MÉLUSINE

titre de la revue La Révolution Surréaliste
titre de la revue La Révolution Surréaliste

Minotaure n° 12-13, mai 1939

Eternité de Minotaure

Le printemps de 1939, tout chargé qu’il est de menaces, n’en prescrit pas moins au soleil de parcourir les constellations qui donnent leur nom aux trois premiers signes du Zodiaque. Comme tout autre il est centré sur le retour en pleine lumière du taureau blanc d’écume dont les amours avec une femme doivent engendrer le Minotaure. Ce retour, qui implique et traduit la libération de forces particulières tout appliquées au triomphe de la vie, est aussi inéluctable que les arbres en fleurs.

Ainsi la publication de ce numéro double, sur quoi s’achève la troisième série de notre revue, se trouve coïncider avec la disposition astrologique qui lui est adéquate. Sous la persistance du vieux mythe s’affirme une fois de plus l’esprit qui n’a cessé de nous animer. Cet esprit s’incarne dans la saison où la sève fuse et où tend à prédominer la loi de la toute-puissance du désir.

Un des reproches auxquels, dans ces conditions, nous pouvons nous montrer le moins sensibles est celui de paraître à trop longs intervalles. En effet, dans la période présente où universellement la vie intérieure est quelque peu sacrifiée, nous ne nous croyons pas tenus à une périodicité très rigoureuse. Nous préférons attendre que la documentation qui nous parvient se filtre et se distille jusqu’à se réduire à un témoignage homogène et essentiel dans le sens de l’action que nous avons entreprise et au delà du point où nous avait menés jusque là cette action. Nous pensons mettre de notre côté toutes les chances de durée en obtenant de chacun de nos collaborateurs un concours d’ordre parfaitement original et exceptionnel, équivalant sur le plan mental à la découverte et à l’indication d’un nouveau GISEMENT.

C’est par là que nous avons la prétention de nous opposer à toutes les revues existantes, que nous avons aussi la certitude de nous faire entendre très loin, en dépit de l’agitation panique de moins en moins localisable et même de l’aboiement des canons.

MINOTAURE, la revue à tête de bête, se distingue foncièrement de toute autre publication à tête de membre de l’Institut ou de conservateur de musée. Elle se fait de l’événement artistique, intellectuel une conception A REBOURS DE TOUTES LES CONCEPTIONS RÉTROGRADES. C'est dire que pour elle l’événement en question ne peut aucunement consister dans la résurrection, à grand renfort de dorures, des vieilles miniatures et des livres d’heures, dans la tenue au jour le jour du catalogue illustré d’un peintre célèbre ou dans l’émission à 2 fr. 25 du timbre à l’effigie de Cézanne.

Devant la faillite incontestée du rationalisme, faillite que nous avions prévue et annoncée, la solution vitale n’est pas dans le recul mais dans l’avance vers les nouveaux territoires. Ces territoires, notre ambition a été de les désigner, de les définir. Notre rôle est à tout prix de maintenir, de continuer à améliorer cette position.

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Prestige d'André Masson

Il est confondant d’observer que l’art en France, au début de 1939, paraît surtout soucieux de jeter un tapis de fleurs sur un monde miné. Alors qu’un vent de destruction souffle à toutes les portes, à en juger par ce qu’ils exposent certains peintres et non des moindres pourraient donner à penser que la vie s’écoule avec douceur et même avec faste. A l’heure où Barcelone défaille de privations sous un ciel d’enfer, où ailleurs les jours de la liberté semblent comptés, leur œuvre ne reflète en rien la tragique appréhension de cette époque, leur aiguille s’obstine à marquer le beau fixe, on cherche en vain leur tête enfouie dans les plumes de la couleur. A en croire les sujets qu’ils choisissent et la manière dont ils les traitent, ils ne seraient sensibles qu'aux agréments de la table, qu’aux attraits de l’intimité conçue uniquement dans le cadre du luxe. Pourtant le salon que Rimbaud avait plongé au fond d’un lac est condamné aux yeux de l’esprit à n’en remonter que dans une toilette délirante et il y a beau temps que le vaisseau de Charles Cros au milieu duquel trône sur une estrade un très long piano à queue a doublé le cap de toutes les tempêtes. Certes nous songeons moins que jamais à faire dépendre étroitement de l’actualité les thèmes artistiques, nous persistons à croire que l'art, avant tout, doit être amour plutôt que colère ou pitié. Nous n’en refusons pas moins comme tendancieuse, comme réactionnaire toute image que le peintre ou le poète nous propose aujourd'hui d’un univers stable où les menus plaisirs sensoriels non seulement pourraient être goûtés mais exaltés. Leur prétendu art apparaît d’ores et déjà comme non situé : c’est qu’en effet le problème n’est plus comme naguère de savoir si un tableau « tient » par exemple dans un champ de blé mais bien s’il tient à côté du journal de chaque jour, ouvert ou fermé, qui est une jungle. Bien peu d’œuvres contemporaines sont de force à surmonter pareille épreuve et les y soumettre entraîne un bouleversement radical des valeurs. Elle permet, en effet, de départager instantanément ce qui est du ressort du goût et ce qui part d’un don de prospection, d'une volonté de captation d’une toute autre portée. Cette épreuve, nul tant qu’André Masson n’a été désireux et capable de s'y assujettir : nul n’en sort plus grandi. Son inquiétude est ce qui se peut opposer avec le maximum de vigueur à la béate complaisance dont font montre envers eux-mêmes presque tous les artistes aujourd’hui les plus en vue. Bien rares sont ceux qui ne se contentent pas d'exploiter une seule veine, ceux dont toute l’ambition n’est pas de flatter la paresse de la critique et du public, lesquels ne se plaisent qu’à ce qu’ils retrouvent. Il est grand temps de réagir contre la conception de l'œuvre d'art-ruban à tant le mètre inépuisable (je songe à ces manèges de tableaux qui tournent inlassablement autour des mêmes objets, des mêmes effets, à ces moulins de poèmes qui, d’année en année, servent à exporter de plus en plus loin des sacs de même farine) pour lui substituer celle de l'œuvre d’art-événement (qui traduit de sensibles bifurcations dans le temps, voire des ruptures et tire sa justification non plus d'un dérisoire perfectionnement formel, mais du seul pouvoir révélateur). Le goût du risque est indéniablement le principal moteur susceptible de porter l’homme en avant dans la voie de l’inconnu. André Masson en est au plus haut point possédé : il n’est pas d’esprit sur qui gardent autant de prise les interrogations majeures qui jusqu’à nous déchirent les siècles — Héraclite, la Cabale, Sade, le romantisme allemand, Lautréamont — pas d’esprit qui leur ait offert un terrain de percussion si propice. Mais cet esprit est aussi délié d’eux de fout l’irrésistible appel de la vie, cette vie qu’il est le seul peintre à toujours vouloir surprendre à sa source et qui l’amène à se pencher électivement sur les métamorphoses. La peinture d’André Masson n’a cessé de procéder de ces phénomènes de germination et d’éclosion saisis à l'instant où la feuille et l’aile, qui commencent à peine à se déplier, se parent du plus troublant, du plus éphémère, du plus magique des lustres. De la fixation de cet instant où l'être prend connaissance, elle ne s’est guère écartée que dialectiquement pour la fixation de l’instant où l’être perd connaissance, comme dans la « Métamorphose des amants ». L’érotisme, dans l’œuvre de Masson, doit être tenu pour la clé de voûte. C’est lui qui dispose de l’agencement convulsif des corps d’hommes et de femmes entraînant dans leur merveilleuse rixe, jusqu’aux meubles qui n’étaient encore suspects que de garder leur empreinte. La vue de la fenêtre elle-même ne peut manquer de participer du vertige général avec ses nuages qui sont à jamais les cocons de toutes les idées, ses astres louches et ses feuillages frémissants. Techniquement le moyen de progression, de propulsion est ici fourni par la métaphore plastique à l’état pur, je veux dire littérairement intraduisible, dont le type parfait s’est trouvé réalisé dans le bâillon vert à bouche de pensée du mannequin présenté par Masson en janvier 1938 à l'Exposition internationale du surréalisme et qui en a été tenu à juste titre pour le premier brillant. Pour André Masson le Palais de la Découverte et le Musée de l’Homme ne sont pas, comme pour le commun des mortels, des lieux plus ou moins familiers pris dans le monde extérieur. Jour et nuit ouverts sur un autre registre de séductions, il est clair que dans sa tête ils préexistaient aux bâtiments qu’on a construits. Au point où nous en sommes, à pressentir de graves lacunes dans le temps, Masson par rapport à elles fait figure de Grand Troglodyte. C’est le guide le plus sûr, le plus lucide qu’il y ait vers l’aurore et les pays fabuleux. Avec lui, par delà les prouesses des jongleurs et les exploits des tire-laine, nous touchons au mythe véritablement en construction de cette époque. En sa personne nous réconcilions pleinement l’artiste et le révolutionnaire authentiques, en son honneur il nous est donné de rendre toute sa jeunesse et toute son ardeur au mot fraternité.

André BRETON

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Des tendances les plus récentes de la peinture surréaliste

La peinture surréaliste, dans ses manifestations de la plus fraîche date chez des hommes assez jeunes pour ne pas avoir, sur le plan artistique, à rendre compte de leurs antécédents personnels, opère un retour marqué à l'automatisme. Alors que jusqu’ici une certaine prudence, sinon défiance, avait présidé aux diverses démarches ayant pour objet déclaré de le mettre en avant, c’est seulement quinze ans après le Manifeste du Surréalisme concluant à la nécessité de sa mise en œuvre passionnée que l’automatisme absolu fait son apparition sur le plan plastique. Le « collage», le « frottage » et les premiers produits — les moins spécieux, les plus valables — de l’activité dite « paranoïaque-critique » n’avaient cessé de maintenir une certaine équivoque entre l’involontaire et le volontaire, de faire la plus belle part au raisonnant. Il n’a commencé à en être autrement qu’avec la « décalcomanie sans objet » de Dominguez et le « fumage » de Paalen. L’un et l’autre de ces artistes, dans leurs travaux ultérieurs et dans l’esprit de leurs dernières démarches, ont gardé toute fidélité à ce qui avait décidé de leur précieuse découverte d’un jour.

Le premier, d’un mouvement du bras aussi peu dirigé et aussi rapide que celui du nettoyeur de vitre ou de l’ouvrier, qui, la maison finie, paraphe cette vitre au blanc d’Espagne, mais sa brosse véhiculant coup sur coup plusieurs couleurs, est parvenu sur ses toiles à définir de nouveaux espaces qu’il n’a plus eu que la peine de cerner et d’attiser pour nous transporter dans ces lieux de la fascination pure où nous ne nous sommes plus retrouvés depuis qu’enfants nous contemplions dans les livres l'image en couleurs des météores.

Le second, en laissant couler des encres de couleur sur une feuille blanche et en soumettant cette feuille à de très rapides mouvements de rotation et autres alternés avec d’autres moyens mécaniques de dispersion de la couleur comme celui qui consiste à souffler sur elle de divers points, a libéré des êtres brillant de tous les feux des oiseaux-mouches et dont la texture est aussi savante que leurs nids.

Esteban Frances, après avoir distribué sans aucun ordre les couleurs sur une plaque de bois, soumet la préparation obtenue à un grattage non moins arbitraire à la lame de rasoir. Il se borne ensuite à préciser les lumières et les ombres. Ici une main invisible prend la sienne et l’aide à dégager les grandes figures hallucinantes qui étaient en puissance dans cet amalgame. Il nous découvre des paysages crépitants, nous guide le long d’une rivière mystérieuse aux eaux mordorées comme le Styx.

Un de nos plus jeunes amis, Matta Echaurren, est dès maintenant à la tête d’une production picturale éclatante. Chez lui non plus rien de dirigé, rien qui ne résulte de la volonté d’approfondir la faculté de divination par le moyen de la couleur, faculté dont il est doué à un point exceptionnel. Chacun des tableaux peints par Matta depuis un an est une fête où se jouent toutes les chances, une perle qui fait boule de neige en s’incorporant toutes les lueurs à la fois physiques et mentales.

Tout près de lui, Gordon Onslow Ford tend à décrire un monde où se disjoignent les derniers angles clairs du cubisme. Son compas de marine est réglé de manière à lui permettre de faire face à toutes les variations de l’inclinaison magnétique sur le plan humain plus mouvant que les vagues. Il y a aujourd’hui une courbe d'Onslow Ford, merveilleuse de souplesse et de sûreté, courbe qui se déploie à travers toute sa peinture et dont il faut revenir de plus de dix ans en arrière pour trouver un équivalent sensible chez Miró.

Il est remarquable que sur les peintres apparus le plus récemment — des précédents j’excepte donc Paalen qui a prouvé depuis longtemps sa maîtrise -— l’influence moderne qui s’exerce d’une manière déterminante est celle de Tanguy. Par contre celle de Dali marque un déclin très rapide. Il ne pouvait en être autrement, vu chez ce dernier le goût de plaire poussé au paroxysme, entraînant pour lui la nécessité d’enchérir sans cesse sur ses propres paradoxes. Dali professe en février 1939 — c’est de lui-même que je le tiens et j’ai pris le temps de m’assurer que toute espèce d’humour était exclue de ce propos — que tout le malaise actuel du monde est racial et que la solution à faire prévaloir est, concertée par tous les peuples de race blanche, la réduction de tous les peuples de couleur à l’esclavage. Je ne sais quelles portes une telle déclaration peut faire ouvrir à son auteur en Italie et aux États-Unis, pays entre lesquels il oscille, mais je sais quelles portes elle lui ferme. Je ne vois pas, après cela, comment on pourrait encore tenir compte de son message dans les milieux indépendants. Déjà la profonde, la véritable monotonie guette la peinture de Dali. A force de vouloir raffiner sur sa méthode paranoïaque, on observe qu’il commence à verser dans un divertissement de l’ordre des mots croisés. Si, par contre, l’étoile de Tanguy s’élève toujours davantage, c’est qu’il est idéalement intègre et intact, qu’il échappe par sa nature à toute espèce de compromission. La peinture de Tanguy n’a guère encore livré que son charme : elle livrera plus tard son secret. Ce secret est non moins bien gardé que le fut longtemps celui du premier Chirico. De même qu’il a fallu toute l’évolution intellectuelle de ces vingt dernières années pour pénétrer l’intention cachée sans doute même au peintre de ces arcades, de ces tours, de ces cheminées, de ces mannequins, de ces biscuits, je suis persuadé que les éléments manifestes de la peinture de Tanguy qui demeurent ininterprétables et entre lesquels, par suite, la mémoire parvient malaisément à choisir, s’élucideront à la faveur des prochaines démarches de l’esprit. Ce sont les mots d’une langue qu’on n’entend pas encore, mais que bientôt on va lire, on va parler, dont on va constater qu'elle est la mieux adaptée aux échanges nouveaux.

De la part des jeunes peintres d’aujourd’hui, le fait d'opter on ne peut plus nettement pour l’automatisme n'exclut pas, bien au contraire, la prise en considération des problèmes les plus ambitieux. Si, lorsqu’ils s’aventurent dans le domaine scientifique, la précision de leur langage est assez sujette à caution, on ne peut nier que leur aspisation commune, fondamentale, soit de passer outre à l'univers à trois dimensions. Bien que ç’ait été là, à sa période héroïque, un des leitmotive du cubisme, il faut convenir qu’une telle question se pose d’une manière beaucoup plus aiguë à partir de l’introduction en physique de la conception de l’ espace-temps par Einstein. Le besoin d'une représentation suggessive de l’univers quadridimensionnel s'affirme tout particulièrement chez Matta (paysages à plusieurs horizons) et chez Onslow Ford. Dominguez, animé de préoccupations analogues, fonde actuellement toutes ses recherches dans le domaine de la sculpture sur l’obtention des surfaces lithochroniques (*).

Durant cette dernière période et spécialement depuis l'accident dont Pierre Mabille révèle d’autre part les déterminations insolites, Brauner a produit quelques-unes de ses toiles les plus inspirées. Chez lui, le passage à la quatrième dimension tend à s’opérer sur le plan non plus physique, mais psychique. Il est attendu de la confrontation d’états normaux avec des états seconds, d’états seconds avec d’autres états seconds, etc., étant admis que la scène la plus bouleversante d’un « roman noir » moderne pourrait être constituée par la rencontre d’une somnambule et d’une souris d’hôtel dans un couloir. Du point où Brauner s’est posté en observateur idéal d’une telle rencontre, le grand humour et le grand amour échangent leurs plus longues étincelles.

Le lithochronisme, ou mécanisme de la solidification, de la pétrification du temps, avait fait son apparition décisive dans les premiers objets de Séligmann. La soupière frôlée d’une aile (soupière en plumes) et le célèbre « ultra-meuble », pour ne citer qu’eux, sont les objets qu’on peut tenir pour les plus responsables de la nouvelle orientation. La peinture de Séligmann place cette orientation tout entière sous le contrôle de l’ordre sexuel tel qu’il préside dans tout le règne animal à la parure, à la danse, et, par delà, à la véritable sélection. La rencontre bouleversante n’est plus attendue de deux corps quelconques et du développement spatial qui s’ensuit mais de deux corps attirés violemment l’un vers l’autre, comme on peut imaginer le cygne et Léda.

Il est à observer que la photographie en ce qu’elle a de plus audacieux, de plus vivant, a suivi la même route que la peinture et la sculpture. Par le blond trait d’union de l’œil d’Ubac, les ruines passées rejoignent les ruines à venir, sans cesse renaissantes. Ses femmes brandissant le dard et défaites sont les sœurs de la sombre Penthésilée de von Kleist. Elles sont l’incroyable fleur fossile, la pêcheuse qui dompte les sables mouvants.

