Benjamin Péret

Il était une boulangère..., 1924

 

Il Était une boulangÈre

– Bergère ? voulez-vous dire.

– Non, boulangère. De même qu’il y a des bergères, il peut fort bien exister des boulangères. Par exemple, on disait de l’épouse défunte de feu le général Boulanger : « Voici la Boulangère. » Évidemment, toutes les femmes des boulangers sont des boulangères, mais, seule, Mme Boulanger nous intéresse en la circonstance.

Ceci dit, passons aux faits.

La famine venait de sévir dans l’Europe entière. Je dis : venait de sévir, car, grâce aux Américains qui avaient construit sous l’Atlantique un gigantesque pipe-line, permettant l’arrivée du pétrole au Havre, la population du vieux continent dévorait tout ce qui lui tombait sous la main, et tel qui, deux mois auparavant, n’avait plus que la peau et les os, traînait maintenant avec peine un ventre rond et lourd comme le monde. Jusqu’aux animaux de toutes espèces (et même des nouveaux) qui après avoir été mangés et remangés, croissaient et multipliaient comme si il n’y avait plus que cela à faire sur la terre.

Maintenant que nous avons situé l’action, passons à notre héroïne.

La Boulangère était une femme plus grande que belle, aux sentiments solides et géométriques. Son œil (je dis son œil, et cela a une importance, vous verrez) blond comme la chevelure d’une Norvégienne, reflétait les pensées d’une foule indistincte et cosmopolite saturée d’orgueil et de mépris : le grand seigneur.

Or donc, un matin de novembre froid et pluvieux, la Boulangère sortait d’un sommeil aussi pluvieux que le matin en question, le cerveau encore plein d’une chevauchée de serpents de corail, poursuivis par des éphèbes au sang bleu jusque dans des cavernes sonores : ils n’en sortiront plus que sous forme de fossiles millénaires, désespoir des futurs collégiens. Après s’être frotté les yeux pendant plus d’un an, elle pensa : « La guerre doit être finie, le capitaine Mornet est mort. All right ! » Cette pensée la ragaillardit.

– Manucure, cria-t-elle.

Et un cynocéphale à fesses bleues s’avança avec un sourire en coin de rue.

Elle tendit la main, le cynocéphale lui mit une cigarette dans la bouche, l’alluma, et, tandis qu’elle fumait, lui arracha les ongles comme des mauvaises herbes, après quoi il salua à la façon d’un domestique bien stylé et disparut en emportant la chevelure de la Boulangère.

– Pourquoi la chevelure, direz-vous ?

Je ne puis, à ce sujet, formuler qu’une hypothèse : sans doute parce que cet ornement féminin réjouissait particulièrement son cœur de mâle.

Alors la Boulangère se leva et prit son bain. Pendant tout ce temps – vingt-quatre heures au moins – la Boulangère ne cessa de penser : « L’homme est un roseau pensant ! l’homme… et la femme ? une rosette ? » Après quoi, troublée sans doute par cette obsession, elle oublia de mettre sa chemise et sortit toute nue dans la rue, avec l’intention de se rendre à la Chambre des Députés où son mari devait prononcer un discours sur les réparations, lequel discours devait provoquer la chute du cabinet. Mais l’homme, comme la femme, propose et le reste dispose ! La Boulangère, qui habitait rue de Rivoli, dans la même maison que Desnos aujourd’hui (je crois qu’il a déménagé depuis quelques jours), était à peine arrivée à la station de métro Saint-Paul, toute proche cependant, qu’elle se sentit clouée au sol par une terreur aussi soudaine qu’irraisonnée.

Le sujet de cette terreur : l’apparition d’un ibis entre ses jambes. L’ibis, qu’à la rigueur on pouvait confondre avec un iris ou un saladier, se dandida un instant sur ses pattes qui, par un curieux phénomène, étaient velues comme celles d’une chèvre, et s’envola dans un grand bruit de vitres brisées.

Un bruit de vitres brisées, ça n’a l’air de rien, et pourtant, cette fois-là, ce fut suffisant pour causer la mort de tous les cardiaques de la ville de Paris, en sorte que, le lendemain, tous les journaux annonçaient en manchette :

CATASTROPHE SANS PRECEDENT

La chute de 400 vitres cause 2 000 morts : cinq victimes pour une vitre.

Suivaient de longues colonnes commentant l’accident, ses causes, ses répercussions et l’émotion ressentie à l’étranger ; mais, de la Boulangère, il n’était pas question. Celle-ci, qui, depuis l’accident, était restée immobile, et pour cause, près de la station Saint-Paul, jura que, lorsque son mari serait au pouvoir, elle ferait supprimer la presse entière. Ce serment la remit sur pied, je veux dire lui rendit la faculté de se mouvoir, faculté précieuse entre toutes, dont elle usa immédiatement. Elle descendit l’escalier du métro, mais que s’était-il passé ? l’escalier n’en finissait plus, ce n’était plus un escalier, c’était un macaroni. Cependant, tout a une fin. A force de descendre, elle arriva sur les bords d’une rivière dont les eaux nacrées charriaient des perles qu’eussent enviées les élégantes des deux mondes. Mais elle, que lui importait !… Quand son mari serait au pouvoir !… Une chose l’étonna : l’absence totale de poissons.

Une rivière sans poissons lui paraissait aussi grotesque qu’un roi sans couronne. Longtemps elle resta assise, les pieds dans l’eau, qui n’était ni chaude ni froide, se demandant si elle devait longer cette rivière ou la traverser. La traverser était tentant : de l’autre côté, cabriolaient des milliers d’antilopes qui pétaient comme des princesses slaves. La longer était également tentant : à chaque pas s’envolaient de partout des myriades d’oiseaux au regard tendre. On avait l’impression qu’il suffisait de les appeler « chéri » pour qu’ils viennent se pelotonner sur votre poitrine en poussant des petits cris de volupté. Mais, je le répète, tout a une fin, même les hésitations. La Boulangère, par paresse ou par peur de l’eau, se résolut à longer les berges de la rivière. Sans doute en aurait-elle suivi le cours toute sa vie, car cette rivière se prolongeait à l’infini – une vraie cérémonie d’inauguration, si, par un hasard le plus grand qu’on puisse imaginer, elle n’avait à ce moment rencontré le pape Pie VII, qu’elle avait connu dans son enfance, alors qu’il était enfant de choeur à l’église Saint-Merri.

