Benjamin Péret

Un point c'est tout, 1946

 

DEUX MOTS

Quand tombera la nuit des poêles qui ont trop brûlé

trop chauffé

comme une chevelure trop abondante

une voix plus légère que le dernier flocon de neige

qui dessine ton sein en se dissolvant

comme une petite fille timide

sous le regard intrépide du dernier accent circonflexe

enragé

qui bondit comme un tigre poursuivi

du vert au blanc

une voix si faible qu’on dirait une mouche sans ailes

murmurera de seconde en seconde

cri d’un robinet à jamais mal fermé

et qui retentira dans le lit de ton oreille

comme l’éclatement d’une pierre gelée

Je t’aime grotte de soufre

 

À SUIVRE

Rien à dire de la jonquille qui me sourit comme une gousse

d’ail

Rien à dire de la jonquille à tête d’écureuil

qui ronge lentement le réveil-matin affolé sonnant à perdre

haleine dans la prison de mes côtes

c’est une fleur comme une pierre est un jouet

mais le saucisson habité par des millions d’anguilles

poilues comme un fromage moisi

qui remontent la Loire quand les mouches sortent du saucisson

 

Rien à dire de la jonquille à tête d’écureuil

sinon que je l’aime

comme le serpent de mer aime l’heure de la sieste

qu’il ne connaîtra jamais

 

les tulipes plus méchantes qu’un foie pourri

 

tu es ma sœur larme des oreilles vertes

 

Elle sera toujours pour moi la première mousse de l’année

celle qui auréole le soleil plus brûlant qu’un hanneton

comme un diamant brut

dont la gangue déjà répand l’odeur des aubépines avant la

chute des ailes

projetées comme un coup de poing dans une gueule de vache

comme un moustique dans le cachot de mon crâne

 

ON SONNE

Un saut de puce comme une brouette dansant sur les genoux

des pavés

une puce qui fond dans un escalier où je vivrais avec toi

et le soleil pareil à une bouteille de vin rouge

s’est fait nègre

esclave nègre fustigé

Mais je t’aime comme le coquillage aime son sable

où quelqu’un le dénichera quand le soleil aura la forme d’un

haricot

qui commencera à germer comme un caillou montrant son

cœur sous l’averse

ou d’une boîte de sardines entr’ouverte

ou d’un bateau à voiles dont le foc est déchiré

 

Je voudrais être la projection pulvérisée du soleil sur la

parure de lierre de tes bras

ce petit insecte qui t’a chatouillée quand je t’ai connue

Non

cet éphémère de sucre irisé ne me ressemble pas plus que le

gui au chêne

qui n’a plus qu’une couronne de branches vertes où loge un

couple de rouges-gorges

Je voudrais être

car sans toi je suis à peine l’interstice entre les pavés des

prochaines barricades

J’ai tellement tes seins dans ma poitrine

que deux cratères fumants s’y dessinent comme un renne

dans une caverne

pour te recevoir comme l’armure reçoit la femme nue

attendue du fond de sa rouille

en se liquéfiant comme les vitres d’une maison qui brûle

comme un château dans une grande cheminée

pareille à un navire en dérive

sans ancre ni gouvernail

vers une île plantée d’arbres bleus qui font songer à ton

nombril

une île où je voudrais dormir avec toi

 

TOUT A L’HEURE

Par la faille qui s’est ouverte par le dernier tremblement de

terre

s’échappent des oiseaux en forme de pipe

les chats bondissant parce que leur queue s’envole

et de grands jets de champagne

qui mousse tellement que les bulles obscurcissent le soleil

le verdissent comme un vieil entrecôte

le bleuissent comme une vigne au printemps

où s’ouvrirait

démultiplié

le coq de bruyère des yeux

qui me regardent comme un drapeau rouge une barricade

 

Je vais comme le torrent au lampion

comme la balle à la poitrine fasciste

Mais quand les deux yeux ajoutés au regard des seins

appellent

comme une jonquille entre des casseroles piétinées

la boule rouge du billard

la lanterne rouge de la rue barrée du baiser

prête à s’éteindre pour me laisser passer

dis-moi écureuil des premiers bruits de la rue

quel cri de cigare rongé par les rats

quel cerveau de bruyère en feu battra l’air en éventail

et quelle voix de chêne-liège devenu bouchon

osera parler comme une équation

 

UN MATIN

Il y a des cris à n’en plus finir

des braillements de terre agitée comme un éventail démantelé

par des taupes en conserve

des sanglots de planches qu’on étripe

longs comme une locomotive qui va naître

des convulsions d’arbres révoltés qui ne veulent pas plus

laisser monter la sève

que le métro n’accepte de transporter des autruches

dans ses tunnels de barbe mal rasés

il y a des cris

des araignées de vitriol que j’avale sans m’en apercevoir

près de ce fleuve usé issu d’un tuyau de pipe

qui n’est autre qu’un long museau

un peu chaud

un peu plus grognon qu’un chaudron presque vide

ce fleuve que tu ne vois pas plus que la poussière d’une hostie

que le vent a mélangée

à la poussière du curé semblable à du sulfate de cuivre

et à celle de l’église plus tordue qu’un vieux tire-bouchon

car tu n’es pas plus là que je ne suis là sans toi

et le monde en est tout dépeigné

 

JE NE VEUX PAS

L’unique lueur pareille à une pluie de noisettes transparentes

comme un alevin

va-t-elle s’éteindre comme une chaîne qui s’effondre sur une

tasse

dans le ciel de goudron qui envie les routes fermées à la

circulation

Vas-tu cervelet taillé en diamant de la couronne des femmes

des mers du sud

t’enfuir comme une souris d’hôtel vêtue en corridor à

fantômes

 

