MÉLUSINE

titre de la revue La Révolution Surréaliste
titre de la revue La Révolution Surréaliste

Minotaure n° 11, printemps 1938

P.2

Dessins inédits de Seurat

La nuit ardente n’a inscrit sur ce grand front pudique aucune trace directe, de cauchemars fantastiques. Les dessins de Seurat évoquent davantage les mystères de l’aube et du crépuscule. A l’heure de l’éveil, comment savoir ce que l’œil contient encore de la rosée du rêve et ce qu’il perçoit déjà de la ville? Dans l’étrange cité des gris, la lumière insinue son progressif triomphe. Des morceaux d’espace rebelles à la traversée des rayons se font objets. Un monde dépouillé de détails supporte l'étonnement du poète. Êtres et choses, oublieux de leur laborieuse fabrication, surgissent sans passé de la communion nocturne. Les fantômes cristallisent leur fluidité. Vont-ils dissiper aussi vite leurs corps tissés dans la lumière ? Débarrassé des accidents singuliers, des éclats, des ombres trop précises, l’univers est rendu à son unité. Intervalles ou « valeurs », contrastes voisins chantent la symphonie cosmique des ondes sensibles. L’identité de la lumière et de la conscience supprime les frontières entre l’homme et les choses. Du blanc au noir, par le jeu du papier et de la « mine » un seul frémissement, un seul témoignage. Mais lorsque le jour a vaincu, les hommes effacent avec assurance leur certitude primitive, ils s’obligent à recréer pièce à pièce un monde à leur volonté. Surmontant les notes fugitives, instants brefs de la sensibilité infaillible, Seurat se fait peintre conscient. Il défie la nature qui l’a ému. Par intelligence, par la science, il possède la clef de l’univers en l’équation de la lumière. Les pigments, exactement juxtaposés, recomposeront sur la toile l’architecture des ondes mouvantes. Dans l’émerveillement de l’œuvre permanente, la conscience croit à sa victoire. En ce voyage que chaque humanité répète, heureux l’acte lucide où se retrouve l’émotion de l’éveil. C’est elle oui au delà des problèmes résolus donne aux dessins de Seurat leur sens fondamental.

Pierre MABILLE

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L'ANDROGYNE

« Ils ne pouvaient alors être comparés qu’à un ange qui, les pieds posés sur le monde attend l’heure de revoler vers le ciel. Ils avaient accompli ce beau rêve de tous ceux qui cherchent un sens à l’humanité; ils ne faisaient qu’une seule âme, ils étaient bien cette perle mystérieuse destinée à orner le front de quelque astre inconnu, notre espoir à tous!» BALZAC : L’Enfant maudit.

Je ne prétends pas expliquer ici cette figure de l'androgyne qui a hanté tant d’imaginations; c’est une vaine tentative que de traduire un mythe et de le ramener à une signification formulable autrement que par les images où il nous est proposé. Mais on peut, en suivant son histoire, — l’histoire la plus passionnante, la seule qu’il vaudrait la peine d’écrire, serait celle de la variation des symboles à travers les siècles, — deviner à quelle interrogation il a, pour un temps, fourni une réponse. Tentons d’esquisser l’histoire de l’androgyne. Beaucoup des fables inventées par les peuples ou par les poètes reflètent l’anxiété de l’homme devant la dualité des sexes et le mystère de l’amour, — l’un des premiers étonnements dès que naît la faculté de s’étonner. Par quelle inintelligible loi l’espèce se partage-t-elle en deux espèces? Quelle illusion, ou quelle perception véridique et invérifiable fait que l’union de deux êtres (ou le désir seulement de cette union) les emporte hors d’eux-mêmes, dans une exaltation sans commune mesure avec sa cause apparente? Qu’est-ce donc qui, dans l’excès des joies ou des souffrances liées à la vie érotique, vient nous persuader qu’il y a là bien autre chose que l’accouplement de deux bêtes humaines ou bien quelque échange très simple entre deux individus pareils à eux-mêmes? Une métamorphose, sans cesse approchée, jamais parfaitement accomplie, fait des instants de l’amour ceux où nous nous connaissons une mystérieuse étendue, bien plus vaste que les dimensions habituelles de notre moi. La mythologie, les fables poétiques, les hypothèses scientifiques elles-mêmes tentent pareillement, non point de rendre intelligible, mais au moins de raconter cette métamorphose. Elles nous disent l’histoire de notre ressemblance avec les dieux, et la similitude des engendrements cosmiques avec les nôtres : la Nuit et le Chaos, aux origines lointaines, ont fait l’amour, comme nous le refaisons, cessant pour un instant d’être ces absurdes corpuscules bornés que nous sommes, ces êtres isolés dans leur pauvre taille et leur courte existence. L’amour nous fait connaître nos relations avec la vie universelle, et découvrir en nous-mêmes cette profondeur de l’inconscient dont les limites se reculent jusqu’aux limites infinies. Les divinités que révèle l’imagination mythologique, et les secrètes régions que la psychologie aperçoit sans en atteindre jamais les horizons derniers, répondent à ce même besoin de traduire par une description, par une image momentanément satisfaisante l’obscure conscience que nous prenons de notre insertion dans l'immense. Qu’il s’agisse des cosmogonies anciennes où l’univers, fait à notre image, repose sur la dualité des sexes et leur union, ou du mythe moderne de l’inconscient, c’est toujours la même tentative à laquelle s’adonne l’humanité : toutes les fois qu’elle refuse de se satisfaire de l’être superficiel, elle s’efforce de montrer que la même loi d’amour et de fécondité commande à la naissance du monde, à celle des créatures de chair, et aux enfantements de l'esprit. Tout mythe est, en un sens, un mythe de la création, en même temps que de l’universelle analogie. Car il ne peut y avoir de mythe que dès l’instant où l’on se persuade que les images groupées par l’esprit dans sa liberté d’invention correspondent à la réelle disposition des choses. La connaissance mythique (et toute anthropologie, celle-là même qui se prétend la plus strictement « objective », est nécessairement mythique) résulte de cette croyance à la correspondance des événements psychiques et des événements dits extérieurs. Mon esprit crée, comme Dieu crée, — ou inversement. Et, par suite, les créations de mon imagination sont moi-même encore (ou sont valables au delà de moi-même) au même titre que tout ce en quoi je me reconnais habituellement. Cette universelle analogie, où le monde est dans moi où je suis le monde, se retrouve dans les fables de tous les peuples, de tous les temps. En réponse à l'angoisse, à l'étonnement, le mythe a une double efficacité, qu'il est seul à posséder. Il est efficace, d'abord, par le simple fait qu'il est issu de mon esprit, qu'il est ma création, et que le sentiment de cette fécondité participe de l'exaltation amoureuse : exaltation au sens littéral d'élévaton au-dessus des limites du moi. Mais le mythe est efficace, encore, par sa signification interne, parce qu'il m'apprend que le loi de fécondité est en même temps celle de l'univers. Naissance et connaissance s'unissent étroitement et se font synonymes; ce n'est pas en vain que tant de penseurs et de sectes sont amenés à exploiter le double-sens biblique du mot connaître, et que la Gnose se définit par ce double sens même.

Parmi les mythes qui étendent ainsi à l’univers entier l’expérience de soi-même que l’homme fait dans l’amour, il en est un qui reparaît d’âge en âge avec des significations assez variables : celui de l’Androgyne. Il ne s’agit là qu’en apparence d’une négation de l’amour, et l’effort de ceux qui l’adoptent pour supprimer, dans cette image de l’Homme-Femme, la dualité des sexes, est encore une célébration de l’amour, une légende de la fécondité. C’est bien à tort qu’on y voit une volonté ascétique ou une horreur de l’amour, comme c’est le pire contresens que d’y reconnaître un rêve homosexuel. Le sens profond du mythe de Pandrogyne (que la réunion des deux sexes en une seule personne soit attribuée à un dieu, à l’homme primitif, à un surhomme futur, ou encore à l’univers entier) est toujours dans cette même nostalgie de retour à l’Unité que l’on retrouve sous tant d’images de tous les temps. Le rêve d’une humanité échappant à l’incompréhensible dualisme de son état présent n’est qu’une forme de ce grand songe qui, de siècle en siècle, s’essaie à créer une figure de l’homme et une figure du monde où viennent se résoudre, s’harmoniser tous les contraires.

Observons d’abord que, du moins dans son expression la plus achevée, l’Androgyne n’est pas issu de l’imagination collective; quoiqu’on en trouve des préfigurations dans certaines religions asiatiques, ce mythe ne s’est développé que dans la spéculation de penseurs et de philosophes mystiques. Les dieux androgynes de l’antiquité grecque ne sont pas ceux de la croyance populaire, mais ceux de l’initiation orphique : le Zeus à la fois mâle et « vierge immortelle » des hymnes; le Phanès arsénothelus (mâle et femelle) qui est la première créature sortie de l’Œuf originel et qui, de façon fort significative, s’assimile à l’Eros présidant aux amours des dieux et au coït des éléments; ou encore le Dionysos « à la double nature », qu’une singulière image, remontant aux Mystères et conservée au musée d’Angers, représente barbu, pourvu du phallus et de trois rangées de mamelles, joignant en lui les pouvoirs de fécondation et de conception. L’hermétisme païen des siècles tardifs imagine à son tour un Jupiter « mâle, émettant les spermes, et femelle, les recevant », qui se confond d’ailleurs avec l’Univers « faisant jaillir en soi et prospérer tous les germes». Des chrétiens hétérodoxes des premiers âges célèbrent encore dans leurs hymnes un Dieu « père et mère, mâle et femelle, racine du cosmos, centre de ce qui est, sperme de toutes choses ». La même tradition ésotérique, à laquelle Platon pouvait emprunter l'androgyne du Banquet, se continue dans la Gnose et reparaît dans les ambitions de l’alchimie, qui prétend à la création d’un homunculus, d’une créature artificielle, œuvre de la science humaine, en laquelle se réuniraient les deux sexes. Tous ces mythes sont savants, et en tous l’homme est conçu comme le microcosme, comme l’abrégé de l’univers : pour l’être de façon complète, il faut admettre qu’à un stade passé de son histoire il a nécessairement contenu en lui les principes mâle et femelle, — ou qu’il les contiendra à un stade encore à venir. C’est à cette tradition que recourent également les mystiques de la Renaissance lorsque, tel Jakob Bœhme, ils renouvellent le sens du mythe. Pour le cordonnier silésien, en effet, c’est l’aurore et le terme de l’histoire humaine qui s’incarnent dans Pandrogyne. Adam, selon lui, portait en lui-même les deux sexes, Sophia (ou la divine sagesse) étant confondue dans son être au temps de sa royauté primitive et de sa perfection. C’est seulement lorsqu’il eut imaginé et souhaité la vie animale que le principe féminin fut ôté de son flanc pour devenir, hors de lui, Ève. Car il fallait que la chute d’Adam dans l’animalité fût enrayée par l’union de l’homme avec une créature qui eût, comme lui-même, une étincelle de la lumière divine. Et, toujours selon Bœhme, l’effort de l’humanité à travers son histoire, comme celui de l’individu, doit aboutir à supprimer à nouveau toute séparation, à réintégrer tous les êtres dans la parfaite Unité originelle, et l’homme dans sa nature sans sexe. Ainsi, chez les occulistes disciples de Bœhme, Pandrogyne passé et futur exprime la destinée humaine au cœur de la destinée cosmique. L’homme de ténèbres est encadré entre la royauté primitive d’Adam et sa royauté reconquise. Ces trois étapes sont nettement figurées dans les illustrations que nous empruntons à un manuscrit russe, qui reproduit probablement les gravures d’un ouvrage maçonnique ou rosicrucien : Adam porteur du sceptre dans un Eden assez versaillais n’a aucun organe sexuel (car il se distingue de l’hermaphrodite et des dieux antiques de la fécondité double), mais son corps unit assez étrangement les caractères secondaires des deux sexes. L’homme de chair (ou « de ténèbres ») du deuxième dessin a tous les organes physiologiques, et on a jugé bon de voiler ses reins. L’homme réintégré, enfin, est celui dont le corps a été transfiguré dans toutes ses parties; le sexe de ce nouvel androgyne est marqué d’un signe lumineux. Ce mythe devait subir, à l’époque romantique, de bien curieuses variantes. Un poète de la physique comme Ritter, l’ami de Novalis, imaginera, par exemple, un âge futur où l’union des corps se sera élevée au rang d’une sorte d’acte magique; l’homme et la femme alors « se confondront dans un même éclat, ne feront plus qu’une lumière, et cette lumière à son tour deviendra un seul corps, sans sexe, et donc immortel ». Le cycle s’achèvera comme il a commencé, le jour où la perfection même de l’amour délivrera l’homme, et du même coup la nature, de tout principe de différence. A la même époque, Franz von Baader, l’un des esprits les plus originaux de l’Allemagne, mènera la fable à son plus haut degré de cohérence, — de cette cohérence qui n’est pas de l’ordre de la logique, mais qui réside dans l’accord des images et le symbolisme des mots. Pour ce catholique, Ève a été, comme chez Bœhme, l’occasion de la seconde chute, après qu’Adam n’eut plus voulu se satisfaire de sa compagne intérieure à lui-même; mais Ève et Adam restèrent l’un et l’autre androgynes jusqu’à l’instant du péché, jusqu’à ce qu’ils se fussent connus et que, par un double sens révélateur, ils eussent connu leur sexe, qui alors seulement se manifesta par l’apparition des organes différenciés. Mais, à la fin des temps, c’est par l’intercession du Seigneur, fils de la Vierge, que s’opérera la suppression de l'animalité. Baader en voit la preuve dans le retournement des lettres : EVA fut l’occasion de la chute; AVE (Maria) sera le signe du retour... Chez Baader, il ne subsiste plus rien de cette fusion des deux êtres dans un acte sexuel (aussi lumineux soit-il) qu’entrevoyait Ritter. La réintégration se fera séparément en l’homme et en la femme qui, se prêtant aide mutuellement, reviendront androgynes chacun pour leur compte. Nous n’avons malheureusement qu’une seule description précise de l’Androgyne par quelqu’un qui l’ait vu, et le témoin n’est pas de ceux à qui l’on puisse absolument se fier. Le récit pourtant vaut d’être cité; voici donc ce que Demoiselle Antoinette Bourignon, la visionnaire bœhmiste du xiie siècle, nous dit de l’anatomie d'Adam, telle qu’une extase la lui révéla :

« Dieu lui représenta dans l’esprit, sans l’entremise des yeux corporels, la beauté du premier monde, et la manière dont il l'avoit tiré du caos: tout étoit brillant, transparent, rayonnant de lumière et de gloire ineffable. Il luy fit paroitre de la même manière spirituelle Adam, le premier homme, dont le corps étoit plus pur et plus transparent que le cristal, tout léger, et volant pour ainsi-dire ; dans lequel et au travers duquel on voyoit des vaisseaux et des ruisseaux de lumière qui pénétroit du dedans au dehors par tous ses pores, des vaisseaux qui rouloient dans eux des liqueurs de toutes sortes, et de toutes couleurs très-vives et toutes diafanes, non seulement d'eau, de lait, mais de feu, d'air et d’autres: ses mouvements rendoient des harmonies admirables: tout luy obéissait: rien ne luy résistait et ne pouvoit luy nuire. Il étoit de stature plus grand que les hommes d’à présent: les cheveux courts, annelés, tirans sur le noir, la lèvre de dessus couverte d’un petit poil; et au lieu des parties bestiales que l’on ne nomme pas, il estoit fait comme seront rétablis nos corps dans la vie éternelle, et que je ne sçay si je dois dire. Il avoit dans cette région la structure d’un nez, de même forme que celuy du visage; et c’estoit là une source d’odeurs et de parfums admirables : de là dévoient aussi sortir les hommes, dont il avoit tous les principes dans soy. Car il avait dans son ventre un vaisseau où naissoient de petits œufs, et un autre vaisseau plein de liqueur qui rendait ces œufs féconds. Et lorsque l’homme s’eschauffoit dans l’amour de son Dieu, le désir où il estoit qu’il y eust d’autres créatures que luy pour louer, pour aimer et pour adorer cette Grande Majesté, faisoit répandre par le feu de l’amour de Dieu cette liqueur sur un ou plusieurs de ces œufs avec des délices inconcevables ; et cet œuf rendu fécond sortait quelque temps après par ce canal hors de l’homme en forme d’œuf, et venait peu après à éclore homme parfait. « C’est ainsi que dans la vie éternelle il y aura une génération sainte et sans fin, bien autre que celle que le péché a introduite par le moyen de la femme, laquelle Dieu forma de l'homme en tirant hors des flancs d’Adam ce viscère qui contenait les œufs, que la femme possède, et desquels les hommes naissent encore à présent dans elle, conformément aux nouvelles découvertes de l’Anatomie ». (La Vie continuée de Mlle Bourignon, Œuvres, Anvers, 1679, t. II, p. 315 ss.)

