Benjamin Péret

Les Malheurs d'un dollar, 1922

 

Les malheurs d’un dollar

Le matin avait été beau quoique, au lever du soleil, tous les canards du village eussent soudain succombé, ce qui n’avait pas été sans inquiéter M. Détour, le maire de la localité. M. Détour était un brave homme un peu rude. L’unique dent de sa mâchoire supérieure remplaçait avantageusement une montre. Elle avait en effet le pouvoir de se colorer diversement selon l’heure de la journée. Rouge à midi, elle passait par toutes les couleurs du spectre pour atteindre un vert phosphorescent à minuit. Il avait eu une fille, partie depuis quelques années à Paris, dans l’espoir de faire la connaissance d’un naturaliste. A peine arrivée, la malheureuse avait été tuée par une cigarette qui, projetée de la bouche d’un fumeur, l’avait atteinte en plein front et, pénétrant jusqu’au cervelet, avait déterminé un ulcère cancéreux qui l’avait emportée, en trois heures.

Ce jour-là la matinée avait donc été belle. Levé tôt, à midi, M. Détour avait déjà marié trois couples, enregistré une bonne demi-douzaine de décès et la naissance d’un enfant qui avait une tête d’insecte et une seule jambe terminée par un sabot : Ses parents voyaient là l’indice d’une grande intelligence et disaient à tous : « Voilà celui qui va remplacer le Christ… Voilà le Messie. » Ils se trompaient. L’enfant devait devenir un souteneur célèbre et un bandit redoutable : mais n’anticipons pas.

Les circonstances dans lesquelles fut conçu cet enfant valent la peine d’être contées :

Contrairement à l’usage selon lequel l’enfant vient au monde après neuf mois de gestation, celui-ci qui avait reçu le prénom de Jérôme, était né au bout de vingt-et-un jours.

Son père, athlète célèbre, s’entraînait à la campagne en vue d’un match où son titre de champion du monde était en jeu. Chaque matin il allait sur la route arracher un arbre, de préférence un vieux car il était de ceux qui croient que tout ce qui est vieux n’a plus de raison d’être. L’après-midi, il vidait un étang et, dans la vase qui tapissait le fond, il plantait des choux parce que, disait-il, « les choux ça soulage, et les oranges guérissent les rhumes de cerveau, sans compter les feuilles qui sont un remède souverain contre les cors aux pieds et les fleurs qui rendent aux femmes âgées et encore passionnées le tempérament de leurs vingt ans ».

Un après-midi donc il achevait de vider un étang assez profond et mesurant plus d’un hectare de superficie, lorsque, de la vase, jaillit, vous entendez bien, jaillit, un gigantesque chapeau melon qui, arrivé à trois mètres de hauteur, se retourna et laissa tomber dans la vase une charmante jeune fille blonde et rose. La pauvrette était plus morte que vive et n’osait ouvrir les yeux, s’attendant à un nouvel accident. Pour la consoler l’athlète lui lut des passages du code de justice militaire. Remise de ses émotions, la jeune fille qui s’appelait Baba, lui parla dans une langue dépourvue de verbes. Baba disait :

– Je beaucoup d’amour pour toi qui bon quand je peur.

Et elle arracha un de ses cheveux qu’elle attacha à l’oreille droite de l’athlète. Ce léger toucher troubla l’athlète, que nous appellerons Waldeck-Rousseau et, les ardeurs du soleil aidant, Jérôme fut conçu.

L’acte charnel accompli, Baba se souvint qu’elle n’avait pas raconté à son amant à la suite de quelles aventures elle lui était apparue.

– Je, dit-elle, la fille d’un cordonnier de Mexico. Mon père la vie dans un pronunciamiento. Son corps à la rivière jusqu’à mer où par un requin. Je le d’une balle à la naissance de la tête et avec les yeux les pendants d’oreille que voici. Alors je par le monde. Au bout de trois mois, je à la Nouvelle-Orléans après une navigation riche en incidents. Je presque morte de faim. Un jeune plombier qui me le gîte mon amant. Je en lui son affection pour les plantes carnivores. Il chez lui plante qui tous les parasites, en sorte que nous ne ni puces ni punaises ni poux, et je me en une minute de tous les poux qui sur mon corps. Je lui en une reconnaissance éternelle. Je la masturbation. Un jour, les jupes relevées, les jambes écartées, un grog américain entre les jambes, à la hauteur de la vulve, je dans l’état qui la la masturbation. Je me entre les nombres 15 et 22 et les effets du vent d’été. Je le doigt sur mon clitoris quand un jeune homme dont la tête à un mètre de moi me un sourire.

