Minotaure n° 8, juin 1936
SOMMAIRE | |
Pierre Mabille | Notes sur le Symbolisme |
E. Tériade | La Peinture surréaliste |
André Breton | D'une décalcomanie sans objet préconçu |
Benjamin Péret | Entre chien et loup |
André Breton | Le château étoilé |
Maurice Heine | Regards sur l'Enfer anthropoclasique |
Salvador Dali | Le Surréalisme spectrale de l'Eternel Féminin préraphaélite |
Georges Bataille | Montserrat |
Edward James | Trois sécheresses |
P.2
NOTE SUR LE SYMBOLISME
Nous ne parlerons pas ici du symbolisme, mouvement artistique nettement limité dans le temps à la fin du siècle dernier.
Nous aurons en vue le symbolisme dans l’acception la plus générale de ce terme. Je ne commencerai point par donner une définition puisque c’est justement à trouver une définition correcte du mot symbole que nous allons tendre. Peu de questions sont aussi difficiles et aussi confuses.
Pour espérer quelque clarté, nous devrons procéder avec méthode : nous examinerons d’abord le milieu dans lequel la représentation symbolique trouve sa plus complète expansion : à savoir les religions et sectes initiatiques. La position du problème religieux devra donc être située aussi précisément que possible.
Ensuite je m’efforcerai de dégager le processus qui conduit l’esprit à la création de ces symboles. Enfin, il y aura lieu de s’interroger sur la valeur de ceux-ci, sur leurs origines véritables et sur leurs liens avec la Réalité objective du monde.
Que sont une religion, une secte initiatique, un Ordre? Ce sont des réunions d’hommes associés dans des cérémonies, ayant de communs emblèmes et se livrant à des pratiques rituéliques.
On apercevra aussitôt la différence qui sépare un système philosophique, d’un système religieux.
Une philosophie est une construction plus ou moins rationnelle destinée à opérer une synthèse des connaissances humaines à un moment donné de l’histoire. Par les mécanismes habituels du raisonnement, elle s’appuie sur les progrès scientifiques réalisés,elle se base sur des vérités envisagées comme des axiomes en y mêlant, le plus souvent sans le dire, quelques arguments sentimentaux propres à son fondateur.
Le processus religieux repose bien lui aussi sur un substratum philosophique : ce sont les dogmes, la cosmogonie enseignée, etc. toutefois un large appel est fait ici à l’utilisation des symboles. Le but n'est pas le même. Une religion ne cherche pas à être une explication statique de l’Univers, elle se propose un dynamisme et veut une activité réelle.
L'objectif à atteindre est triple : d’abord, il faut réunir le plus grand nombre possible d’individus en une congrégation. La Fraternité ainsi fondée a une volonté de puissance sociale. Toutes veulent dominer et gouverner. Il leur faut se rendre maîtresses des hommes pour leur imposer une organisation nouvelle.
Le second but de ces groupements est de se mettre en rapport avec les puissances supérieures de l’Univers. On veut établir des relations avec une Divinité que l’on a tout d’abord arbitrairement définie. Ou bien plus modestement, on cherche à être en bons termes avec les forces naturelles (eau, feu, foudre, etc...).
L’homme désire s’approprier un pouvoir plus grand et modifier à son profit le déterminisme des choses.
Pour cela, il use de symboles. Ce ne sont plus seulement des emblèmes de reconnaissance mais bien des moyens destinés à établir un contact avec la réalité extérieure. Ce sont des rites.
On aura recours à des vêtements particuliers, à des attitudes hiératiques, à certains mots, à des prières, enfin à des cérémonies d’invocation.
Le troisième avantage recherché par une congrégation religieuse concerne l’individu lui-même. Celui-ci est sensé acquérir des vertus nouvelles, il doit se transformer en un mot, évoluer.
Ces possibilités seront trouvées dans la discipline imposée à chaque membre, dans l’exaltation qui lui est communiquée. On compte aussi que les forces naturelles appelées, invoquées, feront une partie du travail et assureront le salut, la gloire, la puissance et beaucoup d’autres bienfaits.
Cette triple destination me paraît fondamentale à retenir, dès que l’on s’occupe des religions et les auteurs contemporains semblent l’avoir un peu oubliée. Certains voient dans les réunions cultuelles de simples résidus des préjugés anciens. Ce sont pour eux folies et simagrées bonnes pour primitifs ou déments. Ils se refusent à considérer. Ils méprisent simplement.
Par malheur, ces mêmes esprits entraînés dans une négation systématique de tout Merveilleux nous proposent une vision de la réalité du Monde singulièrement restreinte. Ils la limitent au « communément reçu » par les données immédiates des sens. On est bien obligé de protester contre une attitude aussi négative dans la mesure où elle devient dangereuse.
En effet, la marche de l’Humanité montre que les progrès, les découvertes tant artistiques que scientifiques se sont toujours développés grâce aux voyants et dans le royaume du merveilleux.
Il paraît être plus fructueux d’explorer celui-ci que de le rejeter.
D’autres auteurs ne voient dans le fait religieux que des
processus sociaux et nous engagent à les étudier en fonction des
lois économiques et des notions ethnographiques. Cette tendance
est celle des universitaires qui suivent Lévy-Bruhl, Durkeim
entre autres. Elle est un peu, aussi, celle qui dérive de la dialectique hégélienne tout au moins dans son acception marxiste.
Il convient de dire que le brillant passage de la psychanalyse
dans ce domaine, que les travaux de Freud, ont modifié beaucoup de ces positions. Aux considérations économiques en apparence prépondérantes, ont été associées depuis quelques vingt ans des notions plus neuves sur la valeur humaine des symboles.
