maintenant sur la table. À en apercevoir la tranche, je remarque que quelques feuillets seulement en sont coupés. Ce sont ceux de l’article intitulé : " L’esprit nouveau ", où est relatée précisément une rencontre frappante faite un jour, à quelques minutes d’intervalle, par Louis Aragon, par André Derain et par moi. L’indécision dont chacun de nous avait fait preuve en la circonstance, l’embarras où quelques instants plus tard, à la même table, nous nous trouvions pour caractériser ce à quoi nous venions d’avoir affaire, cet appel mystique très singulier qui fit qu’Aragon et moi nous éprouvâmes le besoin de revenir aux points où nous était apparu ce véritable sphinx sous les traits d’une charmante femme allant d’un trottoir à l’autre interroger les passants, ce sphinx qui nous avait épargnés l’un après l’autre et, à sa recherche, de courir le long de toutes les lignes qui, même très capricieusement, peuvent relier ces points, le manque de résultats de cette poursuite que le temps écoulé eut dû rendre sans espoir, c’est à cela qu’est allée tout de suite Nadja. Elle est étonnée et déçue du fait que le récit des courts événements de cette journée m’ait paru pouvoir se passer de commentaires. Elle me presse de m’expliquer sur le sens exact que je lui attribue tel quel et, puisque je l’ai publié, sur le degré d’objectivité que je lui prête. Je dois répondre que je n’en sais rien, que dans un tel domaine le droit de constater me paraît être tout ce qui est permis, que j’ai été la première victime de cet abus de confiance, si abus de confiance il y a, mais je vois bien qu’elle ne me tient pas quitte, je lis dans son regard l’impatience, puis la consternation. Peut-être s’imagine-t-elle que je mens : une assez grande gêne continue à régner entre nous. Comme elle parle de rentrer chez elle, j’offre de la reconduire. Elle donne au chauffeur l’adresse du Théâtre des Arts qui, me dit-elle, est à quelques pas de la maison où elle habite. En chemin elle me dévisage longuement, en silence. Puis ses yeux se ferment et s’ouvrent très vite comme lorsqu’on se trouve en présence de quelqu’un qu’on n’a plus vu depuis longtemps, ou qu’on ne s’attendait plus à revoir et comme pour signifier qu’on " ne les en croit pas ". Une certaine lutte paraît aussi se poursuivre en elle, mais tout-à-coup elle s’abandonne, ferme tout-à-fait les yeux, offre ses lèvres… Elle me parle maintenant de mon pouvoir sur elle, de la faculté que j’ai de lui faire penser et faire ce que je veux, peut-être plus que je ne crois vouloir. Elle me supplie par ce moyen de ne rien entreprendre contre elle. Il lui semble qu’elle n’a jamais eu de secret pour moi, bien avant de me connaître. Une courte scène dialoguée, qui se trouve à la fin de Poisson soluble, et qui paraît être tout ce qu’elle a encore lu du Manifeste, scène à laquelle, d’ailleurs, je n’ai jamais su attribuer de sens précis et dont les personnages me sont aussi étrangers, leur agitation aussi ininterprétable que possible, comme s’ils avaient été apportés et remportés par un flot de sable, lui donne l’impression d’y avoir participé vraiment et même d’y avoir joué le rôle, pour le moins obscur, d' " Hélène " (*). Le lieu, l’atmosphère, les attitudes respectives des acteurs étaient bien ce que j’ai conçu. Elle voudrait me montrer " où cela se passait " ; je propose que nous dînions ensemble. Une certaine confusion a dû s’établir dans son

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esprit car elle nous fait conduire, non dans l’Ile Saint-Louis, comme elle le croit, mais Place Dauphine où se situe, chose curieuse, un autre épisode de Poisson soluble : " Un baiser est si vite oublié ". Cette Place Dauphine est bien un des lieux les plus profondément retirés que je connaisse, un des pires terrains vagues qui soient à Paris. Chaque fois que je m’y suis trouvé, j’ai senti m’abandonner peu à peu l’envie d’aller ailleurs, il m’a fallu argumenter avec moi-même pour me dégager d’une étreinte très douce, trop agréablement insistante et, à tout prendre, brisante. De plus, j’ai habité quelque temps un hôtel voisin de cette place, " City Hôtel ", où les allées et venues à toute heure, pour qui ne se satisfait pas de solutions trop simples, sont suspectes. Le jour baisse. Afin d’être seuls nous nous faisons servir dehors par le marchand de vins. Pour la première fois, durant le repas, Nadja se montre assez frivole. Un ivrogne ne cesse de rôder autour de notre table. Il prononce très haut des paroles incohérentes, sur le ton de la protestation. Parmi ces paroles reviennent sans cesse un ou deux mots obscènes sur lesquels il appuie. Sa femme, qui le surveille de sous les arbres, se borne à lui crier de temps à autre : " Allons, viens-tu ? " J’essaie à plusieurs reprises de l’écarter, mais en vain. Comme arrive le dessert, Nadja commence à regarder autour d’elle. Elle est certaine que sous nos pieds passe un souterrain qui vient du Palais de Justice (elle me montre de quel endroit du Palais, un peu à droite du perron blanc) et contourne l’hôtel Henri IV. Elle se trouble à l’idée de ce qui s’est déjà passé sur cette place et de ce qui s’y passera encore. Où ne se perdent en ce moment dans l’ombre que deux ou trois couples, elle semble voir une foule. " Et les morts, les morts ! " L’ivrogne continue à plaisanter lugubrement. Le regard de Nadja fait maintenant le tour des maisons. " Vois-tu, là-bas, cette fenêtre ? Elle est noire, comme toutes les autres. Regarde bien. Dans une minute elle va s’éclairer. Elle sera rouge. " La minute passe. La fenêtre s’éclaire. Il y a, en effet, des rideaux rouges. (Je regrette, mais je n’y puis rien, que ceci passe peut-être les limites de la crédibilité. Cependant, à pareil sujet, je m’en voudrais de prendre parti : je me borne à convenir que de noire, cette fenêtre est alors devenue rouge, et c’est tout). J’avoue qu’ici la peur me prend, comme aussi elle commence à prendre Nadja. " Quelle horreur ! Vois-tu ce qui passe dans les arbres ? Le bleu et le vent, le vent bleu. Une seule fois j’ai vu sur ces mêmes arbres passer ce vent bleu. C’était là, d’une fenêtre de l’Hôtel Henri IV (*) et mon ami, le second dont je t’ai parlé, allait partir. Il y avait aussi une voix qui disait : " Tu mourras, tu mourras. " Je ne voulais pas mourir mais j’éprouvais un tel vertige… Je serais certainement tombée si l’on ne m’avait retenue. " Je crois qu’il est grand temps de nous en aller ; le long des quais je la sens toute tremblante. C’est elle qui a voulu revenir vers la Conciergerie. Elle est très abandonnée, très sûre de moi. Pourtant elle cherche quelque chose, elle tient absolument à ce que nous entrions dans une cour, une cour de commissariat quelconque qu’elle explore rapidement. " Ce n’est pas là… Mais, dis-moi, pourquoi dois-tu aller en prison ? Qu’auras-tu fait ? Moi aussi j’ai été en prison. Qui étais-je ? Il y a des siècles. Et toi, alors, qui étais-tu ? " Nous longeons de nouveau la grille quand tout à coup elle refuse d’aller plus loin. Il y a là, à droite, une fenêtre en contre-bas qui donne sur le fossé et de la vue de laquelle il ne lui est plus possible de se détacher. C’est devant cette fenêtre qui a l’air condamnée qu’il faut absolument attendre, elle le sait. C’est de là que tout peut venir ; c’est là que tout commence. Elle se tient des deux mains à la grille pour que je ne l’entraîne pas. Elle ne répond presque plus à mes questions. De guerre lasse, je finis par attendre que de son propre gré elle poursuive sa route. La pensée du souterrain ne l’a pas quittée et sans doute se croit-elle à l’une de ses issues. Elle se demande qui elle a pu être, dans l’entourage de Marie-Antoinette. Les pas des promeneurs la font longuement tressaillir. Je m’inquiète et, lui détachant les mains l’une après l’autre, je finis par la contraindre à me suivre. Plus d’une demi-heure s’est ainsi passée. Le pont traversé, nous nous dirigeons vers le Louvre. Nadja se montre toujours aussi distraite. Pour la ramener à moi, je lui dis un poème de Beaudelaire mais les inflexions de ma voix lui causent une nouvelle frayeur aggravée du souvenir qu’elle garde du baiser de tout à l’heure : " un baiser dans lequel il y a une menace ". Elle s’arrête encore, s’accoude à la rampe de pierre d’où son regard, et le mien, plongent dans le fleuve à cette heure étincelant de lumières : " Cette main, cette main sur la Seine, pourquoi cette main qui flambe sur l’eau ? C’est vrai que le feu et l’eau sont la même chose. Mais que veut dire cette main ? Comment l’interprètes-tu ? Mais laisse-moi voir cette main. Pourquoi veux-tu que nous nous en allions ? Que crains-tu ? Tu me crois très malade, n’est-ce pas ? Je ne suis pas malade. Mais qu’est-ce que cela veut dire pour toi : le feu et l’eau, une main de feu sur l’eau ? (Plaisantant : Bien sûr ce n’est pas la fortune : le feu et l’eau, c’est la même chose ; le feu et l’or c’est tout différent. " Vers minuit nous arrivons aux Tuileries, où elle désire que nous nous asseyions

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un moment. Nous sommes devant un jet d’eau dont elle paraît suivre la courbe. " Ce sont tes pensées et les miennes. Vois d’où elles partent toutes, jusqu’où elles s’élèvent et comme c’est encore plus joli quand elles retombent. Et puis aussitôt elles se fondent, elles sont reprises avec la même force, de nouveau c’est cet élancement brisé, cette chute… et comme cela indéfiniment. " Je m’écrie : " Mais Nadja, comme c’est étrange ! Où prends-tu justement cette image qui se trouve exprimée presque sous la même forme dans un ouvrage que tu ne peux connaître et que je viens de lire ? " (Et je suis amené à lui expliquer qu’elle fait l’objet d’une vignette, en tête du troisième des Dialogues entre Hylas et Philonous, de Berkeley, édition de 1750, où elle est accompagnée de la légende : Urget aquas vis sursum eadem, flectit que deorsum, qui prend à la fin du livre, au point de vue de la défense de l’attitude idéaliste, une signification capitale). Mais elle ne m’écoute pas, toute attentive qu’elle est au manège d’un homme qui passe à plusieurs reprises devant nous et qu’elle pense connaître car ce n’est pas la première fois qu’elle se trouve à pareille heure dans ce jardin. Cet homme, si c’est lui, s’est offert à l’épouser. Cela la fait penser à sa petite fille, une enfant dont elle m’a appris avec tant de précautions l’existence, et qu’elle adore, surtout parce qu’elle est si peu comme les autres enfants, " avec cette idée de toujours enlever les yeux des poupées pour voir ce qu’il y a derrière ces yeux. " Elle sait qu’elle attire toujours les enfants : où qu’elle soit, ils ont tendance à se grouper autour d’elle, à venir lui sourire. Elle parle maintenant comme pour elle seule ; tout ce qu’elle dit ne m’intéresse plus également, elle a la tête tournée du côté opposé au mien, je commence à être fatigué. Mais, sans que j’aie donné aucun signe d’impatience : " Un point, c’est tout. J’ai senti que j’allais te faire de la peine. (Se retournant vers moi : C’est fini. " Nous sortons du jardin et ne tardons pas à nous arrêter encore dans un bar de la rue Saint-Honoré qui s’appelle " Le Dauphin ". Elle observe que nous sommes venus de la place Dauphine au Dauphin. (À ce jeu qui consiste à se chercher des correspondances avec tel ou tel animal, on s’est généralement accordé à faire de moi un dauphin). Nadja ne peut supporter la vue d’une bande de mosaïque qui se prolonge du comptoir sur le sol et nous devons quitter le bar peu après y être entrés. Elle se fait arrêter devant le Théâtre des Arts. Nous convenons de ne nous retrouver à " La Nouvelle France " que le soir du surlendemain.

(*) Je n’ai connu personnellement aucune femme de ce nom, qui de tout temps m’a ennuyé de la même façon que de tout temps celui de Solange m’a ravi. Pourtant, Madame Sacco, voyante, 3, rue des Usines, qui ne s’est jamais trompée à mon sujet, m’assurait au début de cette année que ma pensée était grandement occupée d’une " Hélène ". Est-ce pourquoi, à quelque temps de là, je me suis fort intéressé à tout ce qui concerne Hélène Smith ! La conclusion à en tirer serait de l’ordre de celle que m’a imposée précédemment la fusion dans un rêve de deux images très éloignées l’une de l’autre : " Hélène, c’est moi " disait Nadja.

(*) Lequel fait face à la maison dont il vient d’être question, ceci toujours pour les amateurs de solutions faciles,

ANDRÉ BRETON

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L’OSSELET TOXIQUE

J’évoque la dent d’inexistence et d’imperceptibles cohabitations. Ici, psychiâtres, je vous appelle au chevet de cet homme gonflé et qui cependant respire encore. Rassemblez vous avec vos sacs d’abominables denrées autour de ce corps couché long et qui couche sur vos sarcasmes. Il est perdu, il est INTOXIQUÉ, je vous dis, et il en tient de vos renversements de barrières, de vos fantômes à vide, de vos pépiements d’écorchés. Il en tient. Piétinez donc ce corps vide, ce corps transparent qui a bravé l’interdit. Il est MORT. Il a traversé cet enfer que vous lui promettiez au-delà d’une liquéfaction d’os, et d’une étrange libération spirituelle qui était pour vous le danger des dangers. Et voici qu’un entrecroisement de nerfs le domine !

Ah médecine, voici l’homme qui a TOUCHE le danger. Tu as gagné psychiâtrie, tu as GAGNÉ et il te dépasse. La fourmilière du rêve agace ses membres en sommeil. Un rassemblement de volontés adverses le détend, élevé en lui comme de brusques murailles. Le ciel s’effondre avec fracas. Que sent-il ? Il a dépassé le sentiment de soi-même. Il t’échappe par mille et mille ouvertures. Tu crois le tenir et il est libre. Il ne t’appartient pas.

Il ne t’appartient pas, DÉNOMINATION. Ta mauvaise sensibilité vise à quoi ? À le remettre entre les mains de sa mère, à faire de lui le conduit, l’égoût de la plus petite confrérie mentale possible, du plus petit dénominateur commun conscient ?

Sois tranquille, IL EST CONSCIENT.

Mais il est le plus Grand Conscient.

Mais il est le piédestal d’un souffle qui courbe ton crâne de mauvais dément, car il a au moins gagné cela, d’avoir renversé la Démence. Et maintenant, lisiblement, consciemment, clairement, universellement, elle souffle sur ton château de mesquine folie, elle te désigne petit tremblement apeuré en recul devant la Toute-Vie.

Car flotter sur des membres grandiloquents, sur d’épaisses mains de nageoires, avoir le cœur éclairci à la mesure de la peur, percevoir l’éternité d’un grondement d’insecte sur le parquet, entrevoir les mille et un picotements de la solitude nocturne, le pardon d’être abandonné, frapper sur des murailles sans fin une tête qui s’entr’ouvre et qui se brise en pleurs, étendre sur une table tremblante un sexe inutilisable et bien faussé,

Saillir enfin, saillir avec la plus redoutable des têtes en face des mille abruptes ruptures d’une existence mal plantée, vider d’un côté l’existence et de l’autre regagner le vide d’une cristalline liberté,

au fond donc de ce verbalisme toxique, il y a le spasme flottant d’un corps libre et qui regagne ses origines, la muraille de mort étant claire, étant coupée rase et renversée. Car c’est ainsi que la mort procède, par le fil d’une angoisse que le corps ne peut manquer de traverser. La muraille bouillante de l’angoisse appelle à elle d’abord un atroce rétrécissement, un abandon primitif d’organes, tel qu’en peut rêver la désolation d’un enfant. À ce rendez-vous de parents monte en rêve la mémoire – visages d’aïeux oubliés. Tout un rendez-vous de races humaines auxquelles tel et tel appartient. Premier éclaircissement d’une rage toxique.

Voici l’étrange lueur des toxiques qui écrase l’espace sinistrement familial.

Dans la palpitation de la nuit solitaire, voici ce bruit de fourmis que font les découvertes, les révélations, les apparitions, voici ces grands corps échoués qui reprennent du vent et des ailes, voici l’immense frétillement de la Survie. À cette convocation de cadavres, le stupéfiant arrive avec sa face de sanie. Des dispositions immémoriales commencent. La Mort a d’abord la figure des Regrets. Une désolation souveraine donne le ton à tant de rêves qui ne demandent qu’à se réveiller. Qu’en dites-vous ? Et nierez-vous le retentissement de ces Royaumes par lesquels je ne fais que de commencer !

