Benjamin Péret

A tâtons, 1946

 

SOUPE

À gauche du canot dont on tire des sons harmonieux

bêle un monticule couronné d’une aile battante

et l’air qu’elle brasse gémit

plante saisonnière condamnée par le mois en r

enduit de confiture des pieds à la tête

 

Une lance haut brandie trace une souple ligne blanche

qui brûle l’esprit des morts

à jamais balayés des vivants sarments de rire

 

Quand le soleil fera jaillir les pierres des ruisseaux passés en

revue

nous compterons les regards que les fleurs de fumée

jettent aux passants qui n’en ont pas

l’ayant perdu dans un désert

à la poursuite d’une vapeur de champagne

tic-tac d’une montre sans aiguilles

marquant un temps sans saison

bâtissant des robes pour des ombres

frissonnant dans un vent visqueux qui s’oubliait à les

envelopper jusqu’à les perdre de vue

 

VIRGULE

Matin et soir les enfants édentés tordent la chevelure

qui les habille d’un court-circuit

 

Matin et soir leur mère pèle ses seins

avec un archet qui ne tourne pas dans la serrure

 

Matin et soir le père met sa moustache dans le placard

pour voir si se métamorphosent les vers à soie

 

Matin et soir le canari sort de son plumage

et va chercher le journal pour allumer le feu

 

Mais jamais le chien ne brise la vaisselle qu’il déteste

pour appeler les pompiers occupés à tisser de grands éventails

en barbe de soleil levant

 

MILLE REGRETS

Du fond du granit qui cache son secret de lichen

sous un clinquant de saltimbanques

encerclant une équipe de lutteurs transis de froid

sous leur vêtement de pince à épiler

émerge une lueur triste de lampe à pétrole qui serait une

chatte

guettant les cicatrices essoufflées du mur

ermite barbu qu’une vaste plaine plantée de conques marines

rapproche des troncs qui l’ont banni

mais isole des banques dont les cloches qu’il n’entend pas

hantent son sommeil peuplé de hanches

flottant dans un vent d’aurore qui lui rend des satins mats

dont la teinte se ravivera vite

pourvu que la chatte esquisse le pas des lanciers

devant sa proie satisfaite d’une goutte d’eau venue de si loin

qu’elle s’affaisse épuisée par la fatigue

de tant de passages du chaud au froid

que l’accordéon expire dans ses bras en projetant un dernier

jet de vinaigre

indispensable à la multiplication des feuilles

qui répètent l’heure à tous les échos

 

VENT DU NORD

À minuit au bord des rivières de bitume

j’ai vu l’ombre d’un soleil en bois qui sifflait un air de

carrière inexploitée

tout en boitant

à droite de sa locomotive sortant de la gare

et à gauche de son bateau de pêche rentrant vide au port

Je la suivis à travers les cultures d’adverbes revenus à l’état

sauvage

trébuchant contre des monuments élevés à la mémoire des

bonbonnières

qui clignaient de l’œil comme des putains

Parfois des bretelles en tenue d’évêque ou des assiettes à

soupe toutes tremblantes

m’arrêtaient d’une question relative à la destinée de l’homme

moderne

J’y répondais d’un sourire et d’un coup de scie

mordais ma langue pour éclairer ma route

et reprenais la poursuite au milieu de conversations en

allemand

qui sortaient des taupinières où l’on devinait l’éclosion des

immortelles

Des cervelles pétrifiées et respirant à peine un air chargé de

mousse

aux falaises de bouches délicatement peintes en baiser

 

l’ombre frissonnante de la dame de trèfle roulée par les

vagues de la lune égarée entre les nuages

d’où elle émergeait ses deux bras en fils télégraphiques

peuplés d’hirondelles

qui jouaient une scène de la Dame aux camélias

avec son corps de savane qu’un incendie clôt à l’horizon

me conduisit par sauts qualitatifs d’une aune chacun

qui m’obligeaient à fendre de la hache de ma tête

mille cloisons

tantôt de farine où glissaient des cygnes sans tête portant un

parapluie ouvert

tantôt de voiles de veuve où cheminaient des nautiles

qu’effrayaient des bruits de porte claquant dans des

courants d’air

toute une nuit à peine pubère

Jusqu’aux plages où des chimistes en une file longue comme

une boule qui ne tourne pas

analysaient une mer enceinte d’une chemise brodée

d’oronges vineuses

gonflées jusqu’à éclater d’enthousiasme

pour l’ombre de la dame de trèfle à peine visible

dans les sept soleils qui sonnaient l’heure du petit déjeuner

en ouvrant leur corolle à leur propre lumière

s’envolant dans la brise qui s’échappait des marronniers en

fleurs

faisant les cent pas autour d’un tire-bouchon

 