On a compris le sens de beaucoup de pratiques rituéliques en les éclairant du phare de la sexualité.
Il n’en est pas moins vrai que toutes les études que nous venons de citer, n’atteignent jamais le nœud du problème : celui-ci est de savoir si une liaison est possible ou non entre un groupement humain et les forces extérieures ; si la faculté de se les approprier est réelle ou illusoire.
Or sur ce point, les uns affirment par leur foi, les autres nient mais nous ne voyons guère apporter au débat beaucoup d’éléments valables.
La position du problème religieux étant ainsi fixée, et il était indispensable de la préciser, nous allons aborder l’étude du symbole. On le retrouve partout mais sa place devient tout à fait prépondérante dans les textes hermétiques, dans les cérémonies cultuelles ou magiques, et dans le comportement des sectes initiatiques. Il devra être envisagé lui aussi sous l’angle individuel, sous son aspect social et enfin dans ses liaisons avec la réalité extérieure.
Examinons le premier point : on ne saurait nier que le fonctionnement de l’esprit humain est tout entier sous la dépendance de la représentation symbolique. Autour de quoi s’aggloméreraient les images, autour de quoi s’associeraient les sensations, si nous ne possédions pas les éléments du langage. Nous avons heureusement le mot, figuré ou parlé ; nous avons le schéma graphique. Ils constituent autant de supports relativement fixes sur lesquels viennent jouer les données de l’expérience quotidienne. Ces données de l’observation varient sans cesse. Mais les cas particuliers, les différences d’un objet à un autre ne voguent pas au hasard dans notre cerveau ; ils viennent au contraire se serrer dans les cadres des mots et des schèmes dont ils enrichissent le contenu. Ainsi les opérations psychologiques, le jugement, le raisonnement sont possibles. Ainsi l’évocation des souvenirs peut être réussie.
Pour l’individu, les symboles possèdent donc à la fois un intérêt statique de classement et une puissance dynamique d’évocation.
Leur valeur croît à mesure qu’ils se multiplient et que leur contenu devient plus grand par suite de l'augmentation de notre expérience personnelle.
On pourrait donc résumer l’évolution psychologique de l'homme en deux mouvements : le premier consiste en l'acquisition et en la fixation d’un glossaire symbolique : le langage. Le second comprend toute l’observation sans cesse renouvelée, les sensations de tous ordres qui viennent remplir, nourrir les cadres précédemment formés.
Envisageons maintenant ces symboles non plus sous l'angle de l’individu lui-même mais sous leur aspect social. De toute évidence, ce sont eux qui permettent une vie comme ; ils réalisent une sorte de monnaie d’échange entre les hommes. La vision d’un graphisme, l’audition d’un son évoquent chez tous les membres d’une confédération humaine ayant adopté un même vocabulaire, des idées, des images qui, pour ne pas être absolument identiques ont cependant quelques points semblables. Grâce au langage, nos rapports sont possibles, nos besoins trouvent à se satisfaire, des contacts relatifs s’opèrent entre les êtres. Malgré une assez grande précarité, ils sont en pratique suffisants. Non seulement les représentations symboliques rendent possible l’existence d’une société, mais encore elles servent à l’organisation du groupe. Par le moyen des insignes distinctifs, des enseignes, nous arrivons à une sorte de construction sociale. Les attributs différents marquent nos places respectives et nos fonctions particulières. Tout ceci est trop évident pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Le point de beaucoup le plus important est la liaison de ces symboles avec la réalité extérieure. Pour certains, cette liaison n’existe pas. Nos représentations sont strictement humaines; humaines par leurs origines (notre cerveau les forge), humaines encore par leur valeur sociale (utilisation dans la collectivité). Il n’est donc pas possible de prétendre à un contact direct avec les choses. Suivant cette façon de penser, lorsque je prononce ou que j’écris un mot, j’opère un travail qui n’intéresse que moi et le groupe humain dans lequel je vis. Mon acte n’a aucune dépendance, si ce n’est celle d’une convention généralement admise, avec l’objet considéré en lui même. En d’autres termes, on pense que l’homme interprète le monde extérieur suivant un vocabulaire et des habitudes établies mais que rien dans ses représentations n’atteint la nature intrinsèque de la réalité extérieure qui nous demeure tout à fait étrangère.
Les peuples anciens en jugeaient autrement. La genèse qui nous rapporte les échos des philosophies en honneur dans l’Asie occidentale est formelle sur ce point. Pour elle, la réalité du monde et sa représentation humaine se confondent. Elle décrit la création de l’univers par le Verbe. Les récits babyloniens des plus hautes époques confirment ce point de vue. Les Égyptiens firent de cette liaison le fondement même de leurs doctrines religieuses. Énoncer, disent-ils n’est point différent de faire; connaître le nom d'une chose donne puissance sur elle.
Rien de plus caractéristique à cet égard que l‘histoire d'Isis. Cette déesse étant arrivée par des moyens d’ailleurs assez déloyaux à obtenir d’Osiris l’aveu de son nom, elle put ensuite le contraindre.
« L’école d’Hermopolis admet même que Thot avait simplement parlé la création, l’émission de la voix avait été créatrice (1).
Il est bien là question que le symbole soit en contact avec la réalité de la nature, qu’il adhère étroitement à elle et qu'il ait sur elle une efficacité certaine. Bien plus, la représentation n'est plus envisagée comme une création humaine, mais son origine est rapportée aux forces de l’univers.
