Benjamin Péret

Une vie pleine d'intérêt, 1922

 

Une vie pleine d’intErEt

En sortant de chez elle de bon matin comme à l’habitude, Mme Lannor vit que ses cerisiers, la veille encore couverts de beaux fruits rouges, avaient été remplacés pendant la nuit par des girafes naturalisées. Une plaisanterie stupide ! Pourquoi Mme Lannor pensa-t-elle à accuser un couple d’amoureux qui, la veille, à la tombée de la nuit, était venu s’asseoir au pied de l’un de ces arbres ? Pour laisser là un souvenir de leur amour, ils avaient gravé dans l’écorce leurs initiales entrelacées. Mais Mme Lannor les avait vus faire et, saisissant un cochon de lait, elle l’avait jeté sur le couple en criant :

– Que faites-vous là, enfants d’artichaut ! Voudriez-vous un bégonia, par hasard ?

A son grand étonnement les deux amants glissèrent le long du tronc du cerisier comme si une poulie les hissait au-dessus du sol. Lorsqu’ils eurent atteint le sommet, ils s’envolèrent comme des hirondelles, décrivant, en vol plané, les cercles qui allaient en s’élargissant, puis ils tombèrent dans un étang voisin. Aussitôt ce fut un vacarme épouvantable comparable à celui de 3 000 trombones, pistons, saxophones, grosses caisses, clairons, etc., jouant ensemble. Mme Lannor en fut, à bon droit, stupéfaite, mais ne voulut pas le laisser voir et dit :

– Il y a longtemps que je fabrique des miroirs de poche.

Et elle avait cessé de penser à cet incident. Mais ce matin, en voyant des girafes naturalisées à la place de ses cerisiers, elle ne pouvait se défendre d’établir un rapprochement entre l’événement de la veille et celui du jour.

Pour en avoir le coeur net, elle décida de se rendre à l’étang où les deux amants avaient disparu. L’étang était vide et sur la vase tapissant le fond – vase déjà séchée – elle vit étendus, des centaines de cadavres de ouistitis tenant un cor de chasse. Au milieu de l’étang se dressait un obélisque haut de plus de 30 mètres et surmonté d’un chapeau à la mousquetaire. Au pied du monument et se tenant par la main étaient les deux amoureux de la veille. La tête inclinée vers elle, il disait : « Gertrude ! » et elle, dans la même position répondait : « François ! » Et cela indéfiniment.

Devant ce spectacle, Mme Lannor ne douta pas de se trouver en présence des coupables. Déjà elle se réjouissait d’avoir si vite et si bien deviné. Elle se réjouissait même trop vite, car un des ouistitis se dressa sur son séant et lui cria avec le plus pur accent provençal : « Jette-lui la première pierre. » Excellente idée. Mme Lannor saisit une énorme pierre et la jeta dans la direction des amoureux, mais, arrivée à un mètre de la tête de François, la pierre s’arrêta dans sa course, une étincelle jaillit entre la pierre et la tête de François, cependant qu’on entendait un formidable bruit de vitres brisées. Le bruit s’était à peine apaisé que, de la base de l’obélisque, sortait une troupe de jeunes filles nues se tenant par la main et reliées l’une à l’autre par une tige de lierre enroulée autour de leur corps comme des alpinistes encordés. Elles s’en furent, tout en chantant la Brabançonne, danser autour de l’obélisque. Un à un les singes se levèrent pour danser avec elles, les uns chantant, les autres accompagnant les premiers avec leur cor de chasse. Mme Lannor se sentit devenir légère, légère et dansa comme tout le monde. Si cette pauvre Mme Lannor, au lieu de danser avait regardé ce qui se passait au sommet de l’obélisque, elle serait sans doute morte de terreur.

L’obélisque s’était ouvert comme les deux branches d’une paire de ciseaux. Entre les deux branches ainsi écartées, s’élevait une mince colonne de fumée où étaient représentées toutes les couleurs du

spectre. Au-dessus de la colonne de fumée planait une bicyclette sur laquelle un couple semblable à Gertrude et François faisait l’amour. A l’instant même où la fumée commençait à former des spirales, la roue avant de la bicyclette se sépara de l’engin et descendit lentement le long d’un des côtés de l’obélisque pour se poser délicatement sur la tête d’une des jeunes filles. L’effet fut immédiat. D’un seul coup toutes les jeunes filles s’enflammèrent et, à leur place, on vit pendant quelques secondes une petite flamme bleue de quelques centimètres de hauteur, puis les jeunes filles furent remplacées par un cerisier dont la moitié était fleurie cependant que l’autre était couverte de cerises mûres.

Mme Lannor en fut si émue qu’elle oublia son âge, si troublée qu’elle oublia l’arrivée prochaine de son neveu qui remplaçait si avantageusement un édredon :

– Mes cerisiers, dit-elle. C’étaient donc eux !

Elle courut vers l’obélisque au pied duquel François et Gertrude étaient toujours agenouillés et répétaient leurs noms sans relâche. Elle allait franchir la ligne des cerisiers qui formait un cercle autour de l’obélisque quand elle vit avec stupeur deux de ces arbres entre lesquels elle voulait passer se rapprocher et lui barrer la route. Elle voulut les contourner, mais si elle obliquait à droite un cerisier se plaçait devant elle et il en était de même à gauche. Elle voulut courir : les cerisiers en firent autant. Il ne lui restait plus qu’à s’envoler. Elle le fit. Hélas ! les cerisiers l’imitèrent. Ce jeu de poursuite aurait pu durer longtemps si tout à coup Mme Lannor n’avait eu une idée :

– Je vais creuser un souterrain qui aboutira à l’obélisque.

