Benjamin Péret

Dernièrement, 1959

 

À PETITS PAS

Cinq minutes d’arrêt

Les voyageurs pour le palais fluide de l’engoulevent

se jettent dans la fleur de l’acacia

Au fond ils trouveront une bicyclette en jet de vapeur

qui les conduira

sur l’invitation d’un claquement de langue

retentissant comme un soupir d’amour

à travers les dédales d’un système numérique duodécimal

jusqu’au bord d’un lac de feulements de tigre

limpide comme le premier bonjour de l’hirondelle

au fil télégraphique de l’arrivée

Sur le bord ils doivent abandonner la coquille vide de leurs

vêtements

pour se draper dans l’insouciance des premiers coucous

qui leur tendent des bras suppliants

et chargés des présents scintillants du point du jour

au rire de petites filles décoiffées

dans l’excitation du jeu

où l’une agrandit la bouche de l’autre

avec une branche d’amandier en fleurs

qui s’empressent de donner leur fruit

chantant

et turbulent

de sucre d’orge qu’on tourne entre les lèvres

pour en extraire le murmure du jet d’eau

qui balance des jeunes chats

effarouchés et miaulant à peine

comme une toupie presque immobile son son axe

AU TOURNANT DE LA RUE

Si les grands arbres se donnent un assaut de boxe

les prés frémissent d’enthousiasme

tandis que les étables entonnent un air d’opéra

où les navires sombrent comme des torches éteintes par une

averse

semblable à une parade militaire de soldats en haillons

qui défilent entre une double haie de veaux

se tétant mutuellement

avec la fureur innocente

d’un jeune chien dévorant un dictionnaire

Plus tard

le combat terminé par une victoire contestée

qui laisse survivre des haines sourdes

attestées par le bois mort

et attisées par les sarcasmes de mille grains de poussière

descendant de nuages en cervelles

plus closes qu’un tiroir à secret

si bien gardé par un flacon cacheté

qu’il se perdra bientôt dans une course sans but

le conduisant d’un kiosque à musique

habité par une meute d’adjectifs

et s’élevant sur le dos d’une main agitée en signe d’adieu

aux grands arbres qu’emporte un courant d’air

simplifié à l’extrême

et réduit à un sifflement à peine modulé

le conduisant de là aux grands squelettes

dont le sommeil troublé de rêves d’angoisse

leur vaut de sourdes colères

qui les redressent d’un seul coup

et les fait bondir en ricochant

d’un miroir reflétant une analyse spectrale

égarée dans un buisson d’aubépines

à la rose des vents qui s’épanouit lors des années bissextiles

pour laisser s’envoler quelque proverbe

touchant la nature des pierres polies

qui dissimulent dans leur épaisseur

un éblouissant ballet

de feuilles mortes en couche que le vent fait ressusciter

comme une ville engloutie

DANS LE VENT

Une cour pavée de thermomètres oscillant du froid à la

chaleur

devant une maison en ressorts de montre toujours en

mouvement

dont la porte en yeux de biche affolée

donne sur une pièce aux rideaux de vin rosé plus frais qu’un

placard

meublée d’une table en déchirants cris d’orfraie

de chaises en gueules de loup prêtes à tout engloutir

d’un fauteuil taillé dans un pain de sable au regard angélique

et d’une armoire en cirage étoilé de fraises des bois

Tout donne à penser que cette maison qui mugit sous le coup

de midi

sonné par le clairon d’une taupe étoilée

alors que le soleil éclate en milliers de gouttes d’eau

est habitée par un épars au chapeau de crème fraîche

qui salue d’un signe protecteur de la main

les carrières abandonnées se recommandent à son bon

souvenir

les mousses à la gueule humide de convoitise

qui se barbouillent le nez de bulles de savon

et les glands de chêne qui tombent en pamoison devant lui

à cause du nuage de flèches qui jaillit de ses yeux

et répand une ombre en pétrole brut

qui dissout les hannetons frisés

et les barques s’enfuyant au fil de l’eau

fil à plomb

fil à fil

file doux sinon gare

DE BOUCHE A OREILLE

Tout au long du mât

dont on devine l’extrémité débouchant les nuages

aux regards alanguis

grimpent des éventails

avec des mouvements saccadés d’automates bien réglés

Ils se déploient par instants

pour laisser voir

l’un

un poulet tentant d’échapper à la broche

à la faveur du nuage de ses plumes arrachées

l’autre

une gare de triage aux wagons gélatineux

un troisième

une pêche à la baleine

Arrivés au sommet

la plupart des éventails

se perdent dans les nuages

