

Minotaure n° 10, hiver 1937
SOMMAIRE | |
Harold Muller | It's a bird |
André Breton | Têtes d'orage |
Xavier Forneret | Le diamant de l'herbe |
Franz Kafka | Odradek |
André Breton | Bois de Posada |
Benjamin Péret | La nature dévore le progrès et le dépasse |
Pierre Mabille | La conscience lumineuse |
Jean Levy | Collages |
Raoul Ubac | Le triomphe de la stérilité |
Man Ray | Aurore des objets |
Maurice Heine | Prodiges |
Paul Eluard | Premières vues anciennes |
Marcel Duchamp | Rendez-vous du 6 février 1916 |
P.2
TÊTES D'ORAGE
GEORG-CHRISTOPH LICHTENBERG (1742-1799)
Croire ou ne pas croire, ce dilemme n'a jamais été agité d'une manière plus pathétique et plus géniale que par un homme doué au suprême degré du sens de la qualité intellectuelle comme le fut Lichtenberg, lui qu'on voit en 1775 dans une avant-scène de Londres tout yeux pour le jeu du grand acteur Garrick dans le monologue d'Hamlet: « Digne et grave, il regarde la terre, de côté. Puis retirant sa main droite de son menton (mais si je m'en souviens bien, le bras droit n'en continue pas moins à être soutenu par le gauche), il prononce les mots : To be or not to be, à voix basse ; mais, en raison du grand silence (et non d'une qualité exceptionnelle de sa voix, comme certains l'ont écrit), il se fait entendre partout ». La voix de Lichtenberg n'est pas moins admirablement posée et son interrogation particulière sur le plan de la connaissance réussit à tirer le plus surprenant parti de sa disgrâce physique (il était bossu) en même temps qu'à tomber dans un silence sans égal, qui n'a fait que grandir, que tendre à l'oubli total jusqu'à nous. Il y aurait quelque vanité à en appeler de ce silence, rarement rompu depuis sa mort, si les hommes qui se sont réclamés de Lichtenberg n'étaient, à l'exclusion de tous les autres, très précisément quelques-uns de ceux avec qui la postérité a le plus compté. En dépit de très appréciables sujets de rancune qu'il pouvait nourrir contre lui, «nous pouvons, déclare Goethe, nous servir des écrits de Lichtenberg comme de la plus merveilleuse des baguettes magiques. Lorsqu'il fait une plaisanterie, c'est qu'il y a là un problème caché ». Kant, à la fin de sa vie, mettait Lichtenberg au plus haut et, dans son exemplaire personnel, il s'est plu à souligner, tant en rouge qu'en noir, maint passage de ses Aphorismes. Schopenhauer voit en lui le penseur par excellence, celui qui pense pour lui-même et non pour les autres. Nietzsche place les Aphorismes à côté des Entretiens de Goethe avec Eckermann, au centre du « Trésor de la prose allemande». Wagner, en 1878, croit y découvrir une anticipation de sa pensée propre. Tolstoi, en 1904, se place sous l'influence de Lichtenberg plus électivement encore que sous celle de Kant et s'étonne de l'injustice du sort posthume envers lui : « Je ne comprends pas que les Allemands d'aujourd'hui négligent autant cet écrivain, tandis qu'ils raffolent d'un coquet feuilletoniste tel que Nietzsche ». La vie de Lichtenberg n'abonde pas moins que celle de Swift en contradictions passionnantes, d'autant plus passionnantes qu'elles affectent ici un esprit éminemment raisonnable. Athée on ne peut plus conscient, non seulement il estime que le christianisme est « le système le plus parfait pour favoriser la paix et le bonheur dans le monde », mais encore il lui arrive dans le désarroi sentimental de s'abandonner à la vie mythique des autres jusqu'à prier avec ferveur. Après avoir écrit : « La Révolution française est l'œuvre de la philosophie, mais quel bond depuis le Cogito ergo sum jusqu'au cri de : A la Bastille ! retentissant au Palais Royal! » et admis la Terreur, il s'émeut de la mort de Marie-Antoinette. Tout grand contempteur qu'il est de l'amour à la Werther, il s'éprend en 1777 d'une fillette de douze ans: « Depuis Pâques 1780, écrit-il six ans plus tard au pasteur Amelung, elle resta complètement chez moi... Nous étions constamment ensemble. Quant elle était à l'église, il me semblait que j'y avais envoyé avec elle mes yeux et tous mes sens. En un mot, elle était sans la consécration du prêtre (pardonnez-moi, mon cher et excellent ami, cette expression) ma femme... Grand Dieu, cette céleste créature est morte le 4 août 1782, au soir, avec le coucher du soleil ». En lui, bien que l'homme des « lumières » soit l'adversaire déterminé du mouvement de Sturm und Drang (d'assaut et de tumulte) qui s'empare alors de la littérature allemande, il est d'emblée le plus enthousiaste admirateur de Jean-Paul. En lui encore, l'homme de l'expérience (professeur de physique à l'Université de Göttingue, il a été le maître de Humboldt, il a découvert que les électricités positive et négative ne se propagent pas de la même manière dans les matières isolantes) vit dans la plus parfaite intimité avec le réveur. (Le rationaliste Lichtenberg a fait l'éloge de Jacob Böhme, il a été le premier à pénétrer le sens profond de l'activité onirique et le moins qu'on puisse dire est que ses vues sur ce sujet restent de toute actualité.) Il doit être célébré comme le prophète même du hasard, de ce hasard dont Max Ernst dira qu'il est le « maître de l'humour ». Rien de plus symptomatique, à cet égard, que de le voir consacrer ses premières leçons à traiter du caleul des probabilités au jeu. « Un des traits les plus remarquables de mon caractère, c'est assurément la superstition singulière avec laquelle je tire de tout un présage, et me donne pour oracles cent choses en un jour. Je n'ai pas besoin de faire cette description ici: je me comprends trop bien. Tout insecte qui rampe me sert de réponse à des questions sur ma destinée. N'est-ce pas étrange chez un professeur de physique ? » Ne nier ni eroire... « Je me fais fort, dit-il encore, de démontrer que l'on croit parfois à quelque chose, et que pourtant on n'y croit pas. Rien n'est plus insondable que le système des ressorts de nos actions». Dans le cône blanc de sa fameuse « chandelle allumée » on retrouve avec émotion sur le pastel d'Abel le plus fin sourire qui fut jamais, celui du précurseur en tous genres, on dirait d'un Paul Valéry première manière qui eût été revu et corrigé définitivement par M. Teste ( mais M. Valéry ne doit guère à Lichtenberg que l'art de numéroter ses cahiers). Voici l'un des grands maîtres de l'humour. C'est l'inventeur de cette sublime niaiserie philosophique, qui configure par l'absurde le chef-d'œuvre dialectique de l'objet: « un couteau sans lame, auquel manque le manche ». Dans sa solitude, il est parvenu à beaucoup mieux qu'à varier comme les hommes les positions de l'amour : il a décrit 62 manières de s'appuyer la tête sur la main.
BIBLIOGRAPHIE : Vermischte Schriften (1770-1799). Notices extraites d'une Anthologie de l'Humour noir.
CHRISTIAN-DIETRICH GRABBE (1801-1836)
Le détestable renom qui s'est attaché a la vie de Grabbe n'épargne pas même son enfance. Nul auteur n'a été plus vertement tancé par ses biographes, nul n'a offert plus de prise à la critique sous sa forme la moins scientifique et la plus vaine, la forme moralisatrice. On nous apprend qu'il grandit sous les plus mauvaises influences : son père dirigeait une maison de correction, il hérita du penchant de sa mère à l'ivrognerie. Etudiant en droit à Berlin, il compose à dix-huit ans son premier drame, le Duc de Gothland, porte un moment les espoirs de l'école romantique, mais déçoit peu après l'attente du publie qu'il ne résiste pas au besoin de choquer, voire de scandaliser. Heine et Tieck, liés avec lui d'amitié, ne peuvent eux-mêmes supporter longtemps son caractère insociable et le dérèglement extrême de ses mœurs. Après avoir tenté de devenir comédien, il reprend ses études de droit, exerce quelque temps la profession d'avocat, puis d'auditeur militaire dans sa ville natale. Il se marie à cette époque, ne tarde pas à abandonner sa femme et est destitué de ses fonctions. Employé par le directeur de théâtre Immermann à copier des rôles il s'adapte aussi mal que possible à son nouveau mode d'existence et, totalement épuisé par l'alcoolisme, vient mourir auprès de sa femme, le seul être sans doute qui soit resté disposé à l'accueillir. Dans la production dramatique de Grabbe, la pièce traduite par Alfred Jarry sous le titre Les Silènes et qui, dans la version allemande, s'intitule Plaisanterie, satire, ironie et signification profonde occupe une place tout à fait à part. Une analyse sommaire ne saura que faire pressentir les mérites d'une œuvre dont la géniale bouffonnerie n'a jamais été surpassée, qui détone au plus haut point dans son temps et est douée plus que toute autre de prolongements innombrables jusqu'à nous.
★
Le Diable propose au margrave Tual, chez qui on vient de le transporter gelé en plein mois d'août, de lui procurer la jeune baronne Liddy à deux conditions : d'abord que Tual fasse étudier à son fils aîné la philosophie, ensuite qu'il fasse mettre à mort treize compagnons tailleurs.
LE MARGRAVE. - Pourquoi précisément des compagnons tailleurs?
LE DIABLE. - Parce que ce sont les plus innocents.
Ils marchandent sur le nombre de compagnons tailleurs et se mettent d'accord sur douze, étant convenu que le treizième ne sera pas mis à mort mais aura tout de même les côtes cassées.
Le Diable achète la jeune baronne à son fiancé du Val pour 19.999 écus, 18 sous, 2 liards, produit d'une juste estimation de ses facultés physiques et morales (c'est ainsi qu'une réduction est obtenue en raison du fait qu'elle est intelligente). Il est convenu qu'on persuadera le poète Mort-aux-Rats d'entraîner la jeune fille dans la petite maison du bois de Schallbrünn.
On trouve le poète Mort-aux-Rats oceupé à chercher autour de lui des sujets d'inspiration. Voici un jeune homme qui s'isole pour satisfaire un besoin naturel, cela ne peut convenir. Mais voici par contre un vieillard qui mord une croûte de pain et Mort-aux-Rats écrit, dans l'enthousiasme, ces trois vers :
J'étais assis à ma table el mâchais ma plume.
Ainsi que le lion: quand l'aube blanchit d'effroi
Mâche le soleil sa plume rapide...
(Entre le Diable).
LE DIABLE. - Ne vous effrayez pas, j'ai lu vos Œuvres. Rien d'extraordinaire à cela car, lui confie-t-il, une des grandes consolations des damnés est de se délecter de la pire littérature qui soit : la littérature allemande. MORT-AUX-RATS. - Eh, si la littérature allemande est votre principal sujet d'occupation, que les occupations de détail doivent être étranges. LE DIABLE. - Voici, pendant nos moments perdus, nous faisons des carreaux de fenêtre ou des verres de lunettes en nous servant des esprits qui sont invisibles et par là-même, transparents. C'est ainsi que ma grand'mère, quand lui vint l'autre jour la singulière fantaisie de pénétrer l'essence de la vertu, se mit sur le nez les deux philosophes Kant et Aristote; mais comme, grâce à eux, elle voyait de moins en moins clair, elle se fit, pour les remplacer, une lorgnette avec deux paysans poméraniens, ce qui lut permit de voir aussi nettement qu'elle pouvait désirer.
Pourquoi le diable est venu sur terre? « C'est parce qu'on est en train de faire le ménage à fond en Enfer ». Tous les personnages irréprochables, héroïques ou géniaux dont s'enquiert Mort-aux-Rats sont en Enfer: le marquis Posa, le peintre Spinarosa, comme le Wallenstein de Schiller, le Hugo de Miller, ainsi que Shakespeare, Dante, Horace — ce dernier a épousé Marie Stuart — Schiller, Arioste - Arioste vient de s'acheter un nouveau parapluie - Calderon, etc. A la cantonade un fabuleux maître d'école à la Groucho Marx, règne, de toute sa vertigineuse faconde, sur quelques individus falots, véritables « palotins » avant la lettre : LE MAÎTRE D'ÉCOLE À MONROC : - Monsieur Monroc ! vous me voyez ravi de cette surprise. Comment vous plut l'Italie, ce pays où les pierres parlent ?Aucun signe de vieillesse n'est-il encore visible sur la Vénus de Médicis ?J'espère que le pape n'avait pas marché dans de la saleté quand vous lui baisâtes le pied ? Je... LE MAÎTRE D'ÉCOLE : - Avez-vous appris. Monsieur Tobies, qu'un dentiste est descendu à l'auberge, il y a une heure et qu'il arrache les dents pour rien? TOBIES. - Ça m'est égal! J'ai boyez-vous deux rangées de dents si saines que je pourrais aiguiser sur elles mes fourches. LE MAITRE D'ÉCOLE. - Qu'est-ce que cela fait? On vous les arrachera pour rien. Il faut profiter d'une pareille occasion. ToBIES. - Oui, c'est juste. Il ne faut dédaigner aucun petit profit. Je vais me rendre là-bas et me faire arracher toutes les molaires. (Il sort).
Le Maitre d'école, tout en s'enivrant avec eux, conte à ses compères une histoire de son jeune temps. II est impossible de donner une idée de ce récit, tour à tour réaliste et fantastique et d'une violence érotique sans équivalent dans le ton. A dessein de se saisir du Diable, le Maître d'école prend congé de ses interlocuteurs et se dirige en titubant vers la forêt. Après avoir placé seize condoms dans une immense cage qu'il a apportée sur son dos, il va se poster dans un coin. Le diable entre en reniflant. LE MAITRE D'ÉCOLE. - Le voici déjà. Comme cela le picote dans le nez! LE DIABLE. - Je flaire deux sortes de choses ici. A gauche quelque chose d'impudique, qui empêche d'avoir des enfants; à droite quelque chose de saoûl, qui s'occupe d'enfants. LE MAITRE D'ÉCOLE. — Pourvu que cette allusion ne me vise pas !
Le Diable n'en est pas moins victime du stratagème. Enfermé dans la cage, il n'est délivré que sur l'intervention de sa grand'mère, une florissante jeune femme en tenue d'hiver russe, qu'ont accompagnée Néron et Tibère (Néron se tient auprès du grand escalier et est en train de nettoyer les bottes du cheval, le « camarade Tibère » est à la blanchisserie et fait sécher son linge).
Tous les ivrognes de la pièce, en compagnie de la jeune baronne Liddy, se retrouvent dans la maisonnette de Schallbrünn.
MORT-AUX-RATS (à la fenêtre). — Mais qui vient là-bas, avec une lanterne, par la forêt? Il semble qu'il se dirige par ici.
LE MAITRE D'ÉCOLE (assis à la fenêtre). Le diable l'emporte. Le drôle nous arrive si tard dans la nuit pour nous aider à avaler le punch. C'est le maudit auteur, ou, comme on devrait proprement le nommer, le minuscule. Il est bête comme un sabot de vache, bave sur tous les écrivains et n'est bon lui-même à rien, a une jambe de travers, des yeux louches et une insipide face de singe. Fermez-lui la porte au nez, Monsieur le Baron, fermez-lui la porte.
L'AUTEUR (dehors derrière la porte). — O Maudit Maître d'école! Immesurable sac à mensonges!
LE MAITRE D'ÉCOLE. - Fermez-lui la porte, Monsieur le Baron, fermez-lui la porte au nez.
LIDDY. - Maître d'école, comme vous êtes amer à l'égard d'un homme qui vous a inventé. (On frappe). Entrez! (L'auteur entre, avec une lanterne allumée).
BIBLIOGRAPHIE : Don Juan et Faust (1829); Frédéric Barberousse (1829); Henri VI (1830) ; Napoléon ou les Cent Jours (1831) : Annibal (1835).