ANTONIN ARTAUD


CE QUI NOUS UNIT, ET CE QUI PEUT TOUJOURS NOUS DÉSUNIR, RESTE INCONCEVABLE POUR CEUX QUI S’ESSAYENT À NOUS JUGER SUR CHACUNE DE NOS DÉMARCHES. IL NE MANQUERA PAS DE BONNES PÂTES POUR S’INDIGNER DE VOIR AU SOMMAIRE DU PRÉSENT NUMÉRO LES NOMS D’ANTONIN ARTAUD ET DE ROGER VITRAC, ET SANS DOUTE QUE CELA LEUR PLAIRAIT DE LES LIRE AILLEURS. CE PETIT JEU DE VA ET VIENT NE PEUT APPARAÎTRE DÉRISOIRE QU’À QUI NE SENT PAS À QUELLE PRESSION SUPÉRIEURE NOUS N’AVONS JAMAIS CESSÉ D’OBÉIR. NOUS NOUS RECONNAISSONS ENTRE NOUS, ET ENTRE NOUS SEULS, À UNE CERTAINE IRRÉDUCTIBILITÉ. LA RÉDUCTIBILITÉ QUALIFIÉE DE TOUS LES AUTRES NOUS PERMET DE PASSER OUTRE À L’INTERPRÉTATION PUBLIQUE DE NOS ACTIONS. NOS CONTRADICTIONS DOIVENT ÊTRE CONSIDÉRÉES COMME LE SIGNE DE CE MAL DE L’ESPRIT QUI PEUT PASSER POUR NOTRE DIGNITÉ LA PLUS HAUTE. RÉPÉTONS QUE NOUS CROYONS À LA PUISSANCE ABSOLUE DE LA CONTRADICTION. ET ACHEVONS DE NOUS ENTENDRE SUR CETTE PAROLE D’ISIDORE DUCASSE : " NOUS SOMMES SUSCEPTIBLES D’AMITIÉ, DE JUSTICE, DE COMPASSION, DE RAISON. O MES AMIS ! QU’EST-CE DONC QUE L’ABSENCE DE VERTU ? "

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TEXTES SURRÉALISTES

RAYMOND QUENEAU :

" Si je devais vivre dans une île déserte, dit la panthère au casoar, je voudrais avoir au moins un bel arbre pour y acérer mes griffes et le Didot-Bottin étranger. – Mais tu ne sais pas lire. – Imbécile, " et elle dévore le casoar. " Je n’aime pas que l’on fasse parler les animaux, dit un diamant qui se limait les ongles. On ne sait pas à quoi s’en tenir sur l’instinct. Les meilleurs philosophes n’ont pu, à ce sujet, soutenir aucune théorie raisonnable. " Un autobus passe qui broie le diamant. On entend une voix de femme : " Connais-tu les pilotis incorporels de la place de la Concorde, les araignées à tête de chat du boulevard Sébastopol, les chauve-souris noires et bleues du Palais-Royal, la tortue de verre de la rue Montmartre ? Connais-tu les angoisses fulgurantes de l’ennui, les heures désemparées que l’on perd avec soin, après beaucoup de détours ? Connais-tu les plaies béantes de la joie ? Je t’en ai déjà trop dit pour que tu ne saches maintenant me reconnaître lorsque je passerai près de toi, une auto roulant à ma droite, un homme marchant à ma gauche, mon ombre me suivant – et devant moi, je t’assure, il n’y aura rien, rien, rien. " Des pièces de monnaie roulent sur le trottoir. Je n’en avais jamais tant dit.

Et les jours reviennent et ils ne reviennent pas et les cercles se ferment sans que les circonférences soient jamais parfaites et tout s’enroule autour de nos destinées misérables. On ne voit jamais dans les glaces que les épaves que notre vie laisse après nous pour illusionner les autres, de même que nous ne les voyons jamais. Les nuits s’additionnent pour allonger nos années que nous nous soucions peu de compter, que je ne compte pas, les nuits se multiplient autour des jours, boule de neige que dissout la respiration du destin. Inutile de compter mes jours sur mes doigts : l’espoir se reportant en arrière n’y pourra jamais trouver les traces de son passage.

J’écris – à la suite de quel ennui ! Et ce n’est ni mieux ni pire que de coller son nez aux vitres pour voir défiler les illusoires spécimens d’humanité qui veulent s’imposer à nous. La paresse, je sais tellement ce que c’est, le travail aussi ne vous déplaise, et tout ce qui passe le long de ces lignes, comme çà, mais d’où viennent donc ces… et l’inconscient, Monsieur, vos études de psychologie, je sais, je sais, l’inconscient, non, c’est le désespoir, le malheur, les arbres qui poussent sans bruit de peur d’effrayer les bûcherons, les poissons qui nagent en silence, les cristaux qui s’accumulent sans que rien ne trahisse leur développement, l’aiguille de l’horloge que l’œil ne voit pas sauter effarée par dessus le hérissement des secondes, où j’en suis arrivé, à rien, à rien, à rien, au libre passage de toutes les images, aux sauts désordonnés des métaphores, je ne sais comment cela va tourner, et ces mots qui ne semblent pas se plier à une forme grammaticale, le mystère des mots qui vont venir, le mystère aux yeux de velours, de satin, de saphyr, d’agathe, de garance, d’iridium. Les méduses préparent leur silence atténué et l’idée du mal franchit la zone défendue par deux feux-follets hagards. Les déserteurs transfèrent les os de l’Océan dans une pyramide de cuivre sec, bien certains qu’on ne distingue pas l’harmonica du revolver lorsque les cigares s’éteignent, cendres tièdes. Les deux maladies du rhinocéros sont le cercopithèque et l’aphasie. Celle-ci se compose du cataplasme, de l’hortensia et du vésuve. Le cercopithèque se nourrit très spécialement des peaux de vautour abandonnées par les antilopes. Le terminus du tramway marche à reculon le long des rails distendus par l’effort d’une pendiculation à rebours. Trois navires tendent les mains en pleurant de dégoût ; sinon, que feraient les pains de sucre nageant vers les collines riveraines ? Avez-vous vu les disques sombres ? Un, deux, trois, fer, souffre, animation, calculs et l’effervescence se dissout.

Les mouches accepteront-elles l’impôt fixé par le canal tout couvert de pétrole ? Accepteront-elles l’oubli des mares stagnant devant le porche des églises, le mépris des fusains couverts de suie et déracinés. Il n’y a pas moyen de collectionner les boues anciennes, les trajectoires des étoiles filantes, les itinéraires des nuages mélanémiques, le rebondissement des gouttes d’eau sur les murs des prisons. Les mouches naviguent péniblement vers une mort plus sûre. Voici les lumières décharnées ! Voici les insectes bannis et mordus, lacérés, transpercés par les flèches, les faux, les chiens et la Salpétrière ! Les arbres s’effilochent de lassitude, les mouches n’ont pas fini de souffrir.

Mon ombre s’impatiente diagonalement posée sur une table qui ne me plaît pas. Comment une table ferait-elle pour me plaire ? Devrait-elle avoir deux seins et un sexe ? Devrait-elle connaître l’utilité des regards abandonnés du haut des maisons ? Devrait-elle savoir tout ce qu’il est, paraît-il, impossible à une table de savoir, par exemple la géographie, la structure et la divulgation ? Que personne, même si cette personne est bien intentionnée, et même s’il y a sept personnes parlant ensemble, ne vienne se plaindre de l’inutilité des considérations précédentes. Maintenant – je vous présente : la nuit, la nuit aux pieds de

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glace, la nuit aux mains de fourrure, la nuit de silence, la nuit qui épelle ses mots, la nuit qui est la nuit, la nuit qui crie, la nuit qui hurle, la nuit qui vole les pas que le marcheur disperse derrière lui comme une caricature de sa vie et de sa tranquillité. Je reprends conscience de ce que je pense des hommes. Je m’en veux de ne les pas détester toujours et je me reproche mes gestes d’obligeance – avec plaisir, Monsieur, mais comment donc, après vous, s’il vous plaît. La misanthropie, c’est trop donner aux autres ; je n’ai rien à dépenser pour eux ; moi contre tous ne dépasse pas les limites de la plaisanterie mauvaise, comme tous pour un. Il est inutile de s’adonner aux sports d’hiver lorsque l’on a brisé la glace : je ne tiens pas à me noyer dans l’humanité. À d’autres les grands gestes en forme d’arrosoir. Ça fait tout de même bien rire, un fait-divers comme celui-ci : un homme a les pieds coupés par un express, on le transporte sur l’autre voie et pendant que l’on va chercher le médecin (ou le curé), un train omnibus arrive et lui écrase la tête. Il devait en faire un nez, ce personnage ; après surtout. Haïr l’humanité vaut mourir pour elle. La nuit, les hommes ont tellement peur.

Les réveille-matin palpitent le long des décors familiers, branches d’arbre qui sont de féroces insectes, moulages de cire qui ne demandent qu’à tuer. Sur les places où s’hébergent les tristes héros de l’histoire, et merde pour les héros et bran pour l’histoire, sur les places où sont venus se solidifier l’abrutissement d’un peuple et la saloperie d’une civilisation, sur les places où seuls les voleurs et les chats viennent promener leur ennui bien au-delà des limites de la sûreté et de la domestication, la boussole du malheur indique aux nuages du désastre les chemins indélébiles que les rêves ont tracé sur les murs des habitations.

Et le matin, les caravanes dénudées par les fatigues sans nombre viennent secouer de leurs mains décharnées la porte des rêves encore enlacés, comme le martin-pêcheur qui trempe son bec dans l’eau sans comprendre l’émoi qu’il met dans le cœur de la truite qui le guette, comme les toits de tuiles qui s’envolent vers l’Océan avec les premiers vents de l’automne. Les gestes mécaniques du matin ne laissent aucun souvenir, qu’un ennui, encore un, et plus bas qu’un ennui, on ne sait quoi qui tient de la prison – et l’on commence par se raser. Et les caresseurs de chiens, les mangeurs de cervelas, les lécheurs d’hosties, je veux dire les hommes, forment aussitôt un cercle immonde et menaçant dès que, descendu dans la rue, je tente de séduire une nouvelle fois les formes variables du désir. Je les reconnais tous : le notaire cohérent, le prêtre sordide, la ménagère qui achète des fruits pourris par l’haleine du marchand, le flic au nez de vache, le garçon de recette décoré que poursuit la gloire vengeresse des Bandits Tragiques.

Rien, c’est le mot favori des barques abandonnées où gémissent la monotonie des repas ordonnés qui pèsent comme des bouchers la petite dose d’espoir laissée la veille sur la table de nuit, c’est la chanson que ne veulent pas entendre les vêtements qui s’usent et les objets qui s’abîment. Tous ceux de cette race à laquelle il faut ressembler traînent après eux un morceau de marbre noir. Il faut le briser ce morceau de marbre noir, il faut le polir, il faut en faire de la fausse-monnaie, de la fausse-monnaie véritable.

L’histoire du capricorne mérite quelque attention de la part de toute personne s’intéressant de près – ou de loin – au surréalisme. Certes, on le sait depuis quelques années, il y a des surréalistes, une vingtaine environ. Il y a également des gens qui s’intéressent au surréalisme : il m’est arrivé d’en rencontrer et j’ai toujours été étonné qu’aucune de ces personnes n’avait, au milieu du front, un œil pinéal. Pourtant elles devraient en avoir un. C’est drôle. Ceci nous ramène au capricorne qui, lui, en possédait un et par conséquent s’intéressait au surréalisme. Sa mère aurait bien voulu l’étrangler lorsqu’il naquit mais son père s’y opposa, espérant un jour montrer ce monstre dans les foires, ces fours crématoires de la vanité et du mal de mer. L’hiver se drapa dans un mur et se frotta les mains qu’il avait palmées et squameuses : alors on s’aperçut qu’il faisait froid et le capricorne, s’évadant du ridicule berceau de nouilles fraîches où ses parents l’avaient couché, sauta par la fenêtre et se trouva de plein pied au bord d’un lac de lave qui, lentement, envahissait les comtés de l’ouest de l’Irlande. Cette lave était la plus belle incarnation du feu et ne se gênait pas pour se promener nue. Le capricorne l’aima et dès qu’il eut compris que son amour était plus certain que les misérables villages incendiés, il s’aperçut que sa chute n’avait pas cessé et qu’il n’y avait aucune raison pour qu’elle cessât, puisque, arrivé sur une voiture de siphons, il continuait toujours à tomber. La voiture démarra et, dans un grand galop, les chevaux l’emportèrent vers le Jardin des Plantes. Les siphons dansaient de joie dans leurs petites caisses et le capricorne pensait toujours à la lave, se demandant où il pourrait la rencontrer. Les siphons s’en étaient tous allés et il restait seul dans sa chute, lorsque, enfin, il arriva à son point d’arrivée, un divan où la lave l’attendait. Ils s’aimèrent pendant huit jours, et l’aube naviguait dans des cercles de dentelles et l’hiver se drapait dans son mur pour qu’il fît encore plus froid et pour que les crépuscules parussent plus désespérés.

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Le capricorne voyait chaque matin un bras bleu comme le néon traverser la chambre, puis disparaître, et chaque soir un fou évadé, chaque soir nouveau lui venait serrer la main pour partir vers son destin solitaire et merveilleux, sans comprendre que ces évasions journalières étaient à la fois la cause et l’effet de son amour ; de même, il ne comprit pas lorsque la lave ayant quitté les provinces de l’ouest de l’Irlande, vint ensevelir les prés, les églises, les hommes et les porcs de la France, et il ne comprit pas lorsque la lave le drapa dans un manteau de soufre pur pour le porter dans ses bras jusque sur les monts de l’Himalaya que la détresse des hommes avaient taillés en forme de vague. Le capricorne ne comprit pas.

Il y a une autre façon de raconter la même histoire :

Edgard s’assit sur le troisième banc des boulevards, après la rue Montmartre, à gauche en venant de l’Opéra. Un journal oublié près de lui se déplia lentement et Edgard put lire à la troisième page : " L’isthme est venu pour la fin des choses ". Puis un avion vint atterrir et s’évapora ensuite sans que la paix sociale en fut troublée. Seule une femme s’aperçut de cette disparition étonnante. Edgard la suivit. Elle entra au Rougemont-Bar, puis, par la porte de gauche, dans le débit de tabac avec lequel il communique. La porte se referma ; Edgard dût l’enfoncer d’un coup d’épaule. Il se trouva dans une salle assez vaste, de forme octaédrique, peinte au ripolin, au milieu de laquelle se trouvait un lit de fer dans lequel l’isthme était couché, triste et désolé. Un être descendit du plafond, lentement, comme soutenu par un parachute.

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Il plia les jarrets lorsqu’il toucha terre et aussitôt se dirigea vers le malade. Il tordit l’I, en fit un A et l’asthme haletait dans son coin ; puis il prit les deux jambes, les cassa dans ses mains et l’asthénie se levant du lit de torture, se dirigea obliquement vers la porte. L’homme la fit tomber à terre et sortant un couteau, de boucher de sa poche, lui coupa la tête. L’AS roula à droite et le reste du corps se lovant sur lui-même devint ténia, tendon, tension, tenseur, censeur. Les deux parties se rejoignirent et Edgard, en compagnie du bourreau, monta dans l’ascenseur ainsi formé. " Je suis perdu pour toujours. Les jours qui s’accumulent derrière ces murs pour effriter les monuments publics et vieillir les institutions, ne sauraient parvenir jusqu’à moi, et quand bien même ils y parviendraient, ils mourraient à mes pieds, laissant rouler autour d’eux les rouages funestes de la rotation de la terre autour du soleil et le ressort toujours tendu de la marche du système solaire vers la constellation d’Hercule. Les hommes, je ne les vois pas, et d’ailleurs, afin de vous inquiéter tout à fait sur ma misanthropie, je ne les ai jamais vus ; je ne me suis jamais vu moi-même, ignorant les lois de la fabrication des miroirs. Je ne suis pas un homme. " Il pencha un peu la tête et murmura : " La cigogne a encore perdu son astrolabe, je ne puis pourtant la saigner tous les jours. " Et il reprit : " Si les jours et si les hommes ne viennent jamais voleter autour de moi, comme d’importuns moustiques, des mots parfois s’égarent jusque dans mon voisinage. Alors je les supplicie. Ah ! nous voici sur la plateforme des arrivées sans nombre ". et Edagard put voir, en effet, le mot VENU lié à un poteau et paraissant souffrir d’impossibles tourments. Une boule noire roulait à ses pieds, divaguant sans cesse de la circonférence qu’elle aurait dû suivre, et Edgard put lire, d’après les traces qu’elle laissait, le mot FIN. " Nous allons jouer " dit l’autre en lui tendant cinq dés. Edgard, sachant qu’il ne pouvait gagner, lança cependant les dés sur un écran qui lui faisait face. Il vit alors tout s’effacer autour de lui sauf les mots qui formèrent la phrase : " L’isthme est venu pour la fin des ". " La fin des quoi ? " interrogea avec tendresse la femme à ses côtés. Edgard la regarda étonné de sa présence et de sa beauté. Ils étaient absolument seuls. Il n’y avait rien autour d’eux, pas même l’air. Il prononça les deux syllabes de CHOSES. L’isthme se croisa les jambes et, chavirant par dessus la balustrade de l’alphabet, tomba dans le précipice des significations, chute éternelle, sans plus de fin qu’un rêve lorsque la nuit délire. Il n’y avait alors plus rien qui comptât pour lui pas même la mort, et il sût qu’il n’aurait plus désormais à faire figure d’homme raisonnable et bipède sur la ridicule face de la terre et qu’il ne reviendrait plus s’asseoir sur le troisième banc des grands boulevards, après la rue Montmartre, à gauche, en venant de l’Opéra.

Il y a une autre façon de raconter cette histoire :

LIVRES à l’envers ça fait SERVIL.


REVES

MAX MORISE :

2 janvier 1928, midi et demie. – M’étant éveillé dans la matinée, je vaquai à quelques occupations, puis, tranquillement, je me recouchai ; je pris un cachet d’ephedrin, et, vers midi moins le quart je pense, je me rendormis.


Sur le point de quitter la maison de la rue du Château, ou plus exactement un endroit qui représentait cette maison mais n’avait aucune ressemblance physique avec elle, ayant plutôt l’apparence d’une boutique de bistrot, je me fis l’effet d’être saoûl. J’avais pourtant mangé modérément et peu bu. Jacques et Simone Prévert se disposaient à me raccompagner ainsi que quelques autres visiteurs, et j’essayais de faire bonne contenance. Simone attendait déjà dans la rue ; elle devait avoir mal à un pied car elle portait au pied droit un snowboot et au pied gauche soit une pantoufle, soit un soulier à talon Louis XV, mais ce qui rendait surtout son allure étrange, c’est que ces deux chaussures étaient au moins dix fois plus grandes que nature et lui mangeaient la jambe jusqu’au genou.

Ayant soif, je m’emparai de deux canettes de bière ; l’une était à peu près vide ; dans l’autre presque pleine, était tombée une impureté quelconque. J’essayai d’un transvasement. Mais le peu d’assurance de mes gestes rendait l’opération impossible. Je voulus m’aider d’un demi vide qui traînait sur le zinc. Je ne saurais dire combien de temps durèrent les efforts vraiment désespérés que je fis pour verser le liquide d’un des récipients dans un autre au moyen de multiples et prodigieusement ingénieuses combinaisons. Par deux fois j’arrivai à remplir le demi, mais au dernier moment, soit que mon pied glissât dans la bière qui inondait tout le sol de la pièce, soit que je fûsse saoûl au point de ne pouvoir me maintenir en équilibre, tout chavirait et c’était à recommencer. Ma situation devenant positivement

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intolérable non seulement à cause de l’impossibilité désespérante et malgré tout incompréhensible où je me trouvais d’arriver à mes fins mais encore à cause de la crainte que j’avais que mes amis remarquassent mon état et m’en fissent l’observation, j’eus l’idée que peut-être je rêvais. Je fis un violent effort, je contractai mes muscles, j’essayai d’arrêter la fuite des images et de fixer mon attention, enfin les objets qui meublent ma chambre commencèrent à m’apparaître dans un brouillard et je parvins à m’éveiller.


