Minotaure n° 6, décembre 1934
SOMMAIRE | |
Pierre Mabille | Préface à l'éloge des préjugés populaires |
Bill Brandt | Au cimetière des anciennes galères |
Brassaï | Ciel postiche |
Paul Eluard | Physique de la poésie |
Ambroise Vollard | Souvenirs sur Cézanne |
Paul Valéry | Réflexion sur le paysage et bien d'autres choses |
Antoine de Saint-Exupéry | Un mirage |
Jean Wahl | Art et perception |
C.-F. Ramuz | Ressemblance |
Henry Charpentier | Préface à la dernière mode |
Stéphane Mallarmé | La dernière mode |
Léon-Paul Fargue | Pigeondre |
Hans Bellmer | Poupée. Variations sur le montage d'une mineure articulée |
Salvador Dali | Apparitions aérodynamiques des êtres-objets |
Pierre Courthion | Le sadisme de Urs Graf |
Dr Lotte Wolf | Révélations psychiques de la main |
André Breton | Phare de la mariée |
André Beaudin | Eaux-fortes pour l'illustration des Bucoliques de Virgile |
Louise de Vilmorin | Ce soir |
Charles-Henri Puech | Signification et représentation |
Maurice Heine | Rétif de la Bretone et la femme féique |
Elie Faure | Margaritas |
E. Tériade | Réhabilitation du chef-d'œuvre |
André Breton | La grande actualité poétique |
Gisèle Prassinos | Contes et poèmes |
Pierre-Jean Jouve | Poèmes |
Benjamin Péret | Minute |
Paul Eluard | Elle se fit élever un palais |
André Breton | L'air de l'eau |
Charles Cros, Michel Féline, Alfred Jarry | Cinq poèmes trop peu connus |
P.2
PRÉFACE À L'ÉLOGE DES PRÉJUGÉS POPULAIRES (*)
Le spermatozoïde a rencontré l’ovule dans la matrice de la femme. Dès cette minute, une construction commence, qui dépasse le cadre humain pour rejoindre les vastes élaborations naturelles. Les échafaudages seront fournis par les espèces animales et les fils tendus au travers des âges géologiques.
Toutes les séries vivantes ou éteintes ne se répètent pas dans l’embryon en formation comme on pourrait trop simplement le penser. Seules, et à l’état d’intentions, les tendances d’édification qui ont trouvé en des périodes lointaines leur réalisation dans les formes des animaux supérieurs reparaissent ébauchées dans le fœtus. Ces impulsions qui dans les temps se sont affirmées, différentiées ou cherchées, se mêlent ici et se nouent en se dissipant.
L’œuf coagule en quelques semaines les recherches lentes de l’adaptation pendant des millions d’années. Mais très vite, il arrive à sa propre espèce, il commence à ressembler à ce qu’il sera et ralentissant le rythme de cette revue des temps, aboutit vers la fin de la grossesse, avec une plus grande précision anatomique, aux données de l’hérédité proche. Film qui ressemble à un rêve où les désirs, les imaginations créatrices de la nature se superposent, se surimpressionnent, floues, pour arriver à la netteté dans la mise au point de la construction achevée. Ce processus se retrouve d’ailleurs identique dans toutes élaborations, qu’il s’agisse d’un être, d’une idée ou d’un acte.
Mais dès que l’embryon existe matériellement, dès sa première minute, il est assujetti à une vie propre. Son ambiance est d’abord le sang maternel qui lui est univers étranger, contre lequel il doit lutter tout en lui prenant les choses dont il se fait. A la naissance, le contact devient direct avec les êtres et les objets. La défense, l’adaptation au milieu lui imposent une personnalité qui va s'établir en déformant plus ou moins la poussée héréditaire initiale. L’être, peut se représenter alors comme un rapport dont les deux termes sont : expériences des temps et expérience propre. Il lui faut adapter pour lui et en fonction de l’ambiance sa personne qui est déjà un conglomérat de toutes les adaptations antérieures.
Ces origines sont nécessaires à rappeler, car cet ordre dans la construction physique se retrouve dans les phénomènes psychologiques. Rien ici de bien différent. Cependant l’étude des faits psychiques est rendue plus difficile par l’existence de la conscience.
Celle-ci paraît établir une barrière entre deux domaines opposés.
D’une part, l’intelligence alimentée par les apports sensoriels ou de mémoire aboutissant au jugement, à l’abstraction; d’autre part, débordant cette étroite bande éclairée, l’inconscient avec son vaste contenu dont l’exploration est primordiale. Celui-ci apparaît formé de deux parts : un inconscient viscéral, témoin de notre vie interne et un autre plus général que l’on pourrait nommer inconscient d’oubli; il est à la fois personnel et social. Essayons d’en dégager les grandes lignes.
Viscères, glandes, vaisseaux de la circulation forment un système dont les appels, les harmonies, les discordes établissent une vie végétative, base même de notre existence.
De cet alambic montent les impulsions, les désirs, les besoins, les états de tristesse ou de joie, les malaises ou l’euphorie. La conscience n’est généralement pas atteinte sauf lorsque les phénomènes dépassent leurs limites habituelles, mais ces mouvements internes, facteurs de notre dynamisme, imposent aux concepts intellectuels leurs directions et leurs couleurs. Le jeu viscéral, l’équilibre des hormones déterminent absolument nos goûts, notre activité, dirigent nos efforts, forment notre noyau passionnel que l’intelligence réalise ou non en conformité avec l’ambiance. La conscience n’a d’autre but que de servir ces passions, de les habiller ou de les déformer, de les réduire dans le cadre des limites impératives du monde extérieur.
Comme les animaux supérieurs ont une organisation viscérale assez semblable, cet inconscient est lui aussi voisin dans les diverses espèces, il est réaction psychologique de la matière vivante, inhérent à la vie, il évolue de la santé à la mort. Cependant la part individuelle n’est point négligeable du fait des susceptibilités personnelles, des formules intérieures, de l’équilibre humoral, des seuils variables de sensibilité consciente.
Il reste soumis au plus grand automatisme, par sa nature anatomique même (balancement régulatoire glandulaire, structure du système nerveux végétatif). La maladie, les plus importants désordres, les modifications du milieu n’arrivent guère à changer le contenu de cet inconscient tant les limites sont étroites et stables.
Il y a peu d’espoir qu’il s’enrichisse grandement dans le futur. Voué à l’obscurité, ce noyau central de la vie, ce témoin des combustions du feu intérieur n’éclate vraiment que dans la douleur, il ne parle que pour maudire et se plaindre, l’équilibre en est silencieux et non les tumultes. L'élément sexuel y a grande place, mais non place unique,nil est une des composantes de cet échafaudage.
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L’autre part de l’inconscient est faite de la masse des choses apprises au courant des âges ou au courant de la vie, qui furent conscientes et qui par diffusion sont entrées dans l’oubli. Ici le parallélisme avec la formation embryonnaire ou l’édification géologique est particulièrement visible.
Tous les efforts réussis ou non se sont superposés, sorte de stratification lente et obscure, bibliothèque où les livres se sont fondus les uns dans les autres et où les titres se sont effacés.
Vaste fond sous-marin où toutes les cultures, toutes les études, toutes les démarches des esprits et des volontés, toutes les révoltes sociales, toutes les luttes entreprises se trouvent réunies dans une vase informe. Là, les éléments se digèrent, se pourrissent, se mêlent en se désagrégeant. Véritable géologie spirituelle où, par couches, les matériaux, carapaces et coquillages, feuilles et fleurs se déposent dans l’obscur. Les éléments passionnels des individus se sont retirés, éteints. Ne subsistent que les données tirées du monde extérieur plus ou moins transformées et digérées.
C’est de monde extérieur qu’est fait cet inconscient et il continue au travers du passage par l’esprit des hommes son lent travail, s’agglomérant, se cristallisant, se neutralisant à sa convenance sui vant les affinités électives des matériaux déposés. Telle est la marche des idées dans l’inconscient. Né de la vie sociale, cet humus appartient aux sociétés. L’espèce et l’individu comptent peu, les races et le temps en sont seuls repères. Cet énorme travail confectionné dans l’ombre reparaît dans les rêves, les pensées, les décisions, surtout au moment des périodes importantes et des bouleversements sociaux, il est le grand fonds commun, réserve des peuples et des individus.
La révolution, la guerre, comme la fièvre le mettent mieux en mouvement. Quand il ressort en bouillonnant, traversant les seuils de la conscience pour se transformer en actes ou en concepts, nous ne faisons que lui prêter nos personnes, que lui fournir un moyen de prendre forme; il exploite alors notre matière personnelle.
L’inconscient viscéral se prête à une analyse, on peut suivre jour par jour ses fluctuations par le contrôle des rêves, par l’examen de la mimique, des gestes ébauchés, par la compréhension de nos mobiles. Sa vision est toujours fortement imprégnée d’un jugement physiologique et presque médical.
Pour l’inconscient d’oubli, que chacun porte en soi, il ne peut être perçu qu’en lui fournissant les moyens de jaillir, en abaissant si cela est possible le seuil de la conscience ou en cherchant des moyens de lui faciliter l’échappée. Le plus souvent l’effort d’intelligence s’oppose à son issue. On devine combien il est riche et confus, géologiquement riche, insondablement étendu. Dès lors, plus de mystère à Pascal redécouvrant les livres d’Euclide pas plus qu’au poète enfant, ni qu’au monstre de calcul ou au prodige musical.
Ce sont des îles qui émergent de l’océan d’oubli et non créations étranges d’êtres curieusement organisés. Ce sont des saillies naturelles, normales de terres élaborées avec lenteur par les âges et les cadavres. Il ne sera que d’étudier ce feu intérieur et ces couches sous-jacentes à la lumière, les éruptions et les cassures; mais ne considérons point qu’il y a là, accidents ou désordre alors que ce ne sont que processus normaux. Tremblements de terre et volcans sont modes habituels de la progression des choses. Cherchons l'horaire des marées intérieures. La psychologie individuelle étant dépassée, faisons appel à une sorte d’histoire naturelle des rythmes volcaniques et des cours d’eau souterrains. Rien à la surface du globe qui n’ait été souterrain (eau, terre, feu). Rien dans l’intelligence qui n’ait eu à faire digestion et circuit dans les profondeurs.
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D’une part, l’analyse stratigraphique fera connaître de quoi sont faits, d’où viennent cette craie, ces sables, ces roches d’idées. D’autre part, les lois et cycles des éruptions indiqueront la date, la place, les conditions de ces percements de la conscience périphérique.
Un tel programme d’études n’est nullement impossible à réaliser si l'on tient compte du grand nombre des observations déjà faites. Il n’est pas chimérique de penser prendre un contact avec cet inconscient d’oubli, terre première de notre vie intellectuelle en contemplant ses émergences successives.
Le moyen pour y parvenir sera l’analyse des temps et de l’hérédité.
Il n’est pas question ici d’entrer dans de longues considérations sur ces sujets; toutefois on en peut semble-t-il fournir un bref aperçu.
Disons d’abord que l’hérédité est liée étroitement à la notion de concordances cycliques. Les phénomènes de l’hérédité sont étudiés de nos jours à trop courte échelle, par exemple les observations mendéliennes. Distinguons aussi qu’il existe, entre les sur vivances et les réapparitions, les unes courbes continuellement positives ou négatives, les autres tracés à allure sinusoïdale, tous les intermédiaires, car rien ne disparaît complètement qui ne doive réapparaître. Quand on parle d’émergence, on est encore victime des apparences, il vaudrait mieux dire floraison, poussée d’activité sur un fond endormi et réduit à n’être plus qu’une ébauche, c’est-à-dire presque un souvenir oublié.
Les survivances sont les superstitions, les coutumes, les usages, les pratiques. Superstition de super-stare, ce qui reste après l’oubli, ce qui surnage. Ce sont gestes ou jugements dont on a égaré le sens et qui continuent. Nous vivons au milieu d’un grand nombre de pareilles survivances. Les cérémonies de fondation par exemple.
Quand Gaston Doumergue, pour inaugurer les travaux de l’Ouest-Ceinture se munit d’une petite truelle en argent, qu’il scelle la première pierre en englobant dans le mortier une pièce neuve de dix francs, il accomplit un geste qu’il lui serait impossible de légitimer. Il est en plein automatisme social. En réalité, il fait perdurer ces cérémonies de fondation avec dépôts d’objets (tablettes, cylindres, monnaie) dont les plus anciens textes de Sumer et d’Akkad, datant de trente siècles avant notre ère, font description détaillée. De même pour les cérémonies de baptême avec usage de l’eau, de même pour l’inhumation des morts avec la pratique du suaire blanc, etc... Signalons la richesse extrême de la Provence en coutumes de cet ordre. Telles sont les survivances, courants profonds dans lesquels tous les systèmes sociaux, toutes les constructions religieuses puisent régulièrement. Vaste fond de conservation sociale qui ne s’augmente que lentement et se modifie peu.
Plus intéressante encore est l’étude des émergences ou réapparitions qui par leurs rythmes et leurs intrications forment l’histoire, histoire de la pensée des individus comme des peuples. Fournissons-en de très rapides exemples.
De nos jours, refleurissent des systèmes philosophiques s’enchaînant avec ceux de Platon, des néopythagoriciens. Un peu de l’époque grecque et alexandrine revit (**). Ce sont là phénomènes d’hérédité éloignée si difficiles à dégager dans les faits morphologiques physiques, au contraire si apparents dans le domaine psychologique. Il n’y a pas dans les pensées modernes de cet ordre création véritable. Ce sont les vieilles couches gréco-asiatiques qui reparaissent après un long séjour dans l’inconscient (***).
Les livres et les œuvres d’art ont été laissés comme des semences qui devraient regermer un jour, au moment où de la profondeur des êtres jaillirait le souffle ancien. De même les formes réinventées par certains artistes actuels, Picasso par exemple, celles qui émergent de dessins automatiques sont bien semblables à celles qui furent tracées dans l’époque préhellénique. De la terre de nos potiers s’élancent des courbes qui, sans volonté consciente de leurs auteurs, sont liées à celles que produisit l’Asie antérieure ancienne.
Cette hérédité à long terme rend passionnante l’étude de l’archéologie. Elle fournit une lumière neuve sur de prétendus mystères; alors que les savants cherchent dans les migrations, les invasions diverses la clef de ces phénomènes, l’étude des marées cycliques de l’inconscient permet de comprendre aisément ces éruptions éloignées dans le temps.
Mais il est des chaînes plus courtes reliant des âges distants seulement de quatre à cinq siècles. Nous assistons à un renouveau de conceptions moyenâgeuses, refloraison de l’astrologie, des sciences conjecturales, des grands essais de synthèses; dans le domaine politique, ces tentatives de législation internationale, les tendances corporatives, la lutte de vastes organisations semi-occultes nous rapprochent, avec toutes ces différences inhérentes au changement de milieu, du xve et du xvie siècles. La conception de la physico chimie moderne, des raisonnements mathématiques, de la médecine homéopathique nous rend voisins d’individus comme Agrippa, R. Fludd, Paracelse, Cardan. Ce sont si l’on veut des phénomènes héréditaires de terme moyen.
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On perçoit avec la plus grande netteté les filiations immédiates.
Hérédité proche qui joint notre temps au deuxième tiers du xixe siècle, vers 1860 à 80. Ici les observations mendéliennes se retrouvent entières. Réapparition à la seconde ou troisième génération des caractères acquis. On sait le lien qui réunit généralement grands-parents et petits-enfants alors que la filiation directe père-fils s’établit plutôt en opposition. Le plus souvent, il y a continuation avec les grands-parents et réaction de défense, changement de signe avec les parents.
Ici se placent des phénomènes signalés par les sociologues. On sait que pour qu’un système philosophique nouveau, une théorie scientifique, un effort novateur en art devienne facteur composant de la vie sociale, pour qu’il soit réellement compris, il faut que s’écoule une cinquantaine d’années. On dit généralement que le peuple est en retard de ce temps et cela quelle que soit la diffusion fournie aux idées ou aux formes. L’explication est simple : sur le moment, il n’a pu y avoir entre créateurs et masse qu’un simple contact, conversation, échanges strictement extérieurs où souvent le snobisme joue, qu’une absorption purement intellectuelle. Au contraire lorsque les choses reparaissent dans l’après-suivante génération, devenues parties intégrantes des individus, digérées dans l’inconscient, alors peut exister une diffusion réelle, une compréhension véritable. Le fait Rimbaud et sa filiation surréaliste, le fait marxiste et sa diffusion sociale, le fait Nietzsche et le fascisme sont des exemples suffisamment éloquents.
La graine ne trouve pas de terrain mais le crée, sa descendance
lui forme sol.
Toutes ces émergences n’ont naturellement pas les mêmes caractères. Les éruptions de couches anciennes ont une allure plus générale, plus impersonnelle. Elles sont dégagées des ambiances passionnelles. Ce sont roches dures et fermes. Les réapparitions proches sont encore tièdes de haine, d’amour, ce sont les marnes granuleuses hétérogènes. Elles jouent surtout dans les formes superficielles de la pensée, dans la mode, sur les aspects de la sensibilité.
Ce que nous ven'ons de montrer dans l’expérience héréditaire des hommes se retrouve semblable dans les limites de sa vie. Les mêmes alternances cycliques font émerger de l’inconscient des acquis d’âge divers. Tous ces terrains en se mêlant forment les moments de notre pensée. Raisonnements oubliés de l’enfance, lectures classiques, travail des années dernières ressortent et s’élancent en moi dans ces lignes. Tels sont réunis en court schéma les aspects de ces marées intérieures de l’inconscient. Il faudrait aussi aborder l’étude de la coalescence des idées pendant leurs périodes de sommeil, l’analyse des conditions qui aboutissent à la plongée des concepts dans l’inconscient, la maturation qu’ils subissent alors, les facteurs de leurs sorties à la lumière. Il est impossible de le tenter dans le cadre d’une étude si brève. Bornons-nous à noter l’attitude de l’intelligence vis-à-vis de ce double inconscient. Nous avons déjà dit qu’elle est le jouet des impulsions viscérales; l’intelligence n’a d’autre but que d’obéir à ces tendances intérieures dans les limites imposées par les lois du monde extérieur. Nous vêtissons nos besoins et nos désirs de raisonnements et de prétextes. Notre mécanisme lucide est destiné à organiser la chasse, à aménager ingénieusement les moyens d’apaiser la faim.
Quant à l’inconscient d’oubli, c’est lui qui résout les problèmes, se charge des créations. En lui, se font les solutions et les découvertes. Grâce à lui, l’enfant réinvente sa science. Notre moi rationnel, avec l’orgueil considérable qui en est signature, prend à son compte tout ce travail. Il se pavane dans cette édification lente comme s’il en était l’agent créateur. Généralement par sa bêtise, son optique déformée, sa peur du nouveau, son désir de comprendre tout de suite, il ferme la porte à ces éruptions profondes.
A force de contrôle, il devient inhibiteur. Seuls les poètes, les artistes véritables laissent passer en eux le feu jaillissant des fonds sous-marins. Ils se prêtent comme des outils, plume et encre, à la dictée intérieure. Ils n’apportent à ce qu’on nomme inspiration que l’effort d’une technique ou d’un métier, nécessaire à la fixation ou à l’habillage. Souvent même, ils sont tellement en dehors du phénomène qu’ils n’arrivent pas à comprendre le sens exact ou la portée de ce qui s’échappe d’eux; ils ne peuvent suivre les paroles qui s’écoulent de leurs bouches. Ces réussites supposent une certaine aptitude à l’automatisme, une grande sincérité, et une évidente bonne volonté. Dans l’ordre social, les individus vecteurs de tels faits prennent une allure de prophètes, ils deviennent symboles. Pendant les remous humains, le feu trouve toujours à s’échapper par certains êtres qui s’y sont involontairement préparés.
Telle est la portée des poètes et de quelques hommes. Telle est l’importance du contenu inconscient des peuples et des individus.
Docteur Pierre Mabille.
(*) Ceci peut être encore considéré comme un résumé synthétique d’une étude de morphologie physique et psychologique qui paraîtra incessamment.
(**) Chez les individus, les souvenirs du jeune âge reparaissent dans les périodes de grande fatigue ou à l’approche de la mort. De même, pour l’inconscient ancestral, quand il arrive à la conscience des couches très anciennes, c’est un signal de terminaison d’un mode de civilisation ou tout au moins d’un très profond bouleversement social.
(***)il y a certainement des phénomènes d ’ hérédité encore plus éloignée, qui remontent le cours des âges. Ressortent actuellement des tendances et des formes datant de l’homme avant l’ère historique. Signalons qu’on n’écrit pas au hasard dans Minotaure. Ce nom même est assez caractéristique.
PHYSIQUE DE LA POÉSIE
I
Figurer tel homme, telle femme, mais non pas l’homme, ni la femme. — Le sujet : ce terrain donne sur la mer, la mer sur le ciel, le ciel sur moi. Que vois-je ? Mon œil boucle-t-il cette ceinture ? Je suis loin de ce miroir et grand, je suis loin dans ce miroir et si petit. Quelle est, à ma taille sans cesse en mouvement, sans cesse différente, la taille du monde ? Autant prendre la taille de l’eau. — Les rapports entre les choses, à peine établis, s’effacent pour en laisser intervenir d’autres, aussi fugitifs. — Rien ne se décrit suffisamment, rien ne se reproduit littéralement. La vanité des peintres, qui est immense, les a longtemps poussés à s’installer devant un paysage, devant une image, devant un texte comme devant un mur, pour le répéter. Ils n’avaient pas faim d’eux-mêmes. Ils s’appliquaient. Le poète, lui, pense toujours à autre chose.
L’insolite lui est familier, la préméditation inconnue.
Victime de la philosophie, l’univers le hante. « C’est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant. » {Lautréamont). Si c’est un homme, sera-ce celui-ci qui s’agite inutilement ou cet autre qui ronge son sourire idiot comme une forte moustache ? La ressemblance niant l’universel, on ne fait pas le portrait de l’homme. C’est un homme qui parle pour l’homme, c’est une pierre qui parle pour les pierres, c’est un arbre qui parle pour toutes les forêts, pour l’écho sans visage, seul à subsister, seul, en fin de compte, à avoir été exprimé. Un écho général, une vie composée de chaque instant, de chaque objet, de chaque vie, la vie.
II
La pendule sonne deux coups de couteau et le sang de la vierge s’envole doucement sous la lune.
Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans passé. Leur principale qualité est non pas d’évoquer, mais d’inspirer.
Tant de poèmes d’amour sans objet réuniront des amants. D’autres destineront la femme du poète à un autre homme. En tirer une certaine satisfaction, l’objet s'amplifiant. Pour son amant, la femme aimée se substitue à toutes les femmes désirées, elle peut par conséquent être aimée de tous. De là à le vouloir... Que le langage se concrétise !
III
Combien d’images faudra-t-il au peintre pour montrer les confusions les plus simples, les métamorphoses les plus habituelles, comme : « C’est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant. » Car s’il se borne à figurer telle pierre ou tel arbre, nous contesterons toujours qu’il s’agisse de cette pierre ou de cet arbre plutôt que de tel autre, par définition plus évident puisqu’il ne nous est pas proposé. Cela à l’infini. Et l’homme? ô, Lautréamont sans visage ! Et le mot ou, que devient-il ? Combien faudra-t-il d’images au peintre pour montrer misérablement la pluie, dernier ressort des nuages, quand ils en ont assez de faire patte de velours? Combien d’images ou de fragments d’images pour tout ce qui ne vit que le temps de se défaire et qui ne spécule que sur la surprise, le contretemps, le contresens, l’oubli? « Rien, dit le Corporal. Oiseaux. » (Alfred Jarry). Et les lapsus charmants, les mots nouveaux, les mots magiques, receleurs du phosphore des désirs, du plomb des candeurs, de l’agate haineuse? Quel est le trait qui dit je t’aime sans qu’on puisse en douter ? Les mots gagnent. On ne voit ce qu’on veut que les yeux fermés, tout est exprimable à haute voix.
IV
Persuadés enfin de la pauvreté absolue de l’illustration littérale, quelques peintres de la seconde moitié du siècle dernier tentèrent d’exprimer par des symboles les images et même l’essence de la poésie qui leur était offerte.
Mais l’effort littéraire et par conséquent limité que cela leur sembla nécessiter fit malheureusement que seuls des artistes mineurs purent s’essayer à cette tâche. Faute de n’avoir trouvé que des Rops, des Redon, des de Groux, l’illustration symbolique de la poésie mourut avant de reconquérir la place qui lui était due.
V
A partir de Picasso, les murs s’écroulent. Le peintre ne renonce pas plus à sa réalité qu’à la réalité du monde. Il est devant un poème comme le poète devant un tableau. Il rêve, il imagine, il crée. Et soudain,voici que l’objet virtuel naît de l’objet réel, qu’il devient réel à son tour, voici qu’ils font image, du réel au réel, comme un mot avec tous les autres.
On ne se trompe plus d’objet, puisque tout s’accorde, se lie, se fait valoir, se remplace. Deux objets ne se séparent que pour mieux se retrouver dans leur éloignement, en passant par l’échelle de toutes les choses, de tous les êtres. Le lecteur d’un poème l’illustre forcément. Il boit à la source. Ce soir, sa voix a un autre son, la chevelure qu’il aime s’aère ou s’alourdit. Elle contourne le morne puits d’hier ou s’enfonce dans l’oreiller, comme un chardon.
C’est alors que les beaux yeux recommencent, comprennent et que le monde s’illumine.
Paul Eluard.
SOUVENIRS SUR CÉZANNE
Comment je connus la peinture de Cézanne?
La première fois que je vis un tableau du peintre, ce fut à la vitrine d’un petit marchand de couleurs de la rue Clauzel, le père Tanguy. Cette toile représentait un bord de rivière. Devant la ville. C’est chez un de ceux-là que je me procurai, enfin, l’adresse de son atelier, et, quand j’y arrivai, ce fut pour m’entendre dire par un voisin que le peintre avait déménagé, et toujours sans laisser son adresse. Devant la boutique étaient arrêtées deux personnes : un monsieur et un ouvrier. « Si ce n’est pas malheureux, disait l’homme au chapeau melon, d’abîmer ainsi la nature ! Ces arbres qui ne tiennent pas debout; cette maison qui a l’air de chavirer; cette eau qui est de plomb, et regardez-moi ce ciel ! Si la nature était comme ça, ce serait à vous dégoûter de mettre le nez dehors. — Eh bien ! moi, monsieur, repartit l’ouvrier, chaque fois que je regarde ce tableau-là, je me dis : Voilà un endroit où j’aimerais aller à la pêche le dimanche; en ont-ils de la veine ceux qui peuvent s’offrir une maison aussi bien plantée! Je m’y connais, je suis maçon... » Et le « bourgeois » s’en alla vexé. Quant à moi, je déplorais que mes si faibles ressources d’étudiant ne me permissent pas d’emporter cette toile. Je me disais en moi-même : « Quel agréable métier que celui de marchand de tableaux ! Passer sa vie au milieu de belles choses ! » Ce rêve devait se réaliser.
Et aussitôt que j’eus un magasin, mon ambition fut de faire une exposition de Cézanne. Encore fallait-il pouvoir se mettre en rapport avec l’artiste. Il était particulièrement difficile de joindre Cézanne, qui, pour ne pas être dérangé dans son travail, ne donnait jamais son adresse.
J’avais entendu dire qu’il était, pour l’instant, dans une auberge du côté de Fontainebleau. Que de courses inutiles je fis dans les auberges qu’on m’avait dites particulièrement fréquentées par les artistes, jusqu’au moment où j’eus l’idée de porter mes recherches chez les marchands de couleurs de la ville.C'est chez l'un de ceux-là que je me procurai, enfin, l'adresse de son atelier, et quand j'y arrivai, ce fut pour m'entendre dire par un voisin que le peintre avait déménagé, et toujours sans laisser son adresse. Devant la déception que je montrai :
— Attendez, fit celui qui m’avait renseigné, j’ai entendu un des déménageurs dire que c’était dans une rue de Paris qui portait à la fois un nom de saint et un nom d’animal.
C’est ainsi qu’après de multiples recherches je finis par découvrir la maison qu’habitait Cézanne rue des Lions-Saint-Paul. Son fils, que je vis là, voulut bien s’intéresser à mes efforts. Ce fut avec de bien pauvres moyens que je pus organiser mon exposition, les toiles m’ayant été livrées sans châssis ni cadres, et moi- même étant, à mes débuts, complètement démuni.
Quelques traits que je citerai de cette exposition montreront combien on était loin, à cette époque, de goûter la peinture de Cézanne. A noter d’abord l’indignation d’artistes qui ne se contentaient pas de crier au scandale, comme les simples badauds, mais qui, dans la croyance que cette peinture trouvait acheteur, se considéraient comme lésés dans leurs intérêts, autant qu’atteints dans leur dignité. A rapporter ce jugement du critique d’art du Journal des Artistes qui dénonçait à ses lecteurs « la cauchemardante vision de ces atrocités à l’huile, dépassant aujourd’hui la mesure des fumisteries légalement autorisées ».
A la décharge des amateurs et des critiques, je dois dire que des peintres, parmi les plus grands, ne pensaient pas autrement.
Ayant obtenu de Puvis de Chavannes, pour un de mes albums de peintres-graveurs, sans qu’il se fît trop prier, une lithographie en noir, j’avais ambitionné d’avoir encore quelque chose de lui et, cette fois, une lithographie en couleurs.
— Voilà qui me séduit assez, m’avait-il répondu. J’irai chez vous; nous choisirons un sujet.
Il vint, en effet, quelques jours après. Il s’arrêta devant ma vitrine et regarda longuement des Baigneurs de Cézanne, puis il s’en alla en haussant les épaules. Je ne devais plus le revoir.
Fantin n’appréciait pas davantage Cézanne. Un jour, rencontrant chez lui un conservateur du Louvre, je demandai à ce dernier s’il serait possible d’apporter au Musée une nature morte de Cézanne pour la confronter avec Chardin.
Alors, Fantin, se levant tout d’une pièce :
— Ne jouez pas avec le Louvre !
Je devais, néanmoins, recevoir quelques encouragements, et je dois citer, comme le plus typique, l’achat d’une toile par un aveugle de naissance qu’accompagnait un secrétaire. Je devais apprendre un jour que c’était moins la peinture de Cézanne que les idées « avancées » qu’il attribuait au peintre en tant que camarade du père des Rougon-Macquart qui avait motivé l’achat de l’aveugle.
Non content d’exposer les œuvres du Maître, j’entrepris d écrire sa vie. Il y avait tant de choses à dire! J’avais à conter la vocation irrésistible de Cézanne que contrecarrait un père réfractaire : « Enfant, on meurt avec du génie et on mange avec de l’argent », cependant que sa mère ripostait à ceux qui doutaient de la vocation de son fils : « Eh quoi! il s’appelle Paul comme Véronèse et Rubens! » J’avais à dire ensuite son arrivée à Paris, son assiduité au Louvre dans l’étude des maîtres, sa fièvre de travail, son échec à l’examen d’entrée à l'École des Beaux-Arts avec une toile qui fit dire à un des membres du jury : « Cézanne a un tempérament de coloriste; par malheur, il peint avec excès. » Puis viendraient l’amitié qui l’unit à Zola; la sollicitude que celui-ci devait montrer pour Cézanne : « Travaille fort et ferme le dessin, ne tombe pas dans la peinture de commerce » ; les efforts de Cézanne, faits de perpétuels enthousiasmes et d’éternels recommencements; l’apparition, enfin, de l'Œuvre où le père des Rougon-Macquart représentait son ami sous les traits d’un artiste qui se suicide parce qu’il est incapable de se réaliser. A quoi Cézanne répondra : « Nom de Dieu, quand un tableau n’est pas réussi, on le fout au feu et on en recommence un autre ! » J’avais encore à conter les vaines tentatives de Cézanne pour entrer au Salon de Bouguereau; le réconfort qu’il puisa dans les encouragements d’un amateur éclairé, M. Chocquet; l’exposition que je fis de ses œuvres dans ma petite boutique de la rue Laffitte; et combien d’épisodes de l’existence tourmentée du peintre! Mais ce qui ressortira de ma Vie de Cézanne, c’est la grande leçon de labeur et de modestie qu’a donnée l’artiste, vrai don Quichotte de la peinture, allant, dans les heures de trouble, chercher au Louvre un renouveau d’énergie et en sortant si remonté qu’il lui arrivera de dire : « Je crois que, demain, la séance sera bonne. »
Mon livre devait connaître les appréciations les plus diverses. Voici comment Aux Ecoutes jugea Cézanne d’après le portrait que j’en avais fait : « Ce livre laisse l’impression assez pénible d’un primaire grossier qui aurait à peu près la mentalité du douanier Rousseau. » Cependant que M. Pierre Mille, dans Le Temps, déclarait : « Cézanne apparaît, au cours de ces souvenirs, délicieux d’ingénuité... » Les Cahiers d'Aujourd'hui disaient : « M. Vollard écrit un livre pour faire conclure que le peintre d’Aix était un gâteux. » Tel n’était pas l’avis de
M. J. Pellerin dans J'ai vu : « Le maître d’Aix est là, vivant et agissant : les luttes sont fidèlement retracées avec une observation narquoise et tendre, un humour délicieux et bien personnel. Le chapitre Cézanne et Zola atteint presque au chef-d’œuvre. » Sur ce même chapitre, M. Frantz Jourdain, dans une lettre au Bonnet Rouge écrivait : « Ce qui me peine, c’est de voir le Bonnet Rouge accepter de pareilles bourdes et les présenter à ses lecteurs. » M. Gustave Kahn, au contraire, notait, dans un article paru au Mercure de France : « L’exclusivisme intellectuel de Cézanne apparaît dans ces pages où M. Vollard s’élève très souvent de Werdet à Eckermann. »
L’Art libre de Bruxelles par contre disait : «Je ne cache pas mon antipathie franche au livre de M. Vollard. Je le trouve, quant à moi, avilissant. » Joséphin Péladan, de son côté, m’écrivait : «...Sa figure (de Cézanne), vous l’avez rendue dans tout son éclat d’honnêteté et d’infortune. »
Comme je m’étonnais, devant un critique, des contradictions de ses confrères, celui-ci de me
répondre :
— On parle de vous et vous n’êtes pas encore
content! Alors, quoi! Vous vous plaignez que la mariée est trop belle?