JEAN-PIERRE BRISSET
Si l'œuvre, remarquable entre toutes, de Brisset vaut d'être considérée dans ses rapports avec l'humour, la volonté qui y préside ne peut en aucune façon passer pour humoristique. L'auteur, en effet, ne se départit en aucune occasion de l'attitude la plus sérieuse, la plus grave. C'est au terme d'un processus d'identification avec lui, de l'ordre de celui qu'exige l'examen de tout système philosophique ou scientifique, que le lecteur est amené à trouver pour son propre compte un refuge dans l'humour. Il y va pour lui de la nécessité de s'épargner un émoi affectif par trop considérable, celui qui résulterait de l'homologation d'une découverte ébranlant les assises même de la pensée, anéantissant toute espèce de gain conscient antérieur, remettant en question les plus élémentaires principes de la vie sociale. Une telle découverte est tenue pour impossible a priori et les asiles d'aliénés sont construits pour n'en rien laisser filtrer, au cas exorbitant où elle se produirait. Le réflexe de préservation générale, en ce qui regarde Brisset, semble avoir été sensiblement moins vif, puisqu'il n'a abouti, en 1912, qu'à le faire affubler par une coterie d'écrivains du titre ironique de prince des penseurs. Cette dignité dérisoire ne le desservira qu'auprès de ceux qui passent en fermant les yeux devant les plus grandes singularités qu'offre l'esprit humain. La décharge émotive de l'expression de Brisset dans un humour tout de réception (par opposition à l'humour d'émission de la plupart des auteurs qui nous intéressent) met très spécialement en évidence certains caractères constitutionnels de cet humour. L'auteur se présente comme en possession d'un secret d'une portée telle que tout ce qui a été conçu avant sa révélation peut être tenu pour nul et non avenu. Nous assistons ici, non plus à un retour de l'individu mais, en sa personne, à un retour de toute l'espèce vers l'enfance. (Il se passe quelque chose d'équivalent dans le cas du douanier Rousseau). Le désaccord flagrant qui se manifeste entre la nature des idées communément reçues et l'affirmation chez l'écrivain ou le peintre de ce primitivisme intégral est générateur d'un humour de grand style auquel le responsable ne participe pas. L'idée maitresse de Jean-Pierre Brisset est la suivante : La parole qui est Dieu a conservé dans ses plis l'histoire du genre humain depuis le premier jour, et dans chaque idiome l'histoire de chaque peuple, avec une sûreté, une irréfutabilité qui confondront les simples et les savants ». L'analyse des mots lui permet d'établir que l'homme descend de la grenouille. Cette trouvaille, qu'il tend à légitimer, puis à exploiter par un jeu d'associations verbales d'une richesse inouïe, corrobore pour lui la constatation anatomique que « la semence humaine, vue au microscope, est telle qu'on croirait voir une flaque d'eau pleine de jeunes tétards de grenouilles, les petits êtres de cette semence en rappellent complètement la forme et les allures ». Ainsi se développe, sur un fond pansexualiste d'une grande valeur hallucinatoire, et à l'abri d'une rare érudition, une suite vertigineuse d'équations de mots dont la rigueur ne laisse pas d'être impressionnante, et se constitue une doctrine qui se donne pour la clef certaine et infaillible du livre de vie. Brisset ne cache pas qu'il est ébloui lui-même de l'éclat du présent qu'il apporte à l'homme et qui doit lui conférer la toute-puissance divine. Il ne se reconnait d'autres prédécesseurs que Moïse et les prophètes, Jésus et les Apôtres. Il s'annonce lui-même comme le septième ange de l'Apocalypse et l'Archange de la résurrection. Il va sans dire qu'une communication de cet ordre devait, sur le plan humain, valoir à son auteur les pires désillusions. « La Grammaire Logique publiée en 1883 s'est répandue raisonnablement dans le monde savant. Nous l'avons présentée à l'Académie pour un concours, mais notre ouvrage fut rejeté par M. Renan. En 1891, n'ayant pu trouver d'éditeur, nous publiames nous-mêmes le Mystère de Dieu par l'affichage et deux conférences publiques à Paris. Ce livre souleva parmi les étudiants un moment d'émotion à Angers. Nous avions pris nos dispositions pour y faire une conférence, mais l'autorité municipale fit échouer notre projet. En 1900 nous avons publié la Science de Dieu et une feuille tirée à mille exemplaires: la Grande Nouvelle résumant tous nos travaux. Nos crieurs étaient comme paralysés et ne vendaient point cette grande nouvelle. Nous la fîmes distribuer gratuitement dans Paris et l'envoyâmes, ainsi que le livre, un peu par toute la terre. L'édition se vendit à la suite de la distribution de la feuille, ce dont nous ne fûmes informé qu'après la faillite de notre dépositaire. Ces deux publications firent assez de bruit pour amener le Petit Parisien à nous consacrer, d'une manière indirecte, tout un premier article (29 juillet 1904) intitulé : Chez les fous. Voici ce qui nous touche directement: On cite même un aliéné « qui, sur un système d'allitération et de coq-à-l'ane, avait prétendu fonder tout un traité de métaphysique intitulé la Science de Dieu. Pour lui, en effet, le Mot est tout. Et les analyses des mots expriment les rapports des choses. La place me manque pour citer des passages de cette affolante philosophie. On garde d'ailleurs de leur lecture un trouble réel dans l'esprit. Et mes lecteurs me sauront gré de vouloir le leur épargner. » L'aliéné, poursuit Brisset, « l'aliéné qui était officier de police judiciaire et dont le mode d'écrire n'a rien de commun avec l'obscur verbiage ci-dessus, fut cependant heureux de cette critique et même remercia. La Science de Dieu fut à sa publication la septième trompette de l'Apocalypse, et, en 1906, nous avons publié les Prophéties accomplies. Un assez long prospectus à deux mille exemplaires fut adressé de divers côtés et, comme nous devions encore faire entendre notre voix, une conférence eut lieu à l'Hôtel des Sociétés Savantes le 3 juin 1906. Nous trouvâmes beaucoup de mauvaise volonté et des affiches préparées dans tout Paris ne furent apposées que dans les alentours de l'Hôtel. Nous eúmes une cinquantaine d'auditeurs et affirmâmes dans notre indignation que nul n'entendrait désormais la voix du septième ange ». Une seconde édition de la Science de Dieu (entièrement nouvelle) paraît cependant en 1913 sous le titre: les Origines Humaines. L'auteur déclare que, vieux et fatigué, il craint de ne pouvoir mener à bien son suprême projet : un dictionnaire de toutes les langues. Envisagée sous l'angle de l'humour, l'œuvre de Jean-Pierre Brisset tire son importance de sa situation unique commandant la ligne qui relie la pataphysique d'Alfred Jarry ou « science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité» à l'activité paranoïaque-critique de Salvador Dali ou « méthode spontanée de connaissance irrationnelle basée sur l'association interprétative-critique des phénomènes délirants ». Il est frappant que l'œuvre de Raymond Roussel, l'œuvre littéraire de Marcel Duchamp se soient produites, à leur insu ou non, en connexion étroite avec celle de Brisset, dont l'empire peut être étendu jusqu'aux essais les plus récents de dislocation poétique du langage (« révolution du mot »: Léon-Paul Fargue, Robert Desnos, Michel Leiris, Henri Michaux, James Joyce et la jeune école américaine de Paris).
BIBLIOGRAPHIE : La Grammaire logique (1883); Le Mystère de Dieu (1891) ; La Science de Dieu (1900) ; Les Origines humaines (1913).
RAYMOND ROUSSEL (1877-1933)
La difficulté qu'il y a, à quelque distance, à distinguer un automate authentique d'un pseudo-automate a tenu en haleine la curiosité des hommes durant des siècles. Du portier androïde d'Albert le Grand, qui introduisait avec quelques paroles les visiteurs, jusqu'au joueur d'échees célébré par Poe, en passant par la mouche de fer de Jean Müller qui revenait se poser sur sa main après avoir volé et le fameux canard de Vaucanson, sans laisser bien loin les homuncules, de Paracelse à Achim d'Arnim, l'ambiguïté la plus bouleversante n'a cessé de régner entre la vie animale, surtout la vie humaine, et son simulacre mécanique. Cette ambiguïté, le propre de notre époque est de l'avoir transposée en faisant passer l'automate du monde extérieur dans le monde intérieur, en l'appelant à se produire tout à son aise au dedans même de l'esprit. La psychanalyse a, en effet, décelé, dans les profondeurs du grenier mental, la présence d'un mannequin anonyme, « sans yeux, sans nez et sans oreilles », assez semblable à ceux que Giorgio de Chirico peignait vers 1916. Ce mannequin, débarrassé des toiles d'araignées qui le dérobaient et le paralysaient, s'est révélé d'une mobilité extrême, « surhumaine » (c'est du besoin même de donner toute licence à cette mobilité qu'est né le surréalisme). Ce personnage insolite, affranchi des signes de monstruosité qui déparent la création de l'admirable Frankenstein de Mary Shelley, jouit de la faculté de se déplacer sans le moindre frottement, dans le temps comme dans l'espace, et, d'un bond, de réduire à rien le fossé infranchissable qui passe pour séparer la réverie de l'action. La merveille est que cet automate soit en puissance de se libérer dans tout homme : il suffit d'aider celui-ci à reconquérir, à l'exemple de Rimbaud, le sentiment de son innocence, de Lautréamont le sentiment de son innocence et de sa puissance absolues.
On sait que l' « automatisme psychique pur », au sens où ces mots s'entendent aujourd'hui, ne prétend désigner qu'un état-limite qui exigerait de l'homme la perte intégrale du contrôle logique et moral de ses actes. Sans qu'il consente à aller si loin ou plutôt à s'y maintenir, il arrive, à partir d'un certain point, qu'il se trouve actionné par un moteur d'une force insoupçonnable, qu'il obéisse mathématiquement à une cause de mouvement d'apparence cosmique qui lui échappe. La question qui se pose, à propos de ces automates comme des autres, est de savoir si en eux un être conscient est caché.
Et jusqu'à quel point conscient ? peut-on se demander en présence de l'œuvre de Raymond Roussel. Certes, de son vivant, quelques-uns avaient bien pressenti qu'il devait sa prodigieuse richesse d'invention à l'utilisation d'un procédé qu'il avait découvert, s'étaient bien convaincus qu'il usait d'un aide-imagination (comme il y a des aide-mémoires). Ce procédé, il a tenu à le divulguer lui-même après sa mort dans l'ouvrage intitulé : Comment j'ai écrit certains de mes livres. Nous savons maintenant qu'il a consisté à composer, au moyen de mots homonymes ou sensiblement homophones, deux phrases d'une signification aussi différente que possible et à donner ces phrases pour piliers (première et dernière phrase) au récit. La fabulation devait se poursuivre de l'une à l'autre par un nouveau travail opéré sur chacun des mots constitutifs des deux phrases : relier ce mot à double entente à un autre mot à double entente au moyen de la préposition «à ».
Au dire même de Roussel « le propre du procédé était de faire surgir des sortes d'équations de faits qu'il s'agissait de résoudre logiquement ». Le plus grand arbitraire introduit dans le sujet littéraire, il s'agissait de le dissiper, de le faire disparaître par une suite de passes où le rationnel limite et tempère constamment l'irrationnel.
Roussel est, avec Lautréamont, le plus grand magnétiseur des temps modernes. Chez lui, l'homme conscient extrêmement laborieux (« Je saigne, dit-il, sur chaque phrase »; il confie à Michel Leiris que chaque vers des Nouvelles Impressions d'Afrique lui a coûté quinze heures de travail environ) ne cesse d'être aux prises avec l'homme inconscient extrêmement impérieux (il est assez symptomatique qu'il s'en soit tenu, sans chercher à la modifier ou à lui en substituer une autre, à une technique philosophiquement injustifiable pendant près de quarante ans). L'humour, volontaire ou non, de Raymond Roussel réside tout entier dans ce jeu de balances disproportionnées : « La machine infernale déposée par Lautréamont sur les marches de l'esprit, dit Jean Lévy, nous sommes quelques-uns à en percevoir (chez Roussel) le tic-tac lugubre et à saluer avec admiration chacune de ses explosions libératrices ».
Le même critique a pu noter très justement que, dans cette œuvre, la part de l'humour, celle de l'obsession et celle du refoulement sont encore loin d'être faites. Raymond Roussel a eu, en effet, maille à partir avec la psychopathologie, son cas ayant été jusqu'à fournir au Dr Pierre Janet le prétexte d'une communication intitulée: « Les Caractères psychologiques de l'extase » et son suicide (?) confirmant l'idée qu'il a pu rester, à travers tout le cycle de sa production, un anormal. Il a connu à dix-neuf ans, alors même qu'il achevait son poème La Doublure l'extase finale de Nietzsche:
« On sent à quelque chose de particulier que l'on fait un chef-d'œuvre, que l'on est un prodige... J'étais l'égal de Dante et de Shakespeare, je sentais ce que Victor-Hugo vieilli a senti à soixante-dix ans, ce que Napoléon a senti en 1811, ce que Tannhäuser révait au Venusberg. Ce que j'écrivais était entouré de rayonnements, je fermais les rideaux car j'avais peur de la moindre fissure qui eût laissé passer au dehors les rayons lumineux qui sortaient de ma plume, je voulais retirer l'écran tout d'un coup et illuminer le monde. Laisser traîner ces papiers, cela aurait fait des rayons de lumière qui auraient été jusqu'à la Chine et la foule éperdue se serait abattue sur la maison ».
Jusqu'à la Chine... Cet enfant qui adorait Jules Verne, ce grand amateur de guignol, cet homme très riche qui s'était tait construire pour ses déplacements la plus luxueuse roulotte automobile du monde demeurera jusqu'au bout le pire contempteur, le pire négateur du voyage réel. « A Pékin, dit Michel Leiris, il se cloîtra après une visite sommaire de la ville », de même qu'il était resté plusieurs jours à écrire dans sa cabine, alors qu'il lui était donné d'aborder pour la première fois Tahiti.
La magnifique originalité de l'œuvre de Roussel oppose un démenti lourd de signification et de portée, inflige un affront définitif aux tenants d'un réalisme primaire attardé, qu'il se qualifie lui-même de « socialiste » ou non. « Martial — c'est sous ce nom que l'auteur de Locus Solus se présente dans l'étude de M. Pierre Janet - a une conception très intéressante de la beauté littéraire, il faut que l'œuvre ne contienne rien de réel, aucune observation du monde ou des esprits, rien que des combinaisons tout à fait imaginaires : ce sont déjà des idées d'un monde extra-humain »
BIBLIOGRAPHIE : La Doublure (1897): La Vue (1901): Impressions d'Afrique (1919): Locus Solus (1914); Pages Choisies (1918); L'Étoile au Front (1925): La Poussière de soleils (1926); Nouvelles impressions d'Afrique (1932): Comment j'ai écrit certains de mes livres (1935).
FRANZ KAFKA (1883-1924)
Sur la trame de homme moyen d'aujourdhui, du passant qui se hâte parallèle à la pluie battante, dans une lumière qui ne varie pas au delà des tons de tissus d'un album de tailleur, Kafka fait passer en rafale l'interrogation capitale de tous les temps: où va-t-on, à quoi est-on soumis, quelle est la loi ? L'individu humain se débat au centre d'un jeu de forces dont il a généralement renoncé à démêler le sens et son manque total de curiosité à cet égard paraît bien être la condition même de son adaptation à la vie sociale; il est exceptionnel que le métier de cordonnier ou d'opticien soit compatible avec une méditation approfondie sur les fins de l'activité humaine. De l'admirable Prague, sa ville natale, la pensée de Kafka épouse tous les charmes, tous les sortilèges: tout en marquant la minute présente, elle tourne symboliquement à rebours avec les aiguilles de l'horloge de la synagogue, elle dirige à midi les ébats des mouettes innombrables sur la Moldau, au jour tombant elle réveille pour elle seule les fours éteints de la petite rue des Alchimistes, véritable quartier réservé de l'esprit. Cette pensée, profondément pessimiste, n'est pas sans se reconnaître des affinités avec celle des moralistes français: nous songeons en particulier au dernier et à l'un des plus grands d'entre eux, Alphonse Rabbe, selon qui « Dieu a soumis le monde à l'action de certaines lois secondaires qui s'exécutent pour l'accomplissement d'un but qui nous est inconnu, en nous annonçant, toutefois, par la voix puissante de l'instinet moral, le monde invisible des réparations solennelles où tout se dévoilera, s'expliquera ». Mais les héros de Kafka se ruent en vain contre la porte de ce monde : celui-ci, éperdument ignorant de ce dont on l'accuse, sera exécuté sans jugement : cet autre, mandé dans un château, ne parviendra pas, au prix d'efforts harassants, à en découvrir l'accès. Le problème soulevé ici dans toute son ampleur est celui de l'obscure nécessité naturelle, telle qu'elle s'oppose à la nécessité humaine ou logique, rendant chimérique toute aspiration profonde à la liberté. Le rêve a fourni à Kafka une solution provisoire de ce conflit. Les objets virtuels qui le peuplent cessent en effet d'être étrangers au dormeur, leur présence est toujours justifiable, la flamme du moi les éclaire sur toutes les faces et, désertant pour eux le corps humain étendu, peut aller jusqu'à les parcourir intérieurement «Je» me confonds avec ce dont, éveillé, tout me séparait. Nul n'est parvenu comme Kafka à innerver de sa sensibilité propre les choses inanimées, nul n'a su reprendre avec plus d'éclat l'enseignement des « Vers dorés » de Gérard de Nerval. Employé en Autriche à l'administration des eaux, on se flatte de l'illusion qu'il lui appartint de lancer et de diriger ces eaux à travers la forêt des conduites tout comme, de sa seule substance émotionnelle, il sut filer une toile qui ne laisse subsister aucune solution de continuité entre les règnes et les espèces jusqu'à l'homme et qui vibre tout entière au moindre contact. Nulle œuvre ne milite tant contre l'admission d'un principe souverain extérieur à celui qui pense : « C'est l'homme, a-t-on pu dire, qui bout dans la marmite de Kafka. Il y mijote minutieusement dans le bouillon ténébreux de l'angoisse, mais l'humour fait sauter le couvercle en sifflant et trace dans l'air en lettres bleues des formules cabalistiques ».
