Benjamin Péret

Sur la route de la fortune, (début des années vingt)

 

Sur la route de la fortune

Avez-vous vu telle superbe carpe de l’étang qui deux minutes plus tôt nageait avec rapidité sauter hors de son élément et retomber aussitôt inanimée ; les arbres même ne sont pas rassurés. J’ai vu hier soir une des branches principales d’un grand orme s’infléchir jusqu’à ce que son extrémité touchât terre. Je dois avouer que je fus quelque peu surpris, mais je le fus encore davantage lorsque, relevant la tête je vis une étoile : Alpha, du Centaure, descendre verticalement et venir se poser comme un oiseau sur le sommet de l’orme.

L’arbre tout entier fut secoué d’un immense frémissement comme si une rafale de vent avait passé. Le tronc devint transparent et je vis se dessiner nettement à travers les fibres du bois, la forme d’un coeur d’un estomac et d’un rein. Un peu plus haut je remarquai un larynx et je vis une langue s’agiter. Aucun son ne sortit, mais je vis se dessiner dans l’atmosphère devenue obscure avec la nuit tombante un cheval coupé en deux, dont les parties mal raccordées formaient un angle droit. Ce cheval courait au galop et de dessous sa queue sortait une interminable spirale de papier. Le cheval disparut ainsi que la spirale de papier. Une roue de charrette lui succéda et se mit à tourner, frottant légèrement sur une branche de l’arbre. Ce frottement faisait jaillir une véritable pluie de poils longs et drus qui s’amassèrent à quelques mètres du tronc et bientôt formèrent un petit tas de trente à quarante centimètres de haut. De ce tas sortit une colonne de fourmis dorées qui commença à tourner autour de l’arbre puis entreprit son ascension. A mesure que les fourmis montaient le diamètre du tronc diminuait ainsi que sa hauteur.

Maintenant cet arbre tiendrait dans un bas de femme et à chaque fois que sonne l’heure il diminue automatiquement de un centimètre cependant que ses racines s’allongent d’autant. Il est hors de doute que nous courons un danger imminent car en plus de ces indices il faut tenir compte du fait que depuis hier le sucre refuse de se dissoudre dans l’eau tandis que le plomb qui jusqu’ici était insoluble dans l’alcool se dissout instantanément dans ce liquide.

Autre chose : J’ai vu hier un aérostat géant sur le passage duquel les fleurs se fanaient et les fruits pourrissaient. L’aérostat était monté par un casoar, un puma et deux chameaux. Il y avait bien aussi un homme entièrement nu mais comme sa tête était blanche, son corps noir, ses bras jaunes et ses jambes rouges, on pouvait conclure qu’il était inférieur aux animaux qu’il aurait dû diriger et que ceux-ci en somme devaient conduire l’appareil.

L’aérostat descendit presque jusqu’à terre. L’homme ou plutôt l’espèce d’anthropoïde sauta à terre et se mit à courir à toutes jambes et si rapidement que je ne pus arriver à le rejoindre. Cependant je ne doute pas que ce soit là un envoyé de Dieu. Certains signes tels que la raréfaction de l’air à ce moment, le parfum d’encens qui m’enveloppait tout entier, la multitude de chapeaux qui voletaient de tous côtés et surtout le nombre incalculable de souliers qui sortaient de terre comme des champignons me le font présumer.

Hâtons-nous pendant qu’il en est temps encore ! Dans deux heures part le sud-express et demain à trois heures nous serons à Séville.

Les deux sexes sont inversement polarisés, alors que craignons-nous puisque je vous aime !… Gabrielle releva son front pensif d’où coulait un mince filet de salicylate d’éthyle. Ses yeux quittèrent leur orbite et vinrent se placer sur les tempes du jeune capitaine. Celui-ci pâlit, devint hagard, se mit à trembler comme une feuille et de grosses gouttes de sueur perlèrent à son front.

