
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Minotaure n° 8, juin 1936
SOMMAIRE | |
Pierre Mabille | Notes sur le Symbolisme |
E. Tériade | La Peinture surréaliste |
André Breton | D'une décalcomanie sans objet préconçu |
Benjamin Péret | Entre chien et loup |
André Breton | Le château étoilé |
Maurice Heine | Regards sur l'Enfer anthropoclassique |
Salvador Dali | Le Surréalisme spectrale de l'Eternel Féminin préraphaélite |
Georges Bataille | Montserrat |
Edward James | Trois sécheresses |
P.2
NOTE SUR LE SYMBOLISME
Nous ne parlerons pas ici du symbolisme, mouvement artistique nettement limité dans le temps à la fin du siècle dernier.
Nous aurons en vue le symbolisme dans l’acception la plus générale de ce terme. Je ne commencerai point par donner une définition puisque c’est justement à trouver une définition correcte du mot symbole que nous allons tendre. Peu de questions sont aussi difficiles et aussi confuses.
Pour espérer quelque clarté, nous devrons procéder avec méthode : nous examinerons d’abord le milieu dans lequel la représentation symbolique trouve sa plus complète expansion : à savoir les religions et sectes initiatiques. La position du problème religieux devra donc être située aussi précisément que possible.
Ensuite je m’efforcerai de dégager le processus qui conduit l’esprit à la création de ces symboles. Enfin, il y aura lieu de s’interroger sur la valeur de ceux-ci, sur leurs origines véritables et sur leurs liens avec la Réalité objective du monde.
Que sont une religion, une secte initiatique, un Ordre? Ce sont des réunions d’hommes associés dans des cérémonies, ayant de communs emblèmes et se livrant à des pratiques rituéliques.
On apercevra aussitôt la différence qui sépare un système philosophique, d’un système religieux.
Une philosophie est une construction plus ou moins rationnelle destinée à opérer une synthèse des connaissances humaines à un moment donné de l’histoire. Par les mécanismes habituels du raisonnement, elle s’appuie sur les progrès scientifiques réalisés,elle se base sur des vérités envisagées comme des axiomes en y mêlant, le plus souvent sans le dire, quelques arguments sentimentaux propres à son fondateur.
Le processus religieux repose bien lui aussi sur un substratum philosophique : ce sont les dogmes, la cosmogonie enseignée, etc. toutefois un large appel est fait ici à l’utilisation des symboles. Le but n'est pas le même. Une religion ne cherche pas à être une explication statique de l’Univers, elle se propose un dynamisme et veut une activité réelle.
L'objectif à atteindre est triple : d’abord, il faut réunir le plus grand nombre possible d’individus en une congrégation. La Fraternité ainsi fondée a une volonté de puissance sociale. Toutes veulent dominer et gouverner. Il leur faut se rendre maîtresses des hommes pour leur imposer une organisation nouvelle.
Le second but de ces groupements est de se mettre en rapport avec les puissances supérieures de l’Univers. On veut établir des relations avec une Divinité que l’on a tout d’abord arbitrairement définie. Ou bien plus modestement, on cherche à être en bons termes avec les forces naturelles (eau, feu, foudre, etc...).
L’homme désire s’approprier un pouvoir plus grand et modifier à son profit le déterminisme des choses.
Pour cela, il use de symboles. Ce ne sont plus seulement des emblèmes de reconnaissance mais bien des moyens destinés à établir un contact avec la réalité extérieure. Ce sont des rites.
On aura recours à des vêtements particuliers, à des attitudes hiératiques, à certains mots, à des prières, enfin à des cérémonies d’invocation.
Le troisième avantage recherché par une congrégation religieuse concerne l’individu lui-même. Celui-ci est sensé acquérir des vertus nouvelles, il doit se transformer en un mot, évoluer.
Ces possibilités seront trouvées dans la discipline imposée à chaque membre, dans l’exaltation qui lui est communiquée. On compte aussi que les forces naturelles appelées, invoquées, feront une partie du travail et assureront le salut, la gloire, la puissance et beaucoup d’autres bienfaits.
Cette triple destination me paraît fondamentale à retenir, dès que l’on s’occupe des religions et les auteurs contemporains semblent l’avoir un peu oubliée. Certains voient dans les réunions cultuelles de simples résidus des préjugés anciens. Ce sont pour eux folies et simagrées bonnes pour primitifs ou déments. Ils se refusent à considérer. Ils méprisent simplement.
Par malheur, ces mêmes esprits entraînés dans une négation systématique de tout Merveilleux nous proposent une vision de la réalité du Monde singulièrement restreinte. Ils la limitent au « communément reçu » par les données immédiates des sens. On est bien obligé de protester contre une attitude aussi négative dans la mesure où elle devient dangereuse.
En effet, la marche de l’Humanité montre que les progrès, les découvertes tant artistiques que scientifiques se sont toujours développés grâce aux voyants et dans le royaume du merveilleux.
Il paraît être plus fructueux d’explorer celui-ci que de le rejeter.
D’autres auteurs ne voient dans le fait religieux que des
processus sociaux et nous engagent à les étudier en fonction des
lois économiques et des notions ethnographiques. Cette tendance
est celle des universitaires qui suivent Lévy-Bruhl, Durkeim
entre autres. Elle est un peu, aussi, celle qui dérive de la dialectique hégélienne tout au moins dans son acception marxiste.
Il convient de dire que le brillant passage de la psychanalyse
dans ce domaine, que les travaux de Freud, ont modifié beaucoup de ces positions. Aux considérations économiques en apparence prépondérantes, ont été associées depuis quelques vingt ans des notions plus neuves sur la valeur humaine des symboles.
On a compris le sens de beaucoup de pratiques rituéliques en les éclairant du phare de la sexualité.
Il n’en est pas moins vrai que toutes les études que nous venons de citer, n’atteignent jamais le nœud du problème : celui-ci est de savoir si une liaison est possible ou non entre un groupement humain et les forces extérieures ; si la faculté de se les approprier est réelle ou illusoire.
Or sur ce point, les uns affirment par leur foi, les autres nient mais nous ne voyons guère apporter au débat beaucoup d’éléments valables.
La position du problème religieux étant ainsi fixée, et il était indispensable de la préciser, nous allons aborder l’étude du symbole. On le retrouve partout mais sa place devient tout à fait prépondérante dans les textes hermétiques, dans les cérémonies cultuelles ou magiques, et dans le comportement des sectes initiatiques. Il devra être envisagé lui aussi sous l’angle individuel, sous son aspect social et enfin dans ses liaisons avec la réalité extérieure.
Examinons le premier point : on ne saurait nier que le fonctionnement de l’esprit humain est tout entier sous la dépendance de la représentation symbolique. Autour de quoi s’aggloméreraient les images, autour de quoi s’associeraient les sensations, si nous ne possédions pas les éléments du langage. Nous avons heureusement le mot, figuré ou parlé ; nous avons le schéma graphique. Ils constituent autant de supports relativement fixes sur lesquels viennent jouer les données de l’expérience quotidienne. Ces données de l’observation varient sans cesse. Mais les cas particuliers, les différences d’un objet à un autre ne voguent pas au hasard dans notre cerveau ; ils viennent au contraire se serrer dans les cadres des mots et des schèmes dont ils enrichissent le contenu. Ainsi les opérations psychologiques, le jugement, le raisonnement sont possibles. Ainsi l’évocation des souvenirs peut être réussie.
Pour l’individu, les symboles possèdent donc à la fois un intérêt statique de classement et une puissance dynamique d’évocation.
Leur valeur croît à mesure qu’ils se multiplient et que leur contenu devient plus grand par suite de l'augmentation de notre expérience personnelle.
On pourrait donc résumer l’évolution psychologique de l'homme en deux mouvements : le premier consiste en l'acquisition et en la fixation d’un glossaire symbolique : le langage. Le second comprend toute l’observation sans cesse renouvelée, les sensations de tous ordres qui viennent remplir, nourrir les cadres précédemment formés.
Envisageons maintenant ces symboles non plus sous l'angle de l’individu lui-même mais sous leur aspect social. De toute évidence, ce sont eux qui permettent une vie comme ; ils réalisent une sorte de monnaie d’échange entre les hommes. La vision d’un graphisme, l’audition d’un son évoquent chez tous les membres d’une confédération humaine ayant adopté un même vocabulaire, des idées, des images qui, pour ne pas être absolument identiques ont cependant quelques points semblables. Grâce au langage, nos rapports sont possibles, nos besoins trouvent à se satisfaire, des contacts relatifs s’opèrent entre les êtres. Malgré une assez grande précarité, ils sont en pratique suffisants. Non seulement les représentations symboliques rendent possible l’existence d’une société, mais encore elles servent à l’organisation du groupe. Par le moyen des insignes distinctifs, des enseignes, nous arrivons à une sorte de construction sociale. Les attributs différents marquent nos places respectives et nos fonctions particulières. Tout ceci est trop évident pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Le point de beaucoup le plus important est la liaison de ces symboles avec la réalité extérieure. Pour certains, cette liaison n’existe pas. Nos représentations sont strictement humaines; humaines par leurs origines (notre cerveau les forge), humaines encore par leur valeur sociale (utilisation dans la collectivité). Il n’est donc pas possible de prétendre à un contact direct avec les choses. Suivant cette façon de penser, lorsque je prononce ou que j’écris un mot, j’opère un travail qui n’intéresse que moi et le groupe humain dans lequel je vis. Mon acte n’a aucune dépendance, si ce n’est celle d’une convention généralement admise, avec l’objet considéré en lui même. En d’autres termes, on pense que l’homme interprète le monde extérieur suivant un vocabulaire et des habitudes établies mais que rien dans ses représentations n’atteint la nature intrinsèque de la réalité extérieure qui nous demeure tout à fait étrangère.
Les peuples anciens en jugeaient autrement. La genèse qui nous rapporte les échos des philosophies en honneur dans l’Asie occidentale est formelle sur ce point. Pour elle, la réalité du monde et sa représentation humaine se confondent. Elle décrit la création de l’univers par le Verbe. Les récits babyloniens des plus hautes époques confirment ce point de vue. Les Égyptiens firent de cette liaison le fondement même de leurs doctrines religieuses. Énoncer, disent-ils n’est point différent de faire; connaître le nom d'une chose donne puissance sur elle.
Rien de plus caractéristique à cet égard que l‘histoire d'Isis. Cette déesse étant arrivée par des moyens d’ailleurs assez déloyaux à obtenir d’Osiris l’aveu de son nom, elle put ensuite le contraindre.
« L’école d’Hermopolis admet même que Thot avait simplement parlé la création, l’émission de la voix avait été créatrice (1).
Il est bien là question que le symbole soit en contact avec la réalité de la nature, qu’il adhère étroitement à elle et qu'il ait sur elle une efficacité certaine. Bien plus, la représentation n'est plus envisagée comme une création humaine, mais son origine est rapportée aux forces de l’univers.
Ce ne sont plus les hommes qui conviennent du nom des choses, mais les choses qui imposent leurs noms. Notre rôle se réduit à les lire et à les comprendre. Ce n'est pas nous qui formons le système du monde dans notre tête, nous ne faisons qu'en prendre progressivement conscience.
Cette conception est également celle de la Chine. Granet dans son très remarquable livre sur la Pensée chinoise est tout à fait affirmatif. Il en donne des preuves et cite par exemple cette phrase : « Dès que les emblèmes graphiques furent inventés, les démons s’enfuirent en gémissant, les humains avaient prise sur eux » (2)
De nos jours encore, les systèmes religieux persistent dans une affirmation semblable dans la mesure même où ils croient en l’efficacité de leur rituel. Les cérémonies cultuelles catholiques supposent ces principes. L’hostie est bien réellement le Christ. Les prières ne sont pas des intentions mais doivent être entendues de la divinité, c’est d’ailleurs pourquoi on les chante. La messe est envisagée comme un sacrifice véritable. On pense volontiers que le signe de croix est de nature à faire reculer les démons même les bêtes féroces, etc... On pourrait dans ce domaine multiplier à l’infini les exemples.
Les rites dans la pensée de ceux qui les ont établis ne sont nullement des allégories, des représentations en souvenir de, ainsi que l'imaginent les protestants. Ce sont des opérations magiques, c'est à dire de véritables symboles.
Donc pour les peuples anciens, pour les religions, pour les sectes initiatiques, la figuration symbolique semble bien appartenir à la réalité extérieure du monde autant qu’à l’homme qui ne fait que la détecter.
Le monde est alors compris comme formant partout des signes qu’il nous suffit de lire. Les interprétations paranoïaques si chères à Salvador Dali ne sont plus envisagées comme œuvres subjectives mais bien comme représentant des réalités objectives.
On sera moins étonné, après ce que je viens d’exposer, de lire la phrase suivante écrite par Pierre Piobb, phrase qui me paraît résumer très clairement ces conceptions : « De sorte que le symbole d’une cité se crée automatiquement en vertu de sa longitude et de sa latitude géographique et des coordonnées de la Terre dans l’espace. Et ce qui est vrai pour une cité l’est aussi pour une nation, de même que pour une famille et aussi pour un individu », et il ajoute : « Il en résulte que créé en un point de la Terre, à un moment donné et en un temps donné, le symbole géométrique est susceptible de se modifier à travers les âges... et même de disparaître totalement. On dirait qu’il est doué de vie (celle-ci n’étant que le mouvement) et qu’en conséquence, il peut mourir » (3).