★
Après mon exposition de Cézanne, je fis au peintre une visite dans sa ville natale. Comment ne pas dire mon émerveille ment durant le trajet de Marseille à Aix pendant que défilaient, devant la glace de mon compartiment, tous ces paysages qui semblent tellement du Cézanne? Comment ne pas évoquer la ferveur de Cézanne, le pinceau à la main devant ces toiles peintes avec tant d’enthousiasme, et que, pourtant, il n’hésitait pas à détruire dans un mouvement d’irascibilité, tels son Paysan tout criblé de coups de couteau, et cette nature morte qu’on apercevait à travers les fenêtres de l’atelier se balançant à la branche d’un cerisier!...
Chaque fois que je pense à Cézanne, je me rappelle cet atelier, où des reproductions piquées au mur attestaient l’amour que le peintre avait pour les maîtres : Lucas Signorelli, Le Greco, Le Tintoret, Le Titien, et, plus près de nous, Delacroix, Courbet... pauvres reproductions, images d’un sou, mais qui suffisaient à l’artiste pour se retrouver dans l’ambiance des musées.
Je ne puis résister non plus à la tentation de rappeler la forte culture classique du Maître d’Aix, son emballement pour Baudelaire, ses colères s’il rencontrait un contempteur de l’une de ses admirations; et, quand on le croyait le plus déchaîné, se révélant soudain avec la sensibilité, l’ingénuité de l’enfant.
Cette fois, par exemple, où, me prenant à témoin, il vitupérait feu Zola qui avait osé reprocher à Corot de n’avoir pas, dans ses paysages, remplacé ses nymphes par des paysannes et au plus fort de son emportement, me disant, avec un tremblement dans la voix : «Excusez un peu, monsieur Vollard, j’aime tant Zola!...»
Puisque je parle d’Aix, comment ne pas donner un dernier souvenir à quelques-uns de ses habitants : à cette famille J... notamment qui possédait de magni fiques Cézannes laissés pêle-mêle sur le palier et voisinant avec les objets les plus hétéroclites : cages d’oiseaux, chaises défoncées, pot de chambre ébréché, objets sans valeur, mais ayant participé à la vie de la maison, et, par là, promus au rang de dieux lares ?...
Et cette comtesse qui reléguait ses Cézannes au grenier, refusant énergiquement de s’en séparer :
— Je ne suis pas une marchande, monsieur!
— Mais s’il y a des rats au grenier?
— Qu’importe, ce sont mes rats !
Et enfin, pourrais-je oublier tous ces nigauds qui croyaient, dur comme fer, que si Paris paraissait s’engouer de Cézanne, c’était pour se moquer de la province, et qui acceptaient, les yeux fermés, ce que leur compatriote leur disait de lui-même quand il déplorait son impuissance à « réaliser », ou qu’il déclarait à une aquarelliste aixoise qui sollicitait ses conseils : « Mais, madame, si j’étais seulement aussi habile que vous, il y a longtemps que je serais reçu au Salon. »
On ne peut donc pas s’étonner si tous ces gens estimaient que Cézanne abusait quand il envoyait deux de ses toiles à une exposition de la Société des peintres-amateurs d’Aix, laquelle le comptait d’ailleurs parmi ses membres. Dans cette occasion, comme dans tant d’autres, c’est dans son art qu’il puisait la force de supporter les tracasseries, les déboires que lui attirait sa peinture.
— Écoutez un peu, monsieur Vollard, je crois que la peinture est décidément ce qui me vaut le mieux, me disait-il un jour qu’il me parlait des « prétentions des crétins, des intellectuels et des drôles ».
Il est à peine utile d’ajouter qu’il évitait tout contact avec eux, voire avec... les ôtres. Si grande même était sa méfiance à l’endroit d’autrui que, croisant, dans Aix, un camarade qu’il n’avait pas revu depuis trente ans, comme celui-ci, après les premières effusions, lui demandait son adresse :
— Je demeure très loin... dans une rue!...
★
Après la visite que je fis à Cézanne à Aix, je le revis à Paris. Je devais avoir cette chance qu’il fît mon portrait.
Quand j’entrai dans l’atelier, la première chose que j’aperçus fut un tabouret placé sur une branlante plate-forme que supportaient quatre piquets. Devant la méfiance que je laissai voir sur la solidité de tout cet agencement :
— C’est moi-même qui ai préparé la chaise pour la pose, me dit Cézanne avec un sourire engageant. Il n’arrivera rien si vous gardez votre équilibre. D’ailleurs, quand on pose, ce n’est pas pour bouger.
Or, à peine sur mon socle, voilà que le sommeil me gagne. Ma tête s’incline sur mon épaule. Du coup, l’équilibre est rompu et plate-forme, chaise et moi-même, le tout est par terre.
Cézanne se précipitant :
— Malheureux ! Vous avez dérangé la pose ! On doit poser comme une pomme. Est-ce que ça remue, une pomme?
Malgré l’immobilité de ce fruit, il arrivait néanmoins à Cézanne de laisser en plan une étude de pommes parce qu’elles avaient pourri. Il en vint même à leur préférer les fleurs en papier. Et il finit par les lâcher aussi, car, si elles ne pourrissent pas, « elles se décolorent, les bougresses... ». En désespoir de cause, il fut conduit à prendre pour modèles les images des journaux illustrés que recevaient ses sœurs ou les gravures du Magasin pittoresque.
Mais, que lui importait cela, puisque, pour lui, peindre, ce n’était pas copier des objets, mais « réaliser des sensations »? A la vérité, pour satisfaire les exigences de Cézanne, pour lui faire augurer que la séance à l’atelier serait bonne, il fallait beaucoup de conditions : que le temps fût gris clair; que le peintre n’eût aucun sujet de mécontentement, comme d’apprendre une victoire des Anglais sur les Boers, ou d’entendre l’aboiement d’un chien, ou le bruit d’un ascenseur du voisinage qu’il attribuait à une « usine de marteaux-pilons ». Bref, après plus de cent séances de pose, Cézanne me dit avec satisfaction : «Je ne suis pas mécontent du devant de votre chemise... »
Ambroise Vollard.
REFLEXION SUR LE PAYSAGE ET BIEN D'AUTRES CHOSES
Le paysage fut d’abord un fond de campagne sur lequel quelque chose se passait. Je crois que les Hollandais les premiers, s’y intéressèrent pour lui-même, ou pour les belles vaches qu’ils y exposaient. Chez les Italiens et chez nous, il devient de l’importance d’un décor. Poussin et Claude l’ordonnent et le composent magnifiquement. Le site chante : il est à la « nature » ce que l’opéra est à l’ordinaire de la vie. On use de l’arbre, du bosquet, des eaux, des monts et des fabriques, avec une liberté toute ornementale ou théâtrale. (On fait toutefois des études très exactes et toutes comparables à celles qui se feront un siècle après). On arrive à l’extrême de la fantaisie. La carrière du paysage imaginaire s’achève sur les papiers peints et les toiles de Jouy. La « vérité » entre en action. De très grands paysagistes paraissent, qui, d’abord, gardent le souci de composer leurs ouvrages; ils choisissent, éliminent, ajustent; mais peu à peu, ils engagent le corps à corps avec la « nature » telle quelle. Ils travaillent de moins en moins dans l’atelier; de plus en plus aux champs. Ils luttent contre la solidité ou la fluidité même des choses; certains s’en prennent à la lumière, veulent saisir l’heure, — l’instant; substituer aux formes finies une enveloppe de reflets, d’éléments du spectre subtilement dosés. Certains, au contraire, maçonnent ce qu’ils voient.
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C’est ainsi que l’intérêt du paysage s’est progressivement déplacé. D’accessoire d’une action (plus ou moins commandé par elle), il est devenu lieu de merveilles, séjour d’une rêverie, plaisir des yeux distraits... Puis, l’impression l’emporte : Matière ou lumière dominent.
On observe alors que le domaine de la peinture est envahi en quelques années par les images d’un monde sans hommes. La mer, les forêts, les campagnes à l’état désert, satisfont la plupart des yeux. Il s’ensuit quantité de conséquences remarquables. L’arbre et les terrains nous étant beaucoup moins familiers que les animaux, l’arbitraire augmente dans l’art, les simplifications même grossières, se font habituelles. Nous serions choqués si l’on figurait une jambe ou un bras comme l’on fait une branche. Nous distinguons fort mal entre le possible et l’impossible en fait de formes minérales ou végétales. Le paysage donne donc de grandes facilités. Tout le monde se mit à peindre.
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Autre effet : la Figure Humaine, jadis objet d’un traitement de choix — au point que l’anatomie s’était introduite (depuis Léonard) parmi les connaissances exigibles d’un artiste, — s’est vue assimilée à un objet quelconque : l’éclat, le grain de la peau font dédaigner la modulation des formes ; toute expression disparaît des visages, toute intention en est absente. Et le portrait périclite.
Enfin, le développement du paysage semble bien coïncider avec une diminution singulièrement marquée de la partie intellectuelle de l’art.
Le peintre n’a plus grand’chose à raisonner. Ce n’est pas que l’on n’en trouve de fort nombreux qui spéculent sur l’esthétique et le technique de leur métier : mais je crois qu’il en est fort peu pour calculer telle œuvre qu’ils veulent faire. Rien ne les y contraint, puisque tout se ramène au paysage ou à la « nature morte »; lesquels ont été réduits eux-mêmes à un divertissement d’intérêt local. Le temps n’est plus où un artiste ne pensait pas perdre des heures, s’il les consumait à méditer (par exemple) sur les mouvements ou les attitudes propres aux femmes, aux vieillards, aux petits enfants, écrivant pour soi ses remarques, afin de se les fixer dans l’esprit. Je ne dis pas que l’on ne puisse se passer de ces études. Je dis que le « grand art » ne se passe point d’inutilités de ce genre. Je dis qu’il y a un « grand art ». J’y reviendrai peut-être tout à l’heure.
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Tout ce que je viens d’exposer dans l’ordre de la Peinture trouve dans l’ordre des Lettres une merveilleuse similitude : l’invasion de la littérature par la « description » fut parallèle à celle de la peinture par le paysage; de même sens que celle-ci, et de même conséquence.
Dans les deux cas, le succès fut dû à l’intervention de grands artistes, et conduisit identiquement à une certaine « capitis deminutio ».
Une « description » se compose de phrases que l’on peut, en général, intervertir : Je puis décrire cette chambre par une suite de propositions dont l’ordre est à peu près indifférent. Le regard erre comme il veut. Rien de plus naturel, rien de plus vrai que ce vagabondage — car... la vérité, c’est le hasard...
Mais si cette latitude (et l’accoutumance à la facilité qu’elle comporte) en vient à dominer dans les ouvrages, elle dissuade peu à peu les écrivains d’user de leurs facultés abstraites, comme elle réduit à rien chez le lecteur la nécessité de la moindre attention, pour le séduire aux seuls « effets instantanés », — à la rhétorique du choc.
Ce mode de créer, légitime en principe, et auquel de fort belles choses sont dues — mène, comme l’abus du paysage, à la diminution de la partie intellectuelle de l’art.
Ici, plus d’un s’exclamera que peu importe! Je crois, quant à moi, qu’il importe assez que l’œuvre d’art soit l'acte d’un homme complet.
Mais comment se peut-il que l’on donnât jadis tant d'impor. tance à ce qui est tenu si naturellement pour négligeable de nos jours? On étonnerait bien un connaisseur du temps de Jules II ou de Louis XIV en lui apprenant que presque tout ce qu’il considérait comme l’essentiel de la peinture, est aujourd’hui non seulement négligé, mais radicalement absent des préoccupations du peintre et des exigences du public. Même, plus ce public est-il « raffiné » — plus il est « avancé », c’est-à-dire éloigné des anciens idéaux dont je parle. Mais c’est de l’homme total que l’on s’éloigne ainsi. L’homme complet se meurt.
ART MODERNE ET GRAND ART
L’art moderne tend à exploiter presque exclusivement la sensibilité « sensorielle » aux dépens de la sensibilité générale ou affective, et de nos facultés de construction, d’addition des durées, et de transformation par l’esprit. Il s’entend merveilleusement à exciter l’attention et use de tous moyens pour l’exciter : intensités, contrastes, énigmes, surprises. Il saisit parfois, par la subtilité de ses moyens, ou l’audace de l’exécution, certaines proies très spécieuses : des états très complexes ou très éphémères, des valeurs « irrationnelles » sensations à l’état naissant, résonances, correspondances, pressentiments d’une instable profondeur... Mais nous payons ces avantages.
Qu’il s’agisse de politique, d’économie, de manières de vivre, de divertissements, ou de mouvements, j’observe que l’allure de la modernité est toute celle d’une intoxication. Il nous faut augmenter la dose — ou changer de poison. Telle est la loi.
— De plus en plus avancé — de plus en plus intense — de plus en plus grand — de plus en plus vite, — et toujours plus neuf — telles sont ces exigences, qui correspondent nécessairement à quelque endurcissement de la sensibilité. Nous avons besoin, pour nous sentir vivre, d’une intensité croissante des agents physiques et de perpétuelle diversion... Tout le rôle que jouaient dans l’art de jadis les considérations de durée est à peu près aboli. Je pense que personne ne fait rien aujourd’hui pour être goûté dans deux cents ans. Le ciel, l’enfer, et la postérité ont beaucoup perdu dans l’opinion. D’ailleurs, nous n’avons plus le temps de prévoir ni d’apprendre...
Ce que j’appelle le « Grand Art » c’est simplement l’art qui exige que toutes les facultés d’un homme s’y emploient et dont les œuvres sont telles que toutes les facultés d’un autre soient invoquées et se doivent intéresser à les comprendre...
Qu’y a-t-il de plus admirable que le passage de l’arbitraire au nécessaire, qui est l'acte souverain de l’artiste, auquel un besoin qui peut être aussi fort et aussi préoccupant que le besoin de faire l’amour, le pousse? Rien de plus beau que l’extrême volonté, l’extrême sensibilité et la science, (le véritable, celle que nous avons faite ou refaite pour nous). Conjointes, et obtenant, pendant quelque durée, cet échange entre la fin et les moyens, le hasard et le choix, la substance et l’accident, la prévision et l’occasion, la matière et la forme, la puissance et la résistance, qui pareil à l’ardente, à l’étrange, a l’étroite lutte des sexes, compose toutes les énergies de la vie humaine, les irrite l’une par l’autre, et crée...
Paul Valéry.
- Extrait de Degas, Danse et Dessin, à paraître chez Ambroise Vollard.
UN MIRAGE
J’avais subi une panne d’avion en dissidence, et j’attendais l’aube. Des collines de sable offraient à la lune leur versant lumineux, et des versants d’ombre montaient jusqu’aux lignes de partage de la lumière. Sur ce chantier désert d’ombre et de lune, régnait une paix de travail suspendu, et aussi un silence de piège, au cœur duquel je m’endormis.
Quand je me réveillai, je ne vis rien que le bassin du ciel nocturne, car j’étais allongé sur une crête, les bras en croix, et face à ce vivier d'étoiles. Et, n’ayant pas compris encore quelles étaient ces profondeurs, je fus pris de vertige, faute d’une racine à quoi me retenir, faute d'un foit, d’une branche d’arbre entre ces profondeurs et moi, déjà delié, livré à la chute comme le plongeur.
Mais je ne tombais point. De la nuque aux talons, je me décou vrais noué à la terre. J’éprouvais une sorte d’apaisement à lui abandonner mon poids. La gravitation m’apparaissait souveraine comme l’amour. »,
Je sentais la terre étayer mes reins, me soutenir, me soulever, me transporter dans l’espace nocturne. Je me découvrais appliqué à l’astre par une pesée semblable à cette pesée des virages qui vous appliquent au char, je goûtais cet épaulement admirable, cette solidité, cette sécurité, et je devinais sous mon corps ce pont courbe de mon navire. J’avais si bien conscience d’être emporté que j’eusse entendu sans surprise monter du fond des terres la plainte des matériaux qui se réajustent dans l’effort, ce gémissement des vieux voiliers qui prennent leur gîte, ce long cri aigre que font les péniches contrariées. Mais le silence durait dans l’épaisseur des terres. Mais cette pesée se révélait, dans mes épaules, harmonieuse, soutenue, égale pour l’éternité. J’habitais bien cette patrie, comme les corps des galériens morts, lestés de plomb, habitent la mer.
Et je méditais sur ma condition, perdu dans le désert et menacé, nu entre le sable et les étoiles, éloigné des pôles de ma vie par trop de silence. Car je savais que j’userais à les rejoindre des jours, des semaines, des mois, si nul avion ne me retrouvait, si les Maures, demain, ne me clouaient pas à ma dune. Je vieillirais dans ce retour. J’échangerais un peu de ma chair contre mes trésors. Ici, je ne possédais plus rien au monde. Je n’étais rien qu’un mortel égaré entre du sable et des étoiles, conscient de la seule douceur de respirer...
Et cependant, je me découvris plein de songes.
Il me vinrent sans bruit, comme des eaux de source, et je ne compris pas, tout d’abord, la douceur qui m’envahissait. Il n’y eut point de voix ni d’images, mais le sentiment d’une présence, d’une amitié très proche et déjà à demi-devinée. Puis, je compris et m’abandonnai, les yeux fermés, aux enchantements de ma mémoire.
Il était quelque part un parc chargé de sapins noirs et de tilleuls, et une vieille maison que j’aimais. Peu importait qu’elle fût éloignée ou proche, qu’elle ne pût ni me réchauffer dans ma chair, ni m’abriter, réduite ici au rôle de songe; il suffisait qu’elle existât pour remplir ma nuit de sa présence. Je n’étais plus ce corps perdu sur une grève, je m’orientais, j’étais l’enfant de cette maison, plein du souvenir de ses odeurs, plein de la fraîcheur de ses vestibules, plein des voix qui l’avaient animée. Et jusqu’au chant de ses grenouilles dans les mares qui venaient ici me rejoindre. Et j’avais besoin de ces mille repères pour me reconnaître moi-même, pour découvrir de quelles absences était fait le goût de ce désert, pour trouver un sens à ce silence fait de mille silences, où les grenouilles mêmes se taisaient.
Non, je ne logeais plus entre le sable et les étoiles. Je ne recevais plus du décor qu’un message froid. Et ce goût même d’éternité que j’avais cru tenir de lui, j’en découvrais maintenant l’origine. Je revoyais les grandes armoires solennelles de la maison. Elles s’entr’ouvraient sur des piles de draps blancs comme neige. Elles s’entr’ouvraient sur des provisions glacées de neige. La vieille gouvernante trottait comme un rat de l’une à l’autre, toujours vérifiant, dépliant, repliant, recomptant le linge blanchi, s’écriant : « Ah! mon Dieu, quel malheur! » à chaque signe d’une usure qui menaçait l’éternité de la maison, aussitôt courant se brûler les yeux sous quelque lampe, à réparer la trame de ses nappes d’autel, à ravauder ces voiles de trois-mâts, à servir je ne sais quoi de plus grand qu’elle, un dieu ou un navire.
Ah! je te dois bien une page. Quand je rentrais de mes premiers voyages, Mademoiselle, je te retrouvais l’aiguille à la main, noyée jusqu’aux genoux dans tes surplis blancs, et chaque année un peu plus ridée, un peu plus bossue, préparant toujours de tes mains ces draps sans plis pour nos sommeils, ces nappes sans coutures pour nos dîners, ces fêtes de cristaux et de neiges. Je te visitais dans ta lingerie, je m’asseyais en face de toi, je te racontais mes périls de mort pour t’émouvoir, pour t’ouvrir les yeux sur le monde, pour te corrompre. Je n’avais guère changé, disais-tu. Enfant, je trouais déjà mes chemises. — Ah! quel malheur! — et je m’écorchais aux genoux; puis je revenais à la maison me faire panser, comme ce soir. Mais non, mais non, Mademoiselle! ce n’était plus du fond du parc que je rentrais, mais du bout du monde, et je ramenais avec moi l’odeur âcre des solitudes, le tumulte des vents de sable, les lunes éclatantes des tropiques. Bien sûr, me disais-tu, les garçons courrent, se rompent les os, et se croient très forts. Mais non, mais non, Mademoiselle! mais j’ai vu plus loin que ce parc! Si tu savais comme ces ombrages sont peu de chose, qu’ils semblent bien per dus parmi les sables, les granits, les forêts vierges, les marais de la terre. Sais-tu seulement qu’il est des territoires où les hommes, s’ils vous rencontrent, épaulent aussitôt leur carabine? Sais-tu même qu’il est des déserts où l’on dort, dans la nuit glacée, sans toit, Mademoiselle, sans lit, sans draps de neige...
Ah! barbare, disais-tu.
Et je n’entamais pas mieux sa foi que n’eus entamé la foi d’une servante d’église. Et je plaignais son humble destinée qui la faisait aveugle et sourde...
Mais cette nuit, dans le Sahara, nu entre le sable et les étoiles, je lui rendis justice.
★
Je ne sais pas ce qui se passe en moi. Cette pesanteur me lie au sol quand tant d’étoiles sont aimentées. Une autre pesanteur me ramène à moi-même. Je sens mon poids qui me tire vers tant de choses! Mes songes sont plus réels que ces dunes, que cette lune, que ces présences. Ma civilisation est un Empire plus impérieux que cet Empire. Ah ! le merveilleux d’une maison n’est point qu’elle vous abrite où vous réchauffe, ni qu’on en possède les murs. Mais bien qu’elle laisse sa trace dans le langage. Qu’elle demeure un signe. Qu’elle forme, dans le fond du cœur, ce massif obscur dont naissent, comme des eaux de source, les songes...
Mon Sahara, mon Sahara, te voilà tout entier enchanté par une fileuse de laine!
Antoine de Saint-Exupéry.
ART ET PERCEPTION
LA PERCEPTION
Non l’apparence, mais l’apparition.
Une phénoménologie de la représentation partira de ce fait : la représentation ne représente pas, elle est.
Théorie anti-transcendantale et transcendante de l’espace : si l’objet existe, à quelles conditions pourrait-il être considéré comme présent ?
Présence-absence dans l’espace : perception
Présence-absence dans le temps : mémoire
Il n’y a ni présence ni absence, mais présence-absence, distance et non-distance.
All knowledge only about ideas (Berkeley),
il faut plutôt dire : no knowledge only about ideas.
La pensée ne se nourrit pas d’elle-même, mais de ce qui est non-
pensée.
L’être ne se nourrit pas de lui-même,
Le verre ne se reflète pas lui-même.
Le trans-historique et le trans-physique dans la perception. On peut chercher les conditions temporelles de la perception; mais c’est passer à côté d’elle. L’œuvre de la perception est précisément de sauter à pieds joints au-dessus de l’espace et du temps.
L’étoile d’il y a dix mille années, la perception est l’apparition sentie qu’elle est présente.
C’est faux, d’un point de vue « historique ». Mais la perception est manifestation de l’insuffisance de ce point de vue.
L’objet s’éternise dans notre perception, notre art tâchera, à sa façon, d’éterniser l’objet.
Peut-être, le réalisme est-il plus magique que l’idéalisme. Un vrai artiste n’est pas partisan de l’idéalisme. Il est vrai que Blake et Novalis me réfutent.
L’OBJET
Les précurseurs d’une philosophie de l’objet. Le réalisme scolastique, mais plus encore le mysticisme de Scot Erigène; Boehme; Schelling; James; Hocking; Otto; le cubisme; peut-être, Stravinsky.
L’esprit ressemble. — Ce qui s’étendit, sous l’influence de ce cercle, se centre, se concentre. Naissance de concrets sous l’influence du concret. L’esprit suscite des esprits inférieurs (couleurs), etc..., des sons et des couleurs qui lui répondent; des objets, vies séparées, unies à soi comme lui.
Ainsi à notre degré de l’échelle, le monde forme des touts colorés.
Les objets répondent au sujet. La note que nous frappons fait résonner d’autres notes endormies.
A notre niveau, chose et cause.
La chose ; ne pas la diluer dans le flux, ne pas la dissocier en qualités. — La prendre telle qu’elle est, paquet de qualités, avec quelque chose d'actif et de résistant. Nœud au milieu de la trame, remous dans le courant, arrêt gros, de la vague luisante. Ne pas la regarder de trop près, elle va se dissoudre.
L'objet; son opacité; il brille du pâle reflet du sujet, soudain transporte a l’interieur. Il est l’autre, l’obstacle, l'objection. -Problème et ob-jet.
La cause, non la loi, mais la cause; quelque chose d’un et d'actif, lie a autre chose par une puissance mystérieuse.
L'espace déformé par les objets. Au vrai, il est tout formé par les objets. Plus il est concret, plus il dépend des objets. Quand on arrive aux etres pensants, l’espace s’est évanoui.
L’effort de Cézanne pour faire sentir la substructure, la densité quelque chose qui est sous la couleur et sous la ligne.
De même, l’effort d’un Claudel pour faire sentir le roc, le turf la terre touchée avec un bâton et qui résiste.
Le propre de notre âge, plus que de tout autre (car tous sont tels plus ou moins) c’est qu’il est l’âge des extrêmes. Cézanne veut « faire l’image » veut voir l’objet. Mais par une sorte de paradoxe, ce qui nous attache, nous retient, c’est moins encore l’objet lui-même que Cézanne s’efforçant vers sa description.
Retour peut-être au stade symbolique tel que le caractérise Hegel. Retour marqué par ce goût pour les œuvres non-achevées, où on sent le bouillonnement du génie ou son effort.
Subjectivisme extrême, objectivisme extrême, visibles chez les fauves.
Mais en recopiant ces notes, je vois que nous avons dépassé ce stade de la jonction des extrêmes (sans doute, pour y revenir). Les problèmes que pose Picasso.
LA CONSCIENCE
Ce dont on a conscience, c’est ce dont on n’a pas conscience
C’est ce qui ne pense pas qui pense
Corps, symbole de : c’est ce qui ne pense pas qui pense
et de : c’est ce dont on n’a pas conscience dont on a conscience.
Dire deux choses à la fois : le rêve, l’art. Tentatives vers l’éternité.
Il y a une poésie à la seconde puissance et qui est l’esprit poétique.
Elle est née avec le christianisme, ou au temps du christianisme (on commence à la sentir dans Virgile) et a pris conscience de soi dans le romantisme.
Le romantisme est la conscience de la poésie.
En ce sens, le classique est inconscient, le romantique est conscient.
(Beau paradoxe, et pourtant vrai.)
PLAISIR ET DOULEUR
Le plaisir du dessin, et la douleur de la couleur
(la douleur du dessin, et le plaisir de la couleur)
Le mécanique et le conceptuel ôtés, que reste-t-il du plaisir?
Une brûlure
une blessure
palpite au fond de l’univers
Toutes nos peines, tous nos plaisirs sont le grésillement de nos ailes à cette flamme,
l’écho en nous de cette morsure,
la contagion de ce feu.
Ce goût de l’esprit pour la chair, pour ce qu’il y a d’esprit, de mouvement dans la chair,
C’est le goût de l’esprit pour l’esprit.
CONSTRUIRE ET DÉTRUIRE Construire une maison en flammes.
Il y aura quelque chose de pervers et de barbare.
Consentir à l’annihilation des valeurs les plus précieuses.
Jean Wahl.
RESSEMBLANCE
L’art imite la nature. C‘est-à-dire que l‘homme imite la nature. C'est-à-dire que du moins quelques-uns d‘entre les hommes l'imitent et n’ont même d’autre souci que de l’imiter.
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On n’approche qu’en tremblant de ce problème qui est essentiel. Car, à le considérer de plus près, on voit que c’est par là, on veut dire par l’expression, et par là seulement, que l’homme se survit à lui-même et les nations à elles- mêmes et les civilisations à elles-mêmes. De sorte que si l’art n’existait pas, ce serait comme si ces hommes, ces nations, ces civilisations n’avaient pas existé.
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Mais ce qu’on voit aussi, c’est que ce besoin n’est pas commun à tous les hommes. Pour un très petit nombre d’hommes, faire ressemblant est une nécessité vitale; le plus grand nombre y reste indifférent. Pour quelques-uns enfin, toutes les fois du moins que cette ressemblance s’attaque à la figure humaine, c’est un péché que de s’y essayer.
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La grande querelle des iconoclastes et des iconolâtres; et il y a ceux qui ne sont ni iconoclastes, ni iconolâtres, parce qu’ils ne sont rien.
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S’il faut en croire les spécialistes de la préhistoire, c’est même à partir de ce point que les races, de très bonne heure, ont commencé à diverger; car, nous assurent-ils, les unes, sitôt qu’elles ont eu de quoi s’abriter et de quoi manger à leur faim, n’ont plus songé qu’à s’exprimer de façon désintéressée, on veut dire sans que cela leur fût en quoi que ce soit utile à les aider à vivre, dessinant et peignant sur les parois de leurs grottes des figures d’hommes et d’animaux; et les autres au contraire, mettant en œuvre une ingéniosité d’espèce toute différente, ont perfectionné avec patience leurs ustensiles et leurs outils qu’elles se contentaient tout au plus d’orner; — d’où les deux grandes catégories, aujourd’hui encore subsistantes, de l’art abstrait et de l’art appliqué.
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Les Magdaléniens, nous dit-on, étaient certainement beaucoup moins bien pourvus que tels de leurs successeurs ou même de leurs contemporains en ce qui concerne le vivre; or il ne semble pas qu’ayant le vivre, ils aient conçu autrement le mieux vivre qu’au moyen de cette adjonction qui ne leur était utile ni pour manger ni pour dormir, ni pour avoir chaud, ni pour être plus en sûreté, — et qui était précisément de s’entourer de ressemblances. D’aller à la nature, leur nature, qui était des buffles, des rennes, des chevaux, qui était des mains et des corps d’hommes; et de ravir tout vivants ces objets, à cet ordre extérieur pour les incorporer par une espèce de nouvelle création à leur ordre d’hommes.
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On vit mal, mais on s’est exprimé. Pour quelques hommes et pour quelques groupes d’hommes, c’est la grande délectation. Bien supérieure à l’acquisition d’un manteau chaud, de bottines à fortes semelles, d’une maison bien calfeutrée; de sorte qu’il leur arrivera de se promener dans la boue avec des souliers crevés, et de coucher sous les ponts, étant plaints à cause de leur misère, mais c’est une misère qu’ils ne sentent pas à cause d’une richesse intérieure qu’ils ont.