J’étais tout en sueur et dans un grand état d’agitation. Rejetant mes couvertures, je remarquai tout haut : " Aussi, il fait une chaleur épouvantable dans cette chambre, c’est complètement imbécile ". Je fus surpris de sentir entre mes dents une pipe, car je ne me rappelais par avoir fumé en m’endormant tout à l’heure.

D’ailleurs, je ne croyais pas avoir fumé depuis trois ou quatre jours et en examinant cette pipe je ne la reconnus pas pour m’appartenir. Perplexe, j’abandonnai pour l’instant l’éclaircissement de ce mystère. Je regardai l’heure à la montre qui est suspendue à mon chevet : trois heures moins le quart. " J’ai bien dormi ", pensai-je. J’étais content d’être débarrassé de mon cauchemar. Mais, incommodé par la chaleur, j’étirai lentement mes membres engourdis et je me décidai avec peine à me lever, en pyjama pour entrebâiller la fenêtre. J’eus la surprise de la trouver grande ouverte. Du coup, je n’y compris plus rien. Toutefois, comme il faisait froid dehors, je fermai cette fenêtre. Et je commençai à être pris d’une peur abominable en constatant que ma chambre n’avait plus, comme avant, une seule fenêtre, mais bien deux, que, d’ailleurs, ce n’était pas ma chambre et que les meubles portaient des objets que j’avais le sentiment d’avoir déjà vu ailleurs, notamment dans la chambre de mes parents quand j’étais enfant. Puis je fus saisi d’une incapacité totale de me mouvoir d’une façon coordonnée, je titubai, ma tête tourna, comme tout à l’heure chez le bistrot. Je m’écriai que ce n’était vraiment pas la peine de m’être arraché de là pour être de nouveau en proie maintenant à de pareilles vacheries. J’avisai sur une table quelque chose comme un nécessaire de toilette, avant appartenu à ma mère et dont ce n’était certes pas la place. Je me précipitai pour le briser de rage. Mais je m’arrêtai avec désespoir en sentant bien qu’aucun geste ne m’était plus permis, que je ne savais pas dans quel univers je vivais, que, peut-être si je jetais cet objet par terre, il n’allait pas se casser et que tout ce que je pourrais faire tournerait à ma confusion et à mon tourment. Incapable de me tenir debout, je me laissai tomber à terre, les membres tordus, grimaçant et pleurant. Il me resta le courage du désespoir pour tenter le même effort par lequel j’étais sorti un peu plus tôt d’une situation également mauvaise. Cela me réussit encore.

La tache noire sur fond rouge et or du papier de ma chambre commencèrent bientôt à m’apparaître dans un brouillard et je restai un long moment à les contempler avec soulagement. Puis je me secouai un peu pour ne pas les laisser échapper.


Je reposais paisiblement sur le côté droit comme je m’étais endormi, avec une agréable langueur dans les jambes, telle qu’en provoque souvent chez moi l’ephedrin. La température de la chambre était douce. Ma montre à mon chevet ne marquait pas tout à fait midi et demie.

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CONSUELLA

OU MÉDITATIONS SUR LE GOUFFRE DE PADIRAC

(Fragment)

Peureuse, Consuella me devançait. Elle m’éclairait étrangement, je veux dire qu’invisible et blanche elle occupait tout le silence de toute sa voix altérée, ou plutôt, et l’on me passera cette mise en train par trop bêtement honnête, je souhaitais, tant elle avait de peine à se reconnaître, qu’elle se confondît avec cette mort théâtrale, bref, pour un peu, je l’aurais poussée dans les cuves de l’enfer que je décrirais si le grand papillon blanc dont la trompe fait cent fois le tour de ma pensée ne m’arrêtait au bord d’une profanation inutile. Non, l’enfer sous le suintement analytique de la rosée profonde et goutte à goutte mesurant la permanence de la nuit, sinistrement compromise par l’électricité – je m’excuse d’évoquer ici cette fée de métier – non, l’enfer s’arrêtait à la seule analogie plastique d’un monde où seules respirent les crevettes inoffensives et aveugles. Et nous, les hommes malgré nos marteaux brillants de néophytes nous accomplissions le rite avec moins d’épouvante que de curiosité. Seule Consuella, il le faut, s’abandonnait jusqu’aux moelles. Je ne songeais pas, comme je le fais aujourd’hui, à la ramener aux ombres des mimosas et à lui offrir ces dattes cruellement acquises sous la neige et marquées de la fatalité qui veut que je gagne toujours en jouant le numéro onze à la loterie. Je n’y songeais pas. Mais un beau crime dans cette solitude où le sang eût fait défaut, en tout cas un crime sans couleur, m’eût tenté, et aussi le ton d’un amour fossile à la rivière souterraine, d’une ammonite éternellement bruyante d’une passionnée et déchirante interrogation.

" Ici la route a quatre-vingt mètres de haut " annonçait le guide.

Et résignée, Consuella y logeait le clocher de la ville et tout une bête d’ombres au-dessus de laquelle une mince plate-forme calcaire portait en plein soleil un troupeau de brebis et de chèvres. Les méandres disposaient la mer et la forêt avec bonheur. Sauf l’impénétrable moulure des parois la profondeur nous guidant avec rigueur nous atteignions à une sérénité de plus en plus légère, si bien que Consuella m’affirmait être l’essence même de la merveille et confirmait mes craintes en riant sans que je l’entendisse.

Je pensais qu’il ne peut y avoir de révolte contre la nature. J’acceptais le paysage sans songer que derrière rôdaient encore de grands squelettes sans fourrures. D’un signe je me croyais fort de les faire surgir hors de leur retraite, mais je m’inquiétais des terreurs de Consuella que la banquise cernait déjà et qui riait toujours silencieusement à je ne sais quelle épouvante. Navire triste, pressé de toutes parts par le glacier amoureux, nourrissant des oiseaux à nervures dans une contrée où il faudrait voir ce prodige : le diamant briller sans reflet. Sans doute à la lumière projetée, l’éblouissement des multiples, et qu’il l’apporte à la main comme une torche où la propage scientifiquement de charbon en charbon, mais avoir l’œil absolument spirituel, l’œil du hibou qui voit la merveille sans lampe. Que tout s’éteigne, Consuella, et que par ton abandon ou ton sacrifice règne ici l’aurore boréale qui fait corps avec les cristaux. Je méprise l’escroquerie du vainqueur qui vient la flamme au poing et dont le feu n’est qu’un jouet rayonnant sur les apparences.

Un visiteur s’étonne des cristallisations en ergots qui font échec à la morphologie du quartz. Ah, plutôt prenons place dans la grande nef des mers du déluge, subissons le remous d’une étrave fantôme et regrettons que notre dernier geste ne soit pas calqué sur la pure statue de l’étonnement.


Voici l’embarcadère. Nous prenons place sur un bateau plat et religieusement nous quittons la rive. L’homme rame sans bruit. Il a le culte d’un silence qu’on lui a appris à respecter. L’idole frissonne dans une étole blanche. " Écoutez, dit-il ", Consuella m’a pris par la taille et je l’embrasse aussi. Je pourrais… Non, ni Venise, ni Amsterdam, mais l’immersion absolue. L’eau se sublimant et rejoignant l’élément solide par les échelles de la solitude. La matière sous ses aspects les plus froids se répondant par l’harmonie et s’alliant à toute la pureté des hommes. Plume et poignard, carbone et poison, fleurs et larmes. éther et ennui, Christ et désespoir, avalanche et rêve.

" Écoutez, dit le guide. " Et le bateau avance dans une rade verte au pied d’un volcan éteint. Et fière de cette fleur cueillie au fond même de son œil soudain vitrifié, le passeur franchit la borne sacrée, répondant par un clapotis de la rame à la rumeur naissante du lac de la Pluie.


Devant les orgues ruisselantes où chaque vibration de la goutte d’eau émeut une plante cruelle, ces nénuphars à couronnes qui projettent jusqu’à la voûte le dessin

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fuyant d’une femme évanouie, Consuella propose toujours l’oasis rouge d’une défaillance. Je lui en veux d’opposer à cette misère éblouissante la perfection d’un corps sensible. Mieux, à la richesse étincelante de son regard qui emprunte à la pureté s’avérant impuissante à remplir son rôle métaphysique quoique l’œil réellement s’inspire des diamants qui nous assiègent, je préfère ces angles souverains qui raient toute matière et je m’accuse de faiblesse envers Consuella, de lâcheté devant son indifférence d’animal amoureux.

Il me vient alors à l’esprit de proposer l’impossible. De bâtir un drame lyrique où véritablement chaque image serait traduite dans son sens immédiat. Je veux dire que l’Azur devrait être l’Azur en vérité au-dessus du décor. Je ne ferais aucune concession. Si je parlais d’une rivière d’émeraude, quitte à recueillir toutes les émeraudes de la terre, je voudrais sur la scène les y voir briller toutes. Si Psyché était l’héroïne, il faudrait la trouver quelque part et l’Amour même s’il devait faire crier au monstre et illustrer la couverture de tous les magazines du monde devrait avoir des ailes de plumes et de chair. Lorsque je regarde une pierrerie et que paresseusement je l’élève jusqu’au regard d’une maîtresse excusant d’un fat compliment qui les rapproche aussi, un moment d’inattention, je sais bien quel rapport lointain ou inexistant me fait la dupe d’une mauvaise poésie ; et après tout qu’au diamant auquel je les compare, je préfère encore ses yeux. Alors, du spectacle où je me convie malgré le faste imaginaire et cependant possible, je sortirais malheureux et désenchanté comme ces enfants qu’on emprisonne au milieu des trésors. Mais, que je l’écrive et annonce que demain à l’Opéra, l’Azur présidera à la rencontre de l’Amour et de Psyché au bord d’une rivière d’Émeraudes véritables car telle est la volonté et le pouvoir extravagants de l’auteur, si je le crois, je traverserai les mers pour y assister.

La puissance de la poésie ne réside pas ailleurs. C’est de ces mariages barbares que la pensée moderne se rajeunit. J’envierai le poète qui reportant dans l’inconnaissable une voix isolée s’exprimerait dans un langage imprévisible. Mais les plus grands d’entre eux sont encore ceux qui jettent les ponts les plus hauts de la civilisation où ils vivent à la barbarie qu’ils soumettent, pour les qualifier passionnément l’une ou l’autre. Pour le reste, pour l’essentiel autant dire à l’étoile d’annoncer sa présence avant l’arrivée de son train de lumière.

……………

ROGER VITRAC


SANS TITRE ET ENCORE UN AN DE SANS TITRE

Les murs du Paradis sont en cœur de femmes ; c’est le bonbon que suce Dieu.

Mourir d’amour c’est avoir vécu.

Notre pensée est œil et cet œil, une larme.

Pourquoi ne pas le regarder ?

– Pour le voir. -

Femme doit être le dernier mot d’un mourant et d’un livre.

Le milieu entre le Tiens, vis ! et le Tiens, meurs ! que doit dire, qui doit venir d’une femme, est une fine lame tranchante sur laquelle on ne peut poser ni corps, ni cœur ; rien n’y tient, ou c’est coupé.

Il n’y a rien, ou tout est vu comme on voit clair.

Je rirais, si tout ce qu’on prend, allait s’attacher aux mains comme des verrues, parce qu’alors il n’y aurait plus au Monde que des marchands de pierre infernale.

Âme, – femme échevelée ;

Cœur, – homme pâle et maigre ;

Corps, – maison de fous, où les deux premiers se regardent.

Les cœurs, en partant des corps, ne manquent pas de remplir les visages.

Si le monde finit c’est ce qu’il aura fait de bien.

Pas de jardin comme l’Amour, pas d’épouvantail comme l’Homme qui a peur ; pas de moineau pareil à la Femme. – Comme le premier embaume ! mais comme le second effraie. Et comme alors, le troisième se sauve !

XAVIER FORNERET

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LE CINQUANTENAIRE DE L’HYSTÉRIE

(1878-1928)

NOUS, SURRÉALISTES, TENONS À CÉLÉBRER ICI LE CINQUANTENAIRE DE L’HYSTÉRIE, LA PLUS GRANDE DÉCOUVERTE POÉTIQUE DE LA FIN DU XIXe SIÈCLE, ET CELA AU MOMENT MÊME OU LE DÉMEMBREMENT DU CONCEPT DE L’HYSTÉRIE PARAIT CHOSE CONSOMMÉE. NOUS QUI N’AIMONS RIEN TANT QUE CES JEUNES HYSTÉRIQUES, DONT LE TYPE PARFAIT NOUS EST FOURNI PAR L’OBSERVATION RELATIVE À LA DÉLICIEUSE X. L. (AUGUSTINE) ENTRÉE À LA SALPÉTRIERE DANS LE SERVICE DU Dr CHARCOT LE 21 OCTOBRE 1875, À L’ÂGE DE 15 ANS 1/2, COMMENT SERIONS-NOUS TOUCHÉS PAR LA LABORIEUSE RÉFUTATION DE TROUBLES ORGANIQUES, DONT LE PROCÈS NE SERA JAMAIS QU’AUX YEUX DES SEULS MÉDECINS CELUI DE L’HYSTÉRIE ? QUELLE PITIÉ ! M. BABINSKI, L’HOMME LE PLUS INTELLIGENT QUI SE SOIT ATTAQUÉ À CETTE QUESTION, OSAIT PUBLIER EN 1913 : " QUAND UNE ÉMOTION EST SINCÈRE, PROFONDE, SECOUE L’ÂME HUMAINE, IL N’Y A PLUS DE PLACE POUR L’HYSTÉRIE ". ET VOILÀ ENCORE CE QU’ON NOUS A DONNÉ À APPRENDRE DE MIEUX. FREUD, QUI DOIT TANT À CHARCOT, SE SOUVIENT-IL DU TEMPS OÙ, AU TÉMOIGNAGE DES SURVIVANTS, LES INTERNES DE LA SALPÉTRIERE CONFONDAIENT LEUR DEVOIR PROFESSIONNEL ET LEUR GOÛT DE L’AMOUR, OÙ, À LA NUIT TOMBANTE, LES MALADES LES REJOIGNAIENT AU DEHORS OU LES RECEVAIENT DANS LEUR LIT ? ILS ÉNUMÉRAIENT ENSUITE PATIEMMENT, POUR LES BESOINS DE LA CAUSE MÉDICALE QUI NE SE DÉFEND PAS, LES ATTITUDES PASSIONNELLES SOI-DISANT PATHOLOGIQUES QUI LEUR ÉTAIENT, ET NOUS SONT ENCORE HUMAINEMENT, SI PRÉCIEUSES. APRÈS CINQUANTE ANS, L’ÉCOLE DE NANCY EST-ELLE MORTE ? S’IL VIT TOUJOURS, LE DOCTEUR LUYS A-T-IL OUBLIÉ ? MAIS OÙ SONT LES OBSERVATIONS DE NÉRI SUR LE TREMBLEMENT DE TERRE DE MESSINE ? OÙ SONT LES ZOUAVES TORPILLÉS PAR LE RAYMOND ROUSSEL DE LA SCIENCE, CLOVIS VINCENT ?

AUX DIVERSES DÉFINITIONS DE L’HYSTÉRIE QUI ONT ÉTÉ DONNÉES JUSQU’À CE JOUR, DE L’HYSTÉRIE, DIVINE DANS L’ANTIQUITÉ, INFERNALE AU MOYEN-ÂGE, DES POSSÉDÉS DE LOUDUN AUX FLAGELLANTS DE N.-D. DES PLEURS (VIVE MADAME CHANTELOUVE !), DÉFINITIONS MYTHIQUES, ÉROTIQUES OU SIMPLEMENT LYRIQUES, DÉFINITIONS SOCIALES, DÉFINITIONS SAVANTES, IL EST TROP FACILE D’OPPOSER CETTE " MALADIE COMPLEXE ET PROTÉIFORME APPELÉE HYSTÉRIE QUI ÉCHAPPE À TOUTE DÉFINITION " (Bernheim). LES SPECTATEURS DU TRÈS BEAU FILM " LA SORCELLERIE À TRAVERS LES ÂGES " SE RAPPELLENT CERTAINEMENT AVOIR TROUVÉ SUR L’ÉCRAN OU DANS LA SALLE DES ENSEIGNEMENTS PLUS VIFS QUE CEUX DES LIVRES D’HIPPOCRATE, DE PLATON OÙ L’UTÉRUS BONDIT COMME UNE PETITE CHÈVRE, DE GALIEN QUI IMMOBILISE LA CHÈVRE, DE FERNEL QUI LA REMET EN MARCHE AU XVIe SIECLE ET LA SENT SOUS SA MAIN REMONTER JUSQU’À L’ESTOMAC ; ILS ONT VU GRANDIR, GRANDIR LES CORNES DE LA

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LES ATTITUDES PASSIONNELLES EN 1878

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BÊTE JUSQU’À DEVENIR CELLES DU DIABLE. À SON TOUR LE DIABLE FAIT DÉFAUT. LES HYPOTHÈSES POSITIVISTES SE PARTAGENT SA SUCCESSION. LA CRISE D’HYSTÉRIE PREND FORME AUX DÉPENS DE L’HYSTÉRIE MÊME, AVEC SON AURA SUPERBE, SES QUATRE PÉRIODES DONT LA TROISIÈME NOUS RETIENT À L’ÉGAL DES TABLEAUX VIVANTS LES PLUS EXPRESSIFS ET LES PLUS PURS, SA RÉSOLUTION TOUTE SIMPLE DANS LA VIE NORMALE. L’HYSTÉRIE CLASSIQUE EN 1906 PERD SES TRAITS : " L’HYSTÉRIE EST UN ÉTAT PATHOLOGIQUE SE MANIFESTANT PAR DES TROUBLES QU’IL EST POSSIBLE DE REPRODUIRE PAR SUGGESTION, CHEZ CERTAINS SUJETS, AVEC UNE EXACTITUDE PARFAITE ET QUI SONT SUSCEPTIBLES DE DISPARAÎTRE SOUS L’INFLUENCE DE LA PERSUASION (CONTRE-SUGGESTION) SEULE. " (Babinski).