Nous voici arrivés au cœur du problème. D’un côté, nous enregistrons l’avis des auteurs modernes qui nous disent : le symbole est fruit de l'homme, de son cerveau ; c’est une création indispensable à son éditice mental et surtout à ses rapports sociaux mais ce n’est qu’une convention de groupe sans liaison vraie avec l’objet.
De l’autre côté, dans la version ancienne, dans l’affirmation des sectes religieuses, on répond : le symbole fait partie de la réalité extérieure, il n’est pas moins objectif que les données immédiates des sens, il participe à la nature même des choses, l’esprit ne fait que le dégager. Il est donc le lien qui permet de passer du domaine de l’univers au domaine intérieur psychologique. Les signes, les graphismes sont ici envisagés avec la plus grand respect parce qu’on les considère comme des agents de puissance ayant un dynamisme effectif.
Si donc je viens à tracer une figure, un triangle par exemple. Celui-ci se trouvera en relation efficiente avec toutes les réalités «triangles» incluses dans le monde et aura en même temps, au dedans de mon esprit, un pouvoir évocateur variable suivant l’étendue de mon expérience et de mon savoir. J’aurai matérialisé incarné en quelque sorte un des liens qui me réunissent à l'ambiance et qui sera d oté d’un pouvoir réel. Dès lors, je pourrai me hausser progressivement à établir des représentations plus complexes, à procéder à des cérémonies où je mêlerai les sons, les gestes, lesnformes et je pourrais espérer, par ces pratiques, exercer une action non pas seulement sur l’imagination et sur l’émotivité des assistants, mais encore sur les éléments et sur les forces naturelles.
On conçoit que ces deux philosophies nettement opposées aient pu donner naissance à des orientations toutes différentes de la vie. La définition même de la Réalité changeant, les gestes et leur valeur ne sont plus les mêmes. D’un côté, on sépare l’activité humaine du domaine de la nature, de l’autre, on l’y intègre.
D’une part nos productions, nos représentations sont en quelque sorte surajoutées au monde, de l’autre part elles tiennent étroitement à lui, elles en font partie.
Ceci dit, nous comprenons pourquoi les religions sont toutes en imitation des cycles naturels, pourquoi toutes s’imposent de suivre pas à pas la marche du circuit solaire par exemple : leur efficacité est à ce prix, elles ne peuvent que chercher à s’incorporer au maximum dans les processus cosmiques et régler leurs pas sur eux.
Nous saisissons l’attitude des peuples anciens préoccupés avant tout de se mettre dans les conditions requises pour lire les signes qu’ils pensaient inscrits dans leur ambiance immédiate (prières, cérémonies, voyance, sciences conjecturales, exploitation des rêves, etc...).
Il y a là un tout cohérent qui dérive bien simplement de la valeur donnée à la Réalité et aux symboles de celle-ci.
Nous ne nous étendrons pas davantage sur cette opposition. Toutefois on ne saurait terminer une étude du symbolisme, même brève comme celle-ci, sans soulever la question de la représentation artistique. Les religions ne sont pas seules, en effet, à sous-entendre la réalité et la puissance effective du symbole. L’Art, dans une grande mesure, nécessite un semblable postulat.
La Peinture, par exemple, demande que l’œuvre créée contienne à la fois une part de l’émotion individuelle ressentie par son auteur et aussi qu’elle participe de la réalité extérieure de l’objet représenté. Ce n’est que dans ces conditions qu’elle pourra se dire réussie. On voit qu’une telle peinture devient un symbole, que la main de l’artiste n’a été qu’un instrument d’expression de la nature. Le tableau en tant que symbole aura, suivant les termes rapportés ci-dessus « une vie propre » et une action indépendante sur l’ambiance.
Le cas d’un poème n’est pas différent. On souhaite, s’il est réussi, qu’il devienne une sorte de formule magique capable d’exercer ses pouvoirs sur l’ensemble des hommes comme sur l’univers entier.
Il suffit de rappeler le mythe d’Orphée entraînant les montagnes. Nous y comprenons maintenant une allégorie, les anciens y concevaient une réalité.
Cet espoir commun à la majeure partie de l’Humanité, fondement des religions et des arts, Espoir où se place toute une volonté tendue vers la lumière et l’action, est-il une illusion ou n’est-il pas la plus grande vérité ?
Pierre MABILLE
(1) CONTENEAU : Manuel d’archéologie orientale. Livre. (2) GRANET : La pensée chinoise. La Renaissance (3) Pierre PIOBB : Le Secret de Nostradamus. Editions Adyar.
LA PEINTURE SURRÉALISTE
Le délire esthétique et l’inondation picturale des premières années d’après guerre demandaient impérieusement une réaction salutaire contre un matérialisme de mauvais aloi, cuisiné et académique, dans lequel sombraient, par la faute de copieurs indifférents, les pommes de Cézanne, les guitares de Picasso et les intérieurs de Matisse. Cette réaction, le surréalisme la lui apporta. Des peintres, fuyant la triste et stérile vulgarisation qui semblait anéantir tout un système de belles vérités plastiques passablement épuisées par l’effort qu’on leur avait brusquement demandé, s’adressèrent directement à la poésie, préférant emprunter aux inventions poétiques ce que la matière picturale ne pouvait plus alors leur donner réellement. La peinture, à un moment donné, désespérant de retrouver en elle-même une matérialité fraîche et sûre d’un nouveau pouvoir créateur, s’était mise résolument au service de la poésie. La peinture surréaliste était née. Des fleurs étranges se développèrent sur un sol aride, désert, démesuré, reconnu stérile jusqu’alors et ces fleurs survécurent à leur propre manifestation destructive comme des témoignages désespérés d’une violence assez puissante pour dépasser la minute de sa propre explosion. Fruits d’une réaction nécessaire, les peintures surréalistes de qualité sont des poèmes subtils, des tentatives d’intervention volontaire de l’homme dans les domaines du subconscient, du rêve et du merveilleux. Elles cherchent à en dégager les images possibles, les jeux graphiques aux justes résonances qui expriment le plus vraisemblablement les rapports secrets de l’homme avec les choses et situent lyriquement ces derniers dans un espace nouveau. Le surréalisme, en étendant le réseau des recherches picturales dans le milieu extra-plastique, libéra la peinture du joug étroit et exclusif du thème scolaire. Poussant cette liberté jusqu’à ses limites extrêmes, il laissa la peinture suivre la poésie jusqu’en ses retranchements les plus reculés en lui faisant décrire des situations réputées jusqu’ici comme indescriptibles. Ainsi le papier collé, le collage trompe l’œil, l'objet symbolique, la tache d’encre et l’écriture automatique, la construction abstraite ou la manière photographique promettant la ressemblance absolue des objets, toutes les techniques, toutes les inventions, tous les moyens d’expression autorisés ou non forment un langage étendu par lequel le surréalisme veut établir un parallélisme étroit entre la peinture et la poésie. Depuis les inventions fluides et musicales de Paul Klee jusqu’aux mystérieux paysages métaphysiques de Chirico, si miraculeusement réussis, de puis la frénésie dionysiaque de Masson jusqu’à l’humour d’un Max Ernst, d’un Miro ou d’un Tanguy, enfin, depuis les constructions poétiques de Giacometti jusqu’à la réalité scientifique de Dali, la peinture surréaliste oscille sans se fixer et déploie une diversité d’aspects qui révèlent la diversité de ses sources. En définitive, elle forme un ensemble étonnant de propositions, de recherches et de réalisations situées toujours sur les frontières du précis et de l’illimité, de l’immédiat et de l’imaginaire. Elle est une sorte de lumière cruelle, de conscience pathétique par le désespoir qu’elle contient, qui fouille, pour enrichir la vie, les régions intermédiaires de la réalité et le monde merveilleux de l’irrationnel.
E. TÉRIADE
D'UNE DÉCALCOMANIE SANS OBJET PRÉCONÇU
La forêt tout à coup plus opaque, qui nous ramène aux temps de Geneviève de Brabant, de Charles VI, de Gilles de Rais, puis qui nous tend la carline géante de ses clairières, un certain point sublime dans la montagne, épaules nues, écumes et aiguilles, les burgs délirants des grottes, les lacs noirs, les feux follets de la lande, ce qui a été entrevu dans leurs premiers poèmes par Maeterlinck et par Jarry, les tas de sable volants, le front éternellement dans leurs mains les rochers caressés ou non par la dynamite, la flore sous-marine, la faune abyssale toute parodique de l'effort humain représentation et compréhension — n'en prendrais-je pour type que ce monstre au bec pourvu de trois hameçons (armé pour la pêche à la ligne?) dont l'explosion quand on le remonte à la surface prend à nos dépens le caractère d'un éclat de rire, tout ce qui défie, en raison de sa complexité, de sa minutie, de son instabilité, la figuration plastique, ce dont l’imitation artistique nous paraîtrait entre toutes fastidieuse, puérile quand il ne s'agirait que d’une touffe de mousse, tout ce à quoi pourrait être étendu le mot « désespoir du peintre » (et du photographe) nous est rendu par suite d'une communication récente de notre ami Oscar Dominguez, dans laquelle le surréalisme se plaît à voir pour tous une nouvelle source d’émotions. Ce n’est pas d'hier que les enfants cherchent, par le pliement de feuilles fraîchement tachées d'encre, à se procurer l'illusion de certaines existences, de certaines instances animales ou végétales mais la technique élémentaire qu’on peut attendre d'eux est loin d'épuiser les ressources d’un tel procédé. En particulier l'usage d'encre non diluée exclut toute surprise touchant la « matière » et ne permet de compter que sur un dessin de contour; de plus la répétition de formes symétriques par rapport à un axe engendre la monotonie. Certains lavis de Victor Hugo paraissent témoigner de recherches systématiques dans le sens qui nous intéresse : des données mécaniques tout involontaires qui y président est manifestement attendue une puissance de suggestion sans égale. Mais ce ne sont encore le plus souvent qu'ombres chinoises et fantômes de nuées. La découverte d'Oscar Dominguez porte sur la méthode à suivre pour obtenir des champs d'interprétation idéaux. Voici retrouvé à l'état le plus pur, dans les images qui suivent, le charme sous lequel nous tenaient, au sortir de l'enfance, les rochers et les saules d'Arthur Rackham. Il s'agit, une fois de plus, d'une recette à la portée de tous qui demande à être incorporée aux « Secrets de l'art magique surréaliste » et peut être formulée comme suit :
POUR OUVRIR A VOLONTÉ SA FENÊTRE
SUR LES PLUS BEAUX PAYSAGES DU MONDE ET D'AILLEURS
Etendez au moyen d’un gros pinceau de la gouache noire, plus ou moins diluée par places, sur une feuille de papier blanc satiné que vous recouvrez aussitôt d’une feuille semblable sur laquelle vous exercez du revers de la main une pression moyenne. Soulevez sans hâte par son bord supérieur cette seconde feuille à la manière dont on procède pour la décalcomanie, quitte à la réappliquer et à la soulever de nouveau jusqu’à séchage à peu près complet. Ce que vous avez devant vous n’est peut-être que le vieux mur paranoïaque de Vinci, mais c’est ce mur porté à sa perfection. Qu’il vous suffise, par exemple, d’intituler l’image obtenue en fonction de ce que vous y découvrez avec quelque recul pour être sûr de vous être exprimé de la manière la plus personnelle et la plus valable.
André Breton.
Entre chien et loup
Majestueux comme un arbre emporté par l'inondation, je faisais la planche sur une plage quelconque. Ou bien j’étais noyé, je ne sais plus. Je devais être noyé et mon ombre se tenait sagement à mes côtés, m’imitant sans arrière-pensée comme sans scrupule. La vie était paisible et les hameçons de mes pieds pêchaient sans arrêt des poissons téméraires. Pourquoi fallut-il qu’au creux des vagues apparut un cerf que ne poursuivait aucune meute ? Le cerf nageait rapidement et de temps à autre se retournait pour me regarder. Je ne pouvais me défendre de l’accompagner de loin tant son apparition soudaine m’avait surpris.
Mais la chaleur accablante de cet après-midi d'été eut tôt fait d'assécher ce coin de mer où je me prélassais et, de noyé, je dus passer à l'état plus actif de nuage emporté par la brise. Mon cerf était disparu au milieu de mes camarades nuages. A vrai dire, je me sentais différent d’eux , plus solide, plus dense et comme doué de mouvements propres. Oui, vraiment, je pouvais me diriger et je pus bientôt en faire l'expérience en passant au-dessus d’un paysage de forêts coupées de larges routes. Je descendis sur le sol et, promeneur méditatif, j’arpentai les routes sillonnant les bois. Ma promenade errante me consuisit au bord d’un lac noir plein de canards blancs que mon arrivée inopinée ne réussit pas à distraire de leurs jeux.
Je longeai la rive du lac, admirant la luxuriante végétation de fumée fleurie d’agates et de chevelures de femmes, de coraux dorés et d’yeux clairs aux longs cils, quand au détour d’un buisson d’aubépine de cristal, je vis sur un pré plus transparent que l’eau d’un torrent chargé de truites, courant pour s’arrêter au bord du lac, une petite fille qui cherchait sa fée.