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Il faut voir en passant que cette richesse qui est étrangère à l’argent et qui se moque de l’argent (signe moderne de la possibilité du mieux vivre) aboutit quand même à en procurer. Il est vrai que c’est rarement l’auteur de la ressem blance qui en profite, bien que ce soit parfois le cas. Généralement, c’est avec le temps et par le temps que telle ressemblance, tout d’abord désintéressée, devient une source de profits, de sorte que l’auteur est mort depuis longtemps quand elle commence à « rapporter »; de sorte qu’elle rapporte à des gens qui n’ont eux-mêmes aucun rapport avec l’auteur. C’est ainsi qu’il serait amusant de montrer, si on en avait le loisir, que c’est la « ressemblance » que Rousseau a tirée des rochers de Meillerie et de la baie de Clarens qui a fait la fortune des hôteliers de la région.
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Mais il faut voir surtout ( et c’est ici que le problème se complique singu lièrement) que le besoin où certains hommes sont de faire ressemblant n’est nullement chez eux la conséquence d’un don. Le don est une chose, le besoin en est une autre. Ils peuvent coexister; ils peuvent aller séparément. Beaucoup de gens sacrifient tout dans leur vie au besoin de faire une symphonie, alors qu’ils n’en sont nullement capables et seraient au contraire de parfaits jardiniers.
Or, ils n’ont nullement envie d’être jardiniers. Il leur arrive parfois simplement d’imiter en cela leur entourage, et tout s’explique. Ou bien ils obéissent sans le savoir à une sollicitation qui vient de la société, où ils distinguent que l’art assure parfois une situation privilégiée à laquelle ils aspirent, et tout est clair également. Mais il arrive aussi qu’ils soient parfaitement sincères; leur besoin est un vrai besoin. Ils ont un besoin et rien de ce qu’il faut pour le justifier. On ne peut accuser ici que le désordre qui est inhérent à la nature : laquelle, désirant un poète, donne le jour à cent faux poètes et les fait se combattre et se détruire entre eux; laquelle, voulant un sapin, répand à cette intention une telle abondance de graines qu’il en naît mille, mais qui ne sont bientôt que cent, et bientôt dix, et bientôt un.
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La nature a besoin de l’art pour se prolonger elle-même et se soustraire à la pure répétition qui n’est qu’une des formes de la mort. Elle a besoin de se voir à nouveau et sans cesse nouvelle dans les images qu’on tire d’elle. Elle a besoin de se prolonger et d’éclore ainsi à elle-même, incessamment refaite et comme recréée. On dirait qu’elle ébauche et qu’elle ne termine pas, et qu’elle se commence et ne se finit pas; et qu’elle le fait exprès pour pouvoir se tourner vers l’homme et lui dire ; « Achève ». Mais l’homme également c’est elle-même qui le crée, de sorte qu’il semble qu’elle ait voulu prendre par avance toutes les précautions qui sont dans le nombre, qui est son moyen et son seul moyen; là où un homme suffirait, elle en pousse mille à l’exprimer. La nature ne connaît que la quantité.
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L’image exerce une telle séduCtion sur l’homme que beaucoup de religions se sont vues dans l’obligation de l’interdire, craignant que l’homme n’adore plus ce qui est, mais les représentations qu’il s’en fait, et qu’ainsi il ne s’adore lui-même. Pour beaucoup de religions, ce qui est adorable est précisément l’indicible; ce n’est pas le formé, ni le formel qui est fini, mais l’infini, c’est-à-dire que c’est moins l’existant que le possible; — il n’y a donc pour elles aucune espèce de parenté, ni de parallélisme entre les apparences du monde telles qu’elles tombent sous nos sens et sa réalité transcendante qui seuleim porte. Certaines religions ont le mépris de l’art, d’autres en ont la crainte; mais le mépris comme la crainte n’est qu’un hommage rendu à son pouvoir.
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On s’excuse de se servir ici du mot d’art. On ne le fait que par commodité. Des dégradations successives ont fini par priver ce mot de toute signification, si bien qu’il ne désigne plus qu’ou bien un luxe tout accessoire ou bien une simple ornementation. On prie de ne pas oublier qu’il est question ici de la ressemblance dans son sens le plus profond, c’est-à-dire le besoin mystérieux que l’homme placé devant la nature a connu dès ses origines et qui était d’en tirer une image où elle put être reconnue. Il s’agit du contait direll de l’homme avec la réalité brute et de l’espèce d’émotion, toute primitive ou première, qui en est la conséquence pour lui. On est alors obligé de constater que cette espèce d’émerveillement comporte un aile d’adoration, et que rien ne le justifie; car pourquoi adorerait-on le speltacle de la vie, puisqu’ aucune comparaison n’est possible, puisqu’on ne compare pas la vie avec rien? Il n’est un aile d’adoration que parce qu’il est en même temps un aile d’affirmation. Certains hommes disent oui à ce qui est (d’autres non, la plupart rien du tout). Ils disent oui parce qu’ils consentent. C’est un aile de confiance qu’ils cherchent à faire partager. Leur rôle consiste à opérer un choix parmi les éléments extrêmement nombreux que le créé contient, de manière à s’expliquer à eux-mêmes et à justifier leur acceptation. C’est dans ce choix qu’ ils jouent un rôle altif; c’est par ce choix qu’ils recomposent et recréent en quelque manière l’objet extérieur dont ils s’emparent; c’est par là qu’ils s’expriment, qu’ils se disent, qu’ils existent à nouveau eux-mêmes en communauté avec ce qui est.
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Si l’homme placé devant le créé l’adore, c’est qu’il adore l’être dans ce qu’il a de parfaitement contradiltoire avec le non-être, qui est lui-même inconcevable; de sorte que notre hommage va à ce qui se conçoit, par opposition à ce qui ne se conçoit pas; et qu’il y aurait peut-être à dire que pour certains esprits, ne se pas concevoir est une façon de n’exister pas. L’aile d’adoration s’adresse à ce qui existe, à tout ce qui existe —pour la seule raison qu’il existe.
Placé devant l’objet qu’il imite, l’auteur dispose à cet effet des moyens, des outils, des matières les plus divers. Et les objets auxquels il s’intéresse sont eux aussi les plus divers, étant tantôt visibles, tantôt invisibles, tantôt empruntés au monde extérieur, tantôt à ce monde second qui est le monde intérieur. Tantôt, selon l’objet choisi, selon aussi celui des arts qui est le sien, l’auteur nous en présentera ce qu’il faut bien appeler une ressemblance successive, c’est-à-dire dont nous ne prenons connaissance que morceau par morceau en partant du commencement pour aller vers la fin; tantôt il nous la livrera perceptible tout entière dans son ensemble et au premier coup d’œil. Tantôt, pour atteindre à la ressemblance, l’auteur écrira une symphonie, un roman, ou il projettera un drame cinématographique dont les pièces et les parties ne viennent en effet qu’une à une et séparément à notre perception, si bien que nous ne prenons conscience de l’ensemble que dans notre souvenir; tantôt au contraire il peindra un tableau, il modèlera une statue qui sont des choses dont l’unité s’affirme hors de nous immédiatement, sont des présences, sont des réalités, entrent tout entières en nous telles qu’elles sont au premier contait. Tantôt il se servira (cet auteur) d’une plume et d’une feuille de papier et il y représentera la réalité par des signes, qui sont des lettres qui font des mots, qui font des phrases ; l’image ne naissant enfin que par le moyen de ces phrases, au dedans du lecteur, par une opération de son esprit; tantôt il se servira de couleurs et, les juxtaposant, c’est au dehors, c’est devant nous qu’il fera surgir l’image en concurrence immédiate et direlte avec la réalité (sauf que cette image n’aura que deux dimensions). Mais alors paraît le sculpteur qui dispose, lui, des trois dimensions, qui fait une femme qui est une femme avec des seins véritables, des cuisses véritables, un derrière véritable, une femme qu’on peut tenir dans ses bras et caresser (une femme qui n’aura d’autre défaut que d’être très froide, très immobile, et de répondre mal à nos épanchements ). Ou enfin, comme avec la danseuse, ce sera par le moyen de son corps et les mouvements que l'auteur du ballet lui imposera, que celui-ci tâchera de nous communiquer les renseignements tires par lui de cette même réalité (je prends le terme de renseignements comme le plus général et le plus vague), et le comédien aussi : autre espèce de ressemblance, de sorte qu’on voit qu’on y atteint par tous les moyens, sur tous les plans; certains arts proposant et d’autres suggérant - de sorte qu’il semble d’abord qu’ils doivent obéir aux lois les plus diverses et même contradictoires. Mais on voit vite qu’il n’en est rien. On voit vite que si les règles ou les techniques qui font allusion à la matière et à l'outillage utilisent tout au moins des vocabulaires différents, les lois qui ne s’intéressent qu’au résultat, on veut dire à l’effet, leur sont au contraire communes. Et le langage courant le prouve bien, qui dit d’un morceau de musique qu’il a de la couleur, d’une statue qu’elle a du mouvement, d’un roman qu’il a de l’architecture, d’un tableau qu’il a du rythme, etc., etc.
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La différence des moyens une fois admise, on voit que le but est le même. Tous les arts se ressemblent entre eux, parce qu’ils cherchent tous à ressembler.
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Les parentés entre artistes ne se trouvent pas à l’intérieur d’un art, il faut sauter d’un art à l’autre pour les trouver; on trouvera beaucoup plus de ressemblance entre Michel-Ange et Beethoven, par exemple, qu’entre Michel- Ange et Clodion ou qu’entre Beethoven et Lecocq.
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Les moyens n’ont aucune importance. La couleur n’a rien à faire avec la matière colorante, ni le timbre avec l’instrument, ni le rythme avec les masses orchestrales. Car un mot peut évoquer de façon tout aussi éclatante le rouge qu’un tube de vermillon; une succession de colonnes comporte un rythme, me succession d’images aussi.
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Les parentés entre artistes ne sont donc pas intérieures à l’art dont ils font usage, mais dépendent, d’un art à l’autre, de l’espèce ou, plus exactement, de la qualité de ressemblance qu’ils cherchent à atteindre. Car leurs arts diffèrent et les moyens dont ils font usage diffèrent, mais on ne s’y arrête pas. On ne s’occupe que des réalisations. Qu’elles soient de pierre, de toile, ou de papier, qu’elles soient sonores ou silencieuses; qu’elles soient faites pour être vues, ou être entendues, ou être lues; qu’elles se communiquent publiquement à de grandes collectivités comme c’est le cas des symphonies et des pièces de théâtre; qu’elles ne soient accessibles au contraire qu’à l’individu solitaire comme le livre; si grandes que soient entre elles en apparence les distances et les différences, si celles-ci frappent seules peut-être d’abord, si même pour l’indifférent elles subsistent et restent irréductibles, elles ne sont rien pour celui qui aime, rien pour celui qui s’arrête, regarde ou écoute vraiment; parce que l’esprit habite ces formes diverses et qu’on ne regarde et on n’écoute que l’esprit (si on ne craignait de faire un jeu de mots, on dirait : un esprit).
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Les ressemblances sont d’esprit à esprit.
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Ah! ils sont tristement placés tous en face du continu, étant discontinus, ils cherchent tous dans cette discontinuité même à introduire un peu de continuité.
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Les ressemblances entre les esprits ne sont elles-mêmes fondées que l’espèce et le degré de ressemblance qu’on trouve dans les représentations qu'ils ont données du monde extérieur.
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Car il y a toute espèce de degrés de ressemblance. Il y a toute une hiérarchie de degrés.
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Ce mot de ressemblance qui est essentiel, ce mot qui est sacré, ce mot dont tout le monde se sert, est aussi le mot sur le sens duquel on s’entend le moins, de sorte qu'il est courant d'entendre une personne dire d'un portrait (on recourt aux exemples les plus simples) qu'il est extraordinairement ressemblant, alors que cette autre personne n'y reconnaît même pas l'original. Et devant une peinture qui représente une femme, celui-ci s'extasie sur ce qu'il appelle son rendu, tandis que cet autre très sincèrement se demande: « Qu'est-ce que ça représente? » et très sincèrement ne le sait pas toujours.
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C'est que celui qui veut faire ressemblant va au monde avec une idée préconçue de la ressemblance dont il n'a même pas conscience, tellement elle est inhérente à toute son économie. Il marche, il parle, il dort de même; on veut dire d'une façon particulière, mais qu'il ignore précisément parce qu'elle est la manifestation directe de sa physiologie la plus intime ; ce qui fait qu'il croit parler, marcher, dormir comme « tout le monde » et qu'il croit que « tout le monde » est une chose qui existe, n'ayant jamais porté sa vue sur ce spectacle infiniment divers. Il en va de même en art. C'est ce que l'artiste aura de plus personnel qu'il connaîtra aussi le moins dans sa personne.
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Les hommes sont chacun comme un tout petit fragment de miroir, qui ne reflète lui-même qu'une toute petite partie de la vérité. Il faudrait pouvoir recoller ces morceaux; il faudrait pouvoir rassembler en un nouveau tout conscient le plus grand nombre possible de ces hommes et les faire tenir ensemble ( c'est bien un peu ce qu'a fait l'Église); alors la partie de vérité qu'ils refléteraient serait plus grande; — la ressemblance serait plus grande, car la ressemblance n'est qu'une espèce de vérité. Mais ils viennent ici nécessairement épars et séparés; chacun de ces morceaux de miroir est l'occasion d'une peinture, d'une sculpture, d'un livre; leur lieu de réunion n'est plus un homme doué de vie et propre à recomposer l'unité; il s'appelle une bibliothèque ou un musée ou un opéra.
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Tout est mystère dans ce phénomène de la ressemblance : toutes les explications qu'on en donne sont inutiles ou ne valent que par rapport à ce qui a été fait (non à ce qui se fera), par rapport au passé et non pas au futur. Il n'y a point d'expérience valable, car elle supposerait pour l'être que les faits fussent exactement superposables et parfaitement identiques à eux-mêmes, outre que l'ensemble des circonstances (ce qui les entoure) devrait remplir les mêmes conditions.
Un procédé qui a réussi une fois peut réussir une seconde fois, mais c'est à condition qu'il n'intervienne pas en qualité de procédé, c'est-à-dire qu'il reste inconscient, c'est-à-dire qu'il change de nature et qu'en quelque manière il redevienne unique, en se haussant à nouveau sur le plan de l'inspiration.
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Tout est mystère dans la ressemblance. Elle n'a rien à faire par exemple avec l'exactitude. On peut être exaCt sans être vrai. On dira même que la vérité s'oppose à l'exactitude (on ne dit pas à la précision), en ceci entre autres qu'être exaCt ne suppose d'autre rapport que de celui qui voit à la chose vue, tandis qu'être vrai en suppose un autre qui est de la chose vue à un ensemble auquel elle se rattache. L'écrivain décrit un paysage. Ce paysage, il le porte en lui-même. Mais il arrive qu'il se méfie de lui au point de vouloir se référer au paysage réel, car l'écrivain comme le peintre peut être tenté de peindre d'après nature. Qu'il vienne donc « sur place » et là qu'il tienne compte le plus strictement qu'il pourra des divers éléments dont se compose le speCtacle : qui sont l'heure et l'orientation, informe des terrains, leur couleur et celle du ciel, les différentes espèces de cultures; les plans, leurs profondeurs, les variations de l'éclairage; ce qui demeure et ce qui passe : l'immeuble et le mobile : les mnisons, les hommes, les animaux; qu'il y joigne même (il en a le droit) certains renseignements que la vue ne lui fournit pas car il peut interroger un passant; qu'il montre non seulement ce qui est, mais ce qui a été et ce qui sera; qu'on l'imagine enfin prenant ces objets un à un et qu'il les fasse passer dans son discours en s'efforçant de garder à chacun son importance respective; — il semble que tout y soit finalement et tout y est; — mais c'est précisément parce que tout y est qu'il n'y a rien. Sa description est fausse; elle est fausse parce qu'elle est exaCte. Elle est fausse parce qu'elle est de constatation et d'analyse, c'est-à-dire d'un autre ton. Elle est fausse parce qu'elle n'est pas convenable. Incorporée à l'ensemble dont elle fait partie elle y paraît artificielle. L'écrivain est puni par où il a péché. Il a été infidèle à lui-même. Il a oublié que les choses pour lui ne peuvent avoir qu'une existence intérieure ; et que là, c'est-à-dire au-dedans de lui-même, il y a un paysage qu'il voit ou qu'il ne voit pas; et, s'il le voit, il n'a qu'à le décrire, le décrire tel qu'il le voit; s'il ne le voit pas, qu'à ne pas le décrire.
Il a oublié que c'est quelquefois en ne décrivant pas qu'on décrit. Il a oublié que l'imagination (la faculté à laquelle il doit précisément la possibilité de créer l'image) n'est qu'une mémoire, mais une mémoire active dont le rôle est de déformer pour transformer, de détruire en quelque manière pour re construire, d'être inexacte pour être vraie; et que c'est justement dans cette transformation et cette reconstruction qu'il s'exprime lui-même, substituant sa propre unité à celle qui est hors de lui, mais qui reste tout à fait insaisissable. De sorte qu'il ne dispose que de la sienne, d'unité, de sorte qu'il est dans la nécessité de tout y ramener, de sorte que son ouvrage sera d'autant meilleur qu'elle s'y imposera davantage; et que l'exemple de ce paysage, qui n'est qu'une des parties de son ouvrage et même qu'une partie de ses parties, montre clairement que la ressemblance est de l'ensemble ou bien n'est pas. Car elle est de lui. C'est par l'accumulation de ressemblances partielles, mais toutes dirigées dans le même sens et toutes orientées de la même façon, qu'il atteindra à la ressemblance générale : de sorte qu'aucun mot pour finir n'y est indifférent, qu'il n'y a qu'un mot entre trois ou quatre (qui semblent synonymes) qui soit le bon pour y atteindre.
Pour ne recourir ici qu'à l'exemple de la peinture, et, dans la peinture, au cas le plus simple, qui est celui du peintre qui exécute un portrait, on verrait qu'à l'échelon le plus bas de la ressemblance il faudrait placer celle en trompe-l'œil. Non qu'elle soit d'ailleurs tout à fait méprisable, ni qu'elle ne puisse être utilisée, en tant que partie ou morceau, dans une œuvre qui présenterait d'autres qualités; mais en ce qu'elle ne suppose chez le peintre aucune émotion devant l'objet à représenter et qu'elle n'est censée soulever chez le spectateur non plus aucune émotion d'aucun genre, puisque son but est de le tromper, mais par l'œil seulement, en lui faisant croire que ce qui n'est qu'une copie de la réalité est la réalité même. Il faudra donc que le peintre ne retienne, de cette réalité, que les qualités moyennes, qu'il la peigne de la façon dont elle est vue communément (par le plus grand nombre), et qu'il subordonne dans son rendu tous ses moyens à assurer à cette vue (moyenne) les plus grandes chances d'existence apparentes. Le peintre en trompe-l'œil procédera par addition : n'ayant des choses qu'il a à peindre ou des parties de ces choses aucune vue d'ensemble, qui serait déjà une émotion, il les peindra séparément, et de près, avec une grande application, s'appliquant surtout au rendu des objets inanimés, parce qu'ils sont immobiles et ne réclament donc de sa part aucune espèce d'interprétation; et dans un portrait au costume, et dans le costume à un détail du costume, et dans ce détail à un détail; — ce qui suppose, si on veut, une grande habileté manuelle, mais il faudrait voir ce qu'il y a sous ce mot et qu'elle se confond souvent, comme c'est le cas ici, avec l'habileté calligraphique; — qui peut tromper, et qui au mieux amuse, mais ne retient pas, parce qu'ayant rempli son office, qui est d'égarer un instant la vue, elle n'a plus rien à donner.
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Il y aurait ensuite une certaine ressemblance sociale ( dont des milliers de portraits de famille représentent très exactement l'espèce). Elle suppose chez le peintre des qualités de conformisme qui se retrouvent chez son modèle, dont le rang (dans la société) déterminera l'attitude, l'expression, l'habillement, voulant suggérer des idées de dignité, d'importance, de distinction, qui sont également celles auxquelles le peintre est sensible. Ici, pour les mêmes raisons de conformisme, le métier sera un métier appris et se rattachant tour à tour à une école ou à une autre, selon le lieu, l'époque, les circonstances; le métier n'exprimera plus le peintre, mais les goûts et les besoins en effet d'une société; et dans le tableau même, le visage et les traits de l'individu et la ressemblance individuelle seront nécessairement accessoires, étant subor donnés à tout un ensemble d’indications, qui sont le décor, le costume, une perruque, un cordon, tout un ensemble d'objets significatifs.
L'individu ici compte peu : son rôle, sa fonction, celui qu'il joue vraiment ou celle qu'il croit remplir, beaucoup. Et si on s'étonne de voir qu'on s'arrête à une telle espèce de ressemblance, qu'on songe aux milliers de salons et aux centaines de salles de musée pleines de toiles de cette catégorie: outre qu'il faudrait montrer que cette ressemblance-là, qu'on pourrait tout aussi bien appeler de convention et qui est apparentée très étroitement à l'académisme, n'est par particulière à la peinture; — les autres, non plus, il est vrai, mais il y faut une certaine transposition.
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Il y aurait une ressemblance qu'on pourrait appeler psychologique et qui est une des plus goûtées de certains « connaisseurs ». Il n'en est pas peut-être de plus irritante. Elle ne fournit quelque chose à l'esprit qu'en le privant (si c'est bien toujours de l'esprit qu'il s'agit) de toutes les autres délectations qui lui sont chères et en particulier de ce qui est grandeur, de ce qui est repos. Elle les remplace par l'aigu, empêchant le spectateur défaire retour sur lui-même, comme il conviendrait qu'il pût faire, le ramenant sans cesse à son modèle qu'elle propose précisément non dans son ordre universel, mais dans son cas particulier; vous retenant d'autant plus qu'elle vous renseigne davantage et avec indiscrétion sur les habitudes intimes d'un personnage dont à l'extrême on pourrait dire qu'il perd toutes ses prérogatives et toutes ses qualités d'homme, pour assumer plus sûrement celles de l'individu.
Cette ressemblance psychologique serait ainsi aux antipodes de celle qu'il faudrait bien appeler métaphysique pour les raisons qu'on verra tout à l'heure; on veut dire qu'elle suppose chez le peintre des préoccupations d'un ordre assez mesquin et qui s'intéressent davantage à la destinée sociale, à la carrière, à l'espèce de son personnage qu'à son caractère humain. Ce qui l'éloigne des véritables qualités du peintre. Car voyons bien qu'elle peut être réalisée (cette ressemblance) avec les moyens les moins picturaux et les moins plastiques, par deux simples lignes au crayon comme chez le caricaturiste; par deux ronds qui sont les yeux, par un trait qui est la bouche, faits avec le bout du doigt sur la buée d'une vitre; — la ressemblance y est, elle peut même y être extrêmement. Cette sorte de ressemblance-là peut donc être à sa limite tout à fait anti-piClurale et tout à fait antiplastique; et elle l'est toujours un peu, quoi qu'elle fasse, en ce qu'elle subordonne complètement la matière à ce qui n'en est qu'un accident, sous prétexte d'expression, avec un certain mépris pour ce qui est forme; ou ne concevant la forme que comme un support et en la négligeant elle-même.
C'est ici seulement et en s'élevant toujours plus (ou en s'enfonçant toujours plus, peu importe la direction qu'implique l'image, pourvu qu'il y en ait une) qu'on arriverait aux régions de la ressemblance véritable; c'est-à-dire où le monde serait accepté tout entier, la réalité tout entière, — non seulement acceptés, mais aimés à la fois pour eux-mêmes et pour ce qu'ils expriment. Formes et couleurs. Il y aurait les peintres qui seraient plus sensibles à la forme et ceux qui seraient plus sensibles à la couleur; ceux qui arriveraient à la forme par la couleur et par ses seules réactions; ceux qui, ayant obtenu la forme par d'autres moyens, la coloreraient, mais qu'est-ce à dire ? Il doit y avoir un point où les apports s'équilibrent, s'aident l'un l'autre et se confondent. « Quand la couleur est à sa plus grande richesse, la forme est à sa plénitude », a dit Cézanne. Il faut voir seulement que cette ressemblance doit contenir et comporter toutes les autres (celles qu'on vient de voir), mais avec une ressemblance de plus, et plus haute, celle qui n'est que la traduction d'une émotion devant une présence, c'est-à-dire l'aveu, par delà cette présence et par delà soi-même, d'une origine commune et par conséquent d'une parenté. C'est pourquoi j'appelais cette ressemblance métaphysique, parce que, quelle que soit l'espèce d objets auxquels elle s'intéresse, quels que soient les moyens qu'elle a de les représenter, elle s'intéresse moins à eux-mêmes en tant qu'eux-mêmes qu'à leurs rapports (le sachant ou ne le sachant pas, se l'avouant ou ne se l'avouant pas) entre eux en tant que créatures et qu'à leurs rapports avec le créé. On ne se hasarde qu'en tremblant à ces remarques incohérentes qui devraient pouvoir s'appliquer à tous les arts et qui risquent bien, faute de précisions, de ne s'appliquer à aucun. Mais on en revient ici à ce besoin profond de l'homme, qui est, devant le phénomène passager et le perpétuel écoulement des formes, d'essayer de fixer l'objet, comme si en le fixant il allait le sauver pour toujours de cette mort définitive à laquelle il est condamné. Et en même temps il sait que ce n'est pas pour toujours. Il sait que ce n'est que pour un peu de temps et même pour très peu de temps. Il sait qu'une toile ne dure, dans les meilleures conditions, que quelques siècles et que la pierre la plus robuste ne résistera pas éternellement aux catastrophes géologiques dont le monde est sans cesse menacé. Il peint ce qui passe dans le passager; et sachant que ce qu'il peint est passager, il peint quand même. Il écrit quand même (1 homme), il sculpte ou modèle quand même. Il faut tenir compte de tous ces éléments pour bien voir de quoi l'œuvre d'art est faite, et surtout pour bien voir ce qu elle a d'essentiellement humain (je veux dire d'intéressant pour tous les hommes), et soustraire par là l'art (ou ce qu'on nomme communément de ce nom) au rôle trop accessoire et trop décoratif qu'on lui fait jouer d'ordinaire. Le peintre qui peint un portrait peut et doit s'intéresser à la qualité de son personnage; il peut s'intéresser aussi au rôle qu'il joue dans la société; rien ne lui interdit de rechercher aussi en quoi il se distingue par les traits, le regard, l'expression; — mais, toutes ces ressemblances accssoires une fois admises, voyons qu'il a devant lui un objet, c'est-à-dire une masse colorée, c'est-à-dire un morceau de matière, dont les qualités peuvent être contradictoires à celles qui lui sont attribuées par l'opinion, un grade, une fonction, la naissance. Car, par exemple, un costume peut être élégant et la façon de le porter pas. Par exemple, on peut avoir un nom très aristocratique et l'être de nature très peu. On peut être beau et mal mis, laid et bien mis. Le peintre n'a à tenir compte que de ce qu'il voit, mais là est la grande difficulté, parce que précisément le plus souvent il ne voit plus, ou ne voit plus librement; ce qu'il sait vient à la traverse; or, il est d'autant moins peintre que ce qu'il sait prend plus d'importance et que les renseignements qu'il a influencent davantage ses propres constatations. — Supposons pourtant qu'il ne soit que peintre : alors ce qu'il a devant les yeux, quel que soit son sujet n'est qu'un morceau du monde où il a à faire rentrer la vue d'ensemble qu'il a du monde par la ressemblance qu'il en donne : c'est-à-dire un ensemble et une agrégation de formes, sous un revêtement de couleurs, la couleur liée indissolublement à la forme et la forme à la couleur. Il est en présence d'une matière qu'il doit rendre par des moyens matériels et où, en même temps, va mystérieusement s'incorporer ce qu'il y a en lui, semble-t-il, de moins matériel, qui est l'esprit; de sorte que son œuvre sera une confession, sa propre confession, quoi qu'il fasse. Il est devant une chose qui naît devant lui comme s’il naissait lui-même à soi-même; et, de cette confrontation, résulte une troisième présence, on voudrait oser dire une troisième personne; où il y a les deux autres personnes et puis quelque chose de plus qui est sa propre existence à elle, en tant qu'objet.
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On voudrait être en mesure d'aborder ici une dernière espèce de ressemblance à quoi à peu près tous les arts depuis quelque temps semblent s'acharner, comme à leur seule chance de salut ; la peinture, la littérature elle-même, la sculpture, la photographie, et qui n'a pas encore été examinée. Toutes les ressemblances dont il a été question ont respecté, en effet, l'intégrité de l'objet, qu'elle soit proprement formelle ou de simple utilité, que ce soit celle d’un visage ou celle d'un violon; toute espèce de forme organique ou organisée; elles n'atteignaient la matière qu'à travers cette forme qu'elles pouvaient bien « déformer » si on veut, mais dont elles n'allaient pas jusqu'à dissocier les éléments. C'est à cette dissociation qu'il faut en venir maintenant ; comme le cubisme en peinture ou en sculpture, un certain surréalisme en littérature, et toutes sortes d'essais techniques en photographie nous y invitent. Il s'agit d un contaCt direct avec la matière (ainsi un tissu, une corde de guitare, un teint de femme) assez puissant et péremptoire pour se suffire à lui-même et qui fait naître aussitôt le désir de l'isoler de l'objet, auquel il est associé pour nous par l'habitude, — l'isoler, puis recomposer avec lui-même et des éléments du même genre, empruntés à la réalité et aux différents ordres de la réalité, un ensemble dont le rythme ne serait plus soumis qu'à une vue arbitraire^ dt^ l'esprit, et qui, se passant pour convaincre de tous les éléments empruntes a l'usage courant, aboutirait ainsi à une espèce de pureté. Je n'ai pas besoin de rappeler l'exemple de certaines toiles de Picasso (en particulier certaines natures mortes) où on peut voir différentes espèces de « ressemblances » associées, y compris la présence même de certains objets ; titres de journal, papier de tapisserie, linoléum, sans justement cette ressemblance d’ensemble ou habituelle qui est la seule à quoi le public est généralement sensible en ce qu'elle est pour lui de simple constatation. Cette ressemblance de matière qui semble pouvoir se passer désormais de l'objet, et même être capable de reconstruire l'objet selon des lois à elle, semble bien une nouvelle acquisition, ou, si le mot semble trop fort, une nouvelle préoccupation de l'art. C'est bien elle que semble poursuivre, par exemple, le cinématographe dans ses recherches. On objectera que la cinématographie n'est qu'un moyen tout mécanique, d'abord, voyons bien qu'il n'est mécanique que dans ce qu'on pourrait appeler sa « préhension » et que tout ce qui le prépare : choix de l'objet, disposition, échelle, mise en page, éclairage, ne l'est pas; voyons bien ensuite que l'unité photographique » n'est qu'un élément dans un ensemble très complexe d'éléments, comme est la lettre dans le mot ou comme est le mot dans la phrase. - et que le déroulement et la mise en place de ces éléments n'ont eux non plus rien de mécanique. L'unité de la peinture est dans le tableau. L'unité d'un film est dans mille mètres de tableaux de cinq centimètres chacun.
C.-F. RAMUZ.
PRÉFACE À LA DERNIÈRE MODE DE STÉPHANE MALLARMÉ
L’année 74 déclinant, on pouvait trouver sur les guéridons de salons un peu sombres, entre les hautes façades du quartier Monceau et des Champs-Élysées, où se glissait à travers une dentelle de vitrage comme drapée par Manet, la lumière pâle de l’automne citadin :
LA DERNIÈRE MODE
GAZETTE DU MONDE ET DE LA FAMILLE
Publiée avec le concours des grandes faiseuses de Paris ainsi que de spécialistes tapissiers-décorateurs, officiers de bouche, jardiniers, maîtres-queux, et amateurs de bibelots.
Du 6 septembre au 20 décembre, il parut huit numéros de ce journal de modes sous une couverture d’Edmond Morin qui le date et le confond avec les publications similaires du moment.
Mais le style en était unique. En effet, Marasquin le directeur à qui l’on écrivait aux bureaux du journal, 9, rue de Châteaudun, Mme Marguerite de Ponty qui composait les toilettes, le chroniqueur Ix (cette syllabe d’hiver se retrouvera à la rime d’un sonnet célèbre aux échos de salon vide et de plage aussi), Miss Satin — une dame créole, une aïeule, le Maître de bouche de chez Brébant, Zizi, bonne mulâtresse de Surate, Olympe, négresse, — tous et toutes ne faisaient qu’un avec M. Mallarmé chez qui il fallait adresser, 29, rue de Moscou les livres et renseignements.
