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MOLINIER. Entretien avec Pierre Chaveau (1972), Texte et enregistrement sur CD audio, Opales / Pleine Page, 2003.

 

« Gare ! Yeux et oreilles chastes s’abstenir ! » Tel est l’avertissement qui figure en quatrième de couverture de ce petit volume recueillant — sous forme d’un CD audio qu’accompagne, pour ceux qui ne seraient pas sûrs de bien entendre, une transcription — l’entretien que Pierre Molinier accordait en 1972 à un jeune étudiant de la Sorbonne. Certes, pour les familiers du peintre et de sa verdeur de langage, une telle mise en garde n’a rien de bien original. D’aucuns pourraient même être tentés d’y voir une accroche publicitaire particulièrement habile, une incitation à l’achat à peine moins efficace que le « Prière de toucher » jadis imaginé par Duchamp. Mais les circonstances dans lesquelles l’ouvrage est paru, lui prêtent, a posteriori, une tout autre saveur. Destiné à paraître au moment de l’exposition que Bordeaux devait consacrer au peintre, en 2003, ce volume est en effet resté le seul témoin de ce projet, les organisateurs ayant été contraints de s’abstenir face aux réticences des pouvoirs publics. Si les temps n’ont guère changé depuis ceux où Molinier se voyait prié de décrocher certaines de ses toiles, jugées attentatoires aux bonnes mœurs, cette publication est donc venue fort à propos « rappeler le caractère irréductible d’une attitude que la morale, si libérale qu’elle se prétende, ne saurait approuver ». Elle offre aussi au peintre l’occasion d’asséner un beau pied de nez posthume à cette morale qu’il a toujours réprouvée : c’est, avouons-le, avec une certaine jubilation que l’on entend l’artiste perpétuer, comme d’outre-tombe, sa mauvaise parole et ses mauvaises pensées.

Car autant le dire tout de suite, le lecteur / auditeur est ici attaqué par tous les orifices de la perception : alors qu’une petite voix chevrotante égrène à son oreille des confidences dont certaines époques n’auraient « supporté la crudité que chuchotée à l’abri d’un confessionnal » (Pierre Chaveau), ses yeux subissent dans le même instant la violence conjuguée des mots et des images. Tout conspire en effet, dans ce petit volume, à nous enserrer dans les rets fantasmatiques du peintre. Lorsque Molinier, alors affaibli par une opération et alité, a du mal à trouver ses mots, le texte les transcrit noir sur blanc (oui, c’est bien de ses « couilles » qu’il entretient longuement une jeune étudiante en médecine venue lui faire signer l’imprimé par lequel il lègue son corps à la science, lui stipulant qu’il veut les faire greffer sur le corps d’un impuissant). Si, contraint par quelque reste de pudeur ou, plus vraisemblablement, de timidité, l’interviewé hésite au départ à employer certains vocables, les illustrations sont là pour expliciter les non-dits : « Vous n’aimez pas les … les hommes avec des bas… parce que, moi… » — en regard, une photographie représentant la cuisse du peintre gainée de soie, caressée par une main hérissée de chaînes. Enfin, en complément d’information, des reproductions de textes manuscrits ou dactylographiés distillent les réflexions du peintre : « Notre mission sur la terre est de transformer le monde en immense BORDEL » ; « l’opinion publique, cette P., éprouve du plaisir à être violentée. » (p. 49)