Revenant ailleurs sur cette vision, Antoinette Bourignon ajoute quelques précisions utiles : « Comme des petites, rivières couloit le sang, l’eau sur la chair; et le vent les battait d’une juste mesure, coulant chacune en son centre, par une belle cadence... Et sortait aussi de ce corps une si douce harmonie du coulant de ces eaux, de ces vents et de ce sang, qu’il charmoit l'ouïe... Véritablement Adam avoit deux nez comme je l’ay vu avant son péché. Car il n’avoit ès parties extérieures de son corps nulle ressemblance d’homme ou de femme ; ains avoit un nez et deux narines, au pied de son ventre, comme il avoit un nez au pied de son front; desquels deux nez sortoyent des liqueurs si odoriférantes que jamais nuls parfums ne peuvent être à comparer... » (L’Etoile du Matin, t. XIV, lettres II et III).

Gardons-nous de toute interprétation et de tout commentaire, car la visionnaire nous prévient : « Ce sont des mystères qui ont été cachés aux hommes jusqu' à présent... Que les profanes pourceaux ne mettent pas leurs groins icy dedans: qu’ils demeurent plutôt dans leurs étables et dans leurs ordures, iusqu’à ce qu’on vienne les traiter en bêtes et en pourceaux. » Mais le mythe de l’androgyne devait renaître encore une fois en France et trouver sa seule existence poétique chez Balzac, dont on finira bien par savoir qu’il fut, comme le proclamait Baudelaire, « un visionnaire passionné ». Chez lui aussi, c’est une nostalgie qui trouve à s’apaiser dans cette image. Dans Seraphita, il cherche — et il parvient — à faire vivre une créature sans sexe. Le roman commence admirablement, et son premier chapitre donne une étrange force de réalité à Séraphitus-Séraphita, dont la nature angélique apparaît plus rayonnante à mesure qu’il s’élève dans la montagne, pour s’éteindre lorsque, sur ces « longs patins » qui sont tout simplement des skis, il redescend dans les régions qu’habitent les hommes. L'androgyne est ici un être à la limite de l’humanité, auquel il suffit d’une ascension dans les neiges norwégiennes pour atteindre à la plénitude d’une vie différente. Par malheur, Balzac a cédé à la tentation du discours et du système, et le reste de l’œuvre s’alourdit d’exposés idéologiques, théologiques, swedenborgiens, qui font s’évanouir la prodigieuse existence de l’Androgyne. Mais, malgré tout, ce livre « mystique » nous donne une des clefs possibles du mythe. Balzac s’enivre de son propre pouvoir créateur et, d’avoir enfanté cet ange, d’avoir connu cette paternité, il conclut que l’homme peut, par son pouvoir de poésie et de transfiguration, se métamorphoser lui-même. Une sorte de puissance magique s’attache ainsi à l’acte d’imaginer. Le mythe, qui chez les orphiques et chez les physiciens romantiques glorifiait la fécondité corporelle, magnifie maintenant la fécondité spirituelle. « Les plus réelles ma gnificences ne sont pas dans les choses, elles sont en nous». Sans doute, une nostalgie, dans ces espaces de rêve, reste lancinante chez Balzac : celle de l’amour terrestre. Le mythe de l’androgyne parvient, pour un instant, à célébrer une procréation toute spirituelle, mais le retombement final, le retour au règne « de l’Impur et de la Mort », est l’aveu d’un échec. Cependant, le désir subsiste chez Balzac de répondre à l'unique question qui se soit imposée à lui tout au long de son œuvre : quel est le rôle de l’amour? comment l’accorder avec la volonté humaine de dépassement, et avec le besoin de transformer en acte souverain l’acte même d’imaginer? L’androgyne angélique ne l’a pas satisfait. Désormais, à tout instant, dans une œuvre qui ne décrit jamais l’amour physique mais où il est partout présent, le mythe reparaîtra, avec un sens un peu différent. Car c’est l’union des corps elle-même, qui, abolissant momentanément la différence des individus, fera d’eux un ange, par une « graduelle fusion des deux natures qui réalise l’androgyne platonique ». Insatisfait de la condition humaine, Balzac met tout son espoir dans les gestes de l’amour et de l’imagination poétique, que son expérience de créateur de vie, de procréateur de personnages, le mène à assimiler de plus en plus. Il renouvelle sans cesse son effort pour atteindre, par l’invention même, à une réalité qui comble ses désirs. La moitié de ses romans, si mal compris d’ordinaire, exprime cet effort toujours vaincu et recommencé, cette ambition tragique qui veut à tout prix élever l’homme à ses possibilités angéliques, et octroyer ainsi une « signifiance » à un monde qui de lui-même ne semble point en avoir. Ses pages les plus « réalistes » tiennent du mythe parce qu’elles s’inscrivent dans cette immense fable qui est la réponse de Balzac aux questions qui le hantent. En se racontant le triomphe de ses héros et leur déchéance même, il ne fait autre chose que témoigner inlassablement que le fait tout simple de raconter une métamorphose en est déjà l’accomplissement. Ainsi s’explique qu’à chaque évocation de « l’ange » sa langue s’affole, devienne merveilleusement absurde, contradictoire et poétique (c’est ce que la critique appelle son charabia). Des bruits de paradis, des échos d’un Eden naïf sou lèvent sa phrase où les images se succèdent et s’entredétruisent comme elles ne le font que chez les mystiques. C’est ainsi que, dans le Cabinet des Antiques, le jeune d’Esgrignon, au moment de se séparer de sa maîtresse, l’ « ange » Maufrigneuse, retourne au lieu de leurs rendez-vous, et qu’on lit ces lignes étonnantes : « Le comte avait voulu dire adieu à ce nid élégant, bâti par lui qui en avait fait une poésie digne de son ange, et où désormais les œufs enchantés, brisés par le malheur, A écloraient plus en blanches colombes, en bengalis brillants, en flamants roses, en mille oiseaux fantastiques qui voltigent encore au-dessus de nos têtes pendant les derniers jours de la Vie ». Des orphiques aux occultistes et à Balzac, le mythe de l’Androgyne assume des significations diverses, et, chez chacun de ceux qui en ont fait le rêve, il est polyvalent. Mais chez tous il a au moins ce sens, — commun peut-être à tous les mythes véritables, à ceux, en tout cas, qui se rattachent à l’angoisse amoureuse, — de proposer à l’homme une vue de lui-même tel qu’il fut ou tel qu'il sera : plus lumineux, plus proche de l’harmonie et de la puissance qu’il n’est en sa condition présente. Les mythes sont, avec tout le tragique de cette confrontation au réel, des actes de confiance dans les facultés de transfiguration que l’homme veut s’attribuer, et dans l’efficacité de ses inventions. Ils traduisent cette grande nostalgie de l’Unité qui hante les imaginations et fait que, sous mille espèces diverses, les humains s’efforcent d’échapper au monde de l’imparfait où ils se sentent exilés. Et cela interdit que l’on accorde ce beau nom de mythe aux images que se donnent d’elles-mêmes les collectivités modernes : car toutes ces images ne tendent qu’à réduire l’homme à ses appartenances ethniques ou sociales, et lui proposent de s’identifier avec ce qui l’assimile aux bêtes, non point aux anges.

Albert BÉGUIN

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MIROIRS

Les miroirs, dans le mystère de leurs surfaces polies semblables à des eaux calmes solides, évoquent des problèmes fondamentaux: l’identité du moi, les caractères de la réalité. Devant la glace, l’animal ne croit pas à une image virtuelle encore moins à son reflet. Il voit un survenant sollicité aussitôt pour le jeu ou la lutte. La confiance animale à l’égard des sens est telle que l’hypothèse d'une illusion n’effleure pas son cerveau. Le heurt contre le verre l’étonne et l’engage à une prudente réserve (1). L’enfant spontanément agit de même. Toutefois la construction particulière de l’homme, l’enseignement des adultes, la multiplication des expériences lui permettent de surmonter les premiers égarements. L’habitude crée de solides associations par lesquelles l’image projetée est reconnue comme la nôtre. Cette association, essentielle pour l’esprit, est cependant susceptible de s’altérer. Point n’est besoin de demander des exemples rares à la pathologie. Qui de nous, ému ou fatigué, n’a été saisi d’une fugitive épouvante en apercevant dans une glace ses traits rede venus soudain inconnus, inquiétants ou absurdes (2)? L’habitude étant l’unique facteur de notre reconnaissance, certaines images moins courantes engendrent plus facilement le trouble, celles de nos profils sont de cet ordre. Arrivé jeune à Paris, je me rappelle mon affolement devant le jeu de miroirs qu’offraient les grands magasins et les hôtels. Aujourd’hui encore j’éprouve parfois quelque inquiétude entre les glaces combinées du tailleur. De telles sensations indiquent combien la prise de conscience du moi est laborieuse et comment elle est soumise à des possibilités de régression. Sur cette question primordiale, aucun secours ne peut être attendu de l’enseignement classique, au contraire. La croyance traditionnelle en une âme éternelle logée dans notre corps périssable fit concevoir le moi comme émanant d’une réalité mentale établie définitivement avant même la naissance. L’idée de la constitution progressive de l’être est relativement récente ; encore a-t-on suivi séparément le développement ou physique ou moral sans percevoir la totalité de l’évolution humaine. Les miroirs en révélant notre personne à la conscience, nous incitent à comprendre les étapes de son édification.

La section du cordon ombilical fait en théorie de l’enfant un organisme indépendant. En pratique, l’indépendance est longtemps relative et l’unité intérieure très fragile. Les mécanismes régulatoires doivent se développer dans les fonctions internes, ils doivent s’intriquer avant que l’on puisse parler d’un « moi » organique, d’un système vraiment autonome d’une vie personnelle. Qu’on ne dise pas que cette notion d’unité physiologique constitue une inter prétation hasardeuse ; l’activité cohérente, équilibrée, aux rythmes alternés de chaque partie de notre individu par rapport à l’ensemble, la prouve suffisamment. Toutefois ce « moi » qui vit ne se connaît pas encore ou bien faiblement. On a appelé cœnesthésie la perception des mouvements intimes de la chair. Ce pouvoir existe, bien que dans les circonstances ordinaires, la majeure partie des phénomènes demeure inconsciente. Il convient de rappeler à ce propos, que si l’inconscient correspond à un domaine de la psychologie, il est avant tout constitué par les forces en mouvement de notre organisme. A mesure que la cohésion se fait dans le corps, le développement mental progresse. L’activité des cinq sens en est l’artisan responsable. Chacun d’eux se fortifie et les sensations reçues s’associent : liaisons simultanées à ton instant, lente et successive stratification permise par la mémoire, telles sont les deux coordonnées de la pense. Les éléments psychiques servent d’abord à orienter le geste et permettent la satisfaction des besoins.
Bientôt parmi les milliers d’actes, l’homme se perçoit comme le pivot essentiel de toutes les expériences. La sensation confuse d’être devient conscience claire, lorsqu’elle se traduit en représentations. Mais celles-ci résultent d’images sensorielles et par destination, les sens sont tournés vers le dehors, vers l’exploration du monde extérieur. L’homme applique avec maladresse de telles armes à la connaissance de sa personne. Il doit joindre les perceptions cœnesthésiques diffuses du dedans aux perceptions sensorielles nettes reçues par sa périphérie. Ainsi s’échafaude tout un système de jugements, entendant par jugement une sorte de jeu dialectique. de pesée entre deux forces du même ordre, mais de directions opposées. Cette confrontation aboutit à un résultat longtemps incertain : l’enfant situe volontiers sa pensée, son rêve, hors de lui et inversement dote l’univers d’aptitudes volontaires et passionnelles analogues aux siennes. Tant bien que mal une sorte de frontière s’installe entre l’être et le milieu ; l’ensemble des éléments psychologiques se dispose en fonction du moi organique comme un édifice centré. Dans la conquête de la connaissance, chaque sens joue son rôle particulier. Le toucher limite l’individu et situe ses gestes dans la certitude de l’espace. L’oreille distingue entre les sons émis par nous, transmis par l'os et les sons apportés par l’air. Grâce à cette expérience primitive, l’enfant assimile longtemps sa pensée à une voix intérieure. La vue qui fournit, j’y ai insisté ailleurs (3), les éléments fondamentaux de la conscience, pose des problèmes où nous allons rencontrer le rôle des miroirs. Sans le secours d’artifices, nous ne percevons qu’un fragment de notre corps : les membres, la partie antérieure du tronc. Cela suffit à nous assurer que nous sommes semblables aux autres hommes. Cela permet une direction efficace des gestes. Toutefois si nous désirons une représentation complète de notre personne, il nous faut l’imaginer en utilisant les impressions d’autrui. Aussi l’enfant attache-t-il grand crédit aux affirmations de l’entourage qui le renseignent sur lui-même. Bientôt il apprend la fragilité de ces témoignages, il veut se renseigner directement. Il doit interroger l’ombre qu’il projette sur le sol ou mieux encore l’image transmise par le miroir. Curieux spectacle que celui de l’homme devant sa glace. D’un côté, un « moi » vivant fait du noyau organique chaud, tendu, mouvant sur lequel se sont plaquées les multiples expériences sensorielles enregistrées, un « moi » dont nous avons dit brièvement le développement, qui est prêt à agir, à souffrir, à se réjouir, qui constitue son but et sa mesure. De l’autre côté, à égale distance, aperçu dans un espace virtuel se trouve un individu que nous examinons par l’extérieur comme pourrait le faire n’importe qui. Il nous faut retenir ses signes distinctifs en fonction du gabarit moyen de la race pour que nous le reconnaissions. Ce monsieur qui sourit quand je contracte un muscle, qui pâlit quand j’ai mal, je le vois au milieu des autres, l'habitude m’assure qu’il extériorise mon « moi ». Je rattache à lui l’ensemble cohérent où je suis, inversement je le fais participer à ma vie. Dans cet échange, la conscience de mon être a été acquise. Cette dualité correspond assez bien aux éléments isolés par Freud, le «moi et le soi ». Toutes les réactions sont possibles entre les deux aspects de la personne dont l'importance respective varie. L’innombrable variété des psychologies individuelles s’inscrit ici. Tantôt le « moi » domine avec sa spontanéité, le système représentatif est alors peu développé, tantôt an contraire, l’image extérieure sociale commande la scène. De tels hommes s’occupent de se regarder vivre, ils sont inquiets de leur image. Sans nul doute, la civilisation qui tend à borner la spontanéité, augmente la valeur du « soi ». L’importance quantitative de ces deux parties de l’être ne préjuge en rien de l’attitude que l’une prend vis-à-vis de l’autre. Le reflet peut dominer mais être pénible (on fuit les glaces) ou aimé (on multiplie les représentations et les exhibitions), quoi qu’il en soit des particularités de chaque problème individuel le travail de la conscience consiste chez tous à résoudre la dualité du « moi » et du « soi » et à chercher, au delà de ce conflit, l’unité.

Les glaces qui ont dans la constitution psychologique un rôle si important deviennent de simples ornements pour nos demeures. Ce goût mérite d’être examiné quant à sa portée. En occident, l’usage de pièces entièrement décorées de glaces se rencontre dès le xvn e siècle. Dans le Versailles de Louis XIV, un homme qui se déclare fait à l’image de Dieu, et prétend détenir de lui une délégation de puissance, supporte mal la limite des murs. Ceux-ci doivent lui ren voyer ses traits que par ailleurs des courtisans imitent. Les jardins où la nature a été rigoureusement taillée, contiennent eux aussi des miroirs d’eau où l’homme et son château se reflètent. Ce désir de manifester sa puissance, de s’en assurer sans cesse, appartient à toutes les civilisations. La Rome impériale a connu également des palais aux murs polis et réfléchissants.
La mode des pièces de glaces se répandit au xvin e siècle dans les châteaux d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne et du Portugal en même temps que le goût de créer des échos dans les parcs. Ces recherches furent jointes à l’efflorescence du baroque. Bientôt le romantisme transforma le besoin de se voir, de se mirer en une volonté systématique d’aller plus avant dans l’introspection. On voulut pénétrer au delà de l’image et atteindre au centre des douleurs et des rêves. Dès lors les thèmes poétiques de la traversée du miroir apparurent. D’autres maisons mirent à profit l’ornementation par les glaces, je veux parler des lieux de plaisir. Mais, alors que les parcs d’attractions demandent aux miroirs déformants ou non un effet de surprise ou de dépaysement, les salons clos en usent autrement. Si quelques hôtes de passage viennent ici chercher la satisfaction facile de besoins urgents, les clients habituels exigent la réalisation de scènes qui hantent leur imagination. La représentation visuelle liée plus ou moins à une exigence physiologique véritable possède un caractère obsédant. Dans le spectacle qui se joue, la personnalité réelle de la femme importe moins que le rôle qu’elle consent à remplir. Agissant ou non le client est avant tout un spectateur pour lequel le miroir est nécessaire. Laissant de côté toute la question des déviations, il est certain que le vice correspond à un conflit grave entre le « moi » et le « soi » avec surestimation de l’image par rapport au besoin.

