Minotaure n° 7, juin 1935
SOMMAIRE | |
E. Tériade | La peau de la peinture |
Man Ray | Portraits de femmes |
Roger Caillois | Mimétisme et psychasthénie légendaire |
Henri Michaux | Un tout petit cheval |
Jacques Baron | La manière blonde |
Paul Eluard | Appliquée |
Maurice Raynal | Borès |
Maurice Heine | Nuits romantiques sous le Roi Soleil |
Young | Le jour est trop court |
Young | Il n'est pas encore trop tard |
Georges Pudelko | Paolo Uccello |
Jacques Delamain | Oiseaux de nuit |
André Breton | La nuit du tournesol |
Salvador Dali | Psychologie non-euclidienne d'une photographie |
Armand Petitjean | Analyse spectrale du singe |
Balthus | Illustrations pour "Wuthering Heights" |
Georges Lafourcade | Swinburne romancier ou "La Fille du Policeman |
Man Ray | Les portes tournantes |
Herbert Read | Why the English have no taste |
Paul Recht | Vue rétrospective sur 1937 |
P.2
La peinture n’a que sa peau, une peau qui ne la couvre pas, comme elle voudrait le faire croire, mais une peau qui la fait elle-même entièrement. La peau de la peinture a la saveur d’une peau humaine. Elle en a la diversité, sa densité, sa puissance simulée de profondeur. Elle possède sa vertu d’être le contraire d’une apparence, c'est-à-dire la manifestation qualifiée et responsable de l’homme, son point de contact extrême et vibrant avec la vie ambiante. Pour nous procurer toutes les illusions et les varier à l’infini au long des siècles, la peinture a su jouer magnifiquement avec sa peau. Tendue d’abord droit comme un fil, cette dernière s’épanouit par la suite en revêtant les formes exubérantes de la Renaissance. Plus tard, elle consentit à se plisser sous l’agitation baroque, puis à se poudrer pour les grâces galantes, ensuite à se graisser pour les envols ou les faux départs romantiques. Un beau jour elle se déchira. Ce fut la peinture moderne qui accomplit cette délicate et audacieuse opération. La peinture moderne creva sa peau. Elle montra sa carcasse mince, sa construction d’ondes à travers lesquelles la lumière fixe son mystère noir ! Elle révéla sa couleur intime, ces places tendres où la magie de cette couleur abat son jeu. Et sans altérer le moins du monde l’égalité sereine de cette peau vivante, les déchirures prirent, au contraire, l’importance, la valeur morale d’inventions définitives.
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En déchirant symboliquement sa peau, la peinture moderne chercha surtout à sauvegarder la quintessence du geste créateur du peintre, à le débarrasser, comme dans la poésie, de tout ce qui est inutile, pour l’expresssion, de tout ce qui est respect d’une convention morte et que nos yeux, d’eux-mêmes, se sont de plus en plus habitués à éliminer. L'acte capital de la peinture moderne dans sa recherche pathétique de la réalité, fut ainsi de libérer, par étapes, la vision du peintre, de tenter d’exprimer la présence indéfinie et exigeante des choses, leurs proportions lyriques, leurs rapports avec l'homme-peintre.
Quand le peintre quitte le domaine de la vision, il renonce à la peinture. Il perd tous ses droits en ses origines, le témoignage le plus probant de son authenticité.
Que ce soit l'abstraction pure et simple ou l’aimable peinture qu’on voit sous les arbres des Foires aux croûtes et aux cimaises de la Nationale, le résultat est le même : on cherche vainement le peintre qui a vu quelque chose.
L’on trouvera d’autre part, dans cette recherche de la réalité, la meilleure distinction entre le décoratif et le plastique, le décoratif qui signifie absence de vision, assemblage sans raison autre qu’ornementale de lignes et de couleurs et le plastique qui est l’expression par la juste couleur et le juste dessin de l’émotion visuelle du peintre.
Le rôle créateur de la peinture n'est pas de décrire une " vue ” quelconque mais de réaliser la vision humaine telle quelle, avec toutes ses circonstances, ses insuffisances, ses empêchements, ses désirs obscurs ou précis, les présences qu’elle suppose et les absences qu’elle situe. Les vrais moyens de la peinture sont les seuls capables d’exprimer cette vision. Leur force est incomparable aussi bien en face des moyens conventionnels de l’académisme, qu’auprès des possibilités mécaniques de la photographie ou du cinéma. Et l’on peut dire de la peinture qu’elle est toujours, par dessus tout, le plus vrai et aussi le plus parfait instrument que l’homme ait trouvé pour refaire les images du monde.
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La poésie est d’autant plus réelle que la réalité qu’elle exprime est insaisissable et inespérée.
Il y a des visions que la poésie et la peinture en tant que poésie, par la chimie mystérieusement juste de leur langage arrivent seules à saisir et à exprimer.
L’homme à leur rencontre, surpris tout à coup et touché profondément, leur garde d’autant plus de reconnaissance que la sensation qu’il vient de retrouver réalisée par elles, lui paraissait obscure, trouble et indéfinissable.
La vision de l’homme, c’est l’homme lui-même répercuté dans la nature, c'est la nature avec sa part de l’homme qui la voit, c'est le double jeu magique de recevoir et d’émettre; les échos de l’œil.
N’importe quel fragment du monde se cristallise à travers cette vision, acquiert une forme, devient humain.
Le peintre sera celui qui saura l’exprimer, la recréer en la constatant d’abord, en la transposant après en peinture sans qu’elle perde ni son activité mobile, ni son caractère de réunion aérienne d’éléments errants, ni sa forme obtenue par la participation de l’homme lui-même.
Vouloir égaler la légèreté de l’œil, cette transparence éparse qui est faite d’air c'est-à-dire des proportions à la mesure de cet œil, c'est chercher autre chose que la vue conventionnelle des peintres académiques.
Ceux qui pensèrent exprimer la simultanéité de la vision en surimprimant une " vue ” académique sur une autre " vue ” académique, témoignèrent sans doute d’une grossière naïveté, car il n'existe pas pour ainsi dire de vision simultanée. Un élément est toujours favorisé par rapport aux autres; il entame toujours un colloque plus direct avec l’œil; il impose particulièrement sa présence. Et le drame de la peinture, c'est le drame même de ces présences, présences légères, effacées ou angoissantes, mais que seule la vraie peinture profonde peut capter pour nous les restituer sans les refroidir pendant l’élaboration.
Au moment où la peinture touche le point le plus aigu et le plus juste de son expression elle devient du même coup mystérieuse comme une chose naturelle.
MIMÉTISME ET PSYCHATHÉNIE LÉGENDAIRE
Prends garde : à jouer au fantôme, on le devient.
De quelque côté qu’on aborde les choses, le problème dernier se trouve être en fin de compte celui de la distinction : distinctions du réel et de l’imaginaire, de la veille et du sommeil, de l'ignorance et de la connaissance, etc., toutes distinctions en un mot dont une activité valable doit se montrer la prise exacte de conscience et l’exigence de résolution. Parmi les distinctions, aucune assurément, n’est plus tranchée que celle de l’organisme et du milieu ; il n’en est aucune du moins où l’expérience sensible de la séparation soit plus immédiate. Aussi convient-il d’observer le phénomène avec une attention toute particulière et, dans le phénomène, ce qu’il faut encore, dans le stade actuel de l’information, considérer comme sa pathologie — le mot n’ayant ici qu’un sens statistique — c’est-à-dire l’ensemble des faits connus sous le nom de mimétisme.
Il y a longtemps que pour des raisons diverses et souvent peu recommandables, ces faits sont l’objet de la part des biologistes d’une sorte de prédilection lourde d’arrière-pensées : les uns songeant à prouver le transformisme, qui heureusement pour lui a d autres assises (1), les autres la providence avertie du Dieu célèbre dont la bonté s’étend sur toute la nature (2).
Dans ces conditions, une méthode sévère est de rigueur. Avant tout, il est important de sérier très strictement ces phénonomènes à la confusion desquels, l’expérience l’a prouvé, poussent trop de mauvais motifs. Il convient même d’adopter autant que possible une classification qui ressorte des faits et non de leur interprétation, celle-ci risquant d’être tendancieuse, étant par surcroît, à peu près dans tous les cas, contestée. Les classifications de Giard (3) seront donc mentionnées, mais non retenues. Ni la première : mimétisme offensif destiné à surprendre la proie, mimétisme défensif destiné soit à se dérober à la vue de l’agresseur (mimétisme de dissimulation) soit à l’épouvanter par un aspect trompeur (mimétisme de terrification) ; ni la seconde : mimétisme direct quand il y a intérêt immédiat pour l’animal mimant à prendre le déguisement, mimétisme indirect, quand des animaux appartenant à des espèces différentes, à la suite d'une adaptation commune, d’une convergence, présentent en quelque sorte des « ressemblances professionnelles » (4).
[Ici prenait place, une étude sommaire des formes élémentaires ou accessoires du mimélisme que la longueur de l'étude n’a pas permis de reproduire].
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On a supposé que, pour se protéger, un animal inoffensif prenait l’apparence d’un animal redoutable : par exemple le papillon Trochilium et la guêpe Vespa Crabro: mêmes ailes enfumées, mêmes pattes et antennes brunes, mêmes abdomen et thorax rayés jaune et noir, même vol robuste et bruyant en plein soleil. Quelquefois, l’animal mimétique vise plus loin ; ainsi la chenille du Choerocampa Elpenor , qui sur les 4e et 5 segments, a deux taches oculiformes cerclées de noir ; inquiétée, ses anneaux antérieurs se rétractent, le quatrième se renfle fortement, l’effet obtenu serait celui d’une tête de serpent capable de faire illusion aux lézards et aux oiseaux de petite taille, effrayés par cette subite apparition (19). Selon Weismanu (20), quand le Smerinthus ocellata, qui au repos, comme tous les sphinx, cache ses ailes inférieures est en danger, il les démasque brusquement avec leurs deux gros « yeux » bleus sur fond rouge qui épouvantent soudain l’agresseur (21).
Le papillon, ailes déployées, devient ainsi la tête d’un énorme oiseau de proie. L’exemple le plus net dans ce genre est certainement celui du papillon Caligo des forêts du Brésil que Vignon décrit ainsi : « Il y a une tache brillante entourée d’un cercle palpébral, puis des rangées circulaires et imbriquées de petites plumes radiales à l’aspect chiné, imitant à la perfection le plumage d’une chouette, pendant que le corps du papillon correspond au bec du même oiseau (22). La ressemblance est si frappante que les indigènes du Brésil le cloue à la porte de leur grange en lieu et place de l’animal qu'il mime.
Il n’est que trop manifeste que, dans les cas précédents l'anthropomorphisme joue un rôle décisif : la ressemblance n’est que dans l’œil de celui qui perçoit. Le fait objectif, c’est la fascination, comme le montre surtout le Smerinthus ocellata qui ne ressemble à rien de redoutable. Seules les taches oculiformes jouent un rôle : le comportement des indigènes du Brésil ne fait que confirmer cette proposition : les « yeux » du Caligo doivent sans doute être rapprochés de l'Oculus indiviosus apotropaïque, le mauvais œil capable de protéger autant que de nuire, si on le retourne contre les puissances mauvaises auxquelles, organe fascinateur par excellence, il appartient naturellement (23).
Ici l’argument anthropomorphique ne vaut pas, car dans tout le règne animal l'œil est le véhicule de la fascination. Il est au contraire décisif pour l’affirmation tendancieuse de ressemblance : de plus, même au point de vue humain, aucune dans ce groupe de faits n’est absolument concluante.
...
Pour l'adaptation de forme à forme (homomorphie), les exemples ne manquent pas : les calappes ressemblent à des cailloux loulés, les chlamys à des graines, les moenas à du gravier, les palémons à du fucus ; le poisson Phyllopteryx, de la mer des Sargasses, n’est qu’une « algue déchiquetée en forme de lanières flottantes » (25) comme l'Antennarius et le Pterophryné (26). Le poulpe rétracte ses tentacules, incurve son dos, accomode sa couleur et ressemble ainsi à un caillou. Les ailes inférieures blanches et vertes de la Piéride-Aurore simulent les ombellifères ; les bosselures, nodosités, stries de la lichnée mariée la rendent identique à l’écorce des peupliers sur lesquels elle vit.
On ne peut distinguer des lichens le Lithinus nigrocristinus de Madagascar et les Flatoïdes (27). On sait jusqu’où va le mimétisme des mantidés dont les pattes simulent des pétales ou sont recourbées en corolles et qui ressemblent à des fleurs imitant par un léger balancement machinal l’action du vent sur ces dernières (28). Le cilix compressa ressemble à une fiente d’oiseau, le Cerodeylus laceratus de Bornéo avec ses excroissances foliacées veit-olive clair, à un bâton couvert de mousse. Tout le monde connaît les Phyllies, si semblables à des feuilles avec lesquelles on s’achemine vers l’homomorphie parfaite qui est celle de certains papillons: d’abord l'Oxydia (Cf. RABAUD éléments, p. 412, fig. 54) qui se place à l’extrémité d’un rameau perpendiculairement à sa direction, les ailes supérieures repliées en toit de sorte qu'il présente l’apparence d’une feuille terminale, apparence accentuée par une traînée mince et foncée se continuant transversalement sur les quatre ailes de manière à simuler la nervure principale de la feuille.
D’autres espèces sont plus perfectionnées encore, leurs ailes inférieures étant munies d'un appendice délié qu’elles utilisent comme pétiole, acquérant par ce moyen «comme une insertion dans le monde végétal » (30). L’ensemble des deux ailes de chaque côté figure l’ovale lancéolé caractéristique de la feuille : ici encore, une tache, mais longitudinale cette fois, se continuant d’une aile sur l’autre, remplace la nervure médiane ainsi « la force organo-motrice... a dû découper et organiser savamment chacune des ailes puisqu’elle réalise ainsi une forme déterminée, non en elle même, mais par son union avec l’autre aile » (31). Tels sont principalement le Coenophlebia Archidcna d’Amérique Centrale (32) et les différentes sortes de Kallima de l’Inde et de la Malaisie, ceux-ci méritant une étude plus approfondie.
La face inférieure de leurs ailes reproduit, suivant le dispositif indiqué plus haut, la feuille du Nephelium Longanew ils se posent de préférence. De plus, selon un naturaliste chargé par la maison Kirby and C° de Londres du commerce de ces papillons à Java, les différentes variétés de Kallima (K. Inachis, K. Parallecta...) fréquentent chacune une sorte d’arbuste spécifique à laquelle elle ressemble plus particulièrement (33). Chez ces papillons, l’imitation est poussée dans les plus petits détais: les ailes portent en effet de taches gris-vert simulant des moisissures de lichens et des plages miroitantes qui leur donnent l’aspect de feuilles perforées et déchiquetées « jusqu’aux taches de moisissures du genre des sphèries qui parsèment les feuilles de ces végétaux. Tout jusqu’aux cicatrices transparentes que produisent les insectes phytophages, lorsque, dévorant les parenchymes des feuilles par places, ils ne laissent que l’épiderme translucide. Les imitations sont produites par des taches nacrées qui correspondent à des taches semblables de la face supérieure des ailes »" (34)
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Ces exemples extrêmes ont suscité de nombreuses tentatives d’explication dont à vrai dire aucune n'est satisfaisante.
Même le mécanisme du phénomène n’est pas éclairci. Certes on peut remarquer avec E. L. Bouvier que les espèces mimétiques dérivent du type normal par l’adjonction d'ornements : « expansions latérales du corps et des appendices chez les Phyllies, sculptures des ailes supérieures chez les Flatoïdes développement de tubérosités dans beaucoup de chenilles arpenteuses, etc... » (35). Mais c’est là un singulier abus du mot « ornement » et surtout c’est plus une constatation qu'une explication.
La notion de préadaptation (les insectes recherchant les milieux où s’harmonisent les ébauches de leur teinte dominante ou s’accommodant à l’objet auquel ils ressemblent le plus) est insuffisante de son côté en face de phénomènes d’une pareille précision. Encore plus insuffisant est le recours au hasard, même à la façon subtile de Cuénot. Celui-ci s’attache d’abord au cas de certaines Phyllies de Java et de Ceylan (Ph. siccifolium et Ph. pulchrifolium) qui vivent de préférence sur les feuilles du goyavier à quoi elles ressemblent par l’étranglement subterminal de leur abdomen. Or le goyavier n’est pas une plante indigène, mais a été importé d’Amérique.
Aussi dans cet exemple, si la similitude existe, elle est fortuite. Sans s’inquiéter du caractère exceptionnel (à vrai dire, unique) de ce fait, Cuénot avance que celle du papillon Kallima n’est pas moins le résultat du hasard, étant produite par la simple accumulation de facteurs, appendice en forme de pétiole ailes supérieures lancéolées, nervure médiane, zones transparentes et miroirs, qui se trouvent isolément dans les espèces non-mimétiques et n’y sont point remarquables : « la ressemblance est donc obtenue par l’addition d’un certain nombre de petits détails, dont chacun n’a rien d’exceptionnel et se retrouve isolé chez les espèces voisines, mais dont la réunion produit une extraordinaire imitation de feuille sèche, plus ou moins réussie suivant les individus, qui diffèrent entre eux très notablement...
C’est une combinaison comme une autre, étonnante à cause de sa ressemblance avec un objet » (36). De même, selon cet auteur, la chenille arpenteuse de l'Urapteryx samqucaria est une combinaison comme une autre d’une attitude caractéristique, d’une certaine couleur de peau, de rugosités tégumentaires et de l’instinct de vivre sur certains végétaux. Mais précisément, il est difficile de croire qu’il s’agit là de combinaisons comme les autres, car tous ces détails peuvent être réunis sans qu’ils se composent, sans qu’ils concourent à quelque ressemblance : ce n’est pas la présence des éléments qui est troublante et décisive, c’est leur organisation mutuelle, leur topographie réciproque.