BIBLIOGRAPHIE: Nouvelles (Le verdict, la métamorphose, etc.) : Le Procès (1926) Amérika; Le Château ; La Muraille de Chine.
XAVIER FORNERET (1810-1885)
AVIER Forneret, ou l'Homme Noir, ou l'Inconnu du Romantisme. «Pour les annales littéraires de la partie présente du dix-neuvième siècle, dit-il en 1840, il y aura un livre rempli d'une infinité de noms (excepté le mien) dont vous connaissez les principaux. N'oublions pas la couverture ; on y verra, et Moitié de l'Académie et Scribe. Vous savez que la couverture d'un livre qu'on relie, ne se conserve pas. - On ignorerait, en effet, tout de cette personnalité passionnante à plus d'un titre sans l'article que, dans le Figaro lui a consacré naguère Charles Monselet et dont des extraits ont été recueillis dans le catalogue de vente de ce dernier (Catalogue détaillé, raisonné el anecdotique d'un Homme de lettres bien connu). Cet article est, d'ailleurs, de nature à exciter notre curiosité plutôt qu'à l'assouvir. Nous n'hésitons pas à soutenir qu'il y a un cas Forneret dont l'énigme persistante justifierait aujourd'hui des recherches patientes et systématiques : d'où vient que l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages aussi singuliers soit passé presque complètement inaperçu ; comment s'explique l'extrême inégalité de sa production, où la trouvaille la plus authentique voisine avec la pire redite, où le sublime le dispute au niais, l'originalité constante de l'expression ne laissant pas de découvrir fréquemment l'indigence de la pensée ; qui fut cet homme dont tout le comportement extérieur semble avoir eu pour objet d'attirer l'attention de la foule, que sa manière d'écrire ne pouvait manquer de lui aliéner, cet homme assez orgueilleux pour faire passer dans les journaux cette annonce d'un de ses livres: « Le nouvel ouvrage de M. Xavier Forneret n'est livré qu'aux personnes qui envoient leur nom à l'imprimeur, M. Duverger, rue de Verneuil, et après examen de leur demande par l'auteur » et assez humble pour, à la fin de plusieurs de ses ouvrages, s'excuser de son incapacité et solliciter l'indulgence du public? A divers égards cette attitude n'est pas sans présenter des analogies frappantes avec celle qu'adoptera plus tard Raymond Roussel. Le style de Forneret est, par ailleurs, de ceux qui font pressentir Lautréamont comme son répertoire d'images audacieuses et toutes neuves annonce déjà Saint-Pol-Roux. Un poème comme « Jeux de mère et d'enfant », dans Vapeurs ni vers ni prose, anticipe avec une naïveté déconcertante sur l'illustration clinique des théories psychanalytiques d'aujourd'hui. « Dijon, écrivait Monselet, se souvient encore de la première représentation de l'Homme Noir, drame en cinq actes, et en prose. C'était en 1834 ou 1835. L'auteur était un Bourguignon, jeune homme riche, mais dont les habitudes en dehors de la vie bourgeoise et provinciale avaient le privilège d'exeiter la défiance de ses compatriotes. D'abord, il ne s'habillait pas comme eux, premier grief. Il aimait le velours, les manteaux, il portait un chapeau d'une forme particulière et une canne blanche et noire. On racontait de lui des choses étranges : qu'il habitait une tour gothique où il jouait du violon toute la nuit. Pour ces causes et pour d'autres les Dijonnais se tenaient sur leur garde vis-à-vis de M. Xavier Forneret ; aussi leur curiosité fut-elle vivement mise en éveil par l'annonce de l'Homme Noir. M. Xavier Forneret avait fait de la dépense; la veille de la représentation des hallebardiers, des hérauts en costume du moyen-âge se promenèrent par les rues, agitant des bannières où s'étalait le titre de la pièce. On pouvait donc compter sinon sur un succès du moins sur une recette. La salle de spectacle fut comble, en effet, mais l'Homme Noir ne réussit point; nous croyons même qu'on n'alla pas jusqu'au dénouement; il y eut brouhaha, cabale. M. Xavier Forneret fit imprimer son drame sous une couverture symbolique : des lettres blanches sur fond noir. Il fit mieux, il adopta le surnom de l'Homme Noir, et il signa ainsi plusieurs volumes. En même temps, il se réfugiait plus que jamais dans une existence exceptionnelle. Cette personnalité tranchée, quoique sans angles blessants, a agacé pendant près de vingt ans les habitants de Dijon et ceux de Beaune. Les gazettes locales ne purent résister à l'envie de s'égayer sur son compte, il devint l'original de la contrée, on essaya d'interpréter son isolement ; il y eut maintes fois procès et scandales. M. Xavier Forneret tint bon continuellement ». Mention faite des excentricités diverses par lesquelles se signale la présentation de ses ouvrages (impression en très gros caractères, usage immodéré du blanc : deux ou trois lignes à la page, ou le texte seulement au recto, le mot « fin » n'interrompant pas nécessairement le cours du livre, qui peut se poursuivre par une « après-fin », insertion, parmi d'autres, d'un poème exceptionnellement tiré en rouge, intitulation très spéciale (au demeurant presque toujours des plus heureuses), Monselet note finement : « On est certain, de la sorte, de tomber sur un écrivain humoriste » et il ajoute : « mais là est le danger plutôt que l'appât. La France n'a jamais manqué d'écrivains humoristes mais ils y sont moins appréciés que partout ailleurs... On a beaucoup parlé des hardiesses de Pétrus Borel, le lycanthrope, et des divagations de Lassailly ; elles sont toutes dépassées par M. Xavier Forneret. » Monselet, plus courageux en cela que toute la critique de ces cent dernières années, ne craint pas d'admirer chez Forneret ce qui est admirable: « Temps perdu renferme un chef-d'œuvre: c'est « Le Diamant de l'Herbe » (*), un récit qui n'a pas plus de vingt pages. L'étrange, le mystérieux, le doux, le terrible, ne se sont jamais mariés sous une plume avec une telle intensité ». Son auteur sous-estime donc ses moyens quand il déclare : « Tout est senti chez moi, sans jamais bien en sortir ». Tout porte à croire que Monselet a vu juste et que la postérité s'associera à son jugement: « M. Xavier Forneret s'exagère sa faiblesse ; il vaut mieux, dans ses efforts et dans ses aspirations enfièvrées, que cent écrivains dans leur stupide et sereine abondance. Il y a une nature en lui. Sous la pioche du critique qui le frappe, ce terrain inexploré laisse parfois briller un filon de pur métal ». Observons qu'on tenterait en vain de desservir l'auteur de Sans titre en alléguant qu'il était plus ou moins inconscient ou irresponsable des échos qu'il éveille à la lecture impartiale et attentive, lui qui a placé son livre sous l'invocation de cette phrase de Paracelse : « Souvent il n'y a rien dessus, tout est dessous, cherchez ».
(*) Nous souscrivons nous-même formellement à cette opinion.
BIBLIOGRAPHIE : L'Homme Noir, blanc de visage (1834 ou 1835) : Deux Destinées (1834) : Vingt-trois, trente-cinq (1835) ; Et la lune donnait, et la rosée tombait : Rien, au profit des pauvres (1836): Vapeurs ni vers ni prose (1838) ; Sans titre par un homme noir, blanc de visage (1839) ; Pièce de pièces, temps perdu (1840); A mon fils naturel (1817) : Rêves; Lettre à M. Victor Hugo (1851): Voyage d'agrément de Beaune à Autun, fait pour la première fois le 8 septembre 1850 Quarante-sept phrases à propos de 1852: Lignes rimées (1853): Mère et fille (1855) ; Caressa (1856) : Ombres de poésie (1860) ; Mon mot aussi (1861) : Lettre à Dieu ; Broussailles de la pensée, de la famille de Sans titre (1.870) Mort de Monseigneur l'Archevêque de Paris (3 janvier 1857): Un crime de l'Enfer.
André BRETON
LE DIAMANT DE L'HERBE
Selon, je crois, des dires, le ver luisant annonce par son apparition plus ou moins lumineuse, plus ou moins renouvelée, plus ou moins près de certain endroit, plus ou moins multipliée, car, toujours selon les dires, il se meut sous l'influence de ce qui doit advenir, le ver luisant présage, ou une tempête sur mer, ou une révolution sur terre : alors il est sombre, se rallume et s'éteint; puis un miracle: alors on le voit à peine; puis un meurtre: il est rougeâtre; puis de la neige : ses pattes deviennent noires; du froid, il est d'un vif éclat sans cesse; de la pluie : il change de place; des fêtes publiques : il frémit dans l'herbe et s'épanche en innombrables petits jets de lumière; de la grêle : il se remue par saccades; du vent: il semble s'enfoncer en terre; un beau ciel pour le lendemain : il est bleu; une belle nuit: il étoile l'herbe à peu près comme pour les fêtes publiques, seulement, il ne frémit pas. Pour un enfant qui naît, le ver est blanc; enfin, à l'heure où s'accomplit une étrange destinée, le ver luisant est jaune. Je ne sais jusqu'à quel point ces dires doivent être crus; mais voici :
- Je raconte.
Par un soir où tout le souffle des anges volait sur la figure des hommes; par un de ces soirs où l'on voudrait avoir mille poumons pour leur donner à tous cet air qui semble venir des jardins du ciel; — sous d'énormes et vieux arbres plantés dans des brins d'herbe, un pavillon étalait à la lune, ses ailes oblongues et délabrées.
Il y avait là, de l'eau qui pleurait en passant sur un lit d'épines. Il y avait là, bien des pierres verdâtres où les doigts du temps avaient fait de gros trous; bien de la mousse autour des pierres; bien des feuilles sèches de trois ou quatre années peut-être; bien du mystère, bien du silence, bien de l'éloignement de tout ce qui a vie humaine. - Là, un homme aurait pu se croire le premier ou le dernier homme, — à la création ou au jugement de Dieu. — Oh! comme la lune paraissait offrir à chaque feuille des vieux arbres, à chaque pierre du pavillon, à l'eau qui s'en allait, aux ronces qui l'arrêtaient, sa mélancolie grave et ses larmes blanches ! Mais bientôt elle se lassa de regarder la terre, se couvrit pour un instant d'un voile presque noir, et alors il n'y eut plus pour éclairer les choses du lieu abandonné, qu'un léger feu sur l'herbe. - C'était un petit ver luisant qui jaillissait de tous côtés en étoiles; — il prédisait beau jour, après la nuit qui passait.
Du chèvre-feuille venait, par le toit du pavillon, se glisser à travers ses fenêtres se tordant et se laissant choir de vieillesse; et quand la lune reparut, le pavillon ressemblait à une tête blanche, ayant à son sommet, de longues tresses, de cheveux verts qui allaient caresser des yeux remplis de larmes de pierre.
Sur le pavé, saupoudré de poussière et de vieux plâtre se décollant du plafond et des murs de la demeure en ruines, on apercevait des pas d'homme fraîchement empreints, on voyait des marques fines et légères qui annonçaient qu'un pied de femme avait aussi effleuré cet endroit de solitude profonde.
Une lampe de cuivre, retenue par un cordon de soie rose, vacillait imperceptiblement au milieu de la masure. Ses mèches étaient en état de donner de la lumière, et l'on reconnaissait facilement qu'elles avaient brûlé la précédente nuit.
A cette lampe il y avait un abat-jour comme à une lanterne sourde; et à cet abat-jour, un ruban, de couleur brune, attaché au seul bras qui restât à un fauteuil; l'autre s'était sans doute perdu à une bataille d'années.
Sur le fauteuil très large, et habillé d'une étoffe autrefois velours amaranthe deux places étaient marquées; — l'interstice laissait observer que les deux personnes qui s'y asseyaient se tenaient fort rapprochées l'une de l'autre. - Bien des endroits du fauteuil étaient couverts de poussière, tandis qu'ailleurs tout reluisait, frotté, ciré, presque usé par les corps qui semblaient en prendre souvent possession.
Le fauteuil faisait face à la lampe qui pendait à peu de distance de la terre et de lui.
Outre l'écoulement de l'eau en dehors, on entendait au dedans du pavillon quelque chose qui frémissait dans tous ses coins; — et quand le regard de la lune en éclairait quelques-uns, l'œil distinguait des objets semblables à de larges taches d'encre bien noire, auxquelles le hasard fait des pattes, sur la blancheur d'un papier; des objets marchant, s'arrêtant, puis remuant de nouveau, et marquant sous eux des traînées à reflets comme ceux que lancent des ailes de cigales en joie, ou des bulles de savon au soleil, ou des écailles de poisson vues à certain point de jour; - un clan d'araignées en famille, avec son trousseau de toile, désespoir des mouches et secours des doigts coupés. L'araignée se pavanait, là, d'indépendance, n'ayant point à redouter, ni les cris d'enfant et de femme qui décèlent sa présence, ni alors l'époussette du valet qui l'étourdit, ni les semelles de souliers ou de pantoufles qui l'écrasent, ni encore la langue d'une bougie qui la brûle. — L'araignée vivait là, en toute sécurité en son domaine poudreux. Le ver luisant ne devait pas revêtir pour elle sa nuance d'étrange destin, sa nuance jaune. L'araignée se filait un bonheur de soie, doux, uniforme, de tous les jours, de toutes les heures, de chaque minute, de chaque seconde, de chaque tierce.
Des fleurs étaient effeuillées sur le fauteuil et dans tout le pavillon. Un petit banc, recouvert d'un coussin, touchait les pieds de devant du siège de repos, et ne servait que pour la place de droite; au moins, on pouvait le supposer.
Le bras restant du fauteuil était aussi à droite.
Sous l'appui du petit banc, disposé en forme de tiroir, existait un coffret en Ussassi, qu'on dérangeait et remettait souvent dans sa case; ses angles s'émoussaient, s'esquillaient, s'arrondissaient à force d'être touchés, retouchés, encore, encore.
Neuf heures sonnaient au moment où la lune donnait son regard, où l'araignée filait, où le ver luisant luisait.
L'eau coulait comme le temps passe, - toujours.
Bientôt apparut, dans la ligne de terre et de sable d'un sentier, une femme jeune. Sa robe était blanche et volait sous la bouche du vent. Ses cheveux s'agitaient comme des flots dorés, sur sa poitrine pâle comme sa robe, et haletante comme ses cheveux. Sa bouche, oh! sa bouche, vous eussiez dit qu'elle se posait sur des lèvres, tant elle était frémissante, tant y était appliquée cette agitation voluptueuse qui n'existe que quand lèvres sont sur lèvres, que lorsque cœur est sur cœur. Dans tous ses traits, il y avait toute l'espérance; dans le plus caché de ses regards, il y avait la mort que donne souvent un bonheur; vous savez, cette mort qui vous arrive par un frisson qui vous gagne, par un serrement qui lie vos veines, par cette extase qui arrête votre vie et vous laisse la chaleur de votre sang; vous savez?
C'est que, voyez-vous, cette femme allait à un rendez-vous d'amour. Elle croyait bien à Dieu, allez; à Dieu, aux saints, aux anges, à tout; oh! oui, elle croyait.
Si vous aviez pu voir son cœur sauter dans sa poitrine au milieu de ses saintes croyances, vous vous seriez dit : « Qu'a donc cette femme? oh! mais, qu'a donc cette femme? » Et si fort et si armé que vous eussiez été, si elle avait pu lire vos pensers à travers votre visage, elle vous aurait répondu ? Arrière! arrière! que je passe! Je vais à mon rendez-vous d'amour, - et dussé-je en passant vous laisser une partie de mon corps sur votre épée, - plusieurs de mes os cassés, brisés, moulus, à cette partie de mon corps, - pourvu qu'il m'en reste assez pour pouvoir porter mon cœur sur celui de mon amant; — pourvu que j'aie encore à donner un souffle à son baiser, un sourire à sa bouche, un regard à ses yeux, une larme à son âme; - eh bien ! que mon sang coule après sous la pointe de votre arme; — que ma chair se sépare et s'épande sous son tranchant, — peu m'importe, voyez-vous, peu m'importe! Mais par grâce, mon Dieu! mon Dieu! que j'aille à mon rendez-vous d'amour, que j'aille au paradis du Ciel! »
Et elle allait, elle allait, la jeune femme, caressant la terre de ses pieds, comme si elle l'eut baisée, parfumant, de son passage, les fleurs et l'air; laissant partout un peu de son souffle, un peu de son âme.