M. Mallarmé était un bourgeois parisien. Son aïeul conventionnel, puis ministre des finances sous le Directoire, avait été cruel pour les demoiselles de Verdun, mais tous les descendants de celui-ci eurent le souci, semble-t-il, de faire oublier par une exquise galanterie le sang répandu et les têtes légères fauchées de ces jeunes filles, que les beaux Impériaux avaient trop aisément séduites.
M. Mallarmé était un bourgeois parisien, mais c’était surtout un poète, « un homme au rêve habitué » comme, magnifiquement, il se définit lui-même. Cette habitude est l’une des clés de son esprit. Je le vois souvent, enfoncé dans un fauteuil, s’enveloppant de fumée et rêvant indéfiniment sur quelque objet où s’est posé son regard. « Rêvant sur quelque objet », c’est-à-dire le fixant avec une intensité et une puissance de pénétration profondes, sans hâte cependant, puis y revenant de jour en jour, l’isolant jusqu’à ce qu’il y découvrît les qualités essentielles que l’indifférence et l’accoutumance ne nous permettent plus de discerner. Parmi tous les passants, errant dans le brouillard, le poète qui rêve est en réalité, le seul contemplateur authentique, lucide. Mallarmé ne pouvait cesser son observation que lorsque la possession complète de l’objet l’avait transformé, pour lui seul d’abord, en les mots qui l’expriment. Alors il transcrivait sa rêverie et ces rapports, maintenant classiques, qu’il avait le premier, saisis et fixés, imposaient, tour à tour l’évidence ou l’inquiétude, la lumière ou l’obscurité, selon la similitude des esprits, ou leur désaccord. C’est ainsi qu’il créa ce mobile et singulier monde de pensées et de sensations, qui ne cesse de s’accroître et de se propager autour de leur indifférent prétexte : une soie aux baumes de temps, une verrerie éphémère, ou la fulgurante console.
Il n’y avait pas pour lui de sujet poétique, tout le devenait, pourvu qu’il fût là et en état deméditer. Une toilette de femme ou un bibelot d’étagère pouvaient aussi parfaitement suffire à son imagination.
Il lui fut donc aisé d’unir sans attenter le moins du monde à sa plus noble faculté, l’intérêt courtois, rieur et frivole un peu, qu’il portait, le plus correct des faunes, aux dames de la bonne société parisienne, avec son incessant besoin de faire apparaître la poésie en toute chose cachée.
Seul, pendant quatre mois, il composa cette Dernière Mode, gazette de la fashion, depuis les sommaires et le texte des réclames retouché par lui, jusqu’à la correspondance avec les abonnées qui s’épanouit en mille fleurettes et finesses de langage sur le verso de la couverture bulle.
Quant au corps du journal, il est écrit dans la langue même des Divagations ; toujours distinguée et rare, mais si lisible qu’on s’étonne, ayant saisi le fil de la pensée mallarméenne, des difficultés qu’on éprouva peut-être ou que l’on rechercha, naguère, lorsqu’on la découvrit pour la première fois.
Il n’est description, conseil ou recette qui ne s’achève en poème, pour se mieux graver dans la mémoire d’un trait de diamant ineffaçable et net.
Je dois pour être tout à fait exact me reprendre. Le directeur de la Dernière Mode ne rédigea pas exclusivement son recueil ; il admit quelques collaborateurs, mais pour la littérature seulement. On y trouve ainsi les noms de Banville, Cladel, Coppée, Daudet, d'Hervilly, Mendès, Sully-Prudhomme, Villiers de l'Isle-Adam et Zola. Stéphane Mallarmé y collabora lui-même une fois, en donnant la traduction d’un poème de Tennysson, « Mariana », dans une prose qui annonce sa traduction du « Corbeau » d’Edgar Poe, première œuvre publiée par lui seul, quelques mois après, en mai 1875.
Henry Charpentier.
LA DERNIÈRE MODE
BIJOUX
UNE CORBEILLE DE MARIAGE
Nous commencerions par y mettre une paire de pendants d’oreilles tout en or, d’un travail absolument artistique, longs (car la mode le veut ainsi), à quoi nous assortirions une jolie croix avec chaîne; une deuxième parure en lapis, pierre très appréciée aujourd’hui, et une troisième plus habillée : des cabochons grenats en forme de poires ou de pommes dont la queue est garnie de diamants. Boutons de manchettes assortis à chacune de ces garnitures.
Nous choisirions ensuite, pour dîners ou soirées, des boutons d’oreilles et un médaillon dont le milieu serait occupé par une très grosse perle noire entourée de trois rangées de brillants; c’est un objet tout nouveau, en ce moment, chez les grands bijoutiers : ceux dont nous citons les noms plus haut ou d’autres encore.
Une fort belle parure prendrait place à côté de la précédente : composée de saphirs taillés en tablettes et entourés de brillants. Cette pierre, recherchée plus que jamais à l’heure qu’il est, efface un peu de son éclat moins vif les superbes émeraudes. Collier pareil. Je préférerais ces joyaux variés aux éternels solitaires en brillants, que nous avons connus si longtemps.
Qui veut connaître des bracelets? J’en ai vu hier un splendide en or et rubis ; puis plusieurs bagues en brillants ou émeraudes, ou bien avec camées (ces derniers revenant à la mode). Je vous laisse l’agrafe pour le châle.
Un petit flacon, soit en ors différents, roses, verts ou jaunes, Louis XV ou Louis XVI, à guirlande (ou moderne, en émail avec des feuillages et des oiseaux japonais), étant un objet indispensable à côté du mouchoir de dentelles, nous n’aurions garde de l’oublier; non plus qu’un éventail : en soie noire avec gouache rose, bleue ou grise pour toilette du matin, en soie blanche avec tableau pour les cérémonies. Le sujet se place de côté et non plus au milieu. Toutefois, rien ne vaudra jamais un éventail, riche tant qu’on voudra pour sa monture, ou même très simple, mais présentant avant tout, une valeur idéale. Laquelle? celle d’une peinture : ancienne, de l’école de Boucher, de Watteau et peut-être par ces maîtres; moderne, de notre collaborateur Edmond Morin. Scènes de perrons d’hôtels ou des parcs héréditaires et de l’asphalte et de la grève, le monde contemporain avec sa fête qui dure toute l’année : voilà ce que nous montrent ces rares chefs-d’œuvre placés en des mains de grandes dames.
Marguerite de Ponty.
CHRONIQUE DE PARIS
Du passé solennel et inoubliable, fable, légende, histoire, mais qui est maintenant fermé à l’éclosion de ces types miraculeux, Théodore de Banville, avec le recueil des Princesses, a ressuscité l’âme et le corps de Sémiramis, d’Ariane, d’Hélène, de Cléopâtre, d’Hérodiade, de la reine de Saba, de Marie Stuart, de la princesse de Lamballe et de la princesse Borghèse.
Tout ce qui de cruauté, d’orgueil, de luxe et de candeur inhérents a la Femme même, s’est a travers les longs âges perpétué en des exemples précieux jusqu’à sa venue à lui, seul capable d'accepter un tel trésor ! le poète le fait vivre dans une galerie de quelques sonnets extraordinaires. Son vers, défiant les pinceaux, défiant la statuaire, a accompli ce prodige d’évocation; et jamais il n'accusa, entre les mains de ceux qui l’ont perfectionné jusque maintenant comme de ceux qui l’ont créé, plus de maîtrise, plus de fougue enjouée et d’aisance divine. A vous de plonger les yeux, mesdames, dans ces tableaux profonds à l'égal de miroirs, où vous croirez toujours un peu vous contempler : car il n’est pas une petite fille assise aux bancs du pensionnat, qui ne porte en elle une goutte de ce sang éternel et royal qui fit les grandes princesses d’autrefois.
Harmonieux, fervent et sage, œuvre d’un âge enthousiaste qui se baigna au flot antique et d’un âge savant qui plane dans les deux supérieurs, le livre de M. Emmanuel des Essarts, poète et l’un des professeurs éloquents du jour, s’ouvre par ce groupe de compositions : les Chercheurs d’Idéal, et finit par un autre placé sous cette invocation : Excelsior. Mélancolies ou joies puisées dans la rêverie et l’imagination seules, telle est encore la partie moyenne et vivante des Élévations : Symboles et Tableaux. Les heures graves de l’existence, mais hardies aux élans déjà tempérés par le souvenir, sont celles que va charmer cette lecture.
Le Harem : titre un peu vif peut-être pour quelques dames françaises, donné par M. d’Hervilly à son dernier livre de poésie. Qu’aucun éventail ne s’agite, effarouché : car ce gynécée tant que le tome qui l’emprisonne en ses stances demeure fermé sur votre étagère, va et vient, rit et babille aux climats divers, libre parmi les aiguilles de glace, les bananiers ou les obélisques roses. Par une loi supérieure à celle qui, chez les peuples barbares, enferme véritablement la femme entre des murs de cèdre ou de porcelaine, le Poète (dont l’autorité en matière de vision n’est pas moindre que celle d’un prince absolu) dispose avec la pensée seule de toutes les dames terrestres. Jaune ou blanche ou noire ou cuivrée, leur grâce est soudain requise par lui, quand il se met à l’œuvre; elle vient former les flottantes figures animant les livres, et notamment cet album cosmopolite de vers dû à un voyageur (qui a surtout été de la place du Nouvel Opéra au premier lac du Bois de Boulogne). Secret, ô mes aimables lectrices, maintenant divulgué, de ces heures vides tout à coup et sans cause, et de ces quasi absences de vous-mêmes, auxquelles vous succombez quelquefois pendant l’après-midi; un rimeur quelque part songe à vous ou à votre genre de beauté.
Ix.
LE CARNET D’OR
CONFITURE DE COCO
Personne qui n’ait été une fois tenté de prendre aux étalages une noix de coco; et, achetée, n’ait su qu’en faire. Le fruit classique du loin, parmi les grenades, les oranges ou les ananas demeure pour le Parisien à l’état de curiosité inutile . Voici l’une des plus fines gourmandises des îles et des côtes, dont il devient l’ingrédient principal :
« Mettre 500 grammes de sucre et un demi-verre d'eau dans une bassine de cuivre; lorsqu’il est au petit cassé, jeter, en remuant avec une spatule en bois, 1 coco râpé dans le sucre. Mettre, quinze minutes après, 2 jaunes d’œufs et quelques gouttes d’eau froide dans une autre bassine; y verser le coco cuit en remuant toujours dans le même sens; remettre au feu pendant cinq minutes, et, après avoir laissé refroidir pendant cinq autres minutes, verser dans un compotier et servir la confiture froide, accompagnée de gâteaux d'arrow-root. "
(La noix de coco fraîche, provenant d’arrivages presque quotidiens, se vend, ainsi que les aromates ou les épices et le gâteau d'arrow-root, au Buffet de dégustation des produits et des mets créoles ou orientaux, boulevard Haussmann 56 : y écrire par exemple, de province.)
Tout inconnue, cette deuxième recette exotique est due comme la première à l’infatigable propagateur déjà présenté par nous. Ajoutons que notre collaborateur est prêt à offrir, tout fait, à l’heure du lunch, ce régal, sur un simple billet de matin envoyé par nos lectrices : tel qu’il le donne ici et tel qu'il le tient de
Zizi, bonne mulâtresse de Surate
NOS SIX PREMIÈRES LIVRAISONS
TEXTE
Six courriers de la Mode (le premier consacré aux Bijoux), ont, sous la signature d’une femme du monde qui est aussi un littérateur distingué : Mme de Ponty, reproduit au jour le jour les consultations des premières faiseuses sur : le Costume et ses Accessoires au début de l'Automne et de l'Hiver (deux articles), les Étoffes pour l'Année (un article), les Fêtes à la campagne et à la ville, Costumes de chasse et Toilettes de Bal, l’ étiquette des Mariages, etc. (deux articles).
Pas de journal qui ait, plus que la Dernière Mode, le souci d’une publicité loyale et de bon ton : on y a inauguré l’annonce faite à l’aide de cartes de visite appartenant déjà aux premières maisons de Paris. Le Courrier de la Mode restant une étude, entièrement désintéressée, des variations de goût, le nom d’aucun magasin ni d’aucune faiseuse n’y paraît (détail précieux) ; et pour débarrasser ce Premier Paris, particulier à ma Publication, de toute préoccupation étrangère et commerciale, autant que pour développer les cartes, très brèves, je publie maintenant un article spécial, la Gazette de la Fashion; présentant à nos lectrices, tous les renseignements quotidiens, luxueux et pratiques. A vous, mesdames, d’avoir toute confiance en ce pseudonyme étranger d’une Parisienne connue : Miss Satin.
La Correspondance avec les abonnés, où il est rendu compte de tous les
achats faits, en leur nom, par l’intermédiaire de l’administration, est encore
une source inépuisable d’informations de ce genre.
*
Quinze feuillets du carnet d’or se distribuent comme il suit : Deux grands dîners, un déjeuner ordinaire et un dîner de famille, un pique-nique au bord de la mer, puis deux déjeuners de chasse : ces menus émanent (et c’est tout dire) du Chef de Bouche de chez Brébant. Deux recettes de mets et d'entremets exotiques, dues soit à une dame créole, soit à une mulâtresse amenée de l'Inde française ; préparations certainement inédites en Europe. Deux ordonnances hygiéniques (pour les premiers froids) plus encore que médicales, recueillies parmi les usages traditionnels des pays du Nord. Attirons l’attention de quiconque ne lirait que ce numéro sur les deux dispositions décoratives d'appartement et sur celle de jardin, que nous ont communiquées des spécialistes tels que Marliani, le tapissier renommé, et le Jardinier en chef de la Ville de Paris. Voir enfin une charmante esquisse sportive, résultat d’une conversation avec le merveilleux naturaliste Toussenel.
*
La Chronique, après sa présentation faite par lui-même et derrière son masque, intéresse la lectrice aux fantaisies de notre causeur IX, qu’on reconnaîtra quelque jour : il y a suivi la première phase théâtrale de la saison, en trois entretiens, un autre est sur les choses du jour, et le dernier, sur les premiers livres de l'hiver, qu’il sied à toute femme distinguée, même par esprit, d’avoir lus.
Complément nécessaire à la Chronique, le Programme de la Quinzaine, affiche? non, causerie? non, l’un et l’autre, juge par un mot bref et amusant la valeur des distractions ou des solennités de l'heure. Cinq programmes ont paru.
*
La collaboration littéraire, maintenant : brillante, grave, toujours parisienne, dont le concours honore pour la première fois une Gazette de Toilettes et de Fêtes. Sa liste où ne se groupent que des noms illustres ou aimés, contient-elle une vaine promesse? Aucunement.
Toutes les primeurs du jour ont donné ici leur fleur la plus exquise. C’est, par ordre, en poésie, des vers de MM. Théodore de Banville, Sully Prudhomme, Léon Valade, Ernest d’Hervilly, Emmanuel des Essarts, intitulés : la Dernière Pensée de Weber, Conseil, Inquiétude, At Home, le Veilleur de Nuit, et Marguerite d’Écosse. En fait de Contes ou de Nouvelles, ces récits : l’Aveu, par Coppée; Une Voie de Fait, par Alphonse Daudet; la Petite Servante, par Catulle Mendès, et en cours de publication : l’Hercule par Léon Cladel : (tantôt suspendant l’intérêt d’une Quinzaine à l’autre, tantôt y satisfaisant entièrement dans la Livraison).
D’autres œuvres de ce prix nous sont gardées par des poètes et des conteurs, à qui le temps n’a pas permis encore de figurer autre part que sur la première page.
Votre serviteur,
Marasquin.
GAZETTE ET PROGRAMME DE LA QUINZAINE
LES VOYAGES (Lignes de l’Ouest).
A moins que Londres, par ses brouillards de novembre, ne nous attire, ainsi que l’Atlantique battant, avec un fracas inconnu aux baigneurs, les côtes de Bretagne et de Normandie, la Ligne de l'Ouest n’exerce pas maintenant sur Paris ses tentations, réservées à l’été. Par ces froids blancs, gris ou noirs pourtant, il convient de visiter les pays de l’hiver, si l’on veut les avoir vus sous leur aspect vrai; il serait bon aussi de revoir, déchaîné et lui-même, l’Océan qui mira nos belles journées de juillet, d’août et encore de septembre !
Express allant de la place du Havre, c’est-à-dire du boulevard, en quelques heures, à la jetée de Dieppe, où partent de beaux steamers pour Newhaven, où vous reçoit le South Western Railway, bientôt à Victoria Station; il y a les trains de marée. (J’oubliais de noter le prix, moins de deux louis). Pourquoi n’y a-t-il pas aussi les trains de tempêtes (le voyage cessant à la côte, rochers de Penmarch ou falaises d’Étretat) ? Au premier indice de gros temps montré par la mer à la longue-vue des sémaphores, un télégramme à Paris; où les murs se couvrent d’affiches, avertissant du spectacle sublime et prochain les Parisiens qui ne connaissent pas sa magnificence.
Tous les excursionnistes ne choisissent pas pour envahir Londres, clair et banal, les temps du soleil; mais presque tout le monde de la haute et de la petite villégiature visite à ces heures tranquilles, la mer, dépourvue de son plus grandiose et sauvage aspect.
Son énorme circulation sur tout le réseau provincial mise à part dans cette esquisse, il reste à la ligne de l’Ouest, pour contenter la mode, ses trains des environs, sites sans feuilles, animés par les dernières courses du Vésinet et de Lamarche; et surtout son train des députés : ce qui fait qu’après avoir, au temps des vacances, promené nos rêves, elle convoie encore les personnages chargés de les réaliser pendant le reste de l’année.
Toujours spirituelle, cette gare Saint-Lazare : et, comme je le disais il y a trois mois, la plus parisienne de toutes.
SPECTACLES
PORTE SAINT-MARTIN.
Le Tour du Monde en 80 Jours fera le tour de l'an parisien : de Suez à Liverpool et d’octobre à juillet. Que dire! il faut voir : la Grotte des Serpents, un Sutty dans l’Inde, l’Explosion et l’engloutissement d’un steamer, l’attaque d’un train par les Indiens Dawnies : titre prestigieux, mais vain à côté de la réalité, ici la féerie !
Domaine, Lacressonnière, Alexandre et Vannoy, Miles Angèle M et Patry : car il y a un drame dans ce spectacle de d’Ennery et Jules Vreau
FOLIES DRAMATIQUES.
Premières de la Fiancée du Roi de Garbe par Litolff; rien de pareil à l’inspiration bouffonne d’un artiste grave ou sublime. Que je voudrais n’avoir pas toujours devant les yeux l'apparition de Mlle Van Ghel, exquise, pour avoir dans l’oreille plus de réminiscences de la partition, merveilleuse; mais qui sait si, les choses telles je ne voudrais pas encore changer!
CHATEAU-D’EAU
Reprise de la revue Paris la Nuit, avec les frères Dorst, ces clowns, non, ces convulsionnaires, non, ces danseurs d’un quadrille étrange, appelé d’un nom calme et exaspéré : les Frétillants.
Leur place est dans la Revue, d’abord parce qu’ils apparaissent comme une des bizarreries de l’année : mais sauront-ils, eux-mêmes, s’imiter ?
LE CIRQUE D’HIVER
avec un septuor de prodiges, ces montagnards des Apennins tirant d’outres en terre cuite des voix de colombes et de femmes; grand attrait de la saison qui semble, le froid venant, rester celle également des extraordinaires patineurs Curtis et Goodrich. N’oublions pas la famille Davenne (ces gymnastes anglais) qui, chaque soir acclamée n’en est plus, quoi que dise l’affiche, à ses débuts.
CORRESPONDANCE AVEC LES ABONNÉES
Mme L..., à Toulouse. — Faites faire, madame, une robe de cachemire noire garnie de crêpe anglais ou de crêpe impératrice; ce dernier, d’aussi bonne qualité que le crêpe anglais est d’un prix moins élevé. Vous n’ignorez point que vous ne pouvez pas porter de confection (pardessus, etc.), dès maintenant, le châle et le voile long étant de rigueur pendant trois mois; mais on est moins généralement au fait de ceci que les boucles d’oreilles sont en bois durci au lieu d’être en jais. Je poursuis, n’est-ce pas? puisque vous voulez bien m’interroger sur l’étiquette absolue du deuil : cachemire noir et crêpe pendant les six premiers mois, soie noire et crêpe lisse noir pendant les six autres; enfin du gris, du violet ou du noir et blanc pendant les six dernières semaines. On porte le deuil pour un beau-père, oui, delà même façon que pour un père.
Mrs M. Y..., Londres (ou dans le Wilts). — Oui, les fleurs naturelles sont bien jolies dans les cheveux, mais elles ne résistent guère à l’atmosphère du bal ; et après une heure et deux au plus, elles sont fanées; c’est pourquoi je leur préfère, pour vous coiffer à cette fête, toute hors de saison, officielle et administrative, des fleurs artificielles merveilleusement travaillées.
Mile Louise V..., à Valenciennes. — Au « Sphinx », annoncé par une carte de visite sur chacune de nos couvertures, vous trouverez tous h ouvrages de dames possible; non,les très beaux seulement. Soit de charmants vide-poches dans le prix de 20 à 30 francs; je crois que cet objet ferait très bien sur la table de madame votre grand’mère, ou, d'après les planches du même magasin, brodez-lui une chancelière, quoi encore ? un coussin à mettre sous les pieds en voiture.
Lydie..., à Bruxelles. - Oui, mon enfant, vous serez ravissante ainsi pour votre premier bal. Le blanc ne vous pâlira pas; et le tulle-illusion que du reste, vous demandez a notre dernier Courrier de Modes relatif aux fêtes mondaines, enveloppera d’un nuage mobile votre aspect tout vaporeux. Ne tremblez donc ‘e cet le choix était excellent ; et de cet échange de lettres il n'y a que nous qui profitions, puisque nous gardons votre photographie. Ah ! un mot : au lieu de muguet, je vois plutôt des clématites.
PIGEONDRE
Deux mains qui s’étreignent, depuis dix ans ou dix minutes, surveillées par les quatre médaillons marins que trompe cette osmose; après s’être cherchées, tâtonnantes, de si longtemps et de si loin, par les millénaires, dans le sel des ténèbres, les creux de prières, les valves d’amour; bougeant déjà leur mise au point dans la cellule au noyau sans larmes, dans la gélatine aux longs cils, en éveil quand le pterichtys enserrait les petites plantes dans son armure de chitine, ébauchées dans le sac géant d’un saurien, déjà tracées moins sourdement dans l’empreinte d’un monstre sur le sable.
Les voilà qui se sont rejointes, dévêtues d’un long cauchemar.
Branches extrêmes, dernières fleurs d’une longue allée d’arbres de chair, derniers maillons d’une chaîne d’os qui se déclenche et déduit d’elle-même, accordée comme une troupe d’acrobates qui se renvoient de trapèze en trapèze jusqu’aux rampes de l’arc-en-ciel.
Elles se prennent, encore tremblantes, étonnées de se trouver côte à côte, comme ces gens qui se saluaient vaguement dans la bulle d’un ascenseur, et qui brusquement se trouvent serrés ensemble dans un drame.
Elles se parlent de tout près, car dès qu’on se touche, ils
écoutent...
Elles apprennent à se connaître, à se protéger des barbares. Main de femme, unique transe, pointe extrême de ma vie, ravissant bras de mer où les affluents du sang se glissent, main ronde et parfumée qui monte à la tête, main qui cherche sa place dans le creux, comme un corps surpris dans un lit de voyage où l’on se glisse pour la première fois, main traquée, prisonnière, effrayée, qui se débat comme un oiseau qu’on tient bien et qui a peur, ou s’organise comme un travail d'insecte dans la tempête.
Elle s’apprivoise, elle ne se méfie plus sous cet auvent de peau qui sent le nid, la nicotine, l’encre, l’apéritif, dans cet hôtel où d’autres mains avaient vécu, qu’on n’avait pas autant aimées. Elle est curieuse et sournoise, elle cherche tous les coins de cette peau d’homme où l’on a chaud. Puis, entourées d’un silence de dortoir, d’un silence jeune où l’on n’ose pas encore, les deux mains se recueillent et se font pigeondre...
Mais d’homme, c’est la mienne, si fière de ses souvenirs de valises, de vache enragée, de serrures introuvables. Il est tard autour de nous. C’est l’heure des adieux, des mains de vestiaire, de minuterie, de taxis. Mais je reste. Ma main d’homme enquête, elle règne et caresse, avide, et cependant suppliante et si tendre qu’elle semble transmettre à nos deux corps l’ordre de pleurer.
Tu sais tout de moi, maintenant, peau fine et laminée, main de vingt ans aux ongles de gypse, de soie, d’anémone. Main qui te confies à moi, fiévreuse et gonflée, te voilà prise dans le réseau de mes lignes dures qui se dressent, barreaux, potences, fleuves, lianes. Voici les monts d’où les voix basses et les yeux affamés te guettent. Voici la volupté, plaine inépuisable, la haine, la mémoire, le calcul, l’oubli. Tout est cœur. Pas de tête, pas de chance. Rien qu’une chaude paresse, des coteaux d’oreillers, le savoir qui permet à la paume et au bras de se glisser sous la robe et le bras, d’entourer le corps, de déboutonner, d’aimer, de frapper.
Lis, lis à haute voix ce que te réserve de riche et de fort cette main folle de toi. Tu n’en tends pas, tu es là, douce, sans duvet, couchée dans le creux qui te contemple.
Main d’homme qui veut prendre, saisir, conserver, qui n’a que des mouvements de passion. Elle agit, elle puise à longs traits dans ce commencement de corps que tu lui prêtes. Prends garde. C’est peut-être une main de virtuose qui pense à des mouvements variés. Mais c’est peut-être aussi la main d’un ange privé de pitié.
Ecoute. Les ombres de la jeunesse courent et passent à tra vers nous. Je vois ma main devenir géante, et dans chacun de mes doigts, je m’aperçois, minuscule. Repose. Si je cours à la recherche de tes secrets, si je continue, les yeux fermés, tout ce que ce grain commence, tout ce que promettent ces phalanges, ces vibrations de la paume, ces cris étouffés, ces cliquetis du poignet, ces peurs d’annulaires, repose. Ma main t’aime. Elle ne te ment pas, elle te trompe. Elle se prépare comme une armée. Signature, téléphone, orgueil...
Si elle s’élance dans ton corps nocturne, elle sait se refermer aussi, crédule autant que ta paume crédule. Repose. Mon émotion te touche et te désire. Donne plus que ta main de jeune fille inquiète, ta main brune et ferme, ta main qui s’exile en moi.
Mal satisfaite, mais porteuse de tous mes sens, aussi nombreux que tous les mots qui sont nés de la main, ma tendresse, par mille canaux, te féconde et te pigeondre.
Léon-Paul Fargue.
Apparitions aérodynamiques des êtres-objets
Les êtres-objets sont les corps étranges de l’espace.
Le mystérieux vertige des corps étranges. Tous mes lecteurs auront eu, j’en suis sûr, la satisfaction d’éprouver cet acharnement têtu, cette obstination hypnotisante, cette persévérance anxieuse raillant le vertige qui précèdent le bonheur dû à l'acte intime de faire jaillir des pores du nez, par une habile et douloureuse compression exercée autour d’eux, un glissant, neuf et aérodynamique comédon, plus couramment connu sous le nom de « point noir. »
Evidemment, il est beau et satisfaisant à l’extrême, surtout après plusieurs compressions malhabiles et infructueuses, d’arriver à celle qui, adéquate et définitive, déclenche la sortie sereine du corps étrange, contenu dans la propre chair de votre nez ou dans celle de l’être qui se prête stoïquement à un tel acte; acte qui, comme je l’ai insinué est, entre tous, en traînant, fascinateur et irrésistible.
Le plaisir dans ce jeu cocasse et mystérieux apparaît surtout, manifestement, avec le véritable « cérémonial névrotique» qu’on met en action, afin de prolonger voluptueusement par des « ratages adroits », la « lenteur précipitée » de la manipulation, le moment culminant où on tire l’agrément énigmatique, renfermé dans les conflits moraux et de mécanique élastique, que doit comporter l'extraction cérémonieuse de ces points noirs, terriblement concrets; et qui, une fois enlevés, alors qu’il n’en reste même plus un seul, plongent notre esprit dans un authentique regret et la plus inconsolable désolation, tandis que notre regard cherche encore, désespérément et paranoïaquement affolé, la possibilité de continuer le jeu divin sur le moindre pore susceptible de contenir l’ultime, lisse et précieuse larve.
LES COMÉDONS DE L'ESPACE
Ne haussez pas, stupidement, les épaules, ceux de mes lecteurs qui considérez l’extraction des comédons en question comme une affaire de petite qualité; sachez que cet apparent nettoyage ultra-prosaïque n’est pas autre chose que la personnalisation ultra-concrète de ce qu’il y a de plus vital et de plus lyrique dans la pensée morale, scientifique et artistique, contemporaine. Pensez, sinon, à cette actualité molle, à cette compressibilité super-gélatineuse modern’style et nutritive dont Salvador Dali vous parle et vous instruit sans fatigue, l’appareil précis de l'activité paranoïaque-critique à la main, toutes les fois que l’occasion s’en présente. En effet, mon lecteur attentif sait, aussi bien que moi, que tout ce qu’il y a de réellement superfin et sensationnel à notre époque provient spécialement de l’évolution de l’idée de l’espace, laquelle, comme tout le monde peut se le rappeler, ayant commencé par n’être qu’une espèce de nourriture abstraite, sans goût ni substance, a fini — comme nous allons le voir immédiatement — par devenir, de nos jours, un des plats les plus succulents et épais de la pensée contemporaine.
L’espace, pour Euclide, d’après qui l'intersection, le point, le plan n’étaient pas autre chose que des objets matériels idéalisés, l’espace, dis-je, n’arrivait pas pour lui à atteindre une consistance supérieure à celle d’un léger bouillon de tapioca parfaitement utopique et refroidi.
C’est avec Descartes que, par la considération de l’espace comme un contenu à trois dimensions, commence à épaissir le jus insipide et encore, et surtout, à ouvrir l’appétit aux expectations salivaires qui provoquent déjà Cette extravagante cuisine de l’espace; laquelle trouve définitivement tout son poids nutritif et toute sa lourdeur caractéristique avec la pomme de Newton qui, comme on le sait, était un savant ayant, déjà, indiscutablement, une inertie et une famine considérables.
Mais jusqu’à Newton, comme il est facile de l’observer, l’espace s’offre à nous moins comme de la viande que comme le récipient de cette viande, comme le vase, le récipient de la force de gravité de la dite viande; son rôle est passif et chroniquement masochiste. Cet état de choses dure jusqu’au moment où, avec la découverte de la « théorie ondulatoire de la lumière » et des corps électro-magnétiques de Maxwell et Faraday, l’espace peut commencer à dire : « cette pomme est à moi », ce qui, pour ne pas trop nous écarter des termes de physique, signifie : « cette dynamique est à moi. » Mais à cette époque, il paraissait tellement absurde aux savants d’accorder à l’espace les fonctions des « états physiques » qu’il fallut les mille provisoires ductilités de l’éther pour en arriver à la théorie moderne de la relativité où l’espace est devenu une chose tellement importante, matérielle et vraie, qu’il a même fini par avoir quatre dimensions comprenant le temps qui est bien la dimension délirante et surréaliste par excellence. C’est pour toutes ces raisons que, dans l’actualité des jours que nous vivons, l’espace est devenu cette bonne viande colossalement aguichante, vorace et personnelle qui presse à tout moment de son enthousiasme désintéressé et mou la finesse lisse des « corps étranges » et aussi les corps des « êtres-objets » — lesquels sont aussi des corps plus ou moins étranges. Méfiez-vous donc, quand, aujourd’hui, on vous parle de l’air, car il s’agit tout simplement du mot que les débiles mentaux emploient joyeusement pour désigner l’espace bien portant, sanguin et parfaitement visqueux. Toutes ces voitures aérodynamiques, gélatineuses, aplaties, bosselées, aux courbes et aux vertiges superlisses, à la massive anatomie salivaire, aux cuisses ventrues et aux ventres affaissés, genre
« Modern Style-Mae West », toutes ces voitures, je le répète, et atmosphériques, aux viscères gras, comprimés, exubérants et gluants, ne sont pas autre chose, et cela, c’est Salvador Dali qui vous le dit et qui vous le garantit, que les authentiques corps étranges, que les véritables « comédons » sortis tout glissants, solennels, atmosphériques et apothéosiques du nez même de l’espace, de la viande même de l’espace.