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Mieux vaut adopter dans ces conditions une hypothèse hasardeuse qu’on pourrait tirer d’une remarque de Le Dantec (37) suivant laquelle chez les ancêtres du Kallima, il aurait pu y avoir un jeu d’organes cutanés permettant la simulation des imperfections des feuilles, le mécanisme imitateur ayant disparu le caractère morphologique une fois acquis (c’est-à-dire, dans le cas présent, la ressemblance une fois obtenue) selon la loi même de Lamarck. Le mimétisme morphologique pourrait être alors, à l’instar du mimétisme chromatique, une véritable photographie, mais de la forme et du relief, une photographie sur le plan de l'objet et non sur celui de l 'image, reproduction dans l'espace tridimensionnel avec le plein et la profondeur : photographie-sculpture ou mieux téléplastie si l’on dépouille le mot de tout contenu métapsychiste.
Des raisons plus immédiates et en même temps moins soupçonnables de sophisme, empêchent que le mimétisme soit considéré comme une réaction de défense. D’abord, il ne serait valable que pour les carnassiers qui chassent par la vue et non par l'odorat comme c’est souvent le cas. De plus ceux-ci, très généralement ne se soucient pas des proies immobiles : l’immobilité serait donc à leur égard une meilleure défense et, de fait, les insectes ne se font pas faute, loin de là, d’employer la fausse rigidité cadavérique (42). Il est d’autres moyens : un papillon pour se rendre invisible peut, sans plus, utiliser la tactique du Satyride asiatique dont, au repos, les ailes plaquées ne présentent qu’une ligne presque sans épaisseur, imperceptible, perpendiculaire à la fleur où il est posé et qui tourne en même temps que l’observateur de façon que, toujours, il n’aperçoive que cette surface minima (43). Les expériences de Judd (44) et de Foucher (45) ont tranché définitivement la question : les prédateurs ne se laissent nullement tromper par l’homomorphie ou l'homochromie : ils mangent des acridiens confondus avec le feuillage des chênes ou des charançons semblables à de petites pierres, parfaitement invisibles pour l’homme. Le phasme Carausius Morosus qui simule par sa forme, sa couleur et son attitude un ramuscule végétal, ne peut être élevé en plein air, car les moineaux le découvrent aussitôt et s’en repaissent. D'une manière générale, on trouve dans les estomacs des prédateurs de nombreux restes d’insectes mimétiques. Aussi ne doit-on pas s’étonner que ceux-ci aient quelque fois d’autres moyens de protection plus efficaces. Inversement, des espèces non comestibles, n’ayant par conséquent rien à craindre, sont mimétiques. Il semble donc qu’on doive conclure avec Cuénot que c’est là un « éphipénomène » dont « l’utilité défensive paraît nulle» (46). Déjà Delage et Goldsmith avaient signalé dans le Kallima une « exagération de précautions» (47).
On a donc affaire à un luxe et même à un luxe dangereux, car il n’est pas sans exemple que le mimétisme fasse tomber l’animal de mal en pis : les chenilles arpenteuses simulent si bien les pousses d’arbuste que les horticulteurs les taillent avec un sécateur (48) ; le cas des Phyllies est encoie plus misérable, elles se broutent entre elles, se prenant pour de véritables feuilles (49), en sorte qu’on pourrait croire à une sorte de masochisme collectif aboutissant à l’homophagie mutuelle, la simulation de la feuille étant une provocation au cannibalisme dans cette manière de festin totémique.
Cette interprétation n’est pas si gratuite qu’elle paraît : en effet, il semble chez l’homme subsister des virtualités psychologiques étrangement correspondantes à ces faits : même en laissant de côté le problème du totémisme qu’il est certainement trop aventureux d’aborder de ce point de vue, il reste l’immense domaine de la magie mimétique selon laquelle le semblable produit le semblable et sur quoi toute pratique incantatoire est plus ou moins fondée. Il est inutile de reproduire ici les faits : on les trouvera classés et catalogués dans les ouvrages classiques de Tylor, Hubert et Mauss, et Frazer. Un point cependant doit être signalé, la correspondance heureusement mise en lumière par ces auteurs des principes de la magie et de ceux de l’association des idées : à la loi magique : les choses qui ont été une fois en contact restent unies, correspond l’association par contiguïté de même que l’association par ressemblance correspond très exactement à l'attraclio similium de la magie : le semblable produit le semblable (50). Ainsi les mêmes principes gouvernent ici, l’association subjective des idées et là, l’association objective des faits ; ici, les liaisons fortuites ou soi-disant telles des idées et là, les liaisons causales des phénomènes (51).
L’essentiel est qu’il reste chez le « primitif » une tendance
impérieuse à imiter jointe à la croyance à l’efficacité de cette imitation, tendance encore assez puissante chez le « civilisé
puisqu’elle demeure chez lui l'une des deux conditions du
cheminement de sa pensée livrée à elle-même, étant mis à part,
pour ne pas compliquer immodérément le problème, la
question générale de la ressemblance qui est loin d être élu
cidée et qui joue un rôle quelquefois décisif dans l'affec
tivité et, sous le nom de correspondance, dans l’esthétique.
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Cette tendance dont il devient ainsi difficile de contester l’universalité, pourrait avoir été la force déterminante responsable de l’actuelle morphologie des insectes mimétiques, au moment où l’organisme de ceux-ci était plus plastique qu’aujourd’hui, comme il faut le supposer de toutes façons à partir du fait transformiste. Le mimétisme serait donc à définir correctement comme une incantation fixée à son point culminant et ayant pris le sorcier à son propre piège.
Qu’on ne dise pas que c’est folie d’attribuer la magie aux insectes : l’application nouvelle des mots ne doit pas dissimuler la profonde simplicité de la chose. Comment appeler autrement que magie prestigieuse et fascination les phénomènes qu’on a unanimement classés précisément sous le nom de mimétisme (abusivement à mon sens, on s’en souvient, car selon moi, les ressemblances perçues sont trop réductibles en ce cas à l’anthropomorphisme, mais nul doute que débarrassés de ces adjonctions contestables et réduits à l’essentiel, ces faits ne soient analogues au moins pour leur génèse à ceux du véritable mimétisme), phénomènes dont j’ai rapporté quelques-uns plus haut (exemples du Smerinthus ocellata, du Caligo, de la chenille du Chœrocampa Elpenor) et dont l’exhibition soudaine d’ocelles par la mante dans l’attitude spectrale, quand il s’agit de paralyser la proie, n’est pas la moindre?
Le recours à la tendance magique de la recherche du semblable ne peut d’ailleurs être qu’une première approximation, car il convient d’en rendre compte à son tour. La recherche du semblable apparaît comme un moyen, sinon comme un intermédiaire. La fin semble bien être l'assimilation au milieu. Ici, l'instinct complète la morphologie : le Kallima se place symétriquement à une véritable feuille, l’appendice de ses ailes inférieures à la place qu’occuperait un véritable pétiole ; l'Oxydia se pose perpendiculairement à l’extrémité d’un rameau car la disposition de la tache qui figure la nervure médiane l’exige ainsi ; les Clolia, papillons du Brésil se disposent en file sur de petites tiges de façon à figurer des clochettes, à la manière d'un brin de muguet par exemple (52).
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C’est ainsi une véritable tentation de l'espace.
D’autres phénomènes d’ailleurs concourent à la même fin, comme les prétendus «revêtements protecteurs ». Les larves d'éphémères se façonnent un fourreau-étui avec des brindilles et des graviers, celles des Chrysomélides avec leurs excréments. Les crabes oxyrhinques ou araignées cueillent au hasard et plantent sur leur carapace les algues et les polypes du milieu où ils vivent et «le déguisement apparaît comme un acte d’automatisme pur » (53) car ils se vêtent de tout ce qu'on leur propose, y compris des éléments les plus voyants (expériences d’Hermann Fol 1886). Ce comportement, en outre, dépend de la vision, car il n'a lieu ni la nuit ni après l’ablation des pédoncules oculaires (expériences d'Autivillius, 1889), ce qui indique encore qu’il s'agit d’un trouble de la perception de l’espace.
En somme dès l’instant qu’il ne peut plus être un processus de défense, le mimétisme ne peut être que cela. Du reste, la perception de l’espace est sans nul doute un phénomène complexe : l’espace est indissolublement perçu et représenté. A ce point de vue, c'est un double dièdre changeant à tout moment de grandeur et de situation (54): dièdre de l'action dont le plan horizontal est formé par le sol et le plan vertical par l’homme même qui marche et qui, de ce fait, entraîne le dièdre avec lui ; dièdre de la représentation déterminé par le même plan horizontal que le précèdent (mais représenté et non perçu) coupé verticalement à la distance où l’objet apparaît. C’est avec l’espace représenté que le drame se précise car l’être vivant, l’organisme, n’est plus l’origine des coordonnées, mais un point parmi d’autres, il est dépossédé de son privilège et, au sens fort de l’expression ne sait plus où se mettre.
On a déjà reconnu le propre de l’attitude scientifique (55) et, de fait, il est remarquable que la science contemporaine multiplie précisément les espaces représentés : espaces de Finsler, de Fermat, hyper-espace de Riemann-Christoffel, espaces abstraits, généralisés, ouverts, fermés, denses en soi, clairsemés, etc...
Le sentiment de la personnalité, en tant que sentiment de la distinction de l’organisme dans le milieu, de la liaison de la conscience et d'un point particulier de l'espace ne tarde pas dans ces conditions à être gravement miné ; on entre alors dans la psychologie de la psychasthénie et plus précisément, de la psychasthénie légendaire si l’on consent à nommer ainsi le trouble des rapports définis ci-dessus de la personnalité et de l’espace.
Il n’est possible ici que de résumer grossièrement ce dont il s’agit, les ouvrages cliniques et théoriques de Pierre Janet étant au surplus à la portée de chacun. Au demeurant, je ferai surtout état dans une courte description d'expériences personnelles, entièrement en accord d’ailleurs avec les observations publiées dans la littérature médicale, par exemple avec la réponse invariable des schizophrènes à la question : où etes-vous ? je sais où je suis, mais je ne me sens pas à l'endroit où je me trouve (56).
L'espace semble à ces esprits dépossédés une volonté dévoratrice. L’espace les poursuit, les cerne, les digère dans une phagocytose géante. A la fin il les remplace. — Le corps alors se désolidarise d’avec la pensée, l'individu franchit la frontière de sa peau et habite de l’autre côté de ses sens. Il cherche à se voir d’un point quelconque de l’espace. Lui-même se sent devenir de l’espace, de l'espace noir où l'on ne peut mettre de choses. Il est semblable, non pas semblable à quelque chose, mais simplement semblable. Et il invente des espaces dont il est « la possession convulsive ».
Toutes ces expressions (57) mettent en lumière un même processus: la dépersonnalisation par assimilation à l'espace, c’est-à-dire ce que le mimétisme réalise morphologiquement dans certaines espèces animales. L’emprise magique (on peut véritablement l’appeler ainsi sans écart de langage) de la nuit et de l’obscurité, la peur dans le noir a sans doute, elle aussi, ses racines dans le péril où elle met l'opposition de l’organisme et du milieu. Les analyses de Minkowski sont ici précieuses : l’obscurité n’est pas la simple absence de lumière; il y a quelque chose de positif en elle. Alors que l’espace clair s’efface devant la matérialité des objets, l’obscurité est « étoffée », elle touche directement l’individu, l’enveloppe, le pénètre et même passe au travers : ainsi « le moi est perméable pour l’obscurité tandis qu’il ne l’est pas pour la lumière » ; la sensation de mystère que fait éprouver la nuit ne viendrait pas d’autre chose.
Minkowski en vient également à parler d'espace noir et presque d’indistinction entre le milieu et l’organisme : « L’espace noir
m’enveloppe de toutes parts et pénétrant en moi bien davantage que l’espace clair, la distinction du dedans et du dehors et par conséquent aussi les organes des sens en tant qu’ils sont destinés à la perception extérieure ne jouent ici qu’un rôle tout à fait effacé » (58).
Cette assimilation à l’espace s’accompagne obligatoirement d’une diminution du sentiment de la personnalité et de la vie ; il est remarquable en tout cas que chez les espèces mimétiques, le phénomène ne s’effectue jamais que dans un seul sens (59) : l’animal mime le végétal, feuille, fleur ou épine et dissimule ou abandonne ses fonctions de relations.
La vie recule d'un degré. Quelquefois, l’assimilation ne s’arrête pas à la surface: les œufs des Phasmes ressemblent à des graines non seulement par leur forme et leur couleur, mais aussi par leur structure biologique interne (50). D’autre part, des attitudes cataleptiques aident souvent l’insecte dans son insertion dans l’autre règne : immobilité des charançons, tandis que les Phasmides bacilliformes laissent pendre leurs longues pattes, sans parler de la rigidité des chenilles arpenteuses dressées toutes droites qui ne peut pas ne pas évoquer la contracture hystérique (61). Inversement le balancement machinal des mantidés n’est-il pas comparable à un tic?
Dans la littérature, entre autres, Gustave Flaubert semble avoir bien vu la signification du phénomène, lui qui conclut la Tentation de Saint-Antoine par le spectacle d’un mimétisme général auquel l’ermite succombe : « les végétaux maintenant ne se distinguent plus des animaux... Des insectes pareils à des pétales de rose garnissent un arbuste... Et puis les plantes se confondent avec les pierres. Des cailloux ressemblent à des cerveaux, des stalactites à des mamelles, des fleurs de fer à des tapisseries ornées de figures ».
Voyant ainsi les trois règnes de la nature rentrer l’un dans l’autre, Antoine subit à son tour la séduction de l’espace matériel : il veut se diviser partout, être en tout, « pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière être la matière. » L’accent est sans doute mis sur l’aspect panthéiste et même conquérant de cette descente aux enfers, mais celle-ci n’apparaît pas moins ici comme une forme du processus de la généralisation de l'espace aux dépens de l’individu, à moins qu’on emploie le vocabulaire psychanalytique et qu’on parle de réintégration à l’insensibilité originelle et à l’inconscience prénatale : querelle de langage.
Des faits convergents apparaissent dans l’art pour peu qu’on les y cherche : ainsi les extraordinaires motifs de la décoration populaire slovaque qui sont tels qu’on ignore s’il s’agit de fleurs qui ont des ailes ou d’oiseaux qui ont des pétales ; ainsi les tableaux peints vers 1930 par Salvador Dali où, quoi qu’en dise l’auteur (62), ces hommes, dormeuses, chevaux, lions, invisibles, sont moins le fait d’ambiguités ou de plurivocités paranoïaques que d’assimilations mimétiques de l’animé à l’inanimé.
Il est hors de doute que certains des développements précédents sont loin d’offrir toutes garanties du point de vue de la certitude. Il peut même paraître condamnable de rapprocher des réalités aussi diverses que, avec l’homomorphie, la morphologie externe de certains insectes, avec la magie mimétique, le comportement concret d’hommes d’un certain type de civilisation et peut-être d’un certain type de pensée, avec la psychasthénie, enfin, les postulations psychologiques d’hommes relevant, à ces points de vue, des types opposés.
Cependant de telles confrontations me semblent non seulement légitimes (il est tout de même impossible de condamner la biologie comparée) mais même indispensables dès qu’on aborde le domaine obscur des déterminations inconscientes. D’ailleurs, la solution proposée ne recouvre rien qui doive inciter les soupçons de la rigueur : elle insinue seulement qu’à côté de l’instinct de conservation qui en quelque manière polarise l’être vers la vie, se révèle très généralement une sorte d'instinct d'abandon qui le polarise vers un mode d’existence réduite, qui à la limite ne connaîtrait plus ni conscience ni sensibilité ; l'inertie de l'élan vital pour ainsi dire.
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C’est sur ce plan qu’il peut être satisfaisant de donner une racine commune aux phénomènes de mimétisme tant biologique que magique (63) et à l’expérience psychasthénique, puisqu’aussi bien les faits semblent en imposer une : cette sollitication de l’espace aussi élémentaire et mécanique que les tropismes et sous l’effet de laquelle la vie paraît perdre du terrain, brouillant dans sa retraite la frontière de l’organisme et du milieu et reculant d'autant les limites dans lesquelles, selon Pythagore, il est permis de connaître, comme on doit, que la nature est partout la même (64).
UN TOUT PETIT CHEVAL
J’ai élevé chez moi un petit cheval. Il galope dans ma chambre. C'est ma distraction.
Au début, j’avais des inquiétudes. Je me demandais s’il grandirait. Mais ma patience a été récompensée. Il a maintenant plus de 53 centimètres et mange et digère une nourriture d’adulte.
La vraie difficulté est venue du côté d’Hélène. Les femmes ne sont pas simples. Un rien de crottin dans une chambre les indispose. Ça les déséquilibre. Elles ne sont plus elles-mêmes.
“D’un si petit derrière, lui disais-je, bien peu de crottin peut sortir”, mais elle... Enfin, tant pis, il n'est plus question d’elle à présent.
Ce qui m’inquiète, c'est autre chose, c'est, tout d’un coup, certains jours, les changements étranges de mon petit cheval. En moins d’une heure, voilà que sa tête enfle, enfle, son dos s’incurve, se gondole, s’effiloche et claque au vent qui entre par la fenêtre.
Oh! Oh! Oh! Oh!
Je me demande s’il ne me trompe pas, à se donner pour cheval ; car même petit, un cheval ne se déploie pas comme un pavillon, ne claque pas au vent, fut-ce pour quelques instants seulement.
Je ne voudrais tout de même pas avoir été dupé, après tant de soins, après tant de nuits que j’ai passées à le veiller, le défendant des rats, des dangers toujours proches, et des fièvres du jeune âge.