Elle disait : « Je vais donc le regarder, lui parler, l'entendre, le toucher! Oh! oui, j'aurai tout cela. Ma voix se mêlera à la sienne; mais la sienne est plus douce mille fois. Oh! si vous l'entendiez, vraiment il me fait mourir avec les mots de son cœur, vraiment. Vous ne pouvez penser comment il dit : « Je t'aime! » Non, car il ne le dit jamais et je l'entends sans cesse. Le soleil échauffe les veines de la terre, — lui calcine les miennes. Mon Dieu! comment veux-je donc raconter ce que j'éprouve? Je suis bien embarrassée. Il y a quelque chose, quand il est là, de tout transparent, de tout illuminé, de tout suave, qui réjouit, qui étonne, qui accable. J'entends des sons, qui mordent d'abord l'oreille, puis la caressent ensuite, - puis l'enveloppent de mélodie. J'entends des baisers, cet argent des lèvres, qui sonnent tout autour de moi; — puis des cris qui commencent, suivent, s'enflent, ondulent et s'en vont en s'éteignant. Est-ce là ce que j'éprouve, ce que j'entends, ce que je vois? Non, ce ne peut être encore cela. - Parfois des images, à minces feuilles d'or, semblent passer sur ma tête; - des tourbillons d'esprits, avec des ailes qui ne font ombre nulle part, viennent effleurer mon visage; des rubans, à nuances d'un nombre infini, se déroulent, s'épanchent, se froissent, brillent et tombent je ne sais où; — un Génie, que Dieu seul connaît et envoie, m'entoure d'une impulsion qui tantôt me heurte, me retient, me rend froide, me ranime, me fond. C'est comme si je recevais trois ou quatre fois la vie, trois ou quatre fois la mort. »
La jeune femme regardait les pierres, les buissons, les herbes, et leur murmurait ce qui s'agitait en elle Bientôt le sentier se perdit au lieu du pavillon, et amena la femme jeune. Elle écouta son eau, ressentit quelque chose de bien doux, bien doux, - et sourit à son petit ver qui venait de cacher la lune. Elle entra.
Le petit ver devenait jaune.
Aussitôt elle tomba à genoux, se signa et parut béante devant une des places du fauteuil. Ses doigts se mêlaient doucement à des touffes de violettes et de jasmin, et séparaient de leurs tiges leurs fleurs blanches et bleues; puis elle les jetait sur le fauteuil comme un petit abbé encense pour la Fête-Dieu. - Une barrière pesait sur son souffle, et un voile de larmes était à ses yeux.
Cette adoration dura à peu près le temps qu'il faut pour dire cinq fois Pater noster, quatre fois, Ave, Maria... Après quoi la jeune femme se leva, s'assit, n'alluma pas la lampe, car déjà elle ne s'occupait plus de rien; déjà elle ne ressemblait plus qu'à une machine encore un peu mobile. — Elle était inquiète, haletante, entourée de frissons, car elle attendait, et personne ne venait. A peine elle sortit de sa petite cachette le coffret d'ussasi, pour le baiser sur toutes ses faces, sur toutes ses parties, sur tous ses recoins.
Nous n'entreprendrons pas de dire ce qu'elle ressentit pendant une heure, en ne voyant rien entrer dans le pavillon; ce serait aussi difficile à raconter, que le monde à refaire. — Nous croyons seulement qu'une lourde fumée l'étouffait, que des dents la rongeaient, que des cordes de feu serraient son cœur, qu'elle se débattait, languissait, se mourait sous quelque chose d'affreux.
Tout à coup la peur la prit quand elle aperçut, un peu au-dessus de la lampe obscure, des yeux qui regardaient.
Quelque temps, elle resta fixée au fauteuil par ces deux clous mouvants; mais un effort subit la tira par sa robe, et la fit fuir en semant de ses lèvres : « Oh! s'il était mort! oh! s'il allait être mort! » Et elle courut, elle courut, et tomba sur son amant qui venait d'être assassiné.
Il y avait sur la lampe du pavillon, une chouette qui se balançait gravement, et qui, au moment de la sortie de la jeune femme, se mirait dans le petit ver.
Le lendemain, à la même heure, ce ver, qui avait jauni pour l'homme, jaunissait pour la femme; elle s'empoisonnait où elle était tombée.
XAVIER FORNERET.
ODRADEK
Les uns disent que le mot Odradek est d'origine slave et, d'après cette donnée, cherchent à en démontrer la formation. Les autres prétendent au contraire que ce mot est d'origine allemande: le slave l'aurait seulement influencé. L'incertitude des deux interprétations permet à bon droit de conclure qu'aucune des deux n'est exacte, d'autant plus qu'aucune d'elles ne sait fournir le sens de ce mot.
Naturellement, personne ne songerait à s'adonner à de pareilles études, s'il n'existait en fait un être
qui se nomme Odradek. De prime abord, il offre l'aspect d'une bobine plate en forme d'étoile et semble en effet enroulé de fil; à vrai dire, ce pourrait bien n'être que de vieux bouts de fil cassé, enchevêtrés et entortillés, des plus diverses couleurs et espèces. Or ce n'est pas une simple bobine : au centre de l'étoile se dresse un bâtonnet transversal auquel s'en ajoute un autre à angle droit.
A l'aide de ce dernier d'un côté, et de l'un des rayons d'étoile de l'autre, le tout peut se tenir debout comme sur deux pieds.
On serait tenté de croire que cette chose aurait eu naguère une forme propre à un usage quelconque et serait brisée à présent. Il semble qu'il n'en est pas ainsi : du moins nul indice ne le prouve ; nulle cassure ne permet de supposer quelque chose de cet ordre; le tout paraît, il est vrai, dépourvu de sens, mais dans son genre, achevé. On ne saurait d'ailleurs en dire davantage, d'autant plus qu'Odradek est extraordinairement agile et imprenable.
Il se tient tour à tour au grenier, dans la cage de l'escalier, dans les couloirs, dans le vestibule.
Parfois, on ne le voit plus durant des mois ; sans doute a-t-il alors émigré dans d'autres demeures ; pourtant, une fois ce temps écoulé, il revient inévitablement dans notre maison. Parfois, quand on s'avance sur le palier et qu'on l'apercoit en bas appuyé contre la rampe de l'escalier, on a envie de lui parler. Naturellement, on ne lui adresse pas de questions difficiles, mais on le traite - sa petitesse y invite - comme un enfant. « Comment
t'appelles-tu donc ? lui demande-t-on. « Odradek »,
dit-il, « Et où habites-tu ? » « Domicile incertain »
dit-il et il rit ; mais c'est là un rire tel qu'on en peut produire sans poumons ; cela bruit comme le froissement des feuilles mortes. Le plus souvent, la conversation en reste là. Et d'ailleurs ces réponses mêmes ne peuvent s'obtenir toujours; souvent, il demeure longtemps muet tel le bois dont il semble fait.
C'est en vain que je me demande ce qu'il va devenir. Peut-il seulement mourir ? Tout ce qui meurt, auparavant a connu une sorte de but, une sorte d'activité qui l'a usé : ce n'est pas le cas pour Odradek. Le verra-t-on demain encore, traînant ses bouts de fil après lui, dégringoler l'escalier aux pieds de mes enfants et des enfants de mes enfants ?
Il ne nuit apparemment à personne: mais l'idée qu'il puisse en outre me survivre, cette idée m'est presque douloureuse.
Franz KAFKA.
BOIS DE POSADA
Le triomphe de l'humour à l'état pur et manifeste sur le plan plastique parait devoir être situé dans le temps très près de nous et reconnaitre pour son premier artisan l'artiste mexicain Posada qui, dans d'admirables gravures sur bois de caractère populaire, nous rend sensibles tous les remous de la révolution de 1910 (les ombres de Villa et de Fierro, interrogées concurremment à ces compositions, nous renseignent sur ce que peut être le passage de l'humour de la spéculation à l'action — le Mexique, avec ses splendides jouets funèbres, s'affirmant au reste comme la terre d'élection de l'humour noir.)
André BRETON.
LA NATURE DÉVORE LE PROGRÈS ET LE DÉPASSE
Le soleil de midi écorche vif les spectres qui n'ont pas su se cacher à temps. Leurs os devenus violons déchireront les oreilles des hommes aventureux égarés dans les forêts imitant une cour d'empereur de la décadence romaine.
Des langues de feu, des lueurs de seins, des chatoiements d'azur traversent la pénombre fruitée de vampires. C'est à peine si l'on marche sur le sol. Le sol a l'air d'une cervelle qui voudrait se donner des allures d'éponge.
Le silence pèse autant dans les oreilles qu'une pépite d'or dans la main, mais l'or est plus mou qu'une orange. Pourtant, l'homme est par là. Il a percé un corridor dans la verdure et, tout au long de ce corridor, a déroulé un fil télégraphique. Mais, vite, la forêt s'est lassée de pincer cette corde qui ne rendait jamais qu'une voix d'homme et les plantes, mille plantes plus zélées, plus ardentes les unes que les autres se sont empressées d'étouffer cette voix sous leur baiser ; puis le silence est retombé sur la forêt comme un parachute sauveur.
Là, plus que partout ailleurs, la mort n'est qu'une manière d'être temporaire de la vie, masquant un côté de son prisme pour que la lumière se concentre, plus brillante, sur les autres faces.
Les crânes de ruminants abritent, dans les grands arbres menacés de mille lianes, des nichées d'oiseaux reflétant le soleil sur leurs ailes, les feuilles sur leur gorge. Et des taches de ciel bleu palpitent sur des charognes qui se métamorphosent en amas de papillons.
La vie lutte de toutes ses forces, de toutes ses heures marquées, au cadran de l'eau, par des nuages de moustiques. La vie aime et tue, caresse passionnément d'une main assassine ce qu'elle adore. Des graines, germant comme des marteaux-pilons, clouent implacablement au sol les fourmis qui les ont avalées et auxquelles elles doivent sans doute leur terrible puissance de germination. Le sang appelle les fleurs qui sanglotent et les fleurs tuent mieux qu'un pistolet. Elles tuent le pistolet.
Là où la genèse n'a pas encore dit son dernier mot, là où la terre ne se sépare de l'eau que pour engendrer du feu dans l'air, sur terre ou dans l'eau, mais surtout, là où terre et eau, terrifiées par le feu céleste, font l'amour nuit et jour, en Amérique équatoriale le fusil chasse l'oiseau qu'il ne tue pas et le serpent broie le fusil comme un lapin.
La forêt a reculé devant la hache et la dynamite, mais entre deux passages de train, elle s'est élancée sur la voie en adressant au mécanicien du convoi des gestes provocants et des œillades aguichantes.
Une fois, deux fois, il résistera à la tentation qui le poursuivra tout le long du parcours, d'une traverse verdoyante à un signal masqué par un essaim d'abeilles, mais un jour il écoutera l'appel de l'enchanteresse qui aura le regard d'une femme aimée.
La machine s'arrêtera pour une étreinte qu'elle voudrait passagère, mais qui se prolongera à l'infini, selon le désir perpétuellement renouvelé de la séductrice. Pour être muette, la sirène n'en sait pas moins entrainer irrémédiablement sa victime dans des abîmes sans retour.
Dès lors, commence la lente absorption: bielle par bielle, manette par manette, la locomotive rentre dans le lit de la forêt et, de volupté en volupté, se baigne, frémit, gémit comme une lionne en rut. Elle fume des orchidées, sa chaudière abrite les ébats de crocodiles éclos de la veille, cependant que dans le sifflet vivent des légions d'oiseaux-mouches qui lui rendent une vie chimérique et provisoire car bientôt la flamme de la forêt après avoir longuement léché sa proie l'avalera comme une huître.
Au loin de lents gratte-ciels d'arbres s'édifieront pour signifier un défi impossible à relever.
Benjamin PÉRET
LA CONSCIENCE LUMINEUSE
L'ENSEIGNEMENT dogmatique des religions, de toutes les religions, s'est constamment proposé de fournir une représentation globale de l'univers dans laquelle les parties soient liées par une nécessité hiérarchique et où l'homme soit situé; un sens plausible étant donné à son activité. En rejetant définitivement la cohésion théorique des dogmes chrétiens, nous avons accepté de vivre à titre momentané dans le dépaysement le plus complet. Mais nous n'avons pas abandonné pour cela l'espoir et la volonté de pouvoir relier quelque jour les phénomènes naturels suivant des rapports à la fois plus larges et plus satisfaisants. L'inquiétude de fixer notre vie dans le cadre d'une réalité enfin connue n'est pas atténuée: bien au contraire. Au moment où la puissance de l'homme sur les choses s'est considérablement accrue, un pareil renoncement, agnosticisme définitif, équivaudrait à une intolérable démission. Les encyclopédies actuelles qui rassemblent les découvertes successives en d'agréables ou prétentieuses compilatiors, forment des additions comptables nécessaires. Mais leur utilité documentaire ne suffit pas à notre besoin urgent. On souhaiterait comprendre enfin et ne pas toujours apprendre. On espère que la nécessité naturelle et la nécessité rationnelle puissent se rejoindre. Aux grandioses réalisations poétiques de l'Antiquité et de la Renaissance, telle que celle de Dante décrivant à la fois terre, ciel et enfer, ont succédé les travaux marqués simplement du souci d'une analyse méticuleuse. Cependant l'humanité oublie au fur et à mesure le nom de ces artisans soigneux. Seul demeure le souvenir des inventeurs de systèmes même si leurs systèmes ont été très vite caducs. Le besoin permanent de synthèse trouve, là, sa preuve. Je tiens pour assuré que l'heure approche ou une représentation d'ensemble de l'Univers et de l'Homme pourra étre perçue avec succès. Pendant les derniers siècles qui jouent assez bien le rôle de période intermédiaire, le but de la poésie a consisté à maintenir le contact sensible entre le Moi et le non Moi ; les moyens employés ont été souvent contestables. Aujourd'hui, s'annoncent une nouvelle attitude poétique et un comportement scientifique transformé. J'attends l'éclair de cette rencontre. Pour ma part, je tiens la description des circuits de l'eau, de la chaleur, du carbone et autres, tels qu'ils résultent de l'investigation scientifique comme devant fournir les matériaux indispensables de cette nouvelle représentation du monde. On rejoint la préoccupation constante des hermétistes du moyen âge, seuls hommes de ces siècles éloignés avee lesquels nous nous sentions encore en contact réel. Leur désir était de tracer cette marche des éléments en travers de l'Univers. Malgré leur prodigieuse lucidité l'absence de documents précis rendit leur construction incertaine. Parmi ces circuits grandioses, l'un s'affirme primordial : celui de la lumière. Parvenir à suivre la lumière depuis son arrivée sur la planète jusqu'à ses innombrables transformations, la retrouver à fois dans la profondeur moléculaire des choses et dans l'ébranlement de la pensée, assister enfin au jaillissement de la clarté dont nous perçons nos nuits, voici qui serait saisir à coup sûr un mystère très grand, le plus grand peut-être.
Les physiciens n'avouent-ils point que leur conception de l'espace et du temps est tout entière basée sur la nécessité de partir de la lumière propagée. En agissant ainsi ne rejoignent-ils pas avec d'autres mots la démarche métaphysique ? Au cours des cérémonies initiatiques, lorsque l'adepte implore du Maître la lumière, la tenant comme équivalence de la connaissance et de la conscience, parle-t-on en un langage allégorique ou avec gravité, d'un symbole ayant une correspondance véritable ? Des considérations en apparence étrangères les unes aux autres témoignent de cette extraordinaire importance de la lumière. A ne retenir que le comportement des masses humaines, on constate que les migrations sont invariablement guidées par la recherche d'un lieu géographique où l'éclairage soit favorable, c'est-à-dire équidistant des grisailles du Nord et de l'éblouissement des tropiques. On est étonné que le développement de la conscience personnelle et collective soit à ce point dépendante de la présence d'une luminosité moyenne alors que force, fécondité, vie ont pu s'accoutumer au contraire de climats extrêmes. Par ailleurs les peuples ont toujours tendu leur pensée vers le foyer lumineux comme étant la divinité essentielle digne de vénération. Mais en même temps qu'ils adoraient, ils n'avaient de cesse de s'approprier ce feu du ciel pour obtenir la maitrise. Posséder la lumière et d'abord une lampe afin de chasser les terreurs de la nuit : La conquête du feu a cet objectif primordial et le sens du progrès industriel demeure encore le même aujourd'hui. Cette notion tirée de l'existence sociale mise à part, envisageant seulement le développement d'un individu, on observe que l'ensemble du travail psychologique qui aboutit à la conscience s'effectue autour du sens visuel dont la prédominance s'affirme au long de la croissance. Il ne saurait être question ici de retracer cette lente maturation dans son acheminement laborieux. On ne peut davantage essayer d'amoindrir le rôle des autres sens. Goût et odorat ont une action immense sur l'organisme viscéral, beaucoup plus importante même qu'on ne le pense communément. L'instinct animal dont on a fait si grand mystère est ergendré sur ces données sensorielles. Mais de telles sensations sort peu aptes à s'enregistrer dans une mémoire consciente et, par conséquent, se prêtent mal à la pensée. Toucher et audition interviennent plus directement dans la construction de notre édifice mental. À tout bien considérer cependant, ils n'acquièrent leur pleine signification consciente qu'en fournissant à la vue un contrôle permanent. La difficulté réside dans le fait que chaque individu possède une formule sensorielle propre. La valeur d'un homme peut être indépendante de la netteté consciente de sa représentation mentale. Des auditifs, des musculo-tactiles ont été des êtres remarquables, cela n'est pas antagoniste du développement parallèle de la faculté visuelle. L'objection généralement opposée d'aveugles de naissance parvenant à la conscience n'a pas davantage de poids, puisque ces êtres possèdent l'usage de centres visuels normaux malgré leur barrière périphérique. On ne saurait tenir pour équivalentes lumière et fonction visuelle puisque celle-ci comprend en outre la réception des couleurs et des formes. Je me bornerai ici à envisager le circuit lumineux.