Ceci est toute une histoire qu’il est bon de rappeler en quelques lignes :

A l’époque où Pie VII n’était qu’enfant de choeur à l’église Saint-Merri, la Boulangère, qui s’appelait alors Joséphine de Beauharnais, était une petite fille dissolue qu’on rencontrait dans le quartier, les jupes toujours retroussées, le pantalon en lambeaux, ses seins embryonnaires exposés à tous les passants qui en souriaient, et entourée d’enfants de son âge, dont le futur Pie VII, qui la chatouillaient sous toutes les coutures, si j’ose dire.

Que peut-on faire de mieux, lorsque l’on rencontre, après des années de séparation, un ami d’enfance, sinon d’évoquer des souvenirs communs ?

– Te souviens-tu du jour où nous avons fait sauter l’autel de l’église Saint-Merri, dit la Boulangère, le curé faillit en mourir de peur ?

– Avoue qu’il y avait de quoi… Suppose que l’on fasse sauter ta coiffeuse lorsque tu es assise devant, je suis sûr que tu sauterais avec elle.

– Naturellement.

– Te souviens-tu aussi du petit Belge, qui mettait des poissons dans ta culotte ?

– Oui, oui, mais tu sais, il est devenu ambassadeur de Belgique à Paris.

– Ah oui ! comme c’est drôle !

Tout en bavardant, la Boulangère et Pie VII s’étaient écartés de la rivière et se trouvaient maintenant devant une haute falaise qui dépassait la Tour Eiffel d’au moins 4 000 coudées. Ils étaient fort embarrassés… Gravir cette falaise semblait très malaisé, pour ne pas dire impossible. Restait la possibilité de sauter de la base au sommet à pieds joints. C’était aussi très difficile, mais non irréalisable. Le pape conseilla à la Boulangère de se mettre à califourchon sur ses épaules et, se ramassant sur lui-même, il bondit et réussit à atteindre le faîte de la falaise ; mais alors que, normalement, quelques secondes paraissaient nécessaires pour effectuer ce saut, le pape mit exactement cent jours pour le faire.

Etait-ce parce que la Boulangère pesait sur ses épaules ? Pie VII ne le crut pas et fut très inquiet de cette lenteur inaccoutumée. Pouvait-il savoir que dans ce pays, l’air était plus lourd que dans tous les pays qu’il connaissait ? Non, n’est-ce pas ? Alors, sombre et de plus en plus préoccupé par ce phénomène, il abandonna la Boulangère et se mit à descendre la falaise sur laquelle il venait de sauter. Arrivera-t-il en bas ?

La Boulangère, elle, ne s’était point occupée de tout cela. Depuis qu’elle était arrivée là, elle ne cessait de compter 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, mais elle aurait été fort embarrassée de dire pourquoi. Elle ne s’aperçut même pas de la disparition de Pie VII et, remarquant, à peu de distance de là, une terrasse de café, elle partit dans cette direction, enjambant des citrouilles géantes qui miaulaient comme des chats sauvages et écrasant de ses petits pieds mignons les icônes russes qui croissaient, herbes folles, à l’ombre des citrouilles.

Un, deux, trois, la Boulangère est disparue à l’horizon.

La nuit était tombée verticalement comme le poids d’un fil à plomb. Une vraie nuit de puberté. Il faut croire cependant que l’obscurité n’était pas si profonde que cela, car on distinguait à quelque distance, à trente mètres ou trois kilomètres, – il était difficile d’apprécier les distances – une immense échelle qui oscillait, hésitant à tomber, comme si elle était secouée par la brise. Cependant elle se rapprochait de plus en plus du sol, l’angle obtus ouvert de mon côté. A ce moment, elle formait avec la terre un angle d’une dizaine de degrés. Je vis alors, suspendue au sommet de l’échelle à vingt mètres en l’air, une femme élégante en qui je reconnus la Boulangère. Ah ! elle n’en menait pas large ! Elle criait comme si elle avait eu un chalumeau entre les cuisses. Le temps d’annoncer la fin du monde, et la Boulangère était sur le sol, se tâtant, se soupesant et constatant qu’elle était intacte.

– All right ! fit-elle, avec son accent faubourien bien connu.

Puis elle se dirigea vers un bouquet d’arbres qu’on apercevait vaguement à quelques milles de là.

Elle aurait pu l’atteindre en vingt minutes si elle avait eu de la chance, mais, en ce moment, elle n’en avait guère : elle avait à peine franchi un kilomètre avec sa rapidité coutumière qui n’est un secret pour personne (ne se vante-t-elle pas d’être la femme qui marche le plus vite du monde ?) qu’un homme, portant sur ses épaules une tête aussi grosse que son corps, lui barra le chemin.

– Qui vive ? fit-il.

– Qu’est-ce que cela peut te faire ? lui répondit la Boulangère.

– Qui vive ? réitéra l’homme.

– Et pourquoi, s’il vous plaît ?

– Où allez-vous, d’où venez-vous, qui êtes-vous ?

– Je suis la Boulangère, je viens de la lune et je vais voir le pape.

– Ah ! oui, et vous croyez que ça prend ?

– Dites donc, espèce d’insolent !

– Insolent autant que vous le voudrez, mais vous ne passerez pas avant que je vous aie violée.

– Violez-moi.