— Fée, où es-tu? C’est bien ici que tu m ’as donné rendez- vous. Je te cherche partout, sous les fougères et les champignons, dans le calice des gueules-de-loup, dans les nids abandonnés et je ne te vois pas.
De l'autre côté du lac un grand rire clair lui répondit ;
— Je ne suis pas un poisson pour que tu me cherches penchée sur l'eau. Ne me vois-tu pas, assise sur mon trône de roses. Bois l'eau du lac et tu pourras me rejoindre, mais fais vite, car le dragon ouvre déjà sa large gueule au-dessus de ma tête. Viens vite me demander à l'oreille ce que tu désires pendant qu’il en est temps encore.
Je partis sur la pointe des pieds afin de ne pas troubler le dialogue entre la dernière petite fille et la dernière fée et, après une longue marche dans le clair-obscur des sous-bois, je débouchai de nouveau sur la rive du lac noir. Mais le paysage était transformé. Ce n'étaient plus les prés étincelants, les buissons de boîtes à musique, un cataclysme était passé par là. Des rochers aigus se dressaient vers le ciel entourés des brumes du soir naissant et, sur l'un d’eux, un lion grondait, menaçant.
Je m’enfuis, poursuivi par le lion et n’eus que le temps de disparaître par l’étroite ouverture d’une grotte qui béait devant moi. Ce n’était cependant pas tout à fait une grotte, car une étrange lumière d’aquarium la baignait et je pouvais à loisir contempler la végétation de dentelles gelées qui l’ornait. Perdu dans cette contemplation, je ne prenais pas garde au sol que je foulais et, à plusieurs reprises, je trébuchai contre des traces de pas, des traces de talons plutôt, comme si l’on avait marché sous la terre, la tête en bas.
J’avançai péniblement dans le dédale des salles-girafes et des couloirs en ressorts de montre sans savoir comment je pourrai sortir de là quand, dans l’une d’elles, plus grande que les autres et pleine de nuages orageux avalant leurs éclairs, je vis à trois pas de moi deux nains qui descendaient du ciel comme des ludions et me saluaient du signe du front populaire. Ils me demandèrent mon avis sur la composition du prochain gouvernement, les perspectives politiques qui s'ouvraient à la suite des dernières élections, etc... Nous conversâmes longuement quoique l’entretien fut des plus difficiles à cause de l’agitation constante de bas en haut et de haut en bas de mes interlocuteurs. Mais il me fallait sortir de ces grottes où je m’étais aventuré et je dus reprendre ma marche quoiqu’à regret.
La salle suivante présentait un contraste saisissant avec celle que je venais de quitter. Le ciel nocturne était visible par de nombreuses ouvertures. On voyait même le pied de la lune qui semblait prêt à se poser sur ma tête et à m’écraser comme un insecte.
Instinctivement je me glissai entre les éboulis de rochers polis qui l’encombraient et me trouvai soudain nez à nez avec un tamanoir-araignée qui, occupé à faire sa toilette et à lisser ses poils, ne voyait pas l’oiseau de proie prêt à fondre sur lui. Je l’en avertis doucement afin de ne pas l’effrayer et je chassai l’oiseau qui s’enfuit en poussant de grands cris de trompette. La reconnaissance du tamanoir était touchante.
Il voulait me donner sa langue pour en faire un bracelet, mais je lui objectai qu’il mourrait de faim. Il en convint et m’offrit de me porter jusqu’à la sortie des grottes. J’acceptai, car j’étais brisé de fatigue. Aussitôt le tamanoir partit au galop, bondissant à travers les rochers et sifflant comme un merle.
Toute la nuit se passa dans cette course échevelée. L’aube se levait au moment où nous atteignions la porte hérissée de touffes de doigts qui commande l’entrée solennelle des grottes. Là, nous nous séparâmes en nous jurant de nous revoir.
Dehors le soleil s’était levé et éclairait à mes pieds un lumineux paysage de forêts. Immobile, je respirais l’air pur de cette matinée d’été, attendant que se lève la brume légère prometteuse d’une chaude journée. Soudain je compris : je venais d’entrer dans l’Eldorado.
Benjamin Péret.
LE CHÂTEAU ÉTOILÉ
LE PIC du Teide à Tenerife est fait des éclairs du petit poignard de plaisir que les jolies femmes de Tolède gardent jour et nuit contre leur sein.
On y accède par un ascenseur de plusieurs heures, le cœur virant insensiblement au rouge blanc, les yeux qui glissent jusqu’à occlusion complète sur la succession des paliers. Laissées au-dessous les petites places lunaires avec leurs bancs arqués autour d’une vasque dont le fond apparaît à peine plus luisant sous le poids d’une bague d’eau et l’écume illusoire de quelques cygnes, le tout découpé dans la même céramique bleue à grandes fleurs blanches. C’est là, tout au fond du bol, sur le bord duquel ne glissera pl us au matin pour le faire chanter que le vol libre du canari originaire de l’île, c’est là qu’au fur et à mesure que la nuit tombe accélère sa gamme le talon de la très jeune fille, le talon qui commence à se hausser d’un secret. Je songe à celle que Picasso a peinte il y a trente ans, dont d'innombrables répliques se croisent à Santa-Cruz d’un trottoir à l’autre, en toilettes sombres, à ce regard ardent qui se dérobe pour se ranimer sans cesse ailleurs comme un feu courant sur la neige. La pierre incandescente de l’inconscient sexuel, départicularisée au possible, tenue à l’abri de toute idée de possession immédiate, se reconstitue à cette profondeur comme à nulle autre, tout se perd dans les dernières qui sont aussi les premières modulations du phénix inouï. On a dépassé la cime des flamboyants à travers lesquels transparaît son aile pourpre et dont les mille rosaces enchevêtrées interdisent de percevoir plus longtemps la différence qui existe entre une feuille, une fleur et une flamme. Ils étaient comme autant d’incendies qui se fussent épris des maisons, contentés d’exister près d'elles sans les étreindre. Les fiancées brillaient aux fenêtres, éclairées d’une seule branche indiscrète, et leurs voix, alternant avec celles des jeunes hommes qui brûlaient en bas pour elles, mêlaient aux parfums déchaînés de la nuit de mai un murmure inquiétant, vertigineux comme celui qui peut signaler sur la soie des déserts l’approche du Sphinx. La question qui soulevait gracieusement à pareille heure tant de poitrines n'était en effet rien moins, posée dans les conditions optima de temps et de lieu, que celle de l’avenir de l’amour — que celle de l’avenir d’un seul et, par là même, de tout
amour.
On a dépassé la cime des flamboyants et déjà il faut tourner a tête pour voir vaciller leur rampe rose sur ce coin de fable éternelle. L’arène s’est déroulée à son tour selon la volute des chemins poudreux qu’ont remontés le dimanche précédent les acclamations de la foule, à cette minute où l'homme, pour concentrer sur lui toute la fierté des hommes, tout le désir des femmes, n’a qu’à tenir au bout de son épée la masse de bronze au croissant lumineux qui réellement tout à coup piétine, le taureau admirable, aux yeux étonnés. C’était alors le sang, non plus cette eau vitrée d’aujourd’hui qui descendait en cascades vers la mer. Les petits enfants de la terrasse n'avaient d’yeux que pour le sang, on les avait menés là sans doute dans l’espoir qu’ils s’accoutumassent à le répandre, aussi bien le leur que celui d’un monstre familier, dans le tumulte et l’étincellement qui excusent tout. Faute de pouvoir encore répandre le sang, ils répandaient le lait.
Entre les floraisons martyres des cactées dont, de conserve avec la cochenille et la chèvre, ils veillaient à ne laisser à bonne distance des routes aucune palette intacte — il n’est rien comme ces plantes exposées à tous les affronts et disposant d’un si terrible pouvoir de cicatrisation pour entretenir la pensée de la misère — s’érige ici le chandelier à cent branches d’une euphorbe à tige aussi grosse que le bras mais trois fois plus longue qui, sous le choc d’une pierre lancée, saigne abondamment blanc et se macule. Les petits enfants visent de loin cette plante avec délice et il faut convenir que c’est la plus troublante merveille que celle de la secrétion ainsi provoquée. Rien de plus impossible que de ne pas y associer à la fois l’idée du lait maternel et celle de l’éjaculation. La perle impossible point et roule inexplicablement sur la face tournée vers nous de tel ou tel prisme hexagonal de velours vert. Le sentiment de culpabilité n’est pas loin. Invulnérable dans son essence, la touffe attaquée rejaillit toute neuve à perte de vue du champ de pierrailles. Ce n’est pas elle qui a le plus souffert de la souillure.
Lorsque, lancé dans la spirale du coquillage de l’île, on n’en domine que les trois ou quatre premiers grands enroulements, il semble qu’il se fende en deux de manière à se présenter en coupe une moitié debout, l’autre oscillant en mesure sur l’assiette aveuglante de la mer. Voici, dans le court intervalle de succession des superbes hydres laitières, les dernières maisons groupées au soleil, leurs façades crépies de couleurs inconnues en Europe comme une main de cartes aux dos merveilleusement dépareillés et baignés pourtant de la même lumière, uniformément déteints par le temps depuis lequel le jeu est battu. Le jeu de plusieurs générations de marins. Les blancs navires rêvent dans la rade, Arianes de par toutes leurs chevelures d’étoiles et leur aisselle de climats. Le paon immense de la mer revient faire la roue à tous les virages. Toute l’ombre relative, tout le cerné des cellules bourdonnantes de jour qui vont toujours se réduisant vers l’intérieur de la crosse, repose sur les plantations de bananiers noirs, aux fleurs d’usine d’où partent les cornes des jeunes taureaux. Toute l’ombre portée sur la mer est faite des grandes étendues de sable plus noir encore qui composent tant de plages comme celle de Puerto-Cruz, voilettes interchangeables entre l’eau et la terre, pailletées d’obsidienne sur leur bord par le flot qui se retire. Sable noir, sable des nuits qui t'écoules tellement plus vite que le clair, je n’ai pu m'empêcher de trembler lorsqu’on m’a délégué le mystérieux pouvoir de te faire glisser entre mes doigts. A l'inverse de ce qui fut pour moi la limite de l'espérable à quinze ans, aller à l’inconnu avec une femme au crépuscule sur une route blanche, j'éprouve aujourd’hui toute l'émotion du but physique atteint à fouler avec celle que j'aime le lointain, le magnifique parterre couleur du temps où j'imaginais que la tubéreuse était noire.
Dernier regret au sable noir, non, car plus on s’élèvera, plus on assistera au resserrement de ses tiges mères, les grandes coulées de lave qui vont se perdre au cœur du volcan. Elles s’infléchissent au gré des forêts que chaussent ici les variétés multicolores d’orchis, des forêts qui tournent rapidement à la brousse. A la première approche de la fraîcheur, il est permis de s’arrêter et, de ce point où tout commence âprement à manquer, de faire surgir par enchantement le point le plus follement favorisé de l’île, de s’y reporter à vol d’oiseau.
Il me plaît d’en passer ici par cette forme toute fruste du désir. Rien de plus facile que, rentrant au plus profond du moi comme sans doute ce trop brusque appauvrissement de la nature m’y convie, me donner de ce point l’illusion de recréer le monde d’un seul coup. Nulle part ailleurs qu’à Tenerife je n’eusse pu tenir moins écartées les deux pointes du compas dont je touchais simultanément tout ce qui peut être retiré, tout ce qui peut être donné. Ce qui tendait à faire désespérément défaut valait surtout par ce qui existait si près à profusion. Je regrette d’avoir découvert si tard ces zones ultra-sensibles de la terre.