★
Ayant marqué l'importance humaine du problème, il conviendrait de le serrer de plus près. Aussitôt le besoin de définition nous hante. Plusieurs termes se proposent. Lumière et obscurité, ténèbres, jour et nuit, blanc et noir, j'en omets. Etant donné l'économie ordinaire qui préside à la formation du langage, on peut être assuré que cette abondance de mots témoigne de la complexité du phénomène. J'avoue tout de suite qu'il n'est pas possible de concevoir pour l'instant une définition acceptable de la lumière. Si l'on imagine une ascension au delà de notre atmosphère terrestre, on est certain de rencontrer la nuit. L'espace interplanétaire est noir et cela n'est pas un des moindres sujets d'étonnement. La lumière, à supposer qu'elle se propage en ces lieux, ce qui n'est pas du tout évident pour moi, serait, la, dans un etat non manifeste. Les physiciens se sont employés à expliquer la chose en décrivant l'éther comme un corps noir transmettant la lumière sans l'arrêter le moins du monde. Elle serait, en cette étape, potentielle, elle serait en elle-même sans être perceptible pour nous. Dès lors, à parler un langage humain, la lumière commencerait, à compter de la rencontre entre cette énergie latente et un corps matériel. Solides, liquides, gaz, tous états de la matière auraient donc comme première propriété de faire jaillir la clarté des ténèbres. Singulier renversement de l'antique Fiat Lux. Voilà l'ordre divin remplacé par le résultat de la rencontre matérielle. Toujours dans le cas où l'on tient la propagation de la lumière comme un fait réel, position à laquelle nous sommes encore tenus malgré tout, on vient à distinguer ces ténèbres interplanétaires qui contiennent la puissance de jour, de l'ombre qui ne la contient pas. La nuit terrestre constitue la plus grande ombre à notre échelle au moms. Ici, la lumière a disparu, elle a été absorbée par l'écran trop dense de la matière. L'homme, pour la faire apparaitre est tenu à utiliser l'action ancienne de la lumière dans l'intimité chimique ou physique des corps. Lorsque l'ombre est moins importante, elle peut ne constituer qu'une diminution de l'éclairement ou une simple dégradation du rayonnement. Nous voilà done en présence de deux nuits. l'une qui contient le jour, ou l'autre qui en est la négation. On comprend aussitôt que bien des oppositions dialectiques primaires dont on use pour balançer le jour et la nuit, le blanc et le noir doivent être revisées. Le fait a d'ailleurs été confusément senti depuis longtemps par les peintres qui ont distingué entre l'ombre et le noir. Mais en fait cette notion capitale de la dualité de la nuit possède surtout une grande valeur dans le domaine psychologique. Si l'analogie ou l'homologie peut être établie entre le fait lumineux et la conscience, et tout le développement suivant tend à légitimer cette assimilation, on est amené à concevoir un inconscient double lui aussi: L'un semblable à la nuit qui contient la lumière, sera chargé de toutes les possibilités de la conscience demeurant incluses sous une forme potentielle et prêtes à se manifester à la moindre occasion, l'autre au contraire, semblable à l'ombre, n'étant constitué que de résidus. En somme un inconscient situé au delà, et un situé en deçà de l'étroite bande claire. Il est assez facile de fournir des exemples de ce qui peut remplir le domaine de l'ombre : lorsqu'une décision volontaire aboutit à la contraction d'un groupe musculaire et provoque un geste précis, nous savons qu'en même temps un ordre inverse est nécessaire qui relâche les muscles antagonistes. Cette volonté négative, si l'on peut dire, véritable symétrie de la volition active n'est jamais perçue par la conscience. L'ensemble des « non » qui rendent possible les « oui » dans notre comportement physique et mental fait bien partie de l'inconscient d'ombre : La dialectique joue ici à plein entre un positif et un négatif qui se concilient dans une action déterminée. Au contraire vis-à-vis de l'autre inconscient, situé au-delà, le mécanisme dialectique n'est plus valable. L'apparition d'une image tirée de cet immense réservoir de trésors mnémoniques, véritable océan de possibilités, ne s'oppose en aucune façon à l'ensemble des images non apparues. En d'autres termes, un nombre quelconque choisi n'équilibre pas la suite indéfinie des nombres laissés.
★
Abandonnant cette question, je reviens à la notion singulière de la lumière située dans le conflit entre une énergie indéterminée et un objet matériel destiné à la manifester.
Je voudrais signaler à cette occasion l'importance croissante de la notion d'énergie dans notre représentation du monde. Il faut bien comprendre que la métaphysique chassée à grand peine de partout est ici pleinement présente et cela à chaque pas de la démarche scientifique.
Dans notre expérience sensible, nous constatons des effets, c'est-à-dire un travail comparable à celui que nous exerçons sur les choses. Ce travail nous paraît résulter de l'application d'une force sur un obstacle, sur un objet déterminé. Enfin, la force est interprétée par nous comme l'expression d'une énergie.
Celle-ci serait en quelque sorte le sujet inconnaissable d'une phrase dont le verbe serait qualificatif d'une force et dont le complément direct serait le travail seul accessible à nos sens.
Mais s'agit-il d'un sujet unique ? L'énergie qui se manifeste dans la lumière, dans la gravitation, dans les phénomènes chimiques est-elle une ou multiple? La discussion est encore ouverte. Nos habitudes de pensée, héritage du monothéisme tendent à la concentration et à l'unité. La science actuelle n'a pas encore franchi ce pas, elle demeure encore dans un pluralisme fondamental. Quoiqu'il en soit, on peut affirmer que la connaissance en voie de synthèse met l'accent sur une conception énergétique du monde comme devant succéder à la représentation statique hiérarchisée qui est encore classique. L'introduction du dynamisme des forces tentée à titre correctif est encore bien éloignée de la compréhension du jeu des énergies dans leur incessante transformation ou mieux dans leur transmutation.
★
Cette digression terminée, retrouvons la lumière. Quelle que soit sa nature, sa propagation dans les espaces interplanétaires, ce qui est assuré, est son existence comme un faisceau ondulatoire animé d'une vitesse de 300.000 kilomètres à la seconde à l'intérieur de notre atmosphère terrestre. Mais voici qu'un problème capitale se propose : savoir le lien qui peut unir le phénomène physique et l'impression humaine que notre cerveau s'en forme, c'est-à-dire la sensation que nous en avons. Il convient nous qu'en fonction de notre perception. Le monde, on ne doit jamais l'oublier, est la collection d'images enfermées dans notre système psychologique hermétiquement clos. Homme, je perçois en homme, la lumière dont je parle est celle que je vois, ma connaissance dite objective est un rapport établi entre des sensations. L'appareil de physique, le spectroscope me fournissent encore des sensations. Je puis atteindre une connaissance des choses non en elles-mêmes, mais humainement absolue.
Cela ne prouve pas que la représentation d'une réalité extérieure soit fausse ou impossible et qu'il faille s'enfermer dans un subjectivisme négateur. L'observation du comportement des autres hommes, et même des animaux, l'expérimentation, la conjonction assurée des sensations avec la nécessité de l'action quotidienne sont autant de raisons qui incitent à tenir la perception de la réalité comme non hallucinatoire. L'usage satisfaisant des lois que je découvre dans la nature suffit à me les faire estimer véritables. Il en résulte que les objections philosophiques concernant la connaissance transcendantale n'ont aucune importance, ce sont des constatations évidentes noyées dans un vocabulaire abstrait. Aucune n'est susceptible de m'empêcher de chercher a priori une jonction entre le moi et le non-moi extérieur.
Cependant il faudrait se garder d'illusions primaires. Lorsque je prétends établir une continuité entre la lumière physique et celle qui illumine notre cerveau, je ne veux pas dire par là que l'ébranlement parti du fond de ma rétine et transmis aux cellules corticales soit identique aux pinceaux lumineux qui s'échappent d'un phare. En ouvrant, dans l'obscurité, la boîte crânienne d'un individu occupé à regarder, on ne pourrait pas déceler ce jeu d'éclairages qui est observé dans une ville pendant la nuit ou sur une côte bien signalisée. L'impression rétinienne propage dans les fibres optiques par les neurones un courant spécifiquement adapté à leur constitution. Toutefois un apport d'énergie a eu lieu. Quoique minime, il est facilement calculable. C'est lui qui a déterminé la sensation et qui en fin de compte est transmis. La métamorphose ne doit pas nous faire illusion. Le circuit énergétique suivi à partir des ténèbres interplanétaires en passant par la lumière ordinaire jusqu'à cette nouvelle étape intra-cérébrale est bien un circuit continu.
Si l'on s'efforce d'aller plus loin, on constatera, comme on commence à pouvoir le faire, que la pensée mise en mouvement par l'influx accepté se manifeste par une série complexe de radiations très courtes. L'énergie continue sa route. Le cerveau n'aura été qu'un obstacle semblable à quelque résonateur où elle se sera transformée. Il n'est d'ailleurs pas certain que le principe de dégradation successive admis aujourd'hui comme un dogme scientifique soit vérifié dans les organismes vivants et en particulier dans le mécanisme psychologique. Les hermétistes anciens tenaient la pensée comme le retour de la lumière à une forme non manifeste semblable à celle qui était sienne avant le contact de l'énergie cosmique avec l'obstacle matériel. Leur allégation fort plausible demanderait à être vérifiée. En tout cas, même si cette conception s'avérait chimérique, il serait sutisant d'avoir incorporé la pensée dans le vaste circuit de l'énergie luminifère.
★
En pareille matière, l'introspection, le raisonnement, ces armes suspectes des philosophes sont bien peu destinées à nous fournir des assurances. Je considère l'interrogation des mécaniques inventées par les hommes comme infiniment plus féconde. On souhaiterait que les imprécations sentimentales contre les machines fassent place à un examen attentif. Etudiant le développement de la technique industrielle, on comprendrait d'abord le mécanisme de la découverte. Un désir est toujours à l'origine. Par exemple, dans le domaine de la lumière, le désir d'y voir plus clair, mieux, plus loin.
Les propriétés des verres taillés sont retenues. L'optique naît. L'œil n'est pas analysé à son fonctionnement. Dexamen n'est quit qu sa constitition et lentille est fabriquée.
Ainsi l'instrument, né de notre effort, a la singulière valeur de représenter, d'imiter une partie de notre personne à grande ou à petite échelle. En même temps, il permet que nous prenions consscience de notre propre fonctionnement. Il nous renseigne d'abord sur nous-mêmes.
La découverte des propriétés que possèdent certaines substances de conserver la trace de la lumière, fait accomplir un pas considérable dans la compréhension de la sensation visuelle. L'appareil photographique réalise un œil et un peu de notre substance corticale. Cela ne signifie pas que la proposition inverse soit totalement vraie et que notre cerveau ne soit qu'un appareil photographique tel qu'il existe maintenant. Par la mécanique, un bond a été fait vers la connaissance, c'est tout. Ce bond. les dissertations antérieures, malgré leur subtilité, ont été incapables de le permettre. La proposition essentielle : créer pour connaitre ensuite, demeure l'ordre humain.
Je ne puis citer tous les points où dès maintenant l'expérience du photographe a remplacé avantageusement le bavardage du psychologue. Je me contenterai d'un seul exemple tiré d'une technique assez improprement appelée solarisation, et dans laquelle Man Ray a joué un grand rôle.
Un cliché qui en temps ordinaire fournirait une image détaillée de la réalité extérieure se trouve soumis pendant son développement à une exposition supplémentaire. A la lumière initiale, on a ajouté une certaine quantité de lumière supplémentaire. Le résultat obtenu est très différent. Les détails ont disparu. Suivant la technique utilisée, une inversion complète a pu avoir lieu, le noir devenant blanc. Le relief a augmenté faussement, ou il s'est estompé. Mais la chose capitale est que la limite de l'image se trouve maintenant sertie par un trait. On possède un véritable dessin comparable à celui qu'aurait pu tracer un peintre. D'une reproduction complexe avec détails et dégradés, on est passé à une représentation schématique.
Au xvie siècle, le conflit des sensualistes et des philosophes classiques idéalistes avait justement porté sur cette question. Etait-il possible de passer de la sensation au schéma et aux abstractions sans faire intervenir un mécanisme particulier de l'esprit. Oui pour les uns. Non, répondaient leurs adversaires qui insistaient sur la nécessité pour la pensée de détenir, préalablement à l'expérience, des schémas abstraits destinés à servir de supports à la vision. Or voilà que la manipulation de plaques photographiques tranche en faveur des sensualistes. La quantité de lumière qui impressionne notre œil, donc nos centres optiques, la façon dont cette lumière s'organise dans le temps, transforment la représentation dans le sens de la schématisation. Sans doute l'ensemble du mécanisme de l'abstraction ne se trouve pas connu de ce premier fait, mais le point fondamental est acquis.
La photographie et son annexe, le cinéma ont encore établis des rapports entre la forme des objets et la quantité de lumière qu'ils reçoivent de même qu'entre la perception et la substance, de la matière des choses et la qualité de lumière absorbée.
★
Je voudrais maintenant essayer de décrire le comportement mental en fonction de l'éclairage. L'activité psychique réalise une infinité de stades très différents les uns des autres. Grossièrement, on en isole trois. Le premier correspond à l'attitude de l'homme employant ses sens à l'examen des choses. L'énergie lumineuse atteint l'œil et s'y propage. Le monde fournit un incessant apport. La deuxième étape est réalisée dans la pensée proprement dite. L'esprit s'isole autant qu'il le peut de toutes les influences extérieures. Il opère en vase clos. La mémoire avec sa grande réserve d'images apporte les matériaux indispensables à la réflexion. J'ai dit plus haut et je signale à nouveau que les images visuelles sont au premier plan de ce mécanisme d'activité consciente. Enfin, le troisième stade psychologique correspond au rêve. Pendant le sommeil, la communication est interrompue entre les centres supérieurs et les muscles périphériques, l'isolement par rapport au monde extérieur est plus complet. A ceci près, l'activité psychique onirique ditfère peu de l'activité réfléchie. Comment fonctionne la lumière dans ces cas ?
★
Lorsque nous observons le monde, l'éclairage peut-être naturel ou artificiel. La lumière solaire est en principe uniforne et homogène. A un instant donnée, elle est identique sur une vaste superficie. Une conformation particulière du terrain, un écran de nuages peuvent constituer des exceptions à l'uniformité. Ces cas mis à part, la vision que nous avons du paysage dépend de notre situation. Au premier plan, les objets sont perçus nettement avec des contrastes vifs quant à l'éclairage, les couleurs sont affirmées. Au loin, les formes, les couleurs se confondent dans un gris bleuté. Devant un tel horizon cireulairement identique, nous n'avons en principe aucune raison de diriger notre regard dans un sens plutôt que dans un autre. Il n'y a aucune composition véritable c'est-à-dire aucune dépendance des formes par rapport à un objet central. Nous n'avons cependant pas longtemps ce sentiment d'indétermination. Très vite, l'esprit trouve à s'intéresser, une tache colorée, une forme singulière, un mouvement, un objet particulier fixent un choix. Souvent la fin est utilitaire, telle l'attente du chasseur, la surveillance du douanier, la vigilance du berger. Si le choix n'intervient pas, l'esprit se replie sur lui-même, la promenade est propice à la réflexion. D'autres fois, le choix opéré est d'ordre artistique; surtout depuis un siècle où l'on a pris goût à peindre des paysages. En fait, il est intéressant d'examiner alors quel choix est pratiqué par les peintres. Il est toujours à peu près le même : tournant de route, anse d'une rivière, bosquet, vieille masure. On retrouve dans la réalité le souvenir d'un tableau vu antérieurement. On peut aussi rechercher l'exemple d'un problème plastique qui demeure toujours posé à l'esprit de l'artiste. C'est alors un rapport de couleurs, ou de surfaces, sorte d'interrogation permanente, qui est étudiée à propos de ce cas particulier. Mais le choix tient souvent à une inquiétude humaine commune. Il serait souhaitable que quelqu'un tant soit peu au courant des méthodes psychanalytiques fasse un jour le bilan de cet ensemble de paysages, de natures mortes qui encombrent les salons chaque année. L'intérêt serait grand de déceler les buts inconscients de ces soi-disant études représentatives. On apercevrait la hantise d'une symbolique cosmique obscure et généralement très pauvre.