Ce ne sont plus les hommes qui conviennent du nom des choses, mais les choses qui imposent leurs noms. Notre rôle se réduit à les lire et à les comprendre. Ce n'est pas nous qui formons le système du monde dans notre tête, nous ne faisons qu'en prendre progressivement conscience.
Cette conception est également celle de la Chine. Granet dans son très remarquable livre sur la Pensée chinoise est tout à fait affirmatif. Il en donne des preuves et cite par exemple cette phrase : « Dès que les emblèmes graphiques furent inventés, les démons s’enfuirent en gémissant, les humains avaient prise sur eux » (2)
De nos jours encore, les systèmes religieux persistent dans une affirmation semblable dans la mesure même où ils croient en l’efficacité de leur rituel. Les cérémonies cultuelles catholiques supposent ces principes. L’hostie est bien réellement le Christ. Les prières ne sont pas des intentions mais doivent être entendues de la divinité, c’est d’ailleurs pourquoi on les chante. La messe est envisagée comme un sacrifice véritable. On pense volontiers que le signe de croix est de nature à faire reculer les démons même les bêtes féroces, etc... On pourrait dans ce domaine multiplier à l’infini les exemples.
Les rites dans la pensée de ceux qui les ont établis ne sont nullement des allégories, des représentations en souvenir de, ainsi que l'imaginent les protestants. Ce sont des opérations magiques, c'est à dire de véritables symboles.
Donc pour les peuples anciens, pour les religions, pour les sectes initiatiques, la figuration symbolique semble bien appartenir à la réalité extérieure du monde autant qu’à l’homme qui ne fait que la détecter.
Le monde est alors compris comme formant partout des signes qu’il nous suffit de lire. Les interprétations paranoïaques si chères à Salvador Dali ne sont plus envisagées comme œuvres subjectives mais bien comme représentant des réalités objectives.
On sera moins étonné, après ce que je viens d’exposer, de lire la phrase suivante écrite par Pierre Piobb, phrase qui me paraît résumer très clairement ces conceptions : « De sorte que le symbole d’une cité se crée automatiquement en vertu de sa longitude et de sa latitude géographique et des coordonnées de la Terre dans l’espace. Et ce qui est vrai pour une cité l’est aussi pour une nation, de même que pour une famille et aussi pour un individu », et il ajoute : « Il en résulte que créé en un point de la Terre, à un moment donné et en un temps donné, le symbole géométrique est susceptible de se modifier à travers les âges... et même de disparaître totalement. On dirait qu’il est doué de vie (celle-ci n’étant que le mouvement) et qu’en conséquence, il peut mourir » (3).
Nous voici arrivés au cœur du problème. D’un côté, nous enregistrons l’avis des auteurs modernes qui nous disent : le symbole est fruit de l'homme, de son cerveau ; c’est une création indispensable à son éditice mental et surtout à ses rapports sociaux mais ce n’est qu’une convention de groupe sans liaison vraie avec l’objet.
De l’autre côté, dans la version ancienne, dans l’affirmation des sectes religieuses, on répond : le symbole fait partie de la réalité extérieure, il n’est pas moins objectif que les données immédiates des sens, il participe à la nature même des choses, l’esprit ne fait que le dégager. Il est donc le lien qui permet de passer du domaine de l’univers au domaine intérieur psychologique. Les signes, les graphismes sont ici envisagés avec la plus grand respect parce qu’on les considère comme des agents de puissance ayant un dynamisme effectif.
Si donc je viens à tracer une figure, un triangle par exemple. Celui-ci se trouvera en relation efficiente avec toutes les réalités «triangles» incluses dans le monde et aura en même temps, au dedans de mon esprit, un pouvoir évocateur variable suivant l’étendue de mon expérience et de mon savoir. J’aurai matérialisé incarné en quelque sorte un des liens qui me réunissent à l'ambiance et qui sera d oté d’un pouvoir réel. Dès lors, je pourrai me hausser progressivement à établir des représentations plus complexes, à procéder à des cérémonies où je mêlerai les sons, les gestes, lesnformes et je pourrais espérer, par ces pratiques, exercer une action non pas seulement sur l’imagination et sur l’émotivité des assistants, mais encore sur les éléments et sur les forces naturelles.
On conçoit que ces deux philosophies nettement opposées aient pu donner naissance à des orientations toutes différentes de la vie. La définition même de la Réalité changeant, les gestes et leur valeur ne sont plus les mêmes. D’un côté, on sépare l’activité humaine du domaine de la nature, de l’autre, on l’y intègre.
D’une part nos productions, nos représentations sont en quelque sorte surajoutées au monde, de l’autre part elles tiennent étroitement à lui, elles en font partie.
Ceci dit, nous comprenons pourquoi les religions sont toutes en imitation des cycles naturels, pourquoi toutes s’imposent de suivre pas à pas la marche du circuit solaire par exemple : leur efficacité est à ce prix, elles ne peuvent que chercher à s’incorporer au maximum dans les processus cosmiques et régler leurs pas sur eux.
Nous saisissons l’attitude des peuples anciens préoccupés avant tout de se mettre dans les conditions requises pour lire les signes qu’ils pensaient inscrits dans leur ambiance immédiate (prières, cérémonies, voyance, sciences conjecturales, exploitation des rêves, etc...).
Il y a là un tout cohérent qui dérive bien simplement de la valeur donnée à la Réalité et aux symboles de celle-ci.
Nous ne nous étendrons pas davantage sur cette opposition. Toutefois on ne saurait terminer une étude du symbolisme, même brève comme celle-ci, sans soulever la question de la représentation artistique. Les religions ne sont pas seules, en effet, à sous-entendre la réalité et la puissance effective du symbole. L’Art, dans une grande mesure, nécessite un semblable postulat.