qui explosent comme des ballons d’enfant

mais quelques-uns retombent sur le sol

où ils s’enfoncent

et donnent naissance

à des grappes de potirons

qui jouent aux billes entre eux

et certains remontent au mât qui devient de plus en plus

mou

et parfois se déploient

pour laisser voir

l’un

un cambrioleur masqué fracturant une porte

l’autre une paire de gifles

et un troisième

une bouche de métro

qui respire profondément

pour expulser tous les voyageurs

parmi lesquels

on remarque une commode Louis XV

atteinte d’épilepsie

qui se dirige vers le mât

l’engloutit d’une seule bouchée

se couche comme un bâillement

et s’endort comme une buée au soleil de midi

DERNIÈREMENT

À mi-chemin entre le promontoire armé jusqu’aux dents

et la rivière qui fait des grâces

s’avance la grosse bête dont chaque poil est un œil

tantôt ouvert

tantôt fermé

au regard plus franc qu’un sou neuf

ou sournois comme un dé à coudre

qui se dirige vers la mer toute tremblante

du pas lourd de mille tombereaux qu’on ne déchargera jamais

ou d’un banc d’huîtres qui digèrent

Et la bête plus longue que la nuit précédant l’élargissement

du condamné

plus massive qu’un tonneau de choucroute en fermentation

pénètre dans la mer qui recule

comme une locomotive manœuvrant à la recherche de ses

wagons

Jusqu’où devra-t-elle reculer

Jusqu’à l’automne l’automne prochain où les chiens perdront

leur peau

qui tournoiera dans les nuages de fonte comme un épervier

en chasse

puis ira vêtir des pierres humides qui feront le gros dos

ou bien jusqu’à la rue déserte

où l’on ne voit que des dentelles de maisons

tordues par un vent à raser de près

et habitées par des ressorts qui se tendent et se détendent

au rythme d’une valse qu’on n’entend pas

parce qu’elle est fredonnée si bas

par des orties si hautes qu’on dirait des mâts de cocagne

énervés par le dernier printemps

et qu’elle se perd dans leur vengeance

en tablier blanc

et en bottes de sept lieues

pour mieux persécuter les calèches aux joues flasques

qui gémissent du matin au soir

comme des litres

 

DU BOUT DES LÈVRES

Par-ci par-là

les bonnets à poils se mordent les doigts

pendant toute une lune

Durant le premier quartier

le petit doigt s’épanouit

pour que s’y endorment des cétoines

qui fredonnent un air de valse

et puis se referme sur l’annulaire

comme une porte battue par un courant d’air

aussi fort qu’un passage à tabac

Et l’annulaire disparaît

comme un fantôme s’enfonce dans un vieux mur

afin d’y forger les chaînes qu’il traînera la nuit prochaine

Il ne se montrera plus maintenant

qu’accompagné de son chien

portant cérémonieusement dans sa gueule

le majeur

offert en hommage à la pleine lune

qui pleure des index

égarés à la recherche d’une main d’herbe

à pelage de lièvre

à chant de rossignol

à parfum de clématite

et douce comme l’ombre qui frétille faiblement

lorsque le pouce du dernier quartier

s’élève en disant

je demande la parole

IMMÉDIATEMENT

Lorsque la poussière déploie ses ailes

on entend un bruit de tambour

et une troupe de chevaux sauvages s’élance au galop

culbutant les maisons à la voix caverneuse

qui se retrouvent sens dessus dessous

comme un gant retourné

et qui sentent la moutarde de la honte

envahir leur front comme une colonne de fourmis

revenant plus nombreuses à mesure qu’on les chasse

Et ces maisons lancent alors des cris de bois sous la hache

qui déchirent des soies

plus lourdes qu’un grondement d’orage

et plus douces qu’un pelage chantant sous la caresse

et pépiant de plaisir

Mais les chevaux sauvages poursuivis par le tambour de la

poussière

réduisent les haies en purée

et les forêts en poussière

qui déploie ses ailes avec un bruit de tambour

et les chasse

domestiques congédiés

jusqu’à la mer en bâillant d’ennui

en dépit des poissons qui voudraient la victoire

Et les chevaux s’emparent des bateaux de pêche

dont les patrons épouvantés par les battements du tambour

semblables au grondement d’une terre enragée

se sont dissous dans un nuage de pluie

Déployant leur crinière vaste comme le calcul infinitésimal

ils partent portés par le vent qu’ils ont soulevé

vers le lieu où la poussière

morte depuis un temps égal à celui de l’apparition d’une

nouvelle espèce animale

se laisse blanchir au soleil

sonnant allègrement sa trompette d’air transparent

les appelle pour une fête sans joie

 