IMPÉRATIF

Craindre la sueur des mouches égarées dans les quartiers en

construction

avilir les pots d’étain jusqu’à les laisser déchiqueter par les

jeunes chiens

Tordre les armoires anciennes pour en extraire un peu de

poudre de rubis à colorer les lacs

Siffler souvent et longtemps pour appeler les os bien blanchis

qui ne veulent pas entendre raison

Laver l’encre au vin rouge pour distraire les enfants qui se

battent dans la cour

Couper la lumière en quatre et la jeter aux fauves

Extraire du sable toutes les dents qui s’y trouvent pour en

hérisser les murs

Transformer les armures en couveuses pour obtenir des

poussins à long bec

Aplatir les tortues jusqu’à en faire des mantilles

Arroser tous les jours les drapeaux avec de l’huile à machines

Brûler les camemberts trop faits jusqu’à ce que le phénix

s’en échappe

Caresser les lentilles une par une avant de les semer

Battre les tapis avec un rasoir pour fabriquer des cages à

serins

Épuiser la réserve d’or pour acheter des épingles à cheveux

Effrayer les sauterelles qui voudraient pénétrer dans une

tabatière

Faire cuire les violons à la sauce blanche

Dorer les escaliers pour éviter de les balayer

Caracoler dans les églises à l’heure de la grand-messe

mais ne jamais insulter le facteur pour chasser les souris de

la pendule

qui attaqueraient les bronzes d’art à coups de bec

 

LE PREMIER JOUR

À l’intérieur de la lettre a germe le doigt sur les lèvres

car le b s’abat sur la tête du c

qui éclate et répand autour d’elle une odorante résine

d’où s’échappent des soupirs gravissant quatre à quatre les

échalas du désir

cependant que le d ivre

titube et s’écroule dans un escalier abrupt

au pied duquel il se retrouve rongeant les souliers de g

qui nu et couvert de poils des pieds à la tête

se baigne dans la paisible rivière q

sans crainte des nénuphars hypocrites qui le guettent

pour l’étrangler comme un f innocent

dont la disparition passera inaperçue

jusqu’à ce qu’un i s’envole à tire-d’aile de chaque corolle

pour former un lumineux soir de printemps

incitant les e à s’attarder sur le seuil de leur porte

miroitant des mille cris des n épouillant à qui mieux mieux

un long panache qui disparaît dans son puits coutumier

où l’attend un l souriant dont les seins de fer de lance

marquent une mesure qui s’apaise seulement

dans les bras de rochers recelant d’avides coquillages

que parfois r lui tend comme un pont franchissant une gorge

hantée de fantômes épouvantés qui se bousculent et se

piétinent

à qui le premier se saisira du flambeau étincelant

emporté par un h écumant d’une rage des premiers âges

vers les grands déserts tapissés de squelettes qui s’élèvent

en tourbillons

dès que p soupire comme un clin d’œil furtif à l’adresse

d’une passante

dont la silhouette de caresses légères s’évanouit déjà

entre les pages d’un vieux roman d’amour

feuilleté avidement à l’ombre de t

qui ne verra pas l’horreur toujours attendue

jamais surmontée

des tas de k sanglotant à ses pieds

jour en spirale affolée et nuit de malle bourrée à éclater

et suppliant un implacable o de leur épargner la honte

des cultures de primeurs

fourmillant d' m voraces dont la morsure venimeuse

les jette dans une lente agonie

où insensibles aux brûlantes piqûres des v

qui les traversent peu à peu pour se rejoindre et célébrer

leur fête annuelle

à l’abri des grands s qui protègent leurs ébats

cependant qu’au loin un u armé de pied en cap

livre un duel à mort à l' x qu’il immolera

malgré les reproches amers de w que la colère aveugle

Mais y calme aux grands yeux de ruine veille et le retient

 

Il était temps car u se retourne et menace

Assez w ou je te z

 