Parfois, il se trouble de se voir si nain. Il s’effare, ou bien, en proie au rut, il fait par dessus les chaises des bonds énormes et il se met à hennir, à hennir désespérément.
Les animaux femelles du voisinage dardent leur attention, les chiennes, les poules, les juments, les souris.
Mais, c'est tout. " Non, décident-elles, chacune pour soi, collée à son instinct. Non, ce n'est pas à moi de répondre. ”
Et jusqu’à présent aucune femelle n’a répondu. Mon petit cheval me regarde avec de la détresse, avec de la fureur dans ses deux yeux. Mais qui est fautif? Est-ce moi?
RENTRER
J’hésitais à rentrer chez mes parents. Quand il pleut, me disais-je, comment font-ils? Puis je me rappelai qu’il y avait un plafond dans ma chambre. “N’empêche! ”, et, méfiant, je ne voulus rentrer.
C'est en vain qu’ils m’appellent maintenant. Ils sifflent, ils sifflent dans la nuit. C'est en vain qu’ils usent du silence de la nuit pour arriver jusqu’à moi, pour me prendre au dépourvu. C’est en vain.
BOURREAU
Vu la faiblesse de mon bras, je n’eusse jamais pu être bourreau. Aucun cou, je ne l’eusse tranché proprement, ni même tranché du tout, non seulement ma hache eût buté sur l'obstache impérial de l’os, mais aussi sur les muscles de la région du cou entraînés comme ils sont à l’effort, à la résistance.
Mais un jour se présenta pour mourir un condamné au cou si blanc, si frêle qu’on se rappela ma candidature au poste de bourreau; on conduisit le condamné à ma porte, on me l’offrit à tuer.
Comme son cou était délicat et oblong, il eût pu ête trranché comme une tartine. C’était vraiment tentant.
Toutefois je refusai poliment, tout en remerciant vivement
Presqu’aussitôt après je regrettai mon refus, mais il était trop tard ; déjà le bourreau ordinaire lui tranchait la tête.
Il la lui trancha communément, ainsi que n’importe quelle tête, suivant l’usage qu’il en avait, inintéressé, sans même voir la différence.
Alors je regrettai, j’eus du dépit et me fis des reproches d’avoir, comme j’avais fait, refusé par politesse, hâtivement et presque sans m’en rendre compte.
ON VEUT VOLER MON NOM
Tandis que je me rasais ce matin, étirant et soulevant un peu mes lèvres pour avoir une surface plus tendue, bien résistante au rasoir, qu’est-ce que je vois? Trois dents en or! Moi qui n’ai jamais été chez le dentiste. Pourquoi? Pour me faire douter de moi, et ensuite me prendre mon nom de Barnabé. Ah ! ils tirent ferme de l’autre côté, ils tirent, ils tirent.
Mais, moi aussi je suis prêt, et je le retiens. " Barnabé, Barnabé ”, dis-je doucement, fermement ; alors de leur côté tous leurs efforts se trouvent réduits à néant.
QUAND LES MOTOCYCLETTES RENTRENT A L’HORIZON
La seule chose que j’apprécie vraiment, c'est une motocyclette. Oh! Quelles jambes fines, fines, fines!
A peine si on les voit.
Et pendant qu’on admire, déjà, tant elles sont rapides, elles regagnent prestement l’horizon qu’elles ne quittent jamais qu’à grand regret.
C'est ça qui fait rêver! C'est ça qui fait pisser rêveusement les chiens contre les arbres ! C'est ça qui nous endort à tout le reste, et toujours nous ramène recueillis aux fenêtres, aux fenêtres aux grands horizons.
LA MANIÈRE BLONDE
Le Style moderne est fait de milliers d’interférences à l’extrême pointe de la civilisation, pointe de cristal ou mieux, Stalactite de glace extrêmement fragile. C'est d’une pointe semblable dont le graveur se sert pour tracer sur la plaque de cuivre des lignes affolantes de ténuité, et, de derrière ce buisson de lignes géométriques, surgit la tête du faune par exemple.
Il fallait qu’André Beaudin interprétât avec toute l’agilité qu’on demande à un artiste moderne le poème de Virgile, un vieux livre d’école poussiéreux, une difficile version latine dont on ne perd pas facilement le souvenir. Il fallait donc que l’image un peu falote de Tityre, traversant la mémoire du collégien, devînt, sous l’inStrument du dessinateur, le parfait murmure classique de la source au fond des bois.
Plusieurs aspects du problème se présentaient. Ou bien faire une transposition architecturale du poème, en usant d’un trait en fil de fer ou en ajoutant à l’acide une bonne dose d’humour moderne, mais le texte? N’en pas tenir compte c’était donner dans une facilité abusive. Ou bien, et c’eSt la voie que préféra Beaudin, se jouer en apportant une exceptionnelle gravité à son ornementation. Avec cette étrange liberté qui crée une zone de joie autour d'une œuvre, l’artiste parvint à donner à ses eaux-fortes un poli semblable à celui du marbre antique. Ainsi les formes s'estompent, les visages s'effacent et n'en deviennent que plus précieux. Il ne s’agit plus du traditionnel mariage de raison de l’antiquité et du monde moderne, mais sinon d’un mariage d’amour, du moins d'une charmante aventure sentimentale.
De cette manière aussi le symbolisme du poème devient tout à fait présent, c’est-à-dire mouvementé. Le taureau de Pasiphaé retrouve son essence divine et tout l'appareil des nymphes et des faunes s’agite, sans déplacer les lignes, avec juste ce qu'il faut pour nous émouvoir.
Il faut noter ici qu’on trouve dans ces eaux-fortes une belle originalité technique. Le rythme est obtenu par le conflit des lignes et chaque masse colorée a des directions différentes. C'est ce qui donne à ces planches ce caradète aérien, cette blondeur de ton. La "manière" blonde , c'est bien cela que Beaudin a révélé.
Jacques BARON
APPLIQUÉE
La maison s’ornait de quatre bévues avec une devinette pour entrée. En face, perchés sur une fine à la portée, quatre mannequins de mauvais goût, bien cravatés, de leur ombre noire et blanche garnissaient la rue. La clé servait de girouette. Jusqu’au jour où tout cassa. L’enfant poliment dit " Merci, mais je passe mes jours à rebours; je n’ai que faire de vos conseils ”.
Appliquée mise au monde, toutes vertus voguèrent. Sa main, dont la sœur avait été placée au travers de la place à plaisir pour nuire à la circulation, tenait du faux bijou et du rien-qui-se-mange.
Les paupières battent. D’étranges petites filles attendent les fêtes, dans le ravissement, pour les mieux regretter ensuite. Elles jonchent la terre, on les prendrait pour de dolentes pelotes de laine, si leurs doigts ne bougeaient, dessinant, avec l’ardeur des solitaires, des bonshommes tenant le soleil en laisse ou le laissant fondre entre leurs lèvres, des bonnes femmes gréées en naufragées ou barbouillées de toilettes à pois.
Appliquée mise en scène. Tout entière se pavanant sur le sable son ami et des ailes qui applaudissent creusent leur nid pour ses coudes et ses genoux jamais las. L’approche du soir est redoutable : l’appel, le nom soudain jeté, absurde, un tintamarre de lourdes chaînes sur les paliers de l’écho, la déroute.
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Elle s’éveille. Elle est seule dans son lit. Que n’a-t-elle une horloge pour l’arrêter? Appliquée penche la tête, écoute. Le silence la fait rire. Longue chute de ses cheveux noirs sur son corps minable.
Appliquée passe une robe transparente. Dessous, elle a noué tant de rubans qu’une grande tiédeur l’habille de mousse et d’animaux tranquilles. Elle lèche ses doigts. Le tour de sa bouche à des saveurs d’étincelle.
Sur l’édredon le lac des Fausses. Sur le tapis, en lentes processions rectangulaires, Appliquée multiplie ses pieds nus et les chemins qui ne mènent nulle part.
Elle sait le printemps par cœur et se le répète : " Neige en mâchefer, cervelle nouvelle, fruits sans noyaux, deux filles à jouer, souris d’écume, jambes au galop, je croule ”. La nuit fêlée reprend de sa voix de fenêtre. Mille mouches dorment.
Appliquée fait la cour à l’image qu’elle se forme d’elle-même. Comment ne pas être deux quand on se sent si seule? Comment, quand on est si secrète, ne pas rêver d’une confidente? Cette fois, ce sera Amimère, la toute-belle, la sucrée qui n’a pas de dos et qui parlait, tout à l’heure, en dormant.
Appliquée craint la campagne, ses champs tachés de froid, ses corbeaux éteints, ses masures si éloignées l’une de l’autre qu’elles traduisent crûment l’immensité de la haine, pour toujours. Amimère, pieds nus, ignorante, est juchée sur un rocher, moulin d’oiseaux.
Elle fait signe à Appliquée de venir s’asseoir dans un des bosquets de roses de la mer qui bat la cloison. Le ciel tourne mal. La carte consultée trop tard, on est perdu. Il faudra s’en retourner par le tunnel des Danaïdes. En attendant, la double anguille profite de sa liberté. Elle joint les mains et ferme un œil. Dans le parloir mille précautions à prendre, le velours à ne pas ternir, les murs à ne pas marquer, mille précautions à prendre, mais tout à toucher. Amimère se cache, elle a peur. Appliquée lui a pris son masque, pour tout partager. Amimère est blottie au fond du lit. Appliquée, la rage aux dents, les yeux vides, mange les lèvres de son masque, comme des braises. Elle n'a plus de salive. Rien ne diffère de la mort, sinon le feu. Le lit noir, immobile, a besoin d’une leçon. Il moulera la lave, on l’ensevelira dans des cendres blanches.
Et la foudre apporte l’oubli.
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Sensible lendemain, poussière secouée au soleil, comme un grand échassier fou. Flèche fine du dernier frisson. Le jouet n'a plus une goutte de sang. Non cette enfant d'hier, ardente, intacte, mais un chiffon vide contre un mur. Et une voix qui anonne, définitivement.
Paul ELUARD.
BORÈS
“J ai exprimé l'inexprimable.”
A. Rimbaud.
CETTE sorte de fixation synthétique de la réalité qui forme la caractéristique la plus marquante de l’art espagnol, est particulièrement évidente chez Borès. Si l’Espagne eSt la nation qui, au point de vue artistique comme au littéraire a donné naissance aux plus étonnants inventeurs, c’est qu’elle connut la chance de n’être pas empoisonnée par l’antiquité et que, d’autre part, la catholicité espagnole hoStile à l’art païen de la Renaissance s’opposa de toutes les forces de son mysticisme aux jeux d’imitation de la plastique italienne.
L’histoire de l’art espagnol abonde en noms d'artistes créateurs, sans compter les inconnus. Alonzo Berruguete et l‘Estilo Monstruoso, l’architecte Herrera, le Le Corbusier du temps, et la réaction de son " Estilo desornamentado ”, le Baroque, et puis Valdès Leal, Le Greco, Moralès, Churriguera ou Goya sont les ancêtres des Picasso, des Gaudi, des Juan Gris, des Miro, des Dali et des Borés. Ce trait héréditaire que les artistes espagnols les plus personnels furent forcés à ne pas s’inspirer de modèles artistiques et encore moins de les refaire, devait naturellement les inciter à demander soit à leur imagination, soit aux circonstances historiques ethniques des sources d’inspiration concordant avec leur personnalité.
D'autre part un climat qui ne connaît pas la mollesse, une nature âpre, virulente et toute en contrastes, une histoire particulièrement mouvementée, l’invasion des Maures, l’Inquisition, le Saint-Office, la Compagnie de Jésus, tous ces événements et ces états pouvaient suffire à inspirer un art rigoureusement autochtone et que. bien entendu l’Académisme espagnol s’efforça de détruire.
Une réalité si pleine de relief, si continuellement renouvelée constituait un " matériau ” d’inspiration que l’eSthétique d’un pays voisin, fut-ce l’Italie, ne pouvait détourner de sa destinée propre. La Renaissance italienne refit l’Antiquité, l’art espagnol s’inventa lui-même. Au point même que la technique italienne n’exerça sur lui qu’une influence sans lendemain et sans valeur et que le succès des Vénitiens en Espagne dut son rayonnement partiel surtout à cet engouement pour la couleur que la péninsule ibérique hérita sûrement de la civilisation maure.
De sorte que les plus authentiques artistes espagnols ne furent toujours que des primitifs. Et si l’Espagne fut si féconde en véritables “ phares " suivant l’expression baudelairienne, c'est que ses artistes, au lieu d'améliorer (ou d’amoindrir) la leçon des écoles étrangères, furent de vrais fils de leurs œuvres et toujours venus en sabots dans un pays qui n’était pas celui de l'Art mais celui où ils éprouvaient simplement le besoin d’exprimer leurs émotions plastiques.
Il faut admirer cet exemple : la littérature picaresque si riche en cas particuliers et admirables n’exerça aucune influence sur la peinture espagnole. C'est à la réalité seule que cette dernière doit la vie qu’une technique sans doute plus ou moins faible n’empêcha pas d’exercer la séduction que l’on sait et cette influence si féconde sur les artistes très jeunes qui, avec Cézanne, comprirent qu’en art l’on reste plagiaire si l’on n'est révolutionnaire.
C'est dans ce sens que Borès a pris une place si rare parmi les vrais " Peintres de la Réalité ” chers à André Lhote, ceux du “carrefour où se croisent le réel et l’illusion ”.
L’Impressionnisme, surtout dans ses esquisses, avait réussi à créer des instantanés analytiques. Dans les toiles réalisées il avait fixé ses “ impressions ” en sortes d'instantanés-posés, d’improvisations préparées à l'avance, si l'on peut dire. L’intention de Borès est de fixer sur la toile l’éternel renouvellement des choses. A l'analyse dynamique de certaines impressions il oppose leur synthèse. Disons encore, pour suivre la mode et tant que l'expression demeure compréhensible, que cette peinture est toute dialectique, elle aussi. Elle se meut en une sorte de mouvement perpétuel où les discussions plastiques jaillissent puis rebondissent comme les répons des chants liturgiques. Mais dans chaque phrase est inscrite une pensée plastique, et toutes ensemble impriment à la toile un rythme général qui forme une tonalité également plastique chargée d'assurer à l’œuvre sa densité et légitimer son rôle de présentation immobile.
La plus attirante des qualités de Borès est certainement cette étonnante diversité que vous rencontrerez chez tous les vrais maîtres espagnols de race.
Cette vertu est l'une des conditions de ce refus à se plier à une discipline scolastique en même temps que le signe de la plus féconde des inquiétudes.
Tout l’art italien, subordonné à la magnificence de la technique ne cherche son développement que dans le perfectionnement de ses moyens, puisque d’esthétique proprement dite il n’en fut plus question dès la Renaissance. Et Raphaël après avoir perfectionné le Pérugin, ne visa qu’à dépasser Michel-Ange lors qu’il eut fouilé en secret ce Jugement dernier que le Buonarroti cachait jalousement.
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Il est dans la nature des vrais créateurs de remettre tout en cause à chacune de ses œuvres. Je ne connais pas deux toiles de Borès où le même problème ait été posé. Et ceci est la clef du perpétuel rebondissement d'une œuvre toute de jeunesse, d’ingéniosité, de profondeur, de transparence et d’invention colorée.
Maurice RAYNAL
NUITS ROMANTIQUES SOUS LE ROI SOLEIL
Abraham van Diepenbeeck, né à Hertogenbosch en 1596, se fixe dès 1623 à Anvers où il doit vivre jusqu'en 1675, n’en sortant plus que pour voyager en France, Italie ou Angleterre. D’abord élève de son père Jan et comme lui peintre verrier, il dessine aussi en vue de la gravure sur cuivre, notamment pour les éditions plantiniennes. Plus tard, il s’adonne à la peinture de tableaux, sans dégager sa manière des influences conjuguées de Rubens et de van Dyck.
Son œuvre chalcographié est considérable : plus de cinq cents planches, assure-t-on, dont une seule paraît gravée par lui-même. Mais il importe davantage d’accuser les deux tendances qui s’y affrontent : tantôt un classicisme appliqué, conformiste et sans accent : tantôt un génie bizarre, tour à tour médiéval dans les danses macabres, symboliste dans les scènes mythologiques, réaliste dans les paysages.
Ces contrastes singuliers se retrouvent dans les Tableaux du Temple des Muses, publiés en 1655 à Paris, chez Antoine de Sommaville et dont certaines compositions ne laissent pas d’affliger secrètement leur commentateur, Michel de Marolles, abbé de Villeloin. " L’auteur de ces peintures ” écrit-il en manière d’apologie “ s’est contenté de s’égayer dans des imaginations poétiques qui ont parfois beaucoup de rapport aux rêveries d’un malade. ” Sans doute l’abbé méconnaît-il qu’un recueil ouvert par la figuration du Chaos et clos avec celle du mythique Palais du Sommeil se place ainsi tout entier sous l’invocation de la Nuit... C’est elle, la magicienne qui prête à l’artiste, prisonnier d’une discipline imposée, ses pouvoirs illimités d’évasion et de métamorphose.
Dès lors, à peine verra-t-on l’un des Gémeaux monter au ciel tandis que l’autre en descend : la fraîcheur de i’aube, le mystère de la nuit finissante, voilà ce que révèle l’ample et calme composition de Castor et Pollux. L’érudit Marolles cependant, insensible avec toute son époque au spectacle de la nature, s’obstine à ne retracer que la fable.