COMÉDONS! COMÉDONS! ON GLISSE!
La « mécanique », après une période de stupéfiante rigidité et de fonctionnalisme manqué, raté, connaîtra tout le gluant ignominieux et sublime des sécrétions internes, aux reins flottants correspondent les moteurs flottants, les moteurs mous, car « l’époque du mou », l’époque des « montres molles », des « automobiles molles », des « tables de nuit molles » découpées dans le dos super-mou et hitlérien des nourrices ataviques et tendres, c’est l’époque qui avait été annoncée par les « médiums » du Modern-Style créateurs de la célèbre cathédrale molle qui existe à Barcelone. Les installations de salive centrale, parcourant les courbes aérodynamiques des imminentes maisons molles, vaginales, courbes, ornementales, impériales, récréatives, imaginatives, anxieuses, vicieuses et surréalistes.
Arrière l’architecture d’auto-punition. Place à l’aérodynamisme pervers, glandulaire et de bonne qualité.
LE SPHINX DU COMÉDON
Voilà les premiers êtres-objets aérodynamiques, voilà les récents comédons, les corps étranges issus de la viande même de notre épais et personnel « espace-temps », non euclidien. Mais avant que la joie esthétique, qui, je le devine, fait déjà briller vos arrivismes artistiques, se consolide, avant que les nouvelles solutions formelles des courbes aérodynamiques puissent vous enivrer aphrodisiaquement, souvenez-vous d’une chose, souvenez-vous de la sculpture bien connue représentant un adolescent, penché, hypnotisé par l’épine qu’attentivement il essaie d’enlever de son pied. Regardez-le encore une fois, son dos se courbe avec cette attitude suspecte que nous connaissons tous depuis quelque temps, cette attitude caractéristique tellement « Angélus de Millet ». Regardez-le, il est penché sur son épine, avec la même immobilité fossile que Narcisse penché lui aussi sur le comédon argenté de sa propre mort.
LA BARBARIE DU COMÉDON
Quelque part, on inaugure pour les récentes voitures aérodynamiques des vitres ornementales, polychromes.
EXEMPLES D’ « OBJET-COMÉDON »
(aérodynamisme physique)
Un nez important (grandeur d’un petit melon) fabriqué en une matière ductile-élastique (caoutchouc compact approprié), sur les courbes aérodynamiques et super-lisses du nez, il y aurait une multitude de « corps étranges » parfaitement incrustés, de façon à ne pas rompre la continuité homogène et superlisse de la superficie. Il suffirait d’une compression générale des deux mains pour que des centaines de minuscules objets (tables de nuit, crânes, bouteilles, abat-jour, etc...) hérissent par leur ascension lente (comme l'orchestre Paramount) les surfaces tout à l’heure encore superlisses.
Il s’agira du comédon artificiel, concret et affectueux.
*
Exemple d’ « être-objet aérodynamique » (aérodynamisme moral). Louer une petite vieille propre, au plus haut degré de décrépitude, et l’exposer habillée en toréador, en lui posant sur la tête, préalablement rasée, une omelette fines herbes : laquelle tremblera par suite du branlement continuel de la petite vieille.
On pourra aussi poser une pièce de vingt francs sur l’omelette.
Salvador Dali.
Le sadisme de Urs Graf
Tu passes entre les chalets, la plume rouge au chapeau, pareille à l’autruche égarée ou à la moniale qui se faufile dans la ruelle mal famée de la capitale. Une ombre de pendu se balance sur ta robe légère, et quand tu marches au bord du « bisse », je crois voir des noyés, aux têtes moustachues qui s’accrochent aux racines pour glisser sous tes jupes un dernier regard. Ou bien, je te vois, boiteuse, avançant un pilon sous les arbres fruitiers, devant ce lointain village, près d’un lac à ponts de bois et à moulins, au -dessus duquel les rochers viennent pleurer leurs plantes.
Tes pieds sont des palmes, et tes mains des étaux qui tiennent des poignards. Ton visage a d’étranges boursouflures, pareilles à celles qu’on voit sur les noix de galle. Sous ton front têtu brillent des yeux en vrille comme ceux des cochons. Mais ton ventre est un monde, sous les mamelles tripotées, une outre fécondée où le nombril se noue. Et dans tes larges fesses aux gras balancements se concentrent et ta ruse et ta force, dans des plis et des figures empreints de cruauté qui te confèrent, oh blondasse, une dangereuse attirance, une beauté directe et sûre, mortelle, comme la flèche !
Fils d'un orfèvre de Soleure, Urs Graf est né autour de 1485. Il exerça tour à tour, les professions d'orfèvre, de verrier, de dessinateur et d'imprimeur. Au début du xvie siècle, il est à Bâle; vers 1510, à Strasbourg. Puis, de retour à Soleure, il s'engage comme mercenaire au service de la France, pour les campagnes du Milanais. En 1512, Urs Graf court au siège de Pavie avec Hans Herbster, le maître de Holbein-le-Jeune. De retour à Bâle, il épouse Sybilla, la fille du « Gerber » Hans von Brunn, et devient citoyen de cette ville dont il s'amuse à scandaliser les bourgeois.
Repart pour Milan en 1515. On suppose que ses fredaines le firent expulser jusqu'en 1519, date de son retour en Suisse, au moment où, par des libelles et des chansons d'après boire, le peuple suisse alémanique se moque des soudards d'Allemagne.
Tempérament bouillant, exubérant dans ses aventures amoureuses, excessif dans ses libations (sa devise était : W. W. W. — Wein, Würfel und Weiber — Vin, Dés et Femmes), Urs Graf meurt on ne sait où, en 1527, après avoir passé en prison une partie de sa vie.
Par son œuvre, Urs Graf prouve qu'il a existé un art suisse autochtone dont la caractéristique est la tendance à ce qu'on a appelé, après lui, le sadisme, et la grosse truculence du style lansquenet dont nous retrouvons les signes dans les dessins et les peintures du Bernois Nicolas-Manuel Deutsch, son contemporain.
Les dessins que nous reproduisons sont conservés à Bâle (Kupferstichkabinett). C’est tout spontanément que Kurt Seligmann s’associe à notre hommage à Urs Graf par une peinture dont la verve et la violente conception forment le répons de notre siècle à l’œuvre de l’ancien maître.
Pierre COURTHION.
LES RÉVÉLATIONS PSYCHIQUES DE LA MAIN
La chirognomie est la connaissance méthodique des formes de la main, des doigts, des monts, du réseau de lignes et des signes accidentels.
La chirognomie traditionnelle se sert d’une terminologie symbolique empruntée à l’astrologie.
Elle caractérise les doigts par le nom et les attributs des divinités mythologiques. C’est ainsi que Jupiter (l’index) représente le pouvoir, la réputation, le talent organisateur et le sens familial; Saturne (le médius) la connaissance objective du monde et la conscience; Apollon (l’annulaire) la chance et le talent artistique; Mercure (l’auriculaire) le talent diplomatique et l’habileté manuelle. Le pouce symbolise la personnalité et le niveau spirituel et moral du sujet.
Les Monts situés sous les quatre doigts sont complétés par les Monts de Mars et de Lune qui forment le bord extérieur ou frappeur de la main et par le Mont de Vénus qui enveloppe la phalange inférieure du pouce.
Le Mont de Mars est le siège de l’agressivité et de la résistance, au sens physique et psychique; le Mont de Lune, le foyer de la fantaisie, des rêves, de la tendance à l’aventure, au voyage. Le Mont de Vénus contient la vitalité, la puissance sexuelle.
La ligne de vie, bordant le Mont de Vénus, confirme les attributs de ce dernier et nous donne une indication sur la durée de la vie du sujet.
La ligne de tête jaillit de la même source, sinon tout près de la ligne de vie. Elle débouche le plus souvent dans la plaine de Mars (espace du creux de la main). Elle nous renseigne sur les facultés intellectuelles de même que sur l’état nerveux de l’individu.
La ligne de cœur qui se dirige dans le sens opposé de la précédente, exprime l’état psychique et les fonctions physiques du cœur.
La ligne de destinée forme l’axe central de la main et détermine l’individu en tant qu’être social.
Les lignes de chance et d’intuition sont suffisamment caractérisées par leur nom. La ligne de santé nous informe spécialement sur la fonction intestinale. L'Anneau de Vénus donne une image du comportement érotique du sujet et de là sublimation de sa sexualité 1 . \
LES ZONES DE L’INTÉRIEUR DE LA MAIN
En considérant la main, comme projection de la personnalité, nous l’avons divisée en deux systèmes. Nous nous sommes écartés de la tradition chirognomique en élaborant notre terminologie propre d’après les notions de la psychologie de C. G. Jung et de W. James. Notre premier schéma qui réduit le mécanisme des réactions à sa formule la plus simple, a été établi d’après les données du chirologue Mangin-Balthazar, qui divise la main en trois zones horizontales.
Notre second schéma reproduit exactement notre propre conception (excepté la notion de la zone imagino-sensorielle, mentionnée déjà par Mangin-Balthazar). Cette conception représente la personnalité dans ses trois comportements fondamentaux :
- La personnalité dans ses rapports avec le Moi et la Conscience;
- dans ses rapports avec la Collectivité;
- dans ses rapports avec l’Inconscient.
Dans notre schéma de zones horizontales, la première zone s’étend de la racine de la main jusqu’à une ligne idéale allant de la racine du pouce au bord frappeur de la main. Cette zone comprend les réactions instinctives :
- le Mont de Vénus, siège des instincts sexuels et sensuels;
- une portion de la plaine de Mars, siège des instincts de défense;
- le Mont de Lune, siège de l’Inconscient.
La seconde zone s’étend jusqu’à la ligne de cœur. Elle représente les réactions sensitives et comprend la sphère du sentiment (l’espace entre la ligne de cœur et la ligne de tête) et la sphère de l’altruisme.
La troisième zone entre la ligne de cœur et la racine des doigts est celle de la force des émotions. Les émotions diffèrent du sentiment en ce sens qu’elles sont inconcevables sans réflexe physiologique.
La sphère émotionnelle et la sphère instinctive se distinguent l’une de l’autre par le fait que la première se manifeste dans la sensibilité et la perception, la seconde dans la motilité. Les parties émotionnelles et instinctives de la personnalité sont-elles l’une et l’autre également développées, les fondions animales de la personnalité prédomineront sur celles de l’esprit et de la volonté. Nous sommes alors en présence d’un individu de structure psychique primitive.
La zone du collectif est-elle au contraire la plus développée des trois, le sujet sera doué d’une réceptivité affinée : nous avons alors à faire à une personnalité de structure complexe.
LES ZONES VERTICALES
Nous diviserons maintenant la main en trois zones verticales. La première comprend le mont de Vénus avec le pouce, le Mont de Jupiter avec l’index, doigt de la subjectivité. Nous la nommerons la sphère du Moi.
La seconde zone est celle que parcourt la ligne de destinée de la ligne de la main au Mont de Saturne, zone à laquelle appartient également Saturne, doigt de l'objectivité. Dans cet espace, nous lisons
comportement collectif de l’homme.
La troisième zone comprend presque tout le Mont de Lune, les Monts de Mars, de Mercure et d’Apollon, ainsi que le bord frappeur de la main. C’est la sphère imagino-sensorielle où se meuvent les forces du Soi, forces de l’Inconscient individuel et de l’Inconscient ancestral. Apollon (ou le doigt de l’art) et Mercure (doigt de la sensualité) appartiennent encore à cette sphère.
La première zone se divise en trois parties. La première partie est formée par le Mont de Vénus jusqu’à la racine du pouce. Elle correspond au Moi matériel. La seconde partie est constituée par le reste du Mont de Vénus et le Mont de Jupiter. Cette partie correspond au Moi social. Jupiter même représente le Moi spirituel.
Cette division psychologique, nous l’empruntons à W. James (voyez le Précis de Psychologie, chap. XII, le Moi). James distingue divers « Moi » qui peuvent être considérés objectivement par un Moi auquel tous les autres sont subordonnés, le Je. C’est dans le dessin de la ligne de tête et dans la structure des doigts que nous reconnaissons la plus ou moins grande puissance du Je.
Le Moi matériel est constitué par l'instinct sexuel et tous nos rapports physiques qui en amour, se manifestent par l'instinct de propriété et l’expansion de la puissance personnelle.
Le Moi social détermine l'affirmation de soi-même et le besoin de plaire : la sociabilité, la bienveillance, le besoin de protéger, mais aussi toute la scale du ressentiment.
Le Moi spirituel localisé dans Jupiter, est le foyer des tendances intellectuelles, morales et religieuses.
Enfin le pouce réunit à la fois la raison et la volonté humaine.
La zone du collectif se divise en deux parties égales, dont l’une représente le collectif familial et l’autre le collectif social. Dans la partie du collectif familial, nous lisons les événements concernant la famille : Dans la partie du collectif social, les contacts décisifs du sujet avec la collectivité.
Jung entend par « collectif », tous les contenus psychiques appartenant non seulement à l’individu, mais à la communauté, à un peuple, voire à l’humanité. La partie inférieure de cette zone contient une petite portion du Mont de Lune. C’est ici que viennent se manifester l’Inconscient collectif, les images archaïques (archétypes) qui jouent un rôle si considérable dans les névroses. (Voyez Jung, l'Inconscient dans la vie psychique normale et malade).
La ligne de destinée qui, comme une sorte d’axe central domine cette zone, marque la plus ou moins grande faculté d’adaptation sociale Saturne (doigt de l'objectivité) indique l’équilibre et le sentiment de justice.
La troisième zone comprend la sphère imagino-sensorielle en même temps que la sphère de l’Inconscient. Nous adoptons la conception de James selon laquelle l’imagination est un mécanisme de répétition ou de reproduction. Elle se base sur la perception car aucune image ne saurait être produite par la fantaisie sans avoir été perçue antérieurement. D’après James, la perception et l’imagination seraient localisées dans le même centre cortical d’où leur lien fonctionnel. L’imagination peut avoir un caractère visuel, musculaire, tactile ou auditif. (Voyez James, loc. citée, chap. xix). Nous pouvons déterminer le genre d’imagination de la manière suivante : L’imagination visuelle s’exprime par un fort développement de Mont de Lune situé très bas dans la main. L’imagination musculaire est manifeste, quand le Mont de Mars dépasse le bord extérieur de la main. L’imagination tactile est caractérisée par les petites proéminences à l’extrémité des doigts (contenant les terminaisons nerveuses), notamment sur Apollon et Mercure. L’imagination auditive se remarque à la forme de l’auriculaire dont la phalangette extrovertie et le bout conique promettent une sensibilité au son.
Cet exposé cependant est loin d’avoir épuisé tout ce qui fait l’importance de la sphère imagino-sensorielle. Il nous faut surtout mentionner la sphère de la fantaisie dont le foyer se trouve dans le Mont de Lune. C.-G. Jung distingue deux sortes de fantaisies : premièrement, les phantasmes, deuxièmement, l'activité imaginative. Le phantasme selon Jung, peut avoir un caractère actif ou passif : actif, quand le phantasme provient de la fantaisie créatrice; on y reconnaît alors la faculté de compréhension intuitive; passif, quand le phantasme surgit de la région des rêves et du subconscient. Ce matériel d’images nous permet de diagnostiquer toutes sortes de troubles névrotiques. L'activité imaginative que Jung sépare expressément du phantasme actif, a un caractère plus commun que ce dernier. Jung le considère comme la force essentiellement reproductrice et créatrice de l’esprit. Cette forme de la fantaisie s’étend à toutes les fonctions psychiques et spirituelles.
Sur le schéma de la main, les différentes catégories de fantaisies se répartissent de la manière suivante :
La fantaisie passive réside dans la partie la plus basse du Mont de Lune. La direction des lignes et les signes accidentels dans cette région marquent le degré de dissociation de la personnalité. La fantaisie active et l'activité imaginative résident dans la partie supérieure du Mont de Lune. Elles sont caractérisées dans ces deux régions par des lignes ascendantes qui parfois touchent la ligne de destinée. L'Intuition artistique se manifeste dans le doigt et le Mont d’Apollon. Le doigt et le Mont de Mercure appartiennent à la sphère sensuelle, dépendante de la force imaginative de la personnalité comme de la capacité de réaction sensorielle.
- Nom des lignes du schéma n° III : 1) ligne de vie; 2) ligne de tête; 3) ligne de cœur; 4) ligne de destinée; 5) ligne de santé; 6) ligne d’intuition; 7) ligne de chance; 8) Anneau de Vénus; 9) Lignes de voyage, sur le bord extérieur de la main.
TYPE COLLECTIF
Nous appelons sphère collective la zone autour de la ligne de destinée. Le plus grand nombre de lignes se trouve concentré dans le creux de la main. Les lignes sur le Mont de Vénus (voyez la main gauche) semblent subir l'attraction d’un autre centre — particulièrement celui de la zone de la ligne de destinée. Dans les deux mains la ligne de destinée est profondément marquée à son début, pour finir par se diviser au-dessus de la ligne de tête en un grand nombre de petites lignes fines qui viennent remplir la zone du comportement sensitif.
Le doigt de l'objectivité forme l’axe de la main, axe vers lequel le doigt de la subjectivité et le doigt de l’art sont infléchis. Chez le sujet, la sympathie — c’est-à-dire le comportement vis-à-vis de la collectivité — trouve son moyen d’expression dans l'acte à portée sociale. La vie pulsionnelle même alimente cette zone du collectif, qui caractérise également la fantaisie du sujet.
(Voyez dans les deux mains les lignes venant du Mont de Lune et se dirigeant vers la ligne de destinée). Le dédoublement des lignes de tête donne à notre sujet la faculté de substituer autrui à soi-même jusqu’à la perte de sa propre identité. C’est ainsi que les préoccupations et l'affectivité aboutissent à une conception altruiste de l’existence. Sans doute, le Moi s’en trouve-t-il diminué, absorbé qu’il est par le processus continuel de sublimation.
LE TYPE IMAGINATIF INCONSCIENT
Les doigts, beaucoup trop courts par rapport à la paume, avec le renflement des phalanges inferieures, trahissent, phvsiologiquement, une fonction anormale de la glande thyroïde, et psychologiquement, une tendance au confort, une gourmandise intellectuelle autant que gastronomique, en même temps qu’une façon de vivre passive et végétative. Le sujet est fortement influencé par les forces imaginatives et inconscientes de sa personnalité.
Le Mont de Lune est parcouru d’un réseau de lignes diagonalement ascendantes et transversales et présente une couronne de trois croix (2) : l’imagination active ou créatrice est donc aussi développée que l’imagination passive. Le sujet est un écrivain visuellement doué, dont la vie instinctive et sensitive, et la faculté créatrice sont déterminées par la puissance de l’inconscient, comme le confirment les petites croix mentionnées ci-dessus. Elles révèlent une tendance excessive aux phantasmes phobiques.
La tendance à l’isolement est d’autre part, caractérisée par la ligne de tête qui se termine sur le Mont de Mars en y formant une île.
Les petites lignes dirigées vers le Mont de Mercure laissent deviner une sensualité menée par d’étranges représentations imaginatives. Sur ce mont, marqué de lignes ascendantes, signes d’habileté diplomatique, nous voyons la ligne d’intuition s’achever en triangle, autre indice de la faculté créatrice. La ligne de chance, faisant encore partie de la zone imaginosensorielle, fortement accentuée, est, malgré sa signification favorable, nettement démentie par la formation d’îles, sur son parcours, et de croix situées le long de cette ligne.
La façon de vivre végétative et sensuelle du sujet empêche la formation disciplinée d’une œuvre d’art, et même la réalisation du destin personnel. C’est ici qu’il faut voir les motifs qui entravent un psychisme si magnifiquement doué et le poussent non point au succès et à la satisfaction, mais au gaspillage de ses ressources.
LE TYPE ÉGOCENTRIQUE
Les lignes horizontales profondes du Mont de Vénus et du Mont de Lune semblent s’attirer réciproquement. L’espace entre les deux Monts est caractérisé par une quantité surprenante de croix (3) . L’interprétation de cette image nous révèle une personnalité chez qui le Moi matériel, (c’est-à-dire la sexualité et les besoins sensuels) prédomine. Mais ce moi matériel est contre-balancé par une tendance à la religiosité qui motive une inquiétude perpétuelle et des rêves agités.
Cet antagonisme prend la forme d’une névrose. Le sujet (de sexe féminin) extériorise constamment son traumatisme en provoquant des accidents, ce qui apparaît d’une manière particulièrement impressionnante et symbolique sur l’empreinte ci-dessus 3 (mutilation de l’index). A l’âge de trois ans déjà, notre sujet a subi un accident grave qui l’a mis en danger de mort, danger signalé par deux croix à la racine de la main gauche. Malgré le danger de mort, à partir de sa vingt-troisième année, des forces protectrices s’élaborent au sein de sa personnalité. A cette époque, plus de nouvelles formations de croix. Quelle est donc la puissance qui favorise le sujet? c’est le Moi, notamment le Moi social et spirituel.
Dans la paume de la main gauche (la main propre de la personne) nous remarquons l’élévation delà partie supérieure du Mont de Vénus, marquée de lignes fines, le Mont de Jupiter faisant légèrement saillie, enfin et surtout la position isolée de l’index.
Elle ne trahit pas seulement la prédominance de l’orgueil, mais aussi l’indépendance de la pensée et la volonté absolue . . d’arriver à ses fins. Dans ce but, le sujet use — sur un plan primitif - de tous les moyens depuis la tendresse et la délicatesse des sentiments, manifestes dans la Vénus, jusqu'à la flatterie de soi-même et d’autrui.
Comme composante biologique de la névrose, mentionnons encore les signes d’une rétroflexio uteri (le doigt de Mercure main droite présente une déviation de son articulation entre la phalangine et la phalangette.)
Dr L. WOLFF Traduit de l'allemand par Pierre KLOSSOWSKI
- Voyez la main gauche. — 2. Voyez la main gauche. — 3. Voyez la main droite.
- Voyez l’explication des lignes du schéma n° III, à la fin de l’article.
PHARE DE LA MARIÉE
Des bâtisses jetées sous un ciel gris virant au rose, très lentement — c’est d’un style trouble et angoissant de conquête, où le transitoire le dispute au pompeux — cela vient de se lever en un rien de temps sur quelque point extrême du globe et rien ne peut faire, d’ailleurs, que cela ne se fonde à distance pour nous dans le plus conventionnel décor d’aventure moderne, chercheurs d’or ou autres, tel qu’ont contribué à le fixer les débuts du cinéma : la haute-école, la chance, les feux des yeux et des lèvres de femmes, bien qu’en l’occurrence, il s’agisse d’une aventure purement mentale, je me fais assez volontiers cette idée de la grandeur et de l’indigence du « cubisme ». Quiconque s’est jamais surpris à ajouter foi aux affirmations doctrinaires dont ce mouvement s’est autorisé, à lui tenir compte de ses aspirations scientifiques, à louer sa valeur « constructive » doit en effet convenir que l’ensemble de recherches ainsi désignées n’a été qu’un jouet pour la lame de fond qui est venue très tôt y mettre fin, non sans avoir bouleversé de fond en comble, à grande distance, le paysage artistique et moral. Ce paysage, aujourd’hui méconnaissable, demeure encore trop agité pour qu’on puisse prétendre démêler avec rigueur les causes profondes de son tourment : on se contente, en général, de l’expliquer par l’impossibilité de rien édifier de stable sur un terrain socialement miné. Pour expédiente que soit cette façon de juger, qui rappelle heureusement l’artiste à une juste appréciation de ses limites (la transformation de plus en plus nécessaire du monde est autre que celle qui peut s’opérer sur des toiles), je ne pense pas qu’elle doive nous soustraire à l’étude du processus de formation de la vague particulièrement creuse et vorace dont je parlais. Du strict point de vue historique, il importe grandement, pour mener à bien cette étude, de considérer avec attention le lieu d’enregistrement électif des toutes premières vibrations caractéristiques du phénomène, en l’espèce les dispositions générales de tel artiste qui s’est avéré à cette occasion l’appareil réceptif le plus sensible. La situation unique de Marcel Duchamp à la pointe de tous les mouvements « modernes » qui se sont succédé depuis vingt-cinq ans était, jusqu’à ces derniers jours, pour faire déplorer que la partie extérieurement la plus importante de son œuvre, de 1911 à 1918, gardât assez jalousement son secret. Si la « lame de fond », par la suite pleinement ébranlante, avait pu commencer à grandir, certes on en était bien venu à penser que Duchamp avait dû, d’emblée, en savoir long sur ses ressources, on le soupçonnait bien de lui avoir ouvert quelque mystérieuse soupape. Mais on n’espérait guère être un jour plus complètement édifié sur son rôle. Aussi la publication, en octobre 1934, de quatre-vingt-quatorze documents réunis par lui sous le titre : La Mariée mise à nu par ses célibataires même (*), qui tout à coup retourne devant nous cette lame et nous fait entrevoir ce qu’il y a de plus complexe dans son énorme machinerie, ne peut-elle manquer de passer pour un événement capital aux yeux de tous ceux qui attachent quelque importance à la détermination des grands mobiles intellectuels d’aujourd’hui.
Au cours d’un texte destiné à faire valoir les plus fâcheux calculs esthétiques : « La Genèse d’un Poème », Edgar Poe, malgré tout, porte un jugement admirable, qui n’a pas cessé d’être partagé par tous les artistes dignes de ce nom et constitue, sans doute inconsciemment pour la plupart d’entre eux, le plus important des mots d’ordre : « L’originalité (excepté dans des esprits d’une force tout à fait insolite) n’est nullement, comme quelques-uns le supposent, une affaire d'instinct ou d’intuition. Généralement, pour la trouver, il faut la chercher laborieusement, et, bien qu’elle soit un mérite positif du rang le plus élevé, c’est moins l’esprit d’invention que l’esprit de négation qui nous fournit les moyens de l'atteindre. » Sans préjuger du degré de « force insolite » qui précisément peut être la marque d’un esprit tel que Duchamp, ceux qui l’ont quelque peu fréquenté ne se feront aucun scrupule de reconnaître que jamais originalité plus profonde n’a, en effet, paru plus clairement découler chez un être d’un dessin de négation porté plus haut. Toute l’histoire de la poésie et de l’art depuis cent ans n’est-elle pas pour nous fortifier dans la conviction que nous sommes moins sensibles, en fin de compte, à ce qu’on nous dit qu’à ce qu’on nous épargne de répéter, par exemple? Il y a diverses manières de répéter, depuis la répétition verbale pure et simple, si malséante, du type « ciel bleu » —- dont la rencontre, en ouvrant un livre de poèmes, me dispense, en tout état de cause, de prendre connaissance du contexte — en passant, dans l’art, par la répétition du sujet traité, fallacieusement excusée par la manière nouvelle dont on le traite, ou par la répétition de la manière, fallacieusement excusée par la nouveauté du sujet, jusqu’à la répétition, dans le cadre de l’existence humaine, de la poursuite de certain « idéal » artistique exigeant une application continue incompatible avec une autre forme d'action. Où, sinon dans la haine que nous éprouvons pour cette redite éternelle, chercher la raison de l'attraction croissante qu’exercent sur nous certains livres qui se suffisent assez étrangement à eux-mêmes pour que nous tenions leurs auteurs pour quittes : Les Chimères, Les Fleurs du Mal, Les Chants de Maldoror, Les Illuminations ? N’est-il d’ailleurs pas rassurant, exemplaire qu’à ce prix certains d’entre ces auteurs se soient tenus pour quittes, aussi? L originalité absolue, de refus en refus, me paraît mener fatalement à la conclusion de Rimbaud : «Je suis mille fois le plus riche, soyons avare comme la mer. » Ce refus poussé à l’extrême, cette négation-limite, qui est d’ordre éthique, pèse lourdement sur tous les débats aux quels la question d’une production artistique typiquement moderne a donné lieu. Rien ne peut empêcher qu’une certaine abondance de cette production, chez tel artiste, en constitue jusqu’à nouvel ordre le travers. L’originalité se compose étroitement, aujourd’hui, avec la rareté. Sur ce point, l'attitude de Duchamp, la seule parfaitement intransigeante, de quelques précautions humaines qu’il l’enveloppe, demeure, pour les poètes et les peintres les plus conscients qui l’approchent, un sujet de confusion et d’envie.
C’est au nombre de trente-cinq environ que Marcel Duchamp fixe ses interventions dans le domaine plastique et encore y comprend-il une série de démarches plus ou moins spontanées qu’une critique insuffisamment avertie se refuserait à homologuer : je pense, par exemple, à l'acte de signer une grande toile décorative, quelconque, dans un restaurant et, d’une manière générale, à ce qui constitue le plus clair (qui pourrait bien être le totalement étincelant) de son activité depuis vingt ans : les diverses spéculations auxquelles l’a entraîné la considération de ces ready made (objets manufacturés promus à la dignité d’objets d’art par le choix de l’artiste) à travers lesquels, de loin en loin, au mépris de tout autre secours, il s’est très orgueilleusement exprimé. Mais qui peut dire de quoi pour ceux qui savent se charge une signature dont il a été fait un usage manifeste si parcimonieux! Une lumière intense, fascinante, se répand grâce à elle, non plus sur l’objet étroit qu’en général elle situe, mais sur toute une opération de la vie mentale. Cette opération, des plus particulières, n’est susceptible de prendre tout son sens, ne se montre parfaitement saisissable qu’une fois restituée à une série d’autres opérations, de caractère causal, dont aucune ne supporte d’être ignorée. C’est assez dire que l’intelligence que l’on peut avoir de l’œuvre de Duchamp et le fait de pressentir ses très lointains prolongements ne peuvent être fonction que d’une connaissance historique approfondie du déroulement de cette œuvre même. Vu l’allure prodigieusement rapide de ce déroulement, le nombre très limité des gestes publics de Duchamp commanderait de les énumérer sans rien omettre. Force m’est pourtant de m’en tenir, ici, aux plus caractéristiques.
Le Moulin à café (fin 1911), qui marque le point de départ de l’orientation toute personnelle qui nous occupe, prend, à côté des guitares cubistes, des airs de machine infernale. Les années 1911-1912 marquent, d’ailleurs, déjà toute l’étendue de la dissidence de Duchamp, dissidence qui s’affirme avec éclat tant dans le sujet que dans la facture de ses dessins et de ses toiles : à remarquer que la plus grande partie de son œuvre picturale proprement dite est comprise dans ces limites (Jeune homme triste dans un train, Nu descendant un escalier, Le roi et la reine entourés de nus vites, Le roi et la reine traversés par des nus vites, Vierge, Le passage de la vierge à la mariée, Mariée). C’est, en effet, dès la fin de 1912 qu’il subit la grande crise intellectuelle qui l’amène à renoncer progressivement à cette forme d'expression. Celle-ci lui apparaît viciée. L’exercice du dessin et de la peinture lui fait l'effet d’un jeu de dupes : il tend à la glorification stupide de la main et de rien autre. C’est la main la grande coupable, comment accepter d’être l’esclave de sa propre main ? Il est inadmissible que le dessin, la peinture en soient encore aujourd'hui où en était l'écriture avant Gutenberg. La déleétation dans la couleur, à base de plaisir olfactif, est aussi misérable que la délectation dans le trait, à base de plaisir manuel. La seule issue, dans ces conditions, est de désapprendre à peindre, à dessiner. Duchamp ne s’en est, depuis lors, jamais dédit et cette considération devrait, me semble-t-il, suffire à faire aborder avec un intérêt tout spécial l’entreprise gigantesque à laquelle, une telle négation posée il a néanmoins durant dix années, voué ses forces. C’est dans le détail de cette entreprise que les documents publiés récemment nous font entrer. Entreprise sans équivalent dans l’histoire contemporaine, qui devait voir sa réalisation dans le grand verre (objet peint sur glace transparente) intitulé La mariée mise à nu par ses célibataires même et demeuré inachevé à New-York œuvre dans laquelle il est impossible de ne pas voir au moins le trophée d'une chasse fabuleuse sur des terres vierges, aux confins de l'érotisme, de la spéculation philosophique, de l’esprit de compétition sportive, des dernières données des sciences, du lyrisme et de l’humour. De 1913 à 1923, date de l’abandon définitif de cette œuvre, les peintures sur toile ou sur verre qui entreraient dans la nomenclature des œuvres de Duchamp ne sont que des recherches et des essais d’exécution fragmentaire pour les diverses parties de La mariée mise à nu. C’est le cas de Broyeuse de chocolat, Glissière, Neuf moules mâlic (1913), Broyeuse de chocolat (1914), ainsi que du verre A regarder de près d'un œil, pendnatdant presque une heure (1918) qui est une variation sur les Témoins oculistes appartenant, eux aussi, à la description générale. Tout au plus pourrait-on faire exception partielle pour le tableau Tu m' reproduit en tête de cet article, sur la droite duquel apparaissent les 3 stoppages-étalon entrant ici en composition d’une part, avec deux *ready made* (main émaillée, tête de loup), d’autre part avec les ombres portées de trois autres ready made rapprochés (roue de bicyclette, tire-bouchon, porte-manteau).