Parmi ces phénomènes, il en est un, particulièrement important qui nous est raconté par le mythe de Narcisse. Le vieux thème poétique est récemment devenu sujet d’études approfondies. Havelock Ellis avait d’abord signalé en médecin, un syndrome d’auto-érotisme basé sur des observations assez exceptionnelles. Bientôt Freud s'emparant de l’idée fit du narcissisme un stade normal dans le développement de l’être. D'après lui l'homme oriente son amour vers deux objets : soi-même et un individu du sexe opposé (généralement la mère). Mais la question fut encore étendue au point que l’on vint à ranger dans ce chapitre les diverses formes d’égoïsme et jusqu’à l'instinct de conservation. A vrai dire, en partant de l'analyse des préoccupations sexuelles on est arrivé à retrouver ce double courant sensible partout : l’un centripète qui ramène vers l’individu, le personnalise, l’isole, le cristallise, l’autre centrifuge qui tend à dissoudre, à diluer l’être tant au propre qu’au figuré. Sans doute le narcissisme trouve-t-il sa place dans ce mouvement alterné mais est-ce là le sens de la légende grecque? Certes tout mythe véritable se prête à une infinité de lectures et une interprétation botanique de celui-ci a pu même être faite sans ridicule. Pour moi je vois dans l’histoire de Narcisse un apologue moralisateur. Il me paraît voisin de certains récits asiatiques, celui de la conquête des fruits défendus dans un jardin paradisiaque en particulier. Rappelions en effet l’aventure : Fils d’une nymphe, Narcisse est un magnifique adolescent vigoureux ; un horoscope lui prédit longévité et bonheur à la condition de ne pas se voir. Il lui est ordonné de vivre avec spontanéité comme un bel animal. Or ce bonheur n’est pas accepté. Les avances de la nymphe Écho — ce reflet éloigné de l’être parmi les champs et les forêts — sont repoussées. Alors Némésis, la justicière, la gardienne de l’équilibre universel punit l’indifférent. Il voit dans l’eau son image et s’en éprend. La fleur enivrante qui provoque le vertige est évoquée par l’assoupissement dans lequel tombe le jeune homme. L’esprit perdu, il se noie. S’agit-il d’un auto érotisme stérile, d’une vigueur dépensée en vain ou n’est-il pas plutôt question du drame de la pensée humaine détournée de tout but extérieur, se laissant capter dans le cercle vertigineux d’une intellectualité gratuite qui s’imagine être son objet et sa fin. Le grec qui aime par dessus tout la vie épanouie, stigmatise par ce thème amoureux non la méditation mais un certain reploiement dangereux de l’individu sur lui-même. La réprobation atteint la catégorie des adolescents comblés, soustraits aux nécessités de la lutte quotidienne, devenus blasés et qui ne s’occupent plus qu’à contempler amoureusement leur personne. Je lis dans le mythe de Narcisse un procès attenté contre certaines démarches vaines de l’intelligence, contre certaines propensions à l’auto-psychanalyse.

Si, grâce à l’habitude, nous parvenons à reconnaître notre reflet dans le miroir, il n’en demeure pas moins que l’image constitue un mystère dont nous cherchons l’explication. Quelle est cette seconde personne qui surgit en même temps que nous? On en fait volontiers un double que l’on chargera de tous les espoirs dont la réalité nous prive. Nous désirons être éternels, sans poids, invulnérables, toujours vigilants. Le double le sera pour nous. Il devient une représentation améliorée, idéalisée du « soi ». Des siècles ont été nécessaires pour que l’homme puisse ramener à lui l’image qui semblait extérieure, pour qu’il l’incorpore à sa personne. En Égypte, l’être est censé se composer de cinq parties relativement indépendantes : Le corps périssable et tangible — l’âme oiseau (souffle qui retourne après la mort à l’ensemble de la vie collective) — l’image ou ka ou double enfermée dans le portrait et la statue — l’ombre qui suit les contours du corps et qui demeure attachée à la momie — enfin le nom qui contient l’essentiel de la personne. Sur les rivages de la Méditerranée, maintes coutumes et croyances prouvent combien est restée vivace l’idée de la réalité autonome de l’image. Ici, défense de se laisser peindre ou photographier — précepte inscrit dans la loi coranique. Là, crainte que l’ombre ne soit atteinte par quelque maléfice, par le pas d’un étranger. Le miroir où l’on s’est vu est censé contenir l’image ; s’il vient à se casser, la mort surviendra. A vrai dire seul le souci de simplification nous fait associer ombre et image. La confusion ne s’est jamais trouvée entièrement réalisée. L’ombre est une notion moins intellectuelle, elle est comme un destin du corps dont la matière se serait raréfiée mais qui pourrait subir la transformation inverse. (Royaume des ombres pour Royaume des Morts, Champs Élysées — diverses apparitions—ectoplasmes spirites). L’image contient au contraire un élément de conscience. Elle devient chez les Platoniciens une sorte de modèle, de matrice pour la création. Le christianisme a essayé de réduire ces diverses composantes de l’homme en un jeu du corps et de l’âme immatérielle. Il lui est resté des bribes anciennes (anges gardiens, démons, etc.). Mais il s’est efforcé moins de décrire ou d’expliquer que de moraliser. Son but était de remplacer l’image individuelle par une représentation valable pour tous : la figure du Christ contenue en chacun et susceptible d’être un modèle collectif. Tous ces systèmes élaborés par les hommes n’ont pas seulement un intérêt historique. Leur multiplicité prouve que le conflit du « moi » et du « soi » a subi au cours des âges de nombreuses transformations. En conséquence, les oppositions, les dualismes actuels, les contradictions intérieures n’ont aucun caractère définitif.

Doter le double d’autonomie et de vertus magnifiques devait rendre impérieux le désir de le manifester. On cherche dès l’origine à suivre les contours de l’ombre, à capter le reflet, à représenter choses et gens. Ainsi naquirent ensemble l’art et la magie. L’acte magique suppose la substitution à la personne de son simulacre. Il a pour but de faire subir à celui-ci ce que l’on ne peut ou ce que l’on n’ose pas faire subir à celle-là. Les obstacles dus à l’éloignement dans le temps ou l’espace, dus à la société s’évanouissent dès que l’on possède la représentation qualifiée c’est-à-dire consacrée et que l’on peut agir sur elle. En outre, l’ambition du mage est de découvrir le nom et l’image des forces naturelles dont la présence lui parait évidente dans l’univers (Dieux ou demi-dieux des fleuves, des lieux et du ciel), mais que les sens ne peuvent atteindre. Il n’y a là aucune curiosité superflue, seulement l’espoir d’une puissance humaine accrue. Le principe reste le même: posséder la figuration, agir sur elle pour avoir raison des phénomènes. Puisque le miroir est susceptible de fournir l’image des choses que l’on voit, il doit être capable aussi de donner l’image des entités ordinairement invisibles. Pour obtenir ces représentations exceptionnelles, on pense que précautions et rites sont nécessaires. Dès lors on fabrique des miroirs divers employant des métaux choisis avec soin pour leurs vertus particulières. On opère à des heures astrologiquement propices, on exécute des cérémonies au cours desquelles sont évoqués les esprits des morts ou des absents, les puissances supérieures du monde amies ou hostiles. Les expériences des voyantes qui de nos jours interrogent la boule de cristal correspondent aux restes de ces pratiques anciennes. Sans doute les résultats obtenus en pareille circonstance tiennent-ils à une extériorisation du contenu de l’inconscient. Cette explication moderne si elle doit être admise à l’exclusion de toute autre, apporte une clarté sur le mécanisme des faits. Cependant on doit avouer que le mystère demeure, car à étendre indéfiniment les pouvoirs de l’inconscient on n’a que reculé le problème. Dans ces préoccupations magiques, qu’elles soient officielles alors appellées religieuses, ou privées et plus ou moins occultes, l’habilité de l’artiste est sollicitée. Il est demandé à cet homme en dehors de toute autre considération décorative ou esthétique d’être le miroir fidèle qui conserve l’image. Le praticien doit représenter les êtres et les choses parce qu’ainsi elles échapperont à la menace du temps. Il convient de tracer ces figures avec le maximum de caractère, en les associant aux emblèmes et aux symboles. Remplaçant les miroirs à évocations, les peintres doivent être capables de rendre sensibles à la masse les traits des personnages mythiques, ou ceux des divinités. Ils doivent suivre les indications du rituel et de la tradition. Sous cette réserve, ils peuvent interroger leur imagination. Ainsi donc la liberté est faible et l’on admet seulement une marge de variété et de déformation rendue nécessaire par l’optique, le goût et la sensibilité personnelle de chaque artisan. L'art, dégagé de ces préoccupations, devenu profane, est libéré. Cependant l’artiste continue à regarder sa représentation comme participant de la réalité, comme étant une partie de la réalité qui a pu être soustraite. Consacrant sa vie à faire des simulacres, il croit à la valeur de ceux-ci. Par ailleurs, le public conserve très fortement en lui la notion ancienne d’utilité magique de l’art. Des vagues successives d'iconoclastes ont eu beau s’abattre sur le monde, à Byzance, à Rome avec les adeptes de Savoranole, les Réformateurs ensuite; rien n’y a fait. Les premiers chrétiens se gaussaient du culte païen pour les idoles, peu d’années après, leurs basiliques en étaient pleines. L’habitude de se reconnaître dans son image personnelle fait que l’homme croit spontanément à la valeur de toutes les représentations. La grande nouveauté moderne vient de ce que les procédés mécaniques ayant permis la représentation automatique des choses l’artiste se trouve dégagé de la nécessité sociale où il se trouvait d’être une sorte de miroir commun. Il peut évoquer seulement son émotion, reproduire des images qui n’existent que dans sa tête : visions de rêve par exemple. L’abandon de l’objet, l’insouciance de la ressemblance sont considérés dans le public avec incompréhension et terreur. La mission habituelle de l’art semble être trahie. Mais il y a plus : tenant par tradition l’artiste comme chargé d’évoquer le monde, de le décrire, de le rendre sensible, le spectateur devant les efforts contemporains craint que les nouveaux miroirs vivants ne lui découvrent un univers différent de celui dans lequel l’enferment les systèmes classiques de la pensée. Ilna peur de témoignages qui remettraient tout en question.

Le miroir étant, je l’ai montré, l’arme principale de la prise de conscience du « moi », conduit par là même à s’inquiéter des caractères véritables de la réalité. En effet, les phénomènes de réflexion sur les surfaces polies constituent le premier exemple d’une illusion c’est-à-dire d’un cas où les sens sont pris en flagrant délit d’erreur, où le doute peut naître. La glace nous trompe en nous donnant de notre per sonne un reflet extérieur, insaisissable et de plus inversé, alors que nous nous sentons dans ce personnage. Aussi, dès qu’il est question d’une chose assurée ou douteuse, réelle ou non, l'homme pensera au miroir, ce créateur de conscience et d’illusion à la fois. Je regrette de ne pouvoir analyser ici l’étonnante allégorie qui représente traditionnellement la vérité sous l’aspect d’une femme nue sortant d’un puits et tenant un miroir à la main. Ce miroir, je propose quant à moi qu’on le fasse tenir par un homme qui ne saurait pas s’en servir, on aurait alors le symbole exact du philosophe. Après que mystiques, mages et artistes surestimant la valeur de l’image eurent pourvu chaque être d’un double, les philosophes eux ont insisté sur le caractère virtuel, immatériel des reflets. Ils avaient enfin la possibilité de se construire à peu de frais un royaume où rien n’importait et où la contemplation descriptive était seule admise. Arguant de la dualité de la chose et de son image, dualité grossière cependant, ils ont fabriqué deux univers dont l’un serait l’apparence de l’autre. Tantôt les objets tangibles seuls sont dotés d’existence et nos représentations mentales sont regardées comme des reflets sans réalité véritable : ce sont des superstructures faites de fumée. Tantôt au contraire, le monde extérieur est nié au profit des matériaux psychologiques: Entraîné par la logique, on en vient à dire que l’univers expérimental et perceptible n'est qu'un reflet momentané des grandioses et définitives pensées d’un cerveau divin central. Dans toutes ces thèses demeurées simples ou rendues compliquées qui constituent l’ensemble du monument philosophi que, on retrouve le problème fondamental du miroir et les conclusions insuffisantes tirées de son usage. On voit reparaître en ces systèmes, le conflit transcendé du « moi » et du « soi » qui cherche par tous les moyens à se résoudre. Ces débats auraient bien peu d’importance s’ils ne contribuaient par de fallacieux raisonnements à accentuer une dualité qui n’est qu’apparente dans le monde et dans l’homme. Ils sont dangereux car ils finissent généralement par ruiner l’espoir. En effet le pays du merveilleux se trouve toujours être situé de l’autre côté du miroir et relégué dans un domaine virtuel. Je dis qu’il est temps de mettre un terme à l’exploitation intolérable qui a été faite des phénomènes de la réflexion optique. Il est urgent de proclamer que Mystère et Merveilleux ne sont pas en dehors mais dans les choses et dans les êtres, les uns et les autres se transformant à chaque instant, unis qu’ils sont par des liens continus. Derrière la surface plane du lac ne sont pas des peupliers illusoires, mais la vie intense des eaux. Derrière le miroir est le métal avec ses propriétés. Et s’il est possible de comparer notre esprit à ce miroir, le tain en est consti tué par la rouge coulée du désir. Dans cet étrange appareil en tous cas, l’altération des images, loin d’être gratuite marque la première phase de la transformation de l’univers.

Pierre MABILLE.




(1) M. Serge Roche, le miroitier parisien bien connu m’a fourni pour ce travail documents et objets du plus haut intérêt, je lui dois de vifs remerciements. Il m’a raconté l’anecdote suivante : « Un chat de gouttière, recueilli très jeune par lui, vivait dans son appartement abondamment orné de glaces ; le chat jouait sans cesse avec son image. Transporté à la campagne il avisa une pièce d’eau très calme où il se reflétait. Comme d’habitude, il sauta. L’accoutumance avait dominé l’horreur instinctive de l’eau qui n’avait pas été reconnue. Heureusement la profondeur était restreinte, l’animal sortit; mais honteux, il disparut à jamais ».
(2) Ce sentiment est très individuel. Un de mes amis M. G. est souvent" surpris d’observer dans le miroir les traits de son père, de son grand-père, qui viennent en surimpression rapide couvrir son image personnelle. Chez cet homme, la reconnaissance du moi ne se perd pas complètement, elle se trouble dans une notion familiale. (3) Cf. les notes qui suivent « La conscience lumineuse ». Albert Skira, éditeur 1938.

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PIERO DI COSIMO, PEINTRE BIZARRE

Chaque œuvre d’art porte en elle-même un essai de l’absolu : elle a une particularité : l’exigence de la totalité. Pendant la renaissance, sous l’influence du néo-platonicisme, l’on commença à mettre sur un plan d’égalité la force créatrice de l’artiste et celle de Dieu. L’œuvre d’art était considérée comme un petit univers, correspondant au macrocosme de la nature. Ancré dans le royaume des idées, un autre monde, mystérieux, total, surgit avec la spontanéité d’un volcan. Car l’imagination productrice de l’artiste touche aux sphères de l’absolu dans les régions où l’élément hallucinatif est alimenté par les sources de l’inconscient. Hauteurs lumineuses des idées — précipices sombres de l’inconscient — c’est entre ces deux pôles qu’oscille la force créatrice de l’artiste comme des seaux d’or qui montent et descendent (« wie goldene Limer auf- und niedersteigen »), pour trouver l’accomplissement et la libération dans la forme. (En même temps l’œuvre d’art fait partie d’un complexe de relations réalistes qui l’unissent au monde). Assez rarement, cependant, une sorte de synthèse idéale se cristallise. Souvent les différents mondes s’opposent dans des attitudes hostiles. Il en résulte un système compliqué de relations mutuelles. Selon la personnalité, l’époque, les problèmes propres à cette époque, le style, l’accent peut se trouver sur les « idées » ou sur le « caractère démoniaque ». Mais toujours, l’inconscient accompagne la clarté de l’esprit, inséparable, comme l’ombre du corps humain. Et c’est seulement l’inconscient qui crée la poésie de l’objet, qui enchante le milieu avec une force magique. On a plusieurs fois essayé d’écrire une histoire des idées de l’art, de la forme. On a rarement entrepris une interprétation analytique qui essaye de découvrir l’instant de la spontanéité, les profondeurs de l’intuition. C’est seulement à notre époque que, grâce au surréalisme, on tenta d’appliquer les nouvelles catégories de l’analyse aux œuvres du vieil art. Si Freud a vu Leonardo au point de vue de la psychanalyse, il est possible de dépister, du point de vue surréaliste — et surtout pour des époques révolutionnaires comme la renaissance — les régions sombres, l’inconscient, le démoniaque qui se cristallise très nettement chez quelques artistes. Le dessin de Dürer — la copie exacte d’un songe fantastique (pièces intestimable pour l’analyse de la création artistique) est peu connu. Piero di Cosimo (1462-1521) — une personnalité en qui les forces immenses de la peinture florentine de la renaissance se transforment comme chez aucun autre maître, en vue grandiose du cosmos et de l’inconscient —- n’est guère estimé. Passons la parole à Vasari — le biographe génial de la renaissance italienne, dont la vie de Piero di Cosimo « peintre bizarre » est une source inépuisable pour l’analyse de l’homme. « Quelquefois il restait, perdu dans la contemplation d’un mur couvert depuis longtemps de crachats de malades et il y voyait des batailles de chevaux — les villes les plus fantaisistes, les paysages les plus grandioses qu’on n’ait jamais vus; il lui arrivait la même chose pour les nuages ». Il cherche les formes artistiques créées par le hasard dans la nature ou les corps bizarres formés par le crachat de malades dans un sentiment presque maladif pour la beauté perverse du dégoût et il y trouve la matière de ses rêves éveillés. Leonardo a senti également la force hypnotisante qui rayonne des formes mystérieuses du hasard sur l’imagination de l’artiste. Ne conseillait-il pas à l’artiste de regarder des murs tout couverts de taches variées (« in mûri imbrattati di varie macchie ») les cendres du feu, les nuages, la vase : car dans les choses confuses l’esprit s’éveille à de nouvelles inventions «(perché nelle cose confuse l’ingegno si desta a nove invenzioni »).

