Benjamin Péret

Sur le passage du panier à salade, 1922

 

Sur le passage du panier À salade

Lord Cheltenham descendit les degrés de l’abbaye de Westminster, emportant une taupe dans la poche droite de son veston dans le dos duquel on voyait un grand losange blanc.

– C’est donc le jour des Rameaux, s’étonna la danseuse Sonia qui était une de ses anciennes maîtresses et ne perdait pas une occasion de lui déplaire. Elle descendit de sa 40 HP et frotta son épaule droite avec une brosse à dents qui se divisa en fines lamelles de mica.

Un enfant de huit à dix ans, le petit Lucien, témoin de cette scène, mit ses mains dans ses poches et rit niaisement. Le chauffeur lui jeta son volant au visage et l’enfant rit de plus belle, juste au moment où les deux pneus avant éclataient bruyamment.

Sonia se signa superstitieusement et dit : « Comme il fait chaud ! » Puis elle s’agenouilla et, la tête dans les mains, le front appuyé sur la roue de l’auto, elle récita d’un ton nasillard :

Cherchez-vous des miracles
devant Saint Antoine la barbe et l’erreur
les puces l’eczéma la poussière s’affolent
et les goîtreux ruminent leur bifteck


La mère s’apaise les verres se vident
les membres sont retrouvés
les objets guérissent quand on ronge
un bébé ou un vieillard.


Les éléphants s’évanouissent
l’autobus disparaît
Ne nous racontez pas d’histoires
parlez habitants de Padoue


Puis, allumant une allumette, elle continua :
– Oh ! vous qui êtes nés sous la protection de l’aubergine et lui avez consacré, dès l’âge de cinq ans, le lis de votre virginité, vous qui mettez les poules en fuite et faites sucer des pommes d’arrosoir par votre patron…

De nouveau, elle s’arrêta, posa sa tête près d’elle sur un lit de muguet et reprit :

O bon vin d’Espagne
source des grains de beauté
qu’on enlève à l’essence
comme une bûche enflammée
toi qui as fait l’Italie
avec une côtelette panée
dans une bouteille à Padoue
tu resplendis comme une panoplie

Sa tête se releva un instant, eut un regard d’extase vers le ciel puis s’aplatit face contre terre et resta immobile et silencieuse.

Un coup de revolver troubla le silence matinal et l’auto lancée à toute vitesse vint défoncer la porte droite de l’abbaye de Westminster. Elle pénétra dans le temple, culbuta un long rang de chaises et s’arrêta juste au pied de l’autel. Un lampion suspendu à quelques mètres au-dessus du sol descendit posément et vint se placer à l’avant de la voiture. Le moteur qui n’attendait que cela commença à tourner bruyamment en dégageant un épais nuage de fumée verte, mais la voiture resta immobile.

Les fidèles, que l’arrivée soudaine de l’auto n’avait pas dérangés de leur prière et qui s’attendaient à un miracle, furent déçus. Ils se levèrent, plantèrent leur branche de romarin dans leur chaise et quittèrent l’église pour la pharmacie voisine où ils achetèrent cinquante grammes de bicarbonate de soude et s’en furent à leurs occupations, le coeur léger et certains du succès.

Son oraison terminée, Sonia se releva, se dirigea droit sur lord Cheltenham et lui planta dans la poitrine un minuscule poignard à manche de verge. Surpris, lord Cheltenham sautilla sur place comme si le sol le projetait en l’air, puis retirant le poignard de la plaie, il lécha consciencieusement le manche cependant que la lame devenait une véritable source de sang s’écoulant goutte à goutte.

– Les bons comptes font les bons amis, dit-il en coupant une fleur qui sortait de son pantalon.

Sonia s’en fut, livrée aux plus noirs pressentiments. Sur son passage une affiche attira son attention :

Mrs DAISY LIT DANS L’AVENIR CONSULTEZ-LA
Tarots, marc de café, tables tournantes
Tous les jours de 2 heures à 6 heures.

Sonia acheta un rasoir de sûreté, appela un taxi et se fit conduire chez la voyante. Pendant le trajet elle rasa soigneusement ses jambes velues et se fit sur le flanc droit un petit tatouage en forme de bec de perroquet entouré de la devise : « Chien méchant. » Elle était rassérénée et ce fut d’un pas alerte qu’elle gravit les sept étages qui conduisaient à l’appartement de la voyante. A son coup de sonnette une jeune femme brune et monoclée, une astérie dans ses cheveux frisés vint lui ouvrir. Une dizaine d’aboiements retentirent dominés par un mystérieux vrombissement.

