Benjamin Péret

La Mort par la feuille, 1925

 

La mort par la feuille

Une grande flamme de silence léchait les toits des maisons si humbles sous la neige qui les habillait d’une délicieuse chemise de nuit.

Une main marqua la venue prochaine du printemps à la lucarne où un général attendait l’aurore pour jeter dans un trou, profond comme sa mémoire, la bague que sa mère lui avait laissée en mourant.

L’aurore lui tomba sur la tête comme une pierre. Il réfléchit un instant et laissa tomber dans le trou un œuf d’autruche – dernier souvenir de sa première nuit d’amour – et se pendit.

A cet instant intervint une femme d’un certain âge dont les yeux bleus reflétaient une catastrophe inattendue. Elle coupa la corde à laquelle le général était suspendu et la mit autour de son cou en disant : « Merci pour la pilule ! » et enfonça son épingle à chapeau dans le mollet du général qui cria : « Rideau ! Rideau ! » et cracha une betterave, laquelle tomba dans un bonheur-du-jour et mûrit en quelques instants. Un soupir du général et la betterave devint un morceau de sucre prêt à être consommé. Un chien s’approcha et l’acquit en donnant sa queue au général qui les collectionnait depuis sa sortie de Polytechnique, mais cette queue de chien ne devait pas lui porter bonheur car à peine l’avait-il accrochée à la place qu’un ordre chronologique rigoureux lui assignait que des gouttes de plomb fondu en tombèrent, percèrent le plancher et le crâne de son voisin de l’étage inférieur, qui plongé dans un sommeil aussi profond que le résultat obtenu par superposition de la couleur bleu-de-roi sur la couleur olive sur la robe d’une femme qui vient, pour la première fois, de faire l’amour avec un amant qu’elle désire depuis trois mois et onze jours, passa instantanément de la classe des vivants à celle des morts, sans laisser de testament si bien que ses huit neveux se disputeront un héritage composé d’un mobilier de bois vermoulu et d’un coffret de métal si hermétiquement fermé que nul serrurier ne pourra réussir à l’ouvrir. L’un d’eux essaiera de l’ouvrir sur le crâne de ses cohéritiers qui en mourront. Resté seul le huitième neveu se croira le seul possesseur du coffret, mais il ne pourra toujours pas l’ouvrir et il mourra à son tour léguant le coffret à un curé de village qui priera Dieu de venir à son secours. Le coffret restera fermé et il en fera cadeau à une prostituée. Celle-ci le mettra à bouillir dans l’eau de ses ablutions vaginales et en quelques instants le coffret s’ouvrira sans que l’eau pénètre à l’intérieur et elle verra un squelette de grive affalé sur un tapis de puces mortes se relever avec la majesté qui convient à un squelette et s’envoler doucement, lentement comme un papillon. Le squelette se posera sur un distributeur automatique à la station de métro Philippe-Auguste et lorsqu’un enfant ayant mis une pièce de bronze dans la fente tirera sur le levier, il sera tout étonné de voir, au lieu du caramel qu’il attend, apparaître une sardine toute fraîche et frétillante qui se dirigera d’elle-même vers le prochain chameau qui passera dans une rue voisine, peu d’instants après et avalera la sardine. L’enfant ne regrettera son caramel que pendant quelques secondes, il mettra une nouvelle pièce de bronze, tirera et un interminable (*) sortira et lentement malgré le courant électrique gagnera le quai opposé où il s’embarquera dans la première rame qui passera. Adieu !

* Mot manquant dans le manuscrit.

Alors pour la seconde et dernière fois la dame d’un certain

âge interviendra : elle mettra deux pièces dans deux trous différents et elle se verra elle-même sortir de l’appareil ce qui l’épouvantera à un tel point qu’elle ira se noyer dans le canal de l’Ourcq, en présence d’un couple trop occupé à s’aimer pour s’intéresser à un « plouf » suivi de quelques cris d’appel qui n’intéressent que les sauveteurs professionnels en quête de la prime de 25 francs et de la médaille de sauvetage qui vient consacrer le repêchage du quarante-et-unième noyé qui comme d’habitude persistera à conserver sa qualité de noyé.

Cependant le squelette de grive lassé du rôle qu’il joue depuis dix ans s’en va du même vol majestueux que précédemment. Il vole dix ans et s’arrête sur le sommet du mont Ganrisankar. Demain à l’aube, les habitants du voisinage seront surpris de ne pas voir leur montagne. Ils se dresseront sur leurs orteils et apercevront dans une vallée qui remplacera la montagne un manège de chevaux de bois qui tournera lentement, lentement, surmonté d’un squelette de grive portant dans son bec une banderole sur laquelle se lira l’inscription :

Il a été sauvé par les pieds

20 avril 1925

 

© Mélusine 2011
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