Benjamin Péret

Morts ou vifs , 1930

 

MORTS OU VIFS

Quand le raz de marée sort en coup de vent de sa boîte à musique, les escargots et les prêles se mettent à trembler et les dernières lueurs du couchant choisissent cet instant pour s’enfuir à travers le panier de la marchande de volailles. La volaille qui bafouille dans le panier perd son dernier espoir d’aller aux eaux et cherche un truc pour parer à la menace de la cour d’assises qui la guette au premier carrefour. Ce n’est pas la cour d’assises qu’elle rencontra mais le raz de marée qui a déjà étranglé la cour d’assises avec sa pince à sucre et ne manquera pas de lui faire subir le même sort. Il n’y a rien de tel qu’un raz de marée pour troubler la digestion méthodique des végétaux et des puceaux. Les premiers font sortir leurs racines de terre — ce qui explique les poteaux télégraphiques — et les seconds se roulent dans la poussière en criant : « Orléans ! Orléans ! »

Cependant le raz de marée après avoir vagabondé dans les cultures de phonographes que la peur faisait bleuir, détruit quelques douzaines de hauts fourneaux d’où sortaient des prestidigitateurs et des ventriloques bègues, rencontre André Breton au milieu de la foule qui, ce matin-là, stationnait sur les grands boulevards, attendant le passage miraculeux d’une boîte à sardines électrique. André Breton, lui, ne stationnait pas. Il avait un rendez-vous avec une petite planète liquide qui se pose délicatement à la pointe de l’oreille de certains sorciers dont les yeux voient vert. Lorsqu’il aperçut le raz de marée, il ne douta pas d’avoir trouvé la planète qu’il cherchait. Elle avait la voix un peu plus rauque que de coutume, mais comme elle dessinait un point d’interrogation en l’air, au-dessus de sa tête, il lui dit :

– Petite planète, la pluie se déploie, se déploie en éventail. C’est ce qui permet aux femmes de regarder à travers leurs cils et aux cascades de fumer une cigarette lorsqu’il fait beau temps.

– Oserai-je… ?

– À quoi bon, j’ai le secret du jaillissement spontané du caoutchouc sur l’écriture des aveugles qui, d’ailleurs, ne connaissent que les trous de souris ; mais saurais-tu me dire ce qui manque aux petits télégraphistes ?

– Si j’ai bonne mémoire, il ne leur manque que la lumière des feux follets et des grandes ombres qui dansent, échevelées, dans le creux des mains tremblantes.

– C’est possible, mais qui donc oblige les montagnes les plus hautaines à s’asseoir au coin du feu ?

– Hé ! le sable… celui qui a déserté le sablier pour les yeux, celui qui fait les maisons en forme de tasse à café, celui qui se fait blanc pour nous convaincre de l’existence du savon, celui qui rougit quand on lui parle de la Mer Rouge, celui qui souffre du foie à cause des Chinois et les autres qui maudissent le ciel bleu ou crient avec les grenouilles et d’autres encore…

– Mais toi qui as un regard magique et des dents si blanches qu’on pense au commencement du monde, lorsque les plésiosaures annonçaient d’une voix grave la naissance du pissenlit, toi, qui te retiens d’aller au-devant des tapis de Perse et de leur dire : « Bouteilles, je vous aurai ! » ?

– La régularité des escaliers. Les degrés se suivent dans un ordre militaire que je ne saurais approuver.

– As-tu jamais vu la laine des moutons sangloter dans les chambres mortuaires ? Non, sans doute. C’est que tes yeux n’ont pas le regard circulaire des casinos.

– Peut-être, mais je sais d’où viennent les pierres amères qui sont d’un si bel effet sur les cheveux blonds.

– Que m’importe, à moi qui fais rougir le cognac des nombrils parfumés ou non et noircir les radis.

– Que t’importe, mais si un jour, à l’heure où les tomates s’éveillent péniblement après une nuit d’ivresse, les noix éclataient devant toi comme une vieille chaudière et te laissaient au milieu de ces crabes qui n’ont d’autre plaisir que de planter leurs poils dans les yeux des gens abattus par une nuit d’insomnie.

– Et la douche écossaire, alors…

– Si le neuf de trèfle n’avait pas existé nous n’en serions pas là.

– En effet, mais l’oiseau du photographe a tout gâché.