Ainsi fut fait à la satisfaction des deux personnages et, jusqu’au jour, des gémissements d’amour troublèrent une nuit de ballets russes.

Au lever du soleil, l’homme avait disparu avec cette légère brume qui accompagne les premières lueurs du jour. Partout en l’air voltigeaient des visages, des seins et des sexes de femmes. Des jambes à la cambrure parfaite se posaient sur les branches des arbres comme des flocons de neige et une voix mystérieuse qui paraissait sortir de terre et avait cependant la douceur d’un parfum apporté par la brise répétait à satiété : « Toutes les femmes sont désirables aujourd’hui. »

La Boulangère en fut tout émue et se sentit pleine d’espérance et d’illusions.

Un caillou se leva près d’elle, grandit démesurément et lui dit :

– J’ai faim.

Elle lui donna sa bouche à baiser et le caillou disparut dans un tourbillon de poussière glorieuse.

Une branche morte tomba d’un arbre et lui dit :

– J’ai faim.

Elle lui donna sa bouche à baiser et la branche reprit sa place dans l’arbre au grand étonnement de ce végétal.

Une bouteille vide tomba à ses pieds et lui dit :

– J’ai faim.

Elle lui donna un coup de pied qui fit d’elle moins qu’une goutte d’eau : la portion de goutte d’eau qui fait déborder la coupe.

Une demeure princière tomba des nuages comme un chat d’une fenêtre et lui dit :

– J’ai faim.

Elle cracha sur le perron de l’immeuble et la maison tomba en ruines.

Le soleil s’était levé, comme une jolie femme qui, nue, ouvre ses persiennes, et des milliers d’animaux qui ne ressemblaient pas plus à des oiseaux qu’une mouche ne ressemble à une rose, voltigeaient dans l’air, ivres de soleil et d’autre chose aussi sans doute.

La Boulangère s’arracha un à un tous les orteils du pied gauche en criant à tue-tête : « Advienne que pourra. » Et les yeux exorbités, elle partit en sautillant, je veux dire à pas de géant à travers la campagne hallucinée.

Mais, était-ce bien la campagne, n’était-ce pas plutôt une fenêtre ouverte sur la campagne, ou bien encore un de ces désirs vagues comme en ont souvent les femmes hystériques ou enceintes ? L’avenir, un avenir qui n’est pas plus l’avenir que le présent n’est le passé, nous le dira bientôt, à moins que par un de ces caprices qui n’est imputable qu’à moi, il oublie ce détail, mais nous n’en mourrons pas pour cela.

Déjà, pour la Boulangère, l’horizon n’était plus que le souvenir imprécis d’un imperceptible danger et elle gravissait une colline comme les enfants se laissent glisser d’une dune : en barrique.

J’avoue ne pas comprendre ce procédé d’ascension. Du faîte de la colline, on apercevait, au fond d’un dé à coudre, une ville en papier près d’une minuscule tasse à café.

– Marseille ! s’écria la Boulangère qui était redevenue joyeuse.

Ce n’était pas Marseille, c’était l’image du monde entier, au dernier stade de la fin du monde, mais la Boulangère pouvait-elle le deviner ?

La Boulangère se dirigea vers la ville qu’elle croyait être Marseille. Un demi-soupir et la voici sur le Prado, au bras du capitaine d’un paquebot hindou. Et le capitaine ne se doute pas de ce qui l’attend. Il ne pense pas que Pie VII est par là, qu’il est devenu tout à coup amoureux fou de la Boulangère !

Elle s’assit, toujours en compagnie du capitaine – en qui je reconnais brusquement Mahatma Gandhi – au pied d’un érable. L’érable grogne, parce qu’il n’aime pas les hommes de couleur. L’érable va se venger, capitaine, de l’offense que vous lui faites en vous asseyant à ses pieds. L’érable va se venger, prenez garde s’il en est temps encore… Non, il est trop tard… L’érable s’ouvre en deux, s’abat d’une seule pièce comme s’il était fauché par un cyclone et le cou du capitaine est pris entre les deux parties de l’érable… Adieu, capitaine, portez-vous bien et présentez mes hommages, sous la forme d’un coup de poignard, au sinistre personnage que vous pensez rencontrer de l’autre côté. Nous n’aurions jamais pu nous entendre. Adieu.

C’est alors que la Boulangère voit sortir d’un nénuphar un homme qui se plaint d’avoir les pieds gelés. Je suis tenté de penser que c’est bien fait pour lui, mais cela m’intéresse si peu…

Homme au ventre sale, que faisais-tu dans ce nénuphar ? Ce n’est pas là que tu as eu les pieds gelés, ce n’est pas cela qui donne à ta nudité cet aspect si répugnant que l’être le plus endurci a envie de vomir en te regardant. Non, c’est ta profession de pape, car, quoique tu veuilles le cacher, la Boulangère t’a tout de suite reconnu. Tu es Pie VII, l’idiot, le crétin, dont toutes les filles de joie de Rome se font des gorges chaudes parce que, à ton âge, tu ne sais pas mieux faire l’amour qu’un adolescent impubère et tu ne l’apprendras sans doute jamais.

Mais Pie VII, pape par la grâce de Dieu, la Boulangère s’étonne de te voir nu, elle trouve que cela convient mal à la sainteté de tes fonctions. Elle pourrait te donner sa robe, mais il n’est pas décent qu’une femme soit en chemise devant un pape.

Elle en était là de ses hésitations et de ses réflexions lorsqu’une noix tomba à ses pieds et se brisa. Elle leva la tête pour voir quel animal l’avait lancée. O surprise ! Le pape, toujours nu, marchait sur une corde raide à 50 ou 100 mètres en l’air. Étonnée – on le serait à moins – elle regarda le nénuphar d’où était sorti Pie VII et ne vit plus ni nénuphar ni pape : à leur place, un paon faisait la roue. De nouveau, elle releva la tête et demanda au pape la raison de cette subite ascension.