Au pied du Teide et sous la garde du plus grand dragonnier du monde la vallée de la Orotava reflète dans un ciel de perle tout le trésor de la vie végétale, épars autrement entre les contrées. L’arbre immense, qui plonge ses racines dans la préhistoire, lance dans le jour que l’apparition de l’homme n’a pas encore sali son fût irré prochable qui éclate brusquement en fûts obliques, selon un rayonnement parfaitement régulier. Il épaule de toute sa force intacte ces ombres encore vivantes parmi nous qui sont celles des rois de la faune jurassique dont on retrouve les traces dès que l’on scrute la libido humaine. J’aime que ce soit le dragonnier, dans son immobilité parfaite, le dragonnier faussement endormi qui se tienne au seuil du palais de feuillages qu’est le jardin climatologique de la Orotava prêt à défendre la réalité éternelle de tous les contes, cette princesse folle de palmes. Elle glisse, ou bien c’est toi qui glisses près de moi le long des allées en veilleuse. A peine sommes-nous entrés que tous les petits génies de l’enfance se sont jetés à notre cou. D’une petite fleur à transformation, notre très savant guide M. Bolinaga, qui préside au développement de tout ce faste, n'a en effet pas dédaigné de faire bondir sous nos yeux le lapin d'Alice in wonderland et c’est la table de repas même d’Alice qui se déroula à perte de vue devant nous quand nous eûmes porté à notre bouche la tomate liliputienne du pitanga, au goût exquis de poison. Voici la longue feuille pointue, barbée de soie, dont elle devait se servir pour ses messages : il est impossible d’écrire plus distinctement à l’encre que sur cette lame de japon argenté. Point même ne serait besoin de l’arracher pour la recouvrir de caractères, elle pourrait partager ce sort avec toutes les autres feuilles semblables sans que la plante basse à laquelle elle appartient cessât de vivre. Songe au présent exorbitant que serait, jaillie d’un assez petit pot de terre, une lettre d'amour ainsi supportée... Après cette feuille vivante à laquelle on vient de voir Alice confier ses projets, il est impossible de s’attarder à lever dans le soleil une autre feuille, sèchée celle-ci, mais telle un grand as de pique sans base découpé dans l’aile des cigales : ce doivent être ses souvenirs. Autrement gênant est de s’arracher à la contemplation de cette espèce autochtone, je crois, de sempervivum qui jouit de la propriété effrayante de continuer à se développer en n’importe quelles conditions et cela aussi bien à partir d’un fragment de feuille que d’une feuille : froissée, piquée, déchirée, brûlée, serrée entre les pages d’un livre à tout jamais fermé, cette écaille glauque dont on ne sait s’il convient en fin de compte de la serrer contre son cœur ou de l’insulter, se porte bien. Elle tente, au prix de quels révoltants efforts, de se reconstruire selon les probabilités détruites qui sont les siennes. Elle est belle et confondante comme la subjectivité humaine, telle qu’elle ressort plus ou moins hagarde des révolutions de type égalitaire. Elle est non moins belle, non moins inextirpable que cette volonté désespérée d’aujourd’hui, qui peut être qualifiée de surréaliste aussi bien dans le domaine des sciences particulières que dans le domaine de la poésie et des arts, d’opérer à chaque instant la synthèse du rationnel et du réel, sans crainte de faire entrer dans le mot « réel » tout ce qu’il peut contenir d’irrationnel jusqu'à nouvel ordre. Elle n’est pas plus belle, elle n’est pas plus pauvre de raisons d’être et plus riche de devenir que la séparation dans l’amour, si courte soit-elle, que cette plaie délicieuse qui s’ouvre et se ferme sur une suite phosphorescente, séculaire de tentations et de dangers.
J’oubliais que, pour parer à toute velléité d’envahissement de la terre par le sempervivum, les hommes n’ont trouvé rien de mieux — à dire vrai rien d’autre — que de le faire bouillir.
Comme au terme d’un long voyage maritime, les passagers sur le point de débarquer interrogent les surprenantes pièces d’argent et d’or qui vont avoir cours, il est un pays de rêve — la Orotava — dans lequel on vous introduit en glissant dans votre main ces feuilles qui sont la monnaie bouleversante du sentiment. C’est que là, de ce côté de la mer, dans les limites d’un parc, en vase relativement clos si j’en juge de l’extérieur mais, dès qu’avec toi j’y suis entré, sur la pente d’un espoir sans fin — comme si je venais d’être transporté au cœur du monde même — non seulement le naturel et l’artificiel ont réussi à s’équilibrer d’une manière parfaite mais encore sont réunies électivement toutes les conditions de libre extension et de tolérance mutuelle qui permettent le rassemblement harmonieux des individus de tout un règne. On n’en sera plus jamais quitte avec ces frondaisons de l’âge d’or. Orphée a passé par là, entraînant côte à côte le tigre et la gazelle. Les lourds serpents se déroulent et choient autour du banc circulaire sur lequel nous nous sommes assis pour jouir du profond crépuscule qui trouve à midi le moyen de se partager le jardin avec le grand jour. Ce banc, qui fait le tour d’un arbre de plusieurs mètres de rayon, je brûle de l’appeler le banc des fièvres. L’odeur vireuse perce les entrelacs des peaux glissantes qui sans quitter l’arbre plongent dans le sol pour rejaillir à plusieurs mètres en arceaux terribles. Ce qui reste de lumière ne paraît produit que par les lointaines lampes trop blanches du datura, apparues à travers de rares mailles de l’enchevêtrement. La qualité de cette lumière la rend moins supportable que ne serait son absence en pareil lieu. On croit voir, éclatantes de pâleur, des robes du soir suspendues en l’air. C’est, tout au fond du jour ou de la nuit, n’importe, quelque chose comme l’immense vestibule de l’amour physique tel qu’on souhaiterait le faire sans s’y reprendre jamais. Les rideaux tirés, les barreaux tordus, les yeux caressants des félins ponctuant seuls d’éclairs le ciel. Le délire de la présence absolue Comment ne pas se surprendre à vouloir aimer ainsi, au sein de la nature réconciliée? Elles sont pourtant là les interdictions, les sonneries d'alarme, elles sont toutes prêtes à entrer en branle, les cloches de neige du datura au cas où nous nous aviserions de mettre cette barrière infranchissable entre les autres et nous. Amour, seul amour qui sois, amour charnel, j‘adore, je n'ai jamais cessé d’adorer ton ombre vénéneuse, ton ombre mortelle. Un jour viendra où l’homme saura reconnaître pour son seul maître et t’honorer jusque dans les mystérieuses perversions dont tu t’entoures. Sur ce banc, à l’école du palétuvier je sais bien que je ne suis que cet homme tout enfant, je n’ai pas réussi encore à obtenir du génie de la beauté qu’il soit tout à fait le même avec ses ailes claires ou ses ailes sombres, qu’il fulgure pour moi sous ces deux aspects à la fois dans ce que j'aime. L’enfant que je demeure par rapport à ce que je souhaiterais être n’a pas encore tout à fait désappris le dualisme du bien et du mal. Ces tiges mi-aériennes, mi-souterraines, ces lianes, ces serpents indiscernables, ce mélange de séduction et de peur, il ne jurerait pas que cela n’a plus rien pour lui de la barbe de Barbe-Bleue. Mais toi, toi qui m’accompagnes, Ondine, toi dont j’ai pressenti sans en avoir jamais rencontré de semblables les veux d’aubier, je t’aime à la barbe de Barbe-Bleue et par le diamant de l’air des Canaries qui fait un seul bouquet de tout ce qui croît jalousement seul en tel ou tel point de la surface de la terre. Je t’aime jusqu’à me perdre dans l'illusion qu’une fenêtre est pratiquée dans un pétale du datura trop opaque ou trop transparent, que je suis seul ici sous l’arbre et qu’à un signal qui se fait merveilleusement attendre je vais aller te rejoindre dans la fleur fascinante et fatale.
La suffisance parfaite qui tend à être celle de l’amour entre deux êtres ne rencontre plus à cette minute aucun obstacle. Le sociologue devra peut-être y prendre garde, lui qui, sous le ciel d’Europe, se borne à promener un regard embué de la gueule fumeuse et grondante des fabriques à l’effroyable paix rétive des champs. Il n’a pas cessé d’y avoir lieu, peut-être est-il plus que jamais de saison de rappeler que cette suffisance est une des fins de l’activité de l'homme ; que la spéculation économique et la spéculation psychologique, si ennemies l’une de l’autre qu’elles se montrent à notre époque, se rencontrent remarquablement pour tourner autour d’elle. Engels, dans l’Origine de la Famille, n'hésite pas à faire de l’amour sexuel individuel, né de cette forme supérieure des rapports sexuels qu'est la monogamie, le plus grand progrès moral accompli par l'homme dans les temps modernes. Quelque entorse qu’on cherche aujourd’hui à faire subir à la pensée marxiste sur ce point comme sur tant d’autres, il est indéniable que les auteurs du Manifeste Communiste n’ont cessé de s’élever contre les espoirs de retour aux rapports sexuels « désordonnés «qui marquèrent l’aube de l’histoire humaine, la propriété privée une fois abolie, « on peut affirmer avec raison, déclare Engels, que loin de diaparaître, la monogamie sera plutôt pour la première fois réalisée. » Dans le même ouvrage il insiste à plusieurs reprises sur le caractère exclusif de cet amour qui, au prix de quels égarements — j'en sais de misérables et de grandioses — s’est enfin trouvé. Cette vue sur ce que peut sans doute présenter de plus agitant la considération du devenir humain ne peut être corroborée plus nettement que par celle de Freud pour qui l'amour sexuel, tel même qu’il est déjà donné, rompt les liens collectifs créés par la race, s’élève au-dessus des différences nationales et des hiérarchies sociales, et, ce faisant, contribue dans une grande mesure au progrès de la culture. ». Ces deux témoignages, qui font de la conception de moins en moins frivole de l’amour le principe fondamental du progrès moral aussi bien que culturel, me sembleraient à eux seuls de nature à faire la part la plus belle à l’activité poétique comme moyen éprouvé de fixation du monde sensible et mouvant sur un seul être aussi bien que comme force permanente d’anticipation.
Allez donc parler, me dira-t-on, de la suffisance de l’amour à ceux qu’étreint, leur laissant tout juste le temps de respirer et de dormir, l’implacable nécessité ! L’âge d’or, pour moi ces mots qui m’ont traversé l’esprit comme je commençais à m’abandonner aux ombres enivrantes de la Orotava, restent à jamais associés à quelques images inoubliables du film de Bunuel et Dali paru naguère sous ce titre et que, précisément, Benjamin Béret et moi aurions fait connaître en mai 1935 au public des Canaries si la censure espagnole n’avait tenu à se montrer plus rapidement intolérante que la française. Ce film demeure, à ce jour, la seule entreprise d’exaltation de l’amour total tel que je l’envisage * et les violentes réactions auxquelles ses représentations de Paris ont donné lieu n’ont pu que fortifier en moi la conscience de son incomparable valeur. L’amour, en tout ce qu’il peut avoir pour deux êtres d’absolument limité à eux, d’isolant du reste du monde, ne s’est jamais manifesté d’une manière aussi libre, avec tant de tranquille audace. La stupidité, l’hypocrisie, la routine, ne pourront faire qu’une telle œuvre n’ait vu le jour, que sur l’écran un homme et une femme n’aient infligé au monde tout entier dressé contre eux le spectacle d’un amour exemplaire. Dans un tel amour existe bien en puissance un véritable âge d’or en rupture complète avec l’âge de boue que traverse l’Europe et d’une richesse inépuisable en possibilités futures. C’est sur lui que j’ai toujours approuvé Bunuel et Dali d’avoir mis l’accent et j’éprouve une grande mélancolie à penser que Bunuel est revenu ultérieurement sur ce titre, que, sur les instances de quelques révolutionnaires de pacotille obstinés à tout soumettre à leurs fins de propagande immédiate, il a consenti à ce que passât dans des salles ouvrières une version expurgée de l’Age d’or qu’on lui avait suggéré, pour être tout à fait en règle, d’intituler : « Dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Je n’aurai pas la cruauté d’insister sur ce qu’il peut y avoir de puérilement rassurant pour certains dans l’étiquetage, au moyen d’un membre de phrase de Marx tiré des premières pages du Manifeste, d’une production aussi peu réductible que F Age d’or à l’échelle des revendications actuelles de l’homme. Par contre, je m’élève de toutes mes forces contre l’équivoque introduite par ce titre, équivoque qui dut échapper à Bunuel mais dans laquelle les pires contempteurs de sa pensée et de la mienne trouvaient, bien sûr, tout apaisement. « Dans les eaux glacées du calcul égoïste » : il était évidemment trop facile de faire entendre par là —- au mépris du contexte de Marx mais n’importe — que c’est l’amour qui tend à nous enfoncer dans ces eaux, qu’il faut, n’est-ce pas, tout particulièrement en finir avec cette sorte d’amour, défi éclatant au cynisme de plus en plus général, injure inexpiable à l’impuissance physique et morale d’aujourd’hui. Eh bien non ! Jamais, sous aucun prétexte, je n’en passerai par cette manière de voir. Coûte que coûte je maintiendrai que « dans les eaux glacées du calcul égoïste » c’est peut-être partout, sauf où cet amour est. Tant pis si cela doit désobliger les rieurs et les chiens. Qui ose ici parler de calcul, qui se refuse, à supposer qu’on le maintienne, à prendre le mot « égoïste » appliqué à l’amour dans son sens philosophique et seulement dans ce sens qui n’a plus rien de péjoratif? La récréation, la recoloration perpétuelle du monde dans un seul [« *Non plus la seule, mais une des deux seules depuis que m’a été révélé cet autre film prodigieux, triomphe de la pensée surréaliste, qu’est Peter Ibbetson*.] qu’elles s’accomplissent par l’amour, éclairent en avant de mille rayons la marche de la terre. Chaque fois qu'un homme aime, rien ne peut faire qu’il n’engage avec lui la sensibilité de tous les hommes. Pour ne pas démériter d'eux, il se doit de l’engager à fond.