André BRETON.


(*) « Certaines surfaces, que nous appelons lithochroniques, ouvrent une fenêtre sur le monde étrange de la quatrième dimension, constituant une espèce de solidification du temps. Imaginons un instant un corps quelconque tridimensionnel, un lion africain par exemple, entre deux moments quelconques de son existence. Entre le lion Lo, ou lion au moment où t = o, et le moment Lf, ou lion au moment final, se situent une infinité de lions africains, d’aspects et de formes divers. Si maintenant nous considérons l’ensemble formé par tous les points du lion à tous les instants et dans toutes les positions et traçons la surface enveloppante, nous obtenons un super lion enveloppant de caractéristiques extrêmement délicates et nuancées. A une telle surface nous donnons le nom de surface lithochronique, constituant une sorte de mouvement à l’état solide ou encore l’enveloppe de cristaux mixtes d’espace et de temps. Ce n’est pas là la seule façon d’obtenir des surfaces lithochroniques. Mettons en contact deux corps tridimensionnels, par exemple une sculpture représentant une femme nue et une machine à écrire et traçons la surface enveloppante. Ce sera également une surface lithochronique. Imaginons que ladite surface enveloppante soit d’une matière élastique et déplaçons la machine à écrire suivant une courbe déterminée telle qu’une spirale logarithmique, une parabole cubique, une sinusoïde, etc. Le résultat sera encore une surface lithochronique très inquiétante par suite de l’existence des géodésiques compliquées et inattendues. Le hasard objectif sera un élément très important dans le choix des éléments à superposer. » (Sabato et Dominguez.)

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PASSAGE DE GÉRICAULT

Tour à tour exalté, ingénu, timide, avec cette nervosité maladive (le bruit d’une souris, prétendait-il, l'eût empêché de peindre), puis triste, sombre, absorbé dans les contours de David, Géricault a freiné son romantisme. Et c’est précisément pour cela, à cause de ces reprises de volonté dans son art, et parce qu’il a lutté contre sa nature emportée qu’il est un vrai romantique. Le Français, dans ce domaine,a cultivé la fleur facile; sa romance nous est un peu traînarde; son don des larmes, bon marché. Avant Baudelaire et Isidore Ducasse, rien n’est aussi émouvant que ce sursaut venu des profondeurs, et qu'un peintre communique à nos yeux. Cet esprit de révolte de tout l’être contre un faux univers, Géricault en est hanté au même degré que les grands poètes romantiques de l'Allemagne. C’est lui, le premier Français dont l'impétuosité ait vraiment de l’orage, un orage intérieur — quelque chose à laisser attendre. Et pourtant, ce besoin que nous sentons en lui de montrer encore ses échafaudages quand la maison est construite, la nécessité d’un plan raisonné : au plus fort de sa frénésie, Géricault pense à compter les vertèbres du modèle, à vérifier l’anatomie de son cheval, à s’émerveiller de l’uniforme d’un dragon. Par une sorte de scrupule excessif, il confronte sa vision au réel : « Je ne ferai pas un torche pinceau sans nature. » Il faut, pour l’avoir tout entier, l’abstraire de ses beaux morceaux, le séparer de ses classiques, le voir à nu sous son tain de fiévreux cavalier qui cherchait les plus fougueux chevaux pour courir la campagne, quand il s’abandonnait, quand il ne se sentait plus responsable, quand le regard des fous posait sur le sien l’autre versant du monde, quand la mort le hantait, enturbannée dans les draps du saint lit.

Sa nature pourtant le portait vers l’événement qu’il aimait violent, tumultueux, pathétique. Un fait divers de journal lui inspire son Radeau de la Méduse ; une scène de la vie militaire, son Trompette. Il finit même par s’engager dans les mousquetaires du roi. Géricault-d’Artagnan! La peinture y gagne ce mouvement, cette matière remuée, cette durée dans le geste humain, que Delacroix saura lui reprendre. Géricault, créateur d’atmosphères; la Stimmung, disent les Allemands. Mais, pour y parvenir, il faut oublier ce style Empire dont il admirait malgré tout les statiques ordonnances, ne plus arrêter les formes dans le fil de fer d’un contour insensible, et peindre avec chaleur, peindre spontanément, peindre en oubliant les classiques et leur train monotone, peindre vivant! Sa vraie nature apparait, refoulée sous les atteintes de l’antique et du naturalisme; c’est elle qui bout à nos yeux dans ses meilleurs tableaux. Sa vie — de son adolescence passionnée de cavalier à la chute de cheval qui devait l’emporter à trente-six ans —, semble fixée sur la morbide évocation du temps qui passe, et dont il a précipité le rythme, rêvant de se dissoudre, de passer vite comme font les héros, en une brève chevauchée. Il a interrogé des têtes vidées de leurs substances, des tronçons, des morceaux de chair suppliciée, et, par son propre mouvement, il a tendu à se placer à son tour dans cette zone dont parle Clemens Brentano, où la vie nous apparaît : « sans malheur, hors du temps, loin des actes ». Et pas de ces scrupuleux qui reviennent sur ce qu’ils ont fait : il fut de ceux qui passent. Son art a de superbes négligences. Il y avait plusieurs peintres en lui. C’est Guérin qui l’affirmait, son professeur à l’École des Beaux-Arts. L’officiel ne pensait pas si bien dire. La touche d’un Delacroix, les noirs raccourcis d’un Daumier, les laiteux empâtements d’un Manet, et, déjà, la matière martelée de Cézanne. Sans Géricault, la peinture, en France n’aurait pas eu son Goya. Je sais qu’on lui reproche ses hésitations : il a copié tant de maîtres, parfois même sans discernement, de Rubens à Horace Vernet! Mais on oublie qu’il est le permier moderne, au sens baudelairien du mot. Dans sa peinture individuelle, on sent le goût du risque, poussé jusqu’aux limites de l’action. Il peint ce qu’il aime. Son art est un acte spontané dans l’espace et la durée, une révolte contre le plaisir abruti de vivre.

Géricault aime évoquer ce qui bouge, le mouvement des corps dans l’espace, tout ce qui est rapide, une manœuvre sur un vaisseau, un assassinat comme celui de Fualdès, une course de chevaux à Epsom. Et, sûrement, c’est en pensant à lui que Delacroix a dit qu’on devrait arriver à peindre, pendant les quelques secondes de sa chute, un homme qui tombe d’un quatrième étage. Mais ces trajectoires, tracées d’un pouls qui bat la campagne ne contredisent-elles pas la forme immobilisée d’un David qui exerça sur lui un attrait certain? ne s’apparentent-elles point déjà mieux aux rythmes du Poussin dans le Pyrrhus sauvé ? Cet amour de l’instant dont il a voulu exprimer la tension dramatique entre le jour et la nuit, ce rythme humain, précipité vers la mort, ce sentiment exprimé dans l’espace, et auquel Géricault confère une durée, c’est le passage du météore dans le ciel constellé. Et tout ce qu’il rencontre lui paraît poussé vers sa fin, les soldats dans les combats, les naufragés de la Méduse, les taureaux furieux qu’on mène à l’abattoir. Puis, c’est fini: un homme est né quelque part, à Rouen, il a pris les pinceaux, a enfourché des chevaux impétueux, s’est lancé dans l’espace. Et plus que la mort glacée, ces têtes de guillotinés, avec, seule évasion, à l’écart de ce déroulement de vie, les fous aux regards de portes.

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CASPAR DAVID FRIEDRICH

PEINTRE DE L'ANGOISSE ROMANTIQUE

L'angoisse originaire. — Le peintre romantique allemand se conÇOIT comme âme avant de se concevoir comme artiste. Une telle âme dépasse, en s’exprimant, les limites de l’humanité et participe à un mouvement illimité de transcendance. Il faut tenir compte du fait que C. D. Friedrich interprète son art en prenant conscience de cette attitude, commune à toute sa génération. « L’homme, dit-il n’est pas imposé à l'homme comme mesure absolue; son but c’est le divin et l’infini. » A aucun moment, sa conscience ne peut ni ne veut se libérer du fond inconscient. Aucun « moi » ne se stabilise en dehors de ce fluide qui déborde cependant une vie personnelle dont l’origine et la fin restent mystérieuses et indéfinies. Au centre du romantisme allemand vit une nouvelle conception de l’âme qui s’exprime dans une nouvelle définition de l’homme, radicalement opposée aux définitions rationalistes des générations précédentes. Nous trouvons notamment chez Schelling et chez Novalis les commentaires essentiels de l’art de Friedrich, art qui témoigne de cette « identité mystérieuse entre l’âme du monde et l’âme humaine », de cette sympathie immédiate entre l’artiste et la nature que Schelling a prophétisée dès 1797. Dans cet ensemble d’une génération romantique, Friedrich représente un cas tout à fait particulier et c’est son visage unique qui doit nous occuper ici. Ce visage, nous le connaissons par le self portrait qui nous rend présent l’homme et son inquiétude. C’est le visage d’un enfant, encadré d’une barbe. Ses grands yeux nous interrogent avec une sorte de reproche. Ils parlent d’un désir incessant de pureté, d’une solitude autodestructrice, d’une étrangeté profonde par rapport à la vie quotidienne et sociale, d’une incapacité complète à toute sorte d’adaptation. Ils expriment l’horreur d’être né, de se trouver jeté dans un monde de faits. Ils manifestent la recherche désespérée d’un chemin de retour dans l’unité maternelle, où le moi et les objets trouvent leur dissolution finale. Le peintre ne peut pas prendre de distance par rapport à son être; il reste prisonnier de son angoisse. Friedrich n’a fait que très peu de portraits d’autrui, je n’en connais qu’un seul, celui d’un inconnu, de 1808-10, à Hanovre, Landesmuseum. Il ne sait pas regarder autrui, cet enfant, il ne peut s’échapper du labyrinthe de ses sentiments, aussi a-t-il fait surtout des portraits de lui-même. Les conditions extérieures de la vie de Friedrich illustrent le caractère évasif de sa vie intérieure. Né dans la petite ville de Greifswald, en Allemagne du Nord, 1774, fils d’un savonnier, il reste pauvre et malheureux toute sa vie. Ses parents étaient émigrés de la Silésie, le pays de Boehme et d’autres illuminés. Depuis 1798 jusqu’à sa mort en 1840, il habite Dresde. Le caractère étroitement limité de sa vie extérieure est favorable à cette fuite vers l’infini intérieur qui le caractérise. Malheureux dans sa vie quotidienne, même pendant une courte période de succès entre 1814-1820, il cherche sa béatitude dans un monde psychique qui doit confondre l’un dans l’autre, l’être humain et la nature. Il est impossible de faire une distinction nette entre son être et ce qu’il voit, tant sa vue est devenue un organe de l'expression et de l’appropriation psychique. Ses paysages ne reproduisent jamais des lieux définis. Il fait bien quelques dessins en se promenant; mais, ses nombreuses marches à pied n’ont pas pour objet l’étude réaliste des paysages, elles cherchent à extérioriser l’inquiétude intérieure. Quant à ses peintures, il les crée après des journées de méditation solitaire et mélancolique dans un atelier strictement vide : il ne s’agit jamais du paysage qu’il a vu, il s’agit du paysage qu’il rêve et, surtout, du paysage dans lequel il se transforme. La dissolution romantique du moi provient d'une angoisse qui est la trace ineffaçable de la naissance. La nostalgie romantique de Friedrich se dirige vers l’unité perdue par le fait même de l’existence individuelle.

homme lunaire. — L’unique lumière qui ne détruit pas la nuit de unité est la lumière lunaire. Elle n’individualise pas, tout au ontraire, elle fond les choses dans un ensemble, elle fait disparaître tout ce qu’il y a de trop dur et de trop proche. Le nom positif de angoisse originaire est la nostalgie du principe maternel. C'est ce principe maternel qui se symbolise dans l’apparition de la lune : De là, le rêve étrange de Friedrich qui disait un jour que, « si les hommes, après leur mort, étaient transportés dans un autre monde il serait transporté dans la lune ». Chez les épigones, la lune devient l’accessoire romantique bien connu. Chez Friedrich, elle reste symbole naturel, comme la mer, parente de la lune, et comme la neige, parente de sa lumière. La neige est dans ses tableaux le linceul qui, à la fois, protège et cache les blocs de glace qui font naufragée la « barque de l’espoir ». Il l’appelle : « l'incarnation de la plus haute pureté dans laquelle la nature se prépare à une vie nouvelle ». Ses paysages mêmes prennent souvent un caractère lunaire, inhabité, nébuleux, étrange. L’éclairage n'y indique jamais un moment précis de la journée, mais participe toujours à la transition, par exemple à la transition entre jour et nuit sans que, ni le matin ni le soir n’y deviennent jamais manifestes.

L’infini. — « La croix dans la Montagne des Géants. » (Schloss-Berlin.) Ce tableau nous donne un exemple des nombreux paysages de haute montagne dans l’œuvre de Friedrich. Dès l’abord, nous nous sentons entraînés dans la fuite vers l’horizon où le ciel et la terre se confondent dans une égale clarté. Le premier plan, opaque, du tableau se dissout en s’éclaircissant graduellement ; aux arrière plans, tout devient lointain, léger, décoloré jusqu’à la plus entière transparence. « L’air sacré, sœur de l’esprit », que chantait Hoelderlin, devient une transcendance qui émane des choses et qui les transfigure. Sur le sommet, au pied de la croix, se tient une figure féminine, transparente et presque invisible, tandis que l’homme, du fait de ses vêtements sombres, se confond encore avec les rochers. La femme lui tend la main. Le dessin dans son détail montre, comme toujours chez Friedrich, des lignes fermement tracées et minutieusement élaborées. Cependant, le mouvement d’ensemble est la négation même de ces limites : l’ascension qui mène de l’obscurité chtoniqué à une lumière lunaire. Le haut et le lointain s’identifient dans l’illimité. Ce tableau n’a rien d’idyllique à la manière du romantisme postérieur des Schwind, Richter, etc.. Friedrich au contraire renonce à toute variété superflue des sujets pour faire percevoir la présence de l’infini, sans se permettre le moindre divertissement. Les couleurs sont assourdies, pleines de tristesse. En bas, ce sont les couleurs de la terre nue. Une calme et profonde mélancolie plane sur l’ensemble. L’angoisse veut d’abord le retour au sein de la terre. En désespérant du retour, elle cherche les sommets les plus hauts pour se réunir à l’air. Ainsi les couleurs perdent leur caractère terrestre et cherchent à donner l’impression d’une pureté sublime. Le moi réalise par son ascension une destruction de lui-même qu’il ne pouvait réaliser par sa descente vers la terre. Il y a bien du mouvement dans la peinture de Friedrich, mais ce mouvement se produit dans l’ensemble d’une nature qui est gouvernée par une âme calme et éternelle. C’est la divinité du premier Schelling, qui persiste éternellement dans la persistance même du changement rythmique de la nature.

La Caverne. — « Tombeaux de soldats des guerres de l'Indépen dance. » (Kunsthalle, Hamburg.) L’angoisse romantique devant le défini, le dur, le limité, le réel, l’angoisse devant le moi opposé à ce réel se trouve attiré par la caverne, autre symbole du sein maternel, à la fois tombeau et origine prénatale. Sur le tableau, la caverne obscure qui forme le centre spirituel de la composition, se trouve juste un peu au-dessous du centre géométrique. Tout est en rapport avec elle, les rochers, le pré, les sarcophages des deux côtés. La stèle se trouve comme un flambeau blanc devant cette porte du Hadès. L’inscription donne la signification voulue et manifeste du ta bleau, c’est-à-dire sa signification patriotique : « A ceux qui sont tombés noblement pour la liberté et la justice... » Au sein de l’obscurité brune et verdâtre des formes organiques multiples, ce monument, de forme géométrique, signifie la promesse d’une renaissance de la vie. Les deux hommes au milieu ne s’acheminent pas vers la stèle mais bien vers la caverne. Il est impossible de voir dans ce tableau comme on l’a voulu souvent, une illustration de la Bataille de Hermann, de Kleist. Il n’y a ni passion de la gloire, ni haine comme dans ce drame féroce; il y règne au fond une sympathie pour la mort elle-même. L’absence de toute affirmation du moi exclut l’affirmation véritable du moi collectif et national.

La vie rêvée. — « La terrasse du jardin » (Schloss-Berlin). Cependant la vie angoissée produit aussi des rêves d’un bonheur et d’un calme parfait, vie consolée en apparence, en dehors du monde; il lui faut une terrasse donnant vue sur un paysage infini. Le monde du « Biedermeier » (*) se trouve préformé. Cette parfaite mesure d’une résignation disciplinée fait pressentir le « Nach-sommer » de Stifter et sa « Maison des Roses ». Comme chez Stifter une telle beauté rêvée ne devient pas véritablement réelle. La participation au monde doit rester entièrement spectaculaire pour être supportable. L’infinitude de la vue est la possibilité illimitée de la fuite. L’infini n'est pas recherché par une abondance de forces comme champ d’activité (Faust) mais recherché par faiblesse pour permettre à l’âme de s'épandre sans trouver de résistance.