La Peinture, par exemple, demande que l’œuvre créée contienne à la fois une part de l’émotion individuelle ressentie par son auteur et aussi qu’elle participe de la réalité extérieure de l’objet représenté. Ce n’est que dans ces conditions qu’elle pourra se dire réussie. On voit qu’une telle peinture devient un symbole, que la main de l’artiste n’a été qu’un instrument d’expression de la nature. Le tableau en tant que symbole aura, suivant les termes rapportés ci-dessus « une vie propre » et une action indépendante sur l’ambiance.
Le cas d’un poème n’est pas différent. On souhaite, s’il est réussi, qu’il devienne une sorte de formule magique capable d’exercer ses pouvoirs sur l’ensemble des hommes comme sur l’univers entier.
Il suffit de rappeler le mythe d’Orphée entraînant les montagnes. Nous y comprenons maintenant une allégorie, les anciens y concevaient une réalité.
Cet espoir commun à la majeure partie de l’Humanité, fondement des religions et des arts, Espoir où se place toute une volonté tendue vers la lumière et l’action, est-il une illusion ou n’est-il pas la plus grande vérité ?
Pierre MABILLE
(1) CONTENEAU : Manuel d’archéologie orientale. Livre. (2) GRANET : La pensée chinoise. La Renaissance (3) Pierre PIOBB : Le Secret de Nostradamus. Editions Adyar.
LA PEINTURE SURRÉALISTE
Le délire esthétique et l’inondation picturale des premières années d’après guerre demandaient impérieusement une réaction salutaire contre un matérialisme de mauvais aloi, cuisiné et académique, dans lequel sombraient, par la faute de copieurs indifférents, les pommes de Cézanne, les guitares de Picasso et les intérieurs de Matisse. Cette réaction, le surréalisme la lui apporta. Des peintres, fuyant la triste et stérile vulgarisation qui semblait anéantir tout un système de belles vérités plastiques passablement épuisées par l’effort qu’on leur avait brusquement demandé, s’adressèrent directement à la poésie, préférant emprunter aux inventions poétiques ce que la matière picturale ne pouvait plus alors leur donner réellement. La peinture, à un moment donné, désespérant de retrouver en elle-même une matérialité fraîche et sûre d’un nouveau pouvoir créateur, s’était mise résolument au service de la poésie. La peinture surréaliste était née. Des fleurs étranges se développèrent sur un sol aride, désert, démesuré, reconnu stérile jusqu’alors et ces fleurs survécurent à leur propre manifestation destructive comme des témoignages désespérés d’une violence assez puissante pour dépasser la minute de sa propre explosion. Fruits d’une réaction nécessaire, les peintures surréalistes de qualité sont des poèmes subtils, des tentatives d’intervention volontaire de l’homme dans les domaines du subconscient, du rêve et du merveilleux. Elles cherchent à en dégager les images possibles, les jeux graphiques aux justes résonances qui expriment le plus vraisemblablement les rapports secrets de l’homme avec les choses et situent lyriquement ces derniers dans un espace nouveau. Le surréalisme, en étendant le réseau des recherches picturales dans le milieu extra-plastique, libéra la peinture du joug étroit et exclusif du thème scolaire. Poussant cette liberté jusqu’à ses limites extrêmes, il laissa la peinture suivre la poésie jusqu’en ses retranchements les plus reculés en lui faisant décrire des situations réputées jusqu’ici comme indescriptibles. Ainsi le papier collé, le collage trompe l’œil, l'objet symbolique, la tache d’encre et l’écriture automatique, la construction abstraite ou la manière photographique promettant la ressemblance absolue des objets, toutes les techniques, toutes les inventions, tous les moyens d’expression autorisés ou non forment un langage étendu par lequel le surréalisme veut établir un parallélisme étroit entre la peinture et la poésie. Depuis les inventions fluides et musicales de Paul Klee jusqu’aux mystérieux paysages métaphysiques de Chirico, si miraculeusement réussis, de puis la frénésie dionysiaque de Masson jusqu’à l’humour d’un Max Ernst, d’un Miro ou d’un Tanguy, enfin, depuis les constructions poétiques de Giacometti jusqu’à la réalité scientifique de Dali, la peinture surréaliste oscille sans se fixer et déploie une diversité d’aspects qui révèlent la diversité de ses sources. En définitive, elle forme un ensemble étonnant de propositions, de recherches et de réalisations situées toujours sur les frontières du précis et de l’illimité, de l’immédiat et de l’imaginaire. Elle est une sorte de lumière cruelle, de conscience pathétique par le désespoir qu’elle contient, qui fouille, pour enrichir la vie, les régions intermédiaires de la réalité et le monde merveilleux de l’irrationnel.