LA BRAISE A FACE DE PORTEFAIX DÉPENAILLÉ

La braise à face de portefaix dépenaillé

La vis au rire de vieille fille hystérique

La soupière qui rit plus bêtement qu’une chèvre

L’os à moelle qui chante des marches militaires

L’adverbe qui jette des regards d’envie

La clé anglaise qu’on pousse dans un fauteuil à roulettes

Le moine suiffeux couvert de taches de rouille

La chaudière à ailes de moulin

Le vent du nord qui intrigue du matin au soir

La porte battante qui fait le trottoir

La pendule arrêtée qui frissonne au moindre bruit

L’eau bouillante qui triche au jeu

Le losange toujours plein de bonne volonté

La marque de fabrique au regard absent

Le tigre du Bengale qui attise le feu dans l’âtre

L’épouvantail à moineaux plus avare que son père

La gerbe de blé coureuse comme pas une

et l’huître perlière idiote de naissance

se sont donné rendez-vous pour la nuit pleine de poussière

ahurie

où la lune s’assiéra au bord de l’horizon

comme un athlète de foire après la représentation

et refusera d’avancer d’un mètre

tant que les ruches gonflées de vinaigre

les tenailles au regard langoureux

le bénitier qui ne se lave jamais

la souris qui fait étalage de sa culture

le tiroir qui se moque du qu’en dira-t-on

la barque de pêche aux bras d’éphèbe

et le mâchefer au pied bot

ne lui auront pas tricoté un cache-nez bien douillet

car elle a froid comme une lime oubliée dans un jardin

désert

où les plantes s’écartent pour laisser passer la bise

qui s’élance comme une locomotive

désormais ignorante des gares des haltes

où les oranges battent la semelle comme une porte tambour

qui laisse passer des hommes et des femmes

plats comme une feuille de papier

où j’écris que la lune a froid et vient d’éternuer

 