La considération de la nécessité matérielle, telle que sur un plan très général elle fait échec à l’amour aussi bien qu'à la poésie en concentrant sur le problème de la subsistance toute l’attention humaine qui devrait être disponible, cette considération, qui s’est révélée, chemin faisant, assez accablante pour ne plus laisser place à aucune autre dans l’esprit de certains de mes amis, à la Orotava cède jusqu’à disparition totale au plus beau des mirages de l'enfance. Je me suis vivement étonné, à l’époque où nous commencions à pratiquer l’écriture automatique, de la fréquence avec laquelle tendaient à revenir dans nos textes les mots arbre à pain, à beurre, etc. Tout récemment, je me suis demandé s'il ne fallait pas voir dans l'étrange prestige que ces mots exercent sur l’enfant le secret de la découverte technique qui semble avoir mis Raymond Roussel en possession des clés mêmes de l’imagination : « Je choisissais un mot puis le reliais à un autre par la préposition à ». La préposition en question apparaît bien, en effet, poétiquement, comme le véhicule de beaucoup le plus rapide et le plus sûr de l’image. J’ajouterai qu’il suffit de relier ainsi n'importe quel substantif à n'importe quel autre pour qu’un monde de représentations nouvelles surgisse aussitôt. L’arbre à pain ou à beurre n’en domine pas moins de toute son existence vérifiable les innombrables créations qui peuvent être ainsi obtenues. Ce qu’il y a, lorsqu’on est très jeune, de si attachant à en entendre parler tient à ce qu’en lui semblent se concilier par excellence le principe du plaisir et le principe de réalité. Un mythe entre tous clair et dénué de sévérité se développe à partir de cet arbre : celui de l’inépuisable générosité naturelle susceptible de pourvoir aux besoins humains les plus divers. L’air n’est plus fait que du tremblement des voiles de mille impondérables Virginies. Comment résister au charme d’un jardin comme celui-ci, où tous les arbres de type providentiel se sont précisément donné rendez-vous? En ce lieu périclitent à plaisir les grandes constructions, morales et autres, de l’homme adulte, fondées sur la glorification de l’effort, du travail. La prétendue vie « gagnée » revient à l’aspect qu’elle avait pour nous dans l’enfance : elle reprend figure de vie perdue. Perdue pour les jeux, perdue pour l’amour. Ce qu’exige âprement l’entretien de cette vie perd toute valeur au passage des grands arbres de rêve dont chacun décline pour l’homme une qualité inappréciable incluse dans les syllabes mêmes de son nom. L’arbre à pain, l’arbre à beurre ont appelé à eux l’arbre à sel, l’arbre à poivre : c'est tout un déjeuner frugal qui s'improvise. Quelle faim ! L'arbre du voyageur et l’arbre à savon vont nous permettre de nous présenter à table les mains nettes. C’est la bonne auberge rimbaldienne, je crois. A de très hautes poutres pendent les longs fruits fumés du prodigieux arbre à saucisses tandis qu’un peu à l’écart le grand figuier impérial, escaladé des racines au faîte par une procession de petites montgolfières qui prennent selon leur exposition au soleil tous les tons de l’anémone de mer, règne en toute rigueur sur ce qui s’exprime de vie insolite en pareil lieu. Cette vie insolite du figuier impérial est si forte qu’on me contait qu'il y a quelques années on avait pu voir un visiteur se porter de loin à sa rencontre en courant, foulant sans scrupule les parterres et donnant tous les signes du désordre mental : renseignements pris, ce n’était qu’un mycologue d'Europe qui croyait avoir découvert une nouvelle espèce de champignons. — L’insolite est inséparable de l'amour, il préside à sa révélation aussi bien en ce qu’elle a d’individuel que de collectif. Le sexe de l’homme et celui de la femme ne sont aimantés l’un vers l’autre que moyennant l’introduction entre eux d'une trame d’incertitudes sans cesse renaissantes, vrai lâcher d’oiseaux-mouches qui seraient allés se faire lisser les plumes jusqu’en enfer. Le problème de la vie matérielle de l’homme supposé résolu comme je joue à le croire résolu dans ce cadre, je retrouve ces incertitudes éclatantes, un instant je ne veux avoir d’yeux que pour elles. Mon amour pour toi n’a fait que grandir depuis le premier jour : sous le figuier impérial il tremble et rit dans les étincelles de toutes ses forges quotidiennes. Parce que tu es unique, tu ne peux manquer pour moi d’être toujours une autre, une autre toi-même. A travers la diversité de ces fleurs inconcevables, là-bas, c’est toi changeante que j'aime en chemise rouge, nue, en chemise grise.
De ce paysage passionné qui se retirera un jour prochain avec la mer, si je ne dois enlever que toi aux fantasmagories de l’écume verte, je saurai recréer cette musique sur nos pas. Ces pas bordent à l’infini le pré qu’il nous faut traverser pour revenir, le pré magique qui cerne l’empire du figuier. Je ne découvre en moi d’autre trésor que la clé qui m’ouvre ce pré sans limites depuis que je te connais, ce pré fait de la répétition d’une seule plante toujours plus haute, dont le balancier d’amplitude toujours plus grande me conduira jusqu’à la mort. La mort, d’où l’horloge à fleurs des campagnes, belle comme ma pierre tombale dressée, se remettra en marche sur la pointe des pieds pour chanter les heures qui ne passent pas. Car une femme et un homme qui, jusqu’à la fin des temps, doivent être toi et moi, glisseront à leur tour sans se retourner jamais jusqu’à perte de sentier, dans la lueur oblique, aux confins de la vie et de l’oubli de la vie, dans l’herbe fine qui court devant nous à l’arborescence. Elle est, cette herbe dentelée, faite des mille liens invisibles, intranchables, qui se sont trouvé unir ton système nerveux au mien dans la nuit profonde de la connaissance. Ce bateau, gréé de mains d’enfant, épuise la bobine du sort. C’est cette herbe qui continuera après moi à tapisser les murs de la plus humble chambre chaque fois que deux amants s’y enfermeront au mépris de tout ce qui peut advenir, de la précipitation du terme de leur vie même. Il ne sera pas de rocher surplombant, de rocher menaçant à chaque seconde de tomber qui puisse faire qu’autour du lit cette herbe ne s’épaississe au point de dérober à deux regards qui se cherchent et se perdent le reste du monde. Les traces de peinture à la chaux, la cuvette ébréchée, les hardes, la pauvre chaise, roulées par la mer sans bords de mon herbe, ne le céderont en rien aux décors impeccables, aux riches toilettes. Il n’est rien qui vaille que cela change et rien ne vaudrait plus si cela changeait. Le plus grand espoir, je dis celui en quoi se résument tous les autres, est que cela soit pour tous et que pour tous cela dure. Que le don absolu d’un être à un autre, qui ne peut exister sans sa réciprocité, soit aux yeux de tous la seule passerelle naturelle et surnaturelle jetée sur la vie. Mais quelle est donc cette herbe d’énigme, tour à tour celle du boisement et du déboisement total, ce feuillage du mimosa de tes yeux? Le bruit court, plus léger qu’une onde sur elle, que c’est la sensitive.
On n’en finira jamais avec la sensation. Tous les systèmes rationalistes s’avéreront un jour indéfendables dans la mesure où ils tentent, sinon de la réduire à l'extrême, tout "au moins de ne pas la considérer dans ses prétendues outrances. Ces outrances sont, il faut bien le dire, ce qui intéresse au suprême degré le poète. Le combat que se livrent les partisans de la méthode de « résolution », comme on dit en langage scientifique, et les partisans de la méthode d' « invention » n'a jamais été si acharné que de nos jours et tout porte à croire cependant qu'il demeurera sans issue. Je crois, pour ma part, avoir montré que je ne désespérais pas plus qu'un autre de l'essor d'une pensée qui, indépendamment de tout, se suit elle-même et ne se recommence pas. Mais la vérité m'oblige à dire que cette pensée, abandonnée à son propre fonctionnement, m'a toujours paru exagérément simplifiante; que, bien loin de me combler, elle a exaspéré en moi le goût de ce qui n'est pas elle, le goût des grands accidents de terrain ou autres qui, au moins momentanément, la mettent en difficulté. Cette attitude, qui est à proprement parler l'attitude surréaliste telle qu'elle a toujours été définie, je m'assure qu'elle tend aujourd'hui à être partagée par toutes les catégories de chercheurs. Ce n'est pas moi, c'est M. Juvet qui, dans la Structure des nouvelles théories physiques, écrit en 1933 : « C'est dans la surprise créée par une nouvelle image ou par une nouvelle association d'images, qu'il faut voir le plus important élément du progrès des sciences physiques, puisque c'est l'étonnement qui excite la logique, toujours assez froide, et qui l'oblige à établir de nouvelles coordinations. » Il y a là de quoi confondre tous ceux qui persistent à nous demander des comptes, incriminant la route à leur gré trop aventureuse que nous prétendons suivre. Ils disent - que ne disent-ils pas! — que le monde n'a plus aucune curiosite à donner du côté où nous sommes, ils soutiennent impudem- ment qu'il vient de muer comme la voix d'un jeune garçon, ils nous objectent lugubrement que le temps des contes est fini. Fini pour eux ! Si je veux que le monde change, si même j'entends consacrer à son changement tel qu'il est conçu socialement une partie de ma vie, ce n'est pas dans le vain espoir de revenir à l'époque de ces contes mais bien dans celui d'aider à atteindre l'époque où ils ne seront plus seulement des contes. La surprise doit être recherché pour elle-même, inconditionnellement. Elle n'existe que dans l'intrication en un seul objet du naturel et du surnaturel, que dans l'émotion de tenir et en même temps de sentir s'échapper le ménure-lyre. Le fait de voir la nécessité naturelle s'opposer à la nécessité humaine ou logique, de cesser de tendre éperdument à leur conciliation, de nier en amour la persistance du coup de foudre et dans la vie la continuité parfaite de l'impossible et du possible témoignent de la perte de ce que je tiens pour le seul état de grâce.
Un contact qui n’en a pas même été un pour nous, un contact involontaire avec un seul rameau de la sensitive fait tressaillir en dehors de nous comme en nous tout le pré. Nous n y sommes pour rien ou si peu et pourtant toute herbe se couche. C’est un abatage en règle comme celui d'une boule de neige lancée en plein soleil sur un jeu de quilles de neige. Ou encore un roulement de tambour qui brusquement ne ferait qu’une au monde de toutes les compagnies de perdrix. J’ai à peine besoin de te toucher pour que le vif-argent de la sensitive incline sa harpe sur l'horizon. Mais, pour peu que nous nous arrêtions, l'herbe va reverdir, elle va renaître, après quoi mes nouveaux pas n'auront d’autre but que te réinventer. Je te réinventerai pour moi comme j’ai le désir de voir se recréer perpétuellement la poésie et la vie. D’une branche à l’autre de la sensitive sans craindre de violer les lois de l’espace et bravant toutes les sortes d’anachronismes —- j’aime à penser que l'avertissement subtil et sûr, des tropiques au pôle, suit son cours comme du commencement du monde à l'autre bout. J'accepte, sur mon passage, de découvrir que je n’en suis que la cause insignifiante. Seul compte l’effet universel, éternel : je n’existe qu’autant qu’il est réversible à moi.
La Oratava n’est plus, elle se perdait au-dessous de nous peu à peu, elle vient d’être engloutie ou bien c’est nous qui à ces quelque quinze cents mètres d’altitude soudain avons été happés par un nuage. Nous voici à l’intérieur de l’informe par excellence, en proie à l’idée sommaire, inexplicablement satisfaisante pour l’être humain, d’une chose « à couper au couteau ». Ce nuage m’aveugle, il n’est plus générateur dans mon esprit que
de nuages. Baudelaire, à la fin du premier poème du Spleen à Paris, semble n’avoir multiplié les points de suspension : « J’aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages ! » que pour que passent réellement sous les yeux les nuages, peur qu’ils apparaissent comme des points de suspension entre la terre et le ciel. C’est que regarder de la terre un nuage est la meilleure façon d’interroger son propre désir. Vulgairement, on croit à tort épuiser le sens d’une scène dramatique célèbre en souriant de pitié lorsque le pauvre Polonius, par crainte de déplaire à Hamlet, veut bien consentir à ce qu’un nuage ait la forme d’un chameau... ou d’une belette... ou d'une baleine. C’est dans un tout autre esprit, selon moi, qu’il conviendrait d’aborder ce passage dont le véritable enjeu est la découverte des mobiles psycho logiques profonds qui, tout au long du drame, font agir Hamlet. Ce n'est, à coup sûr, aucunement par hasard que ces trois noms d’animaux, et non d’autres, viennent alors à ses lèvres. Le brusque déclic qui marque le passage de l’un à l'autre en dit assez long sur l’agitation paroxystique du héros. A bien chercher, il est plus que probable que cette forme animale revêtant coup sur coup trois aspects apparaîtrait aussi riche de signification - cachée que celle du vautour découvert par Oscar Pfister dans la fameuse Sainte-Anne du musée du Louvre qui nous a valu l’admirable communication de Freud : Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci. La veulerie du personnage de Polonius, si elle n’était pas très fortement accusée au préalable, ne saurait d’ailleurs éclater dans ses répliques à l’occasion du nuage. Le leçon de Léonard, engageant ses élèves à copier leurs tableaux sur ce qu’ils verraient se peindre (de remarquablement coordonné et de propre à chacun d’eux) en considérant longuement un vieux mur, est loin encore d’être comprise. Tout le problème du passage de la subjectivité à l’objectivité y est implicite ment résolu et la portée de cette résolution dépasse de beaucoup en intérêt humain celle d’une technique, quand cette technique serait celle de l’inspiration même. C’est tout particulièrement dans cette mesure qu’elle a retenu le surréalisme. Le surréalisme n’est pas parti d’elle, il l’a retrouvée en chemin et, avec elle, ses possibilités d’extension à tous les domaines qui ne sont pas celui de la peinture. Les nouvelles associations d’images que c’est le propre du poète, de l’artiste, du savant, de susciter ont ceci de comparable qu’elles empruntent pour se produire un écran d’une texture particulière, que cette texture soit concrètement celle du mur décrépi, du nuage ou de toute autre chose : un son persistant et vague véhicule, à l’exclusion de toute autre, la phrase que nous avions besoin d’entendre chanter. Le plus frappant est qu’une activité de ce genre qui, pour être, nécessite l’acceptation sans réserves d’une passivité plus ou moins durable, bien loin de se limiter au monde sensible, ait pu gagner en profondeur le monde moral. La chance, le bonheur du savant, de l’artiste lorsqu’ils trouvent ne peut être conçu que comme cas particulier du bonheur de l'homme, il ne se distingue pas de lui dans son essence. L'homme saura se diriger le jour où comme le peintre il acceptera de reproduire sans y rien changer ce qu'un écran approprié peut lui livrer à l'avance de ses actes. Cet écran existe. Toute vie comporte de ces ensembles homogènes de faits d'aspect lézardé, nuageux, que chacun n'a qu'à considérer fixement pour hre dans son proche avenir. Qu'il entre dans le tourbillon, qu'il remonte la trace des événements qui lui ont paru entre tous fuyants et obscurs, de ceux qui l'ont déchiré. Là - si son interrogation en vaut la peine - tous les principes logiques mis en déroute, se porteront à sa rencontre les puissances du hasard objectif qui se jouent de la vraisemblance. Sur cet écran tout ce que l'homme veut savoir est écrit en lettres phosphorescentes, en lettres de désir.