E. TÉRIADE
D'UNE DÉCALCOMANIE SANS OBJET PRÉCONÇU
La forêt tout à coup plus opaque, qui nous ramène aux temps de Geneviève de Brabant, de Charles VI, de Gilles de Rais, puis qui nous tend la carline géante de ses clairières, un certain point sublime dans la montagne, épaules nues, écumes et aiguilles, les burgs délirants des grottes, les lacs noirs, les feux follets de la lande, ce qui a été entrevu dans leurs premiers poèmes par Maeterlinck et par Jarry, les tas de sable volants, le front éternellement dans leurs mains les rochers caressés ou non par la dynamite, la flore sous-marine, la faune abyssale toute parodique de l'effort humain représentation et compréhension — n'en prendrais-je pour type que ce monstre au bec pourvu de trois hameçons (armé pour la pêche à la ligne?) dont l'explosion quand on le remonte à la surface prend à nos dépens le caractère d'un éclat de rire, tout ce qui défie, en raison de sa complexité, de sa minutie, de son instabilité, la figuration plastique, ce dont l’imitation artistique nous paraîtrait entre toutes fastidieuse, puérile quand il ne s'agirait que d’une touffe de mousse, tout ce à quoi pourrait être étendu le mot « désespoir du peintre » (et du photographe) nous est rendu par suite d'une communication récente de notre ami Oscar Dominguez, dans laquelle le surréalisme se plaît à voir pour tous une nouvelle source d’émotions. Ce n’est pas d'hier que les enfants cherchent, par le pliement de feuilles fraîchement tachées d'encre, à se procurer l'illusion de certaines existences, de certaines instances animales ou végétales mais la technique élémentaire qu’on peut attendre d'eux est loin d'épuiser les ressources d’un tel procédé. En particulier l'usage d'encre non diluée exclut toute surprise touchant la « matière » et ne permet de compter que sur un dessin de contour; de plus la répétition de formes symétriques par rapport à un axe engendre la monotonie. Certains lavis de Victor Hugo paraissent témoigner de recherches systématiques dans le sens qui nous intéresse : des données mécaniques tout involontaires qui y président est manifestement attendue une puissance de suggestion sans égale. Mais ce ne sont encore le plus souvent qu'ombres chinoises et fantômes de nuées. La découverte d'Oscar Dominguez porte sur la méthode à suivre pour obtenir des champs d'interprétation idéaux. Voici retrouvé à l'état le plus pur, dans les images qui suivent, le charme sous lequel nous tenaient, au sortir de l'enfance, les rochers et les saules d'Arthur Rackham. Il s'agit, une fois de plus, d'une recette à la portée de tous qui demande à être incorporée aux « Secrets de l'art magique surréaliste » et peut être formulée comme suit :
POUR OUVRIR A VOLONTÉ SA FENÊTRE
SUR LES PLUS BEAUX PAYSAGES DU MONDE ET D'AILLEURS
Etendez au moyen d’un gros pinceau de la gouache noire, plus ou moins diluée par places, sur une feuille de papier blanc satiné que vous recouvrez aussitôt d’une feuille semblable sur laquelle vous exercez du revers de la main une pression moyenne. Soulevez sans hâte par son bord supérieur cette seconde feuille à la manière dont on procède pour la décalcomanie, quitte à la réappliquer et à la soulever de nouveau jusqu’à séchage à peu près complet. Ce que vous avez devant vous n’est peut-être que le vieux mur paranoïaque de Vinci, mais c’est ce mur porté à sa perfection. Qu’il vous suffise, par exemple, d’intituler l’image obtenue en fonction de ce que vous y découvrez avec quelque recul pour être sûr de vous être exprimé de la manière la plus personnelle et la plus valable.
André Breton.
Entre chien et loup
Majestueux comme un arbre emporté par l'inondation, je faisais la planche sur une plage quelconque. Ou bien j’étais noyé, je ne sais plus. Je devais être noyé et mon ombre se tenait sagement à mes côtés, m’imitant sans arrière-pensée comme sans scrupule. La vie était paisible et les hameçons de mes pieds pêchaient sans arrêt des poissons téméraires. Pourquoi fallut-il qu’au creux des vagues apparut un cerf que ne poursuivait aucune meute ? Le cerf nageait rapidement et de temps à autre se retournait pour me regarder. Je ne pouvais me défendre de l’accompagner de loin tant son apparition soudaine m’avait surpris.
Mais la chaleur accablante de cet après-midi d'été eut tôt fait d'assécher ce coin de mer où je me prélassais et, de noyé, je dus passer à l'état plus actif de nuage emporté par la brise. Mon cerf était disparu au milieu de mes camarades nuages. A vrai dire, je me sentais différent d’eux , plus solide, plus dense et comme doué de mouvements propres. Oui, vraiment, je pouvais me diriger et je pus bientôt en faire l'expérience en passant au-dessus d’un paysage de forêts coupées de larges routes. Je descendis sur le sol et, promeneur méditatif, j’arpentai les routes sillonnant les bois. Ma promenade errante me consuisit au bord d’un lac noir plein de canards blancs que mon arrivée inopinée ne réussit pas à distraire de leurs jeux.
Je longeai la rive du lac, admirant la luxuriante végétation de fumée fleurie d’agates et de chevelures de femmes, de coraux dorés et d’yeux clairs aux longs cils, quand au détour d’un buisson d’aubépine de cristal, je vis sur un pré plus transparent que l’eau d’un torrent chargé de truites, courant pour s’arrêter au bord du lac, une petite fille qui cherchait sa fée.
— Fée, où es-tu? C’est bien ici que tu m ’as donné rendez- vous. Je te cherche partout, sous les fougères et les champignons, dans le calice des gueules-de-loup, dans les nids abandonnés et je ne te vois pas.
De l'autre côté du lac un grand rire clair lui répondit ;
— Je ne suis pas un poisson pour que tu me cherches penchée sur l'eau. Ne me vois-tu pas, assise sur mon trône de roses. Bois l'eau du lac et tu pourras me rejoindre, mais fais vite, car le dragon ouvre déjà sa large gueule au-dessus de ma tête. Viens vite me demander à l'oreille ce que tu désires pendant qu’il en est temps encore.