Pour Duchamp le recours à ces ready made, à partir de 1914, tend en effet à supplanter tout autre mode d’expression. Il sera de tout intérêt d’aborder un jour la portée de ses démarches, toujours rigoureusement inattendues, en ce sens, de tenter de dégager la loi de leur progression. Je ne puis que rappeler la Pharmacie de 1914, conçue à Rouen à la vue d’un paysage de neige (incorporation à une aquarelle, du type « hiver » de calendrier, de deux petits personnages, l’un rouge, l’autre vert allant à la rencontre l’un de l’autre dans le lointain); le plafond de l’atelier de Duchamp en 1915 hérissé d’objets tel que porte-manteau, peigne, girouette, tous accompagnés de quelque inscription discordante en manière de titre ou de légende (une pelle à neige s’intitulait en anglais : En avancé bras cassé) ; le cadeau-anniversaire, de Duchamp à sa sœur qui consista à suspendre par les quatre coins aux angles du balcon de celle-ci un livre de géométrie ouvert pour en faire le jouet des saisons; le rébus composé d’une nourrice et d'une cage à fauves (Nous nous cajolions) ; l’urinoir exposé en 1917 aux Indépendants de New-York sous le titre Fontaine et dont le retrait forcé après le vernissage amena Duchamp à démissionner de cette société; l’adjonction en 1919 de moustaches à la Joconde (L H O 0 Q); la fenêtre de 1921 intitulée French window jouant sur l’ambiguïté euphonique avec Fresh widow : il s’agit d’une petite fenêtre exécutée sur l’ordre de Duchamp par un menuisier et dont les carreaux de verre sont recouverts de cuir, de sorte que ce sont des carreaux de cuir qu'il fait faire briller; la fenêtre de 1922, réplique de la précédente présentant cette fois une base en bois avec des briques dessinées et des carreaux de verre paraphés de blanc comme ceux des maisons nouvellement construites (La bagarre d'Austerlitz), la petite cage à oiseau de 1923 remplie de morceaux de marbre blanc sciés à l’imitation de morceaux de sucre, cage dont la paroi supérieure livre passage à un thermomètre (Pourquoi ne pas éternuer?) ; le projet de flacon à parfum Belle haleine-Eau de toilette ; l’obligation de 1925 sur la roulette de Monte-Carlo (Moustiques domestiques demi-stock), enfin la porte de Duchamp décrite pour la première fois dans le numéro d'Orbes d'été 1903 en ces termes : « Dans l’appartement construit de toutes pièces des mains de Marcel Duchamp, dans un atelier il y a une porte en bois naturel donnant sur la chambre. Quand on ouvre cette porte pour entrer dans la chambre, elle ferme l’entrée de la salle de bain, et quand on ouvre cette porte pour entrer dans la salle de bain, elle ferme l’entrée de l’atelier et est ripolinée blanc comme l’intérieur de la salle de bain. — (Le « il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée » semble une vérité irréductible. Pourtant, Marcel Duchamp a trouvé le moyen déconstruire une porte qui est en même temps ouverte et fermée »). A signaler, en marge de cette activité comme on le voit assez continue, d’une part un certain nombre de recherches optiques particulières à l’intention du cinéma, auxquelles se rattache le dessin de couverture de ce numéro, ainsi que deux états d’une sphère en mouvement sur laquelle est peinte une spirale (premier état : 1921, second état : Rrose Sélavy et moi nous estimons les ecchymoses des Esquimaux aux mots exquis, 1925-26) ; d’autre part, un certain nombre de recherches verbales, plus spécialement actives vers 1920 (un certain nombre de jeux de mots de Marcel Duchamp ont été publiés dans le numéro 5 de Littérature - Nouvelle série (octobre 1922) ainsi que sur le second plat de couverture de The wonderful book, par Pierre de Massot (1924).
A ce jour, aucune classification de cet ordre n'ayant été tentée, je pense que celle-ci peut très provisoirement suffire (en attendant qu’on fasse, comme il convient, des ready-made de Duchamp le sujet d’une thèse, ce qui ne risque pas même d’épuiser le sujet). Reste à considérer, pour la première fois également, d’assez près, l’œuvre monumentale de Marcel Duchamp auprès de laquelle toutes ses autres œuvres font plus ou moins figure de satellites , j’entends La Mariée mise à nu par ses célibataires même. La boîte de documents récemment éditée jette sur elle d’inappréciables lueurs, qui ne peuvent toutefois être perçues que moyennant un supplément d’information. Je dis que la reconnaissance de la valeur objective de La Mariée mise à nu exige la possession d’un fil d’Ariane, qu’on chercherait en vain parmi les broussailles scripturales et graphiques de cette étrange boîte verte. Il est nécessaire de se reporter à la reproduction du verre pour identifier tout d’abord les divers éléments constitutifs de l’ensemble et prendre ensuite conscience de leur rôle respectif dans le fonctionnement.
(1) Mariée (ou pendu femelle) réduite à ce qui peut passer pour son squelette dans la toile de 1912 qui porte ce titre. — (2) Inscription du haut (obtenue avec les 3 pistons de courant d'air a, a' , a" entourés d une sorte de voie lactée. —- (3) Neuf moules mâlic (ou machine d'Eros, ou machine célibataire, ou cimetière des uniformes et livrées (gendarme, cuirassier, agent de la paix, prêtre, chasseur de café, livreur de grand magasin, larbin, croque-mort, chef de gare). , (4)) Glissière (ou chariot, ou traîneau) supporté par les patins p et p’ glissant dans une gouttière. — (5) Moulin à eau. — (6) Ciseaux. (7) Tamis (ou plans d'écoulement). — (8) Broyeuse de chocolat (b baïonnette, c cravate, r rouleaux, 1 châssis Louis XV. - 9. Région de l'éclaboussure (non figurée). - 10. Témoins oculistes. — 11. Région du manieur de gravité (ou soigneur de gravité non figuré). — 12. Tirés. — 13. Vêtement de la mariée.
Cet aperçu morphologique de La Mariée mise à nu permet de donner une idée très sommaire des données physiologie qui ont présidé à son élaboration. A vrai dire, nous nous trouvons ici en présence d'une interprétation mécaniste, cynique, du phénomène amoureux : le passage de la femme de l'état de virginité à l'état de non-virginité, pris pour thème d’une spéculation foncièrement asentimentale -on dirait d’un être extra-humain s'appliquant à se figurer cette sorte d’opération. Le licite, le rigoureux se composent chemin faisant avec l’arbitraire, le gratuit. On finit très vite par s’abandonner au charme d’une sorte de grande légende moderne, où le lyrisme unifie tout.
Je me bornerai encore à en faciliter la lecture en exprimant très brièvement la vie de relation qui me paraît unir les treize principales composantes de l’oeuvre qui viennent d’être énumérées.
La mariée, par l'intermédiaire des trois filets supérieurs (pistons de courant d'air échange des commandements avec la machine célibataire, commandements auxquels la voie lactée sert de conducteur. Pour cela, les neuf moules mâlic en aspect d’attente, au minium), qui par définition ont « reçu le gaz d'éclairage et en ont pris les moulages en entendant réciter les litanies du chariot (refrain de la machine célibataire) laissent échapper ce gaz d’éclairage par un certain nombre de tubes capillaires situés à leur partie supérieure (chacun de ces tubes capillaires, dans lesquels le gaz s'étire a la forme d'un stoppage-étalon, c'est-a-dire la forme que prend en rencontrant le sol un fil d’un mètre de longueur tendu au préalable horizontalement à un mètre au-dessus du sol et abandonné soudain à lui-même). Le gaz, ainsi amené au premier tamis, continue à subir diverses mofications d’état au terme desquelles, après être passé par une sorte de toboggan ou de tire-bouchon, il devient à la sortie du dernier tamis liquide explosif (la poussière intervient dans la réparation des tamis : élevage de poussière permettant l'obtenfion d’une poussière de quatre mois, de six mois. Un vernis a été coulé sur cette poussière de manière à obtenir une sorte de ciment transparent). Durant l’opération précédente, le chariot (formé de tiges de métal émancipé) récite, comme on l’a vu ses litanies (« Vie lente. Cercle vicieux. Onanisme. Horizontal. Aller et retour pour le butoir. Camelote de vie. Construction à bon marché. Fer-blanc, cordes, fil de fer. Poulies de bois à excentriques. Volant monotone. Professeur de bière ») tout en se livrant à un mouvement de va-et-vient sur sa gouttière.
Ce mouvement est provoqué par la chute réglée des bouteilles de Bénédictine (à densité oscillante) axées sur la roue du moulin à eau (une sorte de jet d’eau arrive de coin en demi-cercle par dessus les moules mâlic). Il a pour effet d’ouvrir les ciseaux, provoquant en 9 l’éclaboussure. Le gaz liquide ainsi éclaboussé est projeté verticalement; il traverse les témoins oculistes (éblouissement de l'éclaboussure) et parvient à la région des tirés (de canon) correspondant à la démultiplication du but « par une adresse moyenne » (schéma de tout objet). Le manieur de gravité, qui manque en 11, devait être en équilibre sur le
vêtement de la mariée et subir le contre-coup des péripéties d’un combat de boxe se déroulant au-dessous de lui. Le vêtement de la mariée, à travers les trois plans duquel s’opère le renvoi miroirique de chaque goutte de l’ éclaboussure éblouie, devait être conçu en application du système Wilson-Lincoln (soit tirer parti de certaine puissance de réfraction du verre, à l’image des portraits « qui regardés de droite donnent Wilson, regardés de gauche donnent Lincoln »). L’inscription du haut, supportée par une sorte de voie lactée couleur chair, est obtenue, on l’a vu, par les trois pistons de courant d’air, consistant en trois carrés parfaits découpés dans l’étamine et supposés avoir changé de forme au vent. C’est à travers ces pistons que sont transmis les commandements devant aller rejoindre les tirés et l’éclaboussure, — en cette dernière prenant fin la série des opérations célibataires. Il est à observer que la broyeuse de chocolat (dont la baïonnette sert de support aux ciseaux), en dépit de la place relativement considérable qu’elle occupe dans le verre, paraît surtout destinée à la qualification concrète des célibataires, et cela en application de Vadqge de spontanéité, fondamental : « Le célibataire broie son chocolat lui-même. »
Sur ce commentaire, qui n’a d’autre objet que de fournir une base d’orientation spatiale à quiconque interrogera l’image de La Mariée mise à nu et se laissera intriguer peut-être jusqu’à tenter de mettre un peu d’ordre dans les papiers glissants de la magnifique boîte de 1934, sur ce commentaire, dis-je, devraient venir s’en greffer plusieurs autres : philosophique, poétique, — de confiance, de suspicion, — romanesque, humoristique, etc., que le manque de place m’interdit même d’esquisser. Seul sans doute le commentaire érotique de La Mariée mise à nu ne saurait être passé sous silence.
Par bonheur, ce commentaire existe : de la main même de Duchamp, il constitue un texte de dix pages que qui veut peut aujourd’hui s’offrir le luxe de chercher et de découvrir parmi les quatre-vingt-quatorze documents de la boîte verte. La trop courte citation que je vais en faire puisse-t-elle donner à quelque lecteur le goût de connaître intégralement ce texte admirable, puisse-t-elle le dédommager de l'effort qu’il m’a fallu lui demander pour le faire entrer dans le détail analytique, pour le faire participer à la vie conventionnelle de cette sorte. d’anti-tableau.
« La Mariée mise à nu par les célibataires. — 2 éléments principaux : 1. Mariée. — 2. Célibataires... Les célibataires devant servir de base architectonique à la Mariée, celle-ci devient une sorte d’apothéose de la virginité. Machine à vapeur avec sous-bassements en maçonnerie. Sur cette base en briques, assise solide, la machine célibataire grasse, lubrique (développer). — A l’endroit (en montant toujours) où se traduit cet érotisme (qui doit être un des grands rouages de la machine célibataire) ce rouage tourmenté donne naissance à la partie-désir de la machine. Cette partie-désir change alors l’état de mécanique — qui de à vapeur passe à l’état de moteur à explosions. Ce moteur-désir est la dernière partie de la machine célibataire.
Loin d’être en contact direct avec la Mariée, le moteur-désir en est séparé par un refroidisseur à ailettes (ou à eau). Ce refroidisseur (graphiquement) pour exprimer que la Mariée, au lieu d’être seulement un glaçon asensuel, refuse chaudement (pas chastement) l’offre brusquée des célibataires... Malgré ce refroidisseur, il n’y a pas de solution de continuité entre la machine célibataire et la Mariée. Mais les liens seront électriques et exprimeront ainsi la mise à nu : opération alternative. Court-circuit au besoin.
Mariée. — En général, si ce moteur Mariée doit apparaître comme une apothéose de la virginité, c’est-à-dire le désir ignorant, le désir blanc (avec une pointe de malice) et s’il (graphiquement) n’a pas besoin de satisfaire aux lois de l’équilibre pesant, néanmoins une potence de métal brillant pourra simuler l’attache de la pucelle à ses amies et parents... La Mariée à sa base est un moteur. Mais avant d’être un moteur qui transmet sa puissance-timide elle est cette puissance-timide même. Cette puissance-timide est une sorte d’automobiline, essence d’amour, qui, distribuée aux cylindres bien-faibles, à la portée des étincelles de sa vie constante, sert à l’épanouissement de cette vierge arrivée au terme de son désir. (Ici le désir-rouage tiendra une plus petite place que dans la machine célibataire. Il est seulement la ficelle qui entoure le bouquet.) Toute l’importance graphique est pour cet épanouissement cinématique... Commandé par la mise à nu électrique, il est l’auréole de la' Mariée, l’ensemble de ses vibrations splendides : graphiquement, il n’est pas question de symboliser par une peinture exaltée ce terme bienheureux-désir de la Mariée; seulement plus claire, dans tout cet épanouissement, la peinture sera un inventaire des éléments de cet épanouissement, éléments de la vie sexuelle imaginée par la Mariée-désirante. Dans cet épanouissement, la Mariée se présente nue sous deux apparences : la première, celle de la mise à nu par les célibataires, la seconde, celle imaginative-volontaire de la Mariée. De l’accouplement de ces deux apparences de la virginité pure, de leur collision, dépend tout l’épanouissement, ensemble supérieur et couronne du tableau.
Donc développer : 1 - l’épanouissement en mise à nu par les célibataires; 2 - l’épanouissement en mise à nu imaginative de la Mariée-désirante; 3 - des deux développements graphiques ainsi obtenus, trouver la conciliation qui soit l’ « épanouissement sans distinction de cause. »
Je crois inutile d’insister sur ce qu’une telle conception recèle d’absolument nouveau. Aucune œuvre d’art comme La Mariée mise à nu ne me paraît jusqu’à ce jour avoir fait si équitablement la part du rationnel et de l’irrationnel. Il n’est pas, on vient de le voir, jusqu’à son aboutissement dialectique impeccable qui ne lui assure une place prépondérante parmi les œuvres marquantes du vingtième siècle. Ce que Marcel Duchamp, dans un sous-titre qui figure parmi ses notes, a nommé un retard en verre : « un retard dans tout le général possible, un retard en verre comme on dirait un poème en prose ou un crachoir en argent », n’a pas fini de classer tout ce que la routine artistique peut encore tenter de faire enregistrer à tort comme avances. C’est merveille de voir comme il garde intact toute sa puissance d’anticipation. Il convient de le maintenir lumineusement dressé, pour les barques futures, sur une civilisation qui finit.
André Breton.
(*) vient de paraître : 300 exemplaires numérotés et signés d’un recueil de feuillets manuscrits, dessins et peintures (années 1911 à 1915) ayant servi à la composition du verre ; La mariée mise à nu par ses célibataires même, par Marcel Duchamp. — Éditions Rrose Sélavy, 16, rue de la Paix, Paris.
CE SOIR
ADIEU, je repars sans comprendre pourquoi je reste la plus forte. Lassés par ma patience, les marchands guérisseurs de malaises, s’éloignent. Ils vont porter à d’autres leurs jeux de cartes dansantes, leurs nœuds de voyageurs, et les savants alphabets à l’aide desquels nul mot ne se compose. Un vent volage souffle sur les provinces : les dames ouvrent des fenêtres et se penchent. Elles s’inquiètent du retard de leurs cousins préférés. Séduits enfin par les mignons sourires des bêtes, par leurs façons soigneuses, leurs attitudes de juges condamnés, ces chasseurs s’attardent en chuchotements sur la plaine. Des messieurs s’avancent en bombant le torse vers n’importe qui. Des enfants aux beaux yeux pleins de larmes, soupirent ce soir,d’avoir ri jaune d’un bout à l’autre de la journée, Quel séjour! oh! passez, tout à présent me tranquillise : les fumées autour de vos maisons, les portes vitrées, vos pas sur les terrasses, les longs arrêts à l’ombre des cathédrales, pour échanger des baisers en couleur, oh! les deuils, les simples départs sur la mer ronde, messieurs, messieurs, les envols; les gestes plus forts que l’écriture et qui ne suffisent pas à vous contenter. — Quelle heure est-il sur Terre? il est cinq heures ou midi. Les pendules s’agitent. L’horloger est fouetté par un impatient qui vit à la minute... Adieu, je vous abandonne mon incognito et le secret de ma naissance pour vos conversations du soir, et je retourne au vague terrain où le doigt levé, vivent les majeurs qui enseignent aux Princes à venir, le goût des attitudes. Vous pouvez parler, les belles régions sont ailleurs où les gens se saluent de l’autre côté des temps; où des bateaux de soie transportent des âmes en forme de fruits que nul par pudeur, n’ose regarder : ce sont celles des punis, des forçats de l’apparence. Je retourne à mes seules forêts d’images, à mes potagers d’ondes, à mes réunions intimes où le silence se fige en colonnes, que des aiguilles dorées traversent par hasard. Je reprends mes courses de bras en bras le long des pentes, en compagnie de Seigneurs, qui jamais ne me disent : « Expliquez-vous. » Avec eux, je ferai mes petits miracles, mes apparitions entre deux portes, je laisserai traîner des châles sur les comptoirs à l’étranger, et, pour faire rager les militaires, nous mêlerons peut-être les drapeaux du monde.
Messieurs, donnez-moi mon vestiaire : mon bou quet polaire, dans le tiroir de gauche; j’aime rire.
Louise de Vilmorin.
SIGNIFICATION ET REPRÉSENTATION
Le philosophe n’a peut-être pour tâche — le plus souvent a son insu que de traduire sur un registre logique et de coordonner en système les exigences de ce que son époque peut avoir de plus profond et d’original, de dégager la vision que cette époque a du monde avec les questions — et les réponses impliquées dans ces questions — que comporte une pareille vision. On peut soutenir — pour notre temps, au moins que la peinture devance dans cette expression la métaphysique. Cette anticipation tient sans doute à la plus grande facilité qu’a le peintre à transmettre et à imposer immédiatement et globalement sa perception des choses et à la pureté de la matière dont il dispose, la couleur ne traînant pas avec elle comme le mot, cette charge de compréhensions traditionnelles et mêlées qui ramènent à des « systèmes d’univers » vagues ou périmés et prêtent aux pires malentendus entre écrivain et lecteur. Le mot, handicapé par son histoire, est un instrument encrassé, alors que la couleur est à chaque fois rendue à sa dignité première, à son originelle netteté.
La peinture moderne depuis le cubisme pose la question fondamentale de la Représentation, et avec d’autant plus d'éclat qu’elle est justement le seul domaine où cette question paraissait ne pas devoir être soulevée. L’interrogation : « Qu’est-ce que cette toile représente? » suppose, en effet, chez le visiteur scandalisé des expositions une exigence plus vaste : « pour que je comprenne, il faut que je me représente ». Ce qui ne peut que signifier : «je ne désire que retrouver de l’habituel, l’usage et la familiarité me donnant l’illusion de la compréhension, ne donnant lieu même à aucun effort de compréhension », ou, en fin de compte : « je crois que toute réalité, que la Réalité est susceptible d’être représentée, de s’offrir à mon regard, à une échelle plus ou moins grande, comme un tableau ou un spectacle analogue à celui que m’offre ma perception normale ». Le tableau doit représenter une réalité, et, inversement, la réalité pourra être représentée à la façon d’un tableau de plus ou moins vastes dimensions.
Ce postulat a paru légitime tout le temps qu’il se retrouvait à la base de la science et de la métaphysique. La réalité que l’on cherchait à atteindre formait toujours tableau au bout des télescopes ou des microscopes. L’atome même était un point qui, si minime ou évanescent que l’on se l’imagine, prêtait toujours à une évocation figurée. L’univers dans son ampleur se dessinait sur un espace pur formant toile ou écran, et l’Etre absolu du métaphysicien lui-même — si mince que soit la pellicule qui le sépare du Néant — restait cette blancheur plus ou moins évanouissante qui offre un fond au déroulement ou à l’appréhension des spectacles les plus abstraits. Expliquer ou comprendre, d’autre part, revenait à se représenter les choses comme des systèmes de pièces, des combinaisons d’éléments imaginés en dernière analyse sous la forme de touts organiques ou mécaniques, sur le modèle familier du corps vivant ou de la machine artificielle. Par là, l’homme se coordonnait au réel et le réel à l’homme : d’où le sentiment de confiance, l’optimisme du rationalisme. Ce n’était pas, en effet, seulement « l’univers à la mesure de l’homme », mais aussi « l’univers, mesure de l’homme », l’homme, par un besoin élémentaire de salut, cherchant à se situer dans un ensemble qui le comprenne et qu’il comprendrait et ne parvenant à se représenter à soi-même que dans la mesure où il se représente l’univers. De toute façon, il n’y avait pas divorce entre la réalité et l’homme, mais correspondance entre un macrocosme et un microcosme ou identité de 1 Être et de la Représentation, communauté du monde objectif et du sujet au sein de quelque chose qui se révélerait en fin de compte capable d’être représentée.
Les choses ont commencé à se gâter lorsque la philosophie et la science modernes se sont avisé de lier le temps à l’espace, de les impliquer essentiellement l’un dans l’autre, et non plus au titre de deux dimensions symétriques. Premier échec de l’idéal de représentation : il est difficile de se représenter un événement, sinon en le rejetant dans le passé ou — ce qui revient au même — en faisant abstraction de sa substance temporelle pour le coucher sur un fond d’espace ou ne considérer en lui que sa nervure spatiale. Surtout, si la réalité entière n’est plus ailleurs que dans ce nœud de l'espace et du temps qu’est l'événement, il devient illégitime d’essayer de se figurer tout ce qui peut apparaître ou ce qui peut constituer le réel en fonction d un arrière-plan immuable qui, bloquant la vision et formant écran, permettrait la représentation. Dans un « univers-événement » les événements ne peuvent se dérouler à l’intérieur d’une sphère d’univers stable qui assurerait au delà du phénomène et à titre de contenant, un système de références invariables. Second échec plus grave, et proche de la faillite . la toute récente promotion de la physique semble interdire à la représentation de retrouver un « invariant » en deçà de la réalité apparente, dans élément du contenu. Le solide se dissout et se résout en fluide, la matière en rayonnement, le corpuscule en « paquet d’ondes ». L'enserrement exact du réel fait place à une plus vague considération d’ensembles plus ou moins arbitrairement cernés ; le déterminisme strict s’évanouit devant une supputation de probabilités qui s’efforce à composer avec le hasard. Désormais en deçà des points de repère — maintenant abolis — que l'atome fournissait à la représentation dernière des choses, il n’y a plus - et c'est encore s’accrocher à un lambeau illusoire d’image — que la houle lente et indéterminée des ondulations de l’espace ou de chose qui pourrait encore ressembler à l’espace pur, à l'ultime expression du réel.
De son côté, la psychanalyse écarte tout espoir d’une représentation de l’homme selon des cadres éternels, d’un homme dont une « psychologie générale » pourrait démonter et recomposer l’anatomie intérieure. Ce qui est réel dans l’homme, c’est chaque homme, c’est-à-dire l’état-civil d'événements, d’accidents, d’associations singulières qu’il traîne avec soi. L'individu est une histoire présente en lui et qui n’est que pour lui-même, n'existant que selon des modes propres à chacun et qui agissent comme des forces exclusives en leur « contenu latent » de toute représentation. Et, par ailleurs les philosophies réalistes ou « existentielles » substituent à la représentation fondée sur l’opposition d’un objet-spectacle et d’un sujet-spectateur, l'idée — si c’est encore une idée — d’une présentation réciproque du réel et de l’homme, d’une présence éprouvée, mais rebelle à toute projection objective détachée de qui l’éprouve.
Cette convergence de spéculations différentes — et que l’on pourrait illustrer d’autres exemples tirés précisément de la peinture et de la poésie contemporaines — peut difficilement passer pour superficielle : elle définit, au contraire, dans une de ses positions fondamentales, Vaéluelk plus pur - cet actuel qui est ce qu’il peut y avoir d’éternel dans la notion de moderne. Le réel dans sa réalité n’est pas matière à représentation. On ne peut y toucher que par des moyens extrêmement compliqués, l’exprimer que par des symboles techniques de plus en plus abstraits, et encore est-ce une fuite indéfinie de la réalité qui se propose à chaque fois au delà de l’atteinte provisoire du savant. En d’autres termes, il semble qu’il y ait rupture entre l’homme vivant et l’homme savant, entre la représentation que l’homme se fait quotidiennement de lui-même et de l’univers, pratique et familier, qui l’entoure, et, d’autre part, la réalité où il arrive tout au plus à se figurer qu’il est quelque chose et où la science ne lui procure plus qu’une gloire abstraite ou qu’une facilité de maniement technique.
C’est cette scission qui oblige, je pense, à une réforme des exigences que nous mettons sous les mots de compréhension ou d‘explication. C’est d’elle que l’art contemporain tire son intérêt singulier. La représentation est délivrée, de la servitude de la réalité apparente qu’elle aurait à reproduire : mots, images, associations, lignes, couleurs, etc., sont en liberté, ou encore, leur juxtaposition ou leur succession n’a de loi et de sens que par rapporta l’ensemble où elles se situent — impression globale du poème, totalité fermée sur soi du tableau — sans référence nécessaire à quelque chose d’extérieur. Mais, également, le réel est délivré de la représentation, le tableau et le poème, s’ils tendent à exprimer le réel, peuvent le fane au-delà de l’univers étroit et conventionnel de la pratique et sous un aspect qui n’est pas réductible à du représentable. L’objet artistique sera plutôt présentation que représentation, manifestation ou système de forces significatives. Le tableau — pour nous en tenir à lui —- n’a plus à être comparé à une copie plus ou moins idéalisée, mais à un objet magique ou a un symbole mental, tout chargé de puissances sympathiques, soit qu'il dégage des formes données l’armature proprement expressive, soit qu'il dresse du réel un aspect étrange, arrêté, obsédant, soit qu’il délivre et manifeste des virtualités obscures, mais énergiques de notre réalité subconsciente, de notre vie concrète, totale et nue. Ainsi, dans une même mesure, peut-il être réalisme et symbole. La toile — ou la page — n’a pas à représenter ni même à suggérer —- au sens banal du « symbolisme » , mais à imposer et à agir; le spectateur — ou le lecteur — n’a pas à se représenter mais à subir, quitte, s’il le veut, à se décrire ou à décrire à l’aide de transpositions analogues cette impression ou communion globale.
Signification contre Représentation ou Représentation purement significative : c’est ici que se rejoignent à nouveau, en une attitude qui est résolution du problème soulevé, les spéculations, à quoi je faisais allusion plus haut. Description phénoménologique, philosophie réaliste, technique psychanalytique, si elles cherchent à comprendre, ne cherchent pas à se représenter, mais à retrouver ces aspects ou ces actions significatifs qui forment le réel : masse sourde et aveugle de l’Être où nous nous mouvons, mais à quoi nous adhérons; sentiment de présence du monde à moi-même ou de moi-même à autrui et au monde ou de moi-même à moi-même; « contenu manifeste » dont le sens n’est pas dans ce qu'il peut apparaître, mais dans les opaques énergies qui chargent ses symboles. Il n'y a plus rien ici qui se puisse détacher de l’expérience même et s'offir en spectacle purement objectif. Pas de compréhension qui ne soit participation sympathique.
La convergence est assez vaste pour permettre une généralisation. Peut-être celle-ci conduirait-elle à une révolution totale dans notre attitude à l'égard du réel, dans notre « vision du monde » qui, d'ailleurs, ne peut plus être une vision. Avis aux métaphysiciens. Ils pourraient ainsi paraître — après coup — apporter à l’art d’aujourd'hui sa justification. Mais cette justification, l’art en a-t-il eu jamais besoin?
Henri-Charles Puech
RETIF DE LA BRETONE ET LA FEMME FEIQUE
Une jeune Chinoise avançant un bout du pied couvert
et chaussé, fera plus de ravage à Pékin, que n’eût fait
la plus belle fille du monde dansant toute nue
au bas du Taygète.
Œuvres de J.-J. Rousseau, t. IV, p. 268.
D’emblée, avec l’épigraphe significative dont se pare l’une de ses premières œuvres, le Pied de Fanchette (1769), Rétif de la Bretone livre le mobile de sa vie et de ses écrits. Fétichiste avéré du vêtement et singulièrement du soulier féminin, Rétif saura tirer de cette pièce du costume non moins de déductions que, d’un ossement fossile, le fondateur de la paléontologie. Consultons la cinquième édition, remaniée et augmentée par l’auteur, de ce petit roman de prédilection : « Qu’annonce un aussi joli pied que celui de la belle à laquelle appartiennent ces chaussures?... La plus belle âme, quand le pied a cette forme élégante... Une jambe fine et faite au tour annonce de la délicatesse... J’ai bien examiné les femmes... et j’ai vu qu’un pied et une jambe parfaite étaient l’enseigne d’un excellent caractère et de toutes les vertus, comme de tous les charmes, entre autres de la beauté de la conque. »
Une belle âme et une belle conque, reconnaissables à la mignonnesse du pied et à l’élégance du soulier, en faut-il davantage pour définir l’idéal féminin que Rétif, par ailleurs, désigne sous les noms de déesse, de sylphide, de femme féique? Grâce à l’excitante mode « de ces talons délicats qui les sylphisaient », les sujettes du roi de France offrirent à Rétif un spectacle enchanteur, jusqu’au jour où « les pieds plats de nos Républicaines, leurs jambes nerveuses, leur derrière crotté » désolèrent les rues de Paris. « Ce fut le 25 octobre 1783 » écrit-il dans Monsieur Nicolas « que j’éprouvai la dernière impression faite par une chaussure élevée... La Belle dont il s’agit allait de la rue de la Parcheminerie dans celle Boutebrie. Elle avait des mules à talons si hauts, si bien faits, que je sentis combien ce genre de chaussures était favorable au sexe des Grâces. Je la suivais en l'admirant. C’était la jambe de Mme Parangon... je lui demandai la permission de faire voir sa chaussure à mon dessinateur Binet... »
Rien de plus opportun que cette suprême apparition de la femme féique. C’est le moment où le grand succès du Paysan perverti, publié sans figures à la fin de 1775, va permettre à Rétif de donner à ce roman une suite, la Paysanne pervertie, qui paraîtra en 1784, en même temps qu’une série de cent vingt estampes destinées à l’illustration des deux ouvrages. Rétif, plein de son sujet, entend bien ne pas laisser se refroidir l’imagination de ses artistes. Le livret des Figures du Paysan perverti va porter en exergue les mentions : Rétif-de-la-Bretone invenit. Binet delineavit. Berthet et Leroi incuderunt. Exemple peut-être unique, sous cette forme, de la plus étroite collaboration entre un romancier, un dessinateur et des graveurs. Mais, comme le dit avec raison, dans sa thèse fameuse de Bordeaux, le Dr Louis Charpentier : « Ayant en lui une image idéale de la femme, il a voulut que Binet la représentât partout et c’est pourquoi nous trouvons toutes les dames peintes avec une fine tête que surmontait une coiffure très touffue, de grands yeux, une belle gorge, dont chaque demi-globe s’étalait, arrogant, au-dessus d’une taille fine comme un jonc, une jambe très fine et des pieds d’une petitesse exagérée. La preuve de ce fait, c’est que dans les autres œuvres de Binet, œuvres faites pour d’autres ouvrages, on ne retrouve plus les traits que nous venons de signaler; on n’y sent plus l’influence de Restif. »
Mais si Louis Binet avait docilement accepté la méthode qui, à partir du soulier tiré de la poche de Rétif, devait assurer la reconstitution de la femme féique, un artiste de sa réputation pouvait abandonner au romancier la paternité de cette étrange créature.