Symbolisme des nombres. —- Le tableau de la terrasse manifeste clairement le principe numérique qui domine la structure de tous les tableaux de Friedrich. Pour montrer toute la signification profonde de ce symbolisme il faudrait donner l’histoire de la tradition bœhmienne renouvelée justement par les amis de Friedrich, un Runge, un Carus. Ils sont tous d’accord pour voir dans les nombres et leur rapport l’expression naturelle des lois identiques qui régissent le cosmos et l’âme humaine. Les nombres sacrés sont ici 3 et 7 comme dans toute la mystique chrétienne. Sur notre tableau nous voyons la tripartition horizontale réalisée par la position des deux arbres. Le milieu est réservé à la vie humaine et à ses accessoires, groupés autour de la statue antiquisante. C’est le symbole de la vie parfaite et heureuse. La statue se tourne vers la terrasse avec un geste de bénédiction. Cette apparition gœthéenne n’arrive pas à dominer vraiment le tableau romantique. Toute la variété du tableau se trouve dans la partie du milieu tandis que la continuité des lignes à droite et à gauche fait penser au caractère artificiel de toute limitation. Encore plus importante est la loi des 7 degrés ascendants. La terrasse obscure est partagée en trois deg és par la plate-bande; le mur de pierre avec sa porte fermée, gardée par les lions, marque le quatrième degré qui sépare le proche du lointain, la présence de l’absence. Le cinquième degré est encore intermédiaire entre l’homme et le divin, c’est la vallée au-dessous de la terrasse; puis la vue se trouve entraînée vers les collines vertes (6) qui s’unissent lentement à l’air pur, figure du divin (7). Le panthéisme éthéré de Friedrich fait usage en pleine conscience d’un schéma de l’ascension mystique, puisé directement ou par l’intermédiaire de Runge, dans la doctrine de Jacob Bæhme. Appliqué à un tableau isolé ce principe numérique peut donner l’impression de l’arbitraire. Prenons encore un des tableaux les plus connus de Friedrich : « Rochers de craie sur Rügen» (coll. Oscar Reinhart, Wintherthur). La tripartition horizontale est manifeste; la loi des 7 degrés paraît moins évidente dans la structure verticale du tableau. Mais si on se rend compte que les navires sur la mer sont beaucoup plus que des taches de couleurs, on arrive à voir que les degrés de l’ascension sont les mêmes que sur le tableau déjà analysé. Les navires recherchent le lointain qui attire l’âme nostalgique. Là aussi le quatrième degré marque la transition décisive, le saut dans l’incertain. Là aussi, en s’éclaircissant, l'eau se réunit à l’air qui forme encore le degré ultime et suprême d’une ascension vers l’inconnu qui peut être appelé le Tout ou le Néant.

Extase et réflexion. — « Moine au bord de la mer » (Schloss-Berlin) . Nous voyons sur ce tableau l’homme seul devant les éléments. Les 3 degrés inférieurs de la vie proprement humaine n’existent plus. L’existence du moine est ici la négation de la vie quotidienne. Il ne reste que les 3 manifestations de la nature qui, en symbolisant l’infini, acquièrent pour le romantique un caractère surhumain : le désert, la mer et les nuages. Le panthéisme romantique fait usage de l’idée du moine pour signifier l’homme qui, détourné du multiple, cherche exclusivement à s’unir à l’ « un ». Cette romantisation de l’idée monastique se trouve déjà chez Wackenroder dans les « effusions d’un moine amateur d’art » (Herzensergiessungen eines kunstliebenden Klosterbruders), prélude à la peinture romantique. Les contemporains, un Brentano, un Kleist, ont été frappés et fascinés par la négation du monde qu’ils trouvaient exprimée dans cet étrange tableau. — Le saut doit être fait, le quatrième degré est à dépasser. Au sein obscur de sa solitude, l’homme doit s’enfoncer dans l’ombre de la lumière divine, cachée par des nuages menaçants. L’ascension qui l’attend mène, par la nuit et le désert vers la dissolution définitive du moi. Le moine de Friedrich paraît poser une question pleine de défi et d’angoisse. Il se tend de tout son être vers la divinité de la nature : ici nulle harmonie entre l’homme et les éléments comme elle est réalisée par exemple chez les maîtres chinois. L’homme occidental reste sujet à son individualité et opposé à la nature, même quand il se tourne vers les mystères plus connus aux orientaux. Nous retrouvons la même question sans réponse, la même situation sans issue du moi angoissé dont nous parlaient les yeux du peintre. C’est de ce tableau que Brentano a dit en 1810 : « Le moine figure l’âme (Gemüt), le cœur, la réflexion de l’ensemble du tableau... La mer paraît le porter symboliquement comme une plante de rivage solitaire qui prophétise de sa propre essence. » (« Er ist das Gemüt, das Herz, die Reflexion des ganzen Bildes in sich und über sich. Das Meer scheint ihn wie eine einsame, von sich selbst weissagende Uferpflanze symbolisch hervorzutreiben.»)

L'homme sur le tableau de Friedrich correspond au paysage, il est sa résonance, l’accord de ses contenus sentimentaux. Il ne peut pas tourner ses yeux vers nous et regarder en dehors du tableau. Il est attiré impérieusement par l’horizon lointain et magiquement vaincu par le sens de l’image. Aussi s’explique-t-il que sur tous les tableaux les êtres humains nous apparaissent de dos. Ce sont des corps au repos dont l’âme s’évade sur le chemin que trace, dans chacune de ses œuvres, la main du peintre. L'homme du tableau est, au fond, toujours le peintre lui-même. Même quand nous trouvons plusieurs figures, nous n’avons pas le sentiment qu’il introduit une autre humanité que la sienne propre. Le culte romantique de l’amitié, l’idée d’un accord entre les âmes ne devient rien d’autre chez Friedrich que la préparation d’un accord entre l’âme et l'univers. La nature aussi lui renvoie l’image de son être, les éléments n’en sont que le miroir. C’est uniquement en ce sens que Brentano a raison de parler de réflexion. L’homme romantique ne se conçoit pas par l’acte spécifiquement spirituel de la réflexion consciente, mais par un fait plus primitif : la réflexion objectivante d’un état d’âme par le paysage avec lequel il y a affinité et communication. Friedrich est malgré cela ennemi de la sentimentalité et d'un certain hédonisme du cœur romantique. Son désir central est désir de purification plus au sens mystique qu’au sens moral, désir de mettre une âme simple et concentrée en face de la simplicité essentielle des éléments. « Tu dois tenir pour sacré, dit-il, chaque mouvement de piété qui te viens de ton âme » (« Heilig sollst du halten jede reine Regung deines Gemütes; heilig achten jede fromme Ahndung. ») Le souci profond de garder la « pureté enfantine de lâme » (« einen reinen kindlichen Sinn ») est encore une négation de la vie, car la suprême pureté s’identifie à la non-naissance, au néant. La beauté qu’il cherche est la beauté d’une vie non-existante. Cette régression qui devenait la loi de sa vie me paraît la source de ses malheurs quotidiens, comme de ce bonheur bien cache qu’il devait ressentir en tant que peintre et incarner dans ses œuvres. Sur le plan de la vie empirique, cette mentalité dominée par l’aversion du moi devient, sous des formes diverses, un comportement masochiste. Nous le voyons chasser ses amis sans exception, même le bon Kuegelgen et le sage Carus. Ce dernier qui fut son médecin parle même d’une certaine brutalité vis-à-vis de la famille. Sa femme, nature simple et fidèle, fut victime de sa jalousie sans raison. C’est cette jalousie qui annonçait la maladie des dernières années, cette stérilité désespérée qui le paralysa 3 années avant sa mort. L’aspiration vers l'impossible retour est un trait universellement humain; et les œuvres romantiques comme celles de Friedrich sont pour nous tous des tourbillons qui attirent cette part de nous-même qui se veut noyer.

Madeleine LANDSBERG.


(*) Le style « Biedermeier » qui se développe alors en Allemagne, est voisin du style « Empire ». Ils ont en commun la volonté de simplification, inspirée par l'exemple des anciens. Le style Empire devient sous Napoléon l’expression de la grandeur impériale et s'exprime d'abord dans la transformation grandiose des villes. Les Allemands restent enfermés dans leurs étroites ruelles du moyen âge. L'Allemagne déchirée par les guerres napoléoniennes, déçue ensuite par la réaction de Metternich, ne sort pas encore de son particularisme dynastique. Par conséquent, le style Biedermeier ne peut prendre une autre forme que celle d’une culture de l’intimité et de la vie privée. On se résigne à embellir l’image de la vie domestique. On se soustrait du ressentiment en s’attachant à un idéal de beauté et de purification en dehors du monde politique.

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SOUVENIR DU MEXIQUE

Terre rouge, terre vierge tout imprégnée du plu généreux sang, terre où la vie de l’homme est sans prix, toujours prête comme l’agave à perte de vue qui l’exprime à se consumer dans une fleur de désir et de danger! Du moins reste-t-il au monde un pays où le vent de la libération n’est pas tombé. Ce vent en 1810, en 1910 irrésistiblement a grondé de la voix de toutes les orgues vertes qui s’élancent là-bas sous le ciel d'orage : un des premiers fantasmes du Mexique est fait d'un de ces cactus géants du type candélabre de derrière lequel surgit, les yeux en feu, un homme tenant un fusil. Il n’y a pas à discuter cette image romantique : des siècles d’oppression et de folle misère lui ont conféré à deux reprises une éclatante réalité et, cette réalité, rien ne peut faire qu’elle ne demeure latente, que ne persiste à la couver l’apparent sommeil des étendues désertiques. L’homme armé est toujours là, dans ses loques splendides, comme il peut seul se relever soudainement de l’inconscience et du malheur. Des prochains embroussaillements de la route il se détachera à nouveau, porté par une force inconnue il ira au devant des autres, pour la première fois il se reconnaîtra en eux. Qu’on ne s’arrête pas à ce qu’au bout de telles aventures entraîne apparemment de rigide la formation de toute hiérarchie militaire : peut se parer du titre de général au Mexique quiconque a été ou est encore capable de mouvoir, de sa propre initiative, un certain nombre d’hommes pris individuellement dans les campagnes. Les « généraux » dont je parle, formés pour la plupart à la rude école d’Emiliano Zapata, et dont quelques-uns tiennent le pouvoir, continuent eux-mêmes, il faut le dire, à participer de cette admirable poussée du sol qui, il va y avoir trente ans, conduisit à la victoire les « peones » ou journaliers agricoles indiens qui constituaient l’élément le plus odieusement spolié de la population. Je ne sais rien de plus exaltant que les documents photographiques qui nous restituent la lumière de cette époque, comme la vue d’un de ces bivouacs d’insurgés, pieds nus, qu’en dépit du disparate des accoutrements et des attitudes unit la même résolution farouche du regard. Les grands élans peuvent paraître révolus, les villages sur le pauvre troc des piments contre les poteries passer pour avoir fermé leurs paupières, quand bien même là comme ailleurs la corruption aurait eu raison d’une grande partie de l’appareil étatique, il n’en est pas moins vrai que le Mexique brûle de tous les espoirs qui ont été mis coup sur coup en d’autres pays — l’U.R.S.S., l’Allemagne, la Chine, l’Espagne — qui dans la dernière période historique se sont trouvés dramatiquement déjoués mais dont nous savons qu’ils finiront par avoir raison des forces qui les brisent, qu’ils sont inséparables du mobile humain en ce qu’il a de plus mystérieux, de plus vivace, qu’il est dans leur nature de refleurir toujours, et des ruines de cette civilisation même. Impérieusement le Mexique nous convie à cette méditation sur les fins de l’activité de l’homme, avec ses pyramides faites de plusieurs couches de pierre correspondant à des cultures très distantes qui se sont recouvertes et obscurément pénétrées. Des sondages donnent aux savants archéologues l’occasion de vaticiner sur les différentes races qui se sont succédées sur ce sol et y ont fait prévaloir leurs armes et leurs dieux. Mais beaucoup de ces monuments disparaissent encore sous l’herbe rase et se confondent de loin comme de près avec les monts. Le grand message des tombes, qui par des voies insoupçonnables se diffuse bien mieux qu’il ne se déchiffre, charge l’air d’électricité. Le Mexique, mal réveillé de son passé mythologique, continue à évoluer sous la protection de Xochipilli, dieu des fleurs et de la poésie lyrique et de Couatlicue, déesse de la terre et de la mort violente dont les effigies, dominant en pathétique et en intensité toutes les autres, échangent d’un bout à l’autre du musée national, par dessus les têtes des paysans indiens qui en sont les visiteurs les plus nombreux et les plus recueillis, des paroles ailées et des cris rauques. Ce pouvoir de conciliation de la vie et de la mort est sans aucun doute le principal appât dont dispose le Mexique. A cet égard il tient ouvert un registre inépuisable de sensations, des plus bénignes aux plus insidieuses. Le très grand art de Manuel Alvarez Bravo nous permet au cours de ces pages d’en découvrir les pôles extrêmes. C'est un atelier de construction de cercueils pour enfants (la mortalité infantile atteint au Mexique la proportion de soixante-quinze pour cent) et je ne sais pas de construction plastique mieux équilibrée. Le rapport de la lumière à l'ombre de la pile de boîtes à l’échelle et à la grille et l'image poétiquement éclatante obtenue par l'introduction du pavillon de phonographe dans le cercueil inférieur sont supérieurement évocateurs de l'atmosphère sensible dans laquelle baigne tout le pays. C’est l'ensemble constitué par une tête et une main momifiées : la pose de la main et l’étincelle sans fin produite par le rapprochement des dents et de l’ongle décrivent un monde suspendu, bourdonnant, en proie à des instances contradictoires. C’est un coin de cimetière indien où des marguerites jaillies d’un sol de gravois entretiennent des relations mystérieuses avec des arceaux de plumes blanches. Si c’est enfin une jeune fille ou une femme, un élément dramatique en plein soleil est introduit par le chapeau blanc renversé, de taille à fermer le hublot de nuit, l’écaillement du mur, le sentiment de longue durée provoqué par la hausse sans effort, si gracieuse, des pieds, ou bien encore cet élément se dégage du soulèvement brusque d’un voile noir tranchant sur un glacier de linge qui sèche. D’un tel art tout hasard semble exclu — le cheval noir sur la maison noire — au bénéfice du sens de cette fatalité, seule trouée d’aperçus divinatoires, qui a inspiré les plus grandes œuvres de tous les temps dont le Mexique est aujourd’hui dépositaire.