Je partis sur la pointe des pieds afin de ne pas troubler le dialogue entre la dernière petite fille et la dernière fée et, après une longue marche dans le clair-obscur des sous-bois, je débouchai de nouveau sur la rive du lac noir. Mais le paysage était transformé. Ce n'étaient plus les prés étincelants, les buissons de boîtes à musique, un cataclysme était passé par là. Des rochers aigus se dressaient vers le ciel entourés des brumes du soir naissant et, sur l'un d’eux, un lion grondait, menaçant.
Je m’enfuis, poursuivi par le lion et n’eus que le temps de disparaître par l’étroite ouverture d’une grotte qui béait devant moi. Ce n’était cependant pas tout à fait une grotte, car une étrange lumière d’aquarium la baignait et je pouvais à loisir contempler la végétation de dentelles gelées qui l’ornait. Perdu dans cette contemplation, je ne prenais pas garde au sol que je foulais et, à plusieurs reprises, je trébuchai contre des traces de pas, des traces de talons plutôt, comme si l’on avait marché sous la terre, la tête en bas.
J’avançai péniblement dans le dédale des salles-girafes et des couloirs en ressorts de montre sans savoir comment je pourrai sortir de là quand, dans l’une d’elles, plus grande que les autres et pleine de nuages orageux avalant leurs éclairs, je vis à trois pas de moi deux nains qui descendaient du ciel comme des ludions et me saluaient du signe du front populaire. Ils me demandèrent mon avis sur la composition du prochain gouvernement, les perspectives politiques qui s'ouvraient à la suite des dernières élections, etc... Nous conversâmes longuement quoique l’entretien fut des plus difficiles à cause de l’agitation constante de bas en haut et de haut en bas de mes interlocuteurs. Mais il me fallait sortir de ces grottes où je m’étais aventuré et je dus reprendre ma marche quoiqu’à regret.
La salle suivante présentait un contraste saisissant avec celle que je venais de quitter. Le ciel nocturne était visible par de nombreuses ouvertures. On voyait même le pied de la lune qui semblait prêt à se poser sur ma tête et à m’écraser comme un insecte.
Instinctivement je me glissai entre les éboulis de rochers polis qui l’encombraient et me trouvai soudain nez à nez avec un tamanoir-araignée qui, occupé à faire sa toilette et à lisser ses poils, ne voyait pas l’oiseau de proie prêt à fondre sur lui. Je l’en avertis doucement afin de ne pas l’effrayer et je chassai l’oiseau qui s’enfuit en poussant de grands cris de trompette. La reconnaissance du tamanoir était touchante.
Il voulait me donner sa langue pour en faire un bracelet, mais je lui objectai qu’il mourrait de faim. Il en convint et m’offrit de me porter jusqu’à la sortie des grottes. J’acceptai, car j’étais brisé de fatigue. Aussitôt le tamanoir partit au galop, bondissant à travers les rochers et sifflant comme un merle.
Toute la nuit se passa dans cette course échevelée. L’aube se levait au moment où nous atteignions la porte hérissée de touffes de doigts qui commande l’entrée solennelle des grottes. Là, nous nous séparâmes en nous jurant de nous revoir.
Dehors le soleil s’était levé et éclairait à mes pieds un lumineux paysage de forêts. Immobile, je respirais l’air pur de cette matinée d’été, attendant que se lève la brume légère prometteuse d’une chaude journée. Soudain je compris : je venais d’entrer dans l’Eldorado.
Benjamin Péret.
LE CHÂTEAU ÉTOILÉ
LE PIC du Teide à Tenerife est fait des éclairs du petit poignard de plaisir que les jolies femmes de Tolède gardent jour et nuit contre leur sein.
On y accède par un ascenseur de plusieurs heures, le cœur virant insensiblement au rouge blanc, les yeux qui glissent jusqu’à occlusion complète sur la succession des paliers. Laissées au-dessous les petites places lunaires avec leurs bancs arqués autour d’une vasque dont le fond apparaît à peine plus luisant sous le poids d’une bague d’eau et l’écume illusoire de quelques cygnes, le tout découpé dans la même céramique bleue à grandes fleurs blanches. C’est là, tout au fond du bol, sur le bord duquel ne glissera pl us au matin pour le faire chanter que le vol libre du canari originaire de l’île, c’est là qu’au fur et à mesure que la nuit tombe accélère sa gamme le talon de la très jeune fille, le talon qui commence à se hausser d’un secret. Je songe à celle que Picasso a peinte il y a trente ans, dont d'innombrables répliques se croisent à Santa-Cruz d’un trottoir à l’autre, en toilettes sombres, à ce regard ardent qui se dérobe pour se ranimer sans cesse ailleurs comme un feu courant sur la neige. La pierre incandescente de l’inconscient sexuel, départicularisée au possible, tenue à l’abri de toute idée de possession immédiate, se reconstitue à cette profondeur comme à nulle autre, tout se perd dans les dernières qui sont aussi les premières modulations du phénix inouï. On a dépassé la cime des flamboyants à travers lesquels transparaît son aile pourpre et dont les mille rosaces enchevêtrées interdisent de percevoir plus longtemps la différence qui existe entre une feuille, une fleur et une flamme. Ils étaient comme autant d’incendies qui se fussent épris des maisons, contentés d’exister près d'elles sans les étreindre. Les fiancées brillaient aux fenêtres, éclairées d’une seule branche indiscrète, et leurs voix, alternant avec celles des jeunes hommes qui brûlaient en bas pour elles, mêlaient aux parfums déchaînés de la nuit de mai un murmure inquiétant, vertigineux comme celui qui peut signaler sur la soie des déserts l’approche du Sphinx. La question qui soulevait gracieusement à pareille heure tant de poitrines n'était en effet rien moins, posée dans les conditions optima de temps et de lieu, que celle de l’avenir de l’amour — que celle de l’avenir d’un seul et, par là même, de tout
amour.
