Benjamin Péret

L'Écriture automatique, (vers 1929)

 

L’ÉCRITURE AUTOMATIQUE

Qui donc parmi les lecteurs de ce journal n’a pas été frappé par l’étrange poésie qui se dégage de ses rêves ! Qui n’a pas vécu pendant son sommeil une ou plusieurs vies trépidantes, tourmentées, autrement plus réelles et plus prenantes que la misérable vie quotidienne ? Avant de dormir et de rêver n’avez-vous pas été étonnés, alors que vous étiez plongés dans une sorte de somnolence, des idées, des images, des phrases qui vous venaient à l’esprit et vous révélaient à vous-mêmes des préoccupations qu’à l’état de veille vous ne vous connaissiez point ? Vous avez pu en outre constater que le même phénomène se produit aussitôt que vous laissez votre esprit errer à l’aventure. C’est que là la conscience est abolie ou presque. La raison est rentrée dans sa niche et ronge son os éternel.

Il suffit donc de chasser cette chienne de raison et d’écrire sans s’arrêter, sans tenir compte de la bousculade des idées. Plus n’est besoin de savoir ce qu’est un alexandrin ou une litote. Prenez une main, du papier, de l’encre et un porte-plume avec une plume neuve et installez-vous confortablement à votre table. Maintenant oubliez toutes vos préoccupations, oubliez que vous êtes marié, que votre enfant a la coqueluche, oubliez que vous êtes catholique, que vous êtes commerçant et que la faillite vous guette, oubliez que vous êtes sénateur, que vous êtes disciple d’Auguste Comte ou de Schopenhauer, oubliez l’antiquité, la littérature de tous les pays et de tous les temps. Vous ne voulez plus savoir ce qui est logique et ce qui ne l’est pas, vous ne voulez plus rien savoir que ce qu’on va vous dire. Écrivez le plus vite possible pour ne rien perdre des confidences qui vous sont faites sur vous-même et surtout ne vous relisez pas. Vous remarquerez bientôt qu’au fur et à mesure que vous écrivez, les phrases viennent plus rapides, plus fortes, plus vivantes. Et si par hasard vous vous trouvez subitement arrêtés, n’hésitez pas, forcez la porte de l’inconscient et écrivez la première lettre de l’alphabet par exemple. La lettre A en vaut une autre. Le fil d’Ariane reviendra de lui-même. Ceci dit, je commence.

Une botte d’asperges qui n’avait pas tout à fait sept lieues s’exténue à découper un arc-en-ciel dans une boîte à cirage. L’arc-en-ciel court sur la plage à la recherche d’une pipe en écume. Il entend la mer dans le creux de sa main et devient, après des années d’études sur une île de sables mouvants, capitaine de vaisseau. C’est alors que le roi d’un pays quelconque lui fait cadeau d’une soupière. Il y dépose des œufs de tortue et au changement de lune la soupière s’envole comme le dernier soupir d’un poitrinaire. Il faisait pourtant une bien belle nuit et les étoiles après avoir beaucoup perdu au baccara s’en étaient allé pêcher la truite avec des phares d’automobile. Tout cela se serait fort bien passé si la grande duchesse Anastasie n’avait pas ce jour-là mangé une grande feuille de papier émeri. En un rien de temps, la grande duchesse ayant pris la banque perdit la tête. Le reste du corps suivit rapidement et bientôt il ne resta plus que les ongles des orteils qui s’en furent dessiner une enseigne lumineuse dans un coin sombre plein de bruits de mâchoires s’ouvrant et se fermant suivant le rythme de « au clair de la lune, mon ami Pierrot… » Il ne restait plus au spectateur désolé de cette scène qu’à avaler une grande tasse d’encre bien noire. Il le fit sans trop de répugnance, bien que la température fort élevée eût fait germer des porte-plumes dans son encre. Après cela il ferma les volets de sa fenêtre et s’endormit comme une soucoupe qu’on a oublié de coiffer d’une tasse à café. Mais si le café se répand en averse dans le cou du dormeur il est bien obligé de crier au feu pour appeler les pompiers. Ils arrivent comme des harengs-saurs et les voilà l’arme sur l’épaule, ne sachant plus où est le canon de leur fusil et se mettant des cartouches dans le nez, tirant l’oreille de la concierge, croquant les graines du perroquet, mettant des sangsues dans le coffre-fort du patron, mangeant des fritures de moustiques et tirant le diable par la queue pour se faire ainsi conduire rapidement et à peu de frais chez leur grand-mère. La pauvre vieille n’a plus que la peau et les os. Elle vend de temps à autre un morceau de sa peau pour faire un tambour qu’elle envoie à l’un de ses petits-fils à l’occasion de son anniversaire. C’est assez touchant, mais un peu bête, parce que lorsqu’elle sera réduite à l’état de squelette elle n’aura plus d’autre ressource que d’habiter les maisons hantées, son propriétaire détestant les bruits d’ossements dans les escaliers qui sont déjà bien vermoulus.