★
En présence d'un éclairage artificiel, les conditions de la perception sont inversées. L'homme, malgré la complexité apparente de son mécanisme psychique, est beaucoup plus près qu'il ne croit des végétaux et des animaux simples soumis aux tactismes lumineux. Il agit en pensée comme le font en fait les papillons et les oiseaux. Le foyer de clarté opère comme un commandement impérieux. D'ailleurs, ce fait est utilisé chaque soir au théâtre ou dans des rassemblements similaires. L'obscurité de la salle étant obtenue, la plage éclairée concentre l'attention générale. Sous les rayons d'une lumière artificielle, un fragment limité du monde apparaît. Les objets y sont plus ou moins déformés par l'incidence et l'intensité de l'éclairage, la matière est plus ou moins respectée. Des ombres très grandes se répartissent suivant les lois d'une organisation conique. Même lorsque le regard fuit le centre de la lumière, la direction des ombres impose la juridiction géométrique de ce centre. Dans le cas précédent, au contraire, les lignes convergeaient en un point de fuite, projection de notre œil à l'infini. Sous un éclairage limité, la perspective cède le pas à la lumière. Ceux qui, pendant leur enfance, ont vécu leurs soirées autour d'une lampe à pétrole se rappellent sans doute l'obsession de cette lumière unique et la dépendance où l'on était d'elle. L'esprit n'avait guère de liberté en pareil cas.
★
Lorsque de la perception on passe à la réflexion attentive, lorsque les paupières mi-closes, l'esprit se dégage des choses extérieures, on retrouve des circonstances intérieures qui reproduisent singulièrement cette hantise d'une lumière artificielle. Si l'attention était attirée par une plage éclairée, voilà maintenant que la concentration attentive aura pour but de maintenir dans le champ de la conscience une image avec une relative fixité. Un certain cliché-souvenir devient le point brillant, centre fixe sur lequel viennent se greffer peu à peu d'autres souvenirs. Il constitue une sorte d'axe pour les opérations mentales qui se succèdent.
Bien des tableaux, fruits de savantes réflexions, expriment a mode fondamental de la concentration consciente attentive.
L'objet qui est à la fois le sujet et le centre de la composition se dispose de telle façon que la lumière joue à plein sur lui. La conposition de la toile, outre toutes autres recherches géométriques, est spécialement engendrée par le jeu de l'éclairage.
Il arrive quelquefois que le sujet du tableau coincide avec le foyer lumineux lui-même. On possède un grand nombre d'exemples dans lesquels le Dieu, la Vierge, l'Enfant, la Colombe éclairent les objets qui les entourent. D'autres fois, l'un des personnages sans être proprement lumineux est pourvu d'une luminosité particulière. La composition en fonction de la clarté prend un sens tre net chez Rembrandt, chez Georges de La Tour.
Dans tous ces cas, l'effort du peintre tend à représenter l'attention consciente poussée à son plus haut degré. On comprend aussitôt que faire de Rembrandt, comme on a pu le proposer, le peintre du rêve correspond à une méconnaissance absolue du mécanisme psychologique. La confusion vient parfois du fait que si l'attention est amenée à une trop forte intensité, la persistance de l'image centrale de la conscience peut empêcher la bonne reprise de la perception visuelle. Une sorte de fascination, résultat d'une intoxication par un cliché qui revient sans cesse, peut exister. L'obsession est alors fruit d'une monoïdéisation. L'image obsédante peut même se trouver projetée parmi les perceptions du monde extérieur, réalisant ainsi une psychose. Bien des comportements mentaux dérivant d'une trop grande concentration, avec isolement mental presque complet sont de cet ordre. La lampe intérieure a mangé le soleil.
Dans le rêve, nous allons rencontrer des circonstances lumineuses qui vont nous rappeler les conditions décrites plus haut, inhérentes à un éclairage naturel uniforme. Bien entendu, il y a beaucoup d'arbitraire à tenir tous les rêves comme semblables alors qu'il en existe d'innombrables sortes allant des images indistinctes à peine plus dessinées que les phosphèmes jusqu'aux scènes complexes atteignant la plus grande précision. Leur caractère commun est malgré tout la mobilité qui préside au défilé des clichés. Hervey de Saint-Denis dans son admirable traité • Des rêves et des moyens de les diriger » indique que l'attention n'est pas absente des opérations oniriques. Je pense quant à moi que cet auteur commet un véritable abus de langage. Si la possibilité de s'émouvoir avec plus ou moins de force à l'occasion d'une image vue en rêve existe, il ne s'ensuit pas que l'esprit ait la faculté de maintenir longuement une représentation particulière en la plaçant comme le ferait l'attention, au centre clair de la vision intérieure. En tout cas, cette fixation est bien fragile.
A propos de la perception usuelle d'un paysage éclairé par une lumière uniforme et diffuse, j'ai indiqué plus haut que la direction de notre regard, c'est-à-dire le choix d'un centre d'intérêt dépendait outre de la situation de l'observateur, de ses préoccupations professionnelles ou émotives. Dans le rêve, nous constatons un mécanisme absolument inverse.
Après les travaux psychanalytiques contemporains, on sait que la trame qui enchaîne et associe les images oniriques n'est pas un pur hasard. Des désirs inconscients dirigent cette stratégie en apparence incohérente. Le but tend à la brève satisfaction de complexes qui sont autant de préoccupations fondamentales dont l'esprit n'arrive pas à se libérer. Problèmes sans solutions pratiques dans l'existence quotidienne et que chaque jour complique un peu plus. Tel est l'enjeu initial, le but à atteindre. Le rêve se bâtit alors en utilisant des souvenirs proches souvent, lointains parfois, il superpose les souvenirs dissemblables au point que souvent nous avons l'impression de percevoir des nouveautés.
Ce remaniement d'images est rendu possible, comme en arithmétique le jeu des fractions, par une sorte de réduction à un commun dénominateur. Et celui-ci serait la lumière.
La représentation onirique ne se caractérise pas comme on a voulu le faire croire par la présence ou l'absence de soleil, par la présence ou l'absence d'ombres ou de couleurs.
Le seul fait constant ou presque est l'emploi d'une lumière diffuse dont l'uniformité est généralement supérieure à ce qui peut être observée dans les meilleures circonstances atmosphériques sur la terre.
Il n'entre pas dans le sujet de ce travail de parler de la représentation auditive pendant le sommeil, cependant une observation du même ordre pourrait être faite à cet égard. Les sons rapportés à une seule ou à plusieurs personnes ont de la même façon une poignante uniformité.
Pour en revenir à la lumière, celle-ei n'intervient pas dans la composition de la scène vue. Les objets, les formes, sont en quelque sorte indépendants de l'éclairage. Lorsque celui-ci varie c'est en fonction d'une tendance intérieure. Par exemple, le gris et le jour brillant signifient abattement ou euphorie. La couleur de la même façon reflète l'irritation, la colère, le calme, l'espoir. L'agitation organique, la passion, la fièvre sont traduits par la prédominance des rouges et des jaunes.
Il n'est pas facile de trouver dans la production picturale des traductions valables de nos représentations oniriques. La nécessité de peindre d'une façon cohérente, le temps matériel qu'exige le métier graphique introduisent malgré tout beaucoup de déformations conscientes. Ce serait une erreur considérable de s'adresser à des toiles d'un genre faussement fantomatique comme celles de Carrière qui évoquent bien plus les réunions spirites que les rêves. Au contraire, des exemples très singuliers sont constitués par les peintures surréalistes. Chez Tanguy, la toile est uniformément éclairée, le ciel confondu avec la terre. Les formes émergent pour leur propre compte sans être contraintes par les formes voisines et encore moins par le souci d'une composition dans laquelle la lumière aurait un rôle directeur. Le dépaysement est à mon sens moins fourni par les formes elles-mêmes que par la façon dont elles apparaissent dans une relative indépendance.
Sous l'éclairage ensoleillé de Dali, plus spécialement au milieu de ces grandes plages où il aime se retrouver, des objets étranges, insolites interviennent en raison de nécessités psychologiques.
Elles se prêtent à des explications du même ordre que celles qui seraient employées avec succès pour débrouiller les associations du rêve. La chaîne est strictement intellectuelle et symbolique. La remarque s'applique à beaucoup de toiles de Max Ernst.
Nous avons vu que la photographie plus encore que toute dialectique avait permis le passage du blanc au noir et inversement. De la lumière uniforme, on est amené à la nuit uniforme. Malgré l'esprit dissemblable qui les anime, je tiens les toiles de Paolo Uccello pour très démonstratives de la lumière onirique. Les personnages se découpent sur un fond noir, mais d'un noir qui n'est pas l'ombre terrestre et qui correspond bien plutôt à ces ténèbres toutes surchargées de lumière dont j'ai parlé à propos des espaces interplanétaires. Ténèbres qui sont singulièrement celles de l'inconscient détenant en lui la réserve de toutes les images. Les figures d'Uccello ont cependant avec les formes que l'on vient de citer cette différence qu'elles paraissent liées par une nécessité géométrique très pure. Le désir de les inscrire dans ces courbes soigneusement décidées y est très marqué.
★
Ces observations sur la lumière quelque incomplètes qu'elles soient, me paraissent de nature à faciliter le passage que nous cherchons tous entre la perception ordinaire, la conscience et le rêve. Plus généralement, en liant le soleil du monde à la clarté intérieure, je crois que l'on peut faire cesser en partie cet isolement artificiel où se débat la vie psychique à la suite des habitudes dualistes de notre Occident. Le circuit lumineux étant suivi de bout en bout, c'est un peu du fossé entre le moi et le non-moi qui se trouve comblé.
Pierre MABILLE
PRODIGES
La vision prophétique qui passe pour être venue à l'Évangéliste dans l'île de Patmos, ne pouvait qu'inégalement solliciter les écrivains et les artistes. Contre ceux-là, n'avait-il pas pris lui- même une redoutable assurance? « Or je proteste à chacun qui oit les paroles de la prophetie de ce livre, si quelque un adjouste à ces choses, Dieu adjoustera sur luy les playes escrites en ce livre (1) ». Mais ce n'était point ajouter aux choses que de les représenter et la Revelation de sainct Jean Theoloaien doit la meilleure part de sa fortune aux peintres, sculpteurs, verriers, tapissiers, graveurs qui, durant tout le moyen âge, multiplièrent les Apocalypses figurées. Sujet tentant, il faut l'avouer, alors que la censure ecclésiastique exerçait sur l'humaine imagination un contrôle souverain... Alibi pour la suspecte, droit d'asile pour la coupable, autant du moins qu'elle consentit à servir la foi. Le seizième siècle - tout sanglant d'atroces guerres religieuses - devait maintenir cette tradition, et ce n'est pas une surprise que de la voir revendiquée par deux grands artistes de la renaissance, Albrecht Dürer et Jean Duvel. C'est en 1511 que le maître de Nuremberg achève d'imprimer in-folio le texte latin et les quinze planches sur bois à pleine page d'Apocalipsis cum figuris et exactement un demi-siècle plus tard, en 1561, que paraît à Lyon Lapocalypse figuree, par maistre Iehan Duuet, iadis Orfeure des Rois François premier de ce nom, et Henri deuxieme, autre in-folio réunissant la version française à vingt-trois gravures hors-texte en taille-douce. La priorité de Dürer étant incontestable, comment se justifie l'entreprise de Duvet? Dürer avait quarante ans quand il publia son ouvrage, selon toute apparence récemment gravé. Si celui de Duvet ne nous avait transmis, avec son frontispice daté de 1555, le portrait de l'artiste déjà vieux de soixante-dix ans, on eût pu croire cette suite conçue et exécutée, elle aussi, dans la vigueur de l'âge. En vérité, elle fut un chant du cygne, de ce cygne symbolique, vivant duvet à la surface des eaux, qui nage vers son maître et lui apporte dans son bec, sous forme d'une flèche, le trait d'un art qui est l'art même du trait. Il semble qu'il devrait suffire de juxtaposer les compositions des deux graveurs sur d'identiques épisodes de l'Apocalypse, pour établir en ce domaine la supériorité du Langrois. Faut-il croire qu'une telle évidence ait échappé aux historiens de l'art jusqu'à ces dernières années? Ou bien, devant la gloire reconnue de Dürer, ont-ils craint de déclarer leur préférence pour Duvet (2)? Duvet se prénommait Jean, et le culte particulier qu'il vouait à son saint patron peut s'expliquer ainsi de façon plausible. Pourtant sa dilection de l'Évangéliste s'affirme en tant d'occasions et avec tant de force, qu'elle suggère l'idée d'une nécessité plus impérieuse. Que l'on consente à rapprocher du frontispice déjà mentionné de l'Apocalypse figurée, la rare estampe du même format (3), mais tirée à part, qui représente Saint Jean à Patmos, et l'on sera frappé de la symétrie voulue de ces compositions. Tous deux assis, rêvant, les yeux clos, accompagnés de leurs oiseaux symboliques, dans le décor de leurs songes, le prophète et l'artiste s'affrontent et poursuivent le muet dialogue de leurs pensées fraternelles. Le peu que l'on connaît de la vie de Jean Duvet (4) vient encore renforcer cette assimilation. Comme l'Évangéliste fut « confiné » à Patmos par l'Empire romain, le protestant Duvet dut, pour sa sauvegarde, s'exiler à Genève. Le lac Léman devint sa mer Egée. Dès lors, peut-on s'étonner de le voir reprendre à son compte et interpréter, avec toutes les ressources d'un art consommé, les fulminations de Jean contre Babylone, la grande Prostituée? Ouvrons une Bible protestante (5) au chapitre xvii de l'Apocalypse. Nous lisons d'abord ce sommaire : Description de la grande paillarde, FIGURE DE ROME (6). Ses forfaits et ruine. Et s'ensuit le texte vengeur : « Vien, je te monstreray la damnation de la grande paillarde, laquelle se sied sur plusieurs eaux; avec laquelle les rois de la terre ont paillardé, et ceux qui habitent en la terre se sont enyvrez du vin de sa paillardise... Et je vei une femme assise sur une beste de couleur d'escarlate, qui estoit pleine de noms de blaspheme, ayant sept testes et dix cornes. Et la femme estoit accoustrée de pourpre, et d'escarlate, et d'or, et de pierres precieuses, et de perles : tenant en sa main une coupe d'or pleine d'abominations et d'ordures de sa paillardise ». Quelle joie secrète dut ressentir l'artiste à graver une telle planche que rien n'empêchera quelque jour d'être imprimée « avec privilège du Roy pour douze ans », ainsi que la suivante, où l'Ange va s'écriant : « Elle est cheute, elle est cheute la grande Babylone, et est faite habitation des Diables, et garde de tout mauvais esprit, et de tous oiseaux salles et execrables... »; et où les Rois de la terre : « Malheur, malheur à celle grande cité Babylone, celle forte cité: car en une heure ta condemnation est venue..... et où les Marchands de la terre, pleurant et lamentant : » Mal. heur, malheur à celle grande cité... car en une heure ont esté desolées tant de richesses... » ! Et quel appétit de subversion lui dut inspirer ce stupéfiant mouvement de la grande Paillarde qui s'écroule, cul par-dessus tête, sur les sept chefs de la Bête qu'elle écrase, en répandant l'infâme libation de sa coupe retournée ()! Mais on est en droit de penser que, dans les voies merveilleuses où le Prodige étale ses grâces et ses terreurs, Jean Duvet fut entraîné par une disposition naturelle de l'esprit. Ne l'avait-il pas déjà témoignée, en inventant cette suite étonnante, qui lui valut d'être longtemps désigné sous le nom mystérieux de « Maitre à la Licorne »? Il aborde donc, avec une aisance singulière, l'interprétation plastique des conceptions les moins traduisibles, par exemple cet « ange fort, descendant du ciel, environné d'une nuée », dont la « face estoit comme le Soleil » et les « piedz comme colomnes de feu ». Telle est l'apparition qui tend à Jean un livre et lui dit : « Prens le, et le devore : et il fera ton ventre avoir amertume, mais en ta bouche il sera doux comme miel ». Nul autre que le Maître à la Licorne ne pouvait à ce point suggérer l'atmosphère d'une scène si magnifiquement déraisonnable. Voici enfin, en personne, la « Beste à sept testes et dix cornes bafouant d'un air désinvolte la foule des adorateurs prosternés à ses pieds. ‹... Et adorerent la beste, disans : Qui est semblable à la beste, et qui pourra combattre contre elle? (8) », Au-dessus de ces esclaves, se balancent, nimbés et dictatoriaux, les sept mufles féroces qui font siffler, sur un seul rhythme, l'air émané de communs poumons. « Si aucun ha aureille, qu'il oye (9) ». Et encore : « Je te conseille... que tu oignes tes yeux d'un colyte, afin que tu voyes (10) *. Prodiges au demeurant, tout cela ne saurait être qu'artificieus et vains prodiges...