Elle entra et remarqua sur-le-champ que des pales d’hélice portant des petites fleurs jaunes erraient à travers la pièce, au-dessus de sa tête, sans tomber. Une petite fille d’une dizaine d’années au regard idiot se tenait debout derrière la porte et comptait sans discontinuer. A l’entrée de Sonia elle avait atteint le nombre 781 493 651. Un ruisseau coulait à travers la pièce, entraînant on ne savait où une inépuisable flottille de coquilles de noix.

– Le Léthé, dit Mrs Daisy en montrant le ruisseau. Répétez les paroles que je vais prononcer et faites les gestes que je vais faire.

Et elle commença sur un ton ridiculement déclamatoire, en agitant les deux bras comme si elle rinçait du linge dans le ruisseau :

« Dans sa jeunesse, l’homme, sans inquiétude pour lui-même, se borne à regretter que les animaux domestiques ne soient pas des bottes de sept lieues ; à trente ans, il soupçonne qu’il n’a été qu’un homard ; à quarante ans, il le sait et pense à se manger lui-même à l’américaine ; à cinquante ans, il cesse de se raser, il fait avaler ses dents par les poules qui, le soir même, meurent sur leur perchoir et il meurt à son tour en souhaitant que ses enfants renversent la colonne Vendôme. »

Elle toucha son genou droit et continua, imitée par Sonia :

« Allez par deux, par trois et par quatre pour vivre avec mille deux cents francs de rente. »

Elles enlevèrent leur soulier droit et continuèrent :

« Donne-moi un verre d’eau. Donne-moi un verre d’eau. Donne-moi… »

Elles retirèrent leur autre chaussure et traversèrent le ruisseau en achevant la phrase qu’elles répétèrent encore quatre ou cinq fois. Aussitôt la voyante grandit d’un mètre cependant que Sonia diminuait d’autant. Elle lui sectionna la main droite, versa dans la paume quelques gouttes d’alcool et un jaune d’œuf, puis promena sur le dos de la main une allumette enflammée. L’œuf prit instantanément la couleur et la consistance d’une balle de celluloïd. Trois gouttes de benzine le rendirent aussi transparent et impondérable qu’une bulle de savon. Comme elles, il s’éleva dans l’air au premier souffle et alla se poser délicatement sur une des pales d’hélice qui voyageaient à travers la pièce et d’où coulait de seconde en seconde une goutte de sang.

Mrs Daisy ouvrit son corsage et dégagea son sein droit sur la pointe duquel elle plaça un grain d’encens. Une goutte de vin coula de son sein.

Un tapir sortit d’une pièce voisine et vint se coucher à ses pieds. D’un coup de canif, elle lui fendit la queue de bout en bout et en sortit trois petits œufs d’oiseaux : le premier brun, le second vert et le troisième pourpre. De l’œuf brun sortit une plume imperceptible, l’œuf vert était brisé et trois punaises s’en échappèrent, portant un minuscule drapeau français. De l’œuf pourpre, la voyante sortit un miroir grand comme un petit pois qu’elle considéra quelques instants attentivement, puis, reculant effrayée, elle dit d’une voix sourde :

– Vous avez le pape dans votre poitrine.

Et après une brève méditation, elle ajouta :

– Interrogeons l’artichaut sacré.

Sonia y consentit. Mrs Daisy approcha de Sonia une caisse de verre dans laquelle fleurissait une belladone.

– Que votre sein droit touche cette fleur, dit la voyante en lui en montrant une largement épanouie.

Elle planta alors dans la caisse une longue tige métallique terminée par une sorte de petit balai qui oscillait sur la tige. A droite, elle plaça un disque de porcelaine verte sur lequel des poils roux croissaient par endroits. A gauche elle posa la main coupée en enfonçant le poignet dans la terre. Prenant alors de longs fils de soie bleue, elle les laissa tomber de toute sa hauteur sur la caisse. Et les fils tombèrent tous sur le petit balai qui s’agita frénétiquement. La main diminua peu à peu de volume. Le disque commença à s’animer, lentement d’abord, puis sa vitesse s’accrut et bientôt il tourna à toute allure. Un fil de soie vint toucher le disque et un éclair fulgurant jaillit, accompagné d’une détonation formidable qui les fit reculer, épouvantées. Elles étaient à peine revenues de leur frayeur qu’elles virent un svelte jet d’eau jaillir sur l’emplacement du disque maintenant disparu, cependant que, dansant dans l’eau, une tête de Chinois moustachu disait :

– Un grand chapeau noir sur la tête, un gros livre noir sous le bras, de grandes lunettes noires sur le nez, de gros et vilains souliers noirs aux pieds, voilà le portrait d’un affreux curé.