NOUS NE VOYONS DANS CETTE DÉFINITION QU’UN MOMENT DU DEVENIR DE L’HYSTÉRIE. LE MOUVEMENT DIALECTIQUE QUI L’A FAIT NAÎTRE SUIT SON COURS. DIX ANS PLUS TARD, SOUS LE DÉGUISEMENT DÉPLORABLE DU PITHIATISME, L’HYSTÉRIE TEND À REPRENDRE SES DROITS. LE MÉDECIN S’ÉTONNE. IL VEUT NIER CE QUI NE LUI APPARTIENT PAS.

NOUS PROPOSONS DONC, EN 1928, UNE DÉFINITION NOUVELLE DE L’HYSTÉRIE :

L’HYSTÉRIE EST UN ÉTAT MENTAL PLUS OU MOINS IRRÉDUCTIBLE SE CARACTÉRISANT PAR LA SUBVERSION DES RAPPORTS QUI S’ÉTABLISSENT ENTRE LE SUJET ET LE MONDE MORAL DUQUEL IL CROIT PRATIQUEMENT RELEVER, EN DEHORS DE TOUT SYSTÈME DÉLIRANT. CET ÉTAT MENTAL EST FONDÉ SUR LE BESOIN D’UNE SÉDUCTION RÉCIPROQUE, QUI EXPLIQUE LES MIRACLES HÂTIVEMENT ACCEPTÉS DE LA SUGGESTION (OU CONTRE-SUGGESTION) MÉDICALE. L’HYSTÉRIE N’EST PAS UN PHÉNOMÈNE PATHOLOGIQUE ET PEUT, À TOUS ÉGARDS, ÊTRE CONSIDÉRÉE COMME UN MOYEN SUPRÊME D’EXPRESSION.

ARAGON, BRETON


PROGRAMME

I

– Attention aux sonnettes ! Jeu avec les petites boules noires des heures. J’ai tour à tour perdu et perdu.

– Demain, rien d’aujourd’hui : l’ennui, camion des méprises. Horreur du bruit. Demain, c’est la veille de la veille. Je suis seul à juger du non-bouleversement à l’intérieur de moi-même. La fluidité des contours. Une ville assise sur ses contreforts. Divergences d’opinions sur les hommes et les choses. Transports en communs. L’ombre de l’ombre. Comment s’amuser en vacances.

– Projet de voyages. Diverses folies. L’œil vert de la liqueur rouge. C’est un effet d’optique. Projet d’installation à la campagne : le silence met les pieds dans le plat et si la grandeur de la nature m’abandonne, c’est pour la pose.

– Chercher ce qu’il faut dire dans un temps donné.

– Projet de roman : Le feuilleton d’automne, le crime à l’ordre du jour (De quoi ?)

Une femme couleur du néant. Baudelaire vient à Cyrano et raconte comment il a connu Jacques Vaché, à 4 heures du matin, dans un café des environs de la Halle aux Vins. Obermann et Michel Leiris par ailleurs, rue de la Tombe-Issoire. Diverses associations d’idées sur l’amour. L’enfance malheureuse d’une jeune et jolie femme. Mauvaises plaisanteries de quelques-uns. Un grand nombre de femmes du même âge et de la même taille. Ce qui me touche : de jolies dents. À tout hasard Saint-Just par amour. Histoire d’une grande passion.

– Quand je pense au XXe siècle, j’ai la sensation de m’emmerder considérablement plus. D’ailleurs, je n’y pense guère.

Considérations sur la peinture et sur les mœurs.

Un peintre que j’aime pour de bonnes raisons : André Masson.

Aragon : Le fini et l’infini. Art de vivre.

Breton : Le merveilleux. Voir au chapitre Cœur.

– 2e projet de roman : Folles considérations sur l’amour : les belles aventures, les nobles aventures.

– Un souvenir : Drien La Rochelle, marin d’eau douce.

– Projet de voyage.

– Projet de voyage.

– Projet de voyage.

– Projet de voyage à la campagne.

(Voir Masson.)

– Attention à la Roue de la Fortune. Désirs de connaissances inquiétantes.

– De grands projets littéraires : L’humour et l’amour.

– Michel Leiris, que j’aime voir toujours.

– Et puis ça va. Je n’attendrai pas deux heures de plus pour réaliser ces magnifiques projets. Écrire à tous ceux qui me sont chers. Tromper les journées. Jeu de cache-cache permanent. La déroute au bout du petit doigt. La paille brise la poutre.

Un poème pour ouvrir la prose de mes yeux

ou

Facilités d’économiser le soleil avec la lune.

(Date oubliée.)

II

(11 décembre)

Je n’oublie rien.

Les nuits : Quelques visages, les beaux visages. Ma main tremble. Il y en a d’ailés…

Je suis seul,

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III

(12 décembre)

– La poésie est morte. Nous ne l’avons pas tuée.

D’ailleurs, il n’est pas toujours bon de donner de l’importance à une action détestable.

C’est que nous sommes prisonniers de cette fameuse terre dont la folie est le seul élément de choix. Il faudrait s’adonner aux trouvailles terrestres et merveilleuses car le ciel n’est qu’une éponge de vinaigre qui ne nous réserve plus aucunes surprises.

– Il faut écrire clairement, sans déclamations, sans éclat de voix, avec une grande lucidité. S’intéresser à un événement précis. Prendre des notes.

– Pour ma part, je crois qu’il n’y a plus lieu d’écrire des poèmes. De la prose pour le mauvais usage général.

– Pourquoi les meilleures plaisanteries ne seraient-elles pas les plus longues ?

Rêver.

Jacques BARON


Si l’on riait de tout ce qui donne à rire, à commencer par celui qui survit à ce qu’il aimait, – vraiment notre bouche serait comme une plaie toujours ouverte et saignante.

Ceci dit purement :

Tant que la Femme est comme un pont tremblant, l’Homme y passe ; lorsqu’il devient solide, c’est du malheur pour le pont.

XAVIER FORNERET

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LA MALADIE N° 9

La nuit s’enfonça dans l’entonnoir et disparut dans le bocal rouge. (Depuis elle est prisonnière à la devanture d’un pharmacien.) Elle fut aussitôt remplacée par une haute tour de cristal au sommet de laquelle était accrochée une petite cascade blanche. Elle s’appelait Alice et agitait les bras en tous les sens pour exprimer sa satisfaction aux jolies mouches en forme de cœur qui tourbillonnaient autour d’elle. Alice était heureuse comme un morceau de sucre, car elle ne soupçonnait pas encore la tasse de café, la fatale tasse de café dont l’apparition dans la vie du sucre a la même signification que le craquement d’un meuble, dans une auberge à la campagne, pour l’homme qui essaie en vain de dormir. Mais Alice ignorait qu’elle était au sommet d’une tour de cristal. Aussi fut-elle stupéfaite de voir son père sous ses pieds, en grande colère contre sa mère et l’étouffer avec sa tabatière qu’il lui enfonça dans la bouche.

La mère d’Alice mourut en gémissant comme un hortensia qui perd ses multiples fleurs stupides. Cependant, tout n’était pas perdu, grâce à la tabatière, cause de sa mort. La tabatière comme c’était sa fonction était remplie de tabac et l’horloge impassible qui l’avait regardé mourir le savait bien, car chaussée de ses secondes, elle pleurait sur le tabac et le fécondait. Et Alice qui était restée au haut de la tour put bientôt contempler la transformation qui s’opérait et voir sa mère devenir un immense champ de tabac. Chacun sait que le tabac ne sert de rien sans la pipe. La chaise à porteur qui sommeillait sous l’horloge ne tarda pas à se réveiller car le tabac en germant fait un bruit que d’aucuns qualifient de musique et que chercheraient vainement à imiter les compositeurs les plus réputés. La chaise à porteurs se rendit compte de cet oubli et le jugea tout d’abord irréparable. Et de se lamenter ! Peut-être se lamenterait-elle encore si le portrait de la marquise pour laquelle elle fut construite – une putain de la cour de Louis XIV – ne s’était détaché du mur et n’était tombé à la place qu’elle occupait jadis. De cette rencontre inopinée jaillit pour la chaise à porteurs la révélation qui devait l’amener à compléter l’œuvre entreprise par son amie l’horloge. La chute de la marquise signifiait qu’elle n’était pas morte. Il suffisait donc à la chaise à porteurs d’enfoncer un de ses bras dans le cœur de la marquise pour faire une pipe d’excellente qualité et susceptible d’engendrer une longue lignée de pipes savoureuses. Quelques instants après l’un des bras de la chaise à porteurs surmonté d’un cœur était planté dans le champ de tabac. Mais le cœur de la marquise n’acceptait pas sans protester le rôle qu’on voulait lui faire tenir, et lorsque le premier plant de tabac venu lui enjoignit de remplir sa fonction de pipe le cœur voulut se venger et au lieu de laisser s’échapper la fumée par le fourneau comme il est d’usage pour une pipe la laissa-t-il partir par le tuyau ce qui produisit dans le sol du champ une telle perturbation que tous les plants de tabac faillirent trépasser du même coup. Il n’en fut heureusement rien, au contraire le plant de tabac qui s’était donné pour mission de le mater lui donna quelques vigoureux coups de racine qui lui firent comprendre que toute résistance était inutile.

Et Alice du haut de la tour vit bientôt une épaisse fumée s’élever du champ de tabac. Cette fumée était semblable à une volière dont tous les habitants auraient émigré vers les mers du sud pour y mourir comme meurent les écorces d’amandes amères. Lorsque la fumée arriva au niveau d’Alice elle commença à parler et l’histoire qu’elle lui raconta lui planta dans la tête toutes les fleurs des champs. Elle disait :

" Je ne suis plus le souffle de ta mère mais la fumée du champ de tabac. J’ai des yeux qui voient les pipes sans distinguer le fourneau du tuyau, mais je te vois : tu es blanche comme la roue qui s’échappe d’une auto lancée à toute vitesse sur une route droite et qui provoque la catastrophe, tu n’as pas plus de seins que les yeux d’un mort et cependant ton amant qui vient à ta rencontre dira qu’ils sont semblables au soleil qui se lève au-dessus des montagnes, l’hiver. Tu n’entends pas encore ce qu’il te dit et cependant il sait que tu l’attends comme la pierre attend l’eau. Il viendra vers toi lorsque les lampes qui brûlent dans les chapeaux haut-de-forme pour simuler des lumières funéraires, auront lancé leur flamme loin du chapeau qui les étouffe, comme on jette une pierre pour faire des ricochets dans une mare. Il sortira du tiroir où tu caches tes plus secrètes pensées. Sa main se posera sur ta tête comme un oiseau familier. Tu ne sauras pas que c’est lui et cependant tu seras semblable à une boutique dans laquelle entre le premier acheteur de la journée. Qu’il demande une bouteille d’eau de javel, des bas cyclistes ou un canon paragrêle, c’est un homme au visage aimable et qui marche sur la pointe des pieds de peur de réveiller le chat qui dort dans une écrémeuse. Rien à faire ! Le chat se réveille et lui saute au visage. Il lui mord le nez et l’acheteur matinal n’est plus qu’une boite en carton oubliée par le garçon de magasin.

Pauvre Alice, lamentable Alice ! Que n’es-tu restée cascade blanche au fond des bois au lieu de figurer les " Anne ne vois-tu rien venir " au sommet d’une tour de cristal. Des lièvres seraient venus à l’automne laver à ton eau claire la plaie que leur

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aurait faite quelque chasseur et tu aurais eu le plaisir de te tarir à leur approche afin qu’épuisés par la perte de leur sang, ils roulent dans ton lit et que, reprenant ton cours, tu puisses les entraîner loin de leur retraite. Tu as préféré n’être que le seau qui, tombé au fond d’un puits, garde l’espoir illusoire qu’un jour ou l’autre on viendra le tirer de sa triste position. Rien à faire, ton puits est au sommet de la tour. "

Ainsi parla la fumée de tabac qui montait du champ. Bientôt Alice disparut dans la fumée ainsi que la tour de cristal. Le champ de tabac s’évanouit rapidement en fumée et la fumée elle-même se dissipa. À la place de la tour, un général sénile cherchait son armée.

Apercevant les pipes, il s’écria : " Quel sort malheureux que le mien ! Mes braves soldats sont devenus des pipes éteintes sous les coups de l’ennemi ! " Et il s’engouffra dans le fourneau d’une pipe.

Une sorte de mousse légère flottait dans l’air et lentement se déposa sur les pipes qui peu à peu grandirent jusqu’à devenir grosses comme des canons. Un homme dont le regard, qui paraissait tourner comme un manège de chevaux de bois, indiquait de sombres préoccupations, se dressa devant les canons et, levant le bras droit vers le ciel, dit : " Que ce bras s’envole et se dépose dans des millénaires au sommet de quelque montagne inaccessible située entre l’air et les oiseaux qui le traversent, si ces canons n’écrasent pas ma pourriture desséchée. " Et son bras s’envola pour atteindre l’horizon qu’il transperça comme une flèche qui passe de l’autre côté d’un œil.

L’homme sourit amèrement. D’un canon plus grand que les autres jaillit une forme humaine – si l’on peut appeler forme humaine cette étoile rouge qui s’éleva d’un seul jet au-dessus du canon – qui, regardant fixement l’inconnu, lui dit : " Allons Nicolas tes vins ont dilaté trop d’estomacs, moi, Job, j’en ai assez. "

Nicolas qui était toujours immobile au milieu de la plaine face aux canons, sentit des millions de bouteilles bourgeonner sur et entre ses phalanges. Et une longue conversation s’engagea entre Job et lui.

NICOLAS. – Job, tu arrives trop tard. Tes pipes sont des canons qui ne briseront pas mes bouteilles.

JOB. – Ton bras ne se posera pas sur la montagne inaccessible de tes rêves, il court maintenant sur une voie de chemin de fer à la rencontre d’un improbable express. Je dis improbable car cette ligne se jette dans la mer comme un filet de pêche et les express n’ont pas encore l’habitude de rouler ainsi.

NICOLAS. – J’ai vu un matin pendant une giboulée, alors que le soleil calculait mentalement le nombre de gouttes d’eau nécessaires pour remplir le creux de la main d’un borgne, j’ai vu un matin Alice au sommet de sa tour de cristal. Et la terre n’était pas plus grosse qu’une lentille et pendait à l’un de ses cheveux comme un homme qui va se noyer. Il y avait de grandes batailles entre les seins des femmes où des petits oiseaux picoraient des fleurs de miroirs anciens.

JOB. – Et depuis tu recherches Alice sous les feuilles mortes aussi bien que chez les opticiens, mais en pure perte.

NICOLAS. – C’est vrai ; j’ai essayé des millions de binocles et de lunettes mais jamais

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elle n’apparaissait dans leur champ. Et les monocles ! Une fois cependant j’ai bien cru l’avoir retrouvée. C’était chez un opticien près de la porte Saint-Martin. J’avais essayé quelques binocles de formes variées avec lesquels j’apercevais dans le lointain une ville en flammes surmontée du fantôme blanc qui présidait à sa destruction. Des lunettes à monture d’or m’avaient permis de contempler le saisissant spectacle d’un cimetière dont les croix se vengeaient du honteux symbole dont elles étaient affublées en saccageant les tombes pour jeter au ruisseau les sinistres ossements qu’elles renfermaient. Et les ossements en revenant à l’air trouvaient de nouvelles forces pour devenir des rats qui bientôt remplissaient les égouts de la ville. Leur progéniture en peu de temps envahissait la cité dont les habitants étaient alors en proie aux pires maux. Ils mouraient à leur tour et donnaient naissance à de nouvelles légions de rats.

Avec les lunettes à monture d’écaille j’eus le plaisir d’étudier les mœurs des puces dans la fourrure des chats et la germination noire des graines de scaphandre au sein des fours à chaux. Mais avec un monocle de cristal je vis au loin, dressée sur l’horizon comme une trombe, la tour. Elle était plus brillante que jamais et s’agitait comme si elle était bâtie sur un ressort, mais Alice ne l’habitait plus. Je résolus pourtant de visiter la tour. Elle était vide comme une bouteille fêlée. Seule au sommet une écharpe de soie rouge était accrochée et flottait au vent qu’émettait la tour. C’était l’écharpe d’Alice sur laquelle en lisait :

NICOLAS

Les chapeaux ne perdent jamais la tête.

Depuis je consulte la sonorité des troncs d’arbres creux, les porte-manteaux qui tendent à céder sous le poids des pardessus, les rochers qui, minés par les pluies d’hiver, tombent dans la vallée en écrasant le jour de Pâques une lépreuse procession d’êtres sales et boueux précédés d’une croix formée de deux vipères entrelacées. Les troncs d’arbres m’épellent lentement l’alphabet, les porte-manteaux ricanent et s’effondrent et les rochers me menacent. M’indiqueras-tu le chemin de la cascade blanche ?

JOB. – Regarde si la route est longue et si la poussière vole sous les pas sonores des rescapés d’un naufrage, si, sur les bas-côtés de la route paissent des vaches blanches dont les cornes ont la forme d’un pas sur le sable. Et surtout suis bien la direction de ces pas. Lorsque la route sera traversée par une armée d’araignées qui s’enfuira après avoir tendu une immense toile en travers : couches-toi et attends. Alice la petite cascade blanche viendra.

BENJAMIN PÉRET


POÈMES

LANGAGE CUIT

VENT NOCTURNE

Sur la mer maritime se perdent les perdus Les morts meurent en chassant des chasseurs Dansent en rond une ronde Dieux divins ! hommes humains ! De mes doigts digitaux je déchire une cervelle cérébrale Quelle angoissante angoisse Mais les maîtresses maîtrisées ont des cheveux chevelus Cieux célestes Terre terrestre Mais où est la terre céleste ?

AU MOCASSIN LE VERBE

Tu me suicides si docilement Je te mourrai pourtant un jour Je connaîtrons cette femme idéale Et lentement je neigerai sur sa bouche et je pleuvrai sans doute même si je fais tard, même si je fais beau temps. Nous aimez si peu nos yeux Et je s’écroulerai cette larme sans raison bien entendu et sans tristesse… Sans !