Gabrielle sortit de son réticule un appareil ressemblant à une boussole. Elle pressa sur un bouton et l’aiguille se mit à tourner frénétiquement. Les doigts des mains du capitaine tombèrent à terre un à un. Les yeux de la jeune fille reprirent leur position primitive et elle éclata d’un rire inextinguible.

Le capitaine était plus mort que vif et déjà des roses sortaient de sa poitrine.

Pendant leur conversation ils n’avaient pas remarqué que le canard déplumé qui était au fond de la baignoire retrouvait ses plumes au fur et à mesure que l’eau la remplissait. Au fur et à mesure que l’eau montait, elle devenait salée. Quand elle atteignit les deux tiers de la baignoire, des moules, puis des huîtres, des oursins, des astéries, des éponges commencèrent à en tapisser le fond. Bientôt des coraux entreprirent d’édifier leurs singulières constructions. Une chose restait inexplicable : la présence d’un castor solitaire qui rongeait une huître.

***

Christophe Colomb découvrant l’Amérique eut cette parole célèbre : « Il va dire des sottises. » C’est à cela que pensait le capitaine lorsqu’un mouvement de translation rectiligne uniformément accéléré le conduisit avec une vitesse initiale de 30 mètres par seconde et une accélération de 10 mètres dans la direction de la Nouvelle-Guinée où il arriva après deux heures de voyage qu’aucun incident ne vint troubler. Je dis aucun incident car la rencontre d’un cerveau de lapin voyageant à haute altitude ne peut avoir aucune influence sur une destinée.

Dès son arrivée sur cette terre une chaleur accablante accompagnée d’une pluie diluvienne l’attendait. Comme il restait là, se demandant quel pouvait être le plus court chemin pour se rendre à l’Escurial il vit un taxi sans roues passer à toute allure projetant de l’essence devant lui. Il aperçut aussi à sa droite, masquée à demi par un bouquet de câpriers, une baraque Vilgrain tombant en ruines.

Son arrivée ne passa pas inaperçue. Du bouquet de câpriers un couple sortit. Mécislas Charrier et Renée Gauthier : Mécislas Charrier tenant Renée Gauthier par une jambe ce qui l’obligeait à sauter à cloche-pied. Arrivés devant le capitaine ils le saluèrent cérémonieusement et lui offrirent cérémonieusement une bobine de fil, un curedents et un bec auer. Le capitaine accepta les présents et leur offrit en échange son mouchoir auquel était attaché un éclat d’obus allemand : celui qui l’avait blessé. Charrier sortit une seringue Pravaz de sa poche et piqua Renée à la fesse. Renée enfla aussitôt mais la pression du doigt de Charrier sur son nombril la ramena à son état normal et fit sortir par sa bouche un sabot de cheval et un réchaud à alcool qui tombèrent aux pieds du capitaine : le sabot sur le réchaud qui se trouva allumé sans aucune aide étrangère. Le sabot se liquéfia, dégoulina le long du réchaud et dessina sur le sable la forme d’une grappe de raisin. Le capitaine sentit le rouge de la honte lui monter au front. Il grinçait des dents et écumait de rage. Il donna un coup de poing à Charrier avec une telle violence que son bras passa au travers du corps du malheureux. Ceci ramena le sourire sur les lèvres du capitaine qui, Charrier à son poing, regardait les poissons promener des jets d’eau dans la baie. Il imprima à son bras un mouvement de rotation de plus en plus rapide. Charrier suivit ce mouvement puis, le bras s’étant brusquement arrêté décrivit une gracieuse parabole et s’enfonça la tête la première dans le sable jusqu’à mi-corps. Renée Gauthier enleva ses bas et les accrocha aux jambes de Charrier. Le vent du large les fit gonfler et leur donna la forme d’un phallus que le capitaine masturbait sous les regards moqueurs de Renée.