– Mon enfant, lui répondit-il, écoute bien, ceci est très grave ! Ton salut en dépend :

– J’ai vu, l’autre jour, un animal énorme qu’un observateur superficiel aurait pu prendre pour une girafe, à cause de la longueur de son cou. Néanmoins, ce n’était pas une girafe mais le fleuve Amazone. Il était triste et répétait : « Tous les goûts sont dans la nature », comme s’il cherchait l’explication de cette pensée. Soudain, il se frappa le front avec une feuille de nénuphar et dit : « Après tout, cela ne me regarde pas ; l’avenir est aux audacieux, allons, en avant, marche… » ; puis il fit une dizaine de pas après s’être, à l’aide du soleil, orienté vers le Nord. Je pensais qu’il cherchait la direction du pôle nord, lorsqu’il s’arrêta et soupira profondément. Je ne fus pas long à découvrir la cause de cet arrêt et de ce soupir : le tsar Nicolas II s’avançait à sa rencontre. Il le salua et lui adressa la parole en ces termes :

« Amazone, je te salue. Grâce à toi, les brioches sont légères dans le café au lait, le matin ; grâce à toi, il fait bon se laver les pieds dans l’eau chaude, l’hiver. Grâce à toi, les pantalons mis le soir entre le matelas et le sommier, conservent le pli, qui fait de leur porteur un homme élégant. Tu as fait le monde avec tes cheveux qui sont ces mouches de sel visibles sur la peau des demoiselles à marier. Un jour, tu t’apercevras que, malgré ton apparence humaine, tu es un fleuve qui a une colonne vertébrale et que tu es susceptible d’être empoisonné par les champignons vénéneux, et ce ne sera pas ta plus grande déception. Un autre jour, en ouvrant la bouche, tu constateras que tu es devenu un baril de tafia. Tu recevras des lettres de ce genre :

Monsieur,

L’amour a fait de moi un assassin et les voyages un contrebandier, mais rien de tout cela ne serait arrivé si je ne m’étais pas éveillée une après-midi d’été dans un baquet flottant sur le canal Saint-Martin. D’où venait ce baquet et pourquoi étais-je dedans, je ne l’ai jamais su. Je sais que demain matin je serai en proie à des douleurs intestinales intolérables et ma concierge dira que je vais accoucher. Personne ne le croira, mais le mal sera fait. Pour éviter tous ces ennuis, il faudrait peu de chose, la présence dans ma chambre à coucher d’une famille de cloportes comprenant au moins sept générations. Voulez-vous me l’envoyer ? Vous me sauverez de la misère et du déshonneur et je saurai reconnaître ce bienfait en vous apportant un oeuf de requin dont je vous garantis la fraîcheur. »
« MISTINGUETT. »

« Vous croirez à une plaisanterie du plus mauvais goût et vous irez trouver Mistinguett dans sa loge au moment où elle se fait masser. Naturellement, vous serez très mal reçu. Vous commencerez à vous déshabiller en lui expliquant votre cas. Elle vous dira qu’elle n’est pas doctoresse et tout cela se terminera par un nombre incalculable de coups de revolver. Les autorités croiront à une émeute et proclameront l’état de siège, la censure, la loi martiale et le reste. Quant à vous, réconciliés, vous vous aimerez dans un sleeping-car, qui vous emmènera vêtus de blanc, voir les ours blancs sur la banquise polaire. »

Amazone sourit et le visage de Nicolas II se transforma en quelques secondes ; ce n’était plus un visage, c’était un siphon qui lançait des jets de liquide diversement colorés suivant les sentiments qui l’agitaient. Il n’en parut nullement ému et s’en alla majestueusement ainsi qu’il convient à un souverain, c’est-à-dire en marchant sur les genoux.

« Cette histoire n’est-elle pas très morale ? »

La Boulangère ne dit ni oui, ni non, mais enleva son sein gauche qu’elle posa près d’elle sur le gazon et s’assit, le visage tourné vers le pape, dans l’attente de quelque révélation. Elle attendit neuf ans, dans une immobilité telle, qu’un sourcier fit jaillir une fontaine de sa nuque. C’était le 31 mars 1924, les douze coups de midi venaient de sonner à Notre-Dame, donnant la volée à une légion de coccinelles que poursuivaient trois ou quatre condors faméliques. Un homme ensanglanté qui venait de la Seine, s’avança sur le parvis. Il tenait à la main une gouttière longue de 25 à 30 mètres qu’il approcha de sa bouche et dit :

« Les habitants de la moelle du sureau m’apprennent une triste nouvelle : un vieillard de 889 ans qui, voilà cinq minutes encore, remplissait avec zèle et ponctualité les fonctions d’ordonnateur des pompes funèbres, vient de mourir entre les pages du cahier des charges d’une ville sans prétention. Le pauvre homme, qui avait donné naissance à toute la nation belge et en avait enterré plus de la moitié (2 781 836 personnes), avait obtenu récemment du pays qu’il avait fondé, la suppression des fonts baptismaux. Avant de mourir, le vieillard, qui avait été transporté sur le radeau de la Méduse, se leva, les jambes en l’air et s’écria : « Ne voyez-vous pas que ce cierge brûle le catafalque ! »

Il s’arrêta, écoutant sa voix que les échos répercutaient jusqu’aux confins du monde, puis il lança sa gouttière sur le portail de Notre-Dame, qui s’enfonça dans les ténèbres. La gouttière traversa toute la nef et vint remplacer le crucifix qui dominait le maître-autel. Alors, le peuple, que l’image du Christ avait, à jamais, rejeté hors de l’église, accourut en masse adorer la gouttière miraculeuse. L’homme ensanglanté se couvrit de mousse, ce qui lui donna un aspect vénérable, et pénétra dans l’église remplie de fidèles, qui renversèrent sur son passage, l’eau de leurs ablutions matinales. L’homme eut un sourire de mépris pour cette foule et, faisant le geste de faucher, coupa toutes les têtes inclinées devant lui ; puis, emmenant tous les diacres et les enfants de chœur hors de la cathédrale, il leur fit construire avec ces têtes une pyramide à l’ombre de laquelle cette grande cathédrale n’était plus qu’une maison de poupées. Il considéra un instant la pyramide qui n’était qu’un effroyable rictus et, avec un morceau de charbon, il écrivit sur le sol, devant l’amoncellement des têtes, le mot : GUERRE