IDÉAL MAÎTRESSE

Je m’étais ce matin-là à brosser les dents d’un joli animal que, patiemment, j’apprivoise. C’est un caméléon. Cette aimable bête fuma comme à l’ordinaire quelques cigarettes puis je partis. Dans l’escalier je LA rencontrai. – Je mange, me dit-elle, Et tandis que moi-même je cristal à peine ciel-je à son regard qui fleure vers moi. Or il serrure et, maîtresse, tu pichpin qu’a joli vase je me chaise si les chemins tombeaux. L’escalier, toujours l’escalier qui bibliothèque Et la poule au bas plus abîme que le soleil ne cloche. Remontons ! mais en vain les souvenirs se sardines

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À peine un bouton tirelire-t-il. Tombez, tombez ! en voici le verdict : " La danseuse sera fusillée à l’aube en tenue de danse avec ses bijoux immolés au feu de son corps. Le sang des bijoux, soldats… " Eh quoi ? Déjà je miroir. Maîtresse tu carré noir et si les nuages de tout à l’heure myosotis ; ils moulins dans la toujours présente éternité.

DE LA ROSE DE MARBRE LA ROSE DE FER

La rose de marbre immense et blanche était seule sur la place déserte où les ombres se prolongeaient à l’infini. Et la la rose de marbre seule sous le soleil et les étoiles était reine de la solitude. Et sans parfum la rose de marbre sur sa tige rigide au sommet du piédestal de granit ruisselant de tous les flots du ciel. La lune s’arrêtait pensive en son cœur glacial et les déesses des jardins les déesses de marbre à ses pétales venaient éprouver leurs seins froids. La rose de verre résonnait à tous les bruits du littoral. Il n’était pas un sanglot de vague brisée qui ne la fît vibrer. Autour de sa tige fragile et de son cœur transparent des arcs-en-ciel tournaient avec les astres. La pluie glissait en boules délicates sur ses feuilles que parfois le vent faisait gémir à l’effroi des ruisseaux et des vers luisants. La rose de charbon était un phénix nègre que la foudre transformait en rose de feu. Mais sans cesse issue des corridors ténébreux de la mine où les mineurs la recueillant avec respect pour la transporter au jour dans sa gangue d’anthracite la rose de charbon veillait aux portes du désert. La rose de papier buvard saignait parfois au crépuscule quand le soir à son pied venait s’agenouiller. La rose de buvard gardienne de tous les secrets et mauvaise conseillère saignait un sang plus épais que l’écume de mer et qui n’était pas le sien. La rose de nuages apparaissait sur les villes maudites à l’heure des éruptions de volcans, à l’heure des incendies, à l’heure des émeutes et, au-dessus de Paris, quand la Commune y mêla les veines irisées du pétrole et l’odeur de la poudre elle fut belle, belle au 21 janvier, belle au mois d’octobre dans le vent froid des steppes, belle en 1905 à l’heure des miracles, à l’heure de l’amour. La rose de bois présidait aux gibets. Elle fleurissait au plus haut de la guillotine puis dormait dans la mousse à l’ombre immense des champignons. La rose de fer avait été battue durant des siècles par des forgerons d’éclairs, chacune de ses feuilles était grande comme un ciel inconnu. Au moindre choc, elle rendait le bruit du tonnerre. Mais qu’elle était douce aux amoureuses désespérées la rose de fer ! La rose de marbre, la rose de verre, la rose de charbon, la rose de papier buvard, la rose de bois, la rose de fer refleuriront toujours mais aujourd’hui elles sont effeuillées sur ton tapis. Qui es-tu, Toi qui écrases sous tes pieds nus les débris fugitifs de la rose de marbre, de la rose de verre, de la rose de charbon, de la rose de papier buvard, de la rose de nuages, de la rose de bois, de la rose de fer ?

ROBERT DESNOS

LES DERNIERS JOURS

Les philosophes les artistes Les crémiers les gens très bien sont tombés dans le précipice Pas besoin d’enterrement

Plus de théories de peintures Le monde en reste désolé Heureusement que pour se distraire On a la Radiophonie

PORTRAIT

Rêvé de l’auteur de la Marche Lorraine Pensé à l’aurore aux Bourgeois de Calais Pour l’apéritif lu la Jeune Parque Tout l’après-midi fredonné Je cherche Après Titine et le soir le Petit Quinquin Je suis M. Faralicq le commissaire bien connu

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REFRACTAIRE

Pour me faire faire pipi Piss piss disait ma nourrice pour me faire faire pipi

Pour me faire faire caca Kak kak disait l’infirmière pour me faire faire caca

Pour me faire faire à droite alignement Broufbrouf disait la moustache pour me faire faire à droite alignement

Mais je ne fais plus jamais à droite alignement Ni pipi ni caca C’est fini

ANGELUS

Vous qui riez Sans doute que vous trouvez ça drôle Ce n’est pourtant pas joyeux

Le noyé cheveux dans la merde Qui suit la Seine et ses poissons Au son des cloches Le noyé multicolore au ventre énorme le noyé grotesque azur les pieds devant Boomerang du destin Croyez-vous vraiment qu’il se mare

Vous qui riez etc.

La boue avec ses vieux tickets de métro Ses rides que les pieds dérangent Sa puanteur particulière Tout le trottoir et ses hantises La boue Avec ses numéros d’autobus Ses vieux débris ses déchets de l’instant

Vous qui riez etc.

Dans le placard les bottines Ces deux amnésiques nonnes Un cheveu tombé sur la moquette Les bottines Elles n’ont pas perdu que la mémoire Elles ont aussi perdu deux ou trois boutons

Vous qui riez etc.

Autour des boutiques blondes Petits hommes sans espoir Rôdant avec leurs moustaches Comme des miroirs brisés Epient autour des boutiques habituelles La fruitière la crémière Et la bonne renvoyée

Vous qui riez etc.

Midi roi des étés Tu parles Tu n’as pas vu le macadam Le pot de lait concentré qu’on n’achève Pas mais qui servira pour ce soir avec Sa mâchoire édentée à la façon des vieillards Plutôt qu’à celle des tatous Tu parles

Vous qui riez etc.

Des vieillards justement les voici Assis Ici À la terrasse des cafés avec les plus jolies femmes du monde Ils les pelotent Ils bavent Ils sont Égrillards l’œil cochon mais rouge le nez Frémissant et morveux Les oreilles poilues la peau tachée De larges plaques brunes et vertes Ils tirent de temps en temps Non pas des coups de revolver Non pas des coups de chapeau à ces jeunes gens qui reluquent leurs compagnes Non pas les conséquences d’une vie arrivant à sa fin Mais leur portefeuille Et le rentrent très vite en hoquetant

Vous qui riez etc.

Ils pelotent les femmes Et s’ils se contentaient encore De les peloter Mais non Ils leur racontent des histoires Ils font les jolis garçons Ce sont nos pères Messieurs nos pères Qui trouvent que nous ne leur ressemblons pas

Honnêtes gens qui Eux ne se sont jamais fait sucer qu’en dehors du foyer conjugal Ah ils en connaissent des trucs ces vieux là Ils ne respectent que Ce qui est respectable Regardez dans leurs doigts les putains qu’ils manient Leurs yeux comme des loteries Leurs yeux immenses où saute à la corde Un cygne noir devenu fou Il va chanter mais ce qui tourne Ce moulin à café chantant Déroule un paysage étrange où sommes-nous Les routes croisent l’infini de leurs pas Nous sommes au cœur d’un dessin calligraphique Fait d’un seul trait de plume Au comble de la complication À la margelle où vont le soir S’abreuver les belles porteuses de mystères Ces belles inconnues non algébriques Celles qui tiennent dans leurs main la pierre philosophale Celles qui ont la pureté du couteau celles Celles Qui ne ressemblent aucunement À nos mamans

Vous qui ne riez plus, etc Vous qui ne riez plus ceci est votre angélus

ARAGON

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CORRESPONDANCE

Paris, 3, rue de Grenelle (VIe).

Jean Paulhan,

Après les explications auxquelles je me livrai en votre présence au sujet de cet obscène Claudel, en considération des services rendus et d’une amitié infiniment tiraillée et trouble, mais enfin parfois opérante, ramener mon réquisitoire à la simplicité des deux points dont témoigne votre lettre, est une canaillerie pure et simple mais qui ne vous défigure pas, au contraire.

Cette canaillerie m’éloigne de vous, et en plus elle vous juge et souligne votre facilité.

Car l’homme que j’ai vu rouler la tête sur sa poitrine dans l’incapacité absolue de répondre à une question précise, tel l’enfant qui se dérobe (alors Jean Paulhan, c’est vous l’enfant, si c’est vous l’enfant il faut le dire afin qu’on le sache), cet homme obligé de reprendre prise sans cesse sur son propre néant ne peut me reprocher aucune facilité, aucune absence d’âme.

Je n’ajouterai aucune injure à la qualification de votre attitude. Il en faut beaucoup plus, croyez-le bien, pour me faire douter de moi. Je sais où j’ai mal mais ce n’est pas à cette petite partie de mon esprit qu’un Jean Paulhan peut atteindre.

ANTONIN ARTAUD

P.-S. – En ce qui concerne la manifestation Jarry, c’est le principe même du théâtre que votre collaborateur met en cause dans le numéro de février de la N. R. F. Mais le théâtre Jarry n’a rien à faire avec le théâtre. Tout ceci, par conséquent, ne nous intéresse pas. Je ne répondrai donc pas à votre imbécile de collaborateur. Quant au sens et au principe d’une manifestation comme celle-là, voici ce que je consentirai à en dire :

Je fais d’un texte exactement ce qu’il me plaît. Mais un texte sur une scène est toujours une pauvre chose. Je l’agrémente donc de cris et de contorsions qui ont un sens naturellement, mais qui n’est pas pour les porcs. Je ne m’étonne donc pas que le nain qui signe ces critiques ait vu dans une représentation semblable une pièce de comédie moderne.

Une autre raison pour laquelle j’appréhende de vous confier ma réponse est que je devrais m’exposer à l’un de ces châtrages en long et en large de textes, semés de membres de phrases coupées et de mots réduits à l’expression d’un cheveu, auxquels vous nous avez habitués.


Hôpital Sédillot, ce mercredi.

Mon cher Breton,

Très déprimé, dans l’immense hôpital Sédillot. Hier j’ai dû revêtir un vêtement infect… On m’a mis dans une petite chambre.

Le soir premier événement : un étudiant en philosophie est venu s’entretenir avec moi de la révolte des idéalistes contre la réalité. J’ai pu déclamer à haute voix la Lettre aux médecins qui se prétendent psychiâtres, lettre tirée du numéro 3 de la Révolution Surréaliste.

Ce matin, arrivée du Major Potet, lieutenant-colonel, médecin neurologue. Je frappe timidement à sa porte. À peine ai-je exprimé mon désir de malade sollicitant une audience : " Fous-moi le camp. " Je rentre dans ma chambre. Il me fait appeler quelques instants après. Il s’adresse à moi d’une façon violente :

" Tu es anxieux, poète surréaliste, obsédé par le suicide. Tu n’as pas honte ? Tu oses écrire des romans, toi qui ne sais même pas ce que c’est que le service militaire ? Et tu es fils d’un officier mort à la guerre ? Comment la République tolère-t-elle l’existence d’individus comme toi ? La liberté n’existe pas. Le service militaire est un devoir. Tu es allé faire une fugue auprès d’une jeune Alsacienne au lieu de te rendre à ta caserne. Tu sais que je puis t’envoyer aux bataillons d’Afrique, ou en prison, pour insoumission et insolence. Alors qu’estce que tu penses de cela ?

– Monsieur je vous répondrai, quand je serai civil. En ce moment une législation odieuse vous donne sur moi les droits de la force. La raison du plus fort est toujours la meilleure. Je répète ce que j’ai dit hier à Epinal : je suis un homme libre. Le fait qu’il est en votre pouvoir de disposer de moi ne m’en impose pas et je ne puis que me retrancher dans le silence et le mépris.

………………..

À ce moment il consulte mon dossier, volumineux… et plutôt effarant : il se radoucit,

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change de tactique, sourit et cesse de me tutoyer.

– Vous êtes révolutionnaire surréaliste ? Alors vous croyez à l’anarchie, à l’écriture automatique ? Vous ne sentez donc pas que vous gangrenez la société ? Et si vous êtes civil, vous me prendrez à la gorge, vous jetterez des bombes. Alors, vous pouvez bien me répondre, je ne vous ai engueulé tout à l’heure que pour vous donner une douche et vous faire réagir. Mon devoir de psychiâtre m’y oblige.

– Monsieur, je ne vous prendrai à la gorge et ne lancerai des bombes que si vous ou d’autres me privez de liberté, par l’encasernement. Je ne réponds pas de moi si vous devenez un juge ou un geôlier. Autrement mon attitude toute pénétrée de mysticisme oriental est celle d’un poète surréaliste répugnant à toute violence physique, et à tout acte meurtrier, s’il n’est pas légitimé par une passion fatale d’amour, de révolte ou d’horreur. Jusqu’à présent je me suis borné à délivrer mon subconscient et j’ai consacré toute mon activité aux choses de l’amour et aux choses démoniaques et maudites.

– Ah oui, on sait, on sait, Satan et les femmes sont vos obsessions. J’ai ici le diagnostic du docteur Vinchon qui a écrit un livre sur le Diable, il y a vos papiers délirants, vos élucubrations. Vous la savourez votre anxiété, hein, avouez-le ? Ah, mais ce n’est pas vous que j’ai déjà vu il y a quatre ans ici et que j’ai réformé pour mélancolie ?

– Oui c’est moi.

– Ah, c’est vous, l’abbé défroqué de Plombières, qui aimiez G. L., cantatrice à l’Opéra ? Oh, racontez-moi cela. Vous faisiez du refoulement sexuel à ce moment là. Avez-vous au moins couché avec elle ? Vous pouvez me le dire. Et qu’est-elle devenue ?….

………………..

Il se trouve que le major Potet a connu autrefois G. L. au bord d’une plage. Probablement il l’a aimé ; une bouffée de souvenirs amoureux et de visions balnéaires et maritimes lui montent à la tête et voici que cet homme pseudo-psychologue se trouve à son tour distrait (lui l’homme conscient !) du devoir et du marasme médico-militaire, pour se laisser impressionner, charmer et attendrir et donc posséder par l’évocation de visions féminines et de situations amoureuses. Oh ! Poésie, poésie, tu es la dominatrice ! Et il faut croire que cette brute a tout de même ressenti, en plus du chatouillement sexuel, la petite étincelle minima d’amour et de vie, puisque ensuite tous les malades de la salle Laveran sont venus me remercier, me disant que jamais le major P… n’avait été avec eux d’une telle douceur et d’une telle complaisance.

………………..

J’ai donc été obligé de raconter pour la ne fois mon histoire de Plombières, comment G. L. venant de répéter le rôle d’Yseult avec un jeune ténor viennois, s’était trouvée à Plombières en même temps que moi, comment je m’étais épris d’elle, beauté opulente singulièrement mariée au larmoyant et falot rimeur violoncelliste Paul Géraldy, et comment un jour où elle chantait au clavecin des chansons hawaïennes, je l’avais suivi dans un salon empire, puis avais accepté une coupe de champagne, dans laquelle G. L. trempa son biscuit, au grand scandale de la population qui ne pouvait admettre ces libations d’un abbé et d’une théâtreuse païenne, etc., etc.

– Et vous n’avez pas couché avec elle ?

– Non. Je n’ai pas couché avec elle.

– Alors c’est pour cela que vous avez voulu vous noyer dans le lac de Gérardmer ?

– C’est à cause de cela, et aussi à cause d’une actrice de l’Odéon que j’avais connue dans un restaurant-dancing.

– Mais enfin vous croyez donc qu’il n’y a que les femmes dans la vie ?

– Oui, l’amour d’une femme est à chaque instant ma seule raison de vivre. La société peut donc disparaître, l’humanité crever et la planète sauter, seul l’être que je désire compte pour moi.

– Et quel être désirez-vous maintenant ?

– Une star de cinéma.

– Comment s’appelle-t-elle ?

– Flory.

– Ah, c’est la Tunisienne dont vous parlez dans votre correspondance délirante. Décidément vous aimez la volaille du théâtre et de l’écran. Enfin, savez-vous ce qu’est devenue G. L… ?

Je vois qu’il y tient. Je lui apprends qu’elle est divorcée. Il me parle d’un flirt qu’elle a eu avec le maréchal Pétain… puis revient à Tunis.

– Alors vous avez tenté cet été de vous noyer dans la Méditerranée ?

– Oui.

– Vous avez un faible pour l’eau, à ce que je vois.

– Oui, une grande voyante à Paris m’a dit que j’appartenais à l’eau et que ma destinée s’accomplirait par l’intermédiaire d’un lac, d’un fleuve, ou de l’Océan.

– Étiez-vous ivre quand vous avez voulu vous tuer ?

– Je l’étais, en effet, j’avais passé la nuit avec la fièvre, couché sur la plage devant la villa de Flory, et j’avais bu deux bouteilles de vin, une de l’archevêché de Carthage, une des trappistes de Staouëli.

– Et après l’histoire de Tunis, qu’avez-vous fait ?

– Après cela, j’ai vécu solitaire, buvant des cocktails et faisant tourner des disques de phonographe. Je ne demande qu’une chose à la société c’est de me foutre la paix. Le contact des hommes me répugne.

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– Eh bien on pourrait vous trouver un petit emploi paisible de secrétaire à l’hôpital. Vous auriez un choix d’infirmières… Elles ne sont peut-être pas très, très… mais à défaut de vedettes.

– Monsieur je vous demande de ne pas faire de l’ironie en matière d’amour. Je ne suis pas l’homme des fumisteries.

– Mais, bon Dieu, si seulement vous étiez un humoriste et un fumiste ! Au moins vous ne seriez pas ainsi possédé et obsédé par ce que vous écrivez, et vous n’y croiriez pas, car enfin Satan.

– Eh bien oui Satan, j’y crois et vous voyez bien qu’un homme dont l’autorité est reconnue dans les milieux psychiâtriques a cru devoir écrire un livre sur cette question.

– Mais je ne dis pas que les histoires du subconscient, le fantastique, soient de la blague. Je dis qu’il est dangereux de fouiller là-dedans et qu’on y risque la folie. Vous avez ici Satan à Paris ?

… Je sors le livre de ma poche et je le lui tends. Il le feuillette.