« Piero di Cosime mène une vie plutôt bestiale qu’humaine. Enfermé dans son appartement, il ne voulait pas qu’on nettoyât sa chambre. Il ne voulait manger que lorsqu’il avait faim et défendait qu’on coupât les fruits du jardin. Il laissait pousser et ramper à terre les sarments de vignes et jamais on ne devait traiter les figuiers ou les autres arbres, il se plaisait à voir toutes les choses selon leur nature sauvage. On devait confier toutes les choses de la nature à celle-ci, sans y toucher. Souvent il sortait pour voir des plantes ou des animaux créés par le hasard ou l’originalité de la nature et il y trouvait une telle satisfaction, un tel consentement qui le faisaient mettre dans une rage terrible. » Les rapports des derniers jours de la vie du peintre — que Vasari tenait certainement des élèves mêmes de Piero — sont aussi singuliers et aussi instructifs que ces anecdotes qui pourraient être des légendes pour quelques tableaux de Piero di Cosimo. « En vérité, dit Vasari, dans le dernier alinéa de la vie de l’artiste, on reconnaît dans ce que l’on voit de lui, un esprit totalement différent des autres, d’une particulière subtilité dans la découverte de certaines finesses de la nature. Il n’en pouvait pas être autrement; amoureux de ses idées, il ne se souciait pas de son confort. Ses repas se composaient d’œufs durs dont il faisait cuire une cinquantaine à la fois. Il jouissait tellement de cette vie que la vie des autres lui semblait être un esclavage vis-à-vis de la sienne. Les pleurs des enfants, la toux des hommes, le son des cloches, les chants des moines l’incommodaient. Lorsqu’il pleuvait, il voyait avec joie l’averse métallique sur les toits, l’écume sur la terre. Il craignait terriblement les éclairs et lorsque le tonnerre était particulièrement fort, il s’enveloppait dans un manteau et se cachait dans un coin de sa chambre verrouillée. A la fin de sa vie, à cause de son état paralytique, il ne pouvait plus travailler : cela l’agaçait tellement qu’il voulait se couper les mains. Puis, il se disputait avec les mouches, tout le gênait, même son ombre. Sur son lit de malade, il maudissait les médecins, les pharmaciens, les infirmiers qui le laissaient mourir de faim. En plus des tortures des compresses, médicaments et injections, on le persécutait avec son testament, les lamentations des parents, la chambre trop sombre, et il louait la justice car c'était certainement une chose merveilleuse qu’un condamné conduit à la mort. Il verrait tant d’air et tant de peuple qu’il serait consolé. Les prêtres et le peuple prieraient pour lui et, immédiatement, accompagné des anges, il entrerait au paradis. Ce serait un immense bonheur de pouvoir quitter la vie dans un court instant. » Quel mélange singulier de traits opposés dans cette personnalité torturée, sans maîtrise d’elle-même. Une peur presque maladive de passer à côté de tout ce qui est normal pour ne pas se laisser échapper trop tôt la nature des choses. En lui prédomine l'instinct vers tout ce qui est curieux, extravagant, avec une tendance à se perdre dans un jeu. Un désir exagéré d’indépendance, de se sentir libre de toute contrainte sociale, désir qui se retrouve dans sa vie bohémienne, dans‘sa manie de l’originalité, dans une sorte de clownerie. Puis la passion d’un révolutionnaire, accaparé par ses idées, des remèdes magiques et mystiques pour le monde. Tout grand art est révolutionnaire. Piero di Cosimo ne crée pas pour protester verbalement par sa peinture mais plutôt par une vie révolutionnaire qui se montre dans ses excès contre la civilisation. La vie primitive est recherchée comme une fuite hors du temps. Nous croyons entendre cet appel qui se répète périodiquement dans tous les temps. Retour à la nature ! Les éléments fondamentaux de cette nostalgie métaphysique se continuent pendant des siècles, seules les formes extérieures varient. La haine des coutumes rigides d’une société fatiguée qui se plaisait tantôt dans des spéculations mystiques tantôt dans de l’intellectualisme humaniste, tantôt dans une adoration romantique de la nature, inculquait à Piero di Cosimo, une nostalgie passionnée du naturel. Il voyait la beauté de la nature dans sa paix, dans la force élémentaire de sa croissance sauvage. Loin de tout romantisme, il montre ici un sentiment primaire pour le cosmos, les lois éternelles de la vie et de la mort, dont il tirait sa propre vie. Ainsi, Piero di Cosimo, comme tous les autres hommes, oscille entre la force de la vie et une peur profonde de la mort qui finit par devenir la folie de la persécution. Burckhardt, dans un de ses chapitres les plus brillants, a décrit comment l’on a trouvé dans la renaissance, par la contemplation immédiate et sensuelle, le droit propre de la nature. La découverte répétée du monde extérieur, l’augmentation continue du matériel visuel, se traduisent, dans la peinture du quattrocento, comme une image de plus en plus complète de la réalité de la nature. La description systématique de tous les phénomènes que l’on voit correspond au désir de nouvelles contemplations, comme pour Leonardo, par exemple. Mais la question se pose : pourquoi ne rencontrons-nous jamais dans la peinture du quattrocento un naturalisme pur? L’élément empirique et l’élément sensuel restent les points fondamentaux de l’observation. Mais la description de ce que l’on voit, des faits objectifs, n’est plus un but en soi. Comme dans la philosophie de la nature de l’époque, la « magie naturelle » ou la mystique, commence à avoir une valeur toute nouvelle (voir pour cela chez Ernst Cassirer : Individu et Cosmos dans la philosophie de la renaissance). Pico della Mirandola ne voit dans la magie que l’accomplissement de la philosophie naturelle et présente la magie comme la somme de toute sagesse humaine. « Elle est l’expression de l’accord de tout ce qui est. Les Grecs l’appelaient pour cela la sympathie. Elle pénètre dans la compréhension du fond de toutes les choses; elle tire les miracles cachés du sein de la terre et des chambres mystérieuses et les présente comme si elle les avait créés elle-même. Comme le paysan qui attache la vigne au tronc de l’orme, comme s’il mariait le feuillage et l’arbre, le magicien unit le ciel et la terre et met les régions inférieures en contact étroit avec les forces du monde supérieur. » « La vraie magie est divine, pleine de grâce profonde, elle donne une idée des œuvres toutes puissantes et reconnaît leur nature. Elle nous mène sans cesse vers la nature et notre âme s’enflamme d’enthousiasme et nous sommes tentés de nous écrier avec le prophète : « Le ciel et la terre sont pleins de la magnificience et ta gloire. » Il s’agit d’une compréhension intuitive de la nature. Reconnaître une chose signifie se confondre avec elle. Toutes les émotions et les passions mystérieuses qui mettent l’homme en contact profond avec la nature, sont invoquées et il en résulte une sorte de panpsychisme qui voit déjà dans l’acte sensuel une réunion, une refonte avec l’univers. Nous constatons ici une renaissance de l’idée primitive de l’animisme. Dans ce sens les œuvres de Piero di Cosimo doivent être interprétées comme la bibliographie de Vasari. Contemplons le fragment d’un paysage fantastique, fragment de l’autel de la Conception Mariae aux Uffizi — peint vers 1502 — époque à laquelle Leonardo était à Florence et où Raphaël devait bientôt entrer dans la ville de l’Arno. Un palmier éclairé par le soleil, vu comme une silhouette sur un fond clair, le tronc brillant se tortillant comme une chenille énorme. Subitement, la masse lourde des feuilles se déverse comme la lave d’un volcan et les feuilles se transforment en dessins miraculeux, rappelant des fantômes, pareils aux griffes dégouttantes du dragon de la « libération d’Andromeda » (Cassoni, Uffizi). À côté de l’arbre, un mur en ruines avec une colonne crevassée sur un rocher ressemblant à un tronc de pyramide, avec le dessin méticuleux des crevasses (nous pensons, malgré nous, aux principes de Leonardo) et l’ombre d’une feuille, une grimace de Don Quichotte. Puis la maigre silhouette d’un arbre trop mince, sans feuilles, avec des branches desséchées comme la filigrane des fleurs de glace. Quelle force magique dans cette composition ! Un pêle-mêle du hasard qui semble être déterminé par un ordre mystérieux. On pense à ces lois qui unissent souvent des objets qui n’ont aucun rapport entre eux.

Trois éléments dans la composition de ce fragment — considéré comme un tableau en lui-même : descendre — monter équilibre instable. De plus des ombres, des clairs-obscurs, une lumière éclatante et des silhouettes plastiques correspondantes. La colonne antique symbole du paganisme vaincu, nette dans son caractère phallique s’oppose à la fertilité somptueuse du palmier, symbole du christianisme et à l’arbre desséché, symbole des âmes perdues dans des doctrines hétérodoxes. Un symbolisme étrange de la nature qui accompagne ici la scène de la naissance du Christ, le Rédempteur, étrange dans son mélange de christianisme, de cosmos et d’inconscience. Nous remarquons ce même mélange des éléments les plus différents dans les formes fantastiques du rocher qui semblent respirer comme des êtres vivants. Pierre et plante se confondent en une unité mystique. La résistance de la pierre semble se transformer d’elle-même — poussée par l’imagination de l’artiste — dans la substance de la plante. On peut rappeler ici une subtilité analogue à celle que l’on trouve dans La Science Naturelle de Cardanus (« de subtilitate libri »), l’union magique qui réunit chez ce « pan-psychiste » toutes les formes de la nature. Les métaux ne sont que des « plantes enterrées » (« planta sepulta ») qui vivent sous terre et les pierres ont leur développement, leur croissance et leur maturité tout comme les arbres ont leurs racines, feuilles et fleurs. Plonger dans les pensées mystiques ! Les causes premières de l’âme humaine vont de pair avec les temps primitifs. Le mythe est le fond de la vie, la forme sans temps dans laquelle entre la vie éphémère, produisant ses traits éternels de l’inconscient. Dans ce sens, Piero di Cosimo est le premier grand peintre mysthique des temps modernes et il doit être considéré également comme le premier peintre d’un paysage cosmique.

La métamorphose des formes, des hallucinations de l’artiste dans lesquelles renaissent les vieilles idées religieuses, renforce leur caractère irréel, comme pour ce tronc d’arbre mort d’un autre fragment de la Conceptio Maria; de même que, dans un dessin de Walt Dinsôey, nous devinons avec étonnement la folle mascarade de la nature. Les verrues immenses des troncs du second plan se transforments en moignons de bras roôds, les racines deviennent les griffes d’un monstre et au sein du tronc s’ouvre la gueule d’un animal — un creux mystérieux. Est-ce qu’on peut encore douter de la signification érotique de ces délires d’un inconscient? D’autant plus que le même tronc d’arbre se retrouve dans d’autres œuvres importantes du maître — seulement avec plus d’insistance menaçante. Tel le tableau magnifique qui raconte — d’après le calendrier des fêtes d’Ovide (Fasti, 17 mars) la découverte du miel par Bacchus (Worcester, Art Muséum, peint vers 1502); tel son pendant inachevé, mais encore plus grandiose quant au grotesque et à la poésie des paysages (London, Coll. Vitale Bloch. Ici Piero di Cosimo montre comment Silène Ventru se rend sur son âne à la recherche du miel également mais déniche des frelons à la place des abeilles, et comment ces frelons — aux grands éclats de rire de la bande d’ivrognes qui l’accompagnent — piquent effroyablement le vieux cupide). Dans le corps de l’arbre — point central de la fête bachique — s’ouvre un gouffre horrible dans lequel est logé un satyre qui dort. Nous retrouvons ici l’unité que Freud a découverte dans le tableau de Leonard, représentant Anna, la Vierge et l’Enfant Jésus — entre celui-ci et le célèbre « vautour maternel » mais l’unité s’applique ici au sein de cet arbre humain et l'endormi — conformément au symbolisme transporté de Piero di Cosimo. L’idée de la métamorphose de la vie était familière à Piero di Cosimo dès sa jeunesse. Est-ce que cette œuvre de sa jeunesse, la lutte des Lapithes et des Centaures (Londres, Nat. Gallery) est autre chose qu’une illustration presque littérale de l'essai d’Ovide dans les Métamorphoses? Mais, dans une transformation visionnaire du texte littéraire, une lutte féroce de tous contre tout se dévoile à nos yeux. Il n’y a rien de semblable comme passion féroce dans la peinture florentine. Des amas de corps nus d’hommes et de centaures forment un pêle—mêle inextricable. Une ivresse diabolique, une soif de sang sadique, une orgie d’amour folles, ivres, s’entremêlent au centre avec l’étreinte et le baiser de la mort du couple de centaures, la belle Hylomène et Cyllarus. A droite, un corps couché, fortement raccourci, qui couvre dans la raideur de la mort, son membre broyé. Cette lutte brillante se passe dans un pré fleuri où les restes du banquet, les projectiles perdus brillent avec un éclat métallique et une cruche en forme d’oiseau est accroupie comme un animal effrayé et une nappe — seule tache claire — est étendue comme un linceul au milieu des combattants. Voyons le tableau de l’incendie de la forêt (Oxford, Ashmoleon Muséum). Les animaux se précipitent, chassés par une panique effroyable — comme si Pan lui-même avait incendié les bois — du centre en flammes vers un espace libre, sauveur. Au loin, on aperçoit vaguement des silhouettes fugitives dont le rythme staccato rappelle la chasse nocturne des fantômes d'Uccello (même musée). A part cela, une scène en avant, éclairée par la lumière lugubre du feu. Au centre, l’arbre qui semble se tordre dans la chaleur domine les profondeurs divergentes de la composition. Puis, des oiseaux laids, de la même réalité rigide que celle des tableaux de Volière, le massif en pierre du taureau trop raccourci dont nous croyons entendre les plaintes, ou la famille d’ours qui se traîne péniblement; des monstres aux grimaces humaines, qui marchent paisiblement comme des étoiles. Que signifie cette description du fléau de la nature qui comprend même l’homme, le paysan « à la Breughel »?

Pensons au rapport de Vasari sur la peur exagérée que le peintre avait des orages. Est-ce que nous devons interpréter les descriptions répétées d’un incendie comme le signe d’une folie pleine de tourment; d’un cauchemar, qui poursuit l’imagination de l’artiste? Dans le cercle des pensées mystiques, les catastrophes dues au feu jouent toujours un rôle important. Ce fut juste vers la fin du Quattrocento — lorsque l’humanité mystique fut torturée de nouveau par les visions de la fin du monde — que l’interprétation chiliastique de la destruction de la terre par le feu ou par l’eau s’étendit, comme une épidémie. (Voir le dessin d’un rêve de Durer ou les dessins de Léonard). Pendant que Piero peignait ces tableaux de Casoni, Savonarole ébranlait les bases de Florence par ses idées sur un état divin presque communiste. Certainement, Piero fut pénétré par cette idée,politique nouvelle comme beaucoup d’autres artistes. Nombreux sont les traits communs qui unissaient ces deux, révolutionnaires : Piero et Savonarole : la haine profonde d'une société libérale pourrie, le désespoir de la conscience et la nostalgie passionnée d’un nouvel homme simple et naturel.