Un moment encore, il considéra les crânes en silence et jeta dessus un petit bouquet de violettes qui, au contact du sang, prit des proportions gigantesques, à tel point que les têtes disparurent devant les violettes, puis on entendit comme un bruit de cascade et une flamme qui ressemblait à celle des becs de gaz dits « papillons » s’éleva de la pyramide et éclaira toute la capitale.

A mesure que la pyramide diminuait, la flamme augmentait d’éclat et de dimensions, et les Parisiens, enfermés dans leurs habitations, qui, à la lueur géante de cette pyramide en feu, devenaient lilliputiennes, priaient bêtement en attendant la fin du monde.

Seule, une femme, attirée par l’éclat de la lumière, était accourue de Marseille dans l’espoir de jouir d’un spectacle inoubliable. Elle arriva devant le parvis de Notre-Dame juste à temps pour voir la flamme s’élever verticalement et donner naissance à Pie VII qui était devenu chauve et portait le bouc.

Le pape sortit de la flamme et courut à la Boulangère qu’il entraîna, malgré elle, à travers les rues de Paris. Ils couraient aussi vite que le leur permettaient les mille embûches dressées sur leur chemin : parapluies ouverts, chapeaux hauteforme, fusils Gras, albums de cartes postales, ruines gallo-romaines, cadres de bicyclettes, squelettes d’autruches, œufs de dinosaures, etc., etc. A cette vitesse, ils auraient dû faire le tour du monde en quelques minutes ; aussi furent-ils très étonnés de se trouver au lever du jour devant le porche du Sénat. Il y avait sûrement un mystère là-dessous.

Leur marche s’accéléra et, avant midi, ils étaient à Vanves. C’est là que, par suite de leur ignorance de la région, ils s’égarèrent et, au lieu d’être, à l’heure du crépuscule, dans les cañons du Colorado, ils erraient dans des monticules de sable, plantés de figuiers de Barbarie desséchés par le soleil. Au sud, à l’horizon, ils aperçurent une sorte de frange qui se découpait en noir sur l’azur du ciel ; ils en conclurent que, de ce côté, devait se trouver le pays de la soif : le Tanezrouft et, désespérés, ils se couchèrent sur le sable en murmurant :

– Nous sommes perdus, nous voici au milieu du Sahara.

Le lendemain matin, le paysage avait changé : ce n’était plus une immense étendue de sable qui moutonnait comme la mer devant leurs yeux, ils étaient à l’orée d’une forêt impénétrable, de laquelle partait un râle d’agonie.

– Quelqu’un est à la mort ! s’écria la Boulangère en s’éveillant.

Et, à son tour, elle entraîna Pie VII dans la forêt. Mais il n’était pas facile de pénétrer dans cette forêt. La Boulangère et Pie VII en firent l’expérience. Les arbres étaient reliés entre eux par des lianes infranchissables. Ils voulurent enjamber le tronc d’un arbre mort ; mais l’arbre n’était pas mort et les projeta à plusieurs kilomètres en l’air. Ils retombèrent au pied d’une montagne couverte de neige, un peu courbaturés, et repartirent au hasard, complètement égarés.

Après de longues heures d’une marche exténuante dans une plaine où il n’y avait pas de cinéma, Pie VII et la Boulangère, qui avaient envie de voir un film de Charlot, arrivèrent au bureau d’octroi d’une ville composée de maisons étroites et hautes comme les gratte-ciel américains. Elles n’en différaient que par leur forme d’entonnoir, leur embouchure étant tournée vers le sol. Comme la Boulangère s’étonnait de la forme de ces habitations, Pie VII lui expliqua que c’étaient leurs escaliers qui leur donnaient cette allure bizarre, lesquels, au lieu de se trouver à l’intérieur de l’immeuble, étaient à l’extérieur. En approchant, la Boulangère s’aperçut que ces escaliers avaient, dans leur milieu, une sorte de rigole dans laquelle une flamme verte courait, semblable à un filet d’eau.

– Qu’est-ce que cela ? fit-elle.

– Ce n’est rien, ma fille, c’est l’urine des habitants.

– Quels gens extraordinaires ils doivent être ! fit-elle entre haut et bas.

Et elle resta songeuse, préoccupée de l’aspect probable des habitants de la ville.

Le fait est qu’ils étaient assez inquiétants : une sorte de spirale qui semblait être en caoutchouc, large d’un mètre et longue de 4 à 5 mètres suivant les individus. Les unes étaient blanches et les autres jaune citron. Pie VII expliqua à la Boulangère : « Les spirales blanches sont des femmes et les jaunes des hommes. »

– Mais où sommes-nous ? demanda la Boulangère.

– Découvre-toi : nous sommes dans la Ville Eternelle.

– Roma ! pas possible, je te croyais l’unique habitant de cette ville !

Pie VII conduisit la Boulangère au Vatican, à travers des ruelles encombrées de ces spirales vivantes. Sur la voie Appienne, ils rencontrèrent un homme qui portait le faisceau des licteurs.

– Qu’est-ce que c’est que ce type-là ? fit la Boulangère, il me fait peur. Je parie que c’est Néron ?

– Non, ne crains rien. C’est Mussolini.

Mussolini se retourna sur leur passage et leur demanda d’un ton agressif :

– Est-ce que vous voulez me photographier, bande d’imbéciles ? Ce n’est pas une raison parce que je suis fasciste pour me regarder comme un ichtyosaure.