– Ah ! c’est du joli. Les hallucinations nocturnes, l’obsession du cloître. Et incompréhensible. Comment la société permet-elle l’édition de pareils délires ? Car vous êtes un être nuisible et si vous avez un système nerveux assez solide pour supporter de vivre en rêve dans le monde horrible que vous décrivez, vous risquez d’exercer une influence dissolvante et malsaine sur des natures maladivement émotives.

– Je suis obligé d’écrire ce qui est pensé en moi.

– Mais moi aussi, bon Dieu, je puis faire de l’écriture automatique. Tenez. " Il prend une feuille et écrit textuellement :

" Le Diable est dans le plafond, il a une plume verte dans le derrière, j’écris, je veux écrire, mais je ne sais pas… " etc.

Il s’arrête. " Vous voyez bien que c’est ridicule et idiot.

– Peut-être, mais si vous aviez le courage de vous recueillir et de supporter le ridicule et la stupidité des premières lignes ou des premières pages, peut-être à un certain endroit du texte découvririez vous le merveilleux.

– Ah ! vous croyez cela vous ? Eh bien moi je prétends que l’écriture automatique est une entreprise stupide, dangereuse au point de vue psychique et social, et certainement décevante. Aucune découverte n’est possible dans ce domaine.

– Je suis d’un avis contraire, en ayant fait l’expérience.

– Oui, mais regardez où elle vous a conduit. À une telle insociabilité que vous ne pouvez plus vous entendre avec vos contemporains et que vous êtes prisonnier de vos images, de vos rêves.

– Je préfère mes démarches spirituelles, angoissées et désespérées, aux démarches logiques et raisonnables de l’intelligence.

– Alors vous ne voulez pas guérir, devenir un homme normal, équilibré, maître de vos émotions et de vos impressions ?

– J’ai horreur de cet espèce d’hommes. Je désire être possédé, dussé-je en être ébranlé d’une façon terrible, par ma pensée, mon désir et mon rêve.

– Mais vous voyez bien que vous êtes d’une hypersensibilité et que vous avez la psyké complètement torturée. Tant pis pour vous. Si vos amis surréalistes sont

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dans votre genre, cela doit être joli quand vous vous trouvez tous ensemble.

Enfin, j’aurais voulu vous sauver. Vous êtes un garçon intelligent et sympathique. Persistez-vous dans votre refus de service militaire ?

– Oui, j’en ai horreur. Je ne comprends rien au mot patrie. J’ai vécu parmi des rastaquouères et des exotiques. La caserne, je la vomis de dégoût. "

Tel est, mon cher Breton, le récit scrupuleusement exact de mon entretien matutinal. Je pense que vous publierez toutes ces notes, sous le titre :

Épopée et odyssée d’un poète antimilitariste.

Je crois qu’il faudrait donner ce texte à réviser à L. Aragon, pour supprimer les négligences de style et de ponctuation. Certaines personnes prétendent que Picasso est incapable de faire un tableau comme ceux qu’on voit au Louvre, il ne faut pas présenter ceci sous un jour de négligence littéraire. Vous me comprenez je pense. Question de tactique. J’aurais besoin de 20 F pour acheter des cigarettes.

Cordialement,

JEAN GENBACH


RECHERCHES SUR LA SEXUALITÉ

PART D’OBJECTIVITÉ, DÉTERMINATIONS INDIVIDUELLES, DEGRÉ DE CONSCIENCE

1re SOIRÉE

27 janvier 1928

BRETON. – Un homme et une femme font l’amour. Dans quelle mesure l’homme se rend-il compte de la jouissance de la femme ? Tanguy ? TANGUY. – Dans une très faible mesure. BR. – A-t-il des moyens objectifs de s’en apercevoir ? T. – Oui. (On n’arrive pas à savoir lesquels.)

BR. – Qu’en pense Queneau ? QUENEAU. – Il n’y a pas de moyens. BR. – Prévert ? PREVERT. – Cela dépend de la femme. BR. – Avez-vous des moyens objectifs d’appréciation ? PR. – Oui, oui, oui, oui. BR. – Lesquels ? PR. – (Ne répond pas). BR. – Péret ? PERET. – Aucun moyen. Et Breton ? BR. – Il n’y a que des moyens subjectifs, auxquels on peut faire confiance dans la mesure où l’on a confiance dans la femme qui est en jeu. PE. – Je suis d’accord avec Breton. Q. – Dans quelle mesure Breton fait-il confiance à une femme ? BR. – Dans la mesure où je l’aime. Naville, dans quelle mesure, etc ? NAVILLE. – Cela dépend de la femme. BR. – Pouvez-vous, le cas échéant, constater cette jouissance ? NA. – Oui, certainement. BR. – Comment ? NA. – Grâce à diverses illusions d’ordre mental. MORISE. – Si ce sont des illusions reconnues pour telles, ce ne sont pas des signes objectifs. NA. – Je ne crois pas aux signes objectifs. AR. : Aragon ; BA. : Jacques Baron ; BO. : J.-A. Boiffard ; BR. : André Breton ; D. : Marcel Duhamel ; M. : Max Morise ; NA. : Pierre Naville ; NO. : Marcel Noll ; PE. : Benjamin Péret ; PR. : Jacques Prévert ; Q. : Raymond Queneau ; M. : Man Ray ; S. : Georges Sadoul ; T. : Yves Tanguy ; U. : Pierre Unik. BR. – Un homme et une femme font l’amour. Dans quelle mesure la femme se rend-elle compte de la jouissance de l’homme ? Morise ? M. – Je n’en sais absolument rien. BR. – Comment se fait-il ? M. – Parce que je n’ai aucun moyen d’information. NA. – Quels moyens d’information croyez-vous qu’on puisse avoir en pareil cas ? M. – Le témoignage de la femme uniquement. BR. – Unik est-il de cet avis ? UNIK. – Je pense que non dans un certain nombre de cas. Je pense que la femme peut se rendre compte. PE. – Dans quel cas ? U. – Lorsque la femme peut s’apercevoir d’un changement d’attitude chez l’homme. BR. – C’est purement subjectif et sans valeur. N’est-il rien d’autre ? U. – Pourquoi pensez-vous qu’étant subjectif, c’est sans valeur ? BR. – Parce qu’une réponse objective peut être substituée à celle-là. U. – Laquelle ? BR. – La femme peut, dans la plupart des cas, constater que la jouissance de l’homme a eu lieu. Il dépend d’elle de le savoir. C’est une question d’examen plus ou moins vraisemblable de l’état local dans lequel l’homme l’a laissée. PE. – Il n’y a exactement que ce seul moyen d’appréciation. U. – Pourquoi pensez-vous que cet examen est seul probant pour la femme ? BR. – Parce qu’il est le seul moyen rationnel auquel elle puisse se rapporter. Q. – Je suis d’accord avec Breton. Elle ne peut s’en apercevoir que par ce moyen. PE. – Tanguy ? T. – D’accord. BR. – Prévert ? PR. – D’accord. BR. – Naville ? NA. – La femme ne s’en aperçoit que par ce moyen, et encore ne s’en aperçoit-elle pas toujours. BR. – Pourquoi pas toujours ? NA. – Des circonstances physiologiques l’en empêchent

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parfois à raison même de sa propre jouissance. BR. – Est-ce le seul cas ? NA. – Je n’en vois pas d’autres pour l’instant. Q. – Expliquez l’expression " à raison même de sa propre jouissance ". NA. – Elle s’entend de soi. BR. – Naville considère donc que matériellement la jouissance de la femme et celle de l’homme, au cas où elles auraient lieu simultanément, pourraient se traduire par l’émission de fluides séminaux confondus et indiscernables ? NA. – Oui. PE. – As-tu constaté cette confusion ? NA. – Évidemment, sans quoi je n’en parlerais pas. BR. – Il est impossible de la constater, à moins d’entretenir avec une femme des rapports verbaux très discutables. NA. – Et après ! PE. – Queneau, comment imaginez-vous l’amour entre femmes ? BR. – L’amour physique ? PE. – Naturellement. Q. – J’imagine qu’une femme fait l’homme et l’autre la femme, ou le 69. PE. – As-tu à ce sujet des renseignements directs ? Q. – Non. Ce que j’en dis est livresque et imaginatif. Je n’ai jamais interviewé aucune lesbienne. PE. – Que penses-tu de la pédérastie ? Q. – À quel point de vue ? Moral ? PE. – Soit. Q. – Du moment que deux hommes s’aiment, je n’ai à faire aucune objection morale à leurs rapports physiologiques.

Protestations de Breton, de Péret et d’Unik.

U. – Au point de vue physique, la pédérastie me dégoûte à l’égal des excréments et, au point de vue moral, je la condamne. PR. – Je suis d’accord avec Queneau. Q. – Je constate qu’il existe chez les surréalistes un singulier préjugé contre la pédérastie. BR. – J’accuse les pédérastes de proposer à la tolérance humaine un déficit mental et moral qui tend à s’ériger en système et à paralyser toutes les entreprises que je respecte. Je fais des exceptions, dont une hors ligne en faveur de Sade et une, plus surprenante pour moi-même, en faveur de Lorrain. NA. – Comment justifiez-vous ces exceptions ? BR. – Tout est permis par définition à un homme comme le marquis de Sade, pour qui la liberté des mœurs a été une question de vie ou de mort. En ce qui concerne Jean Lorrain, je suis sensible à l’audace remarquable dont il a fait preuve pour défendre ce qui était, de sa part, une véritable conviction. M. – Pourquoi pas les curés ? BR. – Les curés sont les hommes les plus opposés à l’établissement de cette liberté des mœurs. PE. – Que pense Tanguy de la pédérastie ? T. – Je l’admets sans que cela m’intéresse. PE. – Quelle représentation as-tu de deux hommes faisant l’amour et quels sentiments en éprouves-tu ? T. – Je me les représente dans tous les cas possibles. Sentiment d’indifférence. NA. – Prévert, que pensez-vous de l’onanisme ? PR. – Je n’en pense plus rien. J’y ai pensé beaucoup autrefois quand je m’y adonnais. NA. – Il est donc un âge où il n’est plus de mise de s’y adonner ? PR. – Il n’y a pas d’âge. C’est limité à des cas particuliers. En soi, par exemple, c’est assez triste. NA. – Cela a toujours le sens d’un déficit ? PR. – Pour moi oui, toujours. T. – Je pense exactement le contraire. NA. – L’onanisme s’accompagne-t-il toujours de représentations féminines ? PR. – Presque toujours. NA. – Que pense Breton de ces opinions ? BR. – Elles ne sont pas la mienne. L’onanisme, dans la mesure où il est tolérable, doit être accompagné de représentations féminines. Il est de tous âges, il n’a rien de triste, il est une compensation légitime à certaines tristesses de la vie. U. – Je partage entièrement cet avis. Mais, bien entendu, l’onanisme ne peut être qu’une compensation. Q. – Je ne vois pas de compensations ni de consolations dans l’onanisme. L’onanisme est aussi légitime en soi et absolument que la pédérastie. BR., U., PE. – Aucun rapport ! PE. – Il ne peut pas y avoir d’onanisme sans représentations féminines. T. – Et les animaux ? BR. – C’est une plaisanterie ! U. – Je suis de l’avis de Péret en ce qui concerne les représentations féminines, mais seulement à partir de la puberté. BR. – Pour moi, avant et après. NA. – Péret a-t-il eu des jouissances précises par succubes ? PE. – Oui. NA. – Quel rapport cette jouissance a-t-elle avec celle qu’on peut obtenir dans la réalité ? PE. – C’est beaucoup mieux. NA. – Pourquoi ? PE. – Voilà où l’explication est difficile. Je constate sans expliquer. Cela ne s’est produit que deux ou trois fois. NA. – Quelle différence faites-vous entre les représentations féminines dans le succubat et dans l’onanisme ? PE. – La différence entre le rêve et l’imagination dans la veille. BR. – Cette réponse est on ne peut plus vague. Il y a cette différence que dans l’onanisme, on choisit et qu’on se montre même très difficile, tandis que dans le succubat, on n’a pas le choix. PE. – C’est exact. NA. – Dans l’onanisme, on a toujours affaire à une femme qu’on connaît, dans le succubat à une femme que l’on ne connaît pas. T. – Est-ce l’avis de Morise sur l’onanisme ? M. – Il peut s’agir d’une femme imaginaire.

Protestations de Naville, Breton, Péret. Approbations de Tanguy, Queneau, Prévert.

NA. – Comment définis-tu une femme imaginaire ? M. – C’est une femme qui ne ressemble pas à une femme qu’on connaît, mais qui est pour ainsi dire composée de différents souvenirs. BR. – Il s’agit là d’une simple substitution de personnes réelles. PE. – Je pense qu’il est impossible d’imaginer une femme qui puisse vous procurer une émotion érotique. NA. – Que pense Queneau des opinions émises sur le succubat ? Q. – Je suis de l’avis de Péret. PR. – Que pensez-vous de la masturbation et de la fellation mutuelles de deux hommes (non-sodomie) ? Sont-ils pédérastes ? BR. – Oui. La pédérastie est pour moi associée à l’idée de sodomie. C’est là un cas embryonnaire de pédérastie. Naville considère-t-il que, durant l’amour passionnel, on peut être victime d’un succube ?

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NA. – Je crois que là perversité peut amener de tels effets. Q. – On peut rêver posséder une femme qu’on connaît. Que pensez-vous de cela ? BR. – C’est aussi loin que possible du succubat, et c’est l’expression très acceptable d’un désir. PE. – Que pense Prévert du succubat ? PR. – Je n’ai jamais rêvé que de femmes que j’aimais. U. – Que pense Péret de l’onanisme féminin ? PE. – Je le trouve tout aussi acceptable que l’onanisme masculin. U. – Est-ce tout ? PE. – Oui. U. – Et Breton ? BR. – J’en pense le plus grand bien. J’y suis extrêmement favorable. PR. – Tout à fait d’accord. U. – Naville ? NA. – De même, en soulignant que les femmes y sont beaucoup plus inclinées que les hommes. PE. – As-tu fait des observations dans ce domaine ? NA. – Non. PE. – Alors, comment peux-tu prétendre que les femmes y sont plus portées que les hommes ? BR. – Question très juste. NA. – Je fais une différence entre des constatations et des observations. BR. – Casuistique.

Approbation de Péret et d’Unik.

PE. – Je demande alors si tu as fait des constatations. NA. – À peine. PE. – Comment peux-tu donc en juger ? NA. – À peine. PR. – Que pense Breton de la sodomie entre homme et femme ? BR. – Le plus grand bien. PR. – Vous y êtes-vous déjà livré ? BR. – Parfaitement. Q. – Que pense Breton des défaillances physiques au moment de faire l’amour ? BR. – Cela ne peut arriver qu’avec une femme qu’on aime.

Approbations de Péret et Naville.

U. – Je pense que cela peut arriver avec n’importe quelle femme. Q. – Faites-vous toujours l’amour de la même façon ; sinon est-ce pour accroître votre jouissance ou celle de la femme ? BR. – Fort heureusement non, je m’ennuierais trop. Quant à la femme, elle peut prendre l’initiative de changer autant qu’elle veut. Q. – Péret ? PE. – J’obéis toujours à l’avis de la femme, je lui demande toujours son avis. BR. – Queneau ? Q. – J’approuve Péret. BR. – Prévert ? PR. – Je suis de l’avis de Breton. BR. – Morise ? M. – C’est selon l’intérêt commun. PE. – Unik ? U. – De même que Péret, je demande toujours l’avis de la femme. BR. – Je trouve cela colossal, phénoménal. Vous parlez de complications ! PE. – Tanguy ? T. – Comme Morise. U. – Pourquoi Breton trouve-t-il colossal de demander l’avis de la femme ? BR. – Parce que ce n’est pas de mise. U. – Le contraire peut n’être pas de mise. BR. – Je m’en fous.

Dans l’ordre de vos préférences, Queneau, quelles sont les attitudes passionnelles qui vous sollicitent le plus ?

Q. – Eh bien, la sodomie, la position dite " en levrette ", le 69. Les autres indifféremment. Je pose la même question à Breton. BR. – La femme assise de face perpendiculairement à l’homme couché, le 69, la sodomie. NA. – Quel rôle accordez-vous aux paroles durant l’acte sexuel ? BR. – Un rôle de plus en plus grand au fur et à mesure que je me déprave. Q. – Qu’entendez-vous par dépravation ? BR. – Je citerai de mémoire Théodore Jouffroy : " À vingt ans, j’aimais les blondes ; à trente, je préfère les brunes : je me suis donc dépravé. " Q. – Quel est l’ordre de préférence de Naville ? NA. – Je n’en ai pas. Q. – Péret ? PE. – La position dite " à la paresseuse ", la femme assise de face perpendiculairement à l’homme couché, la sodomie, le 69. Q. – Tanguy ? T. – Je n’en ai pas. PE. – Morise ? M. – Occasionnelles et variables, suivant un système qui m’est inconnu. BR. – Que pense Prévert de la masturbation de l’homme devant la femme accompagnée de celle de la femme en face de l’homme ? PR. – Je trouve cela très bien. NA. – Que penses-tu de la masturbation mutuelle ? PR. – C’est encore mieux. BR. – Tout le monde est-il de cet avis ? T. – Non, je donne la préférence à ce qui a été proposé en premier lieu. PE. – Moi aussi. BR. – De même. M. – Indifférence. PE. – Que pense Tanguy de l’exhibitionnisme chez l’homme ? T. – Inintéressant. Q. – Je ne m’en suis jamais préoccupé. U. – J’en pense le plus grand mal. PR. – Cela m’indiffère. M. – De même. Cela n’a qu’une portée sociale. BR. – Pathologique. PE. – Que pense Queneau de l’exhibitionnisme chez la femme ? Q. – Cela m’intéresse plus que chez l’homme parce que cela m’excite. PR. – Naville ? NA. – Cela peut être occasionnellement souhaitable. PE. – Que veux-tu dire ? NA. – Perversité, excitation, que sais-je ? PR. – Non seulement c’est souhaitable, mais cela paraît indispensable (femmes dans les squares). U. – Je pense le plus grand mal de l’exhibitionnisme. PE. – Pourquoi ? U. – Cela me semble contraire à l’idée que je me fais de l’amour. M. – Je n’ai jamais vu cela. Cela relève de l’hystérie ou autre. PE. – Cela te paraît-il condamnable ? M. – S’il s’agissait d’exhibitionnisme pur et simple, cela ne m’intéresserait pas, mais je pense que cela se motive toujours autrement. PE. – Tanguy ? T. – Très souhaitable.