Vasari nous raconte que Piero di Cosimo a fait des ébauches pour ces cortèges allégoriques et fantastiques qui - tantôt grotesques, tantôt empreints de symbolisme religieux — étaient à la mode de Florence à la fin du quattrocento. Vasari fait l’éloge du Triomphe : le « Carro della Morte », « à cause de son imagination singulière, terrible, inattendue, pleine d’une fantaisie bizarre ». Un char immense , tiré par des taureaux, peint en noir, avec des ossements et des croix blanches. Sur le char se trouve un squelette immense, la faucille dans la main. De nombreuses tombes couvertes d’une pierre entourent le char. A tous les endroits où le triomphe s’arrête, la pierre se soulève et il sort des tombes des figures bizarres, vêtues d’un suaire noir, sur lequel sont peints des ossements blancs, horribles à voir. Le char est précédé et suivi de squelettes montés sur les chevaux les plus maigres et les plus misérables que l’on ait pu voir, portant des couvertures noires pleines de croix blanches. Chaque cheval est conduit par quatre palefreniers, déguisés en squelettes, portant des torches noires et des drapeaux avec des croix, des ossements, des crânes, peints en blanc sur fond noir. Auprès du char, des hommes portaient dix fanions noirs très bizarres. Le char roule, accompagné par des hommes chantant le psaume de David : le Miserere et la « nobilissima canzone, dolor, pianto e penitenza ». Et Vasari pense ici à ces vers émouvants du poète Antonio Alamanni, dans son poème : « II Trionfo della Morte » :

Morti siam come vedete Cosi morti vedrem voi Fummo già corne voi siete Vo’ sarete come noi...

Georges PUDELKO


  • Extrait d’un ouvrage à paraître aux Editions Albert Skira : L’Œuvre de Piero di Cosimo.

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Révolte et docilité dans l'intervention poétique surréaliste

Révolte, docilité, telles sont les deux attitudes entre lesquelles l’invention poétique surréaliste oscille sans cesse, la docilité (dont l’écriture automatique représente le degré le plus élevé) présupposant la révolte comme point de départ, la nécessitant ensuite comme aiguillon, comme soutien de son flux. Il y a interpénétration de l’une et de l’autre, de sorte qu’il est extrêmement difficile de distinguer à chacun des moments de la création, les parts respectives qui leur reviennent. La première attitude (1) met en œuvre l'arbitraire de l’esprit, qui choisit un objet et altère le plus délibérément du monde le contenu de sa notion de cet objet, par rapport à l’un de ses points de vue privilégiés. Le jugement d’identité se trouve ainsi battu en brèche, car le résultat d’une telle opération peut n’être rien de moins que de rendre imaginable le contradictoire lui-même. L’esprit se propose quelque chose qui n’est pas encore (quoique procédant forcément de ce qui est déjà), une forme aspirant à se remplir d’être, je dirai qu’alors il se tente. Mais se tenter, pour lui équivaut à se découvrir. Car voici qu’il vient de se mettre dans cet « état naissant » qu’ont défini les chimistes, et qui consiste ici en l’impression — s’accompagnant d’une toute-puissante émotion affective — de directions, de contours de fécondité intérieure. L’afflux d’états de conscience, aubes d’images, aubes d'idées, se précipitant aussitôt au nouveau moule, vient surabondamment lui-prouver que tout essai de réinvention du monde aboutit à un approfondissement de l'humain. C’est à croire que quelque chose correspondant à la tentative, en apparence la plus gratuite, préexiste dans tous les cas au fond de l’inconscient,, et n’attend que l’acte mental pour se libérer avec une violence explosive. En fait, il n’y a rien sans doute qui soit absolument étranger à l’esprit, rien qui n'éveille en lui cette merveilleuse prescience de ses richesses. Un système inconscient a été touché, l’énergie se propage dans les multiples sens d’irradiation qu’il comporte, des représentations naissent, en appellent d’autres par voie d’association, et c’est finalement tout l’être qui s’étire au bout du fil avec une ductilité infinie. Mais même, si comme disent les photographes, l’image n’est pas complètement « venue », le choc affectif peut néanmoins se produire, car il suffit pour cela de savoir qu’elle est là, un tel savoir subsiste, s’intègre à ce que le moi se sent effectivement posséder.

Cette tentation de l’esprit, véritable coup de sonde dans l'inconscient, tentation aussi bien pour le créateur lui-même que pour le lecteur ou le spectateur, se rencontre à chaque pas dans les productions de l’activité surréaliste, sans qu’il soit aisé souvent de la distinguer d’avec son écho. Il arrive toutefois qu'elle se présente seule, et dans des conditions propres à lui assurer le maximum d’arbitraire : je fais allusion au petit jeu du « cadavre exquis », et, dans le domaine de la poésie actualisée, à la «décalcomanie» de Dominguez, au «frottage» de Max Ernst. Ce sont là de simples propositions que l’esprit se fait à soi-même, et en même temps, à tout esprit. Le ressort de telles propositions étant une révolte contre l’automatisme tout pragmatique de la vie courante, leur efficacité à l’égard de toute personne mise en leur présence, est fonction de l’étendue de cette révolte même, c’est-à-dire de leur apparente gratuité. Cette impression de gratuité est d’autant plus frappante que la catégorie au regard de laquelle une semblable proposition apparait, à prime abord, comme absurde, est une de celles dont l’esprit se sert le plus fréquemment pour penser. Tel est bien le cas de la finalité (intention, adaptation, organisation, utilité, valeur), car elle est directement tournée vers la passion, vers l’action. Lorsque l’enfant demande : pourquoi, comprenez : pour quoi faire. Modifier en quoi que ce soit la notion d’un objet au regard de la finalité équivaut à créer dans l’homme un nouveau besoin. En d’autres termes, toute entorse à une finalité objective apparente (ou plus exactement traditionnelle) fait apparaître une finalité subjective nouvelle. Et même une série de finalités nouvelles aussi nombreuses que nos tendances. De là l’efficacité des objets surréalistes. On conçoit dans ces conditions, que l’altération des objets les plus usuels soit douée d’un maximum de retentissement (2), puisqu’aussi bien c’est à eux que s’attachent les contenus men taux les plus riches. De fait, les objets surréalistes sont souvent construits à l’aide d’ustensiles ménagers, de toilette, etc., et, parallèlement, les images mettent- en jeu, de façon générale, des représentations courantes telles que celles de parties du corps humain. Un cas particulier de modification finale est apporté par le rapprochement de deux objets dont les idées appartiennent à des compartiments extrêmement éloignés l’un de l’autre de l’esprit. Rien n’agit davantage sur ce dernier qu’un bouleversement des localisations qu’il est arrivé patiemment à se faire, et qui sont l’application de sa téléologie. Appréhendant bien chaque élément à part, mais non le rapport qui les unit, il s’affole à tout son répertoire de questions habituelles : qu’est-ce ? pourquoi ? dans quelle intention ? etc. Mais les réponses — si réponses il y a — qu’il peut ainsi obtenir, s’avéreront toujours incapables de le satisfaire, car la clef de l’énigme, ce n’est pas la raison mais l’imagination qui la détient.

A la lumière des exemples qui précèdent, il est possible de pénétrer plus avant dans le mécanisme même de la tentation, ce véritable « paratonnerre à merveilleux ». L’altération volontaire du contenu manifeste (3) d’une notion de l’esprit ne saurait résulter que de l’opposition à ce dernier contenu d’une proposition antagoniste arbitrairement préférée. Le rôle de la volonté (la révolte) est tout négatif (4) : il consiste en effet à affecter le. connu d’un moindre intérêt, à le mettre à l’écart, à inhiber ce qui a tendance à naître, à chaque instant, de rationnel, à déplacer au contraire les intérêts psychiques vers un apport nouveau — l’élément positif de l’altération — et ce nouvel apport c’est avant tout le hasard qui le fournit. L’examen des petits jeux surréalistes auxquels j’ai fait plus haut allusion — examen qui projette un jour singulier sur les conditions mêmes de l’éclosion d’un poème — permet aisément de s’en rendre compte. « L’état naissant » — lequel est activité, non acte — se produit lorsque l’esprit, écartànt l’apparente injustice de l’altération, reconnaît comme sien cet apport du hasard. Venant de se tenter, il s’entend soi-même se répondre. Alors peuvent s'ouvrir les écluses de l’écriture automatique, et c’est également à une opération de cet ordre qu’il est fait recours, pour maintenir le débit de cette dernière, lorsqu’il semble devoir tarir (5). Car l’imagination désintéressée a peine à se soutenir elle-même, et la lutte contre la sollicitation incessante de l intelligence pratique (telle que la vie courante et le dressage intellectuel l’ont façonnée) nécessite de constants réconforts (6). Le surréalisme a eu ici le mérite d’apporter une méthode, permettant d'alimenter indéfiniment l’inspiration, et cette méthode consiste avant tout en le recours volontaire a des techniques définies d’interrogation du hasard.

Voilà sans doute le centre même de la pensée d’André Breton, telle qu’il l’a livrée dans Nadja, les Vases communicants, l’Amour fou surtout, en des pages profondes, caractéristiques de cette sorte de philosophie affective qui est la sienne, si émouvante d’être puisée à même l’ombre secrète du cœur. Le hasard pouvant se définir comme « la rencontre d’une causalité externe et d’une finalité interne », André Breton insiste sur la prééminence de ce second élément, l’accident lui-même, « la chance », étant, dit-il « épars dans le monde », où il n’est que de l’apercevoir. Et c’est la finalité intérieure, notre avidité profonde, qui déssille nos yeux, porte notre attention sur des faits que nous n’eussions pas remarqués sans elle, et dont il peut ainsi sembler que ce soit la subjectivité elle-même qui les ait créés. Comme si le désir de l’homme avait un pouvoir, comme si « le cœur disposait ». Un psychologue a pu récemment avancer que toute sensation présupposait un besoin et parallèlement l’interrogation du hasard, l’appel à la surprise, l’élément passionnel, viennent d’être mis à leur vraie place dans la genèse des découvertes scientifiques. C’est assez dire à quel point de telles idées sont actuellement dans l’air. C’est grâce au hasard en effet que l’homme est en mesure de se poser à lui-même les questions les plus profondes, celles qui, brisant le cercle de l’habituel, portent au cœur même de ce « psychisme latent actif » que les conductions conscientes ne sauraient atteindre. Sur une telle interrogation, à côté de méthodes d’inspiration poétique et de découvertes scientifiques, on a pu aller jusqu’à tenter de fonder quelque chose comme une règle de vie, capable de susciter les plus merveilleux espoirs. « L’homme saura se diriger le jour où, comme le peintre (Léonard de Vinci), il acceptera de reproduire sans y rien changer ce qu’un écran approprié peut lui livrer à l’avance de ses actes... Là — si son interrogation en vaut la peine — tous les principes logiques mis en déroute, se porteront à sa rencontre les puissances du hasard objectif qui se jouent de la vraisemblance. Sur cet écran tout ce que l’homme veut savoir est écrit en lettres phosphorescentes, en lettres de désir ». (André Breton , L’Amour fou). « C’est ainsi que je vis », disait Nadja.

Une fois obtenu l’apport du hasard, à la faveur de la surprise, elle-même fonction de son degré de gratuité apparente, les tendances latentes s’en emparent, l’intègrent à la réalité. Car il n’y a de réalité qu’en fonction d’une finalité intérieure préexistante. L’homme est générateur de toute réalité. Ce qui est senti possède par cela même une réalité première. Hegel disait que rien n’est plus réel que l’apparence en tant qu’apparence. Taine faisait intervenir des « réducteurs » de l’expérience, limitant l’adhésion de l’esprit aux données sensibles, marquant la part de l’illusion. Le surréalisme ne se propose rien tant que de faire justice de ces soi-disant réducteurs. Il oppose.la surréalité à la réalité, en ce que cette dernière a d’arbitrairement limitatif, d’apparemment nécessaire ou définitif. Au lieu de la conception toute pragmatique de l’immobilité des choses vis-à-vis de nos connaissances (qui n’est rien d’autre que l'immobilité de l’esprit par rapport aux choses) il proclame la coextension de ces dernières aux contenus mentaux qui ne font pas que leur correspondre mais existent en elles, ontologiquement. Il écarte toute idée de choix a l'intérieur de ces divers contenus, choix qui ne saurait en définitive résulter que d’un jugement de réalité : c est ainsi qu’il réhabilite le merveilleux, l’empirisme, l’illusion, l’hallucination. Et de fait, la connaissance essentielle du monde, la connaissance poétique, est avant tout hallucinatoire — au sens plein, au sens clinique du mot. Par une faille de calme au travers du réel passe à de certains instants un autre monde, le pays même de l’esprit C’est la minute ineffable de la connaissance, dont l’objet quel qu'il soit est sans doute toujours le même. Proust a mis de telles illuminations sous la dépendance du hasard lié à l'inconscient. Mais tout avertit qu’il s’agit là d’une seule et même chose, celle qui vous assaille au détour d’une rue, au détour d'un livre. Ce sont des moments d’une autre vie, de notre vraie vie.
Ces moments, le surréalisme s'est donné pour tâche de mettre dans la main de tout homme la chaîne même qui les unit (7). L’hallucination peut en effet être provoquée, elle est l’aboutissement de l’altération volontaire des notions mentales, la fin suprême de la tentation. La réalité traditionnelle, qui subsistait à l’arrière-plan, dévorée par la réalité nouvelle, cesse d’un coup d’être perçue, c’est-à-dire d’exister.

Il y a là matière à une sorte d’exercice : « Je m’habituais à l’hallucination simple » écrivait Rimbaud. On comprend aisément combien la croyance inconsciente, par ailleurs si tenace en la nécessité du vieil ordre traditionnel a tôt fait ainsi de s’user. De là l’importance du surréalisme du point de vue de la finalité révolutionnaire : l’attitude mentale qu’il exige est bien « recréatrice à perte de vue de l’idée de révolution ». L’altération inconsciente du monde réel s’alimente de son altération consciente. Le chemin est frayé à la docilité qui devient progressivement envahissante, et apparaît d’elle-même sans qu’il soit besoin de lui faire appel. « Il en va des images surréalistes comme de ces images de l’opium que l’homme n’évoque plus, mais qui « s’offrent à lui spontanément, despotiquement. Il ne peut pas les congédier; car la volonté n’a plus de force et ne gouverne plus les facultés » (8). Sans doute est-il d’autres sources auxquelles la docilité peut s’alimenter : le rêve, les images hypnagogiques, et ces « phrases de réveil » que le dormeur rapporte à la rive comme un galet perdu. Mais la tentation du hasard objectif est, de toutes, la plus aisée, la plus féconde. N’est-ce pas à elle qu’il appartiendra de mettre l’inspiration poétique à la portée de tout homme, de faire se réaliser quelque jour la parole de. Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous, non par un » ? Briser le joug de l’utilité immédiate, actualiser la tendance profonde de l’homme à sortir de tout, pour mieux rentrer dans tout.

Jean CAZEAU


(1) Il semble qu’on ait généralement méconnu l’importance de cette première attitude. C’est ainsi que M. Rolland de Renéville dans un livre paru postérieurement à la rédaction du présent article (L'expérience poétique, Gallimard) insiste sur l’attachement exclusif des poètes surréalistes, à ce qu’il appelle « la méthode passive d’inspiration ». (2) A signaler dans cet ordre d’idées, la puissance de la dégradation, quelle soit artificielle ou naturelle (la vétusté, le moisi). Je songe en ce moment à une maison de campagne abandonnée, où j’ai pu ressentir le goût intense du délabrement, percevoir de toutes parts l’obsédante (et allusive) insinuation de l'eau. Les arbustes, les mousses et les rouilles crevaient les verrières du jardin d'hiver, lampaient les fauteuils de rotin. (3) La distinction entre « contenu latent » et « contenu manifeste » établie par Freud, quant au rêve, peut s’étendre à toute espèce de notion psychique. Le contenu latent étranger à l’action immédiate, considéré même comme doué d’une vertu inhibitrice, peut rester indéfiniment ignoré. Chercher à l'élucider est, de l’estime générale, un vice. Et cependant ce contenu est immense, il n'a même pas de limites. A une certaine profondeur en dessous du niveau ordinaire, les mains se nouent des quatre vents. (4) Tout négatif qu’il soit, ce recours à la volonté conditionne l'existence de la tentation elle-même. Il apporte également un élément téléologique de plus à la détection du hasard. (5) « Si le silence menace de s’établir pour peu que vous ayez commis une faute, une faute, peut-on dire, d’inattention, rompez sans hésiter avec une ligne trop claire. A la suite du mot dont l’origine vous semble suspecte, posez une lettre quelconque, la lettre 1 par exemple, toujours la lettre l, et ramenez l'arbitraire en imposant cette lettre pour initiale au mot qui suivra » (André Breton, Manifeste du Surréalisme). (6) Tel est l’écueil de cette « phénoménologie de l’imagination », par laquelle M. Roger Caillois souhaiterait remplacer la littérature et même l'art en général. L’imagination, pour fonctionner doit être passionnée et la phénoménologie de M. Caillois risquerait fort de demeurer sans phénomènes. (7) Cette chaîne, je m’assure que Rimbaud l’avait découverte : « je suis inventeur autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé, un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l'amour » (Les Illuminations) (8) Baudelaire, cité par André Breton (Manifeste du Surréalité)

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ERITIS SICUT DII...