Ainsi encore, devant la dramatique et — pourquoi se refuser à l'écrire? — romantique interprétation des Dioscures, notre auteur invente cet exode : "La tourmente qui est si naïvement représentée dans ce Tableau, est une chose affreuse". Ce qui d’ailleurs ne le retient pas de joindre une analyse exacte à une description éloquente : « Ce grand Navire qui n’agueres avoit son mas dressé et ses Vol tenduës, ne scauroit presque résister à la furie des soufles qui l’emportent à leur gré, en dépit du travail et de l’adresse des Matelots... Le Tonnerre gronde furieusement' un grand éclair qui ébloüit les yeux, entrecoupe la nuë, et fait un jour incertain au milieu de la nuict, les cordages mugissent, et la gresle et la pluye qui se meslent avec les vents augmentent l’effroy de la tempeste. Cependant le Pilote ny les habiles Nauchers ne desesperent pas d’eviter le naufrage. Ces deux lumières qu’ils aperçoivent au dessus de la hume, leur met dans le cœur cette douce consolation. Ils reconnoissent les freres jumeaux Pollux et Castor, qui empeschent les Navires de périr, quand les vents renversent la Mer, et qu’une nuict humide dérobe la veüe du Ciel... Ils se viennent donc poser sur la hune ou sur les antennes des Vaisseaux, pendant les grandes tourmentes, en forme de feux étincelans, comme ils sont icy représentez : et cela est un signe infaillible que la Mer se doit bien-tost appaiser.
Voici maintenant Léandre nageant, pour rejoindre Héro, à travers flots et ténèbres : "Ce nageur est bien téméraire de s’estre jetté en Mer par un temps si fascheux. Voyez cette nuée grosse d’orage, qui renouvelle une tempeste qui dure depuis six jours. Ce ne peut estre que l’Amour qui ait engagé Leandre dans un si grand péril : aussi le voit-on dépeint voltigeant après luy pour l’encourager en luy montrant la route qu'il doit tenir". Mais rien ne saurait lui épargner le sort qui l'attend : " Enfin il périt sur les mesmes eaux, qui l'ont porté tand de fois la nuit au chasteau de Seste, d’où la belle Hero estoit si soigneuse de l’éclairer par le fanal qu'elle allumoit sur le haut de sa tour. Ha, de quelle douleur ne sera-t-elle point saisie, quand elle verra son corps noyé que la vague aura jetté sur le rivage ! ” Ici comme ailleurs, pour Michel de Marolles, les données de la tragédie sont d'ordre exclusivement humain. Ces données, au contraire, van Diepenbeeck les transpose dans le conflit naturel entre les éléments et l’homme qui tâche à les vaincre : vision cosmique, étrangère à l’esprit du " grand siècle "
PAOLO UCCELLO
Le renversement de valeurs par lequel s’est amorcée, au début de notre siècle, une recherche de formes nouvelles dans tous les domaines de l’esprit et de la vie, engendra, en même temps qu’un art moderne, une nouvelle façon de considérer la peinture du passé. On fouilla par affinité élective dans les époques, pour trouver des créations formelles qui apparussent directement, presque crûment, point encore affaiblies dans leur force originelle par une attitude trop classique ou par un sentiment impressionniste fatigué. Il s’agissait de retrouver les principes élémentaires de l’art qui, pendant des milliers d’années s’étaient montrés efficaces dans toutes les époques créatrices, et dont la structure d’airain se cachait sous les vêtements changeants du temporaire. Il apparut alors que pendant la prime Renaissance, comme en témoignait notamment l’œuvre de Paolo Uccello (1397-1475), on avait lutté pour résoudre des problèmes semblables à ceux qui venaient se poser à nouveau.
C’est ainsi que renaissent à une nouvelle vie au cours du temps des figures négligées. Aucun siècle ne comprend tout à fait les grands. Car chaque fois qu’ils reprennent vie pour une certaine époque, on les applique aux problèmes de cette époque qui ne les comprend qu'en fonction de ce rapport.
Dans cette chaudière bouillonnante de forces nouvelles encore inexplorées, de valeurs immuables et éternelles et de formes mourantes et usées que fut Florence au début du Quattrocento, sans doute semblable à notre époque, se produisit tout à coup un nouveau mouvement décisif de l’art plastique, inexplicable prodige de l'esprit, dont Vasari déjà s’était senti ébranlé par la grandeur. Les œuvres pleines d’idées révolutionnaires, témoignent d’un bouleversement général de la conception. Les dogmes, jusqu’alors liens sacrés, sont brisés, des forces jaillissent à la lumière du jour, dont le dynamisme créateur fait éclater l’écorce des conventions. Nous sommes ici en présence des manifestations de la force créatrice originelle de l’homme. Au delà du bien et du mal, du beau et du laid, ces nouvelles formes sont nées de la puissance imaginative, produits des forces vitales primitives.
Les revendications des grands esprits de la prime Renaissance étaient orientées vers un retour à la nature, comme celles de toutes les époques révolutionnaires : signe d’une nostalgie de l’originel, de l’élémentaire, et en art, du besoin d’une nouvelle primitivité. Uccello, fils de médecin, la trouve dans les mathématiques. Il rencontre des formes cubistes, tectoniques que l’on n’avait point encore osées avant lui. Andrea del Castagne (1423-1457), paysan, et qui le demeurera toute sa vie, est poussé, lui, vers une primitivité plastique, une brutalité des formes qu’il oppose consciemment à la géométrie élémentaire d’Uccello. Ses personnages sont rudes comme les paysans, ses formes lourdes et grossières comme les chênes-verts aux racines noueuses des Apennins où il passa sa jeunesse. On songe aux sculptures étrusques ou bien, lorsqu’il représente la Cène à Santa-Apollonia, aux joueurs de cartes de Cézanne.
Uccello, par contre, évoque les statues égyptiennes ou archaïques ou bien la peinture cubiste.
La mathématique brutale d’Uccello apparaît sans précédents dans la peinture italienne, mais elle demeurera aussi sans conséquences. Elle surgit tout à coup comme un jaillissement nécessaire du destin, rompant la continuité du développement traditionnel pour renouer avec un passé très lointain. On sent le déploiement efficace de cette puissance qui se manifestait dans les églises romanes aux voûtes lourdement bâties, aux volumes cyclopéens. Le gothique lui aussi a connu une tectonique abstraite ; mais son style reste transcendental, sa mathématique supra-terrestre. On ne saurait, pour lui, parler d’architecture de formes à trois dimensions. Chez Uccello, à l’encontre du constructivisme gothique, les formes s’arrondissent ; une surface plane devient une sur face sphérique à trois dimensions. Vasari ne compare-t-il pas à un arc-boutant formidable le corps de l’enfant noyé de la fresque du Déluge au Chiostro Verde? Sous le galbe, le volume du corps s’enfle jusqu’à atteindre un paroxysme de plasticité. Une nouvelle substantialité de la forme se manifeste, car la surface même n’apparaît plus que comme l’enveloppe d’une puissance dynamique agissant d’elle-même au fond de l’objet. Au début du Quattrocento, Brunelleschi invente une nouvelle architecture dont la simplicité d’expression répond à la clarté mathématique des formes fondamentales qui déterminent le squelette de la construction architectonique. L’architecte retrouva l’originel dans les lois élémentaires de la mathématique euclidienne, dans le cercle et le carré, la sphère et le cube ; obéissant aux lois de la Règle d’Or, les formes s’ordonnent et s’agencent dans une harmonie et une symétrie jusqu’alors inconnues. L’homme de la Renaissance considérait l’univers comme statique et géométrique : la nature, c’est l’ordre : il appartient à la raison humaine de dévoiler l’ordre mathématique de la nature et de le répéter dans l’art par l’application des mêmes lois. Comme Dieu qui en secret créa le monde, selon les lois de la mathématique, de même le génie à son tour, créera son univers semblable à Dieu.
Chez Uccello qui s’empare des formes architecturales de Brunelleschi, la forme constructive devient une fin en soi dans la peinture. Presque tous les artistes qui suivirent lui ont emprunté sa perspective, aide-moyen d’un constructivisme. Personne après lui, cependant, n’osa utiliser le cube jusque dans ses possibilités ultimes. Tout le visible : nature, bêtes, hommes, est considéré par lui selon les formes secrètes fondamentales qui gisent cachées sous la surface apparente. Hanté par la recherche de l’absolu, il passa au filtre de ses rêves de formes les éléments du monde visible, jusqu’à obtenir enfin la figure cristalline de l’objet.
Galilée a défini ainsi la conception de l’univers de la Renaissance : « Le livre véritable de la philosophie, le livre de la nature, est écrit en caractères étrangers à notre alphabet. Ces caractères sont les triangles, carrés, cercles, sphères, pyramides, cônes et autres figures mathématiques. » Et, pour soutenir cette affirmation que « ce livre ne peut être lu qu’à l’aide de la mathématique », il fait appel à Platon. Mais déjà dans les théories d’art de la prime Renaissance, par exemple chez Léon-Raptista Alberti dont le Traité de la Peinture fut écrit vers 1435, le platonisme, grâce aux œuvres de Nicolas Casanus, prend une grande place.
Uccello, lui aussi, est entraîné par ce nouveau courant d’esprit.
L’influence des écrits d'Alberti explique le passage de ses premières œuvres (Histoire de la Genèse, au Chiostro Verde) encore empreintes de gothique, au style clair et objectif des fresques du cloître de San Miniato (vers 1440). En ce sens, on peut comparer les simples formes mathématiques d’Uccello aux images originelles platoniciennes. Désormais s’accentuera le besoin de placer les formes dans le temps, et de bannir tout accidentel de la construction du tableau.
Ainsi s’explique, chez Uccello, cette obsession de l’idée de la perspective, que Léonard appellera encore « le gouvernail de la peinture ». Et l’anecdote rapportée par Vasari, selon laquelle Uccello, méditant des nuits entières sur des problèmes de perspective, et dérangé dans ses réflexions, se serait écrié : « Che dolce cosa e la prospettiva ! », n’est qu’une transcription imagée de la démoniaque volonté de connaissance qui possédait Uccello et qui l’apparente à des natures telles que Léonard de Vinci.
A l'aide de la perspective, Uccello construit un espace systématisé à trois dimensions, clairement délimité, peuplé de raccourcis fantastiques, et dans lequel il détermine, selon les règles, l'emplacernent et le volume de chaque corps. Il voyait dans la perspective, terme comprenant tout un faisceau d’idées conjuguées, l'instrument propre à conquérir le monde visible et à l’ordonner. Ainsi, loin de tout naturalisme, ce monde représente une abstraction de la réalité d’une hardiesse inouïe ; mais Uccello ne tombe jamais dans une construction schématique. Le dessein perspectif des Offices représente-t-il encore l’image d’un calice? Des objets de la réalité, Uccello ne se sert plus qu’en guise de matériaux pour faire surgir un monde fabuleux soutenu par les lois de la mathématique euclidienne.
Dans les tableaux de bataille, les œuvres les plus illustres qui se trouvent aujourd’hui dans les musées de Londres, de Paris et de Florence, mais qui, à l’origine, ornaient une salle du Palazzo Medici-Riccardi à Florence (elles datent des années 1456-1458 environ), les intentions d’Uccello apparaissent nettes et catégoriques. Ces peintures représentent la bataille de San Romano, qui se termina par la victoire des Florentins sur les Viennois le 1er juin 1437 ; sujet épique qui répondait bien au goût romantico-chevaleresque et quasi-nordique de ses mécènes.
Comme Uccello a su le rendre héroïque par son style tectonique, de sorte que c’est bien l’idée de la bataille dans son éternité qu'il représente, et non un éphémère événement historique!
Une forêt de lances jaunes, brunes, rouges, de trompettes dorées, de panaches aux couleurs féeriques, une masse mouvante de cuirasses d’argent, de soldats bariolés se précipitant dans la mêlée, de chevaux bleu-noir, vert-olive ou rouge-brun, une multitude de pièces métalliques détachées, et puis un paysage cubique de rochers, de champs aux flancs des collines avec des oliviers ou de sombres bosquets : tels sont les éléments objectifs dont se sert l’inépuisable imagination créatrice d’Uccello pour construire son monde de rêve.
On entend le son aigu des fanfares, le crissement des cuirasses, le halètement de la bataille. C’est un monde où tout semble être de métal. On a comparé ses chevaux à des chevaux de carton, et l’on peut bien dire, en vérité, qu’ils les évoquent un peu par la raideur de leurs mouvements. Les chevaux d’Uccello, même comme si renversés, conservent le rythme que la construction leur assigne,
comme si celui-ci existait indépendamment de leur vie propre. Mais ces chevaux rappellent plutôt des poêles refroidis, car ces figurants ont une vie figée, et c’est à peine si l’on peut apercevoir le visage de l’un des combattants.
Ce ne sont que visières baissées, aussi diaboliquement, terrifiantes que les masques nègres : parfois, mais rarement, on aperçoit une paire d'yeux au regard fixe dans ces effroyables têtes de momie d’acier. Il n’y a presque que les éléments mécaniques qui parlent. C’est un assemblage de formes stéréométriques comme chez Fernand Léger, qui s’en est tenu uniquement a une plastique mécanique. Car l’art d’Uccello est inhumain. L'homme devient tout aussi bien que la lance ou la cuirasse, un objet formel. Des hommes naissent de la construction, et leurs formes mathématiques sont dépouillées de tout arbitraire subjectif au profit d'un effet d’ensemble. Des blocs chromatisés entrent en mouvement et les couleurs s'opposent les unes aux autres librement, bruyamment, comme des armes entrechoquées, pour faire briller les corps comme des aciers finement travaillés. Le tout est baigné par l’éclairage synthétique d’Uccello qui sépare durement les lumières et les ombres en polissant la forme cubique des corps, un éclairage de précision qui, conçu en perspective, souligne encore celle de la structure générale. Renonçant intentionnellement, semble-t-il, à rendre la lumière solaire, qui ne donne qu’un aspect relatif à l’apparence des choses, Uccello rassemble des couleurs nocturnes.
Seuls dans la nuit qui absorbe l’air et la lumière, les objets reprennent leur couleur propre, celle qu’Uccello cherchait, et l’on reste frappé surtout par une matérialité de la couleur qui ne renaîtra que beaucoup plus tard dans l’art moderne avec le morceau de peinture. Dans les tableaux de bataille, un monde rêvé de corps mystérieusement flottants est bâti, organisé rythmiquement, comme si Uccello avait voulu inscrire dans des cubes colorés la musique des sphères pythagoriciennes. Et cependant, chaque détail est construit jusque dans ses infimes parties, et le contour en est gravé avec une précision cruelle. Les lignes sont tracées d’une manière si abstraite qu’à elles seules elles évoquent déjà un volume à trois dimensions. Toutes les formes s’arrondissent ; les yeux des chevaux sont des sphères dont le dynamisme de forme est semblable à celui des oranges dorées ou rouge-sang qui flottent comme des boules de feu dans le sombre feuillage sylvestre.
Bien que toute vie semble figée dans ce monde métallique, les formes sont, elles, remplies d’une vie propre et secrète ; il se fait une égalité des objets et une manière de métamorphose des formes. Les panaches des casques, dans leurs couleurs magiques et incandescentes, se balancent comme de monstrueuses têtes de serpents et semblent se muer en de fantastiques fougères de forêts vierges. Un espace vide mais cubique prend la même signification qu’une masse de personnages formant un bloc. Il se fait un emboîtement des formes, un jeu des éléments stéréométriques, et ce qui parle, comme par exemple dans la fresque du Déluge du Chiostro Verde, ce sont les intervalles, les rythmes, La densité et le poids de masses géométriquement organisés, et leurs rapports entre eux ou avec l’ensemble.
C’est sans doute quelques années après les batailles, vers 1460, qu’Uccello exécuta le panneau de Cassoni représentant, une chasse au cerf, qui est actuellement au Ashmoleon Museum d'Oxford.
Quelle admirable richesse dans les moyens d'expression ! Semblable en cela à Donatello, Uccello paraît ne pas pouvoir épuiser en un seul style sa personnalité. Mais d’œuvre en œuvre il se tourne vers de nouveaux problèmes, et chacune d’elles semble incarner la quintessence de ses préoccupations momentanées.
L’obscurité nocturne d’une forêt — la faucille étroite et argentée de la lune surgissant de nuages bleu-noir, se peuple d’un monde bizarre de sveltes chasseurs aux couleurs fantasques, pareils aux visions fantomatiques d’un conte de fée. Tels de luisants insectes, des personnages vêtus de violet, de vert-olive et de gris, obéissant à une force motrice irresistible, s'élancent entre les troncs d’arbre d’un brun livide et les chevaux de de couleurs bleu d’acier, bruns, ivoire. La richesse de ce monde de couleurs ne saurait se décrire. Un rouge-brique incandescent surtout vous aveugle de sa lumière irréelle ; comme une chaîne de feu, il serpente à travers le vert sombre de la forêt et surgit tout à coup dans le harnachement des chevaux, sur les lances, sur les vêtements des chasseurs. L’agencement des formes répète le rythme sonore de la disposition des couleurs. Des personnages courent stylisés en forme de croix gammée, des chiens bondissent pareils à des arcs tendus, des chevaux se cabrent sous les rênes : ainsi dansent les formes et les figures comme une brillante arabesque sur le décor sombre de la forêt dont l’étendue en profondeur est scandée rythmiquement par les troncs d’arbre. Tout mouvement dans ce tableau est conçu en courbe. Les points principaux du dessin, des mouvements, coudes et genoux, et même les nez aigus des visages, semblent n’être que les points terminaux de courbes brusquement interrompues. C’est à peine si les personnages qui courent touchent le sol de leurs pieds, tant leur pesanteur est absorbée par le rythme calligraphique. Les formes paraissent dématérialisées, les êtres totalement dépersonnalisés et ornementaux. Il y a dans le parallélisme des mouvements, dans la congruité des formes et dans la correspondance des lignes, un effet mystérieux et magique, d’une magie dont les peuples primitifs et tout l’art oriental se sont servis dans leurs figurations symboliques. Dans la chasse d’Uccello renaît à une vie nouvelle cette « calligraphie magique » que l’on ne retrouvera que plus tard dans l’art moderne, dans la peinture surréaliste.