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BR. – J’y suis hostile, mais je ne suis pas hostile à un demi-exhibitionnisme. Q. – Péret a-t-il des tendances au fétichisme ? PE. – Non, pas particulièrement. Q. – Breton ? BR. – J’ai une conception toute fétichiste de l’amour d’une façon générale. J’ai un grand goût cérébral pour le fétichisme en matière d’objets ; mais finalement, je ne m’y adonne pas du tout. Q. – Naville ? NA. – Je n’ai aucun point d’application dans ce domaine, aucune spécialisation. BR. – Quelqu’un manifeste-t-il un goût pour un objet déterminé ?

Pas de réponse.

BR. – Que pense Morise de l’amour physique d’un homme avec deux femmes ? M. – C’est une chose que je n’ai jamais pratiquée et qui ne m’attire pas du tout. BR. – Unik ? U. – J’y suis plutôt opposé. Cela ne m’intéresse pas. BR. – Péret ? PE. – Je l’ai pratiqué, mais cela m’a déçu. BR. – Naville. NA. – Je pense que c’est très souhaitable, on pourrait même être davantage. BR. – Queneau ? Q. – Tout à fait souhaitable et estimable. BR. – Tanguy ? T. – Oui, très bien. PE. – Breton ? BR. – Tout à fait opposé.

Que pense Prévert du bordel ?

PR. – Cela ne m’intéresse pas beaucoup. Cela pourrait être mieux. C’est inutile. BR. – Queneau ? Q. – C’est comme ça. Ce n’est pas très bien, mais c’est toujours ça. BR. – Unik ? U. – J’en pense le plus de mal possible. BR. – Morise ? M. – Même réponse. BR. – Tanguy ? T. – Très, très bien. BR. – Naville ? NA. – C’est une organisation à réformer, et qui pourrait donner de bons résultats. BR. – Péret ? PE. – Le plus de mal possible. Q. – Réflexion faite, je trouve que c’est très bien. BR. – Je rêve de les fermer. NA. – Pourquoi ? BR. – Parce que ce sont des lieux où tout se paye, et aussi quelque chose comme les asiles et les prisons. Dans quelle mesure Naville consent-il à coucher avec une femme qu’il doit payer ? NA. – Dans aucune mesure. Et cela ne m’est jamais arrivé. BR. – Prévert ? PR. – Cela ne m’est jamais arrivé. On m’a payé. BR. – Unik ? U. – Dans aucune mesure. BR. – Queneau ? Q. – Dans la mesure où cette femme me plaît. BR. – Morise ? M. – Aucune mesure. BR. – Péret ? PE. – Cela m’est arrivé, mais ne le sachant pas d’avance. Chaque fois j’ai été le tétard. BR. – Tanguy ? T. – Dans la mesure où elle me plaît. U. – Breton ? BR. – Dans aucune mesure. Q. – Quand vous faites l’amour, désirez-vous que certaines conditions extérieures précises soient remplies ? Lesquelles ? BR. – Des conditions négatives tout au moins. Que rien d’extérieur ne retienne mon attention de manière gênante (papier de chambre, absence de paravent, de cabinet de toilette, etc.). PE. – Lumière ou obscurité ? BR. – Variable selon les circonstances. J’ai horreur de l’obscurité au moins la première fois. Q. – Péret ? PE. – Je préfère nettement le jour. En ce qui concerne les autres conditions extérieures, j’ai un très grand goût pour faire l’amour dans les bois ou à proximité de l’eau. Q. – Naville ? NA. – Indifférence totale. Q. – Morise ? M. – Un minimum de conditions négatives. Je ne veux pas être dérangé ; je préfère la lumière. Q. – Unik ? U. – Un minimum de tranquillité et de silence. Je préfère la lumière. PR. – La nuit pour dormir, le jour pour faire l’amour. Je préfère tous les endroits qui ne sont pas une chambre. T. – La lumière. Etre le plus isolés possible. BR. – Que penserait Unik de faire l’amour dans une église ? U. – Cela ne m’intéresse absolument pas. PR. – Cela ne m’intéresse pas à cause des cloches. Q. – Je ne mets jamais les pieds dans une église et n’y mettrai jamais les pieds pour cela. T. – Parfaitement odieux. M. – Idée absolument intolérable. PE. – Je ne pense qu’à cela et j’ai la plus grande envie de le faire. BR. – Je suis absolument de l’avis de Péret et je désirerais que cela comportât tous les raffinements possibles. PE. – Je voudrais à cette occasion profaner des hosties et, si possible, déposer des excréments dans le calice. Q. – Péret aimerait-il faire l’amour avec une religieuse ? PE. – Non, parce que le costume des religieuses m’est odieux. BR. – Cela m’intéresserait tout à fait particulièrement si elle était belle.

Que pense Unik des frôleuses ?

U. – Le frôlement est une des choses qui m’excitent le plus. BR. – Où vous mène cette excitation ? U. – Cela dépend de la frôleuse, que je puis aimer ou ne pas aimer. BR. – Tanguy ? T. – Cela ne m’intéresse pas. BR. – Queneau ? Q. – Le frôlement ? Cela m’excite, mais m’exaspère. BR. – Prévert ? T. – Cela ne m’intéresse pas. NA. – Je n’en pense rien. PE. – Je trouve cela magnifique. Je regrette de ne pas rencontrer de frôleuses assez souvent. BR. – Très juste. Mais il n’y en a pour ainsi dire pas et il est à croire qu’elles ne savent pas y faire. M. – Je m’en fous. U. – Dans quelle mesure Breton croit-il pouvoir demander à une femme de se plier à ses exigences physiques ?

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BR. – Dans aucune mesure. À priori, je n’ai pas d’exigences physiques. PE. – Même réponse. BR. – L’amour doit-il être nécessairement réciproque ? NA. – Je crois qu’il n’y a pas nécessité absolue, mais que l’amour disparaît plus rapidement s’il n’y a pas réciprocité. U. – L’amour n’a absolument pas besoin d’être réciproque. PE. – Il peut ne pas être réciproque. BR. – Il est nécessairement réciproque. J’ai longtemps pensé le contraire, mais j’ai récemment changé d’avis.

Quel est l’âge que vous aimez le mieux chez une femme ?

T. – À partir de 25 ans. NA. – De 18 à 40 ans. Q. – De 14 à 50 ans. PE. – De 20 à 25 ans. U. – Aucun. PR. – 14 ans. M. – 25 ans environ. BR. – De 23 à 30 ans.

Q. – La malpropreté ou la négligence vestimentaire d’une femme peuvent-elles vous empêcher d’aimer cette femme ?

BR. – Aucunement. PE. – À aucun degré. U. – Je ne pense pas. PR. – Pas du tout. T. – C’est pour moi un attrait de plus. Q. – Péret aime-t-il les femmes qui boîtent ? PE. – J’ai horreur de cela comme de toutes les autres malformations. M. – Quelqu’un pense-t-il différemment ? Q. – Cela m’intéresse beaucoup.

La bestialité n’intéresse personne.

BR. – Vous serait-il agréable ou désagréable de faire l’amour avec une femme ne parlant pas le français ? PE. – Tout à fait indifférent. PR. – C’est très bien. BR. – Insupportable. J’ai horreur des langues étrangères. T. – Très agréable.

Q. – Quelle importance accordez-vous aux paroles durant l’acte sexuel ?

PE. – Une énorme importance d’ordre négatif. Certaines phrases peuvent m’empêcher complètement de faire l’amour. Q. – Une importance considérable. Certains mots sont de nature à accroître la jouissance. T. – Je suis de cet avis. NA. – À encourager. PR. – Je pense tout le contraire. U. – Je n’aime pas qu’on me parle. BR. – Dans quelle mesure et dans quelle proportion un homme et une femme faisant l’amour sont-ils susceptibles de jouir simultanément ? T. – Très rarement. PE. – Quel pourcentage ? T. – 10 %. BR. – Cette proportion varie-t-elle en fonction de l’habitude qu’on a d’une femme ? T. – Non. BR. – La simultanéité dont nous parlons est-elle souhaitable ? T. – Très. Q. – Mêmes réponses que Tanguy. M. – 15 %. Plus rare la première fois. Souhaitable. NA. – 50 %… Indifférent. PR. – 8 % (Ne répond pas). Nuisible. U. – 12 %. Ignorance. Souhaitable. BR. – Probablement jamais. Éminemment souhaitable. PE. – Proportion infime. Extrêmement souhaitable.

2me SOIRÉE

31 janvier 1928

ARAGON. – Il est regrettable que nous n’ayions pu nous exprimer en même temps au sujet des questions posées l’autre jour. Aujourd’hui, bien entendu, il ne saurait s’agir de reprendre dans l’ordre toutes ces questions, mais le sujet est loin d’être épuisé. BR. – Il serait bon de connaître l’avis des absents de jeudi sur les trois ou quatre questions les plus importantes. AR. – Quelles sont ces questions ? BR. – La dernière qui a été posée et, le cas échéant, les deux premières. AR. – Un homme et une femme font l’amour. Dans quelle mesure et dans quelle proportion sont-ils susceptibles de jouir simultanément ? Cette proportion varie-t-elle en fonction de l’habitude qu’on a d’une femme ? La simultanéité en question est-elle souhaitable ? Qu’en pense Man Ray ? MAN RAY. – Pas fréquent. Toujours possible. Pas désirable. AR. – Mais quelle fréquence pour vous ? M. R. – 75 %. BR. – Vous cherchez à provoquer cette simultanéité par des moyens artificiels ? M. R. Pourquoi artificiels ? Naturels : par calcul. BR. – Et en dehors de ce calcul ? M. R. – Jamais. Je précéderais nécessairement la femme, tout au moins la première fois. AR. – Duhamel ? DUHAMEL. – Extrêmement fréquent. 85 %. Par des moyens généralement artificiels. Il y a calcul de ma part les trois quarts du temps ; ce sont les restrictions que je m’impose qui amènent cette simultanéité. L’habitude est pour moi un facteur très important. La première fois, c’est très désirable, mais très difficile. AR. – Boiffard ? BOIFFARD. – J’estime que cela se produit très rarement si on ne recourt pas à l’emploi de moyens artificiels. BR. – Êtes-vous opposé à l’emploi de ces moyens ? BO. – Non, je les emploie. BR. – Vous les employez sans hésitation, même dans l’amour proprement dit ? AR. – Je fais observer que la façon dont Breton pose les dernières questions est de nature à influencer les personnes suivantes. BR. – Quelle proportion pour Boiffard ? BO. – 50 %. Mais sans l’emploi des moyens dont nous parlons, la simultanéité est très rare, les chiffres ne correspondent plus à rien. C’est désirable ou non désirable selon les jours. AR. – Sadoul ? SADOUL. – Rare. 10 à 15 %. Désirable. BR. – En recourant à l’emploi de moyens artificiels ? S. – Oui. PE. – Et sans l’emploi de ces moyens ? S. – On ne peut donner de chiffre. BR. – Noll ? NOLL. – 10 à 15 % lorsqu’il s’agit d’une femme dont on a l’habitude ; 2 % lorsqu’il s’agit d’une autre. Cette simultanéité me paraît désirable.

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BARON. – De 15 à 45 %. 15 % pour une femme de rencontre, de 25 à 45 % pour une femme avec qui on est lié sentimentalement. BR. – Aragon ? AR. – Je renverse l’ordre des questions. Cette simultanéité est tout ce qui me paraît désirable dans l’amour. C’est une chose absolument exceptionnelle. Bien entendu il n’est pour moi aucunement possible de la provoquer. Je n’ai ni la disponibilité d’esprit ni le pouvoir physique nécessaire pour obtenir un pareil résultat. Ceci cache-t-il pour moi une raison morale, je n’en sais rien, mais c’est probable. L’essentiel est que je ne suis aucunement capable de retarder ma propre jouissance. Impossible dans ces conditions de fournir un pourcentage : peut-être 1 %. Je ne crois pas que le fait de connaître une femme ait sur moi une influence à cet égard. Il me paraît important de tirer quelques conclusions de ce qui vient d’être dit. J’aimerais que quelqu’une des personnes présentes l’autre soir posât à cet effet quelques questions complémentaires. BR. – C’est assez difficile. En ce qui me concerne je suis d’accord avec Aragon, tout au moins approximativement : 0 % ou 1 %. Je me refuse à faire appel aux moyens artificiels dès qu’il s’agit de l’amour et j’en fais une question morale. Le contraire serait du libertinage. BO. – Je m’élève contre les mots " moyens artificiels ". De quelque nom qu’on les appelle, j’estime qu’ils sont moins le fruit d’un calcul que de la connaissance mutuelle.

(Approbation de Baron et de Prévert).

QUENEAU. – Je voudrais savoir ce qu’Aragon pense de la pédérastie ? AR. – Je répondrai plus tard.

Une question importante est la possibilité de constatation de la jouissance chez la femme ou chez l’homme de la part de l’un ou de l’autre. Y a-t-il effectivement des moyens de constatation ? Noll ?

NO. – Non. Ni l’homme ni la femme n’a de moyens objectifs d’appréciation. AR. – Sadoul ? S. – Il y a des moyens. AR. – Expliquez-vous. S. – Je n’arrive absolument pas à m’exprimer à ce sujet. BR. – Est-ce à un fait matériel que la femme peut s’apercevoir de la jouissance de l’homme ? À l’éjaculation ? S. – Oui. BR. – Au moment où elle a lieu ? S. – Oui, sans aucun doute. BR. – L’homme dispose-t-il d’un moyen matériel analogue pour se rendre compte de la jouissance de la femme ? S. – Non. BR. – Man Ray ? M. R. – La femme sent forcément le moment exact de la jouissance chez l’homme. Mais l’homme doit s’en remettre à la constatation de la lassitude de la femme. BR. – Et si cette lassitude est simulée ? M. R. – Tant pis pour la femme. J’accepte son jeu. BR. – Dans ces conditions, il faut un optimisme démesuré pour donner une proportion de 75 % de jouissance simultanée. M. R. – S’il s’agit de satisfaction physique pure, l’onanisme me semble l’idéal. Faire l’amour avec une femme est un jeu dans lequel il s’agit de jouir ensemble. BA. – Je crois que la femme se rend compte de la jouissance de l’homme au moment de l’éjaculation, mais je n’en ai pas la certitude absolue. B. – Il ne peut s’agir que d’une certitude absolue ou d’un doute. BA. – Il est évidemment des cas dans lesquels la femme ne se rend pas compte de la jouissance de l’homme. AR. – Quels sont ces cas ? BA. – Ce ne sont pas des cas bien définis. BR. – L’homme peut-il simuler la jouissance ? U. – Évidemment, puisqu’il est des cas où la femme se trompe sans même que l’homme simule. AR. – En fait de jouissance simulée il y a certainement des professionnels. Pour moi je pense que la femme ne peut aucunement constater la jouissance de l’homme d’une façon sûre, qu’elle en juge uniquement sur des signes collatéraux, sauf dans le cas où par le toucher ou la vue elle peut constater qu’il y a bien eu éjaculation. BO. – Peut-on dire que la jouissance de l’homme a eu lieu sur la simple constatation de l’éjaculation ? AR. – Pour moi l’éjaculation est accompagnée de jouissance. Q. – Pas forcément pour moi. PR. – Pour moi non plus. T. – Pas du tout. BR. – Ce ne sauraient être là que des cas pathologiques. AR. – Je tiens à signaler que pour la première fois au cours de ce débat le mot " pathologique " entre en jeu. Cela semble impliquer de la part de certains d’entre nous une idée de l’homme normal. Je m’élève contre cette idée.

Protestations de Breton, Baron, Duhamel et Péret. Approbations diverses.

BR. – Je serais curieux de connaître l’explication que donne Aragon du phénomène de la non-jouissance. AR. – Aucune. Je ne connais pas ce fait. D’autre part, si l’homme n’a aucun moyen matériel de constater la jouissance de la femme, il en a évidemment des moyens subjectifs qui ne sauraient être à la base d’un pourcentage contre lequel je me suis élevé. Pour moi, il me serait impossible de faire l’amour avec une femme de qui je penserais qu’elle a simulé. BR. – Quel empêchement y a-t-il à ce qu’un homme s’aperçoive matériellement de la jouissance d’une femme ? NO. – Je ne sais pas. PR. – Celui qui connaît le mieux la jouissance de l’homme est l’homme ; et qui connaît le mieux la jouissance de la femme est la femme. BR. – Il y a une raison parfaitement matérielle à cet empêchement : c’est l’impossibilité pour l’homme de distinguer entre sa propre sécrétion et les diverses sécrétions de la femme, ou même seulement entre les diverses sécrétions de la femme. U. – Il semble donc en conclusion qu’il n’y ait que des signes subjectifs en dehors de l’examen local auquel la femme peut se livrer. AR. – Boiffard et Duhamel sont-ils de cet avis ? BO. – Je pense qu’il n’y a pas de signes objectifs dans la plupart des cas, mais, comme l’a dit Breton, étant donnée l’impossibilité de distinguer entre les diverses sécrétions de la femme (distinction qui ne pourrait s’établir qu’au moyen d’un microscope), pratiquement il n’y a pas moyen de savoir. Pour la question inverse (signes objectifs de la jouissance de l’homme), je ne sais pas. AR. – Duhamel ? D. – Je pense évidemment qu’il n’y a pas de signes

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objectifs, mais je ne me place absolument qu’au point de vue de la confiance mutuelle. Je refuse d’envisager tout ce qui peut avoir lieu autrement.