Aussitôt elle se posa sur le sol et rentra chez elle à grands pas pour y prendre une pelle et une pioche. Un instant après, elle était au travail. Les cerisiers, pour lui montrer que son ardeur ne les impressionnait pas, lui laissaient tomber, de minute en minute, une cerise pourrie sur la tête. Mme Lannor pestait et travaillait avec une rage croissante. Vint le moment où le trou fut assez profond pour qu’elle disparût dedans. Satisfaite elle voulut se reposer un instant et s’étendit sur l’herbe, le visage tourné vers le ciel. A peine s’était-elle étendue qu’elle aperçut un étrange nuage affectant la forme d’une saucisse munie à chaque extrémité d’une immense oreille s’agitant lentement comme un éventail.

– Les voilà encore, grommela Mme Lannor.

Elle se disposait à se remettre au travail lorsqu’elle vit que la saucisse se fendait longitudinalement et que quelque chose s’en échappait : une cerise dix fois plus grosse qu’une citrouille qui tomba sur l’obélisque et y resta fixée. Mme Lannor vit là un défi et se releva :

– Ah ! bandits ! Nous allons voir !

Et elle saisit sa pioche qu’elle brandit au-dessus de sa tête, mais resta figée dans cette position. Elle venait de voir dans le trou qu’elle avait creusé 7 ou 8 mâchoires qui s’ouvraient et se refermaient régulièrement. Ce n’était cependant pas suffisant pour effrayer Mme Lannor. Elle arracha une carotte qu’elle jeta dans l’une des mâchoires ce qui fit sortir de toutes les mâchoires un filet de fumée jaune répandant une écœurante odeur d’encens. Toutes les mâchoires disparurent et lorsque la fumée se fut dissipée, Mme Lannor vit, assise au fond du trou, une fillette qui tenait un poireau entre ses jambes. Le poireau croissait à vue d’œil, si rapidement même que la fillette en était confuse et que son estomac, bientôt suivi de son coeur et de son foie sortirent de son corps et s’en furent à pas lents comme à regret, tandis que la fillette constatait que son dos était couvert d’écailles.

– Je ne suis cependant pas une sirène, murmura-t-elle.

Lorsqu'elle voulut retirer le poireau quelle ne fut pas sa frayeur en voyant que celui-ci faisait désormais partie de son corps. Après des efforts longs et douloureux, elle réussit cependant à l’arracher, mais sous le poireau gisait un bulbe d’iris qui n’attendait que ce moment pour fleurir. A peine la fleur s’était-elle épanouie que la fillette ressentait les douleurs de l’enfantement et vomissait un livre d’heures qui s’ouvrit de lui-même à la page de l’invocation à Jeanne d’Arc. La fillette vit là un ordre du ciel et fit sur-le-champ le voeu de prendre le voile. Elle se leva et quitta le trou sans plus s’occuper de Mme Lannor qui, à son tour, ressentait les douleurs de l’accouchement et mettait au monde une ridicule pendule Louis XV qui sonnait l’heure sans arrêt. Mme Lannor, cette fois, ne se sentait pas rassurée. Son inquiétude fit place à une angoisse démesurée lorsqu’elle sentit que des mains invisibles lui chaussaient des bottes d’égoutier qui furent bientôt remplies de sueur. Mme Lannor s’évanouit.

Elle revint à elle en entendant la mer déferler tout près. Elle ouvrit les yeux et se vit dans une immense boîte métallique percée de trous de tous les côtés. Elle était en compagnie d’une multitude de sardines qui, lorsqu’elle s’assit se dressèrent sur leur queue et, poliment, lui souhaitèrent la bienvenue, puis disparurent toutes dans la même direction comme si elles avaient été aspirées par une pompe gigantesque. Mme Lannor humecta son doigt avec un peu de salive et l’éleva au-dessus de sa tête pour chercher la direction du vent.

– Est-Nord-Est, lui dit un poisson-volant qui s’était approché d’elle sans qu’elle le remarquât. Et elle se mit en devoir de se déshabiller, mais elle ne devait enlever que ses bottes car, à peine avait-elle pris cette résolution, qu’une colonne vertébrale humaine descendait du plafond pour lui faire des reproches sur son attitude et l’injurier. Consciente de son indignité, Mme Lannor se tut. La colonne vertébrale se couvrit de phosphorescences roses et disparut dans un grand bruit de porte claquée.

Mme Lannor était désespérée car elle avait compris qu’elle ne reverrait jamais ses cerisiers et elle allait se décider à rentrer chez elle, la mort dans l’âme, quand elle fut prise de violentes douleurs aux pieds.

– Ce n’est rien, lui dirent ses membres, c’est le printemps.

Les pieds de Mme Lannor se couvrirent de feuilles de cerisiers et des fleurs apparurent quelques secondes plus tard. De chacune d’elles tomba une allumette-bougie qui s’enflamma au contact du sol. Les fleurs disparurent, aussitôt remplacées par des cerises. Un courant d’air chargé de vapeurs sulfureuses passa, les cerises devinrent incolores et le noyau apparut. Le temps d’allonger le bras et les noyaux étaient des arbustes. Mme Lannor vit un éclair suivi immédiatement d’un épouvantable grondement de tonnerre. Lorsqu’elle rouvrit les yeux elle était suspendue par les pieds au sommet de l’obélisque de la place de la Concorde et, tout autour de sa tête flottaient des milliers de cerises qui éclataient comme des vesses-de-loup. Alors Mme Lannor comprit que sa dernière heure était venue et mourut comme meurent les champignons.

1922.

© Mélusine 2011
[haut]