Le pape, après avoir salué Mussolini comme on doit saluer un chef tout puissant et dangereux, c’est-à-dire d’un crachat en plein visage, lui offrit une poignée de poivre.

Mussolini parut satisfait du présent et s’éloigna à grands pas.

Peu après, les deux voyageurs entendirent un effroyable bruit de coups de marteau sur une plaque de tôle et pensèrent qu’ils approchaient d’une forge ou d’une usine métallurgique. Je suis sûr qu’ils se trompaient, mais peu importe. Pie VII et la Boulangère arrivaient au Forum lorsqu’ils remarquèrent une porte, à la base d’une tour tombant en ruines. Ils n’y auraient pas pris garde si la porte n’avait pas été peinte en vert véronèse et si elle n’avait pas porté en grandes lettres blanches, l’inscription suivante :

Ici on arrache une dent gratis
RAYMOND POINCARE
Chirurgien-Dentiste diplômé de la Faculté de Médecine de Paris

– Ça, c’est une affaire excellente, déclara Pie VII, entrons.

Ils entrèrent. Au premier coup de sonnette la porte s’ouvrit d’elle-même. Ils gravirent l’escalier. Au milieu courait la petite flamme verte qui avait tant intrigué la Boulangère. Il y avait un palier à la trentième marche, ils s’y arrêtèrent pour souffler un peu. Au moment où ils se disposaient à reprendre leur ascension, ils s’aperçurent avec stupeur que l’escalier s’était considérablement rétréci, au point qu’il devenait impossible d’y passer. Ils songeaient déjà à redescendre, lorsqu’une voix à l’accent judéo-allemand leur cria :

– Ah ! mes petits agneaux, vous croyiez faire une bonne affaire ! Eh bien ! vous allez voir, toutes vos dents vont y passer et cela vous coûtera cher.

En même temps ils sentirent qu’une poigne solide les saisissait par le fond de leur pantalon et les hissait avec la même régularité qu’un ascenseur. Sur leur passage retentissaient des cris : « A mort ! A mort ! Tuez-les ! » dont ils ne s’expliquaient pas le motif. Enfin, ils arrivèrent devant une porte vitrée, sur laquelle était écrit le mot « PRIVATE ». La porte poussée, ils se retrouvèrent dans une immense pièce où des soldats, portant des uniformes variés, présentaient les armes, alignés par quatre et figés dans une immobilité absolue. Pie VII demanda au premier des soldats, un gaillard de 2 mètres de haut et qui portait l’uniforme des dragons de l’impératrice :

– Monsieur Raymond Poincaré ? s’il vous plaît.

Le soldat n’eut pas un tressaillement.

Pie VII répéta sa demande, mais en vain. Il s’adressa alors à un de ses voisins auquel il posa la même question. Celui-ci brandit son épée, qu’il tenait jusque là au port d’armes, et fit un geste menaçant à l’adresse du pape en criant d’une voix de stentor :

– Prenez-vous le général Cambronne pour une agence de renseignements ?

– A Dieu ne plaise, fit le pape, effrayé par l’allure du général.

– Eh bien, passez votre chemin.

– Mais… mon général.

– Passez votre chemin, vous dis-je, ou sinon, foutre de Dieu, vous allez voir de quel sabot d’âne je me chauffe !

Pie VII et la Boulangère se glissèrent entre les soldats et firent le tour de la pièce sans trouver d’issue. Allaient-ils être obligés de partir sans avoir vu Raymond Poincaré ? Non. Il y avait une fente dans la muraille et, au bas de la fente, un tuyau de caoutchouc. Le pape souffla dans le tuyau et la fente s’élargit jusqu’à permettre le passage d’un homme. Ils franchirent la muraille : ils étaient maintenant dans une pièce obscure traversée de seconde en seconde par un éclair violâtre accompagné d’un bruit d’étoffe déchirée.

– Curieux endroit, fit le pape, en se dirigeant à la lueur des éclairs vers une porte, visible dans un angle de la pièce.

Et les voilà sur un balcon de 400 mètres environ, au-dessus du niveau de la mer, en pleine tempête.

Le balcon oscillait comme s’il était soumis au roulis et au tangage et ce n’était pas drôle. Ils longèrent ce balcon qui semblait faire le tour du bâtiment, à la recherche d’un passage leur permettant de revenir à l’intérieur de la tour. Après quelques heures d’une marche que la violence du vent rendait pénible, ils arrivèrent au bord d’un étang d’où jaillissaient, d’instant en instant, des carpes énormes – la plus petite aurait pu avaler un mouton. Un canot était amarré près du rivage. Naturellement, il leur était destiné. Ils embarquèrent et naviguèrent deux jours et deux nuits. Vers le milieu du troisième jour ils abordèrent sur un rivage rocailleux et désert où le silence n’était troublé que par de brefs appels de cor.

Aussitôt débarqués, ils cueillirent des coquillages pour leur repas, et ils s’aperçurent alors que les rochers n’étaient pas des rochers mais des coquillages d’une taille inaccoutumée. Ils durent abandonner leur cueillette : une sorte de colosse qui faisait, en courant un bruit cristallin, apparut à leurs yeux stupéfaits. Profitant de l’occasion, ils lui demandèrent :

– Monsieur Raymond Poincaré, if you please ?

– Il vient de mourir en avalant un os de gigot.

– En avalant un os de gigot ? alors, c’est un chien ?

– Comment, un chien ! venez le voir.

Abandonnant leurs coquillages, ils suivirent le colosse. Ils contournèrent une colline plantée d’oignons et arrivèrent à un trottoir roulant qui les conduisit rapidement à une espèce de vaste poulailler. Au-dessus tourbillonnaient des milliers d’essaims de mouches multicolores.

– Le cimetière des dents, leur expliqua brièvement le colosse.