AR. – Comme l’autre jour, demandons : 1° dans quelle mesure cette confiance peut s’exercer ; 2° ce qu’on pense de la légitimité de la simulation. D. – 1° C’est fonction évidemment du désir réciproque ; 2° absolument pas. PR. – 1° Je trouve que cela n’a aucun rapport ; 2° je croirai toujours à la légitimité de la simulation. BR. – J’ai déjà répondu à la première question. 2° occasionnellement je ne suis pas opposé à cette simulation. AR. – Queneau ? Q. – 1° Je ne fais confiance à personne, surtout pas à une femme ; 2° je trouve légitime toute simulation. PE. – Je proteste violemment. Je ferai toujours confiance à une femme si je l’aime. Je trouve légitime la simulation, bien que je n’aie pas envie de m’y livrer. Q. – Même si je l’aime je ne lui fais pas confiance, surtout pas dans ce domaine. AR. – Pour moi, le jour où je ne fais plus confiance à une femme, je ne l’aime plus. J’ai horreur de la simulation de la femme, que cependant idéalement je trouve légitime. Pour ce qui est de moi, je voudrais beaucoup pouvoir simuler dans ce domaine, mais j’en suis physiquement incapable. BA. – Je fais toute confiance à une femme que j’aime et de qui je crois qu’elle m’aime. S. – J’approuve cette déclaration. BA. – Je ne suis pas ennemi de la simulation, mais je crois que c’est une tricherie à l’égard de l’amour. U. – Je crois que la simulation est légitime et n’est pas une tricherie dans le cas où la femme simule pour causer la jouissance de l’homme si elle la désire. PE. – Duhamel admet-il la possibilité pour lui de faire l’amour avec une femme s’il en aime une autre ? D. – Cela m’est très possible. NO. – Il n’en est pas question. Lorsque j’aime une femme je ne regarde pas les autres femmes. Q. – Je voudrais simplement demander à Péret et à Noll ce qu’ils entendent par aimer une femme ? NO. – Je dis que cela ne m’intéresse pas de faire l’amour avec une femme quand j’en aime une autre. Q. – Qu’est-ce qu’aimer une femme ? PE. – On ne peut me demander une définition semblable à brûle-pourpoint. NO. – N’étant pas amoureux pour l’instant, je ne puis dire ce que c’est qu’aimer une femme. Je ne me fie pas au souvenir. BR. – Il est curieux d’observer que nul ne puisse dire ici ce que c’est qu’aimer une femme. AR. – Si, moi. Aimer une femme c’est considérer celle-ci comme l’unique préoccupation de sa vie, préoccupation devant laquelle toute autre préoccupation cède. PE. – Baron, vous est-il possible de faire l’amour avec une femme quand vous en aimez une autre ? BA. – Je répondrai comme Noll. Cela ne m’intéresse pas ; je ne vois pas d’autre femme. AR. – J’en suis capable, sous une seule restriction, c’est qu’alors simplement cet acte épisodique vient s’inscrire dans le cours d’une aventure plus générale, non pas tellement de mon fait que de celui de la femme que j’aime (colère). BA. – Noll, que penses-tu de la pédérastie ? NO. – Je ne pourrais parler que des pédérastes. Je n’éprouve qu’une antipathie foncière, organique à l’égard de ces gens. Aucune similitude de préoccupation morale entre eux et moi. BA. – Man Ray ? M. R. – Je ne fais pas grande distinction physique entre l’amour d’un homme avec une femme et la pédérastie. Ce sont les idées sentimentales des pédérastes qui m’ont toujours éloigné d’eux : les conditions sentimentales entre hommes m’ont toujours paru pires qu’entre homme et femme. Q. – Je trouve ces conditions sentimentales aussi acceptables dans les deux cas. BR. – Queneau, êtes-vous pédéraste ? Q. – Non.

L’avis d’Aragon sur la pédérastie ?

AR. – La pédérastie me paraît, au même titre que les autres habitudes sexuelles, une habitude sexuelle. Ceci ne comporte de ma part aucune condamnation morale, et je ne trouve pas que ce soit le moment de faire sur certains pédérastes les restrictions que je fais également sur les " hommes à femmes ". BA. – Je suis de cet avis. D. – Je ne crois pas que le point de vue moral ait à intervenir dans cette question. Je suis en général gêné par les affectations extérieures et les gestes efféminés des pédérastes. Néanmoins il m’est arrivé d’envisager sans répugnance, pendant un laps de temps très court, le fait de coucher avec un jeune homme que j’aurais trouvé particulièrement beau. BO. – Tous les pédérastes ne se livrent pas à ces manifestations extérieures. Des gestes de certaines femmes sont plus ridicules, gênants que ceux de certains pédérastes. Je ne condamne absolument pas la pédérastie d’un point de vue moral. J’ai envisagé également le fait de coucher avec un homme sans répugnance. Je ne l’ai d’ailleurs pas fait. BR. – Je m’oppose absolument à ce que la discussion se poursuive sur ce sujet. Si elle doit tourner à la réclame pédérastique, je l’abandonne immédiatement. AR. – Il n’a jamais été question de faire de la réclame à la pédérastie. La discussion prend ici un tour réactionnel. Ma réponse, que je désire commenter, ne m’est venue à propos de la pédérastie que parce qu’il en était question. Je veux parler de toutes les habitudes sexuelles. BR. – Veut-on que j’abandonne la discussion ? Je veux bien faire acte d’obscurantisme en pareil domaine. Q. – Breton, condamnez-vous tout ce qu’on appelle les perversions sexuelles ? BR. – À aucun degré. Q. – Quelles sont celles que vous ne condamnez pas ? BR. – Toutes les perversions qui ne sont pas celle dont nous venons trop longuement de parler. Q. – Que pense Aragon de l’usage des préservatifs ? AR. – J’en ai une représentation enfantine. Je crois que cela s’achète chez les pharmaciens. BR. – Peut-être plutôt chez les droguistes. Q. – C’est curieux, j’en ai exactement la même représentation qu’Aragon. AR. – Passons. Les corps étrangers sont-ils employés par certains d’entre nous comme éléments érotiques ?

Non, à l’unanimité.

AR. – La présence de tiers incommode-t-elle Queneau quand il fait l’amour ? Q. – Non. D. – La présence d’un homme me gênerait beaucoup, mais non celle d’une femme.

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NO. – La présence d’un homme faisant l’amour en même temps que moi peut à la rigueur ne pas me gêner. BA. – La présence de voyeurs me gêne, mais non celle de tiers actifs. S. – Même réponse. M. R. – Un étranger me gênerait, mais non un ami. Une femme jamais. BO. – Même réponse que Baron. U. – La présence d’un tiers me gêne de toute façon énormément et m’empêcherait de faire l’amour. PR. – C’est assez gênant. BR. – Je ne saurais supporter la présence d’aucun tiers. AR. – L’amour se fait à deux, dans toute espèce de solitude. Ce peut être dans une foule, mais dans une foule inconsciente. PE. – La présence d’une femme ne me gêne pas, mais toute autre présence m’est intolérable. BR. – Quelles sont les attitudes passionnelles qui vous sollicitent le plus ? Baron ? BA. – Le 69, la position dite " en levrette ". D. – La position dite " en levrette ", le 69. AR. – Je suis extrêmement limité. Les diverses attitudes me sollicitent également, comme autant d’impossibilités. Ce que j’aime le mieux, c’est ma pollution pendant la fellation active de ma part. En fait, je fais presque toujours l’amour de la manière la plus simple. M. R. – Pas de préférences. Ce qui m’intrigue le plus, c’est la fellation de l’homme par la femme, parce que c’est ce qui s’est présenté pour moi le plus rarement. NO. – La fellation de la femme par moi, ou bien sexe sur sexe, bouche sur bouche, le 69. S. – Pas de préférence violente. Cependant la fellation de la femme par moi. AR. – Qu’est-ce qui vous excite le plus ? D. – Les jambes et les cuisses d’une femme. Ensuite le sexe, les cuisses et les fesses. PR. – Les fesses. Q. – Le cul. AR. – L’idée de la jouissance de la femme. NO. – C’est aussi tout ce qui m’intéresse. D. – Egalement. PE. – Pour les parties du corps, les jambes et les seins. Par ailleurs, voir une femme se masturber. M. R. – Les seins et les aisselles. BR. – Les yeux et les seins. D’autre part tout ce qui, dans l’amour physique, est du ressort de la perversité. AR. – Je ferai volontiers mienne la dernière partie de cette réponse dans la mesure où le domaine de la perversité est celui du gâchage. BR. – Il ne s’agit pas nécessairement pour moi du plaisir stérile. BA. – La bouche, les dents, la naissance des seins. Tout ce qui est de l’ordre de la perversité et de la découverte. S. – Le sexe et le haut des cuisses, ensuite la bouche. Tout ce qui est de l’ordre de la perversité et de la découverte. U. – L’idée que j’ai de l’excitation de la femme que j’aime. AR. – Que pensez-vous du danger extérieur (par exemple de mort) pendant que vous faites l’amour ? PR. – Cela ne peut être qu’un stimulant, et les gens qui n’ont pas connu ce danger n’ont jamais fait l’amour. BR. – Je trouve ce propos tout à fait excessif. Il n’est pas question d’avoir la conscience du danger extérieur dans l’amour physique avec une femme qu’on aime. D. – Je puis avoir conscience de ce danger quand je fais l’amour avec une femme que j’aime. Ce ne serait pas un stimulant mais, et je ne puis l’expliquer, cela provoquerait chez moi une plus grande jouissance, à moins que ce danger ne prenne une forme immédiate et catastrophique. NO. – L’idée de ce danger ne m’a jamais effleuré. AR. – J’ai eu un très grand goût du danger jusqu’au jour où celui-ci s’est présenté à moi comme une menace qui concernait plus spécialement une femme que j’aimais. À partir de ce jour j’en ai eu horreur. BR. – S’agissait-il d’un danger de mort ? AR. – Pour cette femme, non. S. – L’idée du danger est incontestablement pour moi un excitant. Q. – Quand je fais l’amour je suis trop occupé pour m’occuper du danger. PE. – Je me range absolument à cet avis. AR. – Moi, un rien peut me distraire. Q. – C’est vrai aussi. BR. – L’amour est peut-être compatible avec toutes les distractions, mais l’idée de l’amour n’est compatible avec aucune. AR. – Bien entendu. Q. – Aragon a-t-il des tendances au fétichisme ? AR. – Je me tiens pour fétichiste, en ce sens que je porte sur moi un grand nombre d’objets auxquels j’attache une importance et que j’ai constamment besoin d’avoir à ma portée. D. – Je suis comme Aragon. BR. – Dans quelle mesure Aragon considère-t-il que l’érection est nécessaire à l’accomplissement de l’acte sexuel ? AR. – Un certain degré d’érection est nécessaire, mais, en ce qui me concerne, je n’ai jamais que des érections incomplètes. BR. – Juges-tu que c’est regrettable ? AR. – Comme tous les déboires physiques, mais pas davantage. Je ne le regrette pas plus que de ne pouvoir soulever des pianos à bout de bras. D. – Aragon attache-t-il une plus grande importance à la jouissance de l’homme qu’à celle de la femme ? AR. – Cela dépend essentiellement des jours. Avant de partir, je tiens à déclarer que ce qui me gêne dans la plupart des réponses formulées ici est une certaine idée que je crois y démêler de l’inégalité de l’homme et de la femme. Pour moi rien ne sera dit sur l’amour physique si l’on n’a pas d’abord admis cette vérité que l’homme et la femme y ont des droits égaux. BR. – Qui a prétendu le contraire ? AR. – Je m’explique : la validité de tout ce qui précède me paraît jusqu’à un certain point inflrmée par la prédominance fatale du point de vue masculin. Q. – Quel est l’avis de Noll sur le fétichisme ? NO. – Je suis fétichiste dans une très grande mesure : j’ai chez moi toutes sortes d’objets. BR. – Ce n’est pas du fétichisme, c’est du collectionnisme. NO. – Je ne me masturbe pas devant un objet de provenance féminine. S. – Je ne conçois absolument pas jusqu’ici le fétichisme ni le collectionnisme. D. – J’ai des tendances au fétichisme. BR. – Queneau est-il masochiste, dans le sens très large du mot ? Q. – Pas du tout. Je serais plutôt sadique. S. – J’ai une tendance très marquée au masochisme et au sadisme sur le plan moral, sans que cela exclue pour moi le plan physique. D. – Plutôt sadique sur les deux plans.

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BA. – Je serais plutôt sadique sur le plan physique. D. – Quelle importance attachez-vous à l’habitude dans l’acquisition des perversions ? BR. – Je ne suis ni sadique, ni masochiste. L’habitude ne peut donc jouer aucun rôle pour moi. D. – Queneau ? Q. – Une importance aussi grande que pour la non-acquisition des perversions. BR. – Une femme qu’a priori vous pouvez aimer se donne à vous aussitôt que vous en avez le désir. L’aimerez-vous plus ou moins qu’une femme qui se fera longtemps désirer ? D. – Je l’aimerai beaucoup plus dans le premier cas. BA. – Moi aussi, car j’ai horreur de la coquetterie. PE. – Je l’aimerai beaucoup plus dans le second cas. NO. – Je ne crois pas que l’amour soit susceptible de graduations provenant du fait d’une possession plus ou moins tardive. M.R. – Par coquetterie, moins ; en raison d’autres scrupules, davantage. Q. – Dans le premier cas davantage. U. – Je suis de l’avis de Noll. PR. – Cela ne m’intéresse pas. S. – J’aime incontestablement plus une femme qui tarde à m’aimer qu’une femme qui répond à mon amour au moment où celui-ci n’est pas encore près de sa plus grande intensité. NO. – La possession immédiate me semble être la perfection dans ce domaine et, toute réflexion faite, la garantie de la qualité de l’amour. BR. – Infiniment plus dans le premier cas, pourvu que je sois sûr qu’elle m’aime au moment où elle se donne à moi. Quel cas fait Prévert de la provocation féminine quand il n’est pas sûr que l’amour est en jeu ? PR. – Je trouve cela extrêmement bien et, si c’est trop rare, c’est la faute des hommes. M.R. – Je me méfie beaucoup. Je deviens tout de suite hostile. PR. – Breton, qu’entendez-vous par libertinage ? BR. – Goût du plaisir pour le plaisir. Q. – Approuvez-vous ou réprouvez-vous ? BR. – Je réprouve formellement. U. – Pensez-vous que le libertinage chez un homme enlève à cet homme toute possibilité d’aimer ? BR. – Sans aucun doute. NO. – Je le pense aussi. M.R. – Breton peut-il s’intéresser à deux femmes à la fois ? BR. – J’ai dit que c’était impossible.

Et Man Ray ?

M. – Oui, mais à plus de deux. Q. – Quel est votre premier souvenir sexuel ? PE. – Vers 7 ou 8 ans j’ai vu à l’école un petit garçon s’enduire le sexe d’encre et se masturber sous le pupitre. BR. – À l’école également un enfant montrant son sexe et le désignant par un mot alors inconnu de moi : " ma… ". Le soir même, j’ai raconté cette histoire à mes parents. D. – Toujours à l’école. Sous le pupitre un petit garçon me mit à l’improviste la main sur la braguette. Cela me laissa un souvenir très agréable. BA. – Des élèves se masturbaient derrière leur carton à dessin. D. – Je me rappelle aussi avoir éprouvé une grande émotion en voyant un homme et une femme s’embrasser. M. R. – J’avais passé l’âge de la puberté. Un ami plus âgé, qui devait avoir 16 ans, m’a expliqué comment on fait l’amour. Curieux d’essayer, j’attirai une petite fille de 10 ans en lui promettant un livre illustré afin qu’elle me montrât son sexe. J’essayai alors de la pénétrer. Elle se plaignit que je lui fisse mal. J’avais, de crainte d’être seul, emmené mon frère, âgé de 9 ans, et le persuadai d’essayer à son tour. Il le fit et elle le serra dans ses bras en me disant : " J’aime mieux ton frère, il me fait moins mal. " S. – J’ai deux souvenirs qui se placent l’un et l’autre entre 5 et 7 ans, sans pouvoir préciser lequel précède l’autre. J’ai rêvé toucher ma verge en érection et la casser de telle façon qu’elle fût séparée de mon corps, mais toujours en érection. Je n’en éprouvais absolument aucune douleur, mais j’avais très peur des reproches que ma mère ne manquerait pas de me faire le lendemain. Au réveil, j’ai éprouvé une vive satisfaction en constatant que cet événement ne s’était pas produit. Je crois, d’ailleurs, avoir fait part à ma mère de ce contentement. Il m’est aussi arrivé de caresser une petite fille âgée de deux ans de moins que moi, et de m’être fait caresser par elle. Ces actes étaient accompagnés de tapes sur les fesses. Les mêmes faits se sont répétés à intervalles assez éloignés avec la même personne jusqu’à l’âge de douze ans. Le prétexte était, tantôt de jouer au médecin et au malade, tantôt au maître et à l’élève, la distribution de ces rôles étant alternée. U. – À l’âge de 4 ans, j’ai rêvé que j’étais dans un jardin avec des petites filles vêtues de blanc, dont l’une était particulièrement belle. Je suis resté avec elle assez longtemps. J’éprouvais un vif contentement ; je me suis trouvé déçu au réveil et j’ai demandé à ma sœur si elle avait déjà fait des rêves d’amour.

Protestations générales :

" Ce souvenir sexuel est très faible. "

U. – En voici d’autres : vers 5 ou 6 ans je m’imaginais que je pressais dans mes bras un animal, tantôt un cheval, tantôt un chien. J’en éprouvais une sensation indéfinissable. J’ai éprouvé la même sensation en voyant dans la rue des chiens dont je pensais qu’ils jouaient. Et encore à la lecture d’un conte intitulé " La Chair " qui se trouvait dans un livre traduit du russe et édité par Ferenczi. PR. – Mes premiers souvenirs sexuels se rapportent à des enfants de mon âge qui ne s’intéressaient qu’à leur sexe. J’étais comme eux. À l’âge de 7 ans je fus très surpris par une petite fille, sœur d’un de mes amis, qui était tombée à la renverse. Je m’aperçus qu’elle n’était pas sexuée comme moi. J’en conclus qu’elle était infirme. Je ne pus la voir, elle me dégoûtait. Par la suite elle est devenue aveugle. Q. – Je me souviens d’être entré en érection en voyant des chiens accouplés. J’ai eu aussi une pollution en voyant une danseuse costumée en page, à la revue des Folies-Bergère. Il s’en trouvait deux sur la scène, il n’y avait que celle de gauche qui m’intéressât. NO. – Je pouvais avoir de 4 ans à 4 ans 1/2. Un enfant que j’avais l’habitude d’accompagner jusqu’à sa porte m’invita un jour à monter chez sa mère. Devant moi il déclara à celle-ci qu’il désirerait que son petit pantalon en cheviote bleue fût plus collant. Je sais seulement que vivement impressionné par ce propos je l’ai rapporté le soir à mes parents qui se sont longuement regardés. J’ai rougi, me suis trouvé effroyablement gêné. Cette gêne a persisté longtemps.

(À suivre).