Le palais de la fatalité, n'est-ce-pas là que je me suis trouvé à plusieurs reprises à Guadalajara en plein centre de la ville? En quête que nous étions, Diego Rivera et moi, de tableaux et d’objets anciens, le conservateur du musée nous avait adressé un vieux courtier dont la tête rappelait celle d’Elisée Reclus. Cet homme minable et sympathique, qui se faisait fort de découvrir ce que nous cherchions, nous prévint d’emblée qu’il n’acceptait de toucher de commissions que sous forme de billets de loterie. Il nous confia qu’au cours de sa vie, il avait déjà consacré vingt-six mille piastres à l’achat de tels billets et que, n’ayant rigoureusement jamais rien gagné, on ne pouvait comme de juste attendre de lui qu’il s’en tînt là. Tout en nous conduisant à son domicile il se défit en ma faveur d’une petite pierre polie dans le veinage de laquelle il avait reconnu l’image de Notre-Dame de Guadalupe, mais refusa en effet toute rémunération en espèces. Pour parvenir à son taudis nous dûmes traverser une cour insensée, gravir de véritables marches de rêve. Si familarisé que l’œil puisse être au Mexique avec l'architecture et la décoration baroques de la colonisation, il lui est impossible de ne pas réagir d’une manière unique devant l’agencement intérieur de cet ancien hôtel particulier en proie à on ne sait quelle maladie parasitaire de la sorte la plus désagrégeante. Les escaliers monumentaux déploient leurs paliers simulant des perrons sur parc aux demi-balustres d’un vert déteint (*). Ces paliers sont plantés de hauts réverbères de rues qui se répètent en trompe-l’œil sur les murs. Des colonnades dont les fûts commencent par être vrais se perdent, au fur et à mesure qu’on avance, dans une brume d’illusion. Les lambris, cinglés de lanières bleues et décevants à l’approche comme des miroirs de théâtre, ont été peints en dégradé à l’imitation de l’air qui s'épaissit, de l’eau dormante. C’est ainsi qu’on passe au premier étage devant une large porte murée, condamnée à ne plus être que son ombre. Comme je l'appris par la suite, la pièce où elle conduisait fut privée de toute issue sitôt qu’on y eut procédé à l’embaumement de l’ancienne maîtresse de céans, la mère des actuels occupants en titre, qui avait exprimé la volonté d’y reposer pour toujours. Tout le trouble de la maison tend naturellement à se justifier par la présence invisible et d’autant plus abusive de cette grande dame. A la galerie supérieure ce matin-là, un homme, d’allure élégante, chantait à tue-tête. J’avais eu grand’peine, d’en bas, à détacher de lui mon regard, bien qu’un autre numéro de spectacle fût pour retenir mon attention. Les angles de la cour, mi-clos et abrités par des moyens de fortune, servaient de refuge à des familles entières de miséreux qui vaquaient, sans plus de gêne qu’autour d’une roulotte, à leurs occupations et à leurs jeux. D’autres communautés avaient pris possession des moindres retraits de l’escalier : on y découvrait dans la pénombre lacustre des femmes affairées autour d’une fontaine, deux ou trois hommes à un établi de menuisier. Le chanteur qui, à notre approche, n’avait aucunement baissé le ton, ne parut pas nous remarquer. C’était un de ces personnages qui sortent journellement là-bas des tableaux du Greco. Son importance à cet endroit me parut démesurée par rapport à sa taille et même à l’extériorisation, dans des conditions exceptionnellement appropriées, de son délire. Cette importance était incontestablement d’ordre social, comme je le vérifiai en apprenant qu’il était le fils aîné de l’ancienne propriétaire et que son état mental s’était seul opposé jusqu’alors, en vertu des lois, à la vente de la maison et au partage du produit de cette vente entre lui et les deux autres héritiers. Je m’émerveille encore de sa solitude dans ce cadre, de tout ce que ses manières impliquaient de survivance miraculeuse de l’époque féodale. Pendant que les barbares dont je suis campaient aux portes mêmes des chambres, que leur audace sacrilège et magnifique minait ce dernier sanctuaire aux ailes de carton... Le Mexique tout entier était là, dans son ascension abrupte que le voisinage d’un pays économiquement très évolué oblige à s’accomplir sans transition, par une suite de rétablissements vertigineux comme au trapèze. Je fus amené sur ces entrefaites à connaître le frère de cet étrange rescapé qui, du haut du mât de son radeau, pouvait croire qu’il avait arrêté les vagues du temps. Tout différent de lui, sans rien de hautain ni à quelque égard d’émouvant, il rentrait pour déjeuner, porteur d’une petite valise. Cette valise, qu’il ouvrit très complaisamment devant nous, contenait les bijoux de moindre valeur de la famille, ceux qu’au cours de ses tournées quotidiennes chez les marchands il n’avait encore pu réussir à vendre. Il nous conta comment avaient été abandonnés aux anciens domestiques — le courtier d’occasion qui nous avait introduits était l’un d’eux — en échange de gages qu’on leur devait depuis longtemps et qu’il n’était plus question de leur payer, un petit nombre d’objets mobiliers dont on leur laissait la faculté de se défaire à leur profit. Mais ces objets avaient entraîné peu à peu tous les autres dans la glissade. Dans l’indifférence des maîtres, les domestiques à leur tour s’étaient retranchés dans une vie d’expédients qui devait bien vite les incliner à la rapine : sans cesse à l'affût du visiteur à qui offrir une lampe, une chaîne de montre, un jeu d’échecs, leur réserve de dépouilles s'était accrue et, sans quitter leurs chambres, les avait conduits eux aussi à empiéter de toutes parts sur le vieux domaine seigneurial. Avant de quitter la ville, j’ai voulu revoir le Palais-Masure de crainte de l’oublier sous quelque angle, de perdre la clé qui à distance devait lui permettre de s’ouvrir pour moi. Quelle émotion d’une sorte inéprouvée, d’autant plus intense qu’elle s’exaltait de seconde en seconde de la certitude de ne se retrouver jamais plus, ne m’attendait pas de l’autre côté de la porte du salon! Les jalousies baissées à cette heure matinale sur d’épais rideaux rouges, la pièce aux lourdes boiseries était sombre et immensément vide, bien qu’y demeurât un piano. S’y tenait seule une admirable créature de seize à dix-sept ans, idéalement décoiffée, qui était venue ouvrir et qui, après avoir déposé son balai, souriait d’un sourire de lever du monde où n’entrait pas la moindre ombre de confusion. Cette jeune fille se mouvait avec une aisance suprême, à ses gestes aussi troublants qu’harmonieux on découvrait lentement qu’elle était nue dans une robe de soirée blanche en lambeaux. La fascination qu’elle exerça sur moi à ce moment fut telle que je négligeai de m'enquérir de sa condition : qui pouvait-elle être, la fille ou la sœur d’un des êtres qui avaient hanté ces lieux au temps de leur splendeur ou de la race de ceux de l’invasion? N’importe : tant qu’elle fut là je ne me souciai en rien de son origine, il me suffit pleinement de rendre grâce de son existence. Ainsi est la beauté.

Quel roman, me disait Diego Rivera, comme nous sortions la nuit suivante de cette même pièce où l’on nous avait conviés à une réception-concert du plus mauvais effet — le fou avait longuement déclamé des vers de sa composition — quel roman vous écririez sur tout cela. Mais, pour une fois, Rivera se trompait. J’ai contre le roman un parti-pris de dédain qui a résisté, bien mieux, s’est fortifié au contact de ce qui passe, dans le genre, pour le meilleur. Il est un petit nombre de faits, de situations de la vie qui, en raison même de leurs qualité exceptionnelle, ne tolèrent à côté d’eux rien qui ne se soit effectivement déroulé. Il est un certain état du vrai où celui-ci est amené à prendre une valeur inappréciable, unique, et exige pour cela son total dépouillement. Diego, mon ami très cher, je comprends si bien votre pensée, j’admets si bien qu’en pareil domaine vous ne puissiez me suivre au cœur de mes résistances. C’est qu’au Mexique tout ce qui ressortit à la création artistique n’est pas frelaté comme ici. Il suffit d’en juger par votre œuvre, par ce monde à vous seul que vous avez brassé. Vous étiez, on sait que vous ne pouvez cesser d’être sur la bonne brèche. Vous avez sur nous tous l’avantage de participer de cette tradition populaire qui à ma connaissance n’est restée vivante que dans votre pays. Ce sens inné de la poésie, de l’art tels qu’ils devraient, tels qu’ils doivent être faits par tous, pour tous et dont nous recherchons désespérément en Europe le secret perdu, il n’y a, pour se convaincre qu’il ne peut en aucun cas vous faire défaut, qu’à vous voir caresser une idole tarasque ou sourire, de ce sourire grave dont je ne connais pas d’égal, à l’extraordinaire déploiement de fastes d’un marché. Il est clair que vous êtes relié par des racines millénaires aux ressources spirituelles de ce sol qui vous est comme à moi le plus cher du monde. C’est ce qui vous a permis de projeter une lumière si puissante non seulement derrière vous mais devant vous et, par delà les destinées du Mexique même, de vous élever à une conscience toujours plus haute de la marche de l’univers. C’est ce qui fait que plastiquement toute espèce de sujet s’est toujours trouvée à votre mesure, que vous avez pu traiter l'histoire comme les anciens anatomistes traitaient l'homme. Dans votre atlas gigantesque à jamais ouvert sur les murs intérieurs des édifices de Mexico, de Cuernavaca, de Chapingo, j’ai pu suivre avec les yeux émerveillés de l’enfance la progression concrète de l'homme dans le temps, telle qu’à la fois elle suppose et transcende la progression du temps dans l’homme. Là j'ai saisi comme pour la première fois le jeu passionnant des organes sociaux, là aussi j’ai vu comme pour la première fois en rouge battre un cœur. Depuis plusieurs années, Diego Rivera a délaissé la fresque pour la peinture de chevalet, portrait ou paysage. La cause de cette désaffection de sa part pour l'image murale doit être recherchée du côté politique. J’estime qu’elle peut être attribuée, non certes à la perte, mais au recul durement ressenti de certains espoirs. C’est qu’en effet l’art moderne de la fresque semble devoir se justifier à la fois sous l’angle de la peinture et de la leçon de choses. Or il peut tirer parti du grisant mais se brise sur l’atterrant et c’est par là qu’il ne peut être que l’art d’une époque déterminée. Cela est si vrai qu’un grand artiste comme José Clémente Orozco, qui n’a su comme Rivera s’en persuader à temps, sombre à l’heure actuelle dans la plus triste manie caricaturale. J’ai pu voir à Guadalajara une de ses dernières fresques d’une technique étrangement affaiblie et d’un caractère assez ambigu pour donner prise aux pires interprétations. Marx, Engels, Lénine, Trotsky y sont figurés non point sous leurs traits mais sous ceux de masques de carnaval moulés et coloriés férocement à leur image comme pour les besoins d’une époque réactionnaire. Leurs vêtements sont en outre parsemés de croix gammées. Quelle que soit la part qu’il faille faire au paradoxe espagnol qui veut que la croyance se manifeste encore et surtout dans le blasphème, il est indéniable que l’exposition d’une telle œuvre, fût-elle inspirée par le désespoir, devient illicite dès lors qu’elle est appelée à tomber sous tous les yeux.

Par contre, les paysages de Rivera montrent de quel nouveau coup d’aile il a été capable lorsqu’il s’est agi pour lui d’échapper à pareil tourment. Ce coup d’aile lui a permis de se porter, de se poster en ce point critique entre tous où la vue s’identifie pratiquement avec la vision, où aucun fossé ne sépare plus l’imaginaire du réel. Le « motif » à la recherche duquel partaient naguère les peintres impressionnistes, Rivera a décidé qu’il devait aujourd’hui répondre à de tout autres exigences, qu’il devait à la fois satisfaire l’œil physique et l’œil mental. A cet égard certains aspects spécifiques du Mexique sont de nature à entretenir au dehors la plus grande confusion. C’est en se penchant vers eux qu’il est parvenu dans la dernière période à unir à une substance aussi riche que celle de Renoir la texture d’un monde en apparence aussi inédit que celui de Max Ernst.

De ce point de vue, que, sans m’être assuré auprès de lui qu’il était bien le sien, je prête à Diego Rivera, j’ai été entraîné à considérer sur toutes ses faces le Mexique, dont les routes abondent en accidents et en mirages. Il ne m'a pas quitté du désert des Lions à la blonde Taxco des colibris, de la morne et suffocante Vallès aux vitres grouillant et grillant de grands insectes noirs aux prodigieuses cascades de la Baranca de Ibarra, mêlant de loin leur écume aux goyaviers en fleurs. L’image que ces lieux m’ont laissée s’est faite soleil et chair, imagination et doute amoureux tout ensemble. J’ai dit que j’avais abordé le Mexique dans des dis positions ultra-favorables qui peuvent tenir à l'empreinte ineffaçable que j’ai gardée d’un des premiers ouvrages que j’ai lus encore enfant et que Rimbaud mentionne comme lui étant parvenu vers le même âge: Costal l'Indien. L’amour de l’indépendance y a très probablement pris naissance pour moi, sinon pour lui. Toujours est-il que la fiction et l’histoire s’y épaulent à merveille. Qui sait si la plus haute ambition littéraire ne devrait pas être de composer des livres d’aventures pour les enfants ? Pour moi les sites du Mexique, que les gravures de celui-ci m’avaient alors révélés, devaient demeurer associés à l’idée de la lutte libératrice. Et pourtant la confrontation de ce rêve longtemps poursuivi avec la réalité devait, c’est là le point capital de mon témoignage, tourner à l’avantage, à la gloire de cette dernière. Tout, en matière d’émotion, peut sans doute passer pour prédéterminé, pour afférent à un hasard initial mais aussi bien ce hasard peut-il être tenu pour signe prémonitoire et premier degré virtuel d’accession à ce qui nous est le plus individuellement, le plus électivement destiné. Une partie de mon paysage mental — et par extension, je crois, du paysage mental du surréalisme — est manifestement bornée par le Mexique. C’est ainsi qu’au blason du surréalisme figurent au moins deux animaux spécifiquement mexicains: l’héloderme suspect et l’axolotl rose ou noir. Les routes mexicaines s’engouffrent dans les zones mêmes où se complait et s’attarde l’écriture automatique. Les climats en toboggan qui se succèdent en quelques heures de voiture découvrent tour à tour des enfilades d’arbres dont la floraison est exactement couleur de sauce tomate, une immense statue creuse, forée d’escaliers, qui a été érigée sur une île au milieu d’un lac, une orchidée géante étreignant un tronc d’arbre mort qui a pris une blancheur spectrale, soudain à ras de terre une épaisse fumée de papillons bleus. Mais en ce décor aux plis somptueux et inquiétants est bien loin de s’épuiser la magie du Mexique. Pour moi elle n’a cessé de s’exercer aussi par tous les personnages occupant la scène, indifféremment répartis à toutes les hauteurs de l’échelle sociale. Je puis dire que j’ai trouvé là-bas une toute autre proportion qu’ailleurs d’êtres humains à aimer. Oui, j’ai sympathisé de toute mon âme non seulement avec mes amis les poètes, les artistes — Carlos Pelicer, Xavier Villaurutia, Rodolfo Usigli, Adolfo Best-Maugard, Agustin Lazzo, Roberto Monténégro sans oublier la très belle Lupe Marin éternisée en déesse par Rivera au fond de l’ancienne chapelle de Chapingo — mais encore avec les paysans otomis qui se pressent le lundi au marché d’Ixmiquilpan et dont les clairs vêtements déchiquetés forment de loin une tache éblouissante de soleil — on m’a conté que particulièrement ému de leur dénuement puisqu’ils manquent même d’eau, le président Cardenas pour son élection leur avait fait distribuer des « bleus » de mécanicien mais que, dès après la célébration de l’événement, ils s’étaient montrés à nouveau vêtus, dévêtus, comme par le passé —; mais encore avec les soldats au banquet desquels j’ai pu assister lors de leur fête annuelle — leurs femmes y participaient aussi et nulle réunion ne m’a jamais parue si opportune et si cordiale : des orateurs se levaient dont le plus souvent la voix était juste, les soldats leur répondaient et, bien que le patriotisme fît les principaux frais de ces harangues, j’avoue que, de la part de Mexicains, il me parut à beaucoup près moins puéril, moins malséant. Je manquerais à l’objectivité en isolant de telles catégories humaines prises en bloc certaines figures de premier plan qui répercutent tout en l’avivant au plus haut degré leur lumière. Au nombre de celles-ci se sont particulièrement détachées pour moi celles du chef du département de Transit, l’émouvant, l’adorable Hidalgo B, de l’économiste Fritz Bach, du ministre de la Santé publique le docteur Almazan et de son frère le général Almazan, commandant en chef de l’armée du Nord. La visite de la Cité militaire de Monterrey, à l’aménagement de laquelle a présidé celui-ci, devait me ménager une des plus grandes surprises de mon séjour. Comme nous y pénétrions, le général, en bras de chemise parmi d’autres officiers, d’un puissant revers de raquette renvoyait une balle contre un mur. De la meilleure grâce du monde, dès qu’il le put il abandonna ses partenaires pour faire à notre groupe les honneurs du lieu. Les bâtiments dont se compose la Cité forment une ville entière d’environ sept mille habitants. Rien ne peut se concevoir de plus spacieux que ses avenues et que ses places. Leur architecture et leur ornementation sobre mais des plus accueillantes sont bien ce qui peut s’opposer le plus fondamentalement au style caserne. Des piscines et de vastes courts de tennis jamais vides, des kiosques à journaux de stations balnéaires, de nombreux bancs mosaïqués avec goût veillent à faire prédominer l’élément de liberté, de jeu sur tous ceux qui ont concouru par ailleurs à cette parfaite ordonnance. Alignées sans ennuyeuse uniformité, nous arrivons aux petites maisons claires, salubres où chaque soldat est appelé à résider séparément avec sa famille. Voici le réfectoire blanc, bien aéré où hommes, femmes, petits enfants même, juchés sur de hauts tabourets de bar, peuvent, à toute heure du jour, commander à de gracieuses jeunes filles le plat ou la boisson qu’ils désirent. Voici les centres de ravitaillement : une paneterie, une boucherie, une fruiterie telles qu’elles pourraient seulement s’expliquer dans une exposition universelle. Voici le magasin de nouveautés qui pour les femmes dispose des mêmes tentations qu’ailleurs. Puis l’école. Puis l’atelier de couture ou le dessin de la i ouc et de la pédale des machines va jusqu’à chercher son heureux complément dans celui du dossici et du siège de la chaise en fer , la salle de dactylographie dans la glissante perspective de ses claviers. Puis la profonde bibliothèque. Puis les salles de billard où l’entrée du général ce jour là plus qu un autie ne pouvait être de nature a déranger les joueurs. Quand eut pris fin cette inspection toute familière des locaux, qu’elle se fut épanouie dans la contemplation d’une splendide arène de cinéma en plein air, le général Almazan — c’est même là le seul acte d’autorité dont j’aie été témoin de sa part — ordonna une distribution de glaces à tous les enfants. Je laisse à imaginer la cohue et le concert charmants qui en résultèrent. Il était clair que sans même la libéralité qu’il venait de leur faire il avait pour lui toute leur tendresse. A leur portée comme, semble-t-il, il avait l’art de se mettre à celle de tous, il en promenait deux à la main, qu’il ne quittait que pour en hisser de plus petits sur son épaule pendant que, dressés sur la pierre d’une fontaine en forme d’étoile, d’autres entonnaient pour lui plaire une belle chanson de son pays.

Je n’ai pu m’empêcher de garder un faible singulier pour cet homme au magnifique visage clair qui abandonna naguère ses études pour s’enrôler sous les ordres de Zapata et qui, dans la sphère ultérieure de son activité, n’a cessé de vouloir faire autour de lui des heureux. Je n’ai pu m’en défendre même après que Trotsky, à qui je vantais la condition des soldats de Monterrey, eût eu cette riposte décontenançante : « Et que faire, en cas de besoin, d’une telle armée? » Tant pis si l’on dit que mon indulgence, que ma complaisance pour le Mexique sont sans bornes. Qu’on se rassure : bien loin d’attendre, de souhaiter qu’on s’inspire ailleurs des méthodes de Monterrey, ce que je ne cesse d’appeler par contre est la réalisation des conditions qui entraîneront la suppression définitive de toute armée. Mais une œuvre, une attitude comme celles du général Almazan, quand je serais amené à convenir qu’elle procèdent d’illusions réformistes, n’en sont pas moins, à mes yeux, parfaitement situées dans le cadre du Mexique actuel. Tout ce par quoi le Mexique retarde encore fait valoir tout ce qu’il est capable d’accomplir, même dans l’erreur relative, comme bonds en avant. L’anachronisme et la volonté d’anticipation, qui s’exprime ici d’une manière aussi généreuse que discutable, sont les deux pôles qui permettent d’expliquer sur le plan sensible la particularité et l’ampleur de son mouvement.