Une telle revendication ne le garantirait-elle pas des critiques très vives que provoquaient les déformations exigées par Rétif? Déjà, les figures des Contemporaines, publiées de 1780 à 1783 avec la participation de Binet, avaient été jugées « dénuées de toute vérité » par certains qui en accusaient « le crayon bizarre et incorrect ... le génie stérile et étroit du dessinateur ». Des lettres étaient parvenues à Rétif pour lui signaler ces « figures trop grandes, trop grêles... presque partout... hors de leur aplomb ». Enfin, tel artiste, plus ou moins en renom et jaloux de supplanter Binet, ne craignait pas, le malheureux, de présenter à Rétif lui-même ce grief capital : « A force de vouloir donner aux femmes et une belle taille et de jolis pieds, on a poussé cela à un ridicule estropiement. »
Eh bien, si les hardiesses dont la libido de Rétif fut l’inspiratrice ont fait exclure Binet des nécropoles maroquinées où les amateurs officiels du dix-huitième siècle enferment solennellement les estampes d’un Eisen ou d’un Moreau, ce sont ces hardiesses mêmes qui aujourd’hui rendent de telles planches suggestives, évocatrices et vivantes. Qu’importe si elles ne sont pas le témoignage sans reproche d’un art glacé de perfection, du moment qu’elles nous livrent le secret d’un idéal personnel de beauté touchante et perverse ?
Si même les confessions, aussi nombreuses que précises, de Rétif permettaient le doute sur ce point, il suffirait de parcourir du regard l’illustration de ses ouvrages, toujours inspirée et dirigée par lui, pour se convaincre qu’il était peu sensible à l’attrait érotique du nu. Au contraire de tant d’auteurs, ses contemporains, qui dévêtaient complaisamment leurs personnages, Rétif ne nous présente guère, jusque dans les situations les plus scabreuses, que des modèles vêtus, mais vêtus selon les lois impérieuses de son propre fétichisme. Il convient donc de faire une place à part à la XXXVIIe figure du Paysan perverti, désignée sous le titre Edmond dessinant le nu et qui peut passer pour la clef de l’esthétique rétivienne (Planche 1).
Etudiant ces nus de Binet en fonction du canon de Schmidt et Fritsch et de la tangente de Pasteur, nous avons pu nous convaincre qu’ils ne diffèrent du type normal que par un petit nombre de caractères exceptionnels. Tout d’abord, à part une certaine étroitesse des épaules qui n’est pas rare chez les jeunes femmes de constitution délicate, le tronc dans son ensemble offre des proportions régulières, de même que la tête et les membres supérieurs par rapport au tronc. En revanche, celles des membres inférieurs accusent une extraordinaire élongation qui, portant à la fois, mais inégalement, sur la cuisse et sur la jambe, fait de celle-ci le plus grand segment des membres et rend plus sensible le contraste d’un pied minuscule. Cette construction, délibérément voulue et fort intelligemment menée, excède environ d’un septième la hauteur normale du corps et ne peut se comparer qu’aux lignes élancées des lévriers. Sans doute est-ce à ces prodigieuses bêtes que songe Rétif, quand il écrit dans Monsieur Nicolas : « Le goût factice pour la chaussure n’est que le reflet de celui pour les jolis pieds, qui donnent de l'élégance aux animaux même; on s’accoutume à considérer l’enveloppe comme la chose. »
Quoi qu’il en soit, c’est à peu près toujours dans sa chaussure que le pied féminin est représenté par les illustrateurs de Rétif. Pour en apprécier l’extravagante finesse, il suffit de considérer les exemples que la courtoisie de M. Albert Schlésinger nous a permis de reproduire d’après les trésors de son incomparable collection rétivienne. Paysannes, bourgeoises, marquises ou filles du bon ton ne se distinguent pas les unes des autres, mais rivalisent sur ce point essentiel. On voudra bien remarquer spécialement la planche 4, intitulée les Fleurettes (IXe de la Paysanne), en suivant le regard pénétré du jeune homme vers les pieds de sa jolie voisine au prie-Dieu; la planche 6, dite Edmond succombant (XLIIIe du Paysan), où Edmond n’a d’yeux que pour les mules prêtes à se détacher des pieds de sa sœur; la planche 7, Ursule séduisant son sédudeur (XXII e de la Paysanne), dont le sujet est ce passage du roman : « Je me suis levée pour le recevoir : ma mule, dont le talon gros comme le petit doigt, était fort élevé, a fait tourner mon pied: l’ami m’a recueillie dans ses bras... »
Il est certain que ces figures présentent parfois des portraits exacts. Rétif lui-même y est reconnaissable, tant sous les traits d’Edmond (pl. 6) que sous son déguisement de savoyard (pl. 8) qui annonce déjà le grand manteau noir et le vaste feutre de son âge mûr (pl. 5). On souhaiterait que Jeannette Rousseau, le Premier amour de Rétif, fût une ancêtre du Douanier, pour apparenter en même temps le naïf décor de la XXVIe nouvelle des Contemporaines (pl. 2). Ne fixe-t-elle pas le type de la sylphide selon Rétif, longue et légère apparition effleurant le sol, visage de vénusienne aux doux contours, aux yeux saillants, à l’encolure un peu marquée du mal de Basedow?
Peut-être le deuxième centenaire de sa naissance (23 octobre 1734) rendra-t-il quelques lecteurs à Rétif de la Bretone. Ils constateront que la meilleure part de son œuvre résiste à l’épreuve du temps. Mais la singulière vision qu’il eut de la femme doit suffire à sauver son nom de l’oubli.
Maurice Heine.
MARGARITAS
Je me souviens très nettement des impressions que j’éprouvai lors de mes premières visites au Louvre, il y a quelque quarante-cinq ans. Les toiles que je préfère à l’heure qu’il est, me parurent représenter des monstres. Et cependant, c’étaient celles qui m’attiraient avec le plus d’insistance. Ce qui m’a révélé depuis — à moins que je ne sois moi-même un monstre — que la caricature et le caractère ne sont pas loin l’un de l’autre et qu’il est parfois malaisé de saisir, et presque toujours de définir où se trouve, entre l’un et l’autre, la ligne de démarcation. Je rencontrai plus tard — vers 1900 il me semble — un peintre qui me fit parcourir cette zone intermédiaire, si riche en enseignements substantiels, en me présentant des images dont nous reproduisons ici quelques-unes des plus significatives. Je reconnus facilement mes monstres, bien qu’ils fussent devenus dès cette époque mes amis. Si bien qu’à ma première visite au Louvre après cette présentation, j’éprouvai quelque surprise de ne pas les retrouver exactement semblables aux interprétations paradoxales de M. Bébin.
Mon aventure est évidemment celle de tout le monde. Les chefs-d’œuvre les plus authentiques apparaissent à tous, au premier contact, sous cet aspect caricatural, et bien rares demeurent ceux qui font l’effort d’échapper à leur paresse intellectuelle — ou visuelle si vous voulez — pour en pénétrer le sens et, par la même occasion, se débarrasser à la fois de l’incompréhension têtue qui consiste à repousser une œuvre non conforme au premier coup d’œil à l’éducation de l’habitude, et du snobisme qui consiste à l’exalter ou pour le moins à l’ac cueillir sans révolte visible — attitude inverse de l’autre en apparence, mais identique au fond.
Nous avons vu, au cours des deux dernières générations les œuvres de Manet, puis celles des Impressionnistes, puis celles de Cézanne, puis celles de la vieillesse de Renoir, puis celles des Africains et des Polynésiens provoquer, dans un public doué de plus de confiance en lui-même que de perspicacité, les protestations que l’on sait. Et je suis tout à fait certain que beaucoup de ceux qui disent admirer ces œuvres les voient toujours sous l'angle où tant de peintures aujourd’hui classiques m’apparurent à l époque de mon initiation. La dernière exposition Renoir du Jeu de Paume a illustré, officiellement en quelque sorte, cet état d’esprit. Les organisateurs ignoraient radicalement son œuvre, ou ils ne la comprenaient pas, ce qui est plus grave. Par la fonction administrative et la situation mondaine, ce sont les mêmes qui ont combattu tour à tour de leur vivant Renoir précisément, Cézanne, les Impressionnistes, Manet, les memes qui mandaient Delacroix, vers 1820, dans les bureaux du ministère, pour lui donner des conseils de « modération », les mêmes qui payaient, en 1871, avec l'argent du contribuable, au lendemain des cinq milliards de la Commune et de la Guerre, cinquante mille francs (quatre ou cinq cent mille d'aujourd'hui) une toile de Jules Breton, alors qu’ils eussent pu obtenir pour la même somme plus de cinquante Delacroix et quelque cinq cents études de Corot (1) . On pourrait même dire que l’élan de snobisme qui précipite les foules vers les expositions posthumes est directement proportionné à l’élan de réprobation sincère qui les en éloignait naguère. Le cas Manet, virtuose surprenant, mais créateur fort discutable, est typique à cet égard.
Quelle est en somme l’impression que l’unanimité des visiteurs vient chercher dans une exposition ou un Musée —je dis bien l'unanimité? — Il ne s’agit, pour chacun d’eux, que de se retrouver sur les murailles. Quel que soit son modèle, tout peintre peint son portrait. Tout spectateur demande le sien à l’esprit de l’œuvre contemplée, quelle que soit d’ailleurs cette œuvre. Et s’il l’y trouve, il est heureux. Surtout, ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. Si l’on peut, à propos d’un tableau de Détaillé par exemple, ou de Gabriel Ferrier, ou de Roybet, affirmer sans trop de risques que le spectateur, l’œuvre et son auteur sont à peu près au niveau les uns des autres, il semblerait outrecuidant de la part de celui qui aime Rembrandt de prétendre qu’il se trouve sur un pied d’égalité avec l’œuvre et l’homme. Car c’est l’humilité, bien au contraire, que de pareilles œuvres suscitent justement en nous. Ce n’est donc pas un homme égal ou semblable à Rembrandt que vient chercher auprès de lui celui qui l’aime. C’est un homme qui soit capable de le renseigner sur lui-même, service que Roybet, Ferrier ou Détaillé sont d’autant moins à même de rendre à leurs spectateurs que ni les uns ni les autres ne sauraient s’imaginer qu’il soit intéressant d’entreprendre, avec ou sans l’aide d’autrui, l’inventaire de son âme.
Puisque j’ai parlé de Rembrandt, acceptons pour un instant sa compagnie. Renoir m’a bien souvent conté qu’il avait vu dans sa jeunesse, chez un marchand du coin des boulevards et de la rue Laffitte, la Bethsabée que La Caze, quelques mois plus tard fit entrer dans sa collection et depuis au Louvre. Le public qui passait se tordait de rire, on l’appelait « la guenon ». Qui oserait, aujourd’hui, parmi les visiteurs du Louvre, la qualifier du même nom? Personne sans doute. Mais laissez-moi vous l’affirmer, quatre-vingt-dix-neuf pour cent des spectateurs se le répètent à eux-mêmes. Seulement, c’est Rembrandt, un maître adopté, classé, catalogué, enterré depuis longtemps dans le conformisme universel. Alors ils se taisent, ou disent admirer, ou peut-être, ô comble de la soumission, admirent, mais j'en jurerais, pour des raisons qui ne sont pas les bonnes. Vous pouvez être certain que l’œuvre leur apparaît encore comme elle apparaît aux visiteurs décrits par M. Bébin, comme je me souviens fort bien qu’elle m’apparût à moi-même, lors de nos premiers contacts. Et cela parce qu’ils n’ont pas consenti à faire l’effort que j’ai accompli en moi-même pour qu elle se révélât autie que je l’avais vue tout d’abord.
Vous pouvez être certain, aussi, que dès qu’il s agit d un maître de cette taille, devenu indiscuté par la vertu de l’obéissance et la force de l’habitude, le point de vue de ceux qui viennent le visiter ne change pas. C'est toujours leur portrait qu’ils cherchent sur la muraille. Et, par un phénomène d’une logique profonde, qu’ils trouvent, ou du moins dont ils rencontrent l’équivalence la moins éloignée d'eux dans les œuvres les plus médiocres du maître dont il s’agit. Tout dernièrement, à La Haye, n'ai-je pas vu trente personnes se presser devant la Leçon d Anatomie, et ce groupc extasié s’y renouveler sans cesse, alors que je restai seul près d une heure dans la salle voisine devant David et Saül? J’écris, bien entendu, pour ceux qui aiment réellement Rembrandt, et le pratiquent. Je ne m’attarderai donc pas à tirer de cette anecdote dont le symbolisme échappe à la plupart des conclusions basées sur la description qualitative d’une œuvre qui est très célèbre et d’une autre qui l’est bien moins. Je remarquerai seulement que, dès qu’il s’agit d’un maître, c’est vers ses œuvres les plus médiocres, parce qu’elles sont les plus proches de lui, que le grand public se porte avec le plus de constance, et que c’est aussi devant elles qu’il exprime l’admiration la moins insincère. D’hier ou d’avant-hier est l’aventure de Daumier, pris exclusivement pendant trois quarts de siècle pour un caricaturiste. De Corot, dont les paysages cotonneux de la fin voilaient les mille études italiennes, denses comme le diamant. De Courbet, dont on rit encore devant ses plus puissantes toiles, l’Incendie du Petit-Palais, le Coucher de la Mariée.
Je crois d’ailleurs le phénomène plus connu en littérature. Il ne serait pas malaisé, à propos de Balzac, par exemple, de faire avouer à la plupart de ses lecteurs qu’ils mettent Eugénie Grandet au-dessus du Curé de Village. En peinture, la chose est bien moins évidente, peut- être grâce aux « experts » qui, la plupart du temps jugent de la peinture — de l’esprit de la peinture — comme le grand public lui-même, s’ils possèdent sur la technique des notions que le grand public ignore et qui, je dois l’avouer en toute humilité, m’échappent la plupart du temps.
Il est intéressant de remarquer que les maîtres les moins inégaux, Veermer de Delft par exemple — ou les plus constamment « difficiles » je songe à Goya, surtout à Gréco -— ont été acceptés par le grand public bien après ceux qui lui donnent prise par quelque côté plus aisément accessible, ou même banal, ou grâce à telle époque qu’ils connurent de ce « temps perdu » révélé par Proust, époque en effet si surprenante en ce qui le concerne dès qu’on s’astreint à lire ses premières œuvres, et dont on constate l existence chez Rembrandt lui-même, bien qu’à un moindre degré. J'imagine que dans l’art contemporain, la même aventure risque d'arriver à Cézanne, celui de tous les maîtres, précisément avec Gréco, qui s'est le plus résolument écarté des sentiers battus dès ses premières œuvres, ou aux dernières toiles de Renoir s’il faut en croire les marchands et les amateurs scandalisés qui lui conseillaient comiquement de revenir à son ancienne « manière ».
Car c'est bien là le plus amusant de la chose, dès qu’il s’agit d’une œuvre actuelle. Souvenez-vous de Rembrandt acculé à la misère pour avoir voulu peindre autrement que ne le voulait son public. Quand nous sommes parvenus ou croyons être parvenus à comprendre les œuvres les plus accessibles — et en général les plus anciennes de tel maître — nous exigeons de lui qu’il nous épargne l’effort de le suivre plus loin, ou plus profond simplement ailleurs. Nous le réprimandons. Nous lui donnons avec bienveillance des conseils amicaux, dans son intérêt. Nous exigeons que ce soit à nous que ses œuvres persistent à ressembler, et non à lui. Nous allons parfois beaucoup plus loin dès qu’il ne peut plus protester, étant, pour la plus grande satisfaction des experts et critiques d’art, passé de vie à trépas. Nous nous hasardons à regarder comme discutables, ou même à affirmer inauthentiques celles de ses œuvres qui ne nous plaisent pas la plupart du temps pour la bonne raison qu’elles sont, dans l’œuvre du maître les plus éloignées de nous.
Je songe en particulier à Vélazquez, dont j’ai revu l’œuvre principale, - du moins par la quantité — il y a quelques semaines au Prado même, cela pour la cinquieme ou la sixième fois de ma vie. Je le connais bien. C’est le grand amour de ma jeunesse, et j'ai même écrit jadis sur lui un petit livre justement oublié — qu’on me permette de le souhaiter. Dois-je l’avouer? A chaque visite, l’ensemble de ses œuvres perd de son intérêt pour moi. Je goûte encore, certes, la vivacité et la franchise de ses portraits de rois, de reines, d’infants et d’infantes, de crétins, de mendiants, d’estropiés, de bouffons de Cour, et aussi ses Lances et ses Fileuses — en somme les plus illustres de ses œuvres.
Mais s’il n’avait peint que cela, il ne m’apparaîtrait aujourd’hui que comme un virtuose éminent de la qualité de Manet, si l’on veut, ou de Franz Hals, ou de van Dyck, un peintre dépourvu de spiritualité et en vérité de second ordre. Cependant, dans sa production d’ailleurs assez restreinte, figurent une douzaine de toiles qui diffèrent autant de celles où le suffrage
du public se porte le plus fréquemment, que peuvent différer de la Leçon d’Anatomie, la Bethsabée, les Syndics des Drapiers, la Fiancée Juive ou le Saül.
Et ce sont celles-ci qui font de lui, à mon avis, l’un des plus authentiques entre les héros de
la peinture. A vrai dire, je n'en trouve pas une seule antérieure à la quarantaine du peintre et plus précisément à l’admirable Chasse au Sanglier de Londres. Mais, à partir ce moment, elles deviennent moins rares, pour se rapprocher encore les unes des autres entre sa cinquantaine et sa mort, survenue peu après la soixantième année — ainsi que cela s'est passé chez Rembrandt lui-même. Il y a l’infante du Prado rose et argent, comparable à un champ de coquelicots sous la rosée matinale et devant qui Renoir a pleuré. Il y a les deux petits paysages rapportés d'Italie et le portrait d’Innocent X. Il y a l’infante Marie-Thérèse du Louvre et — si je me risque à en juger d’après une photographie — celle d'une collection d’Amérique. Il y a les Marie-Anne du Prado et de New York. Il y a une ou deux des grandes esquisses de Vienne, il y a les Ménines qu’il peignit à cinquante-sept ans, il y a surtout la Marie-Anne en buste de l’Académie San-Fernando. Il y a la jeune fille du Louvre, avec son long nez, son grand cou, les bandes noires de sa robe transparaissant sous la guimpe, œuvre admirable, mystérieuse au possible, mais à vrai dire un peu plus opaque que celles dont je viens d’évoquer le charme impondérable et lointain.
Plusieurs de ces dernières toiles ont été attribuées à Carreño, parfois à del Mazo, ou aux frères Rizzi ses élèves, beaux peintres certes, surtout le premier, et pour lesquels je professe un grand respect mais dont je n'ai jamais rencontré une œuvre incontestée qui pût être comparée à celles-là. Tableaux sévères, à coup sûr, mais un peu mous, et d'une substance assez pauvre. Directs, sobres, mais dépourvus de ce mystère qui marque si évidemment les plus belles œuvres du maître. Rien de cette vie comme saisie au passage dans la pénombre d’une pièce. Rien de cette apparence de fantôme vivant, mais inaccessible, présent, mais secret. Rien de ces harmonies insaisissables, subtiles comme les colorations crépusculaires oui errent dans les soirées d’Espagne quand la poussière soulevée donne aux hommes et aux choses des allures d’apparition. Rien de cette transparence obscure, où tournent les surfaces des formes dans une progression insensible et puissante comme une caresse du jour. Rien de ces jeux indéfinis de contrastes et de passages qui semblent sortir du royaume des songes et qu’on croirait appartenir à la vie intérieure seule, si on ne les surprenait parfois au fond d’un miroir envahi d’ombre ou dans les assises profondes d’une eau pure, comme ces silhouettes de fleurs qui tremblent dans l’immobilité des sources. Là est précisément la vraie grandeur de Vélasquez, et il faut que l’authenticité des Ménines par exemple, soit cent fois certaine, pour qu’on persiste encore, malgré certaines faiblesses — voulues peut-être? — de cet hallucinant poème, à lui en reconnaître la paternité. N’ai-je point lu, dans je ne sais quel grand ouvrage qui « fait autorité en la matière » — celui de M. de Beruète je crois — que le portrait de l'Amiral Pareja, l’un des plus puissants Vélasquez de la National Gallery, ne pouvait lui être attribué parce que le bras gauche — à moins que ce ne soit le droit — était trop court? Ces jugements, aussi naïfs que péremptoires, sont diamétralement à l’opposé de ce qu’on serait en droit d’attendre d’une appréciation spirituelle de l’œuvre, appréciation qui ne doit se baser que sur sa qualité totale, son harmonie intime et pour ainsi dire spécifique, saisie et assimilée d’un seul coup — le coup de foudre. Si on parvient quelque jour à me démontrer que les tableaux dont j’ai dit plus haut la qualité miraculeuse sont de Carreno ou de tel autre, je m’inclinerai humblement, mais je me verrai contraint de m’avouer, à mon grand regret, étant donné les souvenirs émouvants que je garde de mes rencontres avec Vélasquez, que Carreno ou cet autre est un plus grand peintre que lui.
Encore une fois, ce sont les œuvres les plus belles dont le public se tient le plus obstinément écarté et que les experts professionnels sont portés à contester quand le recul du temps et l’absence d’un pedigree leur en laissent les moyens. Un œil médiocrement éduqué ne saisit d’une toile que ses détails défectueux, détails noyés dans l’harmonie pour un œil épris avant tout de cette harmonie elle-même. N’ai-je pas eu la candeur de me battre, dans ma jeunesse, contre certain amateur qui jugeait Rubens avec sévérité à cause des orteils déformés de ses modèles?
Devant certain nu de Renoir, n’ai-je pas vu un chirurgien ne remarquer qu’une chose, comme M. de Beruète même à propos de Pareja : l’atrophie d’un des bras que, depuis dix ans, gardant la toile sous mes yeux, je n'avais pour ma part jamais observée, parce que le lyrisme de la couleur et de la forme entraînait pour moi dans son cortège irrésistible les défauts anatomiques qu’on y peut trouver? Ne sait-on pas de reste que certains bras des femmes d'Ingres sont trop longs d’un bon tiers, et Victor Hugo, qui préférait Boulanger à Delacroix, ne comparait-il pas à des grenouilles les femmes de celui-ci? Le fameux vers d'Andromaque : « Brûlé de plus de feux... » ne frappe qu’une oreille étrangère aux harmonies de l’ensemble. Si tel chef-d’œuvre est abordé pour la première fois par le détail, soyez certain que celui qui l’aborde ne voit pas que c’est un chef-d’œuvre. Et si un homme ayant vécu dans l’intimité réelle des chefs-d’œuvre est frappé par un détail défectueux devant une toile qu’il voit pour la première fois, soyez non moins certain qu’il ne s’agit pas d’un chef-d’œuvre. Rien ne peut être retranché d’un chef-d’œuvre, même ses défauts. Rien, même ses qualités, ne peut être incorporé à une œuvre médiocre. L’architecture et la sculpture obéissent à ces mêmes lois. Si la saillie ornementale ou expressive l’emporte sur les proportions et sur l’équilibre formels, l’œuvre est manquée. L’ornement et la saillie ne doivent apparaître qu’en fonction même de l’ensemble, seul révélateur de l’harmonie et animateur de l’expression. L’unité et la continuité sont seules révélatrices de la présence du génie. La dispersion et la discontinuité en marquent l’absence.
Dès qu’il s’agit d’un vrai chef-d’œuvre, l’expertise appuyée sur des moyens extérieurs de recherche ne tient pas une seconde. Un examen vraiment profond n’est en réalité qu’une confrontation entre la qualité de l’œuvre et la qualité de l’homme qui la juge.
Vous acceptez d’un expert professionnel ou d’un amateur quelconque qu’il porte sur Rembrandt un jugement dont vous ririez, étant donné la valeur intellectuelle que vous lui savez, s’il le portait sur Stendhal, sur Tolstoï ou Baudelaire. Si vous voulez juger sainement la peinture, ayez d’abord le goût de vous connaître. Ce n’est pas suffisant, certes, mais c’est nécessaire. L’incuriosité de soi-même aveugle le jugement.
Elie Faure.
Les dessins qui illustrent ce texte proviennent d’un album paru en 1900 ; Les Parodies des Grands Chefs-d’œuvre, par Bébin.
- A la lettre. Consultez les catalogues des ventes entre 1870 et 1880.
RÉHABILITATION DU CHEF-D'ŒUVRE
Il y a plus de génie dans une ébauche de Delacroix que dans toutes ses immenses compositions, grandes machineries immobiles qui s’obstinent à ne pas vouloir prendre le départ, l’envol souhaité par le peintre. Il y a plus de gradeur dans un petit paysage de Corot, dans un portrait d’Ingres ou dans une aquarelle de Cézanne que dans toutes les grandes toiles d’histoire, peintes avec l’intention louable de créer des chefs-d’œuvre, mais où seule cette intention subsiste.
Ces excellentes vérités fécondèrent deux ou trois solides générations de peintres. Comme il est naturel, elles n’en peuvent plus. Epuisées, sourdes à tout élan créateur, elles n’attendent plus que ceux qui viendront les mettre en disponibilité et leur offrir de longs loisirs bien gagnés en prenant pour règle leurs contre-parties impatientes.
Voici les contre-parties :
Il y a plus d’héroïsme à concevoir dans une toile de n’importe quelle dimension, la synthèse d’un ensemble de sensations et de vouloir exprimer ce monde intégralement en poursuivant jusqu’en ses derniers retranchements sa révélation par la peinture, que de se contenter de diviser ce monde en ses innombrables constituantes pour en faire d’innombrables tableaux en série aux variantes subtiles et mesquines. Il est urgent aujourd’hui, ne fut-ce que pour nous rassurer, de s’attaquer à cette grande œuvre où l’on risquerait le meilleur de soi-même, plutôt que de continuer sous le vague prétexte d’une expression spontanée incontrôlable ou d’un abandon de soi trop facile, à nous livrer des fragments d'œuvres, des commencements de mondes à la réalisation desquels l’imagination du spectateur est conviée à suppléer.
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Le dernier peintre qui s’est préoccupé nettement de réaliser des chefs-d’œuvre fut Seurat. Cinq ou six œuvres complètes suffisent à sa gloire et témoignent de son génie. Depuis, comme avant lui, les peintres eurent, si l’on peut dire, la phobie du chef-d’œuvre, plus particulièrement de la préoccupation du chef-d’œuvre. Cette dernière devint à travers le Naturalisme et l'Impressionnisme, le cauchemar des bons peintres, l’erreur néfaste contre laquelle il fallait à tout prix réagir. Donnons-leur tout de suite raison. L’Académisme dépouillant de toute idée de peinture la préoccupation du chef-d’œuvre, en fit son château de cartes.
Aujourd’hui, au centre de la débâcle irrémédiable de tous les petits fauvismes personnels, qu’attendons-nous? Les natures mortes aux variations légères s’alignent devant nous, innombrables comme des feuilles. Mais, ne fut-ce que pour satisfaire notre besoin actuel de sécurité, pour ramasser l'or épars des conquêtes de l’art moderne dans des réalisations aux proportions éternelles, nous préférons un arbre à une feuille, une forêt à un arbre, un monde à une forêt.
Le peintre se contentera-t-il indéfiniment de n’être qu’un artisan qui répète un modèle une fois trouvé, ou s’affranchira-t-il pour redevenir le poète possible? Pourrait-on imaginer Lautréamont exécutant la millième version des Chants de Maldoror, Baudelaire refaisant sans se lasser les Fleurs du Mal ou Rimbaud continuant a écrire des Poèmes après avoir tout dit en quelques vers?
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La préoccupation du chef-d œuvre, est, si l’on veut, la responsabilité qu’un artiste prend consciemment envers son œuvre pour la mener jusqu’au bout de sa perfection. Cest l’inspiration orgueilleuse du peintre qui, dépassant l’exercice l’expérience ou même la recherche s’oriente vers la réalisation totale sans restriction de lui-même. Le peintre qui aspire au chef-d’œuvre est celui qui confie à cette œuvre tout ce qu’il possède sans arrière-pensée d’économie, sans espoir de survie. Pour que de tels artistes soient valables, c’est-à-dire véritablement créateurs, ils doivent d’abord être maîtres de leur art, c’est-à-dire le posséder entièrement au point de se libérer de sa préoccupation. La préoccupation du chef-d’œuvre peut alors remplacer la préoccupation inutile de la peinture.
La réhabilitation de l’idée de chef-d’œuvre donnera un sang neuf à la peinture. Elle en a bien besoin. Les peintres étaient toujours sur les cimaises parisiennes leurs impressions de vacances, leurs objets familiers et des nus justement anonymes. Un ennui immense pèse sur toutes ces confidences et presque personne ne s’intéresse plus à la peinture. J’entends les objections des peintres : « Tant mieux, la peinture n’a jamais intéressé que les gens qui l’aiment pour elle-même. »
Ce n’est pas vrai. La peinture n’a jamais vécu en champ clos et dans ses plus beaux moments elle chercha à intéresser tout le monde. Nous demandons de tous ceux qui perpétuent cet art, beaucoup plus de désintéressement et leur soumission à la discipline, aujourd’hui bienfaisante, du chef-d’œuvre. Cette discipline sera désastreuse pour beaucoup et ce sera très bien. Elle permettra peut-être à quelques-uns de se réaliser plus amplement. Et qui sait si la phobie du chef-d’œuvre n’empêcha quelque peintre favorisé, d’accomplir son destin.
Il nous faudra de nouveau choisir, ne plus accepter sans distinction toute la production d’un artiste, établir une hiérarchie parmi ses œuvres. C’est à ce besoin actuel du choix que nous avons voulu répondre en publiant « Les Trésors de la Peinture Française ». Le premier volume de cet ouvrage qui vient de paraître est consacré aux peintres des xiv e , xv e & xvi e siècles.
Ces premiers siècles de la peinture française offrent un choix facile de chefs-d’œuvre. Un cataclysme judicieux, semble-t-il, n’a laissé subsister que les œuvres qui méritaient de survivre.
Le xvii e siècle abonde, lui aussi, en chefs-d’œuvre . - Nicolas Poussin, Claude Lorrain, Louis Le Nain, Philippe de Champaigne et ce Dumesnil de La Tour, le dernier révélé et qui n’est pas le moins grand, suffisent à la gloire de ce siècle. C'est au xviii e siècle que nous trouvons malgré Watteau et Chardin les premiers symptômes de déchéance de l'idée du chef-d'œuvre. Par contre, pendant la première partie du xix e s., au milieu même des luttes classiques et romantiques, la préoccupation du chef-d’œuvre se généralise, devient prépondérante. Mais il y a Corot. Et Corot nous mène à l'Impressionisme. Seurat y brille seul comme une magnifique exception.
En abordant enfin la peinture moderne, l’on constate non seulement la disparition de toute préoccupation du chef-d’œuvre, mais une réaction violente contre son caractère même. Pourtant, en réfléchissant bien, quelques œvres surgissent de la masse anonyme et monotone des séries, des œuvres nées en général entre 1905 et 1920. Et qui sait si l'avenir ne choisira pas justement parmi ces dernières, les œuvres représentatives de notre temps.