Entre mots crus et images déroutantes, que l’on n’attende de cet entretien ni révélations inédites sur le travail de l’artiste, ni commentaires auto-critiques sur son œuvre. C’est de Molinier, l’homme, qu’il est avant tout question, tel que lui-même s’est toujours montré aux yeux (scandalisés) du public : fétichiste jusqu’au bout des doigts de pieds, sodomite patenté, grand amateur de femmes et de travestis… L’œuvre n’est présente qu’en filigrane, dans la simple mesure où elle est le prolongement de l’activité érotique, un moyen autre de donner corps aux fantasmes: « Mon sperme je le mets sur mes tableaux… depuis que je peins plus, pour l’employer, je le donne au chat puisqu’il aime ça. » (p. 17) Quant à sa conception de la peinture, tout au plus s’exprime-t-elle à travers un hommage aux artistes qu’il aime : Bellmer, qu’il décrit comme « un fétichiste de sa poupée », et Poumeyrol, un « peintre qui aime les petites filles », sont les noms qu’il oppose aux « artistes qui n’expriment pas leur passion, [qui] restent dans les lieux communs » (p. 55). La passion de Molinier, elle, n’est pas exclusive, et s’assouvit bien en-dehors de tous les lieux communs érotiques. De là l’impression que cet entretien peut donner, à première écoute, de se réduire à un inventaire, probablement non exhaustif, des goûts sexuels d’un homme qui a fait du sexe la grande affaire de sa vie. Dès son plus jeune âge, Molinier se glissait, dit-il, sous les jupes des couturières employées par sa mère, afin de leur toucher les cuisses ; à 8 ou 10 ans, il tombe amoureux des jambes de sa sœur, dont on sait quelle jouissance il tirera de son cadavre ; à 72 ans, il « bande encore sec », et l’on devine encore, à son rire, le plaisir qu’il a pris à ce jeu d’exhibition, de mise à nu de soi dans les mots, qu’est l’entretien. Nulle provocation, nulle complaisance pour autant dans les propos du peintre : ce volume nous livre simplement le portrait, sans masque, d’un homme qui s’est toujours refusé à en porter, même si, selon lui, « les masques ont toujours un visage ». Ce visage, pour Molinier, c’est celui de l’éros, seul lieu où gît la vérité de l’être, seul espace où la liberté fait loi, seul domaine où l’imaginaire se libère dans une absence totale de tabous. De l’inceste à l’homosexualité, en passant par l’onanisme, tous les possibles du sexe sont ainsi passés au crible d’une voix gourmande et rieuse, qui ne se lasse pas d’en célébrer la délicieuse sauvagerie : « C’est sensationnel, parce que c’est des choses qu’on ne peut pas s’empêcher de faire, ça a une force irrésistible» (p. 22).

Mais ce portrait de l’artiste en fétichiste se veut aussi le témoignage, sans fard ni détour, sur son époque et certains de ceux qui l’ont marquée. Ainsi Molinier se souvient-il longuement de Breton, qui fut le premier à l’exposer à L’Etoile Scellée, en janvier 1956 : « il fallait le prendre chez lui, à part, parce que devant les autres il avait une position, la position contradictoire avec sa manière de penser. » On l’aura peut-être compris : que l’on apprécie ou non Molinier, l’on ne peut qu’être frappé par l’exceptionnelle vitalité de cet homme qui, quatre ans avant de se suicider selon l’exact protocole qu’il énonce page 44, déclare encore : « Bé oui je bande ! Oh je bande oui ! Pour bander ça ! ». Et en entendant sa voix, le lecteur / auditeur en sera définitivement assuré, sinon rassuré :

Le délire de Pierre Molinier

Vit.

(Joyce Mansour, « Sens interdits »)


Stéphanie Caron

 (1)Les actes viennent d'être publiés aux éditions de l'Harmattan , avec le concours du centre d'études littéraires francophones comparées de l'université Paris-13, dans la collection "Itinéraires et contactes de cultures " 108p.

(2)"Identité de la littérature franco-roumaine ", pp. 65-68

 (3)"L'absurde dans la littérature roumaine ou le Salut pas le style ", pp. 93-98

 (4)"Tzara et Isou" pp. 69-73

 (5)"Situation de Ghesarim Luca", pp. 73-83

 (6)"La fortune de Ciaran", pp. 13-19

 (7)"Tzara, Dada et surréalisme" pp. 13-19

 (8)"Tristan Tzara et le groupe surréaliste de 1924 à 1929",  pp. 21-27

 (9)"L'engagement politique de Tristan Tzara 1944 à 1966", pp. 39-54

 (10)"Tristan Tzara, lecteur de Villon " pp. 55-61

 (11)"Tristan Tzara et les arts visuels ", pp. 31-38