« L’attitude dans laquelle se trouvent les divinités avec leur Çakti est appelée couramment en tibétain Yab-Yum, c’est-à-dire littéralement Père-Mère. Rien que ce terme indique qu'aux yeux des croyants, il ne s’agit dans cette attitude que de la procréation, et il faut dire qu’aucun bouddhiste n’y voit quelque chose d’obscène ou même de grivois. D’après les livres sacrés, au contraire, l’emblème suprême de l’union de la matière (énergie féminine) avec l’esprit (énergie masculine), fécondant l’autre pour créer la vie (énergie vitale d’un nouvel être). » 4 J. Deniker, Collection G... Catalogue de la première partie. Œuvres d'art et de haute curiosité du Tibet, Paris, 21-24 novembre 1904. In-8,chap. IV, p. 101

I

Ces divinités tutélaires sont vénérées par le peuple aussi bien que par les lamas qui les choisissent pour protecteurs... Le costume et les attributs changent suivant le caractère de la divinité : les douces ont les habits des bodhisatvas avec la roue, le vajra, le chapelet, le lotus comme attributs... J. DENIKER (1).

Exalté et divinisé, identifié à la plus pure extase, l’acte d’amour a reçu des lamas-artistes, dans les temples du Tibet, les grandes lettres de noblesse que la Gnose fut empêchée, par les persécutions de l’Église, de lui conférer en Occident. Eritis sicut dii... Voici symbolisée la promesse du sage Serpent. Le Yi-Dam (2) uni à sa Çakti, être double qui parfait son authentique unité au comble de la béatitude, tel est le Protecteur, nécessairement bienveillant, qui se peut élire parmi les émanations des bouddhas et des bodhisatvas.

Amours divines du Yab et de la Yum... Inaltérables sourires complices... Regards filtrant à jamais des obliques paupières mi-closes... Gestes précieux des multiples brasaux mains tenant de magiques emblèmes... Douceur de l’amour des divinités douces!

II

On dirait que l’imagination des Tibétains s’est épuisée dans la représentation de cette figure, pour dépeindre l’horreur et la férocité. J. DENIKER (3).

Mais aussi, fureur de l’amour des divinités farouches ! Sous son nom tibétain de gCbin-r Je-gChed ou celui, plus usuel, de Yamântaka, qui ne reconnaîtrait le Minotaure? Seize jambes pour écraser, trente-quatre bras pour massacrer et sept têtes pour dévorer — dont la plus effroyable est sa tête de taureau — est-ce accorder trop de moyens au Minotaure?

Nullement, puisque la tête du bodhisatva Manjuçri — comme la pensée préside à l’acte — domine les sept chefs à l’œil triple, commande les trente-quatre mains chargées d’armes ou de trophées sanglants et dirige chaque groupe de huit pieds qui écrase sa douzaine d’ennemis à tout pas d’une marche infatigable. C’est à peine si tant d’horreurs suffisent à la sainte colère du bouddha désigné. Ainsi Yamântaka qui en émane, venge, comme fit Minotaure, les dieux courroucés. Une ceinture de serpents balançant des têtes coupées, une peau d’éléphant jetée sur les épaules, voilà de quoi former le costume du Farouche, avec, pour chacune de ses têtes, un diadème emperlé de crânes. Tel, devant une gloire de flammes rouges, le dieu noir étreint la déesse bleue : dans cette union, encensée de fumées, avec sa Çakti, l’esprit s’incorpore, le Minotaure s’incarne. Le Yab ne suspend néanmoins aucune de ses activités. Il poursuit sa course de gauche à droite, et tandis que ses bras de la première paire se referment sur la Yum qu’il entraîne, le travail de leurs mains ne s’interrompt jamais : la gauche tient fermement le tbod-kbrag, la calotte crânienne qu’emplit le sang fumant et où la droite vient hacher avec le couperet du gri-gug, les viscères des vic times. La déesse cependant jette aux épaules du dieu ses deux mains disjointes; mais la gauche élève un thod-khrag vide, la droite brandit un gri-gug impatient car l’insatiable Çakti réclame sa part de sanglantes délices. Chaque partenaire contribue à exalter jusqu à son expression suprême l’inégalable sadisme du couple. A moins toutefois que le Minotaure ne livre son entier secret — ou ne le laisse entrevoir — qu'au fond de l'antre où parfois il abrite de statiques amours. Jamais, sauf aux rares instants de cette épouvantable pause, l’expression lascive de sa face irritée n’atteint pareille intensité. Il sem ble que toute la fureur de ses énergies disponibles se concentre dans la tête taurine, qui paraît prête à dévorer la Yum... ... Et qui sait si l’éternelle Çakti, la Matière renaissant sans fin de la matière, n’est pas, en une délirante communion, dévorée elle-même par l’Esprit? Pourquoi donc le Minotaure, ressuscité au Tibet, n’aurait-il plus de traits communs avec son anthropophage ancêtre de Crète?

Maurice HEINE


(1) Op. cit., pp. 101-102. (2) Nom tibétain des dieux protecteurs. (3) Op. cit., p. 114.

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DEVINETTES

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Georges HUGNET

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BOTTICELLI ET LA PESTE

Quand ma mère crie de douleur, j’écris des farces. Quoi de plus sain, du mal vient le bien. Des pires instants naissent les plus suaves antidotes. Je songe au contre-poison que distille l’action, comment la mode est née de la femme et la gloire de Boccace d’une épidémie. En secrétant le Décaméron, Boccace agit en réaliste, en homme de tous les temps. La Bible est un Décaméron pour tous les genres de peste, un préservatif et un curatif, elle est un tissus et une trame miroitante recouvrant la Mer morte, unique poche de sérum plastique, liquide et solide à la fois. Déjà la Méthode. On pulvérise l’événement, il devient mirage et la science continue. « Faire donner la peste » cinq cents ans avant la guerre des microbes. Magnifique affaire des poisons. Plein quattrocento. Après l’épidémie on peut bien parler de renaissance. Mourir, frère du mal pour connaître enfin du nouveau, voilà bien ce qui nous occupe. Quand Céline parle de massacres, il pense à « faire donner la peste » à cinquante millions d’Européens, mais cette peste est propitiatoire Merde à l’Homme = « Merde à Dieu » n’est-ce pas Pierre-Petitbon, saisonnier en Enfer. Le sentiment d’être au bout du rouleau ne fut jamais si vif. Le surréel marque l’extrême tension d’un effort excentrique absolument inéluctable, d’un gauchissement de tonnerre qui carbonise comme l’on découpe au chalumeau. Tout l’ univers qui nomme décadent ce qui est pur et pureté ce qui est machiavélisme d’outre-machiavel est promis à la révolte la plus certaine d’une nature sans cesse contenue, estropiée, parodiée, haïe, exclue inhumainement dépassée, corrosivement sublimée. La loi d’équilibre est rompue, du Mal ne vient plus que le Mal, la mamelle du Bien est coupée et autres « Bagatelles » en forme de mort stérilisée, de viol à l’adrénaline, de révolution incestueuse, de greffes décroisantes et de tortures en haute conscience, le tout sans verser de sang, à quoi bon : il cautérise. Reste la Mer morte. Alors que roule ce tonnerre annonciateur d’une lame de fond qui submergera les hommes hors nature, nourris de concentrés et de cellules synthétiques et dont les balafres uniformisent jusqu’à leurs nudités. On ne saurait mieux faire que de se divertir. L’immunité ne reste acquise qu’aux bien vivants, qu’aux généreux, qu’aux pleins de sucs, de sèves et d’humeurs variées. Le dosage inimitable qu’est la vie s’il est né de la mer, comme Vénus, est aussi vivipare, parthénogénétique, enfin providentiel. La chance se désamorce si on la calcule : des abaques, des trajectoires, des statistiques, autant de mensonges perfectionnés qui ont valeur de symboles et que le génie et la peste détraquent instantanément . La peste si elle éclatait, où seraient ses triomphateurs? Qualité contre quantité. Boccace triomphait naturellement de la peste en 1347 grâce à Vénus renaissant de la mort comme des ondes amères. Toujours la Mer morte sur quoi l’on marche. Cent ans plus tard, Botticelli, encore ému de ce miraculeux contrepoint, après trop de douceur franciscaine et de madones printanières s’intéresse à l'Enfer des Amantes cruelles, dont les supplices sont perpétuels, il bagatellise pour M. de Sade dont les plaisirs ne seront qu’éphémères. Les cinq-à-sept chez Boticelli dans la campagne florentine. Quelque chose comme la Cour des Valois chez Wanda Landowska, à Saint-Leu-la-Forêt, tandis que dix mille avions bombardiers incendient Paris. Mais tout cela que j’écris si noir me vient d’être atrabilaire : j’ai la jaunisse. 9 avril 1938.

Paul RECHT

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Dans l'ombre où les regards se nouent

Lorsque Noël, devin enfant à métallique gaze extensible, suivi de Mopsus, coq devin tousseur à exiguë hotte élastique, se furent éloignés, Martial Canterel, voyant que le jour tombait sur le parc de Locus Solus, reprit le chemin de la villa où bientôt un gai dîner réunit tous les invités. Pendant le repas, questionné par ses convives sur ses nouveaux projets, Canterel exposa le plan de ses expériences en cours. Première expérience. — Un homme, enfermé dans une assez grande pièce absolument obscure et silencieuse. Des hallucinations visuelles et auditives ne tardent pas à le visiter. Deuxième expérience — L’observation prolongée d’un point lumineux permet au sujet d’accéder au sommeil hypnotique. Troisième expérience. — Ranimé par l’action du vitallium et de la résurrectine, le physicien belge Joseph Plateau, reproduit l’expérience au cours de laquelle en 1830 il fixa le soleil pendant une demi-minute en vue d’étudier la persistance des impressions sur la rétine. Treize ans plus tard il devait devenir aveugle. Quatrième expérience. Le regard fil. — D’une fenêtre, le corps aussi confortablement détendu que possible, le sujet fixe des yeux une feuille morte, un vieux papier, un tri-porteur, un papillon ou tout objet susceptible de garder puis de perdre l’immobilité, mais incapable d’exciter son attention. Au premier déplacement de l’objet, le regard du sujet est mis en mouvement. Quelque peu d’intérêt qu’il lui semble y accorder, les gigotements de l’objet entraînent ses globes oculaires. Puis l’observateur porte brusquement le regard de l’objet à un autre et ressent une sensation douloureuse. Regardant droit devant lui, il fait pivoter la tête à droite et à gauche à des vitesses variables en s’efforçant de maintenir la direction de son regard dans l’axe qui partant de son visage balaye l’horizon. Tout objet rencontré par le regard, constituant un véritable crochet à rayons visuels suffit à faire obstacle à la réus site de cet exercice. L’expérience devient plus difficile encore si le sujet, placé de vant un miroir, regarde l’image virtuelle de ses propres yeux. Il lui devient quasi impossible de tourner la tête sans que ses yeux restent accrochés à leurs reflets. Tout se passe dans ces diverses expériences comme si le regard, pointillé théorique de corpuscules ou d’ondes, liait plus vigou reusement l’œil à l’objet que les muscles ne le lient à l’orbite. La rupture de ce lien ne peut s’accomplir sans effort ni gêne. A la superposition géométrique du rayon lumineux issu de l’objet et du rayon visuel issu du sujet, correspond une solidification du regard, ligne d’intersection du monde extérieur et du monde intérieur. Cinquième expérience : Le crédible généralisé. — Persistance des impressions sur la mémoire. — L’expérimentateur demande au sujet d’appliquer l’œil à l’oculaire d’un microscope, où la préparation d’une coupe de peau ou aile de mouche, quelque mitose ou phagocytose lui permet d’assister à un spectacle dont l'authenticité scientifique peut être attestée par la comparaison aux figures de n'importe quel manuel de biologie. Par une combinaison qu’il est hors de propos d’étudier ici, mais qui, en l’état actuel de l’optique ne présente aucune difficulté, l’expérimentateur substitue progressivement aux préparations microscopiques réelles, de nouvelles formes nées de son imagination. Puis ces formes prennent un visage, une identité et deviennent les acteurs d’un théâtre au cinq cent millième. Rien ne permet au sujet de distinguer très exactement où se départage l’objet vrai de l’objet inventé.

Ce qui m’a toujours paru justifier en dernière analyse le vif attrait qu’exerce le cinématographe sur la plupart de nos contemporains, c’est tout à la fois : la promiscuité de plusieurs centaines d’êtres enfermés dans une salle obscure avec tout ce qu’une telle circonstance comporte de propice au jeu de l’imagination et aux hasards érotiques, -— le prestige fascinatoire de l’écran lumineux,— et d’autre part l’estampille d’authenticité que le document photographié imprime au spectacle tout entier. Lorsque, terminant la chanson de la Fiancée du Pirate, Jenny, la prostituée de l’Opéra de Quat’sous, battait légèrement des paupières, comme « sortant d’un rêve », le visage de Margo Lion reprodusait assez fidèlement le traumatisme de réveil, l’expression d’hébétude du spectateur au sortir d’une salle de cinéma. De même qu’ils attestaient spontanément de la crédibilité aiguë qu’apporte au film le réalisme concret des formes photographiées, ces petits enfants marocains que je voyais en 1928, aux premiers rangs du cinéma de la Renaissance, à Rabat, monter debout sur leurs fauteuils pour voir ce qui se passait au dessous du cadre inférieur de l’écran, lors d’une représentation du Maître du Bord où Pauline Starke et Lars Hanson faisaient bon marché du puritanisme. Ainsi les actualités, les documentaires, apportent en faveur des mythes romancés, le faux témoignage de la réalité vécue.

Voué au succès le plus certain, mais livré aux mains des industriels par les conditions économiques de sa production, le film devait obligatoirement, en dépit de ses moyens, en raison même de ces moyens, devenir ce qu’il est aujourd’hui dans sa quasi totalité, un instrument de crétinisation distinguée, le rabâchage de tout ce que la littérature et l’art ont produit de plus bassement avilissant, un rendez-vous d’aventuriers sans aventures, financiers en déroute, intellectuels pâteux, esthètes ratiocinants et fourbisseurs d’œuvres d’art. Devant pareille bouillie pour les chiens, le crédit qu'en ce temps plus favorables à l’optimisme, on put accorder à cet oracle devrait surprendre en 1938 quelques jeunes gens surgissant au détour de l’adolescence, à supposer que les partis politiques, l'assiduité aux compétitions sportives et le cinéma aient épargné leur esprit critique. Les dix ou douze années qui viennent de s'écouler ont apporté de profondes modifications, non seulement à la technique et l’esprit des films, mais surtout aux usages qui président à leur diffusion. A l’époque où des pitres, quelque part dans leurs journaux demandaient gravement si le cinéma était un art, le septième qu’ils disaient, il me plaisait de pénétrer à l'improviste, au hasard ou sur la foi d’un titre flamboyant à l’affiche, dans un quelconque cinéma de quartier, de préférence l’après-midi. Le public d’après-midi, enfants du jeudi ou flâneurs et femmes des grands boulevards soudain plongés dans les ténèbres, se faisait volontiers complice de ma rêverie. A peine commençait-on de reconnaître les vedettes, mais les metteurs en scène restaient inconnus. La première partie du programme comprenait toujours un comique et un documentaire, d’où le réveille-matin grelottant de l’entracte dominant l’étrange bruit des cacahuètes froissées sous les pieds, ne nous tirait qu’un instant avant de laisser apparaître au mur un simulacre passionné. Les meilleures bandes étaient américaines et jamais aucun journaliste ne parlait de ces films idiots. Le cinéma qui certainement n’était pas un art, en est à coup sûr devenu un, avec tout ce qu’implique cette dignité. Le mal est peut-être venu du jour où certain cinéma des Ursulines révéla au public élégant les charmes du cinéma américain sous les espèces d’un film ni meilleur ni pire qu’un autre, mais plus « artistique » : Solitude. Il faut maintenant payer vingt cinq francs dans les salles des Champs-Elysées ou des boulevards pour partager avec un public de connaisseurs, d’admirateurs de Mussolini, la vision des films qui ne passeront pas certainement ailleurs. Il faut désormais aller au cinéma comme au théâtre, voir le film de X avec Y dont tout Paris parle.