Maurice HEINE
(1) Apocalypse, xxII, 18. (2) M. Louis Godefroy n'ayant pas, que je sache, publié ses patientes recherches sur Jean Duvet, c'est seulement dans les récents articles de MM. A.-C. Coppier (L'Illustration, 20 août 1932) et Henri Naef (Bulletin de la Société de l'histoire de L'art français, 1er semestre 1931) que j'ai pu trouver les indices d'un revirement favorable à Duvet. Au reste, la reproduction ci-contre, encore que réduite, de deux sujets traités par l'un et l'autre artiste, me dispense de plus longs commentaires. (3) A-t-on remarqué que le format, cintré du haut, qu'affectionne le graveur, apparente ses planches à des vitraux, comme d'ailleurs sa composition et sa perspective rappellent souvent le style des maîtres verriers? On peut dire qu'en consacrant une gravure par chapitre à l'Apocalypse, Duvet ouvrit sur un monde prodigieux autant de fenêtres d'une cathédrale idéale. (4) Cf. notamment Henri Naef, La vie et les travaux de Jean Duvet, Paris, 1931,in-8. (5) Celle, par exemple, imprimée pour Toussain le Feure, s. I., MDLXX, In-s% (6) Ces trois mots, dans l'édition citée, sont en italique et non en capitales. (7) Dürer s'est gardé de traiter un sujet dont la composition offrait de si grands difficultés. (8) Apocalypse, xiII, 4. (9) Apocalypse, xIII, 9. (10) Apocalypse, t, 18.
Premières vues anciennes
Si Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud paraissent pleins de remords, c'est que leur solitude est illimitée. Ils s'accusent de n'avoir pas sur le monde, les hommes, un pouvoir absolu, immédiat. Dans cet univers où l'homme est fait pour l'homme, on ne leur propose que des maîtres, aucun disciple. Ils rêvent de fils, de frères, ils cherchent en vain leur semblable. Leurs ancêtres les hantent, ils en viennent à se penser morts entre les morts. De là, leur exceptionnelle faculté de s'anéantir. Le temps passe, leur vertu subsiste, trouve déjà un écho, agit.
*
Le plus grand des tourments s'il reste sans réponse, est la source de la poésie. (Ludwig Feuerbach : Essence du christianisme.)
La poésie ne se fera chair et sang qu'à partir du moment où elle sera réciproque. Cette réciprocité est entièrement fonction de l'égalité du bonheur entre les hommes. Et l'égalité dans le bonheur porterait celui-ci à une hauteur dont nous ne pouvons encore avoir que de faibles notions.
*
Cette félicité n'est pas impossible.
El Desdichado, Myrtho, Horus, Delfica, Antéros, Artémis, Fantaisie, les Cydalises, ces poèmes supernaturalistes « guère plus obscurs, écrit Nerval, que la métapbysique d'Hegel ou les Mémorables de Swedenborg » sont à tel point parfaits, leur vue est si nouvelle et porte si loin que nous nous étonnons de la nullité, de l'inutilité de ses poèmes de jeunesse.
*
Reconnais-tu le Temple au péristyle immense
Et les citrons amers où s'imprimaient tes dents
(Gérard de Nerval : Delfica.)
Tout Chirico, là, se découvre. La même énigme, la même mer inexplorable, la même place dépeuplée, les mêmes fruits sacrés d'une passion secrète, la même faculté de se perdre, mais, chez Chirico, la faculté aussi de tout perdre, de se gâcher, de se nier. La vie, soudain, n'est plus une fenêtre sur ces paysages et ces sentiments qui ont fait vœu d'éternité. La Raison se détourne de sa lumière, se déprave. « Or, bien, que la raison soit universelle, dit Héraclite, la plupart vivent comme s'ils avaient une intelligence particulière. » Chirico a réalisé ce prodige de peindre des paysages nouveaux. Nous en connaissons tous les éléments, leur ordonnance, ces places sont pareilles extérieurement à des places existantes et pourtant nous ne les avions jamais vues. Ces mannequins banaux n'existaient pas avant lui. Nous sommes dans un monde impensé, impensable auparavant. Puis Chirico démonte ce mystère, l'aggrave, il nous en montre l'Intérieur métapbysique. Et en 1918, tout est fini. En 1929, alors qu'il ne reste plus aucun espoir de le voir se reprendré, ce peintre qui dément avoir été l'un des plus grands révélateurs de poésie, écrit l'extraordinaire Hebdomeros. On pense à Nerval écrivant Aurélia. Comme dans un rêve.
Aux armes, citoyens ! Il n'y a plus de RAISON. (Jules Laforgue : Derniers vers.)
Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence une nouvelle harmonie. (Arthur Rimbaud : A une Raison.)
O Soleil c'est le temps de la Raison ardente (Guillaume Apollinaire : Calligrammes.)
...il faut rendre à la raison humaine sa fonction de turbulence et d'agressivité. On contribuera ainsi à fonder un surrationalisme qui multipliera les occasions de penser. Quand ce surrationalisme aura trouvé sa doctrine, il pourra être mis en rapport avec le surréalisme, car la sensibilité et la raison seront rendues, l'une et l'autre, à leur fluidité. Le monde physique sera expérimenté dans des voies nouvelles. On comprendra autrement et l'on sentira autrement.
..................................
la raison était une tradition.
Le temps de cet enrichissement monotone parait fini. On a moins besoin maintenant de découvrir des choses que des idées. L'expérience se divise. La simplicité change de camp. Ce qui est simple, c'est le massif, c'est l'informe. Ce qui est composé, c'est l'élément. La forme élémentaire se révèle polymorpbe et chatoyante dans le moment même où la forme massive tend à l'amorpbe. Soudain l'unité scintille.
..................................
Si, dans une expérience, on ne joue pas sa raison, cette expérience ne vaut pas la peine d'être tentée.
Le risque de la raison doit d'ailleurs être total. C'est son caractère spécifique d'être total. Tout ou rien... Toute découverte réelle détermine une méthode nouvelle, elle doit ruiner une méthode préalable. Autrement dit, dans le règne de la pensée l'imprudence est une méthode... Il faut aller le plus vite possible dans les régions de l'imprudence intellectuelle.
(Gaston Bachelard : Le Surrationalisme.)
*
Il ne faut jamais oublier qu'un tableau doit toujours être le reflet d'une sensation profonde et que profond veut dire étrange et qu'étrange veut dire peu connu ou tout à fait inconnu.
..................................
Il y a bien plus d'énigmes dans l'ombre d'un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions passées, présentes et futures.
..................................
Pour qu'une œuvre d'art soit vraiment immortelle, il faut qu'elle sorte complètement des limites de l'humain : le bon sens et la logique y feront défaut. De cette façon, elle s'approchera du rêve et aussi de la mentalité enfantine.
..................................
Un peintre a peint une énorme cheminée rouge
Qu'un poète adore comme une divinité.
..................................
La rafale est passée, secouons la grande main rouge.
Le printemps gronde à midi; on a peur.
..................................
Au delà de tous les tableaux.
(Giorgio de Chirico, 1911-1913.)
*
L'homme entièrement conscient s'appelle le voyant. (Novalis : Fragments.)
*
Le poète doit, le premier, pouvoir prouver ce qu'il dit. (Salvador Dali : Métamorphose de Narcisse.)
*
Si je suis un idiot, je viens d'entendre aujourd'hui ma propre voix dire des mots qui feraient lever le chignon à un poète dans une ville de marchands. (J. M. Synge : Le Baladin du Monde occidental.)
*
Ce qui est maintenant prouvé ne fut autrefois qu'imaginé. (William Blake : Proverbes de l'Enfer.)
*
La poésie doit avoir pour but la vérité pratique .................. La science que j'entreprends est une science distincte de la poésie. Je ne chante pas cette dernière. Je m'efforce de découvrir sa source. A travers le gouvernail qui dirige toute pensée poétique, les professeurs de billard distingueront le développement des thèses sentimentales. (Lautréamont : Poésies.)
*
L'Univers est une catastropbe tranquille; le poète démêle, cherche ce qui respire à peine sous les décombres et le ramène à la surface de vie. (Saint-Pol Roux : Les Reposoirs de la Procession.)
*
Un poing sur la réalité bien pleine. (Pierre Reverdy : La Guitare endormie.)
*
Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le baut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. Or c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de déterminer ce point. (André Breton : Second Manifeste du Surréalisme.)
*
Tout ce que j'aime, tout ce que je pense et ressens, m'incline à une philosophie particulière de l'immanence d'après laquelle la suréalité serait contenue dans la réalité même (ne lui serait ni supérieure ni extérieure). Et réciproquement, car le contenant serait aussi le contenu. Il s'agirait presque d'un vase communicant entre le contenu et le contenant. (André Breton : Le Surréalisme et la Peinture.)
*
Le poète à venir surmontera l'idée déprimante du divorce irréparable de l'action et du rêve.
...Au procès immémorialement intenté par la connaissance rationnelle à la connaissance intuitive, il lui appartiendra de produire la pièce capitale qui mettra fin au débat. L'opération poétique, dès lors, sera conduite au grand jour. On aura renoncé à chercher querelle à certains hommes, qui tendront à devenir tous les hommes, des manipulations longtemps, suspectes pour les autres, longtemps équivoques pour eux-mêmes, auxquelles ils se livrent pour retenir l'éternité dans l'instant, pour fondre le général dans le particulier. (André Breton : Les Vases communicants.)
C'est entre 1866 et 1875 que les poètes entreprirent de réunir systématiquement ce qui semblait à tout jamais séparé. Lautréamont le fit plus délibérément qu'aucun autre. Ce merveilleux médium comprit qu'il se produisait un véritable phénomène intellectuel (alors que j'écris, de nouveaux frissons parcourent l'atmosphère intellectuelle : il ne s'agit que d'avoir le courage de les regarder en face). Il ignorait Rimbaud, Rimbaud l'ignorait et c'est pourtant la même voix qui leur dicte,
à Rimbaud : Ma faim, c'est les bouts d'air noir
à Lautréamont : dans l'air beau et noir
à Lautréamont : Le vautour des agneaux, beau comme la loi de l'arrêt de développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n'est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s'assimile, se perdit dans les hautes couches de l'atmosphère. et à Rimbaud : On voit, — roulant comme une digue au delà de la route bydraulique motrice, Monstrueux, s'éclairant sans fin, — leur stock d'études.
C'est l'époque à laquelle Mallarmé écrit Igitur, cette dernière nuit sans lune d'un fantôme qu'Un Coup de dés... viendra, trente ans après, dissiper; l'époque à laquelle Lewis Carroll chasse le Snark avec une obligation de chemin de fer, avec des sourires et du savon, avec l'authentique sens poétique que, par humour, il baptise non-sens. L'intelligence poétique voyait enfin ses frontières détruites et redonnait son unité au monde.
*
On ne s'assied plus aux tables Des beureux, puisqu'on est mort. (Charles Cros : Liberté.)
Seuls, les vivants s'asseoient aux tables. Puisque les morts sont malheureux, que les malheureux meurent. Pourquoi refuser de s'asseoir aux tables des heureux? Parce qu'on est mort. Mieux vaut s'avouer mort que malheureux. On reprend ainsi le dessus sur les heureux, sur les vivants. La mort n'est d'ailleurs dans la suite du poème que mort morale, mort au monde.
*
Delacroix, lac de sang banté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent comme un soupir étouffé de Weber. Lac de sang : le rouge ; — hanté des mauvais anges : surnaturalisme; — un bois toujours vert : le vert, complémentaire du rouge ; — un ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux ; — les fanfares et Weber : idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa couleur. (Charles Baudelaire : Exposition Universelle de 1855.)
Ta langue le poisson rouge dans le bocal de ta voix
Impression du déjà-vu, justesse apparente de cette image d'Apollinaire. Il en va de même pour :
Ruisseau, argenterie des tiroirs du vallon
de Saint-Pol Roux. Un mot n'exprime jamais complètement un objet. Il ne peut qu'en donner idée, que le représenter sommairement. Il faut se contenter de quelques rapports simples : la langue et le poisson rouge sont mobiles, agiles, rouges; ruisseau-argenterie rajeunit à peine la métaphore banale du ruisseau aux flots d'argent. Mais à la faveur de ces identités élémentaires, de nouvelles images, plus arbitraires parce que formelles, se composent : le bocal de ta voix, les tiroirs du vallon. On perd de vue ta langue de ta voix, le poisson rouge dans le bocal, le ruisseau du vallon, l'argenterie des tiroirs, pour ne s'attacher qu'à l'inattendu, qu'à ce qui frappe et paraît réel, l'inexplicable : le bocal de ta voix, les tiroirs du vallon. Le reste est tout au plus fantaisiste.
*
L'image par analogie (ceci est comme cela) et l'image par identification (ceci est cela) se détachent aisément du poème, tendent à devenir poèmes elles-mêmes, en s'isolant. A moins que les deux termes ne s'enchevêtrent aussi étroitement l'un que l'autre à tous les éléments du poème. Une image peut se composer d'une multitude de termes, être tout un poème et même un long poème. Elle est alors soumise aux nécessités du réel, elle évolue dans le temps et l'espace, elle crée une atmosphère constante, une action continue. Pour ne citer que des poètes de ce siècle, Raymond Roussel, Pierre Reverdy, Giorgio de Chirico, Salvador Dali, Gisèle Prassinos, Pablo Picasso ont ainsi fait vivre parfois dans le développement d'une seule image l'infinité des éléments de leur univers.
*
L'on souhaiterait qu'une image soutint les images. (Paul Nougé : Les Images défendues.)
Et Paul Nougé, toujours à propos de René Magritte, insiste : Il n'est pas nécessaire d'aller jusqu'à l'bypnose. Certaines images isolées que nous présente la peinture sont capables de fixer la conscience claire au point de la faire coïncider avec elles et d'arrêter le flux de paroles et de fantômes, l'immense fuite qui la constitue normalement.
*
Il y a de grandes étendues de nuit. Le raisonnement n'a que le mérite de s'en servir. Dans ses bons moments, il les évite. La poésie les dissout. Elle est l'art des lumières.
*
L'unité et la moralité sont des considérations secondaires, appartenant à la philosophie et non à la poésie, à l'exception et non à la règle, à l'accident et non à la substance... Les classiques ! ce sont les classiques et non les Goths ou les moines qui désolent l'Europe par les guerres. (William Blake : Sur la poésie d'Homère et sur Virgile.)
*
L'hallucination, la candeur, la fureur, la mémoire, ce Protée lunatique, les vieilles histoires, la table et l'encrier, les paysages inconnus, la nuit tournée, les souvenirs inopinés, les prophéties de la passion, les conflagrations d'idées, de sentiments, d'objets, la nudité aveugle, les entreprises systématiques à des fins inutiles et les fins inutiles devenant de première utilité, le dérèglement de la logique jusqu'à l'absurde, l'usage de l'absurde jusqu'à l'indomptable raison, c'est cela — et non l'assemblage plus ou moins savant, plus ou moins heureux des voyelles, des consonnes, des syllabes, des mots — qui contribue à l'harmonie d'un poème. Il faut parler une pensée musicale qui n'ait que faire des tambours, des violons, des rythmes et des rimes du terrible concert pour oreilles d'âne.
J'ai connu une chanteuse qui louchait et une muette dont les yeux disaient « je t'aime » dans toutes les langues connues, et dans quelques autres qu'elle avait inventées.
*
Poésie pure? La poésie a presque toujours vaincu les poètes, mais elle n'a jamais réussi à se débarrasser de ses parasites, critiques rapportant tout aux plus petits besoins artistiques et sentimentaux du lecteur. Il en va de la conservation d'une élite directement intéressée à empêcher, retarder ou dissimuler la naissance ou l'existence des valeurs nouvelles, subversives par définition. Pour faire passer les coquins et les cuistres par la même porte que les Grands, il faut à ces entremetteurs régler leur propre démarche sur un air sans surprises. Nous sommes nécessaires.
*
Je n'invente pas les mots. Mais j'invente des objets, des êtres, des événements et mes sens sont capables de les percevoir. Je me crée des sentiments. J'en souffre ou j'en suis heureux. L'indifférence peut les suivre. J'en ai le souvenir. Il m'arrive de les prévoir. S'il me fallait douter de cette réalité, plus rien ne me serait sûr, ni la vie, ni l'amour, ni la mort. Tout me deviendrait étranger. Ma raison se refuse à nier le témoignage de mes sens. L'objet de mes désirs est toujours réel, sensible.
*
Il nous faut peu de mots pour exprimer l'essentiel; il nous faut tous les mots pour le rendre réel.
*
Imaginer est souvent un terme commode pour différencier l'homme du monde qui l'entoure, pour lui créer un univers abstrait, égoïste, pour l'isoler. A partir du moment où il doute de la réalité concrète de ce qu'il imagine, inutile qu'il essaie d'en donner idée, de faire voir, de savoir. Si, par exemple, cette femme dont il rêve n'existe pas pour les autres, inutile d'aimer. Qu'il se repose sur ses instincts diminués, qu'il renonce, qu'il s'interdise.
*
Le poète voit dans la même mesure qu'il se montre. Et réciproquement. Un jour tout homme montrera ce que le poète a vu. Fin de l'imaginaire.
Du pouvoir des couleurs de changer les objets, les habitudes de la vision et la nature des sentiments :
Des pièces d'or jaune semées sur l'agate, des piliers d'acajou supportant un dôme d'émeraudes, des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d'eau. (Arthur Rimbaud : Fleurs.)
Les serpents violets des rêves ..................
Et les tiges rouges des haines Entre les deuils verts de l'amour. (Maurice Macterlinck : Serres chaudes.)
Varia n'est blanche que de la blancheur de feu des filles qui sont l'épanouissement du Gulf-Stream.