On a dépassé la cime des flamboyants et déjà il faut tourner a tête pour voir vaciller leur rampe rose sur ce coin de fable éternelle. L’arène s’est déroulée à son tour selon la volute des chemins poudreux qu’ont remontés le dimanche précédent les acclamations de la foule, à cette minute où l'homme, pour concentrer sur lui toute la fierté des hommes, tout le désir des femmes, n’a qu’à tenir au bout de son épée la masse de bronze au croissant lumineux qui réellement tout à coup piétine, le taureau admirable, aux yeux étonnés. C’était alors le sang, non plus cette eau vitrée d’aujourd’hui qui descendait en cascades vers la mer. Les petits enfants de la terrasse n'avaient d’yeux que pour le sang, on les avait menés là sans doute dans l’espoir qu’ils s’accoutumassent à le répandre, aussi bien le leur que celui d’un monstre familier, dans le tumulte et l’étincellement qui excusent tout. Faute de pouvoir encore répandre le sang, ils répandaient le lait.
Entre les floraisons martyres des cactées dont, de conserve avec la cochenille et la chèvre, ils veillaient à ne laisser à bonne distance des routes aucune palette intacte — il n’est rien comme ces plantes exposées à tous les affronts et disposant d’un si terrible pouvoir de cicatrisation pour entretenir la pensée de la misère — s’érige ici le chandelier à cent branches d’une euphorbe à tige aussi grosse que le bras mais trois fois plus longue qui, sous le choc d’une pierre lancée, saigne abondamment blanc et se macule. Les petits enfants visent de loin cette plante avec délice et il faut convenir que c’est la plus troublante merveille que celle de la secrétion ainsi provoquée. Rien de plus impossible que de ne pas y associer à la fois l’idée du lait maternel et celle de l’éjaculation. La perle impossible point et roule inexplicablement sur la face tournée vers nous de tel ou tel prisme hexagonal de velours vert.
Le sentiment de culpabilité n’est pas loin. Invulnérable
dans son essence, la touffe attaquée rejaillit toute neuve
à perte de vue du champ de pierrailles. Ce n’est pas elle
qui a le plus souffert de la souillure.
Lorsque, lancé dans la spirale du coquillage de l’île,
on n’en domine que les trois ou quatre premiers grands
enroulements, il semble qu’il se fende en deux de manière
à se présenter en coupe une moitié debout, l’autre oscillant en mesure sur l’assiette aveuglante de la mer. Voici, dans le court intervalle de succession des superbes hydres laitières, les dernières maisons groupées au soleil, leurs façades crépies de couleurs inconnues en Europe comme une main de cartes aux dos merveilleusement dépareillés et baignés pourtant de la même lumière, uniformément déteints par le temps depuis lequel le jeu est battu. Le jeu de plusieurs générations de marins. Les blancs navires rêvent dans la rade, Arianes de par toutes leurs chevelures d’étoiles et leur aisselle de climats. Le paon immense de la mer revient faire la roue à tous les virages. Toute l’ombre relative, tout le cerné des cellules bourdonnantes de jour qui vont toujours se réduisant vers l’intérieur de la crosse, repose sur les plantations de bananiers noirs, aux fleurs d’usine d’où partent les cornes des jeunes taureaux. Toute l’ombre portée sur la mer est faite des grandes étendues de sable plus noir encore qui composent tant de plages comme celle de Puerto-Cruz, voilettes interchangeables entre l’eau et la terre, pailletées d’obsidienne sur leur bord par le flot qui se retire. Sable noir, sable des nuits qui t'écoules tellement plus vite que le clair, je n’ai pu m'empêcher de trembler lorsqu’on m’a délégué le mystérieux pouvoir de te faire glisser entre mes doigts. A l'inverse de ce qui fut pour moi la limite de l'espérable à quinze ans, aller à l’inconnu avec une femme au crépuscule sur une route blanche, j'éprouve aujourd’hui toute l'émotion du but physique atteint à fouler avec celle que j'aime le lointain, le magnifique parterre couleur du temps où j'imaginais que la tubéreuse était noire.
Dernier regret au sable noir, non, car plus on s’élèvera, plus on assistera au resserrement de ses tiges mères, les grandes coulées de lave qui vont se perdre au cœur du volcan. Elles s’infléchissent au gré des forêts que chaussent ici les variétés multicolores d’orchis, des forêts qui tournent rapidement à la brousse. A la première approche de la fraîcheur, il est permis de s’arrêter et, de ce point où tout commence âprement à manquer, de faire surgir par enchantement le point le plus follement favorisé de l’île, de s’y reporter à vol d’oiseau.
Il me plaît d’en passer ici par cette forme toute fruste du désir. Rien de plus facile que, rentrant au plus profond du moi comme sans doute ce trop brusque appauvrissement de la nature m’y convie, me donner de ce point l’illusion de recréer le monde d’un seul coup. Nulle part ailleurs qu’à Tenerife je n’eusse pu tenir moins écartées les deux pointes du compas dont je touchais simultanément tout ce qui peut être retiré, tout ce qui peut être donné. Ce qui tendait à faire désespérément défaut valait surtout par ce qui existait si près à profusion. Je regrette d’avoir découvert si tard ces zones ultra-sensibles de la terre.