L'exercice purement visuel de cette faculté qu'on a dite quelquefois « paranoïaque » a permis de constater que si une même tache, murale ou autre, presque toujours est interprétée différemment par deux individus distincts, en proie à des désirs distinets, il ne s'ensuit pas que l'un d'eux ne puisse assez aisément faire apercevoir de l'autre ce qu'il y découvre. On ne voit pas a priori ce qui empêche- rait cette première illusion de faire le tour de la terre. Il lui suffira de répondre à la vision la plus insistante, et aussi la plus pénétrante en ce sens qu'elle doit être capable de mettre en jeu le plus grand nombre possible de restes optiques. Pour peu qu'on cherche à connaître à ce propos les réactions de l'homme moyen, on constate que la faculté d'interprétation paranoïaque est loin de lui faire défaut, bien que généralement elle existe chez lui à l'état inculte. Mais il est prêt, de bonne foi, à sanctionner l'interprétation qu'on lui propose, il se comporte sur ce point comme Polonius : mieux, s'il a gardé quelque fraîcheur de sentiment, il éprouve à partager l'illusion d'un autre un candide plaisir. Il y a là une source de communication profonde entre les êtres qu'il ne s'agit que de dégager de tout ce qui la masque et la trouble. Les objets de la réalité n'existent pas seulement en tant que tels : de la considération des lignes qui composent le plus usuel d'entre eux surgit - sans même qu'il soit nécessaire de cligner des yeux — une remarquable image-devinette avec laquelle il fait corps et qui nous entretient, sans erreur possible, du seul objet réel, actuel, de notre désir. Il va sans dire que ce qui est vrai de l'image graphique complé- mentaire en question ne l'est pas moins d'une certaine image verbale à quoi la poésie digne de ce nom n'a jamais cessé de faire appel. De telles images, dont les plus beaux spécimens se rencontrent chez Lautréamont, sont douées d'une force de persuasion rigoureusement proportionnée à la violence du choc initial qu'elles ont produit. C'est ainsi qu'à faible distance elles sont appelées à prendre le caractère de choses révélées. Encore une fois les actes eux-mêmes, les actes à accomplir se détacheront impérativement du bloc des actes accomplis du jour où l'on se sera mis en posture de considérer ce bloc, comme celui d'un mur ou d'un nuage, avec indifférence. Du jour où l'on aura trouvé le moyen de se libérer à volonté de toute préoccupation logique ou morale.
Le désir, seul ressort du monde, le désir, seule rigueur que l'homme ait à connaître, où puis-je être mieux pour l'adorer qu'à l'intérieur du nuage ? Les formes que, de la terre, aux yeux de l'homme prennent les nuages ne sont aucunement fortuites, elles ont augurales. Si toute une partie de la psychologie moderne tend à mettre ce fait en évidence, je m'assure que Baudelaire l'a pressenti dans cette strophe du Voyage où le dernier vers, tout en les chargeant de sens, fait écho d'une manière si troublante aux trois premiers :
Les plus riches cités, les plus grands paysages,
jamais ne contenaient l'attrait mystérieux
de ceux que le hasard fait avec les nuages
et toujours le désir nous rendait soucieux !
Me voici dans le nuage, me voici dans la pièce intensément opaque où j’ai toujours rêvé de pénétrer. J’erre dans la superbe salle de bains de buée. Tout, autour de moi, m’est inconnu. Il y a sûrement quelque part un meuble à tiroirs, dont les tablettes supportent des boîtes étonnantes. Je marche sur du liège. Ont-ils été assez fous de dresser un miroir parmi tous ces plâtras ! Et les robinets qui continuent à cracher de la vapeur ! A supposer qu’il y ait des robinets. Je te cherche, Ta voix même a été prise par le brouillard. Le froid fait passer sur mes ongles une lime de quatre-vingt dix mètres (au centième je n’aurais plus d’ongles). Je te désire. Je ne désire que toi. Je caresse les ours blancs sans parvenir jusqu’à toi. Aucune autre femme n’aura jamais accès dans cette pièce où tu es mille, le temps de décomposer tous les gestes que je t’ai vu faire. Où es-tu? Je joue aux quatre coins avec des fantômes. Mais je finirai bien par te trouver et le monde entier s’éclairera à nouveau parce que nous nous aimons, parce qu'une chaîne d’illuminations passe par nous. Parce qu’elle entraîne une multitude de couples qui comme nous sauront indéfiniment se faire un diamant de la nuit blanche. Je suis cet homme aux cils d’oursin qui pour la première fois lève les yeux sur la femme qui doit être tout pour lui dans une rue bleue, Le soir cet homme terriblement pauvre étreignant pour la première fois une femme qui ne pourra plus s’arracher à lui sur un pont. Je suis dans les nuages cet homme qui pour atteindre celle qu’il aime est condamné à déplacer une pyramide faite de son linge.
Un grand vent de fête est passé, les balançoires se sont remises en marche, c’est à peine si j’ai eu le temps de voir remonter aux plus hautes neiges la baignoire d’écume de mer, retourner au lit du torrent les admirables appareils nickelés. Au soleil sèchent autant de sorties de bain que tu étais répétée de fois dans la chambre trouble. Ce sont les nappes violemment parfumées des fleurs d’un genêt blanc, le rétama, seul arbuste qui croisse encore à cette hauteur. Il accroche à la coque calcinée et craquante de la terre ses magnifiques bancs contournés de moules blanches qui dévalent à petits bonds vers le sud de l’île aride et désert, De ce côté, les risques de glissement du terrain ont amené l’indigène à élever des barrières de pierre qui en épousent les moindres plis naturels, ce qui confère à une très grande étendue de paysage un aspect étagé, cellulaire et vide des plus inquiétants. Du blond au brun le sol épuise vite pour l’œil toutes les variétés de miel. Tout là-haut, un milan immobile, les ailes déployées, semble être là depuis toujours pour proclamer l’impossibilité de toute vie parmi ces pierres. De toute vie si j’en excepte celle du rétama qui, dans l’angle le mieux abrité de chaque polygone, fait à profusion boucler ses fleurs. C’est la première fois que j’éprouve devant le jamais vu une impression de déjà vu aussi complète. Ce cloisonnement si particulier, cette lumière de tas de sable, ces hélices déteintes qui traînent comme après un grand repas de mantes et, par dessus tout, cette floraison unique qu’on est tenté de prendre pour le bouillonnement radieux de la destruction, mais oui : ce sont, tels qu’ils les inventait deux mois avant notre départ pour les Canaries, ce sont les « jardins gobe-avions » de Max Ernst. Alors ta vie et la mienne tournaient déjà autour de ces jardins dont il ne pouvait supposer l'existence et à la découverte desquels il repartait chaque matin, toujours plus beau sous son masque de milan.
Il n'est pas de sophisme plus redoutable que celui qui consiste à présenter l'accomplissement de l'acte sexuel comme s'accompagnant nécessairement d'une chute de potentiel amoureux entre deux êtres, chute dont le retour les entraînerait progressivement à ne plus se suffire. Ainsi l'amour s'exposerait à se ruiner dans la mesure où il poursuit sa réalisation même. Une ombre descendrait plus dense sur la vie par blocs proportionnés à chaque nouvelle explosion de lumière. L'être, ici, serait appelé à perdre peu à peu son caractère électif pour un autre, il serait ramené contre son gré à l'essence. Il s'éteindrait un jour, victime de son seul rayonnement. Le grand vol nuptial provoquerait la combustion plus ou moins lente d'un être aux yeux de l'autre, combustion au terme de laquelle, d'autres créatures pour chacun d'eux se parant de mystère et de charme, revenus à terre ils seraient libres d'un nouveau choix. Rien de plus insensible, de plus désolant que cette conception. Je n'en sais pas de plus répandue et, par là même, de plus capable de donner idée de la grande pitié du monde actuel. Ainsi Juliette continuant à vivre ne serait pas toujours plus Juliette pour Roméo ! Il est aisé de démêler les deux erreurs fondamentales qui président à une telle manière de voir : l'une de cause sociale, l'autre de cause morale. L'erreur sociale, à laquelle il ne peut être remédié que par la destruction des bases économiques mêmes de la société actuelle, tient au fait que le choix initial en amour n'est pas réellement permis, que, dans la mesure même où il tend exceptionnellement à s'imposer, il se produit dans une atmosphère de non-choix des plus hostiles à son triomphe. Les sordides considérations qu'on lui oppose, la guerre sournoise qu'on lui fait, plus encore les représentations violemment antagonistes toujours prêtes à l'assaillir qui abondent autour de lui sont, il faut bien l'avouer, trop souvent de nature à le confondre. Mais cet amour, porteur des plus grandes espérances qui se soient traduites dans l'art depuis des siècles, je vois mal ce qui l'empêcherait de vaincre dans des conditions de vie renouvelées. L'erreur morale qui, concurremment à la précédente, conduit à se représenter l'amour, dans la durée, comme un phénomène déclinant réside dans l'incapacité où sont le plus grand nombre des hommes de se libérer dans l'amour de toute préoccupation étrangère à l'amour, de toute crainte comme de tout doute, de s'exposer sans défense au regard foudroyant du dieu. L'expérience artistique aussi bien que scientifique est encore ici d'un grand secours, elle qui montre que tout ce qui s'édifie et demeure a d'abord exigé pour être cet abandon. On ne peut s'appliquer à rien de mieux qu'à faire perdre à l'amour cet arrière-goût amer, que n'a pas la poésie, par exemple. Une telle entreprise ne pourra être menée entièrement a bien tant qu'à l'échelle universelle on n'aura pas fait justice de l'infâme idée chrétienne du péché. Il n'y a jamais eu de fruit défendu. La tentation seule est divine. Eprouver le besoin de varier l'objet de cette tentation, de le remplacer par d'autres, c'est témoigner qu'on est prêt à démériter, qu'on a sans doute déjà démérité de l'innocence. De l'innocence au sens de non-culpabilité absolue. Si vraiment le choix a été libre, ce ne peut être à qui l'a fait, sous aucun prétexte, de le contester. La culpabilité part de là et non d'ailleurs. Je repousse ici l'excuse d'accoutumance, de lassitude. L'amour réciproque, tel que je l'envisage, CE un dispositif de miroirs qui me renvoient, sous les mille angles que peut prendre pour moi l'inconnu, l'image fidèle de celle que j'aime, toujours plus surprenante de divination de mon propre désir et plus dorée de vie.
Ici l’on commence à ne plus savoir si c’est pour entrer ou pour sortir qu’on entr’ouvre si fréquemment la porte du cirque des brumes. L’immense tente est merveilleusement rapiécée de jour. Ainsi une continuité parfaite n’a aucune peine à s’établir entre ce qui est découvert et ce qui est voilé. Il n’en est pas autrement de cet amour où le désir porté à l’extrême ne semble amené à s’épanouir que pour balayer d’une lumière de phare les clairières toujours nouvelles de la vie. Aucune dépression ne suit la jouissance. La chambre emplie de duvet de cygne que nous traversions tout à l’heure, que nous allons retraverser, communique sans obstacle avec la nature. Pailletant de bleu et d’or les bancs de miel sur lesquels nul être vivant ne semblait devoir prendre place, je vois mille yeux d’enfants braqués sur le haut du pic que nous ne saurons atteindre. On doit être en train d’installer le trapèze.