Ils quittèrent le trottoir roulant et, à pied, à travers les mouches et le poulailler, ils atteignirent en moins de cinq minutes un monticule surmonté d’un chêne. A en juger par le diamètre de son tronc, cet arbre vénérable devait, pour le moins, dater de l’époque crétacée. Il couvrait de son ombre une étendue de terrain qui ne devait pas être inférieure aux régions dévastées de la France.

– Monsieur Raymond Poincaré, annonça solennellement le colosse, qui présenta ensuite :

– Sa Sainteté le pape Pie VII, Madame la Boulangère, femme Boulanger.

Ceci ne fut pas sans étonner le pape et la Boulangère qui ne voyaient toujours pas M. Raymond Poincaré. Pie VII, se rappelant soudain avoir appris par le colosse la mort du dentiste, demanda :

– Mais, je croyais… ne m’avez-vous pas dit que monsieur Poincaré était mort en avalant un os de gigot ?

– En effet, et il est devenu chêne.

– Et il parle ?

– Bien sûr, parlez-lui, vous verrez, il vous répondra.

Pie VII et la Boulangère n’en revenaient pas et ne trouvaient plus un mot à dire à Poincaré. Au fait, qu’étaient-ils venus faire là ?

Ah oui ! se faire arracher une dent ! Mais maintenant que Raymond Poincaré était devenu chêne, il ne pouvait évidemment plus exercer son métier. Ils n’avaient plus qu’à s’éloigner.

Si court que puisse être l’intervalle entre la pensée et l’acte, il y a toujours place pour un événement, petit ou grand. Au moment où ils songeaient à s’éloigner du chêne (ou de Raymond Poincaré, comme vous voudrez), une tomate surgit à leurs pieds. Cela n’aurait rien eu que de très normal si la tomate ne s’était mise à respirer comme un être humain.

Et, nom de Dieu ! voilà que la tomate se déplace, quitte le sol, oscille de haut en bas, de gauche à droite, puis vient se placer sur la tête de la Boulangère. Du coup, la digne femme se sent remplie d’expérience, constate aussitôt que ses muscles sont devenus durs comme ceux d’un athlète parfait et déclame ce poème :

Miracle Miracle la soupe a chanté

Elle a chanté une chanson de poids lourds

qui tombe dans les verres de la vie

La vie tremble sur ses jambes

qui sont bien maigres

La vie jette son gant par la fenêtre

Il tombe sur l’épaule d’un agent

L’agent en mourra

et la vie sera condamnée

aux travaux forcés à perpétuité

Triste triste histoire que celle-là

Une ménagère

Veuve et mère de cinq enfants

perdit une carotte en enlevant son chapeau

Le chapeau qui était un pied de mouton

faillit briser 15 000 soucoupes

dans une rue

très fréquentée par les hommes aux yeux bleus

qui vivent dans la bière

sur des lits de crème

comme les fleurs nues

Adieu adieu il faudra bien que tu meures un jour.

La Boulangère respira profondément, leva les yeux au ciel, comme si elle était en extase et s’évanouit. Pie VII la considéra un instant, apitoyé, puis il cracha autour de la Boulangère pour chasser le démon, jeta un verre d’eau sur le visage de sa petite amie d’enfance et s’en alla, satisfait, la conscience nette.

Il arrivera au Vatican, n’en doutez pas ! Pour l’instant, il est aux prises avec les difficultés du voyage. Alors qu’il se croyait dans une région inconnue, il était au Bois de Boulogne et après avoir marché quelques minutes il arrivait à la porte Maillot, plus désemparé que s’il se fût trouvé au pied de la muraille de Chine.

A quoi bon marcher, se coucher, couper des têtes, planter des choux, être saint, honnête, ou puéril, à quoi bon !

Il fallait agir. Pie VII monta dans un tramway qui le conduisit à Montparnasse. Là, il rencontra plusieurs peintres connus que je ne citerai pas par crainte de leur être désagréable. Jusqu’à minuit, il déambula de café en café. Il s’ennuyait de plus en plus. Il allait se résoudre à aller se coucher dans un hôtel du quartier, peut-être en compagnie de quelque charmante personne, lorsque son attention fut attirée, en sortant de « La Rotonde », par un serpent énorme qui rampait sur le boulevard Raspail.

« Un boa dans les rues de Paris à cette heure ! qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? » pensa-t-il. Et il suivit le reptile qui descendait le boulevard en arrachant tous les arbres bordant le côté droit, dans le sens de la descente. Aussitôt arrachés, les arbres devenaient des serpents de la même espèce que le premier mais beaucoup plus petits, en sorte que le boa géant fut bientôt suivi d’une trentaine de serpents qui sifflaient « La Madelon » à qui mieux mieux.

A la hauteur de la rue de Rennes, le cortège mit en fuite un tramway attardé qui rentrait au dépôt. Le tramway, à la vue de cette section de serpents, quitta ses rails, descendit le boulevard Raspail à toute vitesse. Le wattman effrayé n’était plus maître de sa direction et le véhicule, défonçant tout le pâté de maisons qui sépare le boulevard Saint-Germain de la Seine, bondit par dessus le fleuve, renversa l’arc de triomphe du Carrousel, mit à sac le ministère des Finances et s’arrêta sur la toiture du Conseil d’État. Le lendemain, au Louvre, on s’aperçut que les joyaux de la Couronne avaient disparu. Mais ceci est une autre histoire, passons !

Le groupe des serpents, qui grossissait de minute en minute, continua de descendre le boulevard et arriva rapidement à la prison du Cherche-Midi. C’était évidemment ce qu’attendaient nombre de prisonniers militaires pour se révolter. Les serpents étaient à peine arrivés à la porte de la prison que le factionnaire était avalé comme un berlingot par le plus gros serpent. Un cri formidable sortit de la prison : « Mes sabots ! Qu’avez-vous fait de mes sabots, misérables ? » Et les geôliers, précipités par les fenêtres, étaient aussitôt avalés de la même façon que les cormorans avalent les poissons qu’ils viennent de pêcher.