– Je suis le dollar, me il.

– Ah ! Et la perle des encres elle des Zoulous ?

– Non, j’ai un sexe en or et je fais des enfants en or avec des yeux en moelle de sureau.

« Je un enfant en or avec des yeux en moelle de sureau et me à lui. Quatre jours après, je d’un bébé en charbon avec des yeux en sucre. Furieuse, je le dans le poêle et mon amant en petits morceaux que je aux plantes carnivores. Là mes malheurs. Le dernier morceau à peine que je dans un entonnoir qui sous mes pieds. Je dans une lumière verte pendant plusieurs années et toujours les voix de la lumière me : « Tu es le dollar. » Et quand je mes oreilles, les mots se en noir devant mes yeux, jusqu’à ce que je me à. Une voix de fillette aussi à intervalles réguliers : « Et c’est de nouveau la route noyée que bordent des arbres et des cadavres. Rien n’a changé depuis quatre ans. Même ciel opaque, même désolation, même silence. »

« Souvent des dollars devant mes yeux à une vitesse vertigineuse. Et devant moi, ils se en deux parties et je le visage du père de mon enfant. »

« Un certain jour que je les yeux cernés, je une feuille d’acanthe devant moi et la feuille d’acanthe :

– Madame Baba il se fait tard et je dois m’en aller maintenant. Mon train part à 23 heures, mais auparavant coupez-les moi à ras par derrière et pas trop courts par devant. Oh pardon ! j’oubliais, plongez vos mains dans cette cuvette. Hein ! Vous voyez, cela vous va à la perfection. Allons, je m’en vais. Mes respects, Madame. »

« Et la feuille d’acanthe la forme d’une pipe d’où la queue d’un renard, puis :

– C’est vrai, moi aussi je suis coupable. J’ai soupçonné la plus rare des femmes, celle qui feignit une coupable condescendance pour éloigner de moi les dangers que suscitait la haine. »

« Alors, un grand vent et je hors de la lumière. Le temps de les yeux et je dans un chapeau melon. Me voici. »

Au moment précis où Baba mettait au monde le petit Jérôme, elle recouvrait la faculté d’employer les verbes et s’écriait :

– Je veux éloigner, effacer de mon souvenir, souvenir, effacer de mon sein, sein, arracher du monde, monde, cette misérable et ses enfants, enfants.

En même temps, un éventail sortait du plafond, tombait sur le lit de l’accouchée et se mettait à battre frénétiquement. L’air balayé par l’éventail prenait une couleur lie-de-vin et traçait au-dessus du visage de la jeune femme l’image d’un pendu. Loin de s’en effrayer, elle poussa un grand éclat de rire et se sentit fixée sur l’aile d’un moulin en marche. Pendant des heures et des heures, elle tourna. Le monde avait pris pour elle une forme octogonale et les êtres lui paraissaient se transformer indéfiniment.

Le soleil s’aplatissait comme une motte de beurre. C’est à cet instant que le moulin s’arrêta et Baba, projetée dans le vide, passa au-dessus d’un nuage qui, stupéfait de cette apparition, se colla immédiatement contre terre et disparut dans une rivière. Il devait emporter des ponts.

Au bout de quelques secondes de voyage, Baba sentit qu’elle allait tomber. Un aigle survint à point et Baba, allongeant le bras, se raccrocha à l’une de ses pattes. L’aigle consentit à sauver Baba, mais avant de continuer sa course il lui dit :

– Le lendemain, à la même heure, la veillée était de nouveau convoquée. Les contes allaient croissant d’intérêt, la légende se dessinait par grandes épopées, esquissée par des improvisateurs inexpérimentés quand le garde-champêtre entra :

« Réjouissez-vous, Madame, votre fille est une digne descendante des femmes fortes de votre lignée, votre fille a laissé parmi nous un souvenir impérissable. Votre fille était un ange. »

Puis, après un soupir :

« Tu es belle à rendre toutes les femmes jalouses ! Vois comme tes mains sont blanches ! Comme tes bras sont ronds et potelés ! Comme ta bouche est fraîche ! Va, tu n’as nul besoin d’être savante, aimable et soigneuse. Ta beauté, en ce monde, sera ton talisman. »

Baba comprit parfaitement le sens de ce discours et pensa : « Ben vrai ! Je ne suis pas près de revoir mon petit. » Et, prise d’une frayeur subite, elle s’évanouit.