Il est temps de ne plus considérer seulement dans le cinéma, le poétique passe-temps, l’insolite manière de perdre son temps qu’il fut, pour l’envisager désormais avec certitude sous son aspect actuel. Il n’avait dû son charme qu’à l’oubli, à l’ignorance de sa force où longtemps ses maîtres furent abusés, et si plus qu’un autre spectacle, il reflète aujourd’hui ce qui nous élève contre le monde où nous vivons, c’est à ce monde même qu’il convient de nous en prendre. Ni plus ni moins que l’écriture, la peinture ou le théâtre, il n’échappe au destin de tout ce qui sert à l’expression, de tout ce qui tient le moins du monde d’un langage, d’exprimer n’importe quoi. Sous cet angle même, l’usage qui en est fait ne peut disqualifier les moyens originaux, les prestiges dont quelques trop rares films offrirent l'exemple, par lesquels il se différencie des autres subterfuges esthétiques. Contrairement à l’opinion courante, le cinéma ne présente aucun rapport avec la musique. Celle-ci, s’adressant à la seule oreille, et à travers ce sens aux facultés les moins intellectualisées, ne peut prétendre à exprimer aucune réalité sensible ni mentale. Tout au plus peut-elle suggérer certaines représentations vagues et libres. Parfois, à condition de ne pas être écoutée, la musique, par ses vertus légèrement somnifères, contribue à isoler la pensée des bruits du monde, et remplit une fonction lubrifiante. Là se borne par exemple son effi cacité dans une salle de spectacle. Si l’on excepte la tentative de ces ouvriers assiégés dans la rue des Longues Haies, lors des grèves du Nord il y a quelques années, accompagnant leurs chants la nuit au bruit d’une bétonneuse emplie de gueuses de fonte et de pavés afin de maintenir en éveil leur combattivité, — la musique, grande seringue masturbante, aspirante et foulante à vider les cervelles, constitue un exercice dépérissant que la seule vue de tout violoniste ilote virtuose mutilé du cou suffit à faire prendre en horreur.

Cependant on connaît mal le rôle du rythme dont l’origine pulsatoire organique ne paraît pas niable et dont les liaisons érotiques affirmées dans le folklore devraient être élucidées. Si l'harmonie des sons, celle des dimensions, des formes ou des couleurs sont des abstractions susceptibles d’être remplacées par d’autres abstractions sans pour cela mettre en jeu le mécanisme de la pensée — le rythme par contre est associé à la représentation du réel par la notion de temps. Parmi les procédés artistiques connus avant le cinématographe, seule l'écriture, étrangère à toute expression plastique, peut accéder à l'expression simultanée des concepts de temps et d’espace, indissolublement unis par la physique moderne. Salvador Dali, à qui on doit entre autres apports une symbolisation picturale absolument neuve de l’espace-temps, n’a pu donner qu’une projection du monde à deux dimensions en solidifiant momentanément les horloges molles. Toute projection de cet ordre implique une abstraction partielle. La surface et le mouvement définissant à la fois l’espace à trois dimensions et la durée, le rythme cinématographique, bien différent du ronronnement musical, constitue la photographie de l’espace-temps à laquelle vient s’adjoindre la photo-phonographie du langage et de ces avantages physiques, le cinéma plus que tout autre art offre un moyen presque complet de représentation du réel sensible. Les conventions qui lui sont propres, les ressources de sa technique les possibilités de « truquage » dont il dispose, le mettent par ailleurs en mesure de fragmenter cette représentation du monde et de lui imposer les cadres, les schémas de la pensée, - de lui faire subir les déformations où les « collages » les plus variés, - d’en modifier l’assemblage et l’échelle, la succession et la durée.

Les conditions très particulières, bien différentes de celles du théâtre dans lesquelles un tel spectacle nous est donné, ne sont pas sans jeter une appréciable confusion, d’une part entre les faits authentiques et les faits reconstitués ou inventés, — d’autre part entre les images parlantes de l’écran, et celles que crée notre propre imagination. Trônant jusqu’au cou dans le mélange-confiture des genres, les lèvres appliquées au centre d’une gigantesque toile d’araignée de langage, le cinéma apparaît comme l’instrument inespéré d’objectivation de l’aqua-micans mental. Climat entre tous propice à l’exercice d’une tendance très actuelle, réalisante du rationnel et du surrationnel, rationalisante du réel et du surréel, qui tend à faire de l’écran lumineux, à l’intersection du météore de la projection et d’un faisceau de regards solidifiés, la surface mitoyenne de l’objectif et du subjectif, la plus récente combinaison de la flamme des fakirs, de la boule des voyantes et du vieux mur de Léonard.

Jacques C. BRUNIUS

(A suivre).

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Mathématique sensible - Architecture du temps

par MATTA ECHAURREN (Adaptation de Georges Hugnet).

Il s’agit de découvrir la manière de passer entre les rages qui se déplacent dans de tendres parallèles, des angles mous et épais ou sous des ondulations velues à travers lesquelles se retiennent bien des frayeurs. L’homme regrette les obscures poussées de son origine qui l’enveloppaient de parois humides où le sang battait tout près de l’œil avec le bruit de la mère. Que l’homme s’accroche, s’incruste jusqu’à la possession d’une géométrie où les rythmes du papier marbré, froissé, de la mie de pain, la désolation de la fumée lui soient comme une pupille entre les lèvres. Laissons de côté la technique qui consiste à mettre debout les matériaux toujours employés et poussons brutalement celui qui les habite, au milieu d’un théâtre final où il est tout, l’argument et l’acteur, la scène et ce silo à l’intérieur duquel il peut vivre en silence parmi ses chiffons. Renversons tous les étalages de l'histoire avec leurs styles et leurs élégantes gaufrettes afin qu’en fuient des rais de poussière dont la pyrotechnie doit créer l’espace. Et restons immobiles parmi des murs qui circulent, pour nous débarrasser avec les ongles de la croûte rapportée de la rue et du travail. Il nous faut des murs comme des draps mouillés qui se déforment et épousent nos peurs psychologiques ; des bras pendant parmi des interrupteurs qui jettent une lumière aboyant aux formes et à leurs ombres de couleur susceptibles d’éveiller les gencives elles-mêmes comme des sculptures pour lèvres. Appuyé sur ses coudes, notre personnage se sent déformé jusqu au spasme dans le couloir, titubant et pris entre le vertige des côtés égaux et la panique de la succion, étourdi lorsqu’il réalise enfin les efforts de l’horloge qui s’ingénie à imposer une heure a l’infini de temps de ces objets décrivant en bois ou en verve leur existence dont il a conscience qu’elle est perpétuellement menacée. Et il souhaite d’avoir à sa disposition des surfaces qu’il pourrait appliquer exactement contre lui et qui, en portant nos organes, par le bien-être ou la douleur, à leur suprême degré de conscience, éveilleraient sur commande l’esprit. Pour cela, on insinue le corps comme en un moulage, comme en une matrice fondue sur nos mouvements, où il trouvera une libération telle que ne le touchera pas la bousculade liquide de la vie qui cède ici ou résiste là, sans toutefois que cela ait un intérêt pour nous. Des objets pour les dents dont la pointe osseuse est un paratonnerre, devront aspirer notre fatigue, nous délivrer des angles dans un air qui ne sera plus bleu-ange, mais avec lequel il nous sera loisible de lutter. Et encore, d’autres objets entr’ouverts, comportant des sexes à conformation inouïe dont la découverte provoque des désirs plus agissants que d’homme à femme, jusqu’à l’extase. Jusqu’à la connaissance de flottements très nerveux qui puissent compenser l’ouverture pleine d’arbres et de nuages de cette fenêtre au jour toujours identique, plaqué du dehors. Dans un coin où cacher nos plis acides et pleurer notre timidité lorsqu’une dentelle, une brosse ou tout autre objet nous situe en face de notre incompréhension. Et dès lors, en réaction, consciemment, d’une main plusieurs fois gantée, se frotter les intestins avec des hosties. Ceci parviendra à créer en soi le charme, la douceur. Très apéritifs et de profils moulés, avancent les meubles qui déroulent d’inattendus espaces, cédant, se pliant, s’arrondissant comme une marche dans l’eau, jusqu’à un livre qui, de miroir en miroir, reflète ses images en un parcours informulable qui dessine un espace nouveau, architectural, habitable. Ce serait un mobilier qui déchargerait le corps de tout son passé à angle droit de fauteuil, qui délaissant l’origine du style de ses prédécesseurs, s’ouvrirait au coude, à la nuque, épousant des mouvements infinis selon l’organe à rendre conscient et l’intensité de vie. Trouver pour chacun ces cordons ombilicaux qui nous mettent en communication avec d’autres soleils, des objets à liberté totale qui seraient comme des miroirs plastiques psychanalytiques. Et certaines heures de repos comme si, entre autres choses, les pompiers vêtus de masques, s’accroupissant pour ne briser aucune ombre, apportaient à madame une carte pleine de pigeons et un paquet de tirelires. Il faudrait un cri contre les digestions à angle droit au milieu desquelles on se laisse abrutir en contemplant des nombres comme des étiquettes de prix et en ne considérant les choses que sous l’aspect d’une seule fois parmi tant d’autres. Par des mêlées de doigts semblables aux mains jointes d’une femme dont les seins sont déchiquetés, on sentirait les indurations et les mollesses de l’espace. Et nous commencerons à le gaspiller, ce temps sale et troué que nous offre le soleil. Et nous demanderons à nos mères d’accoucher d’un meuble aux lèvres tièdes.

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Juste Milieu

B

BALTIMORE. — La ville de Baltimore a deux côtés fendants comme un sabot aux fesses d’un butor. Dans le quartier des Abattoirs, des rires aux clartés de colombe allongent les chaudes soirées qui sont l’amour même. Ailleurs le duvet l’emporte. A Baltimore, quand on a trouvé le point faible, le reste marche tout seul. Baltimore est bâtie du beau bois dont on fait les blondes. Elle a pour devise : que lirite tu sade.

F

FESTON. — Ce feston, paraît-il, c’était moi. Des grappes de raisin, des bluets, des tulipes, un fruit jaune entre deux feuilles vertes, des touffes de plumes blanches au milieu d’une étoile bien étalée et un tout petit bout de feston. J’étais fier, fier à m’en faire craquer les vertèbres.

N

NOURRICE. — Nourrice, naïade, j’ai toujours lié ces deux mots. C'est qu’une charmante naïade fut pour moi cette autre mère qui prend de notre amour filial ce qu’il a de meilleur. Elle m’emportait avec elle, me déposait au bord de l’eau, me donnant pour jouet un roseau ou une algue marine. Le flot me balançait, la voile blanche du bateau qui passait se recourbait tendrement sur moi et là-haut, je voyais le ciel, les nuages, je voyais la souple tête des peupliers lorsqu’ils se baissaient sous le vent, et je m’endormais bientôt au chant des laveuses et des hirondelles.

O

OISEAUX. — « Mes oiseaux, j’ai de beaux oiseaux ! Qui veut venir voir mes oiseaux ? » Je ne répétais plus autre chose tout le jour. Cela dura une semaine. Au bout de ce temps, on me fit présent de deux délicieuses ombrelles : l’une en soie rose, à glands d’argent, à manche de nacre, ma passion, mon amour, l’autre en soie noire, à glands d’acier, à manche d’ébène, vingt ans au moins de solitude sans raison. Me promener devint alors une manie. Jusqu’au jour où je ne vis plus d’oiseaux dans l’azur et où je me pris à chanter inlassablement, sans espoir de réponse : « Qui ne veut plus voir mes oiseaux ? »

S

SAUVAGE. — Juste à la porte du théâtre, il y avait un sauvage armé d’une massue. Au moyen d’un ressort ses yeux roulaient dans l’orbite, sa touffe de cheveux se dressait, sa massue, ses bras s’agitaient. Et je tremblais d’effroi toutes les fois que, passant par là, mes yeux venaient à rencontrer ceux du sauvage, tant cette figure avait été rendue triviale par le semblant de vie que l’homme civilisé était parvenu à lui prêter.

V

VALET. — « Ainsi faisions-nous, Excellence : lorsque notre pied avait rencontré la dernière marche enfouie dans les ténèbres, appuyés contre la porte de pierre des caveaux, notre regard ébloui remontait. Et Votre Excellence me demandait de lui expliquer, pour la centième fois, les raisons que nous avions d’être là, comme des taupes débusquées. »

Y

YEUX. — Mes yeux, objets patients, étaient à jamais ouverts sur l’étendue des mers où je me noyais. Enfin une écume blanche passa sur le point noir qui fuyait. Tout s’effaça.

Paul ÉLUARD

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L'Amour de la Révolution à nos jours

I. LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE ET LA CRISE DE L’AMOUR

Plus la civilisation se développe, plus les contradictions au sein de la société s’aggravent, plus l’antagonisme de classe augmente, plus l’inégalité des sexes s accentue. Comme le remarque Engels, à la famille bourgeoise s’oppose maintenant le prolétariat pour lequel la famille n’est plus qu’un lien juridique. L’ « Industrial Révolution », en détruisant le foyer de l’ouvrier, a liquidé cette forme de division de travail, le travail domestique, qui a existé de tout temps, et qui divisait la tâche de l’homme et de la femme. Depuis que la femme quitte le foyer pour l’usine, sa situation s’identifie à celle de l’homme, et la lutte pour un salaire plus élevé et une diminution des heures de travail se place à la base du mouvement de l’émancipation de la femme. Égaux dans la misère, l’ouvrier et l’ouvrière luttent maintenant côte à côte pour la liberté, l'égalité, et la fraternité. La « Défense des Droits de la Femme » de Mary Woolstonecraft, qui est publiée déjà en 1792, marque le commencement des revendications politiques de la femme. Mais nous savons que la misère de la femme ne sera abolie qu’avec la socialisation des moyens de production, seule cette transformation sociale arrachera au père le pouvoir à l’aide duquel il écrase le fils et la femme. Pour l’instant cette lutte contre la propriété privée et contre la famille bourgeoise, lutte qui est maintenant engagée dans le monde entier, engendre une profonde crise morale qui se reflète dans toutes les manifestations de la super-structure de la société actuelle. La crise sociale affecte la famille bourgeoise, car elle la désintègre en attirant deux de ses éléments constitutifs, la femme et le fils, vers d’autres centres de polarisation. La puissance sans cesse grandissante du père, devenue possible grâce à l’accumulation du capital et à la prostitution à laquelle l’industrialisation a donné un nouvel essor, favorise la tendance polygamique de l’homme. La monogamie devient donc plus que jamais pour la femme bourgeoise le signe d’une infériorité sociale. Inconsciemment une fraternité féminine commence à se développer. La bourgeoise ne voit dans la nouvelle situa tion de la femme de l’ouvrier que ce qui lui paraît être un avantage, l’égalité avec l’homme. La femme bourgeoise cherche donc, elle aussi, à s’émanciper, et réclame l’égalité avec l’homme, qui pour elle, bien entendu, n’est pas l’ouvrier mais le bourgeois ; et ce que la bourgeoise veut ce n’est pas l’égalité de salaire, mais le droit à la polygamie. Ce qu’elle veut, ce n’est pas l’argent, mais le droit de faire ce qu’elle veut de son argent. L’ouvrière veut le salaire et la bourgeoise l’adultère. Ce que la femme bourgeoise croit être le signe distinctif de l’individualité, c'est ce droit que 1 homme s’est toujours réservé, et qui est le droit à la polygamie. La femme, dans la lutte pour son émancipation, cherche à conquérir son individualité. Il est naturel, puisqu’elle ne l’a pas encore obtenu, qu’elle veuille copier la seule forme d’individualité qu’elle connaisse, celle de l’homme. Pour l’ouvrière l’homme est celui qui a un salaire plus élevé que le sien, pour la bourgeoise l’homme est celui qui a le plus de femmes. Mais l’individualité est une attitude de fraternité — c’est l’attitude du fils contre le père.

Pendant le xix e siècle, pour la première fois dans l'histoire, la femme manifeste la tendance à se détacher du père pour se rapprocher du frère. Le féminisme est à notre époque pour la femme ce que l’humanisme socratique était pour les Athéniens de Périclès : un mouvement dirigé contre le père. O'Neil, dans sa pièce « Le Deuil Convient à Électre », a voulu moderniser le célèbre drame antique, mais sa conception de la modernisation reste bien primaire, car la seule chose qu’il apporte de nouveau c’est un autre décor pour la même action. S’il avait été perspicace il aurait senti que l’Électre de notre époque n’appelle pas Oreste pour venger Agamémnon, car ce qu’elle veut c’est tuer son père; mais pour accomplir ce dessein elle n’a pas besoin de demander le secours d’un frère, puisqu’elle s’est identifiée à lui. L’Électre moderne c’est Violette Nozière Violette a rêvé de défaire, A défait L’affreux nœud de serpent des liens du sang. (Eluard).