Alors, ce furent des cris de joie à n’en plus finir, du délire : « Vive la liberté ! Vivent les serpents ! » Tous les prisonniers, au nombre de 17 000, sortirent de la prison et, escortés par les serpents qui sifflaient maintenant l’Internationale, se rendirent à l’Elysée, où dormait un quelconque président de la République. En un clin d’oeil, malgré l’opposition des huissiers et des ours blancs, les 17 000 hommes, accompagnés des 6 000 serpents, prirent possession du palais présidentiel d’où son hôte habituel fut chassé, nu et le corps couvert de quelques millions d’épingles. Il criait si fort que, des maisons voisines, les gens sortirent aux fenêtres et lui jetèrent des meubles sur la tête. Les épingles s’enfoncèrent plus profondément dans son corps et il cria de plus belle. Une ronde d’agents cyclistes l’arrêta. Il sera condamné par la Cour d’assises pour outrage public à la pudeur et tapage nocturne. Quand il dira : « Je suis le président de votre République », personne ne le croira et il sera envoyé à la Guyane. Il s’en évadera et périra dévoré par un jaguar, chassé par la faim et les chasseurs hors de la région lointaine de ses exploits.

Le pape, qui avait suivi les serpents depuis le boulevard du Montparnasse, s’étonnait de trouver tant d’intelligence chez des reptiles et en restait émerveillé. Il aurait bien voulu les accompagner à l’Elysée, mais il craignait qu’ils ne le prissent pour le président de la République et lui fissent subir un sort identique. Il en frémissait d’avance. Aussi, se garda-t-il d’entrer dans le palais et resta-t-il devant une porte cochère dans l’attente des événements.

Il me semble que nous avons quelque peu oublié la Boulangère qui, si nous n’y mettons bon ordre, ne va pas tarder à passer à l’état de squelette – si elle est morte, ce qui n’est pas encore prouvé, au contraire, comme vous allez voir.

En revenant à elle, la Boulangère vit qu’elle était étendue sur un étal de boucher et n’en fut pas autrement étonnée. Elle avait l’impression de n’avoir plus de peau et, de fait, cette sensation l’ayant complètement ranimée, elle constata que ce n’était pas seulement une sensation, mais aussi la réalité. Elle en fut assez choquée, sa pudeur naturelle ne lui permettait pas de paraître en public dans une pareille tenue. A la réflexion, elle ne douta pas de retrouver son épiderme dans quelque coin de la pièce et se mit immédiatement à sa recherche. Elle avait raison : sa peau n’était pas loin. Elle était dans le tiroir d’un bureau Louis XV, pliée en quatre. La Boulangère ne se sentait plus de joie d’avoir retrouvé cette partie indispensable de sa personne. Ah ! elle ne mit pas longtemps pour endosser cette peau qui lui allait – si j’ose dire – comme un gant et, maintenant, elle ne pouvait faire autre chose que de se mirer dans l’armoire à glace. Grande fut sa stupeur, en voyant qu’elle n’était plus la Boulangère que tous les Parisiens connaissaient, mais une quelconque, une anonyme pie-grièche, de grande taille il est vrai, mais une pie-grièche quand même. J’ai dit qu’elle était étonnée, mais au fond elle était ravie de cette transformation : elle avait toujours rêvé de s’envoler et elle allait enfin pouvoir réaliser le rêve de toute sa vie.

Il est de fait qu’elle volait, qu’elle criait, comme une vraie pie-grièche qu’elle était devenue.

Pie VII était resté si longtemps étendu devant le porche qui faisait face à l’Elysée, qu’il s’était endormi.

A son réveil, des milliers de libellules voletaient autour de son front et un serpent était enroulé à ses pieds. On était au mois de mai, Paris était une ville abandonnée, la sauge et le romarin croissaient entre les pavés et une douzaine de glaïeuls barraient l’entrée de l’Elysée.

– Que puis-je bien faire ici ? se demanda Pie VII.

Et il s’en alla les mains dans les poches en sifflant La Marseillaise. Les oiseaux étaient-ils pacifistes, ou n’avaient-ils pas entendu siffler depuis longtemps ? Nul ne le sut, mais Pie VII constata qu’à l’audition de cet air guerrier, ils s’enfuyaient à tire-d’aile vers des régions moins martiales.

Il traversa tout Paris, sans rencontrer autre chose que deux énormes taureaux espagnols, qui broutaient sur le boulevard Magenta, sous l’oeil paisible d’un capitaine de pompiers qui les surveillait tout en tricotant des bas, lesquels, à en juger par leurs dimensions, ne devaient pas être destinés à un être humain. Au coucher du soleil, il arriva sur le bord d’une rivière qui était peut-être la Seine, mais peut-être aussi la Saône. Comme il était fatigué, il s’étendit sur l’eau et se laissa aller à la dérive. Le courant l’entraîna vers sa destinée qui se révèlera à lui sous la forme de deux marsouins, lesquels, demain, venus exprès sur les bords de la Méditerranée, le tireront par les pieds, au premier chant du coq. Ses pieds deviendront minces comme une feuille de papier et longs comme un torpilleur. Cela lui permettra d’arriver avant midi au Vatican, juste à temps pour dire sa messe pour le repos de l’âme de la Boulangère.

Mais, malheureux, que fais-tu là ? La Boulangère n’est pas morte ! Cette pie-grièche qui pousse des cris assourdissants, perchée sur un bras du crucifix, c’est elle, qui te souhaite le bonjour et l’éternelle félicité. Tu as tout ce qu’il faut pour être heureux, pape : le Vatican et la Boulangère ! que veux-tu que je fasse de toi maintenant ? Rien… Alors, adieu.

31 mars 1924.

 

© Mélusine 2011
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