A Vera-Cruz, sur le point de m’embarquer pour revenir, la vie m’est apparue sous les traits d’une femme imaginaire, aussi belle qu’inexorable. Rien de ce que j’avais connu, que je connaîtrais encore n’était en mesure de me correspondre comme ce que je laissais derrière moi. Cette femme était toute séduction en même temps que tout défi : elle se lovait dans un décor pervers de la plus irritante convention. La curiosité, la passion qu’à chaque pas le Mexique alimente allaient avoir, de nouveau, à faire leur pâture des sinistres faits-divers politiques, sentimentaux. Je songeai aux photographies que mon ami César Moro avait découvertes tandis que nous explorions une vieille boutique de Mexico. La femme qui avait posé pour elles, toute semblable à celle qui me narguait, était, nous dit-on, la femme de l’ancien antiquaire, qui venait d’être assassiné à l’âge de quatre-vingt dix ans. Nous ne pûmes rien savoir d’elle, sinon qu’elle s’appelait Madame Vaudeville.

André BRETON


(*) Qu’il est difficile de faire voir de tels lieux avec des mots. J’en suis là de cette description quand on m’apporte la lettre d’un ami. Bien qu’elle traite de tout autre chose, elle me semble présenter la valeur d’un secours occulte, venir merveilleusement à point pour combler chez moi les lacunes de l’expression et du souvenir. Le sentiment que j’ai de l’obscure nécessité de telles interférences me commande de citer toute cette lettre plutôt que de la réduire à son post-scriptum, plus spécialement intéressant. « Marseille, ce 21 mars 1939. « Au hasard d’une boîte à Marseille, j’ai eu (pour un franc!) les « Ombres de » poésie » de Xavier Forneret. Cet exemplaire, qui avait dû appartenir au « fameux » » critique » de Pontmartin, contenait des vers manuscrits dudit, en manière ironique! Il comportait aussi ce feuilleton « critique » que je vous envoie. « J’attends ce que vous devez dire du Mexique. Clé a-t-il eu d’autres numéros? » Minotaure ne paraît plus? Je travaille en ce moment sur un beau sujet à vous : » Sainte Thérèse n’était qu’une sainte. » FRANÇOIS SECRET. « Connaissez-vous entre Lourmarin et le château de La Coste (Sade) la tour » du Fou? En plein Lubéron, une tour bâtie en phare, flanquée d’une maison » bardée de fer, protégée par des fortifications à la Vauban. Ce château sans » murailles comporte pourtant un chemin de ronde qui aboutit à un pavillon de » chasse à meurtrières. Au milieu du jardin garni de buis s’élèvent des arcades » de cloîtres. Une date : 1880. »

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L'ŒIL DU PEINTRE

La soirée du 27 août 1938 s’annoncait fort banale. La chaleur orageuse du jour continuait à peser accablante au fond des rues étroites du quartier Saint-Germain-des-Prés. C’était là, où suivant l’usage quotidien, plusieurs de nos amis se trouvaient rassemblés pour l’apéritif. Le dîner fut pris en commun, puis on monta terminer la soirée dans l’atelier de D.... Malgré les essais de danse au son du phonographe, le temps s’étira assez morne. Vers minuit, alors qu’on se séparait, l’incident se produisit. Mystérieuse est l’éclosion brutale d’un drame entre gens se connaissant de longue date dont les rapports semblent définitivement établis. Cependant, ces équilibres sont instables, soudain une querelle survient imprévisible; personne, ni sur le moment ni plus tard, ne peut en éclaircir les motifs réels. Sous la croûte fragile de la conscience, les passions ignorées ont poursuivi leur œuvre érosive, elles préparent éruptions et cassures. Les excitations transitoires ne sont point causes véritables mais simples cir constances auxiliaires. Devant ces phénomènes stupéfiants, semblables aux cataclysmes cosmiques, on comprend que les esprits aient jadis pensé à l’intervention du démon de la perversité et vu la malicieuse intelligence du surnaturel. C’est une scène rapide de ce genre qui survint ce soir là. D... se prend de colère violente contre un de ses camarades. Des menaces, il passe aux actes. L’assistance inquiète s’interpose. On sépare pour empêcher un déplorable combat. Victor Brauner retient celui qui avait été pris à parti. Mais D... au comble de la frénésie libère un bras, il saisit le premier projectile à sa portée, un verre; il le lance. Brauner s’écroule ensanglanté, son œil gauche arraché pendait. Un spectateur est blessé dans une rixe par un coup qui ne lui était pas Me Cestiné, tel est le fait-divers banal fréquemment cité à l’appui des thèses opposées. D’aucuns, hochant la tête, exprimant la soumission de leur nature, concluent qu’il faut bien que le destin soit écrit inéluctable pour échapper ainsi aux prévisions logiques. Ces accidents sont pour d’autres la négation du destin, le cours des événements semblant être changé par une circonstance fortuite. Laissons là ces propos de salons et de cafés, ces récits de faits insuffisamment observés. Examinons de plus près le cas de Brauner. Nul ne contestera qu’il ne fournisse l’exemple du hasard pur. La responsabilité de la victime n’est pas engagée. Aucune intention précise ne saurait être retenue à la charge de l’agresseur, dont la maladresse seule a causé le mal. Analysant le mécanisme de la blessure, le hasard semblera plus extraordinaire encore. Si Brauner avait été visé, les conséquences auraient été pour lui moins fâcheuses : il aurait reçu le choc de face, il aurait sans doute vu le geste, et s’en serait protégé; enfin le verre se brisant aurait peut-être blessé l’œil, il ne l’aurait certainement pas enlevé. Pour que le globe oculaire se soit trouvé sectionné, un éclat important a dû pénétrer l’orbite de profil, suivant une incidence précise. L’angle de chute du projectile pouvait à peine varier de quelque degrés. Quiconque a observé de nombreux accidents demeure étonné de l’impitoyable rigueur qui préside à l’enchaînement de détails en apparence insignifiants. Les projectiles, dans leurs trajets, semblent doués d’une perverse ingéniosité. Ils se frayent des accès qu’une main avertie ne pourrait atteindre sans mille tâtonnements. S’agit-il de circonstances exceptionnelles, de faits banaux, de rencontres quotidiennes, inéluctables, la succession des phénomènes est régie avec une précision mathématique dépassant celle que réalisent les machines ies plus exactes de la technique moderne. Notre surprise tient à ce que nous regardons volontiers le domaine des êtres vivants comme soumis au règne de l'à-peu-près et à des adaptations plastiques approximatives. De nos connaissances trop imprécises, nous concluons à tort à l’imprécision du déterminisme. Quoi qu’il en soit, les millions de chances contraires, qui ne sont qu'hypothèses de notre esprit, ayant été surmontées, le fait est créé : l’œil de Brauner perdu. La thèse officielle du jeu du hasard exigerait pour être adoptée que rien auparavant n’ait pu faire prévoir l’accident. Or nous allons constater que toute la vie de Brauner convergeait vers cette mutilation. En elle se trouve la clé de la psychologie de l'homme; en elle la solution qui éclaire l’activité antérieure du peintre. Quelques documents sont reproduits ici, je les ai grand nombre de peintures et de choisis parmi un très grand nombre de peintures et de dessins qui ne sont pas moins significatifs. Le portrait (1) date de 1931. Sur un tableau de la même époque (II) on s’aperçoit que l’homme abrité sous le parasol est éborgné. Une toile (III) assez mystérieuse, ornée de caractères rappelant ceux des hermétistes anciens, représente un personnage masculin atteint à l’œil par une tige qui supporte un D. Cette lettre se trouve être l’initiale de celui qui causa l’accident. Ainsi pendant plus de huit années, des dizaines, peut-être des centaines de figurations annoncent qu’un œil doit être détruit. Ces documents abondants si lisibles, n’exigent pas d’ingéniosité quint à leur interprétation. Les faits s’expliquent-ils par une prémonition persistante ou le peintre n’a-t-il pas été victime d’une sorte d’envoûtement. Les formes mutilées n’ont-elles pas mis en œuvre des forces magiques, créé un climat psychique dont l’accident devait être le terme inéluctable ? Les deux thèses ne sont pas opposées, car, à supposer qu’une action magique de cet ordre soit possible, il faudrait expliquer pourquoi une telle mutilation a été électivement choisie. Elle révèle sans conteste une obsession profonde et ancienne. Devant cette hantise persistante, on est en droit de chercher dans le passé de Brauner si un choc psychique grave n’est pas venu à un moment donné charger l’œil d’un complexe particulier. On apprend en effet que, pendant son adolescence en Roumanie, notre ami a été ému par le récit d’un scandale mondain : un jeune homme de la « haute » société avait écrasé les deux yeux d’une femme riche et âgée qui l’entretenait et qui au moment de l’attentat se livrait à des embrassements particuliers. Le renseignement, pour n’être pas négligeable, ne nous éclaire guère. Il en est souvent ainsi lorsqu’on tente d’expliquer la genèse des obsessions par des chocs mentaux anciens non assimilés. Brauner a vu nombre d’autres scènes émouvantes pendant la guerre, pendant les épisodes révolutionnaires; il a entendu conter, il a lu maints récits dramatiques. Pourquoi l’incident relaté ici, dont il n’a pas été spectateur, aurait-il laissé une trace aussi vive si l’inconscient, préoccupé déjà, ne s’était chargé de retenir tout ce qui concerne la blessure des yeux. Remontant plus avant le cours du temps, peut-être trouverait-on quelques impressions datant de la première enfance : une curiosité visuelle découverte par la famille et suivie de menaces, la crainte que l’œil ne tombe s'il voit certains spectacles. Un complexe d'auto- punition a pu ainsi se constituer; des récits religieux peuvent ne pas être étrangers à sa formation. Le Dieu Mosaïque, symbole du père foudroyant est souvent conçu comme un œil qui voit tout; l'enfant soucieux d’échapper à ce contrôle a pu avoir envie de le supprimer. D’autres hypothèses plus simples ne peuvent être rejetées à priori, je mentionne en passant le souvenir de ces vases de nuit dont le fond est orné d’un œil central qu’il est attrayant de viser. Mes conversations avec Brauner ne m’ont rien révélé de démonstratif. J’avoue d’ailleurs l’insuffisance d’une enquête qui n’a pas été une psychanalyse prolongée. Là n’était d’ailleurs pas mon dessein; m’intéressent davantage le rôle joué par la hantise obsessionnelle d’une mutilation oculaire dans le développement psychique de Brauner et la transformation de la crainte en fait matériel accompli.

Si les toiles de 1931-1932 font apparaître la nécessité de crever l’œil, les œuvres ultérieures témoignent à cet égard d’une évolution; les yeux sont remplacés par des cornes dressées, comme l’indique la peinture (IV) de 1937. L’étrange personnage mi-humain, mi-animal, tend à constituer une sorte de mythe autour duquel se centre l’activité intellectuelle et sensible de l’artiste. A n’en pas douter, l’œil est dans le visage une partie de nature féminine. Les plus anciennes traditions de l’astrologie, de la morphologie en témoignent au même titre que de nombreux aphorismes populaires. Le fait est si patent que le sexe féminin a été parfois représenté comme un œil. Un dessin (V) de Brauner, exécuté en 1927, publié en 1928, fait apparaître clairement que cette valeur symbolique n’échappait pas à l’artiste. L’obsession qui, au début, tendait à la destruction simple de l’œil, se complique d’années en années. L’équivalent de l’organe sexuel femelle doit être remplacé par un attribut masculin — la corne — signe d’érection, de puissance, d’autorité et même de brutalité animale. L’être ainsi transformé sera devenu un surmâle. De tels désirs sont assez fréquents aujourd’hui : le goût des taureaux, des minotaures transparaît dans les œuvres de Picasso, de Masson, pour ne citer qu’eux. Sur elles régnent des souvenirs de Nietzsche, de Lautréamont, de Jarry. Les mouvements sociaux qui s’affrontent à notre époque témoignent de la volonté des nouvelles générations d’accéder à une surmasculinité héroïque. Cependant l’originalité de la figure mythique tracée par Brauner tient moins à la présence de cornes, qu’à leur valeur de remplacement à l'égard des yeux. Le souci d’atteindre par le sacrifice d’une mutilation grave un plus haut degré d’énergie s’est trouvé chez notre ami, pleinement comblé. L’homme, que je connaissais avant l’accident était effacé, timide, pessimiste, démoralisé par son dernier séjour en Roumanie, il est aujourd’hui délivré, affirmant avec clarté et autorité ses idées, il travaille avec une vigueur nouvelle et atteint davantage son but.