Par la stylisation rythmique, toutes les formes finissent par devenir parentes ; la formation des mains ressemble à celle des feuilles ; la formation des hommes ressemble à celle des arbres, et les fleurs offrent des ornements semblables à ceux des crinières des chevaux. Ainsi s’opère le mariage d’une claire construction géométrique et d’une rythmique accentuée des lignes, d’un fantastique de la couleur et d’un souple cubisme des figures. Impossible de séparer l’un de ces éléments de l’ensemble. Le moment fugitif de cette expérience onirique est fixé, et ce monde imaginaire épousé l’appareil de formes géométriques manié avec tant de maîtrise, qui permettra de transporter cette scène de chasse dans les domaines absolus d’une image de rêve déterminée avec une précision mathématique.
Nous constatons chez Uccello un dualisme fait de la nostalgie d'une construction simple et d’un sentiment dramatique complique, dualisme qui fut la cause des grands contrastes et des tensions qui apparaissent dans son œuvre : d’une part conception romantique, sentiment gothique extra-terrestre et sentiment primitif de la nature ; d’autre part, « une raison aiguë et méditative qui cherchait à résoudre les problèmes les plus ardus » (Vasari).
Le constructivisme d’Uccello dégage ce sentiment d’absolu et d’obsession qui n’appartient qu’au seul rêve. D’ailleurs Uccello se sert bien des couleurs du rêve. Car la lumière nocturne — nombreux sont ses tableaux où luit le croissant de la lune — pas plus que la perspective, ne saurait être chez lui qualifiée de naturaliste.
Mais c’est justement le lunaire, opposé comme le côté nocturne à l’Appolinien de la Renaissance, à l’art solaire de Piero della Francesca, qui recèle ces formes magiques dont les civilisations archaïques et primitives sont pénétrées. La lune ne semble-t-elle pas naître comme l’homme ou comme la bête et obéir aux mêmes lois de vie. Un astre qui meurt, reste enseveli, puis se met lentement à revivre. Nous savons que la lune occupe le centre de l’image de l’univers chez tous les peuples primitifs. A cela se rattachent les conceptions de la fécondité de la terre ; ainsi se forme l’unité de la pensée mythique qui met tout en rapport : lune, terre, fécondité, mort.
Ici s’ouvre une nouvelle voie pour la compréhension de la conception du monde d’Uccello dans son unité grandiose. Lui qui fut à Florence le premier « à savoir peindre animaux et paysages » (Vasari), il unit dans sa vision intérieure orientée vers l’archaïque, ces éléments d’apparence naturaliste, à une unité visuelle qui prend ses racines dans les profondeurs mythiques du rêve.
Et pourtant le cubisme magique d’Uccello persévère dans les régions de la mathématique euclidienne et continue à employer les éléments que lui livre le monde visible. C’est là qu’est le secret de l’admirable unité tectonique de son œuvre, à l’encontre de la peinture moderne qui a renoncé à l’emploi de la mathématique à trois dimensions. Au sens originel du mot, Uccello est le seul cubiste vraiment parfait que la peinture d’Occident ait jamais connu.
Georges Pudelko
OISEAUX DE NUIT
CHOUETTES ET HIBOUX
Les hiboux de nos pays ont sur la tête deux aigrettes ; les chouettes n’en possèdent pas. La classification de ces nocturnes intrigue encore le naturaliste, mais ils sont tous chats-huants pour le profane et également détestés. Comme les chauves-souris, les serpents et les crapauds, ils portent la malédiction de l’homme ; celui-ci garde en effet un vague souvenir des âges où il habitait les forêts et la peur instinctive des bêtes qui peuplent l'obscurité ou rampent dans l’ombre. Si injuste que soit la condamnation, les hiboux et les chouettes semblent se plaire à la mériter. L’être qui fuit la lumière du jour, attend l’heure d’entre-chien et-loup pour sortir et fait du tapage dans la nuit, s’expose déjà à la calomnie ; mais pourquoi aggraver encore un cas suspect par des façons d'un goût douteux vis-à-vis du roi de la création? Ne paraît-elle pas avoir des intentions diaboliques, cette Chevêche qui accompagne de son vol mystérieux le passant attardé sur la route? Elle se pose sur un fil télégraphique, puis lorsque l’homme approche, elle va percher un peu plus loin, tourne drôlement la tête de côté comme pour lui faire des grimaces et le précède ainsi jusqu’au village: d’autres fois elle s’amuse à croiser devant les phares de l'auto, présage aussi fâcheux que celui de la belette traversant la route. Et le Petit-duc se livre-t-il à un jeu excusable, lui qui s’approche de vous sur ses ailes ouatées et vous fait sursauter quand il vous frôle tout à coup à la nuit tombante? Chez l’Effraie, certains individus sont phosphorescents, parce que d’infimes particules du bois pourri avec lequel ils sont en contact dans les trous d’arbres creux, restent adhérentes à leur plumage ; l’explication est rassurante mais peut-on contempler sans émoi ces fantômes lumineux qui passent silencieusement au-dessus des champs en pleine obscurité?
Ils ont aussi un aspect effrayant au premier abord, ces nocturnes, avec leur corps redressé, dominé par une étrange tÊte : au milieu d’un disque facial surgit un bec crochu, dont la base est cachée dans les plumes, et flanqué d’une paire d’yeux qui, chose inouïe chez les oiseaux, sont braqués dans la même direction, comme ceux de l’homme ; mais leur immobilité dans les orbites force l’animal à faire pivoter drôlement sa tête pour la vision sur les côtés. Et quels yeux ! Énormes, ronds et fixes avec une pupille dilatée, entourée, chez la plupart des espèces, d’un cercle de feu qui donne au regard une expression terrifiante.
Ils sont parfois surmontés de ces deux aigrettes qu’on prend à tort pour les oreilles et qui, tantôt plantées tout droit sur la tête, ressemblent à des cornes un peu ridicules, tantôt inclinées sur les côtés du front, accentuent la rigidité de sa ligne.
La voix des hiboux leur fait aussi du tort. D’abord, pourquoi crient-ils ainsi, l'automne et l’hiver, quand tous les autres oiseaux restent silencieux? Puis les sons qu’ils émettent sont étranges. Le « hou », syllabe sourde et un peu inquiétante quand elle est lancée au milieu des ténèbres, domine dans ces appels. Passe en core pour celui du Petit-duc qui possède un timbre musical. La note de la Chevêche a aussi de la dou ceur, mais elle se change souvent en miaulement coléreux? Le Grand-duc souffle et gémit. Le « hou » du Moyen-duc est si discret qu’on l’entend à peine ; on dirait qu’il est murmuré, pour vous intriguer, par un humain facétieux grimpé sur un arbre. L’Effraie semble déchirer brusquement un morceau de toile, dans la paix du soir. Quant à la Hulotte elle dépasse toute mesure ; son ululement, célébré par Shakespeare, est assurément magnifique dans le mystère de la forêt nocturne, mais il s’accompagne de vociférations invraisemblables : plainte d’un enfant abandonné dans les bois, jappement d’un roquet égaré ou rire d’un homme qui a perdu la raison?
Dès que la lumière du jour paraît, hiboux et chouettes gagnent leur retraite. Là encore, rien dans leurs habitudes n’est fait pour attirer la sympathie. Ils se plaisent dans les lieux délabrés, les ruines, les vieux clochers où la bise gémit parmi l’enchevêtrement des poutrelles, les moulins à vent abandonnés, les fuies que le roucoulement des pigeons n’égaie plus. S’ils habitent les bâtiments d’une ferme, c’est dans les greniers qu’ils vont loger, au milieu des toiles d’araignée poussiéreuses.
Faut-il donc s’étonner que l’imagination de l’homme ait créé autour des hiboux un réseau de fables sinistres? Seule la Chevêche a été gratifiée d’une belle légende. Les Grecs avaient fait d’elle la compagne de Pallas Athéné, sans qu’on s’explique bien si la petite chouette doit cet honneur à son air de gravite ou à la bouffonnerie exprimée par certaines de ses attitudes et qu’on regardait peut-être à Athènes comme une forme de la sagesse. Mais pour tous les autres membres de la famille nocturne, il y a unanimité d’opinion: ils portent malheur. Sur leurs ailes silencieuses les âmes des revenants hantent les lieux dont la mort les a bannis ; leur cri, autour de la maison, est un présage de décès prochain ou de cet autre malheur, une grossesse. Que faire contre des charges si graves, amassées au cours des âges?
C’est peine perdue que d'essayer de convaincre le paysan de l’utilité des chouettes et des hiboux, insignes destructeurs de rongeurs.
L’homme éclairé lui-même n’a-t-il pas la chair de poule quand il les entend ululer? Alors, la réaction naturelle est d’abattre la bête en toute occasion et, pour conjurer le mauvais sort, il est encore admis dans certaines régions qu’on la cloue, les ailes étendues, sur le portail de la ferme.
Si elle est seulement blessée, tant mieux ; le supplice de la crucifixion durera longtemps, car la chouette, comme le chat, a neuf vies et ne se résigne pas à mourir.
Pauvres hiboux ! Leur sort est pourtant digne de sympathie, Comment des êtres pour qui l’existence est si âpre n’auraient-ils pas une expression dure et triste? La plupart d’entre eux ne peuvent chasser que la nuit. Encore faut-il pour surprendre le campagnol et le mulot qui se faufilent dans l’herbe ou le rat d’eau qui s’aventure un instant sur la berge, que des rayons lumineux, si vagues soient-ils, tombent de la voûte céleste. Autrement, si la couche de nuages est épaisse et si le vent d’ouest pousse devant lui la bourrasque, une heure ou deux au crépuscule, autant à l’aube, sont tout ce qui reste au rapace nocturne pour apaiser sa faim. Aussi lui faut-il se hâter. A d’autres, la joie de savourer leur proie ; lui devra l’avaler tout entière si elle n’est pas trop grosse et laisser pendre un bon moment hors de son bec la queue du rat qui n’a pu trouver place dans le gosier; il dégorgera plus tard en pelotes la peau et les os de la victime. Quel loisir aurait-il pour construire, comme la plupart des oiseaux, une jolie coupe où la femelle déposerait ses œufs tout blancs? Alors il amasse simplement quelques débris dans une dépression, sur le roc ou la maçonnerie, ou bien s’empare d'un nid abandonné par la corneille ou la pie.
Pendant l’hiver, la vie du nocturne est encore plus pénible, car les rongeurs ne sortent guère de leur retraite lorsque le gel a durci la terre. Aussi, pas d’embonpoint, dans la famille aux grands yeux ronds, mais un corps tout en plumes, en tendons. Et pourtant l’appétit est grand chez ces étiques. Dès leur jeune âge ils réclament la nourriture et bien que les parents leur apportent constamment des proies, ils ne cessent de crier la faim. Les poussins du Moyen-duc lancent sans arrêt dans la nuit leur plainte semblable à celle d’une porte qui tourne sur des gonds rouillés, et ceux de l’Effraie émettent un ronflement qui ne cesse qu'à l’aube.
Quel amour le père et la mère n’ont-ils pas pour ces jeunes ! La Fontaine l’a cité comme exemple de l’aveuglement des parents sur la laideur de leur progéniture, mais elles sont vraiment jolies, ces boules de duvet blanc, gris ou beige bien que le bec crochu et un large cerne foncé autour des yeux leur donnent un air de vieilles sorcières à lunette.
Elles sont l’objet d’un dévouement sans bornes. D'ailleurs, toutes les qualités du hibou s'épanouissent dans le cadre familial. S’il est tendre père, il a d’abord donné ses preuves comme mari. Sans doute, pour des conjoints dont la vie amoureuse est enveloppée de ténèbres, il est aisé de passer pour fidèles, car la nuit peut cacher les irrégularités. Pourtant les couples sont répartis isolément sur la plaine et la montagne et restent chacun dans son canton ; donc pas de cette promiscuité sexuelle qu'engendre la vie en colonie.
En vérité, la polygamie est inconnue chez les nocturnes.
Une tendresse mutuelle, indépendante de la saison, unit les deux époux. Et qui aurait cru que la passion pût se réveiller d’abord chez ceux des oiseaux qui fuient les chauds rayons du soleil? Pourtant la plupart des hiboux n’attendent même pas que la neige ait fondu sur le sol pour se livrer aux préliminaires des noces.
Comment les chouettes et les hiboux mâles font-ils la cour à leur compagne ? On n’en sait pas grand chose. Toute violence est certainement bannie de la conquête des femelles car elles sont souvent plus grandes et plus fortes que leurs prétendants. Ceux-ci n’ont d’autres ressources que leurs charmes, la beauté de leurs attitudes et l’offrande de la nourriture, rat ou taupe dodue, fournie en temps opportun. Sans doute aussi, ces voix qui nous paraissent étranges ou sinistres dans la nuit ont le pouvoir d’éveiller l’émoi chez les belles. Une envolée hardie ou majestueuse jouera son rôle de séduction. C'est ainsi qu'on entrevoit, sur le fond du ciel étoilé le fort coup d’ailes, accompagné d'un claquement sec des rémiges, qui fait bondir en l'air le Moyen-duc amoureux. Les effraies poursuivent en vols souples et grâcieux au-dessus des bruyères. Mais par quelles autres grâces les males triomphent-ils de la résistance du sexe timide et quel rôle jouent alors les magnifiques yeux ? On voudrait imaginer une expression d'amour dans un pareil regard.
La nuit enveloppe ces mystères. La seule pariade à laquelle on ait des chances d’assister est celle des Chevêches. La petite chouette de la sage déesse, qu'on aurait pu croire plus modérée dans sa passion n'attend même pas que le soleil d’hiver soit couché pour témoigner son ardeur. Les deux amoureux sont perchés sur le faîte d'un toit, tout près l’un de l’autre, se caressant du bec. Soudain, on entend, émis à plusieurs reprises avec un accent de douceur, le "ou" suivi d’une note plus impérieuse et d'un léger battement d’ailes. Le rite nuptial est célébré et le mâle s'envole tandis que la femelle s’attarde un moment à lisser ses plumes d’un air heureux.
Pour éblouir leurs épouses, les mâles de beaucoup d’oiseaux prennent des attitudes extatiques ou guindées qui mettent bien en valeur telle ou telle partie brillamment colorée de leur plumage. Les hiboux emploient-ils ce moyen pour faire leur cour? Sans doute, au printemps des terres arctiques, par les longs crépuscules qui rejoignent l’aube hâtive, le Harfang, grande Chouette des neiges, est toujours visi ble pour sa compagne, dans la splendeur de sa robe blanche. De même le mâle de notre Effraie peut, sans risquer de passer inaperçu aux yeux de sa femelle, dresser devant elle, en pleine nuit, sa poitrine de satin immaculé; mais quels yeux, même amoureux, seraient capables de discerner dans l’ombre ces gris ou ces bruns qui s’étalent, en ondes délicates, sur le manteau de cette belle chouette?
La nature se livre avec les couleurs à des jeux souvent incompréhensibles pour nous. Elle semble fantaisiste et vainement prodigue d’effets lorsqu'elle pose quelquefois sur les ailes des phalènes nocturnes une poussière aussi brillante que sur celles des papillons du grand jour. Elle paraît au contraire rentrer dans la logique quand elle revêt les chauve-souris d’un pelage de suie. N’aurait-elle pu persister dans cette voie raisonnable lorsqu’il s’est agi du costume des rapaces qui peuplent la nuit? On dirait au contraire qu’elle s’est appliquée pour eux à graduer les bruns et les gris, à enrichir ces couleurs de teintes fauves et acajou ou bien à les éclaircir de jaune isabelle et d’ocre; et, sur ces fonds, elle a jeté du blanc, en taches et en pointillé, et du noir en lignes délicates ou en traits appuyés et largement répartis.
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C’est qu’il importait pour des êtres condamnés pendant les heures du plein jour à une impuissante immobilité qu’ils fussent protégés par ce camouflage de leur robe. Accolée le long d’un tronc d’arbre la Hulotte est à peu près invisible quand le soleil filtrant parmi les rameaux accentue encore le mélange de lumière et d’ombre sur un poitrail déjà bariolé. Il faut chercher longtemps des yeux la Chevêche, même si on l’a entendue crier à la fourche du pommier voisin, tant le gris de sa livrée se confond avec celui de l’écorce. Et, quand le Petit-duc met drôle ment sa tête à l’ouverture de la cavité d’arbre qui lui sert de refuge pendant le jour, ses deux minuscules cornes ressemblent à des picots de branchettes restés sur le tronc.
Les dures conditions d’existence, les heures de travail souvent réduites, exigent comme compensation un équipement particulier. Les hiboux en sont bien pourvus : rémiges souples qui permettent d’arriver jusque sur la proie sans éveiller son alarme; larges pupilles propres a recueillir les plus faibles lueurs, serres adroite et nerveuses, au bout de tarses protégés par une gaine de poils. Mais c’est surtout pour aménager l’ouïe, indispensable à ces nocturnes que la nature s’est surpassée : abandonnant le plan symétrique qui lui est cher, elle a imaginé une paire d’oreilles, munies d’une vaste conque sous un volet de peau qu'un jeu de muscles poulies peut ouvrir ou fermer à volonté, et dont chacune a son orifice dirigé dans un sens différent, de manière à capter les moindres sons venus de tous les côtés.