Quand elle revint à elle, elle était couchée sur un monceau de chemises d’homme et, à la portée de sa main, croissait un superbe rhododendron. Devant elle, l’aigle, perché sur le dossier d’un fauteuil Louis XV, la regardait.

– Où suis-je ? dit-elle.

– Dans le tombeau du Christ, à Jérusalem, lui répondit l’aigle.

– Pourquoi m’avez-vous conduite là, vous savez bien qu’on ne peut pas vivre dans cet endroit ?

L’aigle ne lui répondit pas et détourna la tête. Baba profita de cet instant d’inattention de son gardien pour arracher le rhododendron et le lui jeter à la tête. Atteint à la nuque, l’aigle tomba comme une masse. Baba entendit un bruit de baisers. Une des ailes de l’aigle se souleva légèrement, laissant voir un volumineux rouleau de parchemin qui se trouvait sous ses plumes et se déroula lentement. Baba lut :

Moi, Jésus-Christ, déclare que les lignes qui suivent sont l’expression de mes dernières volontés.

Alors, là, il faut trouver quelque chose !…

1° La justice s’était trompée. L’homme arrêté dans le cabaret était le coupable ; le mouchoir trouvé dans la chambre de la victime était le sien. Ses noms et ceux de l’infortuné commençaient par les mêmes lettres. Leurs initiales, marquées en blanc sur les deux coins, étaient brodées de la même manière.

2° Je ne connais Henri IV que par la belle Gabrielle, la poule au pot et la statue du Pont-Neuf. Je n’ai qu’une notion très confuse de Louis XIII qui professait, m’a-t-on dit, un singulier éloignement pour le sexe de ma mère. Louis XIV m’est plus familier et je sais les noms de ses principales maîtresses, la hautaine Montespan, la charmante Fontanges, la sévère Maintenon, mais je dois en oublier. La Pompadour et la Du Barry occupent pour moi tout le règne de Louis XV.

3° Je t’en supplie, ne me gratte pas les pieds.

4° Huit jours après, nous étions de nouveau au milieu des fêtes et du monde élégant, mais cette fois je m’étais chargé d’un rôle pénible et difficile à remplir. J’eus la force cependant de suivre les conseils de mon sage protecteur jusqu’au bout. Je fus gai, enjoué, galant. Loin de danser avec ma femme, je m’en éloignai.

En foi de quoi, je signe. JÉSUS-CHRIST

Baba était au comble de la surprise. Ainsi, c’était là le tombeau du Christ et elle avait devant les yeux le testament de celui qui s’était dit le fils de dieu, c’est-à-dire un document unique au monde. Sa fortune était faite. Elle s’empara du précieux parchemin et, pour être sûre de ne point le perdre, elle l’enroula autour de son corps. Elle n’avait pas remarqué que l’aigle, pendant qu’elle enroulait le testament de Jésus autour d’elle, avait diminué de volume jusqu’à atteindre la taille d’une mouche, laquelle disparut par une fissure du tombeau.

– Ce n’est pas tout ça, se dit Baba, il faut sortir de là.

Et, remarquant la disparition de l’aigle, elle pensa : « Où est-il passé, celui-là… Ça ne va pas mieux ! »

Cette disparition lui gâtait sa joie d’être en possession du précieux testament, et c’est l’esprit plein de funestes pressentiments qu’elle se dirigea vers le fond du tombeau plongé dans d’épaisses ténèbres. Énervée, elle cracha à plusieurs reprises et elle remarqua que lorsque son crachat tombait sur son pied, celui-ci, pendant quelques secondes, devenait lumineux. Se servant de ce moyen, elle s’aperçut qu’elle traversait un corridor habité par une multitude de tortues de grande taille. Au bout du corridor était un élégant fumoir dont l’atmosphère était empestée par une écoeurante odeur de fumée froide. Après le fumoir, venait une salle de bains dont la baignoire était fendue. Dans le bidet croissait un cactus à moitié brisé. En ouvrant la porte de la salle de bains, Baba se trouva sur le bord d’une rivière. Sur l’autre rive, une foule était massée.

Baba s’agenouilla et fit le signe de la croix. Tous les poissons apparurent à la surface de l’eau et tous les oiseaux du voisinage vinrent se poser sur les poissons.

Un immense cri monta de la foule :

– Miracle ! Miracle ! Jésus est ressuscité !

© Mélusine 2011
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