[attention texte en désordre]
vivante à laquelle on vient de voir Alice confier-ses projets, il est impossible de s’attarder à lever dans le soleil une autre feuille, sèchée celle-ci, mais telle un grand as de pique sans base découpé dans l’aile des cigales : ce doivent être ses souvenirs. Autrement gênant est de s’arracher à la contemplation de cette espèce autochtone, je crois, de sempervivum qui jouit de la propriété effrayante de continuer à se développer en n’importe quelles conditions et cela aussi bien à partir d’un fragment de feuille que d’une feuille : froissée, piquée, déchirée, brûlée, serrée entre les pages d’un livre à tout jamais fermé, cette écaille glauque dont on ne sait s’il convient en fin de compte de la serrer contre son cœur ou de l’insulter, se porte bien. Elle tente, au prix de quels révoltants efforts, de se recons truire selon les probabilités détruites qui sont les siennes. Elle est belle et confondante comme la subjectivité humaine, telle qu’elle ressort plus ou moins hagarde des révolutions de type égalitaire. Elle est non moins belle, non moins inextirpable que cette volonté désespérée d’aujourd’hui, qui peut être qualifiée de surréaliste aussi bien dans le domaine des sciences particulières que dans le domaine de la poésie et des arts, d’opérer à chaque instant la synthèse du rationnel et du réel, sans crainte de faire entrer dans le mot « réel » tout ce qu’il peut contenir d’irrationnel jusqu'à nouvel ordre. Elle n’est pas plus belle, elle n’est pas plus pauvre de raisons d’être et plus riche de devenir que la séparation dans l’amour, si courte soit-elle, que cette plaie délicieuse qui s’ouvre et se ferme sur une suite phosphorescente, séculaire de tentations et de dangers.
J’oubliais que, pour parer à toute velléité d’envahisse ment de la terre par le sempervivum, les hommes n’ont trouvé rien de mieux — à dire vrai rien d’autre — que de le faire bouillir.
Au pied du Teide et sous la garde du plus grand dra- gonnier du monde la vallée de la Orotava reflète dans un ciel de perle tout le trésor de la vie végétale, épars autre ment entre les contrées. L’arbre immense, qui plonge ses racines dans la préhistoire, lance dans le jour que l’apparition de l’homme n’a pas encore sali son fût irré prochable qui éclate brusquement en fûts obliques, selon un rayonnement parfaitement régulier. Il épaule de toute sa force intacte ces ombres encore vivantes parmi nous qui sont celles des rois de la faune jurassique dont on retrouve les traces dès que l’on scrute la libido humaine. J’aime que ce soit le dragonnier, dans son immobilité parfaite, le dragonnier faussement endormi qui se tienne au seuil du palais de feuillages qu’est le jardin climato logique de la Orotava prêt à défendre la réalité éternelle de tous les contes, cette princesse folle de palmes. Elle glisse, ou bien c’est toi qui glisses près de moi le long des allées en veilleuse. A peine sommes-nous entrés que tous les petits génies de l’enfance se sont jetés à notre cou. D’une petite fleur à transformation, notre très savant guide 7 Bolinaga, qui préside au développement de tout ce aste, n a en effet pas dédaigné de faire bondir sous nos yeux le lapin d'Alice in wonderland et c’est la table de •epas même d’Alice qui se déroula à perte de vue devant quand nous eûmes porté à notre bouche la tomate putienne du pitanga, au goût exquis de poison. Voici 4 ongue feuille pointue, barbée de soie, dont elle devait idsrXJ pour ses messages : il est impossible d’écrire plus paiIC ement à l’encre que sur cette lame de japon argenté, de " meme ne serait besoin de l’arracher pour la recouvrir les sacteres, elle pourrait partager ce sort avec toutes aqdenres feuilles semblables sans que la plante basse à exb + appartient cessât de vivre. Songe au présent une n ge serait, jaillie d’un assez petit pot de terre, re d amour ainsi supportée... Après cette feuille
Comme au terme d’un long voyage maritime, les passa gers sur le point de débarquer interrogent les surprenantes pièces d’argent et d’or qui vont avoir cours, il est un pays de rêve — la Orotava — dans lequel on vous introduit en glissant dans votre main ces feuilles qui sont la monnaie bouleversante du sentiment. C’est que là, de ce côté de la mer, dans les limites d’un parc, en vase relativement clos si j’en juge de l’extérieur mais, dès qu’avec toi j’y suis entré, sur la pente d’un espoir sans fin — comme si je venais d’être transporté au cœur du monde même — non seulement le naturel et l’artificiel ont réussi à s’équilibrer d’une manière parfaite mais encore sont réunies élective ment toutes les conditions de libre extension et de tolé rance mutuelle qui permettent le rassemblement harmo nieux des individus de tout un règne. On n’en sera plus jamais quitte avec ces frondaisons de l’âge d’or. Orphée a passé par là, entraînant côte à côte le tigre et la gazelle. Les lourds serpents se déroulent et choient autour du banc circulaire sur lequel nous nous sommes assis pour jouir du profond crépuscule qui trouve à midi le moyen de se par tager le jardin avec le grand jour. Ce banc, qui fait le tour d’un arbre de plusieurs mètres de rayon, je brûle de l’appeler le banc des fièvres. L’odeur vireuse perce les entrelacs des peaux glissantes qui sans quitter l’arbre plongent dans le sol pour rejaillir à plusieurs mètres en arceaux terribles. Ce qui reste de lumière ne paraît produit que par les lointaines lampes trop blanches du datura, apparues à travers de rares mailles de l’enchevêtrement. La qualité de cette lumière la rend moins supportable que ne serait son absence en pareil lieu. On croit voir, éclatantes de pâleur, des robes du soir suspendues en l’air. C’est, tout au fond du jour ou de la nuit, n’importe, quelque chose comme l’immense vestibule de l’amour