La valeur symbolique Freudienne ne doit pas faire publier le sens immédiat des objets : si l’œil possède une signification féminine dans le visage, s’il peut être assimilé même au sexe de la femme, il est avant tout organe de la vision. Or le drame est survenu chez un peintre. Dans la psychologie de celui-ci, l’organe est pris pour la fonction, il signifie la vue. Par « œil », l’esprit comprend les contacts sensoriels directs qui renseignent sur les aspects communs de la réalité, sur les contours habituels des choses et des êtres. C’est ici qu’apparaît l’inquiétude intérieure de Brauner. Peintre, les formes et les couleurs provoquent son émotion et constituent son langage; militant pendant de longues années pour la révolution sociale, le monde réel immédiat est le milieu dans lequel il a lutté. Cependant sa personne profonde vise à une représentation plus large et plus complète de la réalité. Il a vécu son enfance au voisinage d’un père qui s’adonnait aux expériences de spiritisme et aux essais empiriques de magie. Autour de lui les tables tournaient, les meubles craquaient, on interprétait leurs réponses. Le médium était emporté par des lévitations, il ne commençait à voir que les yeux fermés, à parler qu’à l’instant où le sommeil magnétique intervenait. L’adolescent devenu homme a jugé sévèrement ces expériences et leur manque de rigueur; néanmoins son inconscient a gardé le souvenir des étranges atmosphères dans lesquelles se sont écoulées ses premières années. Ayant jadis participé lui-même à quelques séances comme médium, il sent confusément les mystérieux couloirs qui mènent aux mines obscures de l’esprit et qui conduisent au-delà de l’apparence des objets. Brauner, parvenu à une plus claire conscience a demandé au surréalisme les moyens de continuer l’indispensable exploration. Son obsession traduit la volonté de choisir entre la réalité ordinaire sur laquelle l’œil renseigne et le monde qu’ouvre l’imagination et que semblent connaître les facultés inconscientes. Supprimer l’œil est une solution simplifiée à l’extrême, mais n’est-ce pas le même désir qu’exprime Matta quand il parle de « tuer l’optique », n’est-ce pas concrétiser l’inquiétude de tous les jeunes peintres d’aujourd’hui hantés par les promesses surréalistes. Le tableau VI marque la volonté de percer le plafond opaque qui limite notre connaissance. Le dessin VII suggère comment les cornes serviront à briser le miroir et à pénétrer au-delà de sa surface sur laquelle l'oeil s’arrête désespéré. Ainsi, quelques chemins qu’on prenne pour cerner la psychologie antérieure de Brauner, toujours la mutilation en apparaît comme l’aboutissement normal, comme le terme inéluctable et logique. Impossible de voir dans l'accident une « coïncidence » ; ce terme commode signifie seulement de la part de ceux qui y ont recours, la volonté de ne pas chercher à comprendre l'enchaînement des phénomènes, il témoigne de l’abdication définitive de tels esprits, il marque le désir réactionnaire de s’en tenir "ne explication périmée du monde. Des phénomènes comme ceux qui viennent d’être rapportés ici invitent au contraire à transformer au plus vite les opinions classiques concernant les rapports de l'homme et du milieu. Ces conceptions, l’actuelle tragédie sociale en signe la faillite, les faits de notre vie personnelle en font apparaître l’insuffisance et, donc, l’erreur. Les barrières qui, pour notre intelligence séparent les parties de l’espace comme elles divisent la suite du temps, accusent leur caractère artificiel, elles doivent être abattues; tel est le sens de notre action révolutionnaire. Mais tout d’abord, les notions de hasard et d’accidents doivent être extirpées de nos esprits. Aucun élève des facultés n’est étonné lorsqu’il tire d’une fonction mathématique un peu complexe un jeu de courbes présentant des points singuliers de rebroussement, d’inflexion, d’intersection. Or l’être vivant, du premier moment où il n’est pas grand chose, jusqu’à sa fin où il est déjà si réduit, exprime une seule formule; il représente une même fonction dont les coefficients et les variables seuls changent de valeur. Les événements regardés comme accidentels correspondent aux points caractéristiques de la courbe, ils sont liés intimement à l’ensemble de celle-ci. Quant à la division de l’espace en une zone intérieure propre à l’objet et une zone extérieure nommée ambiance, quant à la séparation du temps en Présent, Passé et Avenir, ce sont là des compartiments étanches que les voies ordinaires de la philosophie classique ne permettent pas de traverser. L’erreur est d’avoir donné une valeur transcendante à une classification tirée seulement de l’expérience et donc révisable avec les conditions de cette expérience. On a élevé au rang de catégories abstraites, innées, fonda mentales, ce qui n’est en fin de compte qu’apparences fournies par une certaine perspective. La chose aurait peu d’importance si l’esprit n’était pas empêché dans son développement par les concepts qu’il s’est forgé. Il cherche des solutions mystérieuses et improbables alors qu’il lui suffirait de refuser l’énoncé actuel des problèmes. L’embarras cède en effet dès qu’on ne se laisse plus enfermer dans la représentation sensorielle immédiate du monde, dès que dépassant la conception statique des choses, on fait intervenir le jeu des mouvements et la transformation des énergies, dès que l’on s’élève au-delà des dimensions euclydiennes visuelles. Ces modes de pensée, les sciences abstraites les utilisent déjà, mais la timidité, l’inertie craintive nous empêchent de les mettre au service de la connaissance de la vie humaine quotidienne. Il est clair que psychologie, philosophie, morale stagnent par rapport aux conquêtes de la science, la volonté rétrograde de maintenir les choses de l’homme dans les cadres d'un cartésianisme dépassé par ailleurs est une des raisons profondes du drame contemporain. Pour qu’une connaissance neuve, plus vaste, puisse s'établir, il était indispensable que des faits assez nombreux et assez déroutants soient apportés. L’immense mérite du surréalisme est d’avoir permis cette documentation. Des phénomènes extraordinaires, des pouvoirs étonnants, il fallait en montrer la fréquence, en dire le caractère commun à tous les hommes, pour peu qu’ils veuillent les observer au lieu de s’en détourner avec effroi; il convenait de les favoriser au lieu de les empêcher, par la censure volontaire d’une conscience logique bornée. Un certain climat psychologique devait être créé. En outre, les explications mystiques, fruits de la paresse, de la peur, de l’avidité de quelques-uns, devaient être écartées. Les rêves, la dictée automatique de l’inconscient, l’exploitation des hasards objectifs fournirent des témoignages nombreux. Du côté de l’expression picturale, il a fallu convaincre les peintres de la possibilité de se laisser emporter par leurs impulsions incontrôlées. Les disciplines de la représentation objective, de la composition ordonnée étant levées, des figures étranges apparurent. Parmi les œuvres réalisées ainsi, celle de Brauner prend aujourd’hui une place importante. La critique demeurée fidèle au barème classique des valeurs artistiques a suivi tant bien que mal l’évolution moderne jusqu’à un certain point, jusqu’au vers libre en poésie, jusqu’au cubisme et à l’abstractivisme en peinture. Au-delà de ce seuil, le divorce se produisit. Pour s’en tenir ici au domaine de l’expression picturale, disons que les déformations spontanément obtenues furent envisagées comme n’ayant d’autre but que celui d’étonner, de dépayser à tout prix, en un mot de « provoquer » les spectateurs. Quiconque regarderait les œuvres reproduites dans ces pages sans prendre connaissance du texte pourrait avoir l’impression d’outrances gratuites, dictées par le désir de surprendre. Or, nous venons de le voir, aucune déformation, aucune des apparentes bizarreries n’est inutile; chaque détail, maintenant que les années ont passé, s’avère d’une rigoureuse nécessité. Peu de drames intérieurs auront été exprimés avec autant de précision que celui de Brauner. La dictée inconsciente a été plus dense, plus ramassée, que les récits minutieusement étudiés, composés avec art, auxquels nous étions habitués. Je signale que de même qu’André Breton n’aimait pas, au moment où il l’a écrit, son poème la Nuit de Tournesol, dont il a compris tardivement la valeur prophétique, de même Brauner regrettait le faible intérêt pictural de toiles qui sont devenues cependant les plus significatives. Cette remarque n’est pas une simple curiosité qu’on se contente de noter au passage. Nous atteignons là un des problèmes les plus graves de l’heure. Une disjonction s’est opérée entre l’œuvre messagère de l’inconscient, annonciatrice de l’avenir personnel ou social et l’œuvre d’art telle qu’on la conçoit suivant la tradition en pensant au « Chef-d’œuvre ». Nous assistons au divorce des inspirations profondes et de la conscience éduquée dans ses jugements. Les désirs vitaux, plus ou moins avoués, luttent contre les techniques diverses, matérielles et intellectuelles, qui de toutes parts nous assujettissent. Le conflit atteint une si grande intensité que j’y aperçois la nécessité inéluctable d’une révolution totale intéressant tous les plans de l’activité humaine. Les étapes de cette transformation peuvent être prévues : par les souffrances et les tribulations subies en commun, l’inquiétude personnelle convergera vers un espoir collectif. Le message individuel prendra donc une importance de plus en plus grande pour la vie de tous. Une mutation s’opérera dans les consciences qui liquidera l’ancien vocabulaire des mots et des formes, supprimera la « vieillerie poétique », enfin, transgressera les habitudes de la sensibilité. Peu à peu, poètes et peintres, dont le destin est de révéler aux hommes le monde qu’ils contiennent et qu’ils font, sans en avoir conscience, acquerront des techniques susceptibles de faciliter la communication de leurs découvertes. Cela marquera le début d’un nouveau cycle humain. Dès maintenant, je demande qu’on veuille bien cesser de considérer les œuvres dont il vient d’être parlé ici, comme des curiosités, des étrangetés dignes de retenir l’attention seulement par leur caractère exceptionnel. Le difficile combat que nous livrons en nous, qui s’est traduit chez Brauner par une mutilation à laquelle il s’était en quelque sorte préparé, ne constitue pas une suite d’exercices acrobatiques destinés à distraire quelques snobs, quelques esthéticiens dilettantes soustraits pour un moment à leur ennui sordide. Nous explorons à nos frais, en prenant tous les risques, la véritable réalité humaine pour acquérir et une meilleure conscience et une connaissance élargie; nous avons supprimé les filets de sécurité que sont les assurances mystiques et religieuses; nous n’entendons pas réaliser un spectacle pittoresque, mais bien être à l’avant-garde de la révolution nécessaire. Il vint un moment au XVIIIe siècle où l’ère des herbiers et des collections réunis par des amateurs mondains férus de nouveautés céda le pas devant une science sérieuse, difficile, exigeante. L’heure de ce changement de plan est arrivée aujourd’hui en ce qui concerne les choses de l’homme. Périmés sont le roman, l’anecdote, l’exceptionnel vêtu de ses oripeaux de mystère et capable d’engendrer les frissons superficiels; fini l’âge des amateurs, des excentriques, des mystiques. Avec des phénomènes aussi considérables que ceux que nous avons rapportés plus haut, c’est une nouvelle conscience de l’univers et de l’humanité qui se construit gravement.

Pierre MABILLE

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RUINES : Ruines des ruines

Chassé par mille fantômes obsédants, l’homme sort en hurlant d’un château de ténèbres inoubliables qui le hantera toute sa vie jusqu’à ce que, mort, on l'enferme dans un autre château, épouvantail ridicule celui-ci et bâti à la mesure du ver qui le ronge. Mais voici l’homme, fantôme pour lui-même et château visité par son propre fantôme. Aussi loin qu’on le retrouve, aussi jeune qu’on le voie, son désir prend la forme d’un château : caverne disputée à l'ours ou construction minuscule dont la mémoire ne gardera qu'une image d’aventurine. Certains indiens troglodytes de New-Mexico fabriquent des poupées dont la tête silhouette un château qu'ils n’ont jamais connu et ne connaîtront jamais. L'homme envie la félicité muette de l’huître et de escargot, aspire — s’il est un lamentable petit-bourgeois à la hideuse villa de banlieue, à la paillotte s'il est nomade, s’il est artiste à quelque ruine veloutée qu’il devra disputer à la végétation et aux oiseaux rapaces, ruine qu’il transplantera dans ses terres s’il vient de s’enrichir dans le commerce des saucisses. L’homme, pagure, ne voit de la vie que la ruine où cacher l’animal qu’il se défend d’être resté. Mais l’animal s’est transformé. De tigre, il est devenu loup et le loup s’est souvent mué en chien. Le chien issu de chien reconnaît à peine les ruines du loup, mais celles du tigre ne sont plus pour lui qu’une empreinte dans le sable, ce sable dont il a oublié les ruines, images dérisoires de celles qu’il méconnaît. Cette sale bête d’homme n’a d’autre âme que les fantômes de son enfance qui, à son insu, le subjugueront toute sa vie. Rien de cette enfance qui soit à renier, sinon pour celui qui en est devenu indigne. Rien de l’enfance collective n’est à renier sauf pour les sociétés qui en sont devenues indignes et la glorifient afin de la mieux renier. Mussolini célèbre la Rome antique bien que ses actes s’opposent au progrès qu’elle apporta au monde. Staline cherche à faire de Lénine une ruine morte pour le mieux trahir. Il en est de même partout. Les ruines sont reniées par ceux dont la vie n’est déjà plus qu’une ruine dont rien ne subsistera sinon le souvenir d’un crachat. La ruine n’est douée d’un éclat sulfureux que précédée immédiatement d’une vie réelle dont elle est le prolongement légendaire, jusqu’à ce que cette survie disparaisse à son tour faute d’un écho dans la sensibilité humaine. La littérature classique idéalisa une société antique qui avait depuis longtemps disparu. Les romantiques français comme les préromantiques anglais n’attendirent pas autant. A peine le régime féodal fut-il abattu que les poètes s’émurent au spectacle d'un passé à jamais révolu. Le cou tranché du roi, en même temps qu’il symbolisait l’exécution capitale d’une société, laissait couler à flots une encre fluorescente que les poètes recueillirent précieusement. Les cavernes de la préhistoire sont les fossiles des ruines de châteaux redevenues châteaux grâce au désir inassouvi de leurs anciens occupants et à l'imagination effrénée de la nature qui parfois les a illuminées à moins qu’elle ne les ait peuplées de stalactites, fantômes de fantômes et fées gelées d’un palais de glaces visibles et, parfois, elle extrait de son sang les démons des stalagmites qui menacent les premières de leurs gueules béantes, de leurs poings ou de leurs lances en perpétuel devenir. Les ruines de l’antiquité, sarcophages sans momies d’une société sans contact émotif avec la nôtre — car sa poussière a été dispersée aux quatre coins du monde — n’offrent que des « ci-gît » à la méditation des nécrophiles. Trop jeunes pour recéler un mystère humain, trop vieilles pour participer à la vie de la nature, elles ne sont plus guère que des pièces anatomiques conservées dans l’alcool dénaturé des musées, des squelettes reconstitués à partir du nombril ou la mine de charbon qui témoigne de l'existence antérieure d’une forêt. Une ruine chasse l’autre, celle qui l’a précédée et la tue. Des forteresses écroulées des seigneurs féodaux coule une lave épaisse qui étouffe à jamais les arènes et autres cirques romains. Dans le soleil, l’éclat d’une armure reste suspendu au dessus des douves tandis que les constructions de l’antiquité, — que les fantômes ont abandonnées leur mission terminée — sont devenues des Saharas de pierres dont les lions desséchés ornent, descentes de lit, les chambres nuptiales des pharmaciens. Ce qui subsiste du Moyen âge — hormis les églises embellies par la mousse recouvrant les traces de l’incendie et les cendres de l’officiant qui a péri en même temps qu’elles — les châteaux dont les pariétaires ont rongé les créneaux, dont les revenants vêtus d’armures ont, en s’ébrouant, fait s’écrouler les salles, cherchant en vain à s’ensevelir sous leurs décombres, restent des souvenirs d’enfance de la grand’mère qui a vécu au soleil avec les fées et, tremblante de terreur, échappé aux vampires dans la nuit de leurs souterrains. Le Versailles révoltant, incapable de produire une ruine parce que vide des fantômes qu’il ne saurait susciter, s’oppose à la ruine du Moyen âge comme la cascade à la centrale électrique. Ennemies à mort car de la première surgit la seconde qui la tue! Versailles n’est que le produit décadent de la société féodale dégénérée, déjà rongée par la société à venir, tandis que la ruine médiévale en reste l'aurore printanière. L’amour-passion qui, ennemi de toutes les contraintes suscitées par la famille et les religions, bouleverse le mariage, naquit dans les châteaux-forts tandis que Versailles n’a produit que le marivaudage de vieillards sans passion, corruption de tout amour. Mais cette époque a vécu. Des vieillards ne reste que le souvenir de leur sénilité et des enfants celui de leur innocence et de leurs jeux. Le Versailles de la décrépitude féodale s’aplatit et rentre dans la terre d’où il n’aurait jamais dû sortir, pour dégager l’horizon ponctué de donjons d’où l’amour s’évadait par tous les mâchi coulis. Le monde, qui allait alors naître et a jeté Versailles à la fosse commune, va bientôt disparaître à son tour. Quelles ruines laissera-t-il à l’exaltation des poètes d’une autre ère? Ni les églises qui n’ont survécu au passé que comme complément des prisons, ni les banques sans lesquelles les deux premières n’auraient pas subsisté; mais peut-être retrouvera-t-on un jour, alors que son souvenir sera effacé dans la mémoire des hommes, le gigantesque fossile d’un animal unique, la tour Eiffel. Peut-être quelque grande gare depuis longtemps désertée verra-t-elle ses rails recouverts de boutons d’or et les lièvres, négligeant les terriers, y chercher un refuge dans un guichet abandonné, peut-être aussi la Grange-Batelière reprenant ses droits traversera-t-elle l’Opéra des coulisses à l’entrée, bordée de cresson et d'iris et hachurée de martins-pêcheurs. Et le passant qui la longera à la recherche d’un gué, apercevant cette ruine hérissée de ronces et pépiante d’oiseaux, se souviendra qu’autrefois on y jouait des sottises pour des morts luxueusement vêtus et dira :

— Quel beau printemps, l’Opéra est fleuri comme il ne l’a jamais été!

Benjamin PÉRET.

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Entretien avec un Tsimshian

Arrivé au port, le capitaine me dit de couper mes moustaches.

ADALBERT DE CHAMISSO « Voyage autour du monde »

Dans sa fumerie où pendaient des filets rouges de saumon, l’Indien Tsimshian, après m’avoir expliqué les origines de sa famille, me demanda si, en Europe, nous n’avions pas des ancêtres qui, comme les siens, avaient combattu des monstres? Je lui racontais quelques exploits de nos héros mythologiques, et j’ajoutai que souvent ils avaient combattu pour délivrer des femmes, retenues captives, ou menacées d’être dévorées par un être surnaturel. L’Indien voulut savoir si dans la suite les femmes avaient enfanté des monstres? Et il hocha la tête quand je lui dis qu’aucune d’entre elles n’avait eu des rapports sexuels avec son ravisseur. J’expliquai à l’Indien que le sens originel de nos mythes est devenu inintelligible. Seuls quelques détails essentiels de ces hauts faits ont résisté aux déformations. Il se peut fort bien, en effet, qu’à l’origine ces vierges délivrées aient eu le même caractère que les femmes ancêtres des Indiens. Vos minotaures, vos dragons et vos monstres marins, m'affirma l'Indien, sont certainement d’anciens totems; pour une femme, être emportée par eux était comme chez nous non seulement une chose angoissante, mais aussi un grand honneur. Ne me dites-vous pas que ce genre d’aventure arrivait de préférence à des princesses? Ainsi, chez les Indiens, ce sont toujours des femmes nobles que le monstre choisit. Neegyamks, qui fut ravie par une grenouille, était de sang royal. Longtemps elle a vécu au fond d’un lac et, lorsque ses frères l’obligèrent à sortir, ils la trouvèrent couverte de petites grenouilles qui lui sortaient des yeux, de la bouche et des seins. Elle demanda à être tuée, mais pria ses parents d’épargner ses enfants grenouilles. Je demandai si les femmes, après de telles aventures, furent toujours immolées. — Pas toujours, me dit-il. L’ancêtre Hrpeesunt n’a pas connu cette fin tragique. Elle a vécu longtemps avec un ours, et ses enfants furent des oursons aux mains humaines. Quelquefois le monstre lui-même anéantit la femme enlevée, comme le fit le géant Keyghiett avec sa victime. Mais assez souvent elles revinrent et continuèrent leur vie normale. Dans l’histoire de la famille de Gunarhnaesems l’ancêtre se promenait sur la plage lorsqu’elle fut ravie par un poisson, et son mari qui la cherchait partout la découvrit finalement au fond des eaux limpides, entourée de petits poissons : ses enfants. Il réussit à la récupérer, et le couple reprit sa vie normale, comme si de rien n’était. Ce mari-là était très fier que sa femme eût eu des rapports avec un animal magique. Une autre femme, enlevée par un aigle, revint à la maison, portant un nid sur sa tête. Mais souvent les femmes volées périrent et l’animal totem fut tué. C’est un fait curieux que celui-ci n’en veuille jamais à ses vainqueurs.

Quelquefois, avant de mourir, le monstre parle, comme le fit Fafner dans votre histoire de Sigurd. Parfois il prédit l'avenir, ou bien il apprend aux Indiens des chants magiques. Puis le Tsimshian me demanda si, actuellement, en Europe, nous avions des totems. — Je crois comme vous, lui répondis-je, qu’il en a existé chez nous il y a très longtemps. Mais ces totems se sont réfugiés dans les armoiries des familles, et, plus tard, dans celles des villes et des contrées. Dans le pays d'Uri, en Suisse, qui a pour blason une tête de taureau, le porte-drapeau revêtait autrefois la peau de cet animal quand il conduisait les hommes au combat. Cela ne vous rappelle-t-il pas vos Indiens qui, dans les mêmes conditions, revêtent les emblèmes de leurs totems? Et dans la ville de Berne, dont l’ours est l’attribut des armoiries, on entretient des ours dans une fosse. Ils sont censés porter bonheur aux citoyens. Toutefois, à part leur présence dans les blasons, les vrais totems ont disparu chez nous. Un seul ancêtre a pu s’introduire dans la religion chrétienne : saint Georges, l’imitateur figé de Persée, dont je vous ai raconté l’histoire. D’ailleurs le secret des blasons fut perdu à son tour, il y a plusieurs siècles. — Mais je serais curieux de savoir ce que les missionnaires pensent des mâts-totem? — Récemment, dit l’Indien, ils les firent brûler. Actuellement l’État protège nos reliques, et les prêtres n’y touchent plus. Ils les considèrent maintenant comme des mâts héraldiques, dépouillés de toute magie. Pour nos jeunes gens ce sont des objets de temps périmés, ayant perdu leur force. La magie des bicyclettes, des cinémas, des chemins de fer leur paraît infiniment plus attirante, et ils parlent sans beaucoup de respect de nos vieillards qui connaissent et gardent jalousement les anciens secrets.