LE NAIN JAUNE

À l’heure où les marguerites s’enfoncent à petits pas

dans la nuit qui enlève un à un leurs pétales

ressemblant aux gardes-barrière

lents comme la goutte d’eau qui perce un rocher

demandant grâce

les hommes 40 chevaux en long 8

illuminés de l’intérieur pour la circonstance

s’en vont de l’allure majestueuse des armures ensommeillées

jusqu’au magasin d’ameublement le plus proche

où ils réclament chacun une chaise

Ils s’assoient avec la satisfaction évidente du labeur

accompli

et entreprennent de résoudre un problème de mots croisés

particulièrement inepte

où ils trébuchent sur un mot de sept lettres commençant

par O

et gris comme un éléphant qu’on mène au mont-de-piété

C’est seulement le lendemain

alors que les haches se mirent dans leur fer

qu’ils découvrirent l’ortolan perché sur leur tête

comme un point d’interrogation

bayant aux corneilles

figurées par la neige qui tombe avec un bruit de ferraille

où l’on reconnaît aisément une mentalité de général

en dépit de quelques taches de rouille

qui ébauchent sur cette ferraille la première ascension de

Montgolfier

et laisseraient supposer

que le général pelé comme une pomme de terre

frissonnant comme un chant de poule qui vient de pondre

brûlant comme une vitre éclatée

vient de succomber à une grippe du tonnerre de dieu

et se transforme sous les yeux de ses héritiers

en un lac de boue

où ils pêchent des silures accablés par la chaleur

à l’aide d’un exemple de grammaire

LES MAINS DANS LES POCHES

N’hésitez pas et vous verrez la ligne de vie

du pain tranché sur toute sa longueur

C’est une vallée profonde où coule une rivière de lait aigre

dont le courant emporte des milliers d’ailes

qui battent sans cesse pour provoquer la fureur des eaux

mais non elles rient comme un sifflement admiratif

adressé du fond de Chicago

à la jeune fille nue qui se contemple dans son miroir

applaudissant bruyamment

et un poisson volant qui erre autour d’elle

en la critiquant

Ton œil droit concentre toute la mer et son sel qui brille au

soleil

tandis que l’autre présage l’automne

Entends-tu les fruits mûrs qui tombent sur le sol

avec un bruit de gifle imméritée

Que va dire la terre

Et ton sein droit qui figure un coup de canon

tiré en l’honneur des canards sauvages

qui émigrent dans ton sang

tandis que ton sein gauche se souvient

du poteau frontière qui pendant si longtemps

l’a privé des caresses du soleil levant

froufroutant sous son ombrelle couleur des deux mondes

où s’abritent des bâillements à quatre mâts

des plaintes à dents de scie ébréchée

et des coups d’œil complices comme des coffres-forts ouverts

remplis par le souffle léger

des énigmes résolues

MOINS CINQ

Lorsque je suis gai

si le baromètre

indique la tempête

je rôtis des dictionnaires

pour mieux en absorber

la substance

et je sème

des traités de mathématiques

pour qu’avec le temps

brillent dans mon jardin

leurs fleurs de champagne

en forme d’équations

Si la pluie tombe

comme un chat

qui perd l’équilibre

à la fenêtre

du sixième étage

je découpe

les flics en tranches menues

pour appâter

les poules

et quelquefois

cela m’égaie

Au lever du jour

lorsque les poissons

s’ébrouent

avec un grand bruit

de savates

traînées sur le plancher

j’appelle au secours

en écrasant

les violons

qui crient Pitié

mais

pas de pitié pour les violons

sinon

je m’ennuierai

comme un arbre

que n’agite

aucun vent

et je donnerai

des mouches à manger

à mon concierge

NUIT NOIRE

Mordre le granit jusqu’à ce qu’il perde son sang de mousse

fraîche

avec un soupir de boîte de conserve qu’on ouvre

et expire comme un pissenlit qui libère ses graines

tel est le plaisir des grandes orties

à sourire de banquier satisfait

qui s’ennuient plus souvent qu’elles ne s’enivrent

de cervelle de garde-champêtre monté en graine

et tremblant de ses jambes de génuflexion

semblables à un accent circonflexe qui a mal tourné

Il aurait pu s’en aller vers la droite

où l’appelaient des trous de mine mangés aux mites

ou vers la gauche que menaçaient des nuages en forme de

portefeuille bien garni

mais il a voulu

du pied gauche explorer le bas

et il n’a rencontré qu’un puits de lait caillé

où s’abreuvaient des brouettes bien cirées

tirées à quatre épingles

et la cravate en noeud coulant

mais plus effarées qu’une biche à la vue d’un bateau lavoir

secoué par une crise d’épilepsie

tandis que la jambe droite tente d’attirer la foudre

qui erre à la dérive dans les ténèbres sur lesquelles

s’ébrèchent les haches

comme un voyageur perdu dans la forêt

où les poules lasses de l’ombre plus grasses qu’un jet de

vapeur

essaient de monter aux arbres comme des sauvages

mais retombent sur le sol avec un grand bruit d’outre pleine

qui éclate et laisse fuir

un vol de sauterelles qui lasses d’être comprimées

déploient leurs ailes de soutien-gorge

avec un vacarme de lessiveuse s’écrasant du dernier étage

sur un trottoir hérissé de carafes

où dorment de leur dernier sommeil

plein de crocs et de griffes en fureur

les crêtes de vagues mortes à la tâche

 

SIGNE DES TEMPS

Au milieu de la rue pareille au son du cor

moisissent les verbes intransitifs

plongés dans la torpeur des grottes abandonnées

depuis si longtemps que les crânes de leurs derniers habitants

sont entrés dans la composition du papier sur lequel j’écris

tout en écrasant d’un poing rageur

une multitude de cailloux aigris

qui ne cessent de gémir sur leur sort

même après avoir été réduits en courant d’air

versant à droite et à gauche de pleines pelletées

d’éternuements

artistement sculptés

et plus agiles qu’un nombril arabe

saluant le soleil couché depuis peu et déjà endormi

d’une voix lactée frémissant d’une passion

qui se communique aux rochers plats et flasques

dont la poitrine se soulève en un soupir

si long qu’on dirait un train de marchandises

et si vaste qu’il fait songer à la chambre des députés lors d’un

grand débat

un soupir entrecoupé de roulements de tambour

et des cris rauques des tables en folie

aux prises avec la fureur des lois physiques

plus intolérantes qu’un wagon de jésuites peints en deux

couleurs

l’une représentant le monde extérieur

et l’autre ce qu’ils appellent le saint-esprit

où l’on ne peut manquer de voir la décomposition des

végétaux

destinés à former l’humus

qu’une inondation subite emportera

comme un voleur qui s’est emparé d’un coffret à bijoux

et dissoudra sans s’en apercevoir

dans le creux de sa main semblable à un lampion éteint

 

© Mélusine 2011
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