Le temps passe et la terre tourne, les mouches volent, l’eau coule sous les ponts qui ne savent plus que faire de leurs arches depuis la mort de Noé lequel est si bien mort que les puces qui nichaient dans son oreille se sont réfugiées sur les chiens, sur les chiens qui donnent leurs poils aux chats au chant du coq. La source de betterave pourra bien se tarir et le salpêtre recouvrir le nez du pape avant que les feuilles d’acanthe prennent le mors aux dents. Ce n’est pas le cas des coccinelles auxquelles l’autorité a mis une camisole de force au mépris de toute justice. Mais la justice ne porte plus que de vieilles chaussures éculées par avarice et ses balances ont tellement pesé de pommes de terre pourries qu’elles marquent l’heure à la façon d’un vieux coucou. Coucou ! Coucou ! C’est lui le petit soldat aux pieds gelés. Il fait « une… deux… » et voilà qu’il roule jusqu’au pied de l’escalier et s’enfonce la tête dans la boîte aux lettres. Encore un carreau de cassé, mais le vitrier n’y pourra rien parce qu’il est, pour l’instant, fort occupé à se tailler un pantalon dans une vieille cheminée d’usine. Le sien s’est envolé à l’occasion du 14 juillet. Il s’est pris pour un ballon captif et a voulu se délivrer. Il y a même réussi. Je lui souhaite bonne chance. Son vitrier, le propriétaire, n’était pas intéressant. Il avait des yeux en pain de seigle et il meuglait, le dimanche, en regardant passer les bicyclettes, ce qui n’était pas convenable. Parfois les bicyclettes se vengeaient et de leur roue libre, lui lançaient des pierres à fusil. Comme il n’avait pas de fusil il faisait cuire les pierres avec de la confiture de bateau-lavoir. C’est ainsi qu’il songea à ouvrir un restaurant et fit fortune. Il est maintenant ministre des finances et riche comme une sauce pimentée. Il s’habille avec des herbes de toutes sortes, des bonnes et des mauvaises, ce qui lui vaut les bénédictions de la vigne et des vignerons. Le vin n’en est ni meilleur ni plus mauvais, mais les vignerons sont plus ivres que jamais. On en voit partout, jusque sur les toits des maisons où, dans leurs instants de lucidité ils remplacent les tuiles et facilitent l’écoulement des eaux de pluie qu’ils avalent sans hésiter. Quelque temps qu’il fasse, ils se promènent et aiguisent leurs dents sur leurs poignards ou réciproquement. Les dents leur sont utiles, soit qu’il s’agisse de manger des pommes ou de tuer le temps. Et les bouches en cœur avalent toute la journée des trèfles à quatre feuilles, mais la chance est relative et un trèfle à quatre feuilles ne se protège pas toujours d’une giroflée qui en a cinq comme pot-pourri qui recouvre un chat jaune. S’il est jaune, c’est qu’on l’a fait rôtir et les quatre feuilles du trèfle multipliées par le cinq de la giroflée n’y feront rien. Le malheur est là. Il a une fourchette dans la main gauche et une paire de pincettes dans la main droite. En un tournemain, il arrache le nez des audacieux, le prend avec sa fourchette et le dépose à la poste restante. Le nez, lui, ne s’inquiète pas pour si peu. Il sait que son tour viendra et qu’il pourra se venger comme les cerises mûrissent ; mais en attendant il lui faut prendre garde et arracher, au fur et à mesure, les longs cheveux qui essayent de le recouvrir. Sans cela le posticheur du quartier le prendrait pour une perruque et le mettrait sur le crâne de sa femme chauve.

 

© Mélusine 2011
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