LE MYTHE DES LANGUES LÉCHÉES

Lutraisuh, enlevée par un chef haïda est forcée de devenir sa femme. Elle enfante plusieurs fils que le mari décapite dès leur naissance, afin d’éviter que des étrangers ne deviennent plus tard les chefs de son clan. Dans la nuit Lutraisuh coupe la tête du mari endormi, puis,avec ce trophée et le dernier fils sauvé, elle s’enfuit dans un canoë et regagne la côte Tsimshian, son pays natal. Pendant qu’elle rame, il lui est impossible d’allaiter son enfant. Pour le calmer, elle tire la langue de la tête décapitée et c’est cette langue que suce le nourrisson.

Kurt SELIGMANN

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LE NATIONALISME DANS L'ART

En Allemagne, en Italie, en U.R.S.S. les pinceaux et les porte-plumes obéissent aux consignes imposées par les chefs politiques, ils servent à la propagande, ils tracent la gloire du maître. A ce régime, l’art est mort instantanément dans ces pays. Jusqu’à présent en France, le gouvernement ne s’est pas préoccupé sérieusement de restreindre la liberté des artistes. Ceux-ci ne connaissent que les entraves inhérentes au capitalisme, pour lequel la pensée et ses manifestations sont des marchandises comme les autres. Entre les frontières du mercantilisme règne encore un certain climat libéral; il permet que se réunissent à nous les étrangers et les proscrits, tout un peuple d’hommes sensibles qui cherchent et espèrent en l’avenir humain. Paris reste un centre vivant doté d’un pouvoir certain d’attraction. Un tel état de choses constitue pour d’aucuns une anomalie révoltante. Beaux-Arts, le plus important des hebdomadaires spécialisés, journal largement répandu dont le directeur est Georges Wildenstein et le rédacteur en chef Raymond Cogniat, a entrepris depuis plusieurs mois une campagne véhémente contre la liberté. Ces Messieurs entendent définir la vraie tradition et diriger l’art de ce pays. Une telle vague de nationalisme confond par sa bêtise. On espérait ne plus avoir à rappeler que l’art, la science, le rêve, l’amour, la santé, la maladie et la mort ne connaissent ni frontières politiques ni barrières ethniques. A Beaux-Arts, Waldemar George et d’autres employés plus ténébreux opérant, paraît-il, avec l’assentiment discret de Jean Cassou ont décidé que, puisqu’il y avait une grippe espagnole, un mal vénitien et un bleu de Prusse, il devait exister un art français. « Pour un artfrançais », d’autant plus grand, ajoute-t-on, qu’il sera fondé non sur l’indépendance mais sur la contrainte : tels sont bien le titre et le sens d’un scandaleux manifeste anonyme, issu des pires remous de septembre dernier. Cet art, ils se sont avisés qu’il était grand temps de l’opposer aux productions étrangères. Depuis près de six mois, une préparation théorique a été tentée; des articles grandiloquents écrits dans un galimatias propice ont eu l’ambition de donner à cette nouvelle forme du nationalisme des références philosophiques. L’offensive est devenue plus précise à l’occasion de l’exposition des Indépendants. Le seul mot fait bondir ces Messieurs et pourtant, que n’aurions-nous à dire de cette prétendue indépendance ? Pour si insuffisante qu’elle nous semble, elle est encore trop grande à leurs yeux. Waldemar tonne contre une société dont la « politique est faite de démagogie » et où la saine « hiérarchie est détruite ». Avec des accents comminatoires, il exige que l’association, « si elle veut se survivre » révise radicalement ses statuts. Il faut défendre la France, sa tradition. « Vive la liberté », certes, mais pas n’importe laquelle, une vraie liberté dirigée, contrôlée, avec camps de concentration et bancs jaunes. Seront exclus ceux qui pensent mal, qui ne sentent pas comme Waldemar. Pour lui, les Indépendants exagèrent; qu’ils fassent des coupes sombres, qu’ils limitent le nombre des envois et celui des peintres, qu’on rejette ces amateurs, « ces naïfs juste bons pour le concours Pépine », qu’il ne demeure que des peintres respectueux, obéissants, en uniforme. Au lieu de l’anarchie actuelle, que s’installe un bon jury armé de pouvoirs dictatoriaux.

Mais abandonnons-là ces considérations de philosophie artistique un peu trop élevée. En mains le numéro de Beaux-Arts du 17 mars 1939, laissons-nous guider à travers les salles de l’exposition par le sous-fuhrer; suivons le noble rénovateur de la sensibilité française et chrétienne, le distingué souteneur d’une probité intransigeante. La salle VII échauffe l’hitlérien : « la plupart des tableaux qui y sont accrochés peuvent être assimilés à un jeu de massacres. Quelle tristesse pour notre homme de ne pouvoir encore faire lacérer tout cela par un S. A. de service. Songez ! « Cet Herbin est incurable. Sa toile dessinée au compas se compose d’ornements d'un style géométrique. » Il devrait avoir un compas plus français et moins géométrique ! « Onslow Ford songe à Miro. » Waldemar en conclut que « devant tant de licence, on pense aux servitudes fécondes du Moyen-Age. » Ainsi donc, les camps de concentration ne suffisant pas, on regrette les bûchers de l’Inquisition. La haine réactionnaire et nationaliste provoque des sottises réjouissantes. Voici comment notre Waldemar commente la toile d’Emile Lafaye « Combat devant Madrid » : « Ses Marocains ont d'ailleurs grande allure mais ses miliciens sont traités dans un style photographique, prosaïque et vériste. » Ce peintre a sans doute une technique pour chaque camp.

Notre consciencieux critique ne sait plus exactement où il a vu, mais il a certainement vu quelque part, « les tableaux de trois peintres venus de l'Indo-Chine française. » De quoi remuer la tripe tricolore; il ajoute : « Paris est heureux d’accueillir ces artistes impériaux dont je signale les belles compositions à notre très athénien ministre de l’intérieur, M. Albert Sarraut » (jamais on ne s'est vautré aussi délicatement); « une exposition de leurs ouvrages s’impose ; nous serons heureux de les aider à la réaliser » (pour les tarifs s’adresser directement). Plus loin, un coup de chapeau à « Luce qui se décide enfin à délaisser les sujets populaires »; Waldemar espère voir là une jeune recrue intéressante pour les affaires distinguées.

A la salle 20, nouvelle crise de furie : « Sommes-nous fous ? Six mois après Munich, l’Uruguayen Sgarbi vient à Paris pour exhiber ses monstres. Le photographe Man Ray étale son impuissance avec désinvolture. Michel Stoffel peint-il avec un balai ivre ! Son voisin immédiat est le nippon Souzouki. Ce fils des Samouraïs se complait dans la pornographie de la plus basse espèce. » Salle 21, la vertu ne suffisant plus, on passe au mouchardage : « Roubtzoff, qui est depuis quelques années citoyen français, se permet de railler dans un tableau d’une rare impertinence le voyage impérial du président Edouard Daladier. Avis à la préfecture pour révision du dossier. Le président impérial peut s’absenter, on veillera ici sur sa gloire. Les Français de fraîche date qui ne renchériront pas sur le nationalisme moyen et qui n’exalteront pas la tradition française du moyenâge sont invités à se méfier.

Parvenu à la salle 22, Waldemar ne veut pas laisser passer la défaite des républicains espagnols sans y joindre son tribu personnel d’ignominie : « Dupré célèbre la liberté guidant les soldats espagnols. Son tableau pourrait s’appeler aussi : les illusions perdues. Voici un jeu de mots dont on peut être fier, auquel mieux vaut s’exposer qu’à une balle. Passons aux bonnes nouvelles : « l’annonciation de Noël Feuerstein est un tableau un peu vide mais conforme à la tradition reprise, il y a quelques temps, par les moines de Beuron. La présence de cette œuvre édifiante nous console de bien des turpitudes. » Le guide quoique vide se sent édifié, mais il se retient sur la pente des nobles sentiments; à aller trop loin, on glisserait vite dans un mysticisme humanitaire. « L’ode à l’amour » de Duval est d’une profession de foi pacifiste qui serait probablement interdite en Allemagne mais qu’on tolère en France. Waldemar souhaite que cette tolérance ne se prolonge pas. Une autre fois ce Duval sera mieux avisé en peignant une ode aux cadavres; l’attention de Beaux-Arts lui sera assurée. Le critique poursuivant sa ronde découvre enfin un sujet d’émerveillement : « La jeune femme lisant » de Coignet n’est pas une marionnette ; son visage est un miroir ardent ». C’est qu’en effet nous arrivons à la partie constructive de l’ouvrage; ayant franchi l’abomination de l’art dégénéré, on peut maintenant cerner d’une manière précise la grande tradition : Salle 28, « un ensemble d’aquarelles de Chervin, tout en subissant l’influence de Segonzac, révèle un talent d’une magnifique franchise. Peut-être l’influence à laquelle nous faisons allusion n’est-elle qu’une pièce d’identité commune à beaucoup de Français d’aujourd’hui. » Toujours pour l’aquarelle, les artistes désirant se maintenir dans la ligne se rendront à la salle 32 pour admirer l’art de Bercier. « Cet art qui exclut les déformations et les valeurs de choc (sans préjudice, n'est-ce pas, des troupes du même nom) « est avant tout une valeur de peinture et une valeur de sensibilité. Arrêtons-là ces considérations boursières.

Ce morceau si particulier de littérature picturo-nationale ne constitue pas un accident ou une exception remarquable de la part du journal Beaux-Arts ; il illustre la nouvelle théorie de l'art français. Tout cela témoigne d’une mentalité si vile, d’une conscience si bornée qu’on a quelque scrupule à s’y attacher. Il le faut bien toutefois, en raison du caractère objectivement très nocif que présentent de telles manœuvres. A l’avant-garde de la tradition française, on ouvre l’œil et le bon; c’est aussi que dans le numéro du 31 mars 1939, à l’occasion de l’exposition du « Rêve dans l’art et la littérature », on vante tout spécialement les photographies de Man Ray et de Dora Maar qui naturellement ne s’y trouvent pas. Bon pied, bon œil et parlons clair, qui est la devise dont on pourrait se recommander : le texte que nous reproduisons ci-dessous dans sa typographie originale le prouve suffisamment. Il sert de compte-rendu à une exposition organisée par l’un de nous; à propos de ce langage si ferme, nous nous rangerons à l’opinion classique. « Tout commentaire l’affaiblirait ! »

Telle est l’équipe que les lauriers hitlériens empêchent de dormir et qui espère prendre en main l’essor de l’art dans ce pays. Des ingénus penseront que c’est là le fruit d’un goût simiesque pour l’imitation; ils y verront un accès de masochisme. « Ils se vautrent, seigneur, avant d’y avoir été invités. » Et les ingénus auront tort. Car, même la turpitude ne paraît pas spontanée, elle semble devoir cacher quelque intérêt plus sordide. Chacun sait qu’en Allemagne la condamnation prononcée contre l’art indépendant, c’est-à-dire, à travers lui contre les meilleures œuvres modernes, n’a pas ruiné tout le monde. Les musées et les collections particulières ont pu être expurgés à bon compte. C’est justement ce que Beaux-Arts constate en annonçant dans son numéro du 31 mars « la vente qui aura lieu à Lucerne de tableaux et de sculptures modernes provenant des musées de Munich, Cologne, Essen, Dusseldorf, etc... On présume que cette vente dans laquelle figureront des œuvres de Derain, Matisse, Van Gogh, Gauguin, Liebermann, Picasso etc... est la conséquence de théories sur l’art dégénéré. » Conséquence commerciale, des plus appréciables en effet, que nous nous garderons bien de dédaigner !

LA RÉDACTION.

P. S. — Au moment où nous écrivions ce texte dans lequel il est fait allusion au relatif libéralisme du gouvernement français une situation nouvelle s’établissait dont les conséquences peuvent être très graves. Le gouvernement a fait voter par le Sénat le 31 mars 1939 une loi soi-disant destinée à la sauvegarde de la moralité publique. D’après la version officielle, on désire réprimer certaines entreprises commerciales de pornographie. Hélas, l’article 7 de la loi, dans son troisième alinéa — passage qui a été l’objet d’un débat serré devant l’assemblée — autorise toute association fondée à des fins « morales » et reconnue d’utilité publique à poursuivre correctionnellement l’auteur ou le marchand d’écrits, de peintures, de photographies qu’elle estime dangereux pour les « bonnes mœurs ». Nous savons ce que sont ces associations, nous connaissons leur esprit réactionnaire, leurs buts confessionnels, la sottise haineuse qui les dresse contre une expression libre. Les procès scandaleux dont ont été victimes Flaubert, Baudelaire Després et d’autres sont encore présents à notre mémoire. Ils recommenceront demain si l’on n’y prend garde. Le texte législatif nouveau — la façon dont il a été discuté et voté le prouve — constitue une arme dangereuse qui servira, on peut en être sûr. Les associations artistiques se sont tues comme d’habitude. En conséquence, nous demandons à tous les amis d’un art libre de dresser avec nous leur véhémente protestation.

Il faut à tout prix que cette loi ne devienne pas définitive.

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Documents inédits sur le Comte de Lautréamont et son œuvre

Voir ce texte dans Gallica

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MALDOROR ET LA BELLE DAME

A Léo Malet, qui sait pourquoi.

« Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche, pleine des feuilles de la belladone, le laissa échapper, à travers les royaumes de la colère, dans un moment de réflexion? » On peut s’étonner que ce singulier passage, aux résonances d’aveu, par où s’ouvre le chant deuxième, n’ait jamais encore retenu l’attention des commentateurs. Lautréamont semble pourtant y avoir enclos un de ses secrets. Mais de quelle importance réelle? Voilà ce qu’il s’agit d’éclaircir.

La terminologie scientifique, principalement médicale, tient dans les Chants de Maldoror un grand rôle qui est de fournir au poète des métaphores étranges et neuves. Les exemples de cet ordre sont nombreux, surtout dans les deux derniers chants : « Inclinez la binarité de vos rotules vers la terre et entonnez un chant d’outre-tombe (i). » « Mais ne remue pas tes membres; tu es encore aujourd'hui sous notre magnétique pouvoir, et l’atonie encéphalique persiste... (2) » « Le charme magnétique qui a pesé sur ton système cérébro-spinal, pendant les nuits de deux lustres, s’évapore (3). » «Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces, ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure (4)... » Ce vocabulaire implique apparemment des lectures médicales et dénonce une curiosité d’esprit tendue vers les sciences biologiques. Pour en revenir à la belladone, il faut savoir que la composition des Chants de Maldoror coïncide précisément avec la vogue thérapeutique de cette plante que le Dr Debreyne, seize ans plus tôt, appelait déjà « la fameuse solanée qui remplit aujourd’hui le monde entier de sa grande renommée et de ses brillants succès ». Ce moine-médecin, que son effarante Mœchialogie (5) désigne pour une place à part, revendiquait, en traitant Des Vertus thérapeutiques de la belladone (6), le mérite d’en avoir, dès 1815, préconisé l’emploi, alors qu’ Atropa belladona (ou bella donna, c’est-à-dire belle dame, parce que les Italiennes s’en servaient comme de cosmétique) ne figurait pas, du moins en France, dans la matière médicale. Certes les descriptions du délire toxique et les observations cliniques relatées dans cet ouvrage étaient de nature à intéresser Ducasse. Mais son attention pouvait être plus immédiatement sollicitée par une thèse pour le doctorat en médecine, « présentée et soutenue le lundi 2 mars 1868 par Meuriot (André-Isidore), né à Paris le 25 juillet 1841 », et intitulée : De la Méthode physiologique en thérapeutique et de ses applications à P étude de la belladone (7). Ce remarquable travail d'un élève du professeur Sée inaugurait l’étude réellement scientifique de la question et donnait en outre une bibliographie étendue des travaux antérieurs. L’étude de la belladone était donc positivement mise au point quelques mois avant que ne parût (août 1868) le premier des Chants de Maldoror.

Toutefois l'intérêt porté par Ducasse à la belladone pouvait aussi reconnaître des motifs plus particuliers. L’une des conclusions que l’horoscope de Lautréamont suggère à un ami de Pierre Mabille, concorde exactement avec les souvenirs de Paul Lespès, cet ancien condisciple du poète, qui confiait à M. François Alicot (8) : « J’ai connu Ducasse au lycée de Pau dans l’année 1864. [...] Je vois encore ce grand jeune homme mince, le dos un peu voûté, le teint pâle, les cheveux longs tombant en travers sur le front, la voix aigrelette. Sa physionomie n’avait rien d’attirant. Il était d’ordinaire triste et silencieux et comme replié sur lui-même. [...] Il s’est plaint souvent à moi de migraines douloureuses qui n’étaient pas, il le reconnaissait lui-même, sans influence sur son esprit et sur son caractère. » Ducasse a-t-il pu recourir aux propriétés sédatives et anti névralgiques de la belladone pour lutter contre ces migraines si pénibles? L’hypothèse même de conseils médicaux en ce sens n’offre aucune invraisemblance. Si l’on ajoute à ces présomptions les circonstances d'une enfance passée dans l’Amérique du Sud, l’une des contrées du monde où les peuples indigènes font le plus grand usage des toxiques végétaux, singulièrement de diverses solanées dont les effets sont comparables, en raison de l'analogie de leurs alcaloïdes avec l’atropine, il apparaîtra vraisemblable que Lautréamont, en prononçant solennellement, dans la strophe liminaire de son deuxième chant, le nom fameux de la plante magique, ne le faisait qu’à bon escient, en pleine connaissance de ses dangereuses vertus.

