Benjamin Péret

Une ornière vaut une jument, 1923

 

Une orniÈre vaut une jument

Un coup de pistolet donna le signal du départ et une dame blonde s’éleva verticalement dans les airs, puis glissa légèrement par-dessus quelques bouquets d’arbres, franchit aisément une rivière et se posa le plus simplement du monde au pied d’un seringa fleuri.

Vingt ans qu’elle n’était pas revenue dans ce pays où elle s’entendait si bien avec le mistral ! Elle étreignit à pleins bras l’arbuste au pied duquel elle se trouvait. Des petits lapins frisés tombèrent des branches fleuries et sautillèrent autour d’elle. Elle en fut émue, et le bruit de la mer qui déferlait tout près, accrut son émotion. Elle se gonfla rapidement, devint gluante, puis poisseuse et s’étala enfin comme une large tache de sang sur le gazon.

Les lapins épouvantés s’enfuirent et un homme correctement vêtu mais affligé d’une légère claudication de la jambe gauche s’avança vers la tache de sang, trempa son doigt dans le liquide et s’en oignit le front, les yeux, les oreilles et la bouche. Aussitôt sa barbe disparut en même temps que sa claudication. En échange, sa poitrine se gonfla et une épaisse chevelure brune couvrit son crâne jusque-là chauve.

Il eut beaucoup de peine à croire à son bonheur et, malgré les amabilités que vinrent lui faire des ouvriers qui sortaient, leur travail terminé, d’une raffinerie voisine, il s’éloigna tristement. Une étrange révolution s’opérait en lui. Sa timidité native s’effaçait devant une foule de désirs cruels : fendre une armoire et la débiter en minuscules crayons, électrocuter des oiseaux-mouches, décomposer les couleurs, etc. Il résista à ces impulsions qu’il reconnaissait morbides.

Une voiture lancée à toute allure s’écrasa près de l’homme et il

vit le bois qui la formait retourner à son primitif état d’arbre. Ce phénomène le désespéra. Il s’agenouilla sur la route cherchant des trèfles à quatre feuilles qu’il ne trouva pas.

Pendant ce temps, une jeune femme qui prenait le frais sur le balcon d’une maison voisine, remarqua que deux perdrix s’étaient posées sur ses épaules.

Sa recherche infructueuse terminée, l’homme se sentit transparent et frais comme un linge qu’on vient de mettre à sécher au soleil. Il se releva et continua sa route.

S’il avait été moins distrait il aurait vu que, de chaque côté, la route était bordée d’estomacs qui chantaient sur son passage. Le ciel avait une couleur de nacre et, de seconde en seconde, un cheval au galop le traversait de l’Est à l’Ouest.

L’homme frappa à une maison isolée et demanda si c’était une auberge. « Oui, lui répondit-on, et l’on peut même y faire l’amour. »

Se sentant jeune, l’homme entra. La maison composée d’une seule pièce n’avait pas de toit. Au milieu, sur des fils télégraphiques, à trois mètres du sol, une femme nue le regardait. De chaque côté de lui, marchant sur un fil tendu en zig-zag, d’autres femmes nues manoeuvraient des klaxons sans relâche. Sur le sol était étendue une épaisse couche de beefsteak sur laquelle des couples faisaient l’amour. Il s’assit et demanda du thé. Une jeune femme également nue vint le lui porter et le lui servit cependant qu’un ballon sphérique se posait près d’eux.

– Avez-vous des habits à vendre ? fit un petit bonhomme rabougri qui sortait du ballon.

– C’est donc dimanche ? se demanda le premier.

Et cette pensée le remplit d’une indéfinissable tristesse. La femme qui se tenait près de lui s’en aperçut et l’embrassa sur le sein droit. Aussitôt le coq chanta en même temps que des tonnes de cheveux tombaient sur eux et les recouvraient complètement.

Le petit homme, inlassablement, continuait :

– Avez-vous des habits à vendre ?

1923.

© Mélusine 2011
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