Si tu fuis le soleil se fendra comme un oeuf

et la végétation arrêtant sa croissance large comme ma main

plus molle qu’un rideau déchiré

par où l’on peut apercevoir le poisson rouge de ton sein

qui ressemble à la hutte des nègres du Soudan où je voudrais

vivre avec toi

pareils à deux artichauts fleuris

La végétation dis-je arrêtant sa croissance plus exubérante

qu’un banc de corail

se coiffera d’un chapeau melon en signe de deuil

et dira

La petite fille aux yeux de carpe sautant hors de l’eau

s’est égarée dans un marais plus malsain qu’un relent de

général

et va s’enliser comme un arbre empoisonné et abattu par le

vent de ce marais

dont on fera un cimetière pour les lions révoltés contre leurs

dompteurs

 

POUR NE RIEN DIRE

Croître de son ombre en se nourrissant de soi-même

comme un fauteuil dont les ressorts gémissent

à cause du poids successif de cent mille paires de fesses

pareilles à une troupe d’éléphants

blancs comme un os de seiche qu’aucun serin n’a percé

si blancs

que les draps de bouleau entre lesquels ton corps devient

une volute de fumée

qui flotte et claque comme une bannière de nuages

si durs qu’on dirait un os

que tous les chiens du monde ont cherché à ronger

ont l’air de sabots de cheval qu’on va ferrer

 

Mais tu n’es pas là

et l’écureuil de tes yeux grignote la capucine de ma tête

comme la montagne allume les lampes qui sans cela

ne seraient que des nougats oubliés dans un tiroir

 

SAIS-TU

Ma tête de papier de verre frottant tant et plus sur une coupe

de cristal

faite à ton image d’oiseau qu’un sanglier empêche de prendre

son premier vol

est pleine de l’embrun de tes yeux semblables à deux oranges

qu’on ne cueillera jamais

tes yeux qui sont peut-être une pierre éclatée comme un arbre

foudroyé

tout pareil au petit cœur que j’ai dans ma poche

contre un poêle plus rouge qu’un zeppelin qui brûle

semblable à l’éclosion d’une fleur d’agave

qui serait un drapeau rouge

plus déchiré qu’une chevelure dans le vent

qui voudrait te caresser comme un oiseau à peine né

et si bleu qu’on dirait une feuille morte qui reverdit

si brillant qu’on dirait un pain à cacheter dans une baignoire

où tu n’apparais pas plus qu’une feuille de nénuphar au

fond des bois

pas plus qu’une fraise des bois dans une chambre à air

pas plus que ma vie au tournant de la rue

 

TOUJOURS

Rien à l’horizon tordu plus usé qu’un rail prêt à se rompre

et à provoquer la plus sensationnelle catastrophe de l’année

les cheveux blonds de l’horizon se sont égarés

comme un bateau de boutons d’or errant à la dérive

le long d’un rivage hérissé de défenses d’éléphants

qui brament comme des boutiques à la veille de la faillite

Rien à l’horizon quand tes deux yeux de porto clair

ne laissent plus passer aucun rayon de cette lumière

minuscule

se précipite décomposé par mille prismes rivaux

à tête d’épingle

à tête de vache

le sang qui me fuit comme un chat qui a volé une côtelette

et me laissera pareil à une fourchette brisée

dans un terrain vague où croissent quelques géraniums

si misérables qu’on dirait des cahiers d’écoliers jaunis

où l’on ne lirait plus que Je t’aime

à toutes les pages

 

LUNDI

Si tu restes auprès de moi comme la statue équestre

au pied de laquelle je suis photographié

nu comme un tableau de chasse où le cerf n’est pas tout à fait

mort

et pareil à un éclat de verre qui s’est détaché d’une vitre

étoilée par un caillou

j’aurais dans les mains autant de lueurs que peuvent en capter

toutes les gouttes d’eau prêtes à tomber de toutes les feuilles

du monde

comme un marteau sur une cloche

et si semblable à toi que tes lèvres d’orange y apparaissent

parfois

comme une boucle de cheveux qui se déroule

avec un mouvement de locomotive qui se met en marche

et me porte tous les soirs

qu’ils soient de paille de fer d’herbe chaude ou de fleurs

s’épanouissant

tordu comme un mouchoir trempé de sueur

vers les mirabelles de tes yeux noyés dans la liqueur à

facettes de tes rêves

qui ressemblent à une serre tropicale où les fleurs sécréteraient

des paradisiers

pareils à des jets de bananes mûres

 

OÙ ES-TU

Je voudrais te parler cristal fêlé hurlant comme un chien

dans une nuit de draps battants

comme un bateau démâté que la mousse de mer commence

d’envahir

où le chat miaule parce que tous les rats sont partis

Je voudrais te parler comme un arbre renversé par la tempête

qui a tellement secoué les fils télégraphiques

qu’on dirait une brosse pour les montagnes pareilles à la

mâchoire inférieure d’un tigre

qui me déchire lentement avec un affreux bruit de porte

enfoncée

Je voudrais te parler comme une rame de métro en panne à

l’entrée

d’une station où je pénètre avec une écharde dans un orteil

pareil à un oiseau dans une vigne

qui ne donnera pas plus de vin qu’une rue barrée

où j’erre comme une perruque dans une cheminée

qui n’a plus rien chauffé depuis si longtemps

qu’elle se croit le comptoir d’un café

où les cercles laissés par les verres dessinent une chaîne

Je te dirais simplement

que je t’aime comme le grain de blé aime le soleil se levant

en haut de sa tête de merle

 

© Mélusine 2011
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