Ne peut-on dès lors se demander si le tableau de l’intoxication belladonée n’offre pas certaines similitudes avec les fantasmagories dont les Chants de Maldoror composent leurs merveilleux spectacles? Parmi les observations que rapporte Debreyne, il est des cas où domine un délire parfois gai, mais souvent furieux — évoquant alors ces « royaumes de la colère » dont parle le poète — et accompagnés d’hallucinations visuelles et auditives, d’exaltation mentale et d’agitation violente. Des visions d’animaux et de foyers lumineux alternent ou se conjuguent pour former, par exemple, l’image caractéristique de vers luisants (9). Certains patients trouvent une grande beauté à tout ce qui les entoure ; d’autres en reçoivent des impressions d’effroi et d’angoisse. Le délire ne s’oppose pas toujours à une interprétation logique des impressions : ainsi l’incoordination des mouvements et les chutes consécutives sont attribuées à des obstacles plus ou moins montueux, que le sujet s’efforcera de gravir ou de franchir. Il est vraiment troublant de rencontrer la plupart de ces phénomènes typiques, non seulement épars à travers l’œuvre, mais groupés dans une même strophe, la septième du chant premier : « Je vis devant moi un tombeau. J’entendis un ver luisant, grand comme une maison, qui me dit : « Je vais t’éclairer. Lis » l'inscription. Ce n’est pas de moi que vient cet ordre suprême. » Une vaste lumière couleur de sang, à l'aspect de laquelle mes mâchoires claquèrent et mes bras tombèrent inertes, se répandit dans les airs jusqu’à l’horizon. Je m'appuyai contre une muraille en ruine, car j’allais tomber [...]. Pendant ce temps, une belle femme nue vint se coucher à mes pieds. [...] Le ver luisant, à moi : « Toi, prends une pierre et tue-la. » [...] Les larmes dans les yeux, la rage dans le cœur, je sentis naître en moi une force inconnue. Je pris une grosse pierre; après bien des efforts, je la soulevai avec peine jusqu’à la hauteur de ma poitrine; je la mis sur l’épaule avec les bras. Je gravis une montagne jusqu’au som met : de là, j’écrasai le ver luisant. »

On se gardera cependant de vouloir trop prouver. Que Lautréamont se soit intéressé, du moins théoriquement, aux effets toxiques de la belladone, cela ne peut guère être nié. Qu’il ait pris lui-même de cette solanée, par besoin ou par curiosité et utilisé dans son œuvre les impressions éprouvées, c’est possible sans plus. Mais qu’il ait abusé de la drogue au point d’y trouver une mort accidentelle ou volontaire, c’est une hypothèse gratuite. En revanche, elle ne pêche pas par hérésie toxicologique. Le professeur Lewin, de Berlin, observe bien (10) que l’usage des solanées en vue de leurs effets psychiques est souvent rendu impossible, parce que le cœur supporte moins longtemps que ne fait le cerveau, l’action toxique des tropéines qu’elles contiennent, l’accoutumance ne s’établissant que dans une très faible mesure. Une mort soudaine et prématurée ne serait donc pas incompatible avec quelque téméraire expérience de cet ordre. Les renseignements que l’on possède sur la mort mystérieuse du poète, sont à peu près nuls. L’acte de décès ne mentionne que leur absence. Et Genonceaux (11), dont les informations ne sont pas des plus sûres, écrit, en 1890, que Ducasse fut « emporté en deux jours par une fièvre maligne ». Si le narrateur trouve crédit sur ce point, on conviendra que rien ne ressemble mieux à une fièvre maligne qu’un état d’agitation délirante, où la peau brûlante est même parfois le siège d’une éruption scarlatiniforme (12), où la gorge et la bouche sont sèches, le pouls rapide et faible, etc. Mais nul ne sait positivement rien de ce qui concerne les dernières heures de Ducasse, sinon que l’intoxication ne semble pas avoir été soupçonnée comme la cause du décès. Au surplus, l’intérêt d’une hypothèse réside dans la fécondité qui lui est reconnue. Or, celle-ci n’apporte aucune interprétation fertile de l’œuvre. Parvînt-on même à prouver que Lautréamont aurait subi une intoxication chronique, cela ne retrancherait ni n’ajouterait rien à sa gloire. On ajustement comparé les « paradis artificiels » à ces auberges espagnoles où l’on ne trouve que ce qu’on y apporte. La valeur des résultats obtenus, dans une expérience de ce genre, est toujours proportionnelle à la valeur de l’organisation nerveuse qui s’y prête. Tout le monde peut prendre de la belladone, mais personne n’écrira pour cela les Chants de Maldoror.

Maurice HEINE


(1) Les Chants de Maldoror, ch. V, poème 48. (2 et 3) Ibid., ch. V, poème 49. (4) Les Chants de Maldoror, ch. VI, poème 52. (5) J’ai déjà signalé ce Traité des péchés contre les sixième et neuvième commandements du Décalogue, « livre exclusivement destiné au- clergé », dans le Surréalisme A. S. D. L. R., n°5. (6) Paris et Londres, 1852, in-8°. (7) Paris, imprimerie d’E. Martinet, 1868, in-4 0 , 164 pp. (8) Mercure de France, tome CCI, n° 709, 1er janvier 1928, p. 199-207. (9) Debreyne, op. cit., p. 13. (10) Dr Louis Lewin, Les « Paradis artificiels », trad. par le Dr F. Gidon Paris, Payot, 1928, in-8°. (11) Dans sa Préface à la réédition des Chants de Maldoror, Paris, Genonceaux, 1890, in-12. (12) Voir notamment : Jolly, Sur un cas d'empoisonnement par la belladone, suivi de scarlatine artificielle, dans Archives de Médecine, 1ère série, tome xviii, p. 92.

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Le ciel de Lautréamont

Voir ce texte, et l'horoscope de Lautréamont, dans Gallica

Pierre MABILLE

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Analyse de l'écriture de Lautréamont

Lautréamont est un homme très réfléchi, très observateur, ayant un grand sens critique. C’est un méticuleux et un homme porté à la méfiance (a). L’intelligence est vive. Intelligence à la fois intuitive et déductive mais beaucoup plus déductive qu’intuitive. L’homme voit le concret plus que l’abstrait. Grande puissance d’attention, imagination modérée. Forte culture intellectuelle. Goûts artistiques mais il y a un côté primaire dans cette belle intelligence et il commet des fautes de goût, mais il n’a pas cependant des goûts grossiers et son esprit est fin et délicat (b). Lautréamont est un sentimental. Il a une très grande sensibilité. C’est un hyperémotif. Émotivité toutefois cachée, contenue. Il y a tendance au refoulement (c). Grande bonté. Aucun signe de méchanceté ou de violence, n’est pas coléreux mais l’humeur est instable, changeante (d). Pas d’hypocrisie. Homme franc mais homme fermé ne disant que ce qu’il veut, quand il le veut et comme il le veut (e). Pas d’orgueil, mais il a conscience de sa valeur. Il est un peu vaniteux (f). Ni sensuel, ni voluptueux. Il est cérébral et il est dirigé dans la vie par des idées (g). Volonté constante, obstination et même entêtement, mais pas très grande énergie (h). Aucun signe graphique de dérangement cérébral (folie ou excentricités, exagérations) (k).

Docteur Pierre MÉNARD


(a) Écriture lente, lettres bien formées, points et accents à leur place; paraphe compliqué, arachnéide. (b) Lettres harmoniques, combinées, formes simplifiées, de rythme élégant et harmonieux, formes de lettres originales, écriture nuancée. Syllabes parfois séparées les unes des autres mais dans l’ensemble lettres liées et plusieurs mots liés entre eux. Pas de grands mouvements de plume. Traits de l’écriture fins (ni épais, ni fuselés). Quelques lettres inharmoniques, lettres calligraphiques de l’enseignement primaire (lettre D majuscule, P majuscule). (c) Écriture inégale comme dimension des lettres et comme inclinaison des lettres. Plusieurs lettres redressées, inclinées à gauche. (d) Écriture dextrogyre : mouvements altruistes allant de gauche à droite. Inégalité de l’écriture. Pas de traits massués ou gladiolés. (e) Écriture claire et dextrogyre; lenteur de l’écriture; écriture très soignée, accents et points ne manquant pas et à leur place. Lignes sinueuses. (f) Écriture simple, majuscules simples, aucune lettre de dimension exagérée. Signature simple de dimension réduite. Quelques lettres surhaussées. (g) Lettres non fuselées, écriture légère. (h) Traits pas très énergiques, mais régulièrement tracés. (k) Aucune excentricité dans l’écriture, aucun mouvement de plume exagéré, grande intellectualité et sens critique,

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D'un procédé funéraire utile à la défense passive

Avec sa douzaine de ressuscités et donc la négation de l’absolue insensibilité chez les morts récents, la science a ranimé nos terreurs de la tombe et celle surtout d’être enterré vivant ou conscient. Contre cette angoisse nous n’avons que l’incinération dont les réactions profondes en nos tissus resteront toujours inconnues et dont l’idée de rapidité elle-même est ébranlée par les graves conceptions modernes de la durée. Dès lors la recherche d’un procédé funéraire moins barbare que celui nous débarrassant brusquement de l’être aimé par enfouissement pourrait tort bien s’admettre comme compréhensible à l’heure actuelle. A priori cette proposition en appelle aux réminiscences romanesques du cercueil de cristal évoqué par les conteurs et poètes comme l’ultime refuge idéal et qu’il nous faut bel et bien reconnaître désormais comme réalisable, puisque, à l’aide des souffleurs mécaniques des verreries nouvelles, un flacon cylindrique ou légèrement conique de la contenance d’une bière et avec son bouchon métallique d’une étanchéité définitive, serait d’un prix similaire à celui de cette bière de qualité putrescible. D’autre part, il va de soi que les difficultés de descente d’un cercueil plombé ordinaire en de certains escaliers obligent à considérer qu’une civière articulée formant sac imperméable imprégné de désodorisants antiseptiques, descendrait plus convenablement le corps jusqu’à son « glissage » par son linceul dans l’âme translucide reposant au rez-de-chaussée sur un chariot transporteur que deux croque-morts n’auraient plus qu’à rouler respectueusement d’abord en son logement du char funèbre, puis sous le catafalque, puis encore dans le char et enfin sur la plateforme de l’ascenseur sépulcral, car c’est au sépulcre, à ce sépulcre souterrain qu’il s’agissait d’en venir, ne serait-ce que pour raréfier quelque peu ces ahurissantes randonnées funèbres échevelées vers les cimetières parisiens relégués en province. C’est par centaines d’hectares que ces souterrains restent inutilisés sous la région parisienne et rien ne serait plus opportun que l’utilisation d’une partie d’entre eux comme nécropoles constituant pratiquement, sympathiquement et à titre remboursable ou même rentable des abris bien aménagés pour la défense passive, tout en provoquant l’urbanisme à la récupération ultérieure des cimetières respirables comme terrains de sport ou jardins d’enfants. Au point de vue « défense passive » l’idée s’avère ici comme une sorte de synchronisme d’utilisation par ceux qui ne respirent plus, de ces lieux assez insuffisamment respirables, au profit de ceux qui craignent d’avoir un jour à respirer la mort; d’où synchronisme facile d’aération artificielle quotidiennement infime, mais toujours susceptible de devenir subitement d’une extrême puissance de par ses propres moyens (un ou deux groupes moteurs-ventilateurs-compres-seurs-filtreurs). Enfouir les bières dans le sol ou les parois de ces cavernes, serait retourner sans attrait surtout remboursable à la crypte qui ne fut jamais que seigneuriale, alors que nos besoins mortuaires ou vitaux sont ici essentiellement collectifs; que ce procédé doit être collectif au maximum et donc se caractériser par l’entassement et l’empilement le plus resserré en les trois dimensions, du plus grand nombre possible de cercueils-flacons pieusement rangés en leurs casiers, comme de fines bouteilles de vieux vins précieusement couchées en des casiers proportionnellement comparables. Faites en pièces détachées ou non, de quelques jeux de poutrelles ou de poutres de toute matière ou forme, tels que longerons, traverses, montants, entretoises, étais, etc... ou panneaux coffrant ou non en tenant lieu; la structure de ces casiers assurerait l’ordre, la garde, les convenances et le décorum mortuaires tout en étayant le plus souvent les voûtes et même les parois avec toutes les complications utiles aux séparations et portes étanches nécessaires aux isolements des gaz ou de l’aération filtrée, etc... Suivant certaines récupérations de places ou certaines hauteurs disponibles on peut évidemment prévoir à titre exceptionnel des superpositions avec paliers d’accès de ces structures ; mais il est évident que généralement ces casiers s’offriraient à l’enchâssement des cercueils par piles de quatre couples superposées avec entre chaque pile un espace intercalaire permettant la vue éloignée sous les couronnes (ou exceptionnellement approchée) de chaque cercueil sur l’un de ses côtés. Ces piles ne pourraient s’opposer l’une à l’autre que par le côté des pieds des cercueils et les orifices des têtes faisant face au public recevraient toutes plaques ou panneaux d’inscription ou de décoration particulières désirables avec évidemment porte-bouquets et porte-plantes, l’ensemble devant s’harmoniser d’heureux effets de lumières. Il faut bien se dire que sans remonter aux sempiternelles controverses des Pères de l’Église sur le temps de la séparation de l’âme et du corps, ni suivre les pendules des sorciers en leurs contorsions sur les vertèbres des momies, la foule n’en est pas déjà moins faite à l’idée de lenteur dans l’évolution du phénomène de la mort; et la vague notion d’une décomposition semblant plus calme, plus homogène ou plus propre parce que plus « surveillée » et sans promiscuité d’infiltration possible libérerait plus d’un moribond de ses cauchemars macabres. Quant à la pensée de n’être pas aussi complètement abandonné que dans l’enfouissement, de n’être pas aussi vite tout à fait fini pour les siens, de pouvoir, au moins en sa forme sous le linceul, être encore entr’aperçu ou deviné quelquefois et surtout, surtout enfin l’idée qu’en cas d’erreur, au moindre mouvement une lampe d’alarme s’allumerait dans le cercueil lui-même : voilà certainement des valeurs escomptables pour une galerie d’essais en location de 5, 10 ou 15 ans alors achevables par crémations en séries et pouvant assurer le succès d’une expérience facilement généralisable et peut-être même pour rendre encore un beau jour un immense service à la défense passive. Quelles sérieuses objections pourrait-on sérieusement nous opposer ici? Le bris d’une glace pour le vol d’une bague? Mais n’avons nous pas l’œil et le contact électriques? L’explosion par le gaz comme poulies bouteilles de champagne? Mais le moindre panier, le moindre treillis arme les siphons de bistrots contre de multiples atmosphères ; alors les usagers exploitants actuels? Mais de nos premiers pas en cette nouvelle direction ces messieurs s’assimileraient avec profit en leurs spécialités au nouvel état de choses. Et sans contredit la seule difficulté à vaincre reste ici les deux ou trois projets stagnants de voies souterraines ou de garages souterrains dont les gigantesques travaux d’art nécessiteraient pour le moins l’attente d’une nouvelle période d’après victoire, alors que nous nous adressons surtout aux souterrains de trois à quatre mètres de voûte dont nos concurrents ne sauraient que faire et qu’un ascenseur et deux escaliers de métro nous suffiraient comme aménagement d’accès et de transports de cercueils en somme également susceptibles de se faire en toute matière moulable ou soudable et au besoin vitrée seulement en partie.

Léon CORCUFF : Administrateur de l’Association des Inventeurs et Petits Fabricants français.

1er Plan. — Résurrection d’un chien: Scène de laboratoire certainement faite authentiquement déjà. Se renseigner conférences Club du Faubourg? ou Magic City? 2e Plan. — Résurrection d’homme. Mimée. 3e Plan. — Incinération. A prendre au ralenti à la lucarne du Père-Lachaise (mais lumière rouge et autorisation difficile — sous-titres donnant valeur, durée, autant que possible). 5e Plan. — Enfouissement : Quelques plans fosse commune. Renseignements et autorisation au cimetière et Pompes Funèbres. Quelques déterrages (vieille bière démantibulée). 6e Plan. — Descente cercueils plombés dans escaliers difficiles. Adresse Pompes Funèbres. Autorisation? 7e Plan. — Châsses vitrées. Bas autels dans églises région. Renseignements premier curé venu. 8e Plan. — Fabrication cylindre de verre dans usine glaces pour vitrines. 10e Plan. — Chariot muni de son âme de verre... en cellophane. 11e Plan. — Poussée respectueuse de croque-morts et escamotage de la question par autres enterrements. 12e Plan. — Catafalque. Id, id. 13e Plan. — Vue prise dans les Catacombes avec à l’entrée d'une voûte toile de fond. Vue prise dans les Catacombes représentant casiers à cercueils. 14e Plan. — Coupure dramatique d’autres films sur alertes aux gaz. 15e Plan. — Vue dans les Catacombes des gens arrivant s’installer et retirant leurs masques, devant le fond de toile en question. 16e Plan. — Sortie (d’un métro) des rescapés, etc., etc., etc...