L’imagination sublime, alliée à une conscience philosophique de premier ordre, n’a rien inventé qui atteigne en grandeur l’épisode de la Nouvelle Justine du marquis de Sade qui a pour cadre l’Etna : « Un jour, examinant l’Etna, dont le sein vomissait des flammes, je désirais être ce célèbre volcan... » Je rappelle que l’invocation à l’Etna, prononcée sur ces entrefaites, a pour effet de faire surgir de l’ombre le chimiste Almani qui va mettre sa redoutable science au service du héros. Guidés par leur haine commune de la nature et des hommes — en rigoureuse protestation contre cet amour de la nature et l’homme primitif qui transportent l’œuvre de Rousseau — Jérôme et Almani se mettent en devoir de perpétrer le mal en collaboration étroite avec la nature. Certes la nature et l’homme ne consentent plus ici à s’unir que dans le crime : resterait à savoir si ce n’est pas encore une façon, des plus folles, des plus indiscutables, d’aimer. Cet Almani, qui entend s’opposer trait pour trait à « l’amant de la nature », qui de cette nature se déclare le bourreau, d’où vient qu’il éprouve un tel plaisir à mêler son sperme aux coulées de lave brûlante? Je ne sais pas de mots si génialement assemblés, de mots susceptibles par leur assemblage de provoquer une émotion aussi intense et aussi durable que ceux que, parvenu à ce point de l’affabulation, Sade a jetés au vent des petites feuilles manuscrites récemment retrouvées qui paraissent constituer le plan de l’ouvrage : « Secret pour opérer un tremblement de terre ». Mais le plus admirable est encore que réellement ce secret soit livré — l’anarchie militante, en ce qu’elle a malgré tout d’irréductible du fait qu’elle exprime un des côtés les plus pathétiques de la nature humaine, ne peut revendiquer de meilleures lettres de noblesse —: que nous assistions à l’enfouissement superficiel des innombrables pains de dix à douze livres, pétris avec de l’eau, de la limaille et du soufre, placés à faible distance l’un de l’autre et appelés en s’échauffant dans le sol à provoquer l’éruption nouvelle, l’éruption d’autant plus belle que la nature n’a fait pour une fois que s’y prêter, que c’est l’homme qui l’a voulue. « Le procédé, dit Sade, était simple. » Comment échapper à ce qui passe à la fois de plaisant et de déchirant dans cet aveu? Jamais, dis-je, le magnétisme terrestre, dont la considération entraîne à placer un des pôles aimantés dans l’esprit de l'homme et l’autre dans la nature, n'a été mis si implacablement en évidence. S'assurer qu'en tout cas ce magnétisme existe permet, jusqu'à un certain point, de passer outre à la question de savoir si les deux pôles sont de noms contraires ou de même nom.
Le problème du mal ne vaut d'être soulevé que tant qu’on n’en sera pas quitte avec l’idée de la transcendance d'un bien quelconque qui pourrait dicter à l'homme des devoirs. Jusque là, la représentation exaltée du "mal" inné gardera la plus grande valeur révolutionnaire. Au-delà, j’espère que l'homme saura adopter à l’égard de la nature une attitude moins hagarde que celle qui consiste à passer de l’adoration à l’horreur. Que, tourné avec une curiosité d’autant plus grande vers elle, il parviendra à penser d'elle à peu près ce que pensait d’un de ses contemporains Gœthe lorsqu’il disait : « Ai-je pour lui de l’amour ou de la haine? — Je ne sais. - Au fond je prends part à lui.»
Elle n’est sujette, la nature, à s’illuminer et à s’éteindre, à me servir et à me desservir que dans la mesure où montent et s’abaissent pour moi les flammes d’un foyer qui est l’amour, le seul amour, celui d’un être. J’ai connu, en l’absence de cet amour, les vrais ciels vides, les flottaisons de tout ce que je me préparais à saisir sur la Mer Morte le désert des fleurs. La nature me trahissait-elle? non’ je sentais que le principe de sa dévastation était en moi. Il ne manquait qu’un grand iris de feu partant de moi pour donner du prix à ce qui existe. Comme tout s’embellit à la lueur des flammes ! Le moindre débris de verre trouve moyen d’être à la fois bleu et rose. De ce palier supérieur du Teide où l’œil ne découvre plus la moindre herbe où tout pourrait être si glacé et si sombre, je contemple jusqu'au vertige tes mains ouvertes au-dessus du feu de brindilles que nous venons d’allumer et qui fait rage, tes mains enchanteresses, tes mains transparentes qui planent sur le feu de ma vie.
Teide admirable, prends ma vie ! Tourne sous ces mains rayonnantes et fais miroiter tous mes versants. Je ne veux faire avec toi qu’un seul être de ta chair, de la chair des méduses, qu’un seul être qui soit la méduse des mers du désir. Bouche du ciel en même temps que des enfers, je te préfère ainsi énigmatique, ainsi capable de porter aux nues la beauté naturelle et de tout engloutir. C’est mon cœur qui bat dans tes profondeurs inviolables, dans cette aveuglante roseraie de la folie mathématique où tu couves mystérieusement ta puissance. Daignent tes artères, parcourues de beau sang noir et vibrant, me guider longtemps vers tout ce que j’ai à connaître, à aimer, vers tout ce qui doit faire aigrette au bout de mes doigts ! Puisse ma pensée parler par toi, par les mille gueules hurlantes d’hermines en quoi tu t’ouvres là-haut au lever du soleil ! Toi qui portes vraiment l’arche florale qui ne serait plus l’arche si tu ne tenais suspendue au-dessus d’elle la branche unique du foudroiement, tu te confonds avec mon amour, cet amour et toi vous êtes faits à perte de vue pour vous égriser. Les grands lacs de lumière sans fond succèdent en moi au passage rapide de tes fumerolles. Toutes les routes à l’infini, toutes les sources, tous les rayons partent de toi, Deria-i-Noor et Koh-i-Noor, beau pic d’un seul brillant qui trembles !
A flanc d’abîme, construit en pierre philosophale,
s’ouvre le château étoilé.
Regards sur l'Enfer anthropoclasique
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LE SURRÉALISME SPECTRAL DE L'ÉTERNEL FÉMININ PRÉRAPHAÉLITE
L’histoire de l’art est à refaire d'après
la méthode paranoïaque-critique. Dali.
La lenteur caractéristique de l’esprit moderne est une des causes de l’heureuse incompréhension du surréalisme de la part de tous ceux qui, au prix d’un véritable effort intellectuel, se bouchant les narines et fermant les yeux, essayèrent de mordre dans la pomme par excellence incomestible de Cézanne, se contentant par la suite de la regarder en purs « spectateurs » et de l’aimer platoniquement, puisque la structure et le sex-appeal du fruit en question ne permettaient pas d’aller plus loin. Ces gens sans appétit crurent que, précisément, c’était dans la simplicité de cette attitude anti-épicurienne que résidaient tout le mérite et toute la santé esthétique de l’esprit. Ils crurent aussi que la pomme de Cézanne avait le même poids que la pomme de Newton et encore une fois ils se trompèrent lourdement, car, en réalité, la gravité de la pomme de Newton réside par excellence dans le poids des pommes d’Adam des cous courbes, physiques et moraux, du préraphaélisme. C’est pourquoi, si l’on crut à tort que l’aspect cubique de Cézanne repré sentait une tendance matérialiste consistant en quelque sorte à faire toucher de pied ferme l’inspiration et le lyrisme, nous voyons maintenant qu’il ne fit que le contraire : accentuer l’élan vers l’idéalime absolu du lyrisme formel qui, loin de toucher terre s'envola vers les nuages ce qui approcha Cézanne est, vous pouvez le comprendre, bien plutôt Le Greco que son prétendu et chimérique « Poussin d'après nature ». Par contre, ceux qui commencèrent à faire toucher véritablement de pied ferme l'inspiration furent précisément les languissants et soi-disant immatériels préraphaélites lesquels, comme je le montrerai plus loin, érigérent la véritable structure matérialiste du lyrisme en utilisant la « chaînette » et les « lignes géodésiques » de la légende structurale d'Europe. Il est done naturel que, lorsque Salvador Dali parle de ses découvertes paranoïaques critiques au sujet du phénomène pictural, les contemplateurs platoniciens de l'éternelle pomme de Cézanne ne veuillent pas prendre trop au sérieux cette espèce de frénésie qui consiste à vouloir tout toucher avec les mains (même l'immaculée conception de leur pomme), pis encore, à tout vouloir réellement manger et mastiquer d'une façon ou d'une autre. Mais Salvador Dali n'a pas fini d'insister sur ce côté hypermatérialiste, primordial à tout procès de la connaissance, de la biologie liée à la chair et aux os de l'esthétique - sur ce côté immensément solitaire, ce côté « déception hégémonique », sublimité sentimentale, ce côté assoiffant genre Louis II de Bavière; sur ce côté délire de «reconstitution instantanée du passé », « perversion historique-anale », « minutie photographique à la main superautomatique », ce côté « merveilleux prosaïque », ce côté appétissant genre Meissonnier ; sur ce côté « rêverie diurne dorée », « sublimation scatologique » (avec toutes les cascades de pierreries que cela comporte), ce côté « digestif hallucinatoire » genre Gustave Moreau ; sur ce côté nécrophilisme de première qualité, ce côté « eaux claires, cadavériques et orgueilleuses de profondeur,» ce côté « mur menaçant » en raison de sa solidité statique, en raison de l’orage sépulcral qu’il comporte, ce côté « cyprès colossal et allemand », ce côté glouton genre Boecklin ; sur ce côté hypocrisie rurale des grandes fureurs sexuelles ataviques », ce côté « mante religieuse dévorant le mâle pendant l’accouplement », ce côté « canicule furieuse de la brouette de chair, écartelée et saignante », ce côté grandiose et cannibale genre Millet; ce côté à rebours glissant, ce côté « métamorphose perpétuelle », ce côté « escalier de fumée ons ruit en ciment, souillé de pointes de cigarettes abandonnées et de crachats moyens », ce côté viande triomphale des expectations salivaires genre modern’style de Barcelone; sur ce côté «déjà vu, déjà vécu », ce côté « immobilité immémoriale », ce côté lumière sans interruption, matière sans interruption, ce côté unique genre Vermeer, etc., etc., etc. Et comment Salvador Dali ne serait-il pas ébloui par le surréalisme flagrant du préraphaélisme anglais ? Les peintres préraphaélites nous apportent et nous font resplendir les femmes à la fois les plus désirables et les plus effrayantes qui existent, car il s’agit de la sorte d’êtres qu’on aurait le plus de terreur et d’angoisse à manger : ce sont les phantasmes charnels des «faux souvenirs» d’enfance, c’est la viande gélatineuse des plus coupables rêves sentimentaux. Le pré-raphaélisme dépose sur la table ce plat sensationnel de l’éternel féminin, agrémenté d’une pointe morale et excitante de très respectable « répugnance ». Ces concrétions charnelles de femmes à l’excès idéales, ces matérialisations enfiévrées et haletantes, ces Ophélies et Béatrices florales et molles nous produisent, en nous apparaissant à travers la lumière de leurs cheveux, le même effet de terreur et de répugnance attirante non équivoque que le ventre tendre du papillon entre la lumière de ses ailes. Il y a un effort douloureux et défaillant du cou pour soutenir ces têtes de femmes aux yeux lourds de larmes constellées, aux épaisses chevelures lourdes de fatigue lumineuse et de halos. Il y a une lassitude inguérissable des épaules écroulées sous le poids de l’éclosion de ce légendaire printemps nécrophilique dont Botticelli parla vaguement. Mais Botticelli était encore trop près de la chair vive du mythe pour atteindre à cette gloire exténuée, magnifique et prodigieusement matérielle de toute la « légende » psychologique et lunaire de l’Occident.
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Si nous envisageons succinctement le préraphaélisme du point de vue de la « morphologie générale », en tenant compte de l’étonnante étude d'Édouard Monod-Herzen (1), nous verrons que ses aspirations sont diamétralement opposées à celles de Cézanne et je ne manquerai pas de dire que c’est pourquoi nous le trouvons si intéressant. Du point de vue morphologique Cézanne nous apparaît comme une espèce de maçon platonicien qui se contente du plan de la droite, du cercle, des formes régulières en général et méconnaît les courbes géodésiques qui, comme on sait, constituent à certains égards le chemin le plus court d’un point à un autre. La pomme de Cézanne tend à avoir la même structure fondamentale que celle du squelette des éponges siliceuses lequel tout entier n’est autre que l’échafaudage de nos maçons, rectiligne et orthogonal, et dans lequel on retrouve avec stupeur de nombreux spiculés réalisant matériellement le « dièdre trirectangle » familier aux géomètres. Je dis qu’elle tend à la structure orthogonale, parce qu’en réalité, dans le cas de la pomme, cette structure est bosselée, déformée et dénaturée par l’espèce d’ « impatience » qui porta Cézanne à tant de mauvais résultats. Si la pomme de Cézanne est une espèce d'éponge fantomatique » (1), c’est-à-dire a des prétentions de volume sans poids, de volume virtuel, par contre, les pommes d'Adam des belles lumineuses de Rossetti sont des pommes morales sous-cutanées, spectrales de toute nécessité recouvertes par le tissu « géodésique » des muscles et par les « chaînettes » des costumes translucides et lunaires. La morphologie préraphaélite se résume dans la gravité tiède, faible des « chaînettes dépressives » du linge s’adaptant sur le plus terrifiant des costumes serrés, exacts aux courbes géodésiques des corps sculpturaux, des chairs turgescentes, affolantes, impérialistes. Les « chaînettes » flétries du préraphaélisme ne font que rendre plus désirables les géodésiques qui, comme nous savons, pénètrent la chair par le costume, traversent les muscles et arrivent jusqu’à l’authentique moelle des os, sous le simulacre des lignes enveloppes de pression et tension. C’est pour ces raisons morphologiques, entre mille d’une autre nature, que si la pomme de Cézanne tend à nous mettre toute structure dehors et oblige à la contemplation platonique des surfaces géométriques élémentaires, les « chaînettes » de vêtement et les géodésiques de la pomme d’Adam des belles paraphaélites nous invitent à rentrer avec toute notre vie dans les profondeurs viscérales de l’âme esthétique et des géométries sanguinaires.