À cet instant apparut au loin la boîte de sardines électrique à laquelle on attribuait entre autres facultés celles de rendre indestructibles les lacets de chaussures et de restituer aux pendus un air d’acteur de la Comédie-Française que le même lacet de chaussure leur avait fait perdre. La foule applaudissait et lançait dans la boîte, les uns leurs dents, les autres leur cervelle. Les plus pauvres ne jetaient que quelques orteils et encore choisissaient-ils ceux qui avaient des cors ou des oeils-de-perdrix. Ce spectacle laissait le raz de marée très indifférent, mais André Breton arracha le drapeau tricolore du premier venu qui hurla : « Je suis le Victor Hugo du XXe siècle. » Mais, de toutes parts, des voix s’élevèrent : « Non ! c’est moi ! c’est moi ! » Et des crânes couverts de cactus surgirent d’entre les pavés. Les yeux sortaient des têtes de mort comme des asticots qui viennent prendre l’air afin de se préparer à la pêche du dimanche, celle des légions d’honneur. Des débris de ferblanterie commencèrent à pleuvoir sur des barbes bien taillées, si bien taillées qu’on vit bientôt des pierres tombales où se lisaient les noms des morts : Soupault, Delteil, Vitrac, Baron, Artaud, Desnos, G.R.D…., etc... André Breton s’amusait prodigieusement car les barbes avaient une couleur citrouille des plus ménagères et, là-dessus, le poireau paraissait vraiment républicain. C’est alors que l’Exposition de 1889 fit son entrée. Ah ! elle n’était pas fière, pas plus que le fils du concierge surpris sous l’escalier avec la petite fille du troisième. Aussi la paire de claques ne se fit-elle pas attendre et ce fut la tour Eiffel qui se chargea de la lui donner avec l’aide de M. Citroën qui n’était autre qu’un battoir. Alors l’Exposition de 1889 jugea plus prudent de disparaître et on la vit s’enfuir à toutes jambes, suivie de l’escadron des barbes mortuaires, dans la direction de la première pissotière venue. Son sort était réglé d’avance. Un client de l’endroit les noya en criant : « Valence ! Voyez la belle Valence ! ... » Cependant la boîte de sardines préparait un sale coup qu’une sourde détonation permettait déjà de présager. Les sardines sortirent de leur boîte comme le carnet de chèques de la poche d’un millionnaire et André Breton vit réapparaître les enfants de la patrie que j’ai déjà nommés. Mais cette fois ce ne fut pas long. Un sang impur abreuva bientôt nos sillons. Oh purin ! chanterai-je tes louanges ? Non ! ces enfants de la patrie s’en sont déjà chargés. Alors André Breton monte sur la porte Saint-Denis et harangue la foule que j’ai failli oublier :

DISCOURS D’ANDRÉ BRETON

Souvenir des poils des chiens pelés, puces arthritiques, le rouleau compresseur vous attend. N’ayez pas d’illusions. S’il vous attend, ce n’est pas pour vous confier sa direction mais bien pour vous réduire à cet état de molécule phtisique qui vous convient si bien, punaises de dieu. Lorsque l’araignée revenant de la pêche à la morue, retrouve sa femme devenue borgne et ses enfants culs-de-jatte, il jette son testicule droit dans la cour et les poules se précipitent avidement. Elles pondent des œufs phalliques et les satyres les poursuivent dans tous les coins malgré la colère du coq qui ne sait plus que crier : « La patrie est en danger ! » La patrie ! va te faire foutre, christ de sucre moisi ! ... Les vieilles peloteuses de perroquet t’ont déjà enfermé dans un placard avec un certificat d’études primaires. Et le certificat d’études a eu raison de toi. Les médicaments pour l’usage externe se cacheront dans les organes de papier argenté que secoue la fièvre des foins. C’est l’heure ! C’est l’heure ! Accourez, minuscules protozoaires qui savez ce que devient la neige quand elle s’enfonce dans la terre des prairies, vieille taupe ! Et vous aussi, balais si usés qu’il est impossible devant vous de ne pas songer aux trois grâces, tellement vous ressemblez à une tulipe ou à un éternuement. Et vous aussi, tulipes, qui nagez si bien sur les frondaisons agitées par la tempête, bateaux de carnaval. C’est l’heure, je l’ai déjà dit et si vous ne voulez pas me croire, n’attendez pas de moi cette essence résineuse dont on fait les navets et les serrures compliquées qui font la joie des rémouleurs. Non, n’attendez pas cela de moi, car je descendrai bientôt comme une goutte d’eau de la voûte d’une case où l’on torture un individu quelconque accusé d’avoir brisé l’index d’un certain Charlemagne. Le malheureux a beau répondre qu’il n’a rien fait d’autre que d’assommer quelques évêques, on le condamne tout de même. Et son supplice durera jusqu’à ce que les militaires disparaissent comme les cigarettes qu’ils fument. Mais quoi qu’il advienne la paire de claques saura toujours jaillir des joues prédestinées.

 

© Mélusine 2011
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