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Une centaine de proies en une seule nuit n’est pas un tableau exceptionnel à la saison des nichées pour un couple de ces chasseurs spécialisés. Il est vrai que les victimes sont souvent de taille exiguë. Le Petit-duc ne se nourrit guère que d’insectes ; hannetons, bousiers, cerfs-volants et sauterelles entrent largement dans le menu de ses plus grands congénères, mais les rongeurs constituent leur mets préféré. Il est heureux, pour les hiboux et les chouettes, que rats, souris, campagnols et musaraignes aient une activité surtout nocturne et que l'obscurité atténue chez ces peureux l’instinct de prudence. Comment d'ailleurs, ces rongeurs pourraient-ils percevoir l’approche d’ailes ouatées qu’aucun bruit dans les airs, aucune ombre sur le sol ne leur signalent. La datte aux doigts bien articulés et terminés par des ongles pointus va les saisir tandis qu’ils se faufilent parmi les décombres, entre tiges de l'herbe ou sur le tapis des feuilles mortes.
Quand les jolis lérots grimpent aux amandiers pour déchirer les coques vertes, comment pourraient-ils distinguer sur les arbres cette silhouette, inerte comme une branche, qui les guette et d'un seul coup de bec leur ouvre le crâne ? La grenouille qui coasse au bord de l’eau dans la sécurité des belles nuits est enlevée avant qu'elle n'ait pu faire le bond sauveur.
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Nous n’éprouvons guère de pitié pour ces victimes banales. Mais les passereaux ! On aimera à pouvoir absoudre les hiboux des crimes dont on les accuse aux dépends de nos chanteurs ailés. C'est malheureusement difficile. L'Effraie en sait quelque chose, elle qui surveille de ses grands yeux noirs le gîte familier des moineaux dans le lierre agrippé aux vieilles murailles ; elle se jette sur le feuillage raide, sème l'épouvante parmi les dormeurs et n’a plus qu’à choisir sa proie. Du moins, la mort est-elle prompte entre les serres de la Chouette. Elle ne pratique pas, comme l'Épervier, la terrible poursuite où le petit oiseau fuit éperdu de haie en buisson pour être aussitôt rejoint, et subit vingt fois l’agonie ; elle, c’est la surprise et la fin immédiate.
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Il faut rendre aux hiboux cette justice qu’ils ne tuent que pour se nourrir — l’homme peut-il le leur reprocher? Autrement ils sont paisibles et débonnaires. Si le Grand-duc accepte parfois le combat avec l’Aigle royal, c’est l’effet d’un conflit de prestige entre ces deux monarques ailés, celui du jour et celui de la nuit. L’Aigle n’a-t-il pas profité des heures ensoleillées pour faire la chasse aux lapins et aux perdrix de la montagne?
Pourquoi s’attarde-t-il à planer ainsi au-dessus de la forêt au crépuscule, quand c’est le tour du Grand-duc de surprendre le lièvre quittant son gîte?
Et surtout, pourquoi l’Aigle vient-il toujours en agresseur? Vis-à-vis de leurs ennemis les hiboux ne connaissent qu’une tactique celle de la défensive.
Qu’ils soient haïs de leurs victimes, c’est leur destin.
Ils l’acceptent sans regimber.
Constamment houspillée en plein jour par les pies et les geais, la Hulotte se contente de tourner sa grosse tête ronde vers les assaillants et d’entr’ouvrir à peine ses paupières. Lorsque des passereaux piaillards entourent la Chevêche qu’ils ont découverte dans sa retraite, elle se borne à voler d’arbre en arbre jusqu’à ce qu’elle ait lassé ses poursuivants. La plus belle des attitudes terrifiantes est celle qu’adoptent le Grand et le Moyen ducs, quand ils se sentent menacés : ils déploient alors leurs ailes de chaque côté de leur corps et au centre de ce magnifique éventail fauve, tacheté de points noirs et largement échancré sur le dos, les yeux, agates sombres, enchâssées dans un cercle d’or, luisent d’un éclat intense sous les aigrettes dressées.
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L’homme, le plus subtil des prédateurs, sait exploiter la haine que les nocturnes inspirent au peuple ailé. Il attache en plein jour le hibou sur un arbre mort ou à l’extrémité d’un pieu et s’embusque à la lisière d’un bois, derrière un buisson. Sitôt qu’ils aperçoivent la forme détestée de l'oiseau captif, corneilles et pies se précipitent à l’attaque ; les rapaces diurnes, faucons, éperviers, et buses, de tous les points de l’horizon se hâtent eux aussi de venir l’accabler, car ces beaux pirates du ciel lumineux assassinent en plein jour mais craignent le rôdeur des nuits. L’homme, de sa cachette, massacre tous les arrivants. Le vol droit des corbeaux, varié de festons aériens, les belles plongées des faucons, ne lui fournissent-ils pas l’occasion d’éprouver son adresse?
Il ira bientôt ramasser les cadavres et rentrera chez lui satisfait. Le hibou enchaîné, témoin impassible d’une si noble chasse, ne bouge presque pas; il baisse seulement un peu la tête quand il entend les ailes de ses assaillants siffler trop près de lui et ses paupières clignent douloureusement sous l’éclat du soleil.
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Devant les cages des jardins zoologiques, le public s’amuse des poses curieuses que prennent les chouettes, de leurs dandinements grotesques et des cornes plantées sur la tête des hiboux. Mais quand on arrive en présence du Grand-duc, les rires cessent.
Le magnifique oiseau se tient dans un coin obscur de sa prison.
Son corps est dressé et sa poitrine fauve, largement tachée de noir, a l’ampleur d’un bouclier sous lequel les serres, gantées de roux, embrassent le perchoir.
Son cou est renfoncé dans ses épaules, ses ailes collées à ses flancs ; ses deux aigrettes un peu rabattues élargissent son front et lui donnent une expression de noblesse. Son attitude est celle de la résignation à la fatalité qui pèse sur sa race,etlau destin qui l’a exilé de sa forêt natale.
Il vit replié sur soi-même, distant et farouche et prête à peine attention à ces humains qui défilent devant lui.
Ses paupières supérieures s’abaissent parfois, avec ce même battement qui agite les nôtres, et voilent son regard, comme pour un rêve intérieur.
Mais il aperçoit, de l’autre côté du grillage, un geste qui simule la menace, une canne levée : alors, il sort de sa torpeur, hérisse son plumage, fait claquer son bec et ses yeux brûlent dans leurs orbites.
Jacques DELAMAIN
LA NUIT DU TOURNESOL
J’hésite, il faut l’avouer, à faire ce saut, je crains de tomber dans l’inconnu sans limites. Toutes sortes d’ombres s’empressent autour de moi pour me retenir, pour m’opposer de hauts murs que j’ai grand’peine à frapper d’inconsistance. On voudra bien croire qu’à ces ombres ne se mêle rien qui puisse tenir au dévoilement d’un épisode singulièrement émouvant de ma vie : à maintes reprises (1) j’ai été amené à situer par rapport à diverses circonstances intimes de cette vie, une série de faits qui me semblaient de nature à retenir l’attention psychologique, en raison de leur caractère insolite. Seule, en effet, la référence précise, absolument consciencieuse, à l’état émotionnel du sujet au moment où se produisirent de tels faits, peut fournir une base réelle d’appréciation.
C’est sur le modèle de l’observation médicale que le surréalisme a toujours proposé que la relation en soit entreprise. Pas un incident ne peut être omis, pas même un nom ne peut être modifié sans que rentre aussitôt l’arbitraire. La mise en évidence de l’irrationalité immédiate, confondante, de certains événements nécessite la stricte authenticité du document humain qui les enregistre. L’heure dans laquelle a pu s’inscrire une interrogation si poignante est trop belle pour qu’il soit permis de rien y ajouter, de rien en soustraire. Le seul moyen de lui rendre justice est de penser, de donner à penser qu’elle s’est vraiment écoulée.
Mais la distinction du plausible et du non-plausible s’impose à moi comme aux autres hommes. Je n’échappe pas plus qu’eux au besoin de tenir le déroulement de la vie extérieure pour indépendant de ce qui constitue spirituellement mon individualité propre et si j’accepte à chaque minute de refléter selon mes facultés particulières le spectacle qui se joue en dehors de moi, il m’est par contre étrangement difficile d’admettre que ce spectacle s’organise soudain comme pour moi seul, ne tende plus en apparence qu’à se conformer à la représentation antérieure que j’en ai eue. Cette difficulté s’accroît du fait que la représentation en question s’est offerte à moi comme toute fantaisiste et qu’étant donné le caractère manifestement capricieux de son développement, il n’y avait aucune probabilité à ce qu'elle trouvât jamais de corroboration sur le plan réel : à plus forte raison de corroboration continue, impliquant entre les événements que l'esprit s'était plu a agencer et les événements réels un incessant parallélisme. Pour si rare et peut-être si élective qu'elle puisse passer, une telle conjonction est assez troublante pour qu’il ne puisse être question de passer outre.
Rien ne servirait, en effet, de se cacher qu’une fois établie elle est susceptible à elle seule de tenir en échec, jusqu’à nouvel ordre, toute la pensée rationaliste. De plus, pour pouvoir être négligée, il faudrait qu’elle n’agitât pas à l'extrême l’esprit qui est amené à en prendre conscience.
Il est impossible, en effet, que celui-ci n’y puise pas un sentiment de félicité et d’inquiétude extraordinaires, un mélange de terreur et de joie paniques. C’est comme si tout à coup la nuit profonde de l’existence humaine était percée, comme si la nécessité naturelle consentant à ne faire qu'un avec la nécessité logique, toutes choses étaient livrées à la transparence totale, reliées par une chaîne de verre dont ne manquât pas un maillon. Si c’est là une simple illusion, je suis pour l’abandonner mais qu'on prouve d’abord que c’est une illusion. Au cas contraire, si, comme je le crois, c’est là l’amorce d'un contact, entre tous éblouissant, de l'homme avec le monde des choses, je suis pour qu’on cherche à déterminer ce qu'il peut y avoir de plus caractéristique dans un tel phénomène et aussi pour qu’on tente de provoquer le plus grand nombre possible de communications de l’ordre de celle qui va suivre. C'est seulement lorsque ces communications auront été réunies et confrontées qu’il pourra s’agir de dégager la loi de production de ces échanges mystérieux entre le matériel et le mental. Je ne me propose encore rien tant que d'attirer l’attention sur eux, les tenant pour moins exceptionnels qu’on est aujourd’hui d’humeur à le croire en raison de la suspicion en laquelle est tenu le caractère nettement révélatoire qui les distingue au premier chef.
De notre temps parler de révélation est malheureusement s'exposer à être taxé de tendances régressives : je précise donc qu’ici je ne prends aucunement ce mot dans son acception métaphysique mais que, seul, il me paraît assez fort pour traduire l’émotion sans égale qu’en ce sens il est arrivé d’éprouver. La plus grande faiblesse de la pensée contemporaine me paraît résider dans la surestimation extravagante du connu par rapport à ce qui reste à connaître. Pour la convaincre en cela de n’obéir qu’à sa haine fondamentale de l’effort, il est plus utile que jamais d’en appeler au témoignage de Hegel : « L’esprit n’est tenu en éveil et vivement sollicité par le besoin de se développer en présence des objets qu’autant qu’il reste en eux quelque chose de mystérieux qui n’a pas encore été révélé. » Il est permis d’en déduire que l’étrangeté totale, pourvu qu’elle ressorte de constatations vérifiables, ne peut sous aucun prétexte être dénoncée.
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Cette jeune femme qui venait d’entrer était comme entourée d’une vapeur — vêtue d’un feu? —- Tout se décolorait, se glaçait auprès de ce teint rêvé sur un accord parfait de rouillé et de vert : l’ancienne Égypte, une petite fougère inoubliable rampant au mur intérieur d'un très vieux puits, le plus vaste, le plus profond et le plus noir de tous ceux sur lesquels je me suis penché, à Villeneuve-les-Avignon, dans les ruines d’une ville splendide du quatorzième siècle français, aujourd’hui abandonnée aux bohémiens. Ce teint jouait, en se fonçant encore du visage aux mains, sur un rapport de tons fascinant entre le soleil extraordinairement pâle des cheveux en bouquet de chèvrefeuille — la tête se baissait, se relevait, très inoccupée -— et le papier qu’on s’était fait donner pour écrire, dans l’intervalle d’une robe si émouvante peut-être à cet instant que je ne la vois plus. C’était quelque être très jeune, mais de qui ce signe distinctif ne s’imposait cependant pas à première vue, en raison de cette illusion qu’il donnait, de se déplacer en plein jour dans la lumière d’une lampe.
Je l’avais déjà vu pénétrer deux ou trois fois dans ce lieu : il m’avait à chaque fois été annoncé, avant de s’offrir à mon regard, par je ne sais quel mouvement de saisissement d’épaule à épaule ondulant jusqu’à moi à travers cette salle depuis la porte. Ce mouvement, dans la mesure même où agitant une assistance vulgaire, il prend très vite un caractère hostile, que ce soit clans la vie ou dans l’art, m’a toujours averti de la présence du beau. Et je puis bien dire qu’à cette place, le 29 mai 1934, cette femme était scandaleusement belle. Une telle certitude pour moi assez exaltante à cette époque, par elle-même, risquait d’ailleurs fort de m’obséder durant le temps qui s’écoulait entre ses apparitions réelles, puisqu’une intuition très vague dès les premiers instants, m’avait permis d’envisager que le destin de cette jeune femme pût un jour, et si faiblement que ce fût, entrer en composition avec le mien. Mes dispositions mentales, affectives, d’alors, étaient à peu près celles dont rend compte un texte confié par moi à cette même revue quelques jours plus tôt sous le titre : « La beauté sera convulsive » (2) ; besoin de concilier l'idée de l’amour unique et sa négation plus ou moins fatale dans le cadre social actuel, souci de prouver qu’une solution plus que suffisante, nettement excédente des problèmes vitaux, peut être toujours attendue de l’abandon des voies logiques ordinaires. Je n’ai jamais cessé de croire que l’amour, entre tous les états par lesquels l’homme peut passer, est le grand pourvoyeur en matière de solutions de ce genre, tout en étant lui-même le lieu de jonction, de fusion idéal de ces solutions. Les hommes désespèrent stupidement de l’amour -— j’en ai désespéré -— ils vivent asservis à cette idée que l’amour est toujours derrière eux, jamais devant eux : les siècles passés, le mensonge de l’oubli à vingt ans. Ils supportent, il s’aguerrissent à admettre surtout que l’amour ne soit pas pour eux, avec son cortège de clartés, ce regard sur le monde qui est lait de tous les yeux de devins. Ils boitent de souvenirs fallacieux auxquels ils vont jusqu’à prêter l’origine d'une chute immémoriale, pour ne pas se trouver trop coupables. Et pourtant la promesse de toute heure à venir contient tout le secret de la vie, en puissance de se révéler un jour occasionnellement pour chacun dans un autre être.
Cette femme qui venait d’entrer écrivait donc — elle avait également écrit la veille et, même, je m’étais plu très vite à penser qu’elle m’écrivait, surpris ensuite à attendre sa lettre. Naturellement, rien. A sept heures et demie, le 29 mai, son retour à une telle attitude -— à nouveau le plafond, la plume, un mur, le plafond, jamais son regard ne rencontrait le mien — me causait une légère impatience. Pour peu que je bougeasse, les yeux longtemps levés ne cillaient pas ou presque : à quelques mètres de moi, ils jetaient leur long feu absent d’herbes sèches et le buste le plus gracieux qui soit recommençait à régner sur l'immobilité. Je sentais me posséder peu à peu le tourment d’une interrogation qui s’accommodait mal de rester muette. Comme cette minute m’est proche ! Je sais si peu ce qui me guidait. Mais cette salle, en pleine lumière, s’était allégée de toute autre présence, un dernier flot avait entraîné les amis à qui je continuais à parler.
Cette femme qui venait d’entrer allait bientôt se retrouver dans la rue, où je l’attendais sans me montrer. Dans la rue... L’admirable courant du soir faisait miroiter comme nulle autre cette région la plus vivante et par instants la plus trouble de Montmartre. Et cette silhouette devant moi qui fuyait, interceptée sans cesse par de mobiles buissons noirs. L’espoir — au reste quel espoir? — ne faisait déjà plus voleter à mes côtés qu’une très petite flamme déteinte. Et les trottoirs bifurquaient inexplicablement tour à tour, selon un itinéraire aussi capricieux que possible. Contre toute apparence, je me demandais si je n’avais pas été aperçu pour qu’on m’entraînât ainsi dans le plus merveilleux chemin des écoliers. Il finit tout de même par me mener quelque part, à une station quelconque de véhicules. Un pas de plus, de moins et, fort étonné, le visage que j’avais follement craint de ne jamais revoir se trouvait tourné vers moi de si près que son sourire à cette seconde me laisse aujourd’hui le souvenir d’un écureuil tenant une noisette verte. Les cheveux, de pluie claire sur des marronniers en fleurs... Elle me dit qu’elle m’avait écrit — cette lettre de tout à l’heure m’était destinée — s’étonna qu’on ne me l’eût pas remise et, comme j’étais hors d’état de songer alors à la retenir, prit très vite congé de moi en me donnant rendez-vous ce même soir à minuit.
Je glisse sur les heures de tumulte qui suivirent. Il est deux heures du matin quand nous sortons du « Café des Oiseaux ». Ma confiance en moi subit une crise assez spéciale et assez grave pour qu’il me paraisse nécessaire d’en donner ici quelque idée si je persiste à vouloir faire le jour sur les suites immédiates de cette rencontre en ce qu’elles ont d’apparemment presque normal et, à la réflexion, de tout à fait inexplicable en raison, sur un autre plan, de leur caractère rigoureusement concerté. Dans la mesure même où j'ai pu m’abandonner durant plusieurs jours à l’idée a priori purement séduisante que je puis être en quelque sorte attendu, voire cherché, par un être auquel je prête tant de charmes, le fait que cette idée vient de se découvrir des bases réelles ne peut manquer de me précipiter dans un abîme de négations. De quoi suis-je capable en fin de compte et que ferai-je pour ne pas démériter d’un tel sort? Je vais devant moi mécaniquement, dans un grand bruit de grilles qu’on ferme. Aimer, retrouver la grâce perdue du premier instant où l’on aime...