La femme d’aujourd’hui est devant l’homme dans la même situation qu’était l’homme de la Renaissance devant la femme. D’une mère l’homme du xv e siècle a fait de la Madone, une Vierge; la femme du xx e siècle fait du père un frère. L'émancipation se produit donc par identification, ce qui ne va - pas sans danger, surtout pour la femme bourgeoise. Puisque l’ouvrier ne possède rien, en dehors de ses chaînes, lorsque l’ouvrière s’identifie à son frère il n’y a pas beaucoup qu’elle puisse demander en dehors du salaire. Mais l’identification est pour la bourgeoise plus riche en contenu. Et historiquement elle semble se faire en deux étapes. La première est la période de l’adultère, tel qu’il a été décrit dans la littérature qui va de Balzac à Anatole France. La femme de cette époque c’est Madame Bovary. La seconde étape pousse l’identification plus loin encore. On dirait que la femme sent inconsciemment que le droit à l’adultère que la morale nouvelle tolère et accepte, ne lui donne pas cette égalité que son être réclame. Elle ne se doute pas que la voie sur laquelle elle est engagée est fausse et ne comprend pas ce que cette identification a de contradictoire. Égalité ne veut pas dire identité. Egalité veut dire abolition de la propriété, mais la femme bourgeoise est, pour des raisons de classe, contre cette abolition. Ce qu'elle demande c’est l’identité avec l’homme riche. Pour l’ouvrière seulement cette contradiction entre identité et égalité ne peut exister, car lorsqu’elle essaie de s’identifier à l’homme, puisque le prolétaire pas plus que l’esclave n’a aucune personnalité, elle ne peut que s’identifier à quelque chose qu’elle conçoit par anticipation : une augmentation de salaire. Quant à la bourgeoise, puisque l’expérience lui fait découvrir que l'adultère ne lui donne pas cette égalité qu’elle réclame, et puisqu'en testant bourgeoise elle ne peut découvrir le moyen de l obtenir, lorsqu’elle ne veut et ne peut arrêter son essor, elle se voit forcée de pousser son identification avec le frère plus loin encore. Ce qu’elle veut maintenant ce n’est pas d’être aussi polygame que l’homme, mais d’aimer ce que l’homme aime. Ce que la femme désire, ce n’est donc plus un amant, mais une maîtresse. Après le siècle de Balzac et de Flaubert, nous arrivons au siècle de Marcel Proust. La femme, après avoir été Béatrice et Madame Bovary, devient une héroïne de « Sodome et Gomorrhe ». Pour plaire à la femme, l’homme s'effeminise, tandis que la femme pour plaire au frère imite la femme.

II. AMOUR ET FASCISME

La désintégration de la famille se poursuit aussi au moyen de son autre élément constitutif, le fils. La lutte de classes qui devient chaque jour de plus en plus violente, renforce la conscience de classe, et rapproche les bourgeois les uns des autres. Ceci augmente leur tendance à la fraternité de classes. La paternité inévitablement se trouve affaiblie par ce mouvement. La camaraderie que le fascisme essaie d’exalter est en violente contradiction à l’idéal de la famille. Pourtant la bourgeoisie ne peut plus échapper à cette impasse. Abandonner la famille signifierait pour elle abandonner le principe d’autorité sur lequel elle base sa domination. Sans sublimation de l’idée de père, sans chef, aucune autorité n’est possible; mais d’autre part, la nécessité de resserrer les rangs pour lutter plus efficacement contre l’ennemi de classe oblige la bourgeoisie à exalter la fraternité. Il y a encore un deuxième élément qui complète ce complexe fasciste, c’est l’attitude du bourgeois envers la femme. Puisque le capitaliste est en principe pour la famille, il est contre toute véritable émancipation de la femme. Maintenant qu’il sent que la famille est en danger, il essaie de la sauver en proclamant la nécessité du retour de la femme au foyer, de la femme bourgeoise bien entendu, l’ouvrière ne rentrant au foyer dans les pays fascistes comme dans les autres pays capitalistes que pendant les périodes de crise. Ainsi, quand le fascisme dit famille, il veut dire famille pour la femme et camaraderie pour l’homme. Mais cette camaraderie sans femmes ne peut être au fond qu’une camaraderie homosexuelle. L’évolution affective de la bourgeoisie suit de nos jours des chemins bien curieux. Lorsqu’elle est libérale elle devient féministe et développe une sensibilité lesbienne, lorsqu'elle est fasciste elle remplace cette attitude par un comportement à tendance homosexuelle. Niais le féminisme bourgeois, tout comme le fascisme, n’est pas le signe d’une liberté de la femme, mais uniquement un symptôme de l’impasse à laquelle la bourgeoisie est acculée. Il ne faut pas croire non plus que l’homosexualité fasciste signifie un retour à la morale de Platon. La philosophie et la morale homosexuelle de la Grèce antique étaient humanistes, tandis que la morale fasciste est religieuse et fait de la fixation homosexuelle un sujet d’adoration et non un sujet d’amour. Nous avons déjà dit que la bourgeoisie devient de nos jours réactionnaire, car elle sent que son rôle progressif est terminé. Elle se voit obligée de remplacer le raisonnement par la foi et la science par la religion. Mais la religiosité fasciste, en faisant appel à l’autorité, retourne au principe du père; mais puisque la force du fascisme ne réside pas dans la famille, comme c'était le cas pour les religions antérieures, la force du fascisme doit reposer sur la camaraderie. Voilà pourquoi le chef fasciste veut avoir l’autorité du père et l’attrait du frère. Le chef fasciste idéal doit être jeune et vieux en même temps, on le voudrait amant, frère et père. Le Chef, le Duce et le Führer, doivent incarner une contradiction analogue à celle que le christianisme avait connue et exprimée avec son mythe de la Mère-Vierge. C'est l’esprit religieux du fascisme qui donne à son homo sexualité un caractère sacré. L'amour du chef doit être exclusif; voilà pourquoi tout amour homosexuel qui n’est pas fixé sur le chef est si sévèrement persécuté dans les pays fascistes. Si le chef n’est pas seulement père, mais amant aussi, cela doit signifier que son autorité ne peut se baser seulement sur un Complexe d’Œdipe, mais qu’il dépendra aussi d’une sublimation névrotique de l’amour homosexuel. D’autre part pourtant, autant que le chef sera aimé, sa puissance restera beaucoup plus grande que ne le fut jamais celle des tyrans des époques précédentes. Le pouvoir d’un Führer repose sur la plus grande des forces, sur le lien affectif le plus intense, sur l'amour de l’amant. Mais si cet amour vient à manquer un jour au chef, s’il cesse de symboliser l’amant, s’il vieillit, il ne pourra plus être adoré, car le fascisme ne se contentera pas d’un chef qui soit sage, — à supposer qu’il soit possible à un chef fasciste d’être sage — la sagesse n’est pas une vertu de l’Amant, mais du Père. Dans une étude fort intéressante intitulée « Fascisme et Grand Capital », René Guérin indique que si la bourgeoisie veut survivre elle se verra forcée pour des raisons économiques de renier un jour le fascisme et de retourner à la monarchie dans laquelle elle essaiera de trouver des garanties de durée et de stabilité que le fascisme et sa politique aventureuse ne présentent pas pour la vie économique. La conclusion à laquelle notre analyse de la psychose fasciste aboutit, concorde parfaitement avec cette perspective économique. Inévitablement, l’instabilité de l’état affectif, comme est tout état amoureux, forcera la bourgeoisie, quand elle perdra confiance en son amant, à rechercher une stabilité que la passion violente ne peut lui accorder. Il est donc plus que probable qu’après cette période d’amour, si elle survit à un cataclysme mondial, ou, si ce cataclysme ne survient pas, qu’elle ait recours à la calme autorité du père symbolisée surtout par la monarchie. Le fascisme, avec son retour à la foi, présente des analogies avec le Moyen âge. Serait-ce ce Nouveau Moyen âge dont parle le renégat Berdiaeff? Je crois pour ma part que l’analogie entre fascisme et Moyen âge n’est pas sans fondement. Mais ce Moyen âge fasciste n’est pas un Moyen âge, plus que le xv e siècle ne fut une Renaissance de l’Antiquité. La Renaissance marquait, par sa tendance à redécouvrir l’individu, un retour à l’Antiquité. Ainsi le Nouveau Moyen âge semble indiquer un retour à la foi analogue à ce retour qui se fit au temps de Saint Paul. Mais, pas plus que l’individualité de la Renaissance n’était pareille à l’individualité de Platon, la foi du Nouveau Moyen âge n’est une foi chrétienne. Pour la Renaissance l’individualité c’était la femme; pour le fascisme, la foi c’est l’amant divinisé. Voilà pourquoi, après le communisme, le fascisme n’a pas de pire ennemi que l’église chrétienne. Sur le plan de la superstructure, entre christianisme et fascisme, une lutte à mort est engagée. Vue sous ce jour, aussi étrange que cela paraisse, la lutte du Führer est une lutte du fils contre le père. Mais cette guerre entre fascisme et christianisme sur le plan de la superstructure, ne peut intéresser le communiste, car et la solution fasciste et la solution chrétienne des problèmes spirituels de notre époque, constituent des réponses dont la nature est névrotique. Pour conclure ces remarques ajoutons seulement que l’attitude fasciste présente des contradictions infiniment plus graves que ne sont celles que la chrétienté a essayé de résoudre, et ceci s’explique aisément si l’on considère que le fascisme s’est imposé la tâche de trouver des solutions à une situation engendrée par une réalité beaucoup plus contradictoire que ne l’était la réalité dans laquelle vivaient les hommes des premiers siècles de notre ère. Sur le plan affectif le grand danger pour le fascisme de la situation actuelle, provient de ce que son attitude sexuelle est, comme toute attitude qui fait appel à la masse, une attitude directe. Mais, comme le dit Freud dans sa remarquable étude sur la psychologie du Chef, « les tendances sexuelles directes gardent un certain caractère d’individualité même chez l’individu absorbé dans la masse. Lorsque cette individualité dépasse un certain degré, la formation collective est menacée de désagrégation ». La camaraderie dépend de l’individualité; si le fascisme l’abolit il détruira la camaraderie sur laquelle il se base, mais s’il développe l’esprit de camaraderie, alors, suivant le principe de Freud, il risquera de se désintégrer.

Nicolas CALAS.

NOTE : Ces pages sont extraites d’une étude sur l’évolution des sentiments de l’amour qui paraîtra prochainement chez Denoël dans un volume intitulé « Foyers d’incendie ».

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A l'intérieur de l'armure

Après avoir pêché le poisson que mangeaient d’autres animaux, l’homme pensa à le conserver; il inventa la boîte copiée sur la poche du pélican. Après avoir lancé sa flèche comme le taureau ses cornes, l’homme pensa à s’en protéger; il inventa l’armure, issue de la carapace de la tortue, boîte où le poisson devenu flèche ne peut pas s’introduire. Là, retourné au ventre maternel, il défiait les dieux qui, des quatre horizons, lui tombaient sur la tête. Dieux germaniques, dieux chrétiens, dieux celtes, dieux maures, pour l’Europe. Ces dieux qu’il avait créés de toutes pièces par une lente décantation de la nature et laissé vivre de leur existence sanglante, s’attaquaient à leur créateur qui, frissonnant de terreur, s’en protégeait comme il pouvait sous la conscience de son armure.

La grande peur jaillit du fond de l’homme et le secoue comme un buisson d’algues sous une mer démontée. Il a beau se dresser comme une pierre éboulée dans un champ d’avoine, la peur se faufile entre les tiges et le ronge jusqu’à le faire basculer. L’homme choît, s’empêtre dans la nuit glauque du christianisme. Frôlé, bousculé par des ombres sauvages, où il ne reconnaît que trop sa propre image tout en refusant d’en admettre l’origine intime il se cache derrière un paravent de mysticisme, d’étiquette et fait peser sur autrui sa propre terreur. Les démons aux yeux de cactus menacent l’homme au tournant de chaque sentier, dans le grincement de chaque porte, sous le cri de l’oiseau comme dans le grondement du torrent. Pour se défendre, il se terre, taupe, dans l’obscurité moite des églises où il pense trouver un abri contre lui-même et se cache dans une armure pour mieux se protéger des attaques venues de l’extérieur.

L'imagination ne met en lumière que ce qui gît, enfoui dans les profondeurs de l’homme ou de la nature, dans 1a mesure où celle-ci est sentie. Reconnaissant parmi ses ancêtres les grands animaux des époques lointaines dont la légende est parvenue jusqu à lui, le chevalier du moyen âge se fait une armure à leur image fabuleuse, réédifie pour son propre compte le che val de Troie. Il combat contre d’autres armures semblables à la sienne, contre lui-même. Tous ces chevaliers issus des mêmes lointains ancêtres, tous ces frères ennemis ne se distinguent plus que par leurs aïeux plus récents : l’her mine, le faucon, l’âne, l’aigle comme aujourd’hui encore les tribus indiennes de l’Amérique du Nord et les Esquimaux. Ee totem planté dans le village indien protégeait la tête du chevalier des xiv e et xve siècles. Il en est banni sitôt son origine païenne pressentie et se réfugie, symbolisé, dans les armoiries futures.

Passée la peur, le chevalier à l’abri de son armure se sent devenir l’égal de ses modèles fabuleux, des êtres dont la protection a assuré son triomphe. Sur son passage les oiseaux s’envolent, les cerfs et les loups fuient, terrifiés, les hommes se cachent, dominés. La lance en avant, rien de terrestre ne lui résiste. Il lui faut des ennemis à sa mesure, à la mesure géante de son ombre pourfendant l’horizon. L’hydre et le dragon sont désormais seuls dignes de sa puissance. Seuls, ils sont capables de lui livrer combat pour qu’il les vainque noble ment. Et s’ils se dérobent, dans sa fureur il s’en prend aux montagnes qu’il déchire de son fer. La terreur mystique qu’il ressentait jusque là s’est convertie en une épouvante qui l’accompagne comme une escorte. La légende qui valut à son armure ses contours terrifiants le nimbe de sang et d'éclairs. Il est le maître tout-puissant des dieux que le fer de son armure réduit en miettes au plus léger contact. Devenu dieu, il ne peut plus combattre qu’un dieu: celui des Maures qui s’avancent menaçants, fauchant les christs de leur croissant.

En partant dans un crépuscule de champs enflammés, le chevalier s’accompagne d’un cliquetis d’armure pareil à un bruit de monnaie sonnant sur une plaque de marbre. Sa compagne, cadenassée comme une villa de banlieue, écoutera bientôt les récits d’autres armures, d’autant plus prodigieux qu’ils ne s’accompagneront d’aucune ceinture de bagnard. L’armure de combat se fait armure et le combat un jeu où le chevalier se distingue par son totem que suit de loin celle qui l’a envoyé au combat. La vie réfléchie par l’armure brille, s’irise comme un prisme découvert au soleil. Et bientôt la ceinture, armure tyrannique, s’enfuira comme un lièvre chassé. Triomphant, l’amour sort de l’armure qui l’étouffait. Le vainqueur du tournoi lance haute, entrera, prisonnier volontaire dans l’armure pailletée de l’amour qui surgit comme un météore dans une nuit d’hiver. Hélas ! il s’engouffre dans une nouvelle armure qui se referme secrètement sur lui. Ouvrons l’armure. Ouvrons toutes les armures.

Benjamin PÉRET

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L'homme qui perd son ombre

LA BOUGIE A UN MÈTRE ÉCLAIRE DIX MILLE FOIS MOINS QUE L’OMBRE DU SOLEIL.

IL FAUT PLUS OU MOINS DE NOIR SUR BLANC POUR CERNER LA NATURE.

LE GRIS FIGURE LES COULEURS. IL A LE CHARME DE LA PROMESSE. IL EST LE COUSIN DU NOIR ET DU BLANC.

SOUS NOS LATITUDES CHAQUE OBJET, CHAQUE HOMME DONT L’OMBRE S’ALLONGE ET SE COUCHE AVEC LE SOLEIL EST UN CADRAN SOLAIRE.

L’HOMME ÉQUATORIAL QUI PORTE SON OMBRE EXACTEMENT SOUS LUI, DE BLANC DEVIENT NOIR. L’HOMME POLAIRE NE VOIT, PAR AN, QU’UNE LONGUE NUIT ET QU’UN LONG JOUR. SON OMBRE INDIQUE L’ANNÉE, ELLE EST AU RALENTI.

SOUS UN CIEL DIFFUS L’HOMME SE PROMENE SANS OMBRE. MAIS IL RAYONNE ALORS D’UN ÉCLAIREMENT SECRET; UNE ÉMULSION, UN GEL SENSIBLE L’IMPREGNE QUI FIXERA LA LUMIÈRE EN PROFONDEUR DÈS SON PREMIER JET.

QUAND LE CIEL EST DE PLOMB ET QUE LE PINCEAU OR TRÉPANANT L’HORIZON ACIDULE JUSQU’AU VERT DE MERCURE LES FORÊTS ÉPANOUIES, CHAQUE ARBRE SE REPLACE COMME UN AMI SUR LE CHEMIN DE L’HOMME QUI AVAIT PERDU SON OMBRE.

CE QUI ÉTAIT CONFONDU S’OFFRE DISTINCT, A L’HOMME QUI RETROUVE SON OMBRE AU CHEVET DE SA LAMPE.

L’ARMURE QUI N’ETINCELLE PAS EST CHAIR SANS SQUELETTE.

EN JOUANT AVEC SON OMBRE L’HOMME EXPRIME L’HARMONIE CRÉATRICE DU FIXE ET DU MOBILE, DU OUI ET DU NON, DU NOIR ET DU BLANC.

LE SQUELETTE SE MUSCLE, PUIS LA CHAIR REJOINT L’AME. L’HOMME RECOMPOSANT LA LUMIÈRE DU SOLEIL ÉQUILIBRE LES EFFETS DIRECTS ET INDIRECTS, JAILLISSANTS ET DIFFUS.

7 Mai 1938.

Paul RECHT.