SANS AUTRE FORMALITÉ

Reçu de la marée montante une grande vague à œillères

presque sèche

mais frétillante et ronronnant d’aise

d’être arrivée au terme d’un voyage qui l’a réduite de

moitié

et la laisse le plumage hérissé

jaune et plein de vermines qui jouent du violoncelle

sans rime ni raison

car la sirène appelant les ouvriers au travail

provoque l’arrêt de leur cœur supérieur

dont les ressorts en se brisant

démolissent toute leur mécanique intérieure

ce qui lisse les plumes de la vague

maintenant rassurée

les rend à leurs études mathématiques

cependant que la vague entreprend incontinent la culture

des yeux

avec des cils de vols de colibris

qui donnent des regards transformant les échines

en cristal vibratile

rendant l’interminable son aigu

d’une tour qui s’envole d’un seul coup d’aile

jusqu’aux neiges éternelles qu’elle arrache de leur demeure

pour en vêtir sa toute récente pudeur

qui ne lui permet plus de contempler le soleil face à face

Reçu

 

AVANT L’ORAGE

Sous l’arc-en-ciel reliant les deux horizons du rendez-vous

une passante levait la main si haut

que de chacun de ses ongles d’astre disparaissant derrière la

montagne

s’élevait un couple d’ailes

rapides à se confondre avec la lumière de leur vol

dans la chaleur du premier feu

Son regard où nageaient des combattants acharnés à leur

perte

cherchait entre les langues tapissant la berge

d’un murmure de navire mort oublié au soleil

la trace indélébile d’une coupe ressuscitée

et naviguant désormais entre une double haie de chevelures

dont les boucles naturelles comme la terreur des lumières

chez les sphinx élevés par leurs frères dans les profondeurs

des pyramides

s’enroulaient et se déroulaient sans cesse

autour d’un pain de sucre où battait un cœur humain

se dissolvant peu à peu pour former

une larme s’avançant au pas de parade

sur une joue appelant la cueillette des yeux clos

par des chaînes où pend un écriteau où se lit à peine

Voix privée Circulation interdite aux

 

UN TOURBILLON DE POUSSIÈRE

Lorsque les pierres font claquer leur porte en signe de

désespoir

et refusent l’hospitalité aux soleils de poche

qui s’élèvent des cours d’eau bordés de chignons

et retombent sur le dos des libellules qui leur indiquent la

sortie du dédale

et les puits de mine qui les avaleraient comme des âmes

mortes

une source de renard argenté s’étonne du lait qu’elle

recouvre

où apparaît soudain une fine toile d’araignée

autour d’un baiser de sorcière nue

offrant à la mousse en larmes la flamme de ses deux seins

brûlant haut dans un nuage vengeur

qui emporte dans sa suie des ramoneurs aux gestes larges

chantant dans une cour tapissée de plumes de paon

des airs qui bercent les chênes vaniteux comme des glands

qui seraient des hussards de la garde tués d’une balle au front

pendant qu’au loin derrière un horizon de rues aux

boutiques closes

une page calligraphiée gémit des Défense d’afficher

masquant mal des grottes au teint frais

habitées du souffle régulier d’une anémone

jalousant une étoile qui saute à la corde

faute de découvrir entre deux mers couronnées d’aubépine

en fleurs

le lit de champagne fredonnant

que les caresses de son amant rêvant d’elle entre des lierres

digérant des siècles

rempliraient d’Amériques tonnantes

à peine soupçonnées dans une virgule

 

L’ÉCLAT DE L’ACIER

Portes béant sur le caillou du sentier aux ornières de dessous

vaporeux

Tout en haut une petite surface brillante s’élargit

en longue-vue qui offre la fête du village

avec le curé ivre

au pied de sa chaire

 

De la cime des arbres portant un service de porcelaine

qui provoquera des congestions pulmonaires avant la nuit

où brille une route de vin rouge qu’on lance au loin pour

capturer des chevaux échappés

s’élève un tourbillon de copeaux

s’assemblant en un discours officiel taillé dans le granit

et retombant

couvercle de chaudron où bout une confiture d’asphalte

sans réverbères

dont raffolent les perroquets

enthousiasmés jusqu’à s’arracher les plumes de la queue

pour représenter le printemps

bien tardif cette année

mais qui rattrapera le temps perdu

en sifflant un air d’arc-en-ciel en pleine giboulée

courant à travers champs derrière un rhume de cerveau

où les bâtons de chaise ont le premier rôle

consistant en entrechats couronnés d’un nerf fortement

pincé

pour réduire mille soupirs étoilés d’étincelles crépitant dans

un sang d’ouragan

en une révolte de voie lactée

 

© Mélusine 2011
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