Toutes sortes de défenses se peignent autour de moi, des rires clairs fusent des années passées pour finir en sanglots, sous les grands battements d’ailes grises d'une nuit peu sûre de printemps. Peu sûre : c’est bien, en effet, toute l’insécurité qui est en moi dès que, cette nuit-là,je me reprends à lire dans l’avenir ce qui pourrait, ce qui devrait être si le cœur disposait. La liberté à l’égard des autres êtres, la liberté à l'égard de celui qu’on a été semble ne se faire alors si tentante que pour mieux m’accabler de ses défis. Qui m’accompagne à cette heure dans Paris sans me conduire et que, d’ailleurs, moi non plus, je ne conduis pas? Je ne me rappelle pas avoir éprouvé de ma vie si grande défaillance. Je me perds presque de vue, il me semble que j'ai été emporté à mon tour comme les figurants de la première scène. La conversation qui, tant que ma trop belle interlocutrice est demeurée assise en face de moi, glissait sans obstacle d’un sujet à l’autre, n’effleure plus maintenant que le masque des choses. Je me sens avec effroi la conduire à sombrer malgré moi dans l’artificiel. J’en suis réduit à m’arrêter de temps à autre pour immobiliser devant moi le visage que je ne puis supporter plus longtemps de voir s’offrir de profil,mais cette démarche enfantine ne me rend, à vrai dire, qu’une très courte assurance.
Il me deviendrait peut-être brusquement impossible de faire un pas, sans le secours d’un bras qui vient s’unir à mon bras et me rappeler à la vie réelle en m’éclairant délicieusement de sa pression le contour d’un sein.
Tandis que nous nous attardons une heure plus tard dans les petites rues du quartier des Halles, j’éprouve d’autant plus durement l’éclipse de ce sein, commandée par les difficultés de la circulation à deux parmi les camions dans cette rumeur qui s’enfle sans cesse, qui monte comme la mer vers l’appétit immense du prochain jour. Mon regard, des magnifiques cubes blancs, rouges, verts des primeurs glisse malencontreusement sur le pavé luisant de déchets horribles. C’est aussi l’heure où des bandes de fêtards commencent à se répandre en ces lieux pour y finir la nuit dans quelque petit torchon renommé, jetant dans la cohue robuste et franche du travail, la note noire, mousseuse et équivoque des tenues de soirée, des fourrures et des soies. Allons ! c’est seulement dans les contes qu’il est impossible au doute de s’insinuer, qu’il n'est pas question de glisser sur une écorce de fruit. Je vois le mal et le bien dans leur état brut, le mal l’emportant de toute la facilité de la souffrance : l’idée qu'il est au loin peut-être seul créateur de bien ne m’effleure même plus. La vie est lente et l’homme ne sait guère la jouer. Les possibilités d’atteindre l’être susceptible de l’aider à la jouer,
de lui donner tout son sens, se perdent dans la carte des astres. Qui m'accompagne, qui me précède cette nuit encore une fois? Demain reste fait de déterminations bon gré mal gré acceptées sans tenir compte de ces boucles charmantes, de ces chevilles pareilles à des boucles. Il serait temps encore de reculer.
Quel avertisseur fonctionnera jamais pour faire entendre la voix de la déraison, si je parle le langage qu’on m’a appris, et soutenir que demain sera autre, qu’il s’est mystérieusement, complètement déchiré d’hier? J’étais de nouveau près de vous, ma belle vagabonde, et vous me montriez en passant la Tour Saint-Jacques sous son voile pâle d'échafaudages qui, depuis des années maintenant contribue à en faire, plus encore, le grand monument du monde à l'irrévélé. Vous aviez beau savoir que j'aimais cette tour, je revois encore à ce moment toute une existence violente s'organiser autour d’elle pour nous comprendre, pour contenir l'éperdu dans son galop nuageux autour de nous :
A Paris la Tour Saint-Jacques chancelante, Pareille à un tournesol (3)
ai-je dit assez obscurément pour moi dans un poème, et j’ai compris depuis que ce balancement de la tour était surtout le mien entre les deux sens en français du mot tournesol, qui désigne à la fois cette espèce d'hélianthe, connue aussi sous le nom de grand soleil et le réactif utilisé en chimie, le plus souvent sous la forme d'un papier bleu qui rougit au contact des acides. Toujours est-il que le rapprochement ainsi opéré rend un compte satisfaisant de l'idée complexe que je me fais de la tour, tant de sa sombre magnificence assez comparable à celle de la fleur qui se dresse généralement comme elle, très seule, sur un coin de terre plus ou moins ingrat que des circonstances assez troubles qui ont présidé à son édification et auxquelles on sait que le rêve millénaire de la transmutation des métaux est étroitement lié. Il n’est pas jusqu’au virement du bleu au rouge en quoi réside la propriété spécifique du tournesol-réactif dont le rappel ne soit sans doute justifié par analogie avec les couleurs distinctives de Paris, dont au reste, ce quartier de la Cité est le berceau, de Paris qu’exprime ici d’une façon tout particulièrement organique, essentielle, son Hôtel de Ville que nous laissons sur notre gauche en nous dirigeant vers le Quartier Latin. Je cède à l'adorable vertige auquel m’inclinent peut-être ces lieux où tout ce que j’aurai le mieux connu a commencé. J’en suis quitte brusquement avec ces représentations antérieures qui menaçaient tout à l’heure de me réduire, je me sens libéré de ces liens qui me faisaient croire encore à l'impossibilité de me dépouiller, sur le plan affectif, de mon personnage de la veille. Que ce rideau d’ombres s’écarte et que je me laisse donc conduire sans crainte vers la lumière !
Tourne, sol, et toi, grande nuit, chasse de mon cœur tout ce qui n'est pas la foi en mon étoile nouvelle !
Le bon vent qui nous emporte ne tombera peut-être plus puisqu’il est dès maintenant chargé de parfums comme si des jardins s’étageaient au-dessus de nous. Nous touchons en effet le Quai aux Fleurs à l’heure de l’arrivage massif des pots de terre roses, sur la base uniforme desquels se prémédite et se concentre toute la volonté de séduction active de demain. Les passants matinaux qui hanteront dans quelques heures ce marché perdront presque tout de l’émotion qui peut se dégager au spectacle des étoffes végétales lorsqu’elles font vraiment connaissance avec le pavé de la ville. C’est merveille de les voir une dernière fois rassemblées par espèces sur le toit des voitures qui les amènent, comme elles sont nées si semblables les unes aux autres de l’ensemencement. Tout engourdies aussi par la nuit et si pures encore de tout contact, qu'il semble que c’est par immenses dortoirs qu'on les a transportées. Sur le sol pour moi à nouveau immobilisé, elles reprennent aussitôt leur sommeil, serrées les unes contre les autres et jumelles à perte de vue. C’est bientôt juin et l’héliotrope penche sur les miroirs ronds et noirs du terreau mouillé ses milliers de crêtes. Ailleurs les bégonias recomposent patiemment leur grande rosace de vitrail, où domine le rouge solaire, qui éteint un peu plus, là-bas, celle de Notre-Dame. Toutes les fleurs, à commencer même par les moins exubérantes de ce climat, conjuguent à plaisir leur force comme pour me rendre toute la jeunesse de la sensation. Fontaine claire oii tout le désir d’entraîner avec moi un être nouveau se reflète et vient boire, tout le désir de reprendre à deux, puisque cela n’a encore pu se faire, le chemin perdu au sortir de l'enfance et qui glissait embaumant la jeunesse encore inconnue, la femme à venir, entre les prairies. Est-ce enfin vous cette femme, est-ce seulement aujourd’hui que vous deviez venir? Tandis que, comme en rêve, on étale toujours devant nous d’autres parterres, vous vous penchez longuement sur ces fleurs enveloppées d’ombre comme si c’était moins pour les sentir que pour leur ravir leur secret et un tel geste, à lui seul, est la plus émouvante réponse que vous puissiez faire à cette question que je ne vous pose pas. Cette profusion de richesses à nos pieds ne peut manquer de s’interpréter comme un luxe d’avances que me fait à travers elle, plus encore nécessairement à travers vous, la vie. Et d’ailleurs, vous si blonde, physiquement si attirante au crépuscule du matin, c’est trop peu dire qu’ajouter que vous ne faites qu’un avec cet épanouissement même.
C’est d’ici que tout repart, d’ici que rayonnent -— il faut se taire -— trop de raisons de mêler dans le récit tous les temps du verbe être. J’y consentirai probablement un jour lors qu’il s’agira d’établir, comme je me le propose, que l’amour véritable n'est sujet à aucune altération appréciable dans la durée. Seule l’adaptation plus ou moins résignée aux conditions sociales actuelles est de nature à faire admettre que la fantasmagorie de l’amour est uniquement fonction du manque de connaissance où l’on est de l’être aimé, je veux dire passe pour prendre fin de l’instant où cet être ne se dérobe plus. Cette croyance à la désertion rapide, en pareil cas, de l’esprit, en tout ce qui regarde l’exercice de ses facultés les plus exaltantes et les plus rares, ne peut naturellement être mise au compte que d’un reliquat le plus souvent atavique d’éducation religieuse, qui veille à ce que l’être humain soit toujours prêt à différer la possession de la vérité et du bonheur, à reporter toute velléité d’accomplissement intégral de ses désirs dans un « au-delà » fallacieux qui, à plus ample informé, s’avère, comme on l’a fort bien dit, n’être d’ailleurs qu’un « en-deçà ». Quelle que soit ma volonté mainte fois exprimée de réagir contre cette manière de voir, il ne m’appartient pas d’en faire justice à moi seul, et je me bornerai aujourd’hui, en passant, à déplorer les sacrifices continus qu’ont cru, depuis plusieurs siècles, devoir accepter de lui faire les poètes. C’est toute la conception moderne de l’amour qui serait pourtant à reprendre, telle qu’elle s’exprime vulgairement mais d’une manière très transparente dans des mots comme « coup de foudre » ou « lune de miel ». Toute cette météorologie de pacotille a beau, par surcroît, être teintée de la plus sordide ironie réactionnaire, mon intention n’est pas de la mettre plus longtemps en cause pour cette fois. C’est en effet de la considération de ce qui s’est passé pour moi ce premier jour et du retour ultérieur, à cette occasion, sur certaines prémisses déjà anciennes, demeurant très inexplicables, des faits en question, que j'entends faire jaillir une lueur nouvelle. C’est seulement par la mise en évidence du rapport étroit qui lie ces deux termes, le réel, l’imaginatif, que j’espère porter un coup nouveau à la distinction, qui me paraît de plus en plus mal fondée, du subjectif et de l’objectif (4). C’est seulement de la méditation qu’on peut faire porter sur ce rapport que je demande si l’idée qu’on nous a amenés à nous faire de la causalité ne sort pas complètement hagarde. C’est seulement, enfin, par le soulignement de la coïncidence continue, parfaite, de deux séries de faits tenues, jusqu’à nouvel ordre, pour rigoureusement indépendantes, que j'entends justifier et préconiser, toujours plus électivement le comportement lyrique tel qu’il s’impose à tout être, ne serait-ce qu’une heure durant dans l’amour et tel qu’a tenté de le systématiser à toutes fins de divination possibles, le surréalisme. Un des premiers matins qui sui virent cette longue promenade nocturne dans Paris, je procédais à ma toilette sans prêter à ces derniers épisodes la moindre attention consciente. Il m’est d’ailleurs plus habituel de n’agiter pour moi-même, à ce moment, aucune des questions qui m’importent. En général mon esprit demeure tout abandonné à la distraction, au point de ne s’occuper qu’à rassembler quelques paroles de chanson -— le souvenir musical me faisant presque complètement défaut — paroles auxquelles il m’arrive de prêter une trame vocale extrêmement timide surtout quand elles me sont parvenues portées par de très vieux airs ou encore lorsque s’y joue le soleil de dix heures des opérettes d'Offenbach. D’autres fois ce sont des poèmes qui se recomposent ainsi plus ou moins lentement, et le plus remarquable en ce qui les concerne est qu’ils surgissent à ma mémoire presque toujours précédés de l'intonation que je donne à leur lecture à haute voix, dont au reste quelque chose persiste à la lecture des yeux. Je me suis souvent étonné à ce propos de me faire une idée si précise de leur valeur avant même qu’ils aient commencé à s’organiser, d'éprouver pour leur auteur que rien encore ne me désigne, une sympathie ou une antipathie très caractéristique à la seule approche de ce murmure, sentiment qui ne manque jamais de se légitimer par la suite. Ce matin-là il n’en allait pas tout à fait de même en ce sens que ce poème était de moi — je le reconnaissais sans enthousiasme — c’étaient plutôt de courts fragments, de vagues tronçons d’un poème paru jadis sous ma signature, qui essayaient de se rejoindre sans résultat. Je saurais mal dire aujourd’hui quels étaient ceux qui tentaient le plus complaisamment de se faire détailler, de la manière qu’ont les animaux, les chiens, les chouettes, les singes, de proférer certaines appréciations nostalgiques de sens dans l’air ambiant qui est aussi le nôtre, mais nos oreilles sont ourlées du mauvais côté où je n'y suis plus. Ce poème avait ceci de particulier qu'il ne me plaisait pas, qu'il ne m'avait jamais plu, au point que j’avais évité au moins de le faire figurer dans deux recueils plus tard, un livre dans lequel j’avais eu dessein de réunir à d’autres ce que je tenais pour mes meilleurs poèmes d’alors, d’une part; une petite anthologie poétique su surréalisme d’autre part. Et pour tant, le "poèmes" que j'ai écrits sont si peu nombreux que je n'avais guère le choix. Il s’agissait, en l’espèce, d'un poème automatique, tout de premier jet ou si peu s'en fallait qu'il pouvait passer pour tel il y a onze ou douze ans (il figure en effet dans un livre de moi Clair de Terre, publié en 1923). Pour tout critiqué et peut-être obscurément renié qu'il fût à cette époque, je ne vois guère pourtant le moyen de parler des citations involontaires haletantes, que je m’en faisais tout à coup, autrement que ces phases du pré-sommeil dont j'ai été amené à dire, dans le Manifeste du Surréalisme (1924) qu'elles "cognaient à la vitre". Ces citations, il faut bien en convenir, y cognaient encore, elles, très faiblement net il me fallut, l’après-midi du même jour, sortir et errer seul, pour constater qu’un besoin remarquable de cohésion s’était très tôt emparé d'elles, qu’elles ne me feraient pas grâce tant qu’elles n’auraient pas été restituées au tout, organique ou non, auquel elles appartenaient. C’est ainsi que je fus conduit, seulement le soir, à rouvrir un de mes livres à la page où je savais les relever. Cette concession à tout ce que je ne voulais jusqu’alors pas savoir devait être une suite ininterrompue, fulgurante, de découvertes :
TOURNESOL
A Pierre Reverdy.
La voyageuse qui traversa les Halles à la tombée de l'été Marchait sur la pointe des pieds Le désespoir roulait au ciel ses grands arums si beaux Et dans le sac à main il y avait mon rêve ce flacon de sels Que seule a respirés la marraine de Dieu Les torpeurs se déployaient comme la buée Au chien qui fume Oh venaient d'entrer le pour et le contre La jeune femme ne pouvait être vue d'eux que mal et de biais Avais-je affaire à l'ambassadrice du salpêtre Ou de la courbe blanche sur fond noir que nous appelons pensée Le bal des innocents battait son plein Les lampions prenaient feu lentement dans les marronniers La dame sans ombre s'agenouilla sur le Pont-au-Change Rue Gît-le-Cœur les timbres n'étaient plus les mêmes Les promesses des nuits étaient enfin tenues Les pigeons voyageurs les baisers de secours Se joignaient aux seins de la belle inconnue Dardés sous le crêpe des significations parfaites Une ferme prospérait en plein Paris Et ses fenêtres donnaient sur la voie lactée Mais personne ne l'habitait encore à cause des survenants Des survenants qu'on sait plus dévoués que les revenants Les uns comme cette femme ont l'air de nager Et dans l'amour il entre un peu de leur substance Elle les intériorise Je ne suis le jouet d'aucune puissance sensorielle Et pourtant le grillon qui chantait dans les cheveux de cendres Un soir près la statue d'Étienne-Marcel M'a jeté un coup d'œil d'intelligence André Breton a-t-il dit passe
Essayant de situer avec précision ce poème dans le temps, je crois pouvoir m’assurer qu’il a été écrit en mai ou juin 1923 à Paris. Il eût été pour moi de toute nécessité d’en retrouver le manuscrit, peut-être daté, mais celui-ci doit demeurer en la possession d’une personne à qui il m’en coûte trop de l’emprunter. En particulier, il me serait extrêmement précieux de savoir s’il ne comporte aucune rature car j’ai encore présente à l’esprit l’hésitation qui dut être la mienne au moment d’y placer certains mots.
Il me paraît hors de doute que deux ou trois retouches ont été faites après coup à la version originale, et cela dans l’intention — finalement si regrettable -—- de rendre l'ensemble plus homogène, de limiter la part d’obscurité immédiate, d’apparent arbitraire que je fus amené à y découvrir la première fois que je le lus. Ce poème s’est toujours présenté à moi comme réellement inspiré en ce qui regarde l’action très suivie qu’il comporte, mais cette ,inspiration, sauf dans le dernier tiers de « Tournesol » ne m'a jamais paru être allée sans quelque avanie dans la trouvaille des mots. Sous le rapport de l’expression, un tel texte offre à mes yeux, à mon oreille, des faiblesses, des lacunes. Mais que dire de mon effort ultérieur pour y remédier? Je me convaincs sans peine aujourd’hui de son profond insuccès. L’activité critique, qui m’a suggéré ici a posteriori certaines substitutions ou additions de mots, me lait tenir maintenant ces substitutions pour des fautes : elles n’aident le lecteur en rien, au contraire et elles ne parviennent, de ci de là, qu'à porter gravement préjudice à l’authenticité. Je prendrai pour exemples certains de ces légers remaniements (ils m’ont si peu satisfait qu’ils subsistent à mon regard comme des taches ineffaçables au bout de onze ans) l’introduction du complément d'eux entre vue et que mal au neuvième vers, le remplacement de à par de au début du onzième. Je ne me dissimule pas davantage que le mot dévoués figure, au vingt-troisième, à la place d’un autre (peut-être dangereux, en tous cas d'un mot que la plume s’est refusée à tracer sous prétexte de l’impression puérile qu’il eût produite à côté du mot revenants; dévoués en tous cas, est ici vide de tout contenu, c’est une épithète postiche. Mieux eût encore valu laisser ici trois points.)