Sonia ne put en entendre davantage et, prenant sa main coupée, s’enfuit, affolée dans l’escalier en criant :

– A moi ! Au secours ! Les cheminots débarquent.

Lord Cheltenham était resté quelques secondes pensif en voyant Sonia quitter l’abbaye de Westminster, puis sentant sa barbe croître et la vieillesse monter dans ses jambes comme le mercure dans un thermomètre, il se dirigea vers la Tamise en écartant les voitures et les palmiers qui gênaient sa marche. Au milieu d’une rue, il aperçut un triple rideau de tapisserie qui semblait tendu là pour arrêter ses pas. Il toucha du doigt une borne-fontaine et se sentit transporté au-delà de l’obstacle qu’il avait à franchir. Quatre ibis l’attendaient pour lui dire combien son arrivée était souhaitée. Il leur sourit complaisamment et poursuivit sa route. Il traversa la Tamise et pénétra à la tombée du jour dans un entrepôt de charbon. Il s’assit commodément sur un sac et commença à calculer le prix de revient d’une tonne de caoutchouc brut rendue à Londres. Mais ce calcul était trop long et lord Cheltenham s’endormit.

Après avoir erré longuement dans les rues de Londres, moisi sur les toits, fleuri dans des caves, nagé dans des barriques de bière, Sonia arriva au coucher du soleil, devant une montagne de ferraille sur laquelle elle jeta la peau d’une orange qu’elle venait de manger. Une faible lueur éclaira l’énorme amas de ferraille, une faible lueur qui permit à Sonia de voir le tas diminuer avec une inquiétante rapidité et un manceniller entouré d’un cercle d’agaves s’élever à sa place. Une armée de rats qui semblaient se disputer quelque chose, s’ébattait dans le cercle. Sonia voulut en avoir le cœur net et jeta une allumette enflammée sur les rats qui se dressèrent sur leurs pattes de derrière et restèrent immobiles. Sonia vit alors l’objet qu’ils se disputaient : c’était sa main.

Le petit Lucien – qui avait suivi Sonia depuis le matin sans qu’elle s’en doutât – écrasa entre ses mains le coquillage qu’il portait, rit de son habituel rire niais et s’enfuit. Sonia courut après lui et l’obligea à manger une énorme poire de carton, après quoi, elle enleva un des pavés du quai et fixa l’enfant à sa place. Elle lui attacha une pancarte à l’oreille : Au petit Voltaire et en accrocha une autre au manceniller : Arbre des voyageurs. Peu après le canon gronda et une vive fusillade éclata non loin de là. Devant elle une guillotine se dressa et, fonctionnant électriquement, commença à débiter des têtes par milliers, des têtes qui toutes avaient une pipe en terre à la bouche. Sonia comprit que l’époque de la pêche au saumon était venue. Elle se mit à chanter des paroles sans suite et s’en fut.

Après une heure de marche, elle atteignit la rive de la Tamise qu’elle longea en jetant des épingles aux poissons. Soudain, devant un grand bâtiment sombre, elle vit un serpent dont la tête disparaissait sous la porte, cependant que la queue plongeait dans le fleuve. « Joli ruban pour mes cheveux », se dit-elle. Et elle ouvrit la porte.

Malgré l’obscurité profonde, elle aperçut lord Cheltenham qui dormait en compagnie du serpent en partie enroulé autour de son corps. « Le diable s’en mêle », fit-elle entre ses dents. Et elle vida le contenu de son stylographe sur le serpent qui quitta l’homme à regret et sortit de l’entrepôt en sifflant une marche militaire. Sonia s’agenouilla auprès de lord Cheltenham et lui murmura à l’oreille :

– Personne n’est plus digne de fendre du bois et d’être fendu comme lui qu’un pauvre petit vieillard et qu’une pauvre petite vieille.

Puis elle se leva et dit d’une voix suave à l’autre oreille de lord Cheltenham :

– Croyez que je vous aime.

Lord Cheltenham s’éveillait lentement lorsqu’il se sentit emporté dans une valise. Il se rendormit et, en se réveillant, vit qu’il était dans un pays aquatique peuplé de milliers de plantes étranges dont la fleur ressemblait à une jarretière qui aurait conservé quelques poils de la jambe qu’elle entourait ainsi qu’un morceau du bas de soie. Il sentit un souffle frais et humide comme l’air d’une cave qui passait sur son visage et disait :

– Fume, je suis là.

Alors il enleva ses orteils qu’il abandonna au fil de l’eau et se dit qu’il n’avait plus rien à désirer.

1922.

© Mélusine 2011
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