Un kangourou sortit du bouquet de câpriers et vint offrir ses petits au capitaine qui les jeta à la mer en disant :

– C’était peut-être le chanoine le plus ignorant du chapitre, aussi ai-je entendu dire qu’il n’avait point obtenu son bénéfice par érudition.

Il sentit que ses jambes partaient chacune dans une direction différente mais il toucha un œuf de tortue et revint à lui. L’air était pur, il ne pleuvait plus, il ne faisait pas chaud, il ne faisait pas froid non plus. Les basses branches des arbres se dépouillaient de leurs feuilles et les branches supérieures se couvraient d’un feuillage verdoyant. Il murmura entre ses dents :

– On le laissa deux jours sur la potence.

Une voix sortant de l’un des bas lui répondit :

– On l’a marié à un vilain magot.

Il répliqua :

– Dis-lui de faire trois mouvements.

La voix reprit :

– Cela ne coûte qu’une pistole.

Alors la fureur le prit :

– Les truffes ont été quelque temps le mets favori du pouvoir législatif.

La voix railleuse suggéra :

– Les pauvres diablesses m’assourdissaient avec leurs querelles. Renée Gauthier s’approcha de lui et lui frappant sur l’épaule lui rappela qu’il était temps pour lui de songer à trouver un logis s’il ne voulait pas être la proie des tigres et des requins qui foisonnaient dans la région.

Une écumoire passa en sifflant au-dessus de leurs têtes et vint heurter le tronc d’un arbuste vers son milieu. L’arbuste se plia. Son sommet toucha terre, prit racine comme je vous le dis et l’arbuste se brisa à l’endroit où l’écumoire l’avait touché. De celle-ci tombée à terre, des myriades de mouches grosses comme des olives s’échappèrent et vinrent se poser en grappes sur les branches de l’arbuste dont les feuilles jaunirent presque aussitôt et ne tardèrent pas à tomber en poussière.

Renée Gauthier n’ignorait pas les propriétés de cette poussière, elle la recueillit dans ses mains et s’en frottant les seins se sentit l’heureuse gagnante d’une partie de poker.

Le capitaine n’était pas venu là pour cela. Il prit un galet qu’il choisit large et bien poli et le lança dans la gueule d’un requin que la mer avait rejeté presque à ses pieds. Un instant il crut que par un phénomène d’attraction bien compréhensible il allait suivre le chemin du galet mais sa bonne éducation et sa distinction native l’empêchèrent de commettre cette folie. Il se contenta de bâiller. Le requin ne se trouva pas satisfait du cadeau du capitaine et le montra en crachant un énorme bouquet de pavots qu’habitaient des escargots géants. Le capitaine le prit et l’offrit à Renée laquelle lui assura que c’était là le meilleur remède contre la peste. La nuit commençait à tomber, mais l’obscurité n’était pas encore assez grande pour les empêcher de voir un homme vêtu d’une redingote et d’un chapeau haute-forme, les mains gantées de blanc et tenant une canne s’avancer vers eux et s’adressant au capitaine lui dire le chapeau à la main :

– Le capitaine Raoul Montagne n’est-ce pas.

– Lui-même Monsieur, de quoi s’agit-il ?

– Je suis Me Carré, exécuteur testamentaire de feu Monsieur Fernand Montagne votre père. J’ai l’honneur de vous annoncer qu’en l’absence de testament vous héritez d’une somme de 16 millions et d’un torpilleur de haute-mer.

Le capitaine quitta son ceinturon et son baudrier pour les offrir à Me Carré en lui disant :

– Quel feu ! Quelle naïveté ! Quelle source de bonne plaisanterie ! Quelle imitation des mœurs ! Quelles images et quel fléau du ridicule !

Puis après un soupir hochant tristement la tête :

– Le sang dont la Seine vit couvrir son rivage tombera sur eux.

Me Carré passa son bras sous celui du capitaine et tous deux se dirigèrent vers l’intérieur des terres.

 

© Mélusine 2011
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