Ces menues réserves faites, je crois possible de confronter l’aventure purement imaginaire qui a pour cadre le poème ci-dessus et l’accomplissement tardif, mais combien impressionnant par sa vigueur, de cette aventure sur le plan de la vie. Il va sans dire, en effet, qu’en écrivant le poème « Tournesol » je n’étais soutenu par aucune représentation antérieure qui m’expliquât la direction très particulière que j’y suivais. Non seulement « la voyageuse ». « la jeune femme », « la dame sans ombre » demeurait alors pour moi une créature sans visage, mais j’étais, par rapport au dévidement circonstanciel du poème, privé de toute base d’orientation. Nécessairement, l’injonction finale, très mystérieuse, n’en prenait à mes yeux que plus de poids et c’est sans doute à elle, comme un peu aussi au caractère minutieux du récit de quelque chose qui ne s'est pourtant pas passé que le poème, par moi tenu longtemps pour très insatisfaisant, doit de n’avoir pas été, comme d’autres, aussitôt détruit.
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La voyageuse marchant sur la pointe des pieds : il est impossible de ne pas reconnaître en elle la passante à ce moment très silencieuse du 29 mai 1934. La « tombée de l’été » : tombée du jour et tombée de la nuit sont, comme on sait, synonymes. L’arrivée de la nuit est donc à coup sûr, bien enclose dans cette image où elle se combine avec l’arrivée de l’été.
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Le désespoir : A ce moment, en effet, immense, à la mesure même de l’espoir qui vient de se fonder, de fondre si brusquement et qui va renaître. Je me sens perdre un peu de mon assurance en présence de la signification sexuelle des arums et du sac à main qui, bien qu’elle cherche à s’abriter derrière des idées délirantes de grandeur (les étoiles, la « marraine de Dieu » ?) n'en est pas moins manifeste. Le « flacon de sels » dont il est question, est d’ailleurs, à ce jour, le seul élément du poème qui ait déjoué ma patience, ma constance interprétative. Je demeure encore aujourd’hui très hostile à ces quatrième et cinquième vers qui ont été presque pour tout dans la défaveur où j’ai tenu longtemps « Tournesol ». Je n’en ai pas moins, comme on verra plus loin, trop de raisons d’admettre que ce qui se dégage de l’analyse le plus lentement est le plus simple et ce à quoi il faut accorder le plus de prix pour ne pas penser qu’il s’agit là d’une donnée essentielle, qui me deviendra transparente quelque jour.
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Le chien qui fume : C’était pour moi le nom typique d'un de ces restaurants des Halles dont j’ai parlé. Les « torpeurs » ne sont sans doute, en l’occurrence, que la mienne : je ne me cacherai pas d’avoir éprouvé alors un grand besoin de fuir, de me réfugier dans le sommeil, pour couper court à certaines décisions que je craignais d’avoir à prendre. Ce qu’il était jusqu’à ce jour advenu de moi luttait, je crois l’avoir suffisamment fait entendre, contre ce qu’il pouvait encore en advenir. La commodité de la vie du lendemain telle qu’elle était préalablement définie, le souci de ne pas avoir à attenter à l’existence morale de l’être qui avait vécu les jours précédents auprès de moi, joints à la nouveauté et au caractère irrésistible de l’attrait que je subissais (« le pour et le contre ») me maintenaient dans un état d’ambivalence des plus pénibles.
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Mal et de biais : Je me suis expliqué sur cet inconvénient très sensible, résultant pour moi de la marche.
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Les deux hypothèses sur la nature de la passante, le sens de son intervention : C’était bien ainsi que je me les formulais : sa tentation est-elle pour moi celle, toujours si grande, du danger? Ne brille-t-elle pas, par ailleurs, comme le phosphore de tout ce que mon esprit recèle d’intentions particulières (je répète que ces intentions plus que jamais s'étaient donné libre cours dans le texte : « La beauté sera convulsive » écrit quelques jours plus tôt.)
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Le bal des innocents : On approche, à n’en pas douter, de la Tour Saint-Jacques. Le charnier des Innocents, transformé plus tard en marché et que n’évoque plus concrètement que la fontaine centrale du square du même nom, avec les adorables naïades de Jean Goujon — qui me font l’effet d’avoir présidé au plus bel enchantement de cette histoire -— sert ici à introduire Nicolas Flamel qui y fit dresser à la fin du xiv e siècle la fameuse arcade à ses initiales (sur cette arcade on sait qu’il y avait fait peindre un homme tout noir tourné vers une plaque dorée sur laquelle était figurée Vénus ou Mercure ainsi qu’une éclipse du soleil et de la lune ; cet homme tendait à bout de bras un rouleau recouvert de l’inscription : « Je vois merveille dont moult je m’esbahis »).
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Les lampions : Tout à l’heure, à propos des marronniers, j’ai parlé de certaine chevelure, mais c’est seulement des semaines après sa rencontre, que j’ai appris qu’au music-hall où paraissait ma compagne de cette première nuit, le directeur de l’établissement l’avait un jour appelée publiquement Quatorze Juillet et que ce surnom, à cet endroit, lui était resté.
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Le Pont-au-Change : L’exactitude de cet épisode, le mouvement qu’il dépeint si bien vers les fleurs sont trop frappants pour que j’insiste.
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Rue Gît-le-Cœur : Rien ne servirait non plus de commenter si peu que ce soit le nom de cette rue qui fait violemment contraste avec le sentiment exprimé sans aucune retenue dans le vers qui suit.
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Les pigeons voyageurs : C’est par son cousin, avec qui je me suis trouvé naguère en contact d’idées, que, me confia-t-elle, elle avait entendu pour la première fois parler de moi ; c’est lui qui lui avait inspiré le désir de connaître mes livres, comme ces livres à leur tour, lui avaient laissé le désir de me connaître. Or, ce jeune homme accomplissait à cette époque son service militaire et j'avais reçu de lui, quelques jours plus tôt, une lettre timbrée de Sfax, portant le cachet du centre Colombophile auquel il était détaché.
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Les baisers de secours : Tout assimilés qu’ils sont aux pigeons voyageurs, ils rendent compte, de la manière la moins figurée, de la nécessité que j’éprouve d’un geste auquel cependant je me refuse, nécessité qui n'est pas étrangère aux stations que j’ai mentionnées dans la rue. Les baisers, ici, n’en sont pas moins placés sur le plan de la possibilité par leur situation entre les pigeons voyageurs (idée d’une personne favorable) et les seins dont, au cours du récit, j’ai été amené à dire qu’ils m’ôtaient tout courage de renoncer.
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Une ferme en plein Paris : Toute la campagne fait à ce moment irruption dans le poème, en résolution naturelle de ce qui n’était jusque là qu'obscurément souhaité. ! Il n'est pas jusqu’à l’idée d’exploitation agricole contenue dans le mot « ferme » qui ne trouve à se vérifier au spectacle qu’offre fugitivement, à cette heure de la nuit, le Marché aux Fleurs.
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Les survenants : Les inquiétudes qui se manifestent dans le poème dès l'arrivée de ce mot (sa répétition immédiate, le lapsus tout proche que j’ai signalé) me paraissent avoir comme point de départ l’émotion exprimée jadis par une femme partageant ma vie à l’idée que je pouvais rechercher la société d'une femme nouvelle, alors quelle supportait de bonne grâce que je désirasse revoir une autre femme, à qui je pouvais garder une grande tendresse.
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L'air de nager : Chose très remarquable, bien après que je me fusse fortifié dans la certitude que, sur tous les autres points, « Tournesol » devait être tenu par moi pour un poème prophétique, j’avais beau tenter de réduire cette bizarre observation, impossible de lui accorder la plus faible valeur d’indice. J’attirerai l’attention sur le fait que le vers auquel je me reporte m'avait, d emblée, paru mal venu. Il faut dire qu’il avait eu tout de suite à pâtir du rapprochement qui s’était imposé à moi entre lui et un vers de Baudelaire et que, si j’admirais qu'on eût pu rapporter la démarche féminine à la danse, je jugeais beaucoup moins heureux de l'avoir rapportée à la natation. Je ne sais ce qui put me dérober si longtemps le contenu véritable, tout autre, le sens particulièrement direct de ces mots : le « numéro » de music-hall dans lequel la jeune femme paraissait quotidiennement était un numéro de natation. « L’air de nager », dans la mesure même où il s’est opposé pour moi à « l’air de danser » d'une femme qui marche, semble même désigner ici l'air de danser sous l'eau que, comme moi, ceux de mes amis qui l'ont vue par la suite évoluer dans la piscine lui ont trouvé généralement.
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Elle les intériorise : En concentrant en elle toute la puissance de ces « survenants » sans m'aider pour cela à me faire une idée précise de la sorte d'intérêt qu'elle me porte, elle est à ce moment d’autant plus périlleuse que plus silencieuse, plus secrète.
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D'aucune puissance sensorielle : La forme extrêmement rapide et prosaïque de cette déclaration me paraît, à l’égard des mouvements par lesquels j'ai passé cette nuit-là, très caractéristique. Distraite des conditions de projection du poème dans la vie réelle, onze ans après, il me serait possible de ne pas la tenir pour gratuite et intempestive.
Mais, d’une manière en apparence toute occasionnelle, elle marque ici le point culminant de mon agitation intérieure : je viens de parler de l’amour, toutes les forces de sublimation se hâtent d’intervenir et déjà je me défends anxieusement de me laisser abuser par le désir.
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Le grillon : La première fois qu’à Paris j’entendis chanter un grillon, ce fut un soir de juin 1934, dans la chambre même qu’habitait l’esprit animateur de la nuit de printemps que j’ai contée. La fenêtre de cette chambre, dans un hôtel de la rue Saint-Jacques, donnait sur la cour de la Maternité, où l'insecte devait être caché et il continua par la suite à manifester sa présence tous les soirs. Je n’ai pu me défendre, plus tard, en évoquant cette cour, de considérer comme un très frappant présage de ma venue à cet endroit l'anecdote que je rapporte, page 92 des Vases communicants (accompagnant une jeune fille dans la rue, je confonds l’hôpital Lariboisière avec la Maternité). Pourtant je n'avais alors aucun moyen de me faire une représentation concrète de ce lieu : les magnifiques cris de supplice et de joie qui en partent à toute heure ne m’étaient pas encore parvenus. Mais ce grillon surtout, ce grillon à l’audition si importante duquel convient pour finir les deux itinéraires combinés du poème et de la promenade, quel est-il et que tend-il à symboliser dans tout ceci? J’y ai souvent réfléchi depuis ïors et, chaque fois, je n’ai réussi à faire surgir à mon esprit que ce passage de Lautréamont : « N’avez-vous pas remarqué la gracilité d'un joli grillon, aux mouvements alertes, dans les égouts de Paris? Il n’y a que celui-là : c’était Maldoror ! Magnétisant les florissantes capitales, avec un fluide pernicieux, il les amène dans un état léthargique où elles sont incapables de se surveiller comme il le faudrait. » (5) Magnétisant les florissantes capitales... avec un fluide pernicieux... Il est trop clair, en tous cas, que le grillon, dans le poème comme dans la vie, intervient pour lever tous mes doutes. La statue d’Étienne Marcel, flanquant une des façades de l’Hôtel de Ville, sert sans doute à désigner dans le poème le cœur de Paris battant dans la promenade, comme on l’a vu, à l’unisson du mien.
J’ai insisté, tout spécialement dans les Vases communicants, sur le fait que l’auto-analyse est, à elle seule, dans bien des cas, capable d’épuiser le contenu des rêves et que cette analyse, pour peu qu’elle soit assez poussée, ne laisse de côté aucun résidu qui permette d’attribuer à l’activité onirique un caractère transcendantal. Par contre, il me semble avoir obliqué trop vite lorsqu’il s’est agi pour moi de faire saisir que, pareillement, l’auto-analyse pouvait parfois épuiser le contenu des événements réels, au point de les faire dépendre entièrement de l’activité antérieure la moins dirigée de l’esprit. Le souci que j’avais, sur le plan révolutionnaire, de ne pas me couper les voies de l’action pratique, m’a peut-être retenu d’aller jusqu’au bout de ma pensée, eu égard à la difficulté de faire admettre à la plupart des révolutionnaires de ce temps un point de vue aussi rigoureusement dialectique.
Le passage à l'action pratique ne m’ayant pas pour cela été permis, je n’éprouve aujourd’hui aucun scrupule à y revenir, d’autant que je crois disposer cette fois d’un document beaucoup plus probant que celui sur lequel je m’étais alors appuyé.
Je dis qu'il n’est rien de ce poème de 1923 qui n’ait été annonciateur de ce qui devait se passer de plus important pour moi en 1934. Resterait-il un doute touchant seulement la nécessité future de la dédicace du poème que ce doute, comme on va le voir, s’évanouirait. Moins de deux mois après ce que j’ai appelé « la nuit du tournesol » — c’était exactement le 23 juillet au matin — je venais d’exposer à René Char et à Paul Eluard ce qui vient jusqu'ici de faire l’objet de cette communication : nous en avions devisé longuement, puis je les avais quittés pour aller déjeuner au restaurant. Le restaurant en question n’était autre que celui dont j’ai parlé à la fin de « La Beauté sera convulsive » à propos d’un dialogue à grande ramification poétique que j’y avais surpris le 10 avril. Je n’avais fait encore que quelques pas pour m’y rendre quand je me ravisai par crainte de me trouver trop seul à cet endroit que, depuis longtemps, l’étrange servante dont j’ai parlé n’éclairait plus de son sourire de jolie chèvre, très ambigu. Quand je rejoignis mes amis, je les trouvai encore en train d’épiloguer sur ce que nous venions de dire. Char, en particulier, avait soulevé la question de cette dédicace en remarquant que les deux seuls poèmes que j’eusse dédiés à Pierre Reverdy portaient respectivement les titres apparentés de « Clé de sol » et « Tournesol ». Je ne pouvais à ce moment en proposer d’autre explication rationnelle que celle-ci : j’ai toujours aimé ce nom, Pierre Reverdy, auquel j’ai dû jadis donner, inconsciemment ce prolongement : pierre qui ne roule plus, pierre qui amasse mousse. L’idée d’une telle pierre m’est visuellement très agréable, elle est encore fortifiée en moi par le souvenir de cette rue de Saules, construite en torrent, que je montais toujours avec joie pour aller voir Reverdy certains matins de 1916 et 17. Je dois dire par ailleurs, que dans ma mémoire chante aussi, souvent, ce vers de lui :
Un poing sur la réalité bien pleine.
vers que j’espère ne pas citer inexactement et qui est celui en quoi se résume le mieux l’enseignement qu’a été pour moi sa poésie. Il n’y aurait par suite rien d’extra-ordinaire à ce que le mot « sol » (toucher le sol, ne pas perdre pied) se fût associé dans mon esprit plus particulièrement à ce nom d’homme et je suis prêt à croire qu’il a pour fonction de rétablir, dans le cas des deux poèmes, l’équilibre rompu tout particulièrement au profit de l’éperdu (« Clé de sol » transpose l’émotion que j’ai éprouvée à l’annonce de la mort de Jacques Vaché). Deux heures environ après la reprise de cette conversation, Char, qui m’avait accompagné à la mairie du xvii e arrondissement où j’avais à retirer une pièce d’état-civil, devait me signaler au mur faisant face au guichet où j’attendais qu’on me la remît, une affiche, unique, portant en gros caractères noirs sur fond blanc, ces mots qui m’ont paru alors si décisifs : « Legs de Reverdy ».
Il ne me reste, pour avoir tout à fait mis en valeur le conditionnement purement spirituel de cette merveilleuse aventure, qu’à ramener vivement l’attention sur le caractère irrationnel du dialogue du 10 avril auquel je fais plus haut allusion et sur le besoin à peine moins irrationnel, que j’ai éprouvé de le reproduire sans commentaire à la fin d’un texte essentiellement théorique. On voudra bien se reporter à cette scène remarquablement alerte et mystérieuse, dont le déroulement est commandé par ces paroles non moins impératives que dans le poème celles du grillon : « Ici, l’ondine. » Tout se passe comme si la seule naïade, la seule ondine vivante de cette histoire, toute différente de la personne interpellée qui, d’ailleurs, sur ces entrefaites, allait disparaître, n’avait pu faire autrement que se rendre à cette sommation et une nouvelle preuve en est qu’elle tenta à cette époque de louer un appartement dans la maison faisant rigoureusement face au restaurant dont il s’agit, avenue Rachel.
Le 14 août suivant, j’épousais la toute-puissante ordonnatrice de la nuit du Tournesol.
(1) Cf. Nadja (N. R. F., éditeur), Les Vases communicants (Les Cahiers libres, éditeur).
(2) Cf. Minotaure, n° 5, mai 1934.
(3) Cf. Le Revolver à cheveux blancs (Les Cahiers libres)
(4) Cf. Point du Jour (N. R. h., édit.) : « Le Message automatique ».
(5) Les Chants de Maldoror, chant sixième.