Les fleurs boivent à l'arrosoir des vagues chaudes l'illusion des tropiques. Topaze blanche, rubis balais, perle morte, en poudre mêlée. Des fruits du jardin d'Aladin qui ne seraient pas mûrs. S'ils paraissent verts, c'est que le ciel est sombre d'écarlate. La chevelure est noire jusqu'au violet-évêque. Il y a des évêques de la mer, qui laissent fondre leurs améthystes dans le baiser qui confirme les vagues. La peau serait brune, malgré ce contraste, sans l'absence rigoureuse de duvet, comme les galets lavés et les torses roulés des sirènes. (Alfred Jarry : l'Amour absolu.)
Armé de ces cinq sujets, Fuxier recommença, dans son bloc de substance bleue, le travail minutieux qu'il avait déjà mené à bien pour le modelage interne des diverses pastilles rouges réclamées par la figuration du tableau shakespearien. (Raymond Roussel : Impressions d'Afrique.)
Paris Vancouver Maintenon New York et les Antilles La fenêtre s'ouvre comme une orange Le beau fruit de la lumière .................. Ce petit tableau où il y a une voiture m'a rappelé le jour Un jour fait de morceaux mauves jaunes bleus verts et rouges ..................
(Guillaume Apollinaire : Calligrammes.)
Le calorifère aux yeux bleus m'a dit, levant sur moi un regard de coordonnées blanches sur le tableau noir...
Dans une seule goutte, il y a le passage d'un pont jaune par des roulottes lilas... (André Breton : Poisson soluble.)
...les feux-follets des grands hérons du jour et de la nuit des grands hérons aux lèvres de sel éternels et cruels éternels et blancs cruels et blancs (Benjamin Péret : Dormir dormir dans les pierres.)
...le papier chante les canaris dans l'ombre blanche presque rose un fleuve dans le blanc vide dans l'ombre bleu clair des couleurs lilas une main au bord de l'ombre fait de l'ombre à la main une sauterelle très couleur de rose... (Pablo Picasso.)
« Arrêtons-nous avant d'assembler les lettres. Au delà du possible, oublions la lecture, l'écriture, l'orthographe - et même la sensationnelle épellation des bègues. La lettre mange le mot comme une ligne droite infinie le dessin. Pure abstraction en soi, elle n'est vraiment concrète que pour ces idiots de la vue qui en ont la perception brute. C'est en considérant cette cécité psychique que Mesens nomme son alphabet : sourd aveugle. Ce degré franchi, sachons-lui gré de nous imposer ces belles initiales qui déterminent encore, après les avoir remplacés, l'emblème, le symbole et l'image... »
A peine venais-je d'écrire ces lignes en préface à un livre de poèmes de E.L.T. Mesens (Alphabet sourd aveugle) que je découvrais dans Grains et Issues de Tristan Tzara, publié dans le N° 6 du Surréalisme au service de la Révolution, une particularité typographique singulière. A la page 55, six lignes se suivant commencent par un p: principes, profondeurs, par, publique, probabilités, préférant. Et ces mots, dans mon exemplaire, ont été légèrement soulignés par la feuille de plomb qui constitue l'interligne. Particularité d'autant plus singulière qu'à la page précédente, Tristan Tzara parle de la demi-douzaine de Rescapés de l'Alphabet. Grains et Issues, texte en prose, ayant été écrit rapidement, puis dactylographié et la composition typographique de la revue (dont les lignes contiennent un grand nombre de signes : 96) étant mécanique, ce hasard parfaitement objectif se soumettait à ce qui, pour Tzara, n'était qu'une image difficilement explicable (pourquoi six?). L'ordre tout extérieur de cette demi-douzaine d'initiales, rescapées de l'alphabet, cette introduction d'une certaine égalité rigoureusement objective de distance dans les espaces tout abstraits de la pensée, infirment le peu d'importance que nous conférons à la nécessité extérieure et le manque de conscience dont nous faisons preuve en ne cherchant pas à confronter le réel objectif avec les données de notre inconscient. Quand le hasard nous montre que nos limites peuvent être indéfiniment éloignées, nous regrettons notre prudence et nos méthodes, nous sommes malheureux.
*
Sade a lu, retenu La Mettrie, d'Holbach et aussi Vauvenargues (qui, lui-même, a lu, retenu et imité Pascal, La Bruyère et quelques autres).
Tout ce qui distingue les hommes paraît peu de chose. Qu'est-ce qui fait la beauté ou la laideur, la santé ou l'infirmité, l'esprit ou la stupidité? Une légère différence des organes, un peu plus, ou un peu moins de bile, etc... Cependant ce plus ou ce moins est d'une importance infinie pour les hommes; et lorsqu'ils en jugent autrement, ils sont dans l'erreur. (Vauvenargues : Réflexions et Maximes.)
Sade est plus grand moraliste :
« Pédants, bourreaux, guichetiers, législateurs, racaille tonsurée, que ferez-vous quand nous en serons là? Que deviendront vos lois, votre morale, votre religion, vos potences, votre paradis, vos Dieux, votre enfer, quand il sera démontré que tel ou tel cours de liqueurs, telle sorte de fibres, tel degré d'âcreté dans le sang ou dans les esprits animaux suffisent à faire d'un homme l'objet de vos peines ou de vos récompenses ? »
*
A la liste que Baudelaire a pris la peine de dresser des auteurs qu'il a imités (Note sur les plagiats. - Thomas Gray. Edgar Poe (2 passages). Longjellon (2 passages). Stace. Virgile (tout le morceau d' Andromaque). Eschyle. Victor 'Hugo), il faut ajouter Maynard : .................. Et sous l'aimable horreur de vos belles ténèbres Donner toute mon Ame aux pensers de la mort. (Francois Maynard : Sonnet.)
Ma raison tomberait sous l'excès de mon deuil : Je pleurerais sans cesse un mal-heur si funeste Et ferais, jour et nuit, l'Amour à ton Cercueil. (Francois Maynard : La Belle Vieille.)
*
Jarry ne peut se défaire de Lautréamont :
Moi qui aurais voulu être assez affreux pour faire avorter les femmes dans la rue ou mettre au monde des enfants soudés par le front, je ne maudis point ma beauté, mettant à mes genoux l'éphèbe prosterné, et ce jour, crapaud bon serviteur, je te tolérerai un rival. (Les Minutes de sable mémorial.)
Et il répète plusieurs fois, comme Lautréamont :
« NE FAIS PAS DE PAREILS BONDS ! »
avec cette seule différence que Lautréamont s'adresse à un cheveu déraciné et Jarry à un phallus déraciné.
Tel le clapotis des carpes nourries A Fontainebleau A des voix meurtries De baisers dans l'eau. n'est pas d'Apollinaire, mais de Jarry.
*
Lautréamont a voulu savoir où le mènerait le plagiat pour le plagiat. Le jeu touchant, écrit Jean Paulhan, n'est pas neuf, il n'est pas pour cela inoffensif: exactement, il implique que les phrases, et en particulier cette espèce que l'on appelle singulièrement des pensées — sont de même pâte que les idées, de sorte qu'il suffit de retourner l'ordre des mots pour avoir leur sens retourné. Une nouvelle maxime porte un témoignage opposé au premier, mais qui ne peut manquer d'être aussi pressant, aussi prégnant, — n'étant pas autre, mais le même. Il s'agit dans les Poésies d'une démonstration par l'absurde. Si le langage était ce que l'on pense... et ce que pense Marc-Aurèle. Ou Victor Hugo, qui appelle le mot : verbe. (Si le romantisme tient de Jean-Jacques une image des passions, bien plus sûrement il reçoit de Condillac la confusion des mots avec les idées). C'est ici que Lautréamont pose sa machine infernale. Il n'y a rien, dit-il, d'incompréhensible. Il s'en suit à peu près que l'on n'a plus à penser, les phrases y suffisent. Un coup de pouce de temps en temps les fait varier.
Je me bornerai, comme exemple, à mettre en parallèle quelques phrases de Lautréamont et de Vauvenargues :
VAUVENARGUES (V) / LAUTREAMONT (L)
(V) Le désespoir est la plus grande de nos erreurs. (L) Le désespoir est la plus petite de nos erreurs.
(V) On ne peut être juste, si on n'est pas humain. (L) On peut être juste, si l'on n'est pas humain.
(V) Les orages de la jeunesse sont environnés de jours brillants. (L) Les orages de la jeunesse précèdent les jours brillants.
(V) Lorsqu'une pensée s'offre à nous comme une profonde découverte, et que nous prenons la peine de la développer, nous trouvons souvent que c'est une vérité qui court les rues. (L) Lorsqu'une pensée s'offre à nous comme une vérité qui court les rues, que nous prenons la peine de la développer, nous trouvons que c'est une découverte.
(V) La modération des grands hommes ne borne que leurs vices. (L) La modération des grands hommes ne borne que leurs vertus.
(V) Qui considèrera la vie d'un seul homme y trouvera toute l'histoire du genre humain, que la science et l'expérience n'ont pu rendre bon. (L) Qui considère la vie d'un homme y trouve l'histoire du genre. Rien n'a pu le rendre mauvais.
(V) Si l'ordre domine dans le genre humain, c'est une preuve que la raison et la vertu y sont les plus forts. (L) L'ordre domine dans le genre humain. La raison, la vertu n'y sont pas les plus fortes.
(V) La conscience, l'honneur, la chasteté, l'amour et l'estime des hommes, sont à prix d'argent. La libéralité multiplie les avantages des richesses. (L) L'inconscience, le déshonneur, la lubricité, la haine, le mépris des hommes sont à prix d'argent. La libéralité multiplie les avantages des richesses.
(V) On peut penser assez de mal d'un homme et être tout à fait de ses amis; car nous ne sommes pas si délicats que nous ne puissions aimer que la perfection, et il y a bien des vices qui nous plaisent même dans autrui. (L) On peut aimer de tout son cœur ceux en qui on reconnait de grands défauts. Il y aurait de l'impertinence à croire que l'imperfection a seule le droit de nous plaire. Nos faiblesses nous attachent les uns aux autres autant que pourrait le faire ce qui n'est pas la vertu.
(V) On ne peut juger de la vie par une plus fausse règle que la mort. (L) On ne peut juger de la beauté de la vie que par celle de la mort.
(V) Il ne faut pas croire aisément que ce que la nature a fait aimable soit vicieux. Il n'y a point de siècle et de peuple qui n'aient établi des vertus et des vices imaginaires.
(L) Il ne faut pas croire que ce que la nature a fait aimable soit vicieux. Il n'y a pas de siècle, de peuple, qui ait établi des vertus, des vices imaginaires.
(V) Si quelqu'un trouve un livre obscur, l'auteur ne doit pas le défendre. Osez justifier vos expressions, on attaquera votre sens. Oui, dira-t-on, je vous entends bien ; mais je ne voulais pas croire que ce fut là votre
pensée.
(L) Il faut que la critique attaque la forme, jamais le fond de vos idées, de vos phrases. Arrangez-vous.
Si le plagiat parait à Lautréamont le plus simple moyen de s'affirmer en se niant, n'est-ce pas qu'il a lu, justement dans Vauvenargues, cette irritante évidence : que l'invention est la seule preuve du génie.
Je n'écrirais plus aujourd'hui l'introduction que j'écrivis en 1926 aux Dessous d'une vie. J'ai varié. Mais le même désir me reste d'établir les différences entre rêves, poèmes et textes automatiques. On ne prend pas le récit d'un rêve pour un poème. Tous deux réalité vivante, mais le premier est souvenir, tout de suite usé, transformé, une aventure, et du deuxième rien ne se perd, ni ne change. Le poème désensibilise l'univers au seul profit des facultés humaines, permet à l'homme de voir autrement, d'autres choses. Son ancienne vision est morte, ou fausse. Il découvre un nouveau monde, il devient un nouvel homme. On a pu penser que l'écriture automatique rendait les poèmes inutiles. Non : elle augmente, développe seulement le champ de l'examen de conscience poétique, en l'enrichissant. Si la conscience est parfaite, les éléments que l'écriture automatique extrait du monde intérieur et les éléments du monde extérieur s'équilibrent. Réduits alors à égalité, ils s'entremêlent, se confondent pour former l'unité poétique.
*
L'oubli joue dans les rêves un rôle constant.
*
Dans la veille, nous faisons ce que nous voulons ; dans le rêve, nous voulons ce que nous faisons. (Jean-Paul Fr. Richter.)
*
On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux. (Pierre Reverdy : La Lucarne Ovale.)
Un enfant affirme (Jean Piaget : La représentation du monde chez l'enfant): « Moi, je suis dans le rêve, il n'est pas dans ma tête », « les Messieurs ne révent jamais », « il n'y a jamais deux rêves pareils ». Un autre : « Ce sont les gens dont je rêve qui m'envoient le rêve ». Un autre : « Le rêve est entre la nuit et ma tête... C'est le réverbère, la lune qui éclairent mes rêves », « on est dans son lit sans le savoir ». Pour ces enfants, qui ont moins de neuf ans, les rêves reproduisent leur situation intra-utérine, dont ils gardent encore inconsciemment un souvenir vivace. Même intérieur extérieur, même nuit vivante contenue par la vie au grand jour, promise, même pont lancé vers le lendemain, même inconscience profonde. Ils croient qu'en grandissant, ils seront délivrés de cette atmosphère irréelle : « les Messieurs ne rêvent jamais ».
*
...L'écriture automatique ouvre sans cesse de nouvelles portes sur l'inconscient et, au fur et à mesure qu'elle le confronte avec la conscience, avec le monde, elle en augmente le trésor. Elle pourrait aussi, dans la même mesure, renouveler cette conscience et ce monde si, délivrés des conditions atroces qui leur sont imposées, ils pesaient moins lourdement sur l'individu. La preuve en est qu'en lisant les textes de cette fillette de quatorze ans, on y voit apparaître une morale qu'un humour lugubre tient en laisse. Morale de dissociation, de suppression, de négation, de révolte, morale des enfants, des poètes qui se refusent à acquérir et qui resteront des phénomènes tant qu'ils n'auront pas redonné à tous les hommes l'envie de regarder en face ce qui les sépare d'eux-mêmes. (Préface à La Sauterelle arthritique de Gisèle Prassinos, 1935.)
*
Vérités peu courantes. Mais il faut avouer que si les dictionnaires étaient composés pour le plaisir de ceux qu'ils prétendent instruire, il serait bon de tenir compte de la logique la plus élémentaire, de la logique fondée sur la représentation vierge, sur le langage innocent, sur le goût que l'homme a primitivement d'un contact direct avec la nature des choses et la sienne propre; le contre-pied de cette apparente puérilité ne le consacrant le plus souvent qu'aux soucis et à des problèmes aussi stériles que compliqués.
Parler pour parler est la formule de délivrance. (Novalis : Fragments.)
*
Les analystes patients laissent parler le malade, sûrs que l'important et le vrai remonteront à la surface même sans qu'ils s'en mêlent. Je présume que c'est par ce chemin que Freud est arrivé à sa découverte fondamentale. Il lui fallait écouter et il a donc écouté. Et à la fin vint la chose cachée, que le flot de paroles était destiné à recouvrir. (Fr. Wittels : Freud.)
Le « transfert » s'établit spontanément dans toutes les relations humaines, aussi bien que dans le rapport de malade à médecin ; il transmet partout l'influence thérapeutique, et il agit avec d'autant plus de force qu'on se doute moins de son existence. (Sigmund Freud : Cinq leçons sur la psychanalyse.)
*
Parmi tant de disgrâces dont nous béritons, il faut bien reconnaitre que la plus grande liberté d'esprit nous est laissée. A nous de ne pas en mésuser gravement. Réduire l'imagination à l'esclavage, quand bien même il y irait de ce qu'on appelle grossièrement le bonbeur, c'est se dérober à tout ce qu'on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être et c'est assez pour lever un peu le terrible interdit... (André Breton : Manifeste du Surréalisme.)
De même que tous les hommes sont semblables par leur forme extérieure, de même (et avec la même variété infinie), ils sont tous semblables par le Génie poétique. (William Blake : Toutes les religions n'en sont qu'une.)
*
Je crois que le charme infini et mystérieux qui gît dans la contemplation d'un navire, et surtout d'un navire en mouvement, tient, dans le premier cas, à la régularité et à la symétrie, qui sont un des besoins primordiaux de l'esprit humain, au même degré que la complication et l'harmonie; et, dans le second cas, à la multiplication successive et à la génération de toutes les courbes et figures imaginaires opérées dans l'espace par les éléments réels de l'objet.
L'idée poétique, qui se dégage du mouvement dans les lignes, est l'hypothèse d'un être vaste, immense, compliqué mais eurythmique, d'un animal plein de génie, souffrant et soupirant tous les soupirs et toutes les ambitions humaines. (Charles Baudelaire : Fusées.)
La poésie doit être faite par tous. Non par un. (Lautréamont : Poésies.)
PAUL ELUARD.
- Extraits d'un volume : Avenir de la Poésie, à paraître aux éditions de la N.R.F.