Appendice explicatif.
Chaînettes. — Une chaîne ou un fil pesant parfaitement flexible, accroché à deux supports et abandonné à lui-même, prendra une forme qui, elle aussi, est définie : c’est la chaînette (fig. 1). On trouve cette courbe dans quantité de lustres ; on la retrouve plus ou moins nette dans les plis de rideaux et les draperies.
Lignes géodésiques. — Ils ont la propriété physique suivante : Imaginons une surface parfaitement polie, de sorte que tout ce qui serait mis sur elle y glisserait librement jusqu’à une position d’équilibre déterminée par les forces en présence. Supposons que, d’un point à un autre de la convexité de la surface (sous-entendue convexe relativement à l’expérience réalisée), on tende un fil et que cette tension soit la seule force exercée sur lui : la forme qu’il prendra sera un arc géodésique de la surface. Exemples : Le plus loin dans le passé, les momies égyptiennes sont riches d’enseignement à cet égard avec leurs emmaillotages savants, dont les pansements modernes sontles descendants amenuisés. Dans l’art du vêtement, surtout du vêtement féminin, les géodésiques jouent un rôle plus important, voire impérieux, conditionné par ce qu’on appelle armure d’un tissu. L’art du tissu lui-même est apparenté à une branche élevée de la mathématique. Du vêtement passant au muscle, nous avons de nouveaux exemples de géodésiques. Des muscles passant à l’os, de la surface passant au volume nous rencontrons les « lignes enveloppes de pression et tension ». {Essai de morphologie générale.)
(1) Science et esthétique. — Principes de morphologie générale. Gauthier- Villars et C lc , éditeurs.
MONTSERRAT
Tout doit revenir au feu originel Tempête de flammes Ainsi parlait HERACLITE Levant et couchant de l'homme lucide et dur.
Tu dois voir le flux et le reflux Des passions méprisables.
Tu accepteras l'humide comme on aime La mère qui nous engendra.
Hommes el femmes vous êtes voués au Feu de lave immatérielle Ca et là légère, écrasante Toujours mortelle Toujours vive N'aimant que ce qui viendra. Toujours jetés aux volcans de vie et de mort.
Et PARACELSE : les deux mains appuyées Sur l'épée de la sagesse En intimité avec les astres et les pierres Amoureux des cavernes de l'homme Du ventre de l'univers.
Et toi ZARATHOUSTRA œil de lumière Au centre d'un monde terrible et joyeux Je vous salue des hauteurs Du Montserrat.
Lorsque je sollicite doucemente au cœur même de l'angoisse, une étrange absurdité, un œil s'ouvre au milieu et au sommet de mon crâne. Cet œil qui, pour le contempler dans la nudité, seul à seul, s'ouvre sur le soleil décoré de toute sa gloire n'est pas un produit de ma raison : il n'est une représentation que comme un cri qui échappe. Mais au moment où le regard est ébloui par une fulguration aveuglante, il n'y a plus là seulement le miracle et l'éclat d'une vie bouleversée, car, au contraire, cette vie devenue subitement angoisse et vertige, ouverte sur le vide infini, se déchire et s'épuise d'un seul coup dans ce vide. La Terre est hérissée de plantes qu'un mouvement continu porte de jour en jour au vide céleste et ses innombrables surfaces renvoient aussi à l'immensité brillante de l'espace l'ensemble des hommes riants ou déchirés. Dans ce mouvement libre, indépendant de toute conscience, les corps élevés se tendent vers une absence de limites qui suspend le souffle ; mais bien que l'agitation et l'hilarité intérieures se perdent sans arrêt dans un ciel aussi beau, toutefois aussi peu réel que la mort, mes deux yeux continuent à m'attacher par des liens vulgaires aux choses qui m'entourent et au milieu desquelles mes démarches sont limitées par les nécessités habituelles de la vie.
C'est seulement par le moyen d'une représentation maladive — un œil ouvert au sommet de ma propre tête — à l'endroit même où une métaphysique ingénue avait placé le siège de l'âme que l'être humain oublié à la surface de la Terre — tel que je suis là aujourd'hui à la fois « être » et oublié - accède tout à coup à une chute déchirante dans le vide du ciel.
Ce saut présuppose comme un élan l'attitude impérative du corps tendu verticalement. Toutefois, l'origine, l'érection n'avait pas le même sens que la rigidité militaire. La tension primitive des corps humains à la surface du sol se produisait comme un défi à la Terre, à la boue qui les avait engendrés — et qu'ils étaient heureux de rejeter dans un néant. La Nature accouchant de l'homme était ainsi comme une mère mourante : l' « être » était donné par elle à celui dont la venue au monde était sa propre mise à mort. Mais aussi bien que la réduction de la Nature à un vide, la destruction de celui qui avait détruit était engagée dès le premier mouvement d'insolence accomplie de la Nature par l'homme - La négation d'un néant qui est son œuvre - s'élevant au-dessus renvoie sans détour à la chute dans un vide plus ouvert et plus mort — à une chute vertigineuse dans le vide du ciel.
Mais, dans la mesure où elle n'est pas enfermée par les objets utiles dont elle s'entoure, l'existence n'échappe tout d'abord à la servitude de la nudité que pour jeter dans le ciel auquel l'angoisse la renvoie une image inversée de son dénuement. Dans cette formation de l'image impérative, il semble que de la Terre au Ciel, la chute soit renversée du Ciel à la profondeur du sol et sa véritable nature dans laquelle l'homme est victime du ciel brillant demeure voilée et dissimulée au cœur de l'exubérance mythologique. C'est ainsi que le mouvement dans lequel l'homme renie la Terre-mère qui l'a enfanté ouvre à la vie la voie étrange de l'asservissement puéril, mais prudent, au désespoir mesquin. L'existence humaine se représente alors comme insuffisante, accablée par les souffrances ou les privations qui la réduisent à des laideurs. La Terre est restée à ses pieds comme un déchet. Au-dessus d'elle, le ciel est encore vide. Mais n'ayant pas encore l'orgueil de se livrer debout à ce vide, Elle se prosterne la face contre Terre, les attachés étroitement au sol. Et, dans sa peur de la liberté mortelle du ciel, elle affirme entre elle et le vide sans limites le rapport de l'esclave au maître. Dans ce renoncement risible à tout espoir, elle trouve une consolation terrifiée. Au-dessous de l'immense vertige élevé et de mortellement vide devenu, contre les victimes humaines « impératif », suivant l'arrogance cynique qui l'oppose debout à un éclat absurde, de nouveau l'existence que le malheur rejette loin de toute possibilité se soulève et ne considère plus en elle-même que des mouvements de colère. Mais cette fois, ce n'est plus la Terre dont elle est le déchet qui provoque son défi, c'est le reflet dans le ciel vide des horreurs qu'elle a éprouvées, c'est l'oppression impérative qui est devenue l'objet de sa haine.
Et de même qu'une négation de la Nature avait fait de la vie proprement humaine une transgression et une transcendance qui rejetait toute autre chose dans le néant, de la même façon, mais dans un dernier et irrésistible mouvement, la négation de tout ce qui, au-dessus des choses ou des hommes est impérativement ordre ou loi, dépouille la vie malheureuse des liens qui paralysaient encore son mouvement vertigineux vers le vide. Aucune limite, aucune mesure ne peuvent être données à la violence de ceux que libère un vertige éprouvé devant la voûte du ciel. Le moindre espoir est regardé simplement comme un respect que la lâcheté ou la fatigue accorde encore à la nécessité du monde et il n'existe plus d'intérêt humain qui ne sombre pas en dérision: la représentation de souffrances, de misères ou de morts dont ils seraient coupables les ferait rire. Le sol manquera sous mes pieds. Je mourrai dans des conditions hideuses. Aujourd'hui je jouis d'être devenu un objet de dégoût pour le seul être auquel la destinée ait lié ma vie. Je réclame tout ce qui peut arriver de mauvais à un homme qui en rit. La tête épuisée où « je » suis est devenue si peureuse et si avide que la mort seule pourrait lui donner une satisfaction. Il y a quelques jours, je suis arrivé — réellement, et non dans un cauchemar - dans une ville qui ressemblait au décor d'une tragédie. Un soir, — je ne le dis que pour rire d'une façon plus malheureuse — je n'ai pas été ivre seul à regarder deux vieillards pédérastes qui tournoyaient en dansant - réellement, et non dans un cauchemar. Au milieu de la nuit le Commandeur entra dans ma chambre : pendant l'après-midi, alors que je passais devant son tombeau, l'orgueil m'avait poussé à l'inviter ironiquement. Son arrivée inattendue m'a épouvanté ; je suis devenu aussitôt une épave devant lui. Il y avait à côté de moi une autre victime: de ses lèvres que l'extrême dégoût faisait ressembler à celles d'une morte, il coulait une bave encore plus affreuse que du sang. Depuis ce jour-là, j'ai été condamné à une solitude que je ne supporte pas, que je n'aurai plus le courage de supporter. Et pourtant, je n'aurai qu'un cri pour répéter l'invitation et, si j'en croyais une colère aveugle, ce ne serait plus moi, ce serait le cadavre du vieillard qui s'en irait.
A partir d'une souffrance abjecte, la lueur d'insolence qui persiste malgré tout d'une façon sournoise grandit de nouveau, d'abord lentement, ensuite tout à coup, dans un éclat, elle aveugle et s'exalte jusqu'à l'orgueil d'un bonheur affirmé contre toute raison.
Prométhée gémissait quand un chaos de rochers est tombé sur lui. Don Juan était ivre d'insolence heureuse quand il a été englouti par la Terre. A la lumière éclatante du Ciel, après que la justice a été écartée, une existence maladive, peut-être déjà proche de la mort et cependant réelle, apparait - abandonnée au « manque » que sa venue au monde révèle. L'« être » qui s'est accompli de transgression en transgression - après que le vertige croissant l'a abandonné au vide du ciel — est devenu ainsi non plus simplement « être » mais blessure et même, dans son jeu, agonie de tout ce qui existe en fait d' « être ».
Georges BATAILLE
Trois sécheresses
Sur les pentes assoiffées qui sanglottent du dépaysement des pleurs, loins de ces silences tachetés, loins des menus grelots, dans un silence lunaire, sans oxygène, escarpé, sur le plateau d'un piano aliéné, là noircissent de ternes lichens et des mousses prisonnières sur leurs racines de chaînes. Le fer a rouillé les pistes; pas une goutte de vent, pas un grappillon. La lumière est morte dans les lices, tombée de haut dans le tournoi. Là-bas la veuve de la lumière, c'est un village sans fontaines, sans habitants : elle est altérée, elle est brisée. C'est sa voilette, cette fumée et ce sont quelques pailles qui brûlent.
* * *
Auprès du piano exilé, brûlante sa gorge, gercées ses lèvres et tout son vernis craquelé — on attendait. Une âme réclamait des arpèges, un être mourait sans sons : c'était l'attente des cordes tendues; c'était la détention du ton.
Dans cette sécheresse d'hiver, parmi les buissons espacés, une pistachière anxieuse espérait toujours le vent hymen du côté de chez le pistachier.
Bugles de Breughel, monts à pic. Maintes feuilles mornes, tant de mains glacées : il neigeait... déjà il neigeait.
Martyrs en aspic, ermites en gelée, cadavres exquis, esquisses d'archanges-en-ciel - — les hommes de neige et les nonnes de givre toutes faites de grêle, et les femmes de gel aux seins glacés —
— tous, tous pour la fête obscure sont venus apportés de loin tous dans leurs yeux creux portent un soupir, tous du même amour ont faim.
"Ah !" dit le Maître des Cérémonies " faites résonner les saints " dit-il, en se mouchant dans des franges — -
Les saints de cuivre, les saints de nickel et les saints de plomb qui ne résonnent pas et ne raisonnent plus, les saints de bois à bâtons rompus, les saints de marbres froids et les saintes glacées.
— tous, tous pour la Fête Obscure, sont venus apportés de loin; tous dans leurs yeux creux portent un soupir, tous du même amour ont faim.
* * *
Je suis sans vous, je sais la sécheresse : je regarde fixement mon image dans le passé et je le trouve un jeune qui regardait toujours vers moi et qui ne me voit pas, ou à peine me voit.
Son espoir qui distingue nous là, dans son avenir ensemble a-t-il mal déchiffré nos ombres, qui semblaient s'allonger pour s'embrasser et puis ne se touchent pas?
Edward JAMES