E. TÉRIADE
LA GRANDE ACTUALITÉ POÉTIQUE
Nous voudrions bien... Ce désir, ce regret, Baudelaire le premier s’en fit l’interprète en prononçant à deux reprises, dans L’Art romantique, l’éloge inattendu d’un poète de son temps, l’auteur d’un « Chant des ouvriers», ce Pierre Dupont qui, nous dit-il, « après 1848 a été une grande gloire ». La spécification de cette date révolutionnaire est, ici, très importante. Sans cette indication, on comprendrait mal la défense de la poésie populaire et de l’art « inséparable de l’utilité » de la part d’un écrivain qui peut passer pour le grand artisan de la rupture de la poésie et de l’art avec les masses rupture qui en se consommant n’a pas laissé de devenir singulièrement irritante dans la période moderne. 1848, c’est l’heure où sous les fenêtres de Baudelaire, la rue vraiment se met à frémir, où le spectacle intérieur le cède obligatoirement en magnificence au spectacle du dehors pour qui incarne au suprême degré le souci de l’émancipation humaine sous toutes ses formes et aussi, hélas, la conscience de tout ce qu’il peut y avoir de dérisoirement inefficace dans cette seule aspiration, où le don de l’artiste et de l’homme se fait total, la collaboration anonyme de Baudelaire aux numéros des 27 et 28 février du Salut public en témoigne suffisamment. La virtualité, en ce point, se soumet d’enthousiasme à la réalité, c’est l’aile qui brûle de raser le sol pour se perdre dans la foule des bras levés proclamant le besoin impérieux de poursuivre l’ascension commune, la nécessité de parvenir à un nouveau palier, coûte que coûte. Je dis que cette communion du poète, de l’artiste authentique avec une vaste classe d’hommes mus par la soif ardente de leur libération, même partielle, a toute chance de se produire spontanément aux époques de grande effervescence sociale, sans s’embarrasser pour lui d’aucune réserve. Rimbaud, à travers qui la revendication humaine tend pourtant à s’exprimer d’une manière polymorphe et paraît suivre un cours illimité, place d’emblée toute sa confiance, tout son élan vital dans la Commune. Maïakovsky fait taire longuement en lui, jusqu’à explosion, ce qui, issu du sentiment individuel, cesserait de tourner à la gloire exclusive de la Révolution bolchevik triomphante. Rien, tant que cette possibilité soudaine, fugitive de fusion de l’âme du poète avec l’âme des foules à la faveur d’événements extérieurs bien déterminés, n’est pour faire déplorer qu’entre temps le contact soit perdu.
Toute stabilisation sociale est, en effet, contraire à son maintien; il ne peut guère se prolonger au delà du mouvement de ferveur que provoque le spectacle ou tout au moins l’écho très proche de tels grands bonds collectifs.
Comment le poète et l’artiste, qui se sentent voués dès lors à une solitude relative dans la mesure où leur échoit de reprendre les problè mes spécifiques qui les concernent au point où ces problèmes ont été laissés (une autre attitude serait dénuée de sens; en cette matière, le prochain point de départ ne saurait être valablement que le dernier point d’arrivée; l’exigence historique sous ce rapport non plus que sous tout autre ne se peut fléchir), comment le poète et l’artiste, de nouveau engagés à fond dans ce qu'il est convenu d’appeler pour eux l’aventure «moderne », aventure presque secrète et pleine de périls, n’éprouveraient-ils pas quelque faiblesse à l’égard de la voix qui faiblement persiste en dehors d’eux à se faire entendre et, même au prix de bien des artifices, continue à prétendre à cette vertu unique : toucher le cœur?
Comment, par ailleurs, l’homme à qui n’a pas encore été donné d’accéder à une culture supérieure n’incriminerait-il pas le poète et l’artiste de ce repli auquel il les voit consentir en apparence si étroitement sur eux-mêmes, comment ne se sentirait-il pas abandonné d’eux, comment ne les accuserait-il pas de byzantinisme?
Cette dernière question se passionne encore du fait que l’œuvre d’art pouvant avoir pour effet de faire agir, les spécialistes de l’agitation lui imputent volontiers à crime de ne pas provoquer à l'action immédiate. Il reste que, pour un motif encore mal connu, l’auteur d’une telle œuvre, en dehors des périodes nettement convulsives, paraît résolu, pour suffire à la conception qu’il a de ce qu’il sert, à braver certaine impopularité comme à surmonter certain déchirement. Il est une sorte de renonciation définitive à ce qui constitue les qualités intrinsèques, les aptitudes spéciales de la poésie et de l’art qui ne parvient jamais à être emportée.
Sur quoi reposent l’affirmation poignante, la défense acharnée de cette autonomie? Selon moi, rien ne saurait mieux en rendre compte que la profonde, que l’admirable parole de Paul Eluard : « Je n’ai pourtant jamais trouvé ce que j’écris dans ce que j’aime. »
Maison à ciel ouvert, maison perdue, laboratoire de devin ou repaire de brigand, — ô menaçante et menacée ! — la poésie, qui avait semblé se dissoudre pour étoiler le flot resurgit au flanc du torrent de pierre. Au temps particulièrement trouble où nous continuons à vivre, dans cette incertitude du lendemain qui, depuis quelques années, s’est propagée à des millions d’hommes,s’est faite angoisse et a convaincu les plus lucides de la nécessité d’un changement radical du monde, il est frappant que les regards se tournent de plus en plus vers le poète.
C’est, dans ces conditions, grande simplicité d’esprit ou pure malignité que d’induire, comme certains le font, du nombre décroissant d’ouvrages poétiques qui voient le jour à une « liquidation » actuelle de la poésie. Le poète sait que ce n’est là qu’une pierre qu’on lui jette, entre bien des exhortations et quelques autres sommations brutales : « Si tu tiens à la vie, parle, sorcier! » Rien n’est plus caractéristique de cet état d’esprit que la multiplication récente des thèses et des polémiques ayant pour but de tirer au clair le rôle social de la poésie et du poète. En France, cette question, de jour en jour plus brûlante, a donné lieu à des débats continus depuis dix ans. Ces débats, je crois pouvoir dire que le surréalisme les a institués. Sinon parfaitement résolu, le problème me paraît avoir été posé avec ampleur dans une partie de l’œuvre d’Aragon (1) ainsi que dans la très importante communication de Tzara : « Essai sur la situation de la poésie (2) ». Sans cesse j’y suis revenu moi-même au cours de mes derniers ouvrages 3 . A la fin d’une polémique récente avec Aragon (1) , Claude Cahun me paraît, en ce sens, avoir déposé les conclusions qui resteront longtemps les plus valables. Dans une direction spirituelle tout à fait différente, le malaise résultant du conflit de plus en plus aigu entre les forces d’adaptation et d’inadaptation à tel ordre social qui peut se traduire uniquement dans la technique (question du sujet en poésie, de l'objet en art) ne laisse pas de faire passer quelques accents nouveaux, plus dramatiques, dans la voix toujours émouvante de Pierre Reverdy (5) . Des groupements entiers, qui sont loin d’être des groupements essentiellement littéraires, estiment urgent de se porter à la recherche de ce qui, dans le domaine poétique, est demeuré rebelle à toute corruption, peut être tenu pour enseignant, si ce n’est pour pleinement exemplaire et pour viable (6) . Ce serait, de ma part, enfin, manquer à toute objectivité que de ne pas faire abstraction de certaines divergences fondamentales avec lui pour proclamer la solidité sur tant de points de l’argumentation de Pierre-Jean Jouve et louer la très belle tenue poétique de sa profession de
foi : « Inconscient, spiritualité et catastrophe (7) ».
« ... Les poètes qui ont travaillé depuis Rimbaud à affranchir la poésie du rationnel savent très bien (même s’ils ne croient point le savoir) qu’ils ont retrouvé dans l’inconscient, ou du moins la pensée autant que possible influencée de l’inconscient, l’ancienne et la nouvelle source, et qu’ils se sont approchés par là d’un but nouveau pour le monde. Car nous sommes, comme le dit Freud, des masses d’inconscient légèrement élucidées à la surface par la lumière du soleil; et ceci, les poètes l’ont dit avant Freud : Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, enfin Baudelaire. Dans son expérience actuelle, la poésie est en présence de multiples condensations à travers quoi elle arrive à toucher au symbole — non plus contrôlé par l'intellect, mais surgi, redoutable et réel. C’est comme une matière qui dégage ses puissances. Et par le mode de sensibilité qui procède de la phrase au vers et du mot utilitaire au mot magique, la recherche de la forme adéquate devient inséparable de la recherche du fond. Que la poésie s’avance donc dans l’ « absurde » comme ils disent!... »
Quiconque serait en peine d’intégrer ces di vers courants de pensée à un processus intellectuel général et risquerait de se laisser décourager par leur contradiction apparente pourrait très utilement se reporter à l’ouvrage capital de Marcel Raymond : De Baudelaire au surréalisme(6) qui ne prétend pas en vain dégager la « ligne de force » commandant le mouvement poétique depuis le romantisme. Cet ouvrage, qui rend supérieurement compte de l’ « ambition majeure des modernes de saisir la poésie dans son essence », met si bien en valeur les préoccupations d’ordre éthique qui se sont manifestées chez les poètes depuis la guerre qu’il est impossible de ne pas apercevoir une grande unité de désir sous le jeu, fastidieux pour le profane, des contreverses; de ne pas se convaincre aussi qu’une sorte de voix consultative très singulière est tout à coup prêtée au poète à la tombée de la nuit sur un monde, voix qu’il conservera pour en user de plein droit dans un monde autre, au lever du jour. Cette voix consultative, ce n’est pas seulement dans ce pays qu’elle commence à être accordée, non sans grandes réticences, au poète. Il semble que, de toutes parts, la civilisation bourgeoise se trouve plus inexorablement condamnée du fait de son manque absolu de justification poétique. Pour m’en tenir ici à deux témoignages étrangers, un texte de Stephen Spender, un autre de C. Day Lewis qui viennent d’être traduits de l’anglais par Flavia Léopold, j’ajouterai d’après eux que le poète d’aujourd’hui, pénétré de la grandeur de son rôle propre, est moins que jamais prêt à renoncer à ses prérogatives en matière d’expression (9).
« ... Les communistes d’aujourd’hui, dit C. Day Lewis, nous représentent comme asservis à la formule de l’art pour l’art et la poésie comme une bagatelle ou tout au plus comme une mécréante, tant qu’elle n’est pas la servante de la révolution. Ne croyez pas un mot de cela. Aucun poète authentique n’a jamais écrit pour obéir à une formule. Il écrit parce qu’il veut faire quelque chose. « L’art pour l’art » est une formule aussi vide de sens pour lui que le serait aux yeux d’un véritable révolutionnaire la formule « la révolution pour la révolution ». Le poète accorde à son univers et traduit dans le langage qui lui est propre — le langage de la vérité individuelle — les messages chiffrés qu’il reçoit. En régime capitaliste ses matériaux ne peuvent manquer d’avoir une teinture capitaliste. Mais si ce régime est en train de mourir ou, comme vous le postulez, déjà mort, sa poésie est tenue de le signaler : elle rendra un son funèbre, mais il n’est pas dit qu’elle cessera pour cela d’être de la poésie. Si nous sommes au seuil d’une vie nouvelle, vous pouvez être assuré que le poète s’en rendra compte, car il a des sens aiguisés. »
Et Spender, après avoir dit son fait à cette « poésie de propagande » où l’écrivain se heurte à cette gageure : d'une part, « essayer de créer un poème qui forme un tout », d autre part, « tenter de nous tirer de la poésie pour nous conduire dans le monde réel » et conjuré la poésie de rester ce qu'elle est : « une fonction importante du langage et de l'affectivité » :
« ... L’antipathie des communistes pour l’art bourgeois vient surtout de ce qu’ils s’imaginent, bien à tort, que l’art bourgeois propage nécessairement « l’idéologie » bourgeoise. Quand le prolétariat aura produit sa littérature à lui, il redécouvrira de toute évidence la littérature de la période actuelle. C’est ainsi qu’en Russie, Tolstoï trouve dès aujourd’hui de nombreux lecteurs, et que le peuple ne tardera pas à découvrir des écrivains qui ont été des contemporains, parce qu’il ne saurait exister de littérature sans lien historique avec la littérature du passé et même du passé immédiat. On se rendra compte, le moment venu, que l’art bourgeois n’est pas la propagande bourgeoise, mais simplement la peinture de cette phase de notre société où la classe bourgeoise possédait la culture. Il est bien vrai que l’art bourgeois est l’œuvre d’écrivains bourgeois qui parlent de bourgeois et s’adressent à des bourgeois, mais il n’est pas vrai que cet art soit uniquement de la propagande contre-révolutionnaire. Il pourrait sembler beaucoup plus exact de prétendre que l’art bourgeois a largement contribué à l'effondrement de la société capitaliste, mais cette opinion serait aussi erronée que la précédente : l’art n’a fait que mettre en relations les forces déjà existantes qui travaillaient à briser le régime. L’art n’a pas joué de rôle dans la propagande, mais il a contribué à la psychanalyse. Pour cette raison, il demeure très important que nous ayons toujours de bons artistes et que ces artistes ne s’égarent pas dans la politique militante, car l’art peut permettre aux militants révolutionnaires d’apercevoir en pleine clarté les événements de l’histoire les plus chargés de signification politique au sens profond du mot. »
Ces très vives protestations, qui se donnent cours dans divers pays comme en France, sont, on le sait, provoquées par une suite d’essais plus ou moins malheureux de codification de la poésie et de l’art en Russie soviétique, codification étendue aussitôt très paradoxalement, très imprudemment par les zélateurs de sa politique à tous les autres pays. On ne saurait, à cet égard, trop insister sur les méfaits de la R. A. P. P. (Association des écrivains proléta riens) dissoute en avril 1932. L’histoire de la poésie russe depuis la Révolution 10 est, d’ailleurs, non seulement pour faire mettre en doute la justesse, la rigueur de la ligne culturelle suivie, mais encore pour donner à penser que, sur le plan poétique, les résultats obtenus sont aux antipodes de ce qui a été cherché. Le suicide d’Essénine, précédant de peu celui de Maïakovsky, si l’on songe que poétiquement ces deux noms sont les plus grands que la Révolution russe puisse mettre en avant, tout compte-tenu même des « mauvaises fréquentations » de l’un, de certaines « survivances bourgeoises » chez l’autre, ne peuvent manquer d’accréditer l’opinion qu’ils ont été l’objet de brimades graves, que de leur vivant ils n’ont rencontré qu’une très superficielle compréhension. Il peut sembler, à distance, que tout a été mis en œuvre pour obtenir d’eux plus qu’ils ne pouvaient donner et il est assez significatif d’entendre Trotsky déplorer que durant la première période de « reconstruction révolutionnaire » la technique de Maïakovsky — lequel avait cru devoir consacrer toutes ses forces lyriques à exalter cette reconstruction — se soit banalisée. Force est, par ailleurs, de constater aujourd’hui que sur ce point la politique culturelle de l'U. R. S. S. s'est montrée, non seulement assez néfaste, mais encore parfaitement vaine : en témoignent assez, d’une part, la déroute actuelle des faux poètes dits prolétariens, d’autre part le succès croissant d’un Boris Pasternak dont on prend soin de nous dire que « toujours irrationnel », toujours spontané, « il sut se créer un univers à lui », univers qui est loin de tout devoir aux préoccupations spécifiques de son entourage et de son temps puisque « souvenirs et objets, amour et rêve, mots et méditation, nature et jeu » nous sont présentés comme « les éléments qui peuplent sa création ».
Le premier Congrès des écrivains soviétiques, qui s’est tenu du 17 août au 1er septembre, à Moscou, semble bien, en cette matière, marquer l’origine d’une période de détente. Est-ce à dire que les temps sont venus où, en quelque point du monde, la personnalité de l’homme va pouvoir donner sa pleine mesure aussi bien dans la poésie lyrique qu'ailleurs? Il ne saurait, bien entendu, en être question et il est à peine utile de rappeler que la Révolution se prépare seulement, pour reprendre l’expression de Trotsky, à « conquérir pour tous les hommes le droit, non seulement au pain, mais à la poésie ». Cette conquête appartient à la société mondiale sans classes. Toutefois, il ne peut être que du meilleur augure de voir s’exprimer à Moscou, en 1934, une tendance prépondérante à l’approfondissement du problème humain sous toutes ses formes; il ne peut être que réconfortant d’observer attentivement certains aspects caractéristiques du Congrès. Alors que, dans les autres pays, la poésie est condamnée à vivre en marge, presque honteusement et ne peut aspirer qu’à un écho lointain (hors du cadre de l’existence du poète), c’est un signe des temps qu’un dirigeant de la politique soviétique, Boukharine, qu’un dialecticien de premier plan se charge de présenter à un premier Congrès d’écrivains le rapport sur la poésie et c’est aussi un signe des tempsque ce rapport conclue au non-antagonisme de l’image (recours à l’irrationnel) et de l’idée, du « nouvel érotisme » et du « sens de la collectivité » dans le cadre d’un « réalisme socialiste » qui « ne peut avoir d’autre objectif que l’homme lui-même ». Il est impossible de mesurer actuellement la portée de telles déclarations venant d’une telle part. Le moins qu’on puisse dire est que la poésie en sort plus nécessaire, plus vivace que jamais, que son prestige ne peut manquer de s’en trouver considérablement accru à l’échelle internationale. Quelques réserves qui se puissent, dans le détail, formuler sur l’exposé de la question par un homme qui n’est pas un technicien de la poésie, il n’est pas exagéré de dire qu’elles font sombrer sous le ridicule (et ce n’est pas trop tôt !) les insultantes, balivernes d’un Demian Biedny :
« Moi je suis un manœuvre, et tous les sujets m’étaient bons. Tout était mis au service du moment et de l'action. Dans les vingt volumes de mes vers, ne cherchez pas de chefs-d’œuvre de filigrane. L’œuvre de propagande a ses lois propres. Le poète militant ne jette pas des roses dans le camp ennemi, mais des bombes. Plus le projectile est puissant, plus l’explosion sera assourdissante, plus il y aura des éclats qui frapperont l’ennemi. Eh bien! mes projectiles étaient puissants, l'action vaste, le coup rude. Etc. » (12)
C’est également un signe des temps qu’André Malraux, très applaudi, puisse prononcer à Moscou le discours sensationnel et décisif dont peuvent être extraits les passages suivants :
« L’image de l’URSS que nous en donne sa littérature, l’exprime-t-elle ? Dans les faits, extérieurs, oui. Dans l’éthique et la psychologie, non. Parce que la confiance que vous faites à tous, vous ne la faites pas toujours assez aux écrivains.
Pourquoi ?
Pour un malentendu, me semble-t-il, sur la culture.
Toutes les délégations qui sont venues ici apporter, avec leurs présents, cette chaleur humaine, cette amitié unique dans lesquelles croît votre littérature, que vous disent-elles?
— Exprimez-nous, montrez-nous.
Il faudrait savoir comment.
Oui, il faut que l’Union soviétique soit exprimée... Mais prenez garde, camarades, qu’à exprimer une puissante civilisation, on ne fait pas nécessairement une puissante littérature, et qu’il ne suffira pas ici de photographier une grande époque pour que naisse une grande littérature... Si « les écrivains sont les ingénieurs des âmes », n’oubliez pas que la plus haute fonction d’un ingénieur, c’est d’inventer.
L’art n’est pas une soumission, c’est une conquête.
La conquête de quoi?
Des sentiments et des moyens de les exprimer.
Sur quoi?
Sur l’inconscient, presque toujours; sur la logique, très souvent.
Le marxisme, c’est la conscience du social; la culture, c’est la conscience du psychologique.
A la bourgeoisie qui disait : l’individu, le communisme répondra : l’homme. Et le mot d’ordre culturel que le communisme opposera à ceux des plus grandes époques individualistes le mot d’ordre qui, chez Marx, relie les premières pages de l'idéologie allemande aux derniers brouillons du Capital, c'est : « Plus de conscience (13) . »
« Plus de conscience », tel est en effet le mot d'ordre que nous aimons par excellence retenir de Marx et que nous aimerions retenir de ce premier Congrès. Plus de conscience du social toujours, mais aussi plus de conscience du psychologique. Une telle considération nous ramène nécessairement au problème de l'acquisition de cette conscience plus grande et ici il me parait indispensable d’en appeler au spécialiste dont l'autorité peut passer pour la moins recusable en cette matière :
«A la question : « Comment quelque chose devient-il conscient? » on peut, dit Freud, substituer avec avantage celle-ci : « comment quelque chose devient-il preconscient? » Réponse : grâce à l'association avec les représentations verbales correspondantes et, un peu plus loin, il précise : « Comment pouvons-nous amener à la (pré)conscience des éléments refoules? — En rétablissant par le travail analytique ces membres intermédiaires préconscients que sont les souvenirs verbaux». (14)
Or, ces représentations verbales, que Freud nous donne pour des traces mnémiques provenant « principalement des perceptions acoustiques » sont précisément ce qui constitue la matière première de la poésie. « La vieillerie poétique, confia Rimbaud, avait une grande part dans mon alchimie du verbe. » En particulier, tout l’effort du surréalisme, depuis quinze ans, a consisté à obtenir du poète la révélation instantanée de ces traces verbales dont les charges psychiques sont propageables aux éléments du système perception-conscience (comme à obtenir du peintre la projection aussi rapide que possible des restes mnémiques d’ordre optique). Je ne me lasserai pas de répéter que l'automatisme seul est dispensateur des éléments sur lesquels le travail secondaire d’amalgame émotionnel et de passage de l’inconscient au préconscient peut verbalement s’exercer.
Si certain doute subsistait, touchant l’authenticité parfaite des textes ou poèmes d’origine automatique que le surréalisme jusqu’à ce jour avait mis en avant (leur frappante ressemblance immédiate obligeait à se demander si l’on avait éveillé merveilleusement la source même de la poésie, d’une poésie commune à tous les hommes, ou si les premières productions systématiques de cette nature n’avaient pas plutôt déteint sur les autres), ce doute, je crois pouvoir dire que la publication des poèmes qui ouvrent le cahier ci-contre est de nature à dissiper complètement. L’auteur de ces poèmes, Mlle Gisèle Prassinos, est, en effet, âgée de quatorze ans; nous avons pu nous assurer que ne lui était passé sous les yeux aucun texte de caractère automatique et que l’état de ses lectures ne différait aucunement de celui des jeunes filles de son âge. Je n’insisterai pas sur la qualité de la page qui va suivre. L'importance du problème qu’il résoud m’engage à laisser parler pour tous mes amis et pour moi ce document exceptionnel.
André BRETON
- Cf. ses articles dans la Révolution surréaliste et « Le surréalisme et le devenir révolutionnaire », Le Surréalisme A. S. D. L. R., n° 3);
- Le Surréalisme A. S. D. L- R-, n, 4; (1030),
- Cf. Second manifeste du surréalisme, Misère de la poésie (1932), Les Vases communicants (1932), Qu’est-ce que le surréalisme. (1934) Point du jour (1934). ,
- Les Paris sont ouverts (1934)
- « Note éternelle du présent » (Minotaure n° 1)
- Cf. Emmanuel Mounier : « Préface à une réhabilitation de l’art et de l’artiste » Edmond Hemeau : « Préface à une poésie » Esprit, 1er octobre 1934)
- Cf. Sueur de sang ( 1934) •
- 1933
- Stephen Spender : « Poésie et Révolution » (Europe, 15 août 1934). C. Day Lewis « Lettre à un jeune révolutionnaire » Europe, 15 octobre 1934)
- Cf. Benjamin Goriély . Les poètes dans la Révolution russe (1934)
- Ibid.
- Cf. « Le premier Congrès des écrivains soviétiques » (N.R.F. 1er novembre 1934)
- Cf. « L'art est une conquête »
- Sigm. Freud : « Le Moi et le Soi » (Essais de psychanalyse, 1929)
TRAGIQUE FANATISME
I
Un trou noir, une petite vieille, des animaux. Dans le trou, une minuscule petite vieille. Elle est enfouie dans un très grand fauteuil tout rongé et dont les trous sont bouchés par des boules faites de poils de chats. Elle semble dormir. Ses cheveux rares sont ramassés trois par trois et attachés par un petit cordon vert. Son visage est tout ratatiné et de forme triangulaire. Son front est tellement ridé et ramassé qu’il n’a pas plus d’un centimètre de haut. Ses yeux ont probablement été bleus, mais maintenant ils n’ont plus de couleur ; ils sont ternes. Elle n’a pas de cils, mais, sans doute guidée par un léger mouvement de coquetterie, elle a mis des fils à la place. Son nez n’existe pour ainsi dire plus et de chaque narine sortent de petites feuilles de rosiers. Sa bouche est dépourvue de lèvres et la mâchoire inférieure est tellement enfoncée qu’on ne voit plus ses dents. Elle n’a pas de menton. De son cou pendent des morceaux de chair qui ont voulu être retenus par des épingles à nourrice. Ses oreilles sont couronnées de gros grains de beauté à poils. Son corps est vêtu d’un fourreau de papier de verre usé sans manche. Alors apparaissent des sortes de moignons secs couverts de longs poils durs et jaunes. Elle n’a qu’une main, mais celle-ci est munie de douze doigts à ongles crochus. Ses pieds sont très grands et nus; aussi munis de douze doigts identiques chacun. A un demi-mètre de chaque pied, à terre, se trouve un pouce gonflé dont l’ongle est en train de se faire ronger par un siphon. Autour d’elle une douzaine de chats de toutes tailles et de toutes couleurs. L’un d’eux, celui qui est le plus près d’elle, est très grand; presque aussi grand et aussi vieux qu’elle. Il a dû être blanc, mais comme il est à peu près chauve, sa chair visqueuse apparaît sous une dizaine de poils attachés par un petit cordon jaune. Ce doit être son préféré, car de temps en temps elle allonge sa seule main et lui tire sa seule oreille violette. Alors l’animal la regarde avec ses yeux citron qui veulent être languissants. Sur ses genoux aussi, la vieille tient un tout petit chat minuscule. Il est tout noir, avec des yeux d’un vert pâle. Ses oreilles étaient si longues qu’on a dû les lui couper. Et comme le travail a été mal fait, il y en a une qui est beaucoup plus courte que l’autre. Sur sa poitrine brune, on voit quelque chose qui brille. C’est une petite lanterne qui sert de chandelle à la vieille pour aller se coucher. Entre ses deux pieds se trouve une chatte de taille moyenne. Elle a un ventre énorme et, comme il est transparent, on voit de tout petits chats s’amuser avec un petit bout de rate. .. • A côté de cette mère chatte, un gros matoù qui doit ê&e son mari. Il tsUgris, ce qui le fait ressembler à une hirondelle. Il a des orbites, mais pas d’yeux. Il a une seule patte, l’autre ayant servi à la vieille d’essuie-bouteille. Sur sa tête a été épinglé un morceau de mou et, comme celui-ci a pourri, il y a des vers qui sortent de tous les côtés. En dessous du fauteuil s’étale un énorme chat dont les poils sont chacun terminés par une petite poche renfermant de la poudre de mou séché. Il est totalement dépourvu de pattes, mais celles-ci se trouvent à côté de lui, attachées ensemble par un fil de soie rose. Une autre chatte est à côté de la vieille sur un tabouret. Elle est rousse, bien que sa tête soit noire et que ses quatre oreilles en forme de bouchons soient grises. Ses pattes de devant ne sont pas à leurs places respectives ; elles sont à la place où devrait se trouver la première paire de mamelles. Tout à côté, au pied du tabouret, un superbe chat bleu; le seul d’ailleurs qui soit presque complet : il lui manque simplement un demi-millimètre d’un poil de la queue. Sur un canapé, toujours à côté du fauteuil, cinq chats rouges, identiques. Il leur manque à chacun l’oreille (il faut qu’un jour la vieille, ayant oublié de faire ses courses, ait fait un ragoût d’oreilles de chats).
La vieille s’est levée. Pour ne pas déranger le petit chat, elle est allée chercher dans ta cuisine un demi-citron et est venue le presser dans les narines de son chat préféré. Alors, celui-ci est allé chercher une bouteille d’encre où il avait versé le contenu d’une bouteille de teinture d’iode. Il a détaché le petit ruban jaune de ses poils et l’a mis dans sa bouche. En se traînant un peu à l’aide d'une feuille de papier, la vieille est retournée dans la cuisine où elle a mis à chauffer son dîner. Après avoir nettoyé ses carottes pour ne pas enlever ses bas, elle a poussé un gros soupir en disant d’une voix sans timbre ; "Idebert, mon enfant, tu as tant souffert! » Puis, elle s’est agenouillée par terre pour manger. Puis, elle s’est relevée en se mettant le doigt dans l’œil. La nuit vient. La vieille a sommeil, c’est pourquoi elle a débouché sa narine droite, comme elle ne se rappelait plus où était son lit, elle a installé un livre sur le dos du gros matou sans yeux. Puis, après avoir découvert un mètre trente d’extrafort jaune dans un tiroir, elle a fini de déjeuner.
Maintenant, elle se déshabille, car elle se souvient qu’une fois, quand elle était petite, sa mère lui avait dit : « Angèle, tu seras ingrate ». Son lit, fait avec de vieux pots de fleurs, l’attend avec impatience. Donc elle continue de se déshabiller en chantant ;
« venir flamber chez moi ma belle je n’aimerai que toi poubelle ».
La voilà nue. Son corps est traversé par des épingles à tricoter violettes qu’elle a enfoncées exprès pour que ça fasse beau; et à chaque bout d’épingle, elle a attaché un petit ruban vert. Elle n’a pas de cuisses. Il y a du vide entre son bas-ventre et ses genoux. Pour que ça tienne, elle a suspendu ses jambes avec un bout de ficelle. Enfin, elle rentre dans son lit pendant que ses yeux, hors des orbites, tombent à ses pieds. Elle a éteint le ventre du petit minet. Donc il fait très noir. On ne voit dans la nuit que deux boules brillantes qui sautent sans arrêt. Ce sont ses yeux qui cherchent leurs trous. Bientôt, ils tombent chacun dans leur place respective et ternissent. La vieille dort, les bêtes dorment...
II
Il fait toujours nuit. La vieille veut sans doute aller aux water, car elle réveille son préféré et lui dit ;« Sans compter que ce n’est pas comme il faut ». Alors le chat, d’une voix éteinte, répond : « Pauvre belle ». La vieille, pour se réveiller, a mis dans son pot de nuit un morceau de buvard rose. Elle pense ainsi pouvoir arrêter le boulanger à son passage. Il fait jour. La vieille ouvre ses yeux scabreux... Comme il fait beau, elle est contente et elle chante :
«j’aime les croûtons charmante amie mon cœur à tâtons chauve-souris ».
Tous les matins à 7 heures 3/4, elle a l’habitude d’enlever une de ses épingles à tricoter et de la changer de place. Donc, elle accomplit sa besogne et pense que si les armoires d’antichambre étaient brunes, elle devrait aller chez le libraire acheter un flacon de moutarde aux fines herbes. Maintenant, elle s’habille, et comme elle a très faim elle se dégourdit les jambes. A 8 heures 25 on entendit un craquement et une tranche de melon qui était sur le buffet se décolla et laissa apparaître un petit être fantastique qui, à la place de ses oreilles, avait un râtelier de jument. Il avait des mains aussi grandes que lui-même, bien que ses doigts fussent coupés au milieu. Ses yeux étaient si rapprochés qu’ils se confondaient en un seul, et de cet œil sortaient trois dents de peigne en celluloïd. Donc, ce petit homme descendit du buffet tout en dansant et vint se poster devant la vieille qui, à cette vue, devint écarlate. Ses yeux brillèrent d’un éclat de jus de citron et ses petits cordons de cheveux s’envolèrent. Alors, elle se baissa légèrement pour prendre le petit bonhomme dans ses bras et d’un mouvement brusque elle le mit dans sa bouche et l’avala. Puis, elle alla prendre un bouchon d’encrier dans sa boîte à ouvrage et le plaça soigneusement entre son pouce et son index de pied. Puis, se souvenant des paroles de l’évangile :
« vanille brille fille ».
elle se dirigea vers son pot de nuit, s’assit dessus et se releva aussitôt. Avec l’un de ses douze doigts, elle retira du récipient le petit bonhomme aux dents de peigne, l’embrassa et le remit sous la tranche de melon. A ce moment, les cinq chattes du canapé bougèrent et la vieille vint s’asseoir royalement dans son fauteuil. Alors, on vit le chat préféré, le petit chat au ventre lanterneux, la chatte enceinte, son mari, le chat aux poils terminés par une poche, la chatte rousse, le chat bleu et les cinq chats rouges se diriger solennellement vers elle et se prosterner en murmurant :
« allons flamber chez toi ma belle nous n’aimerons que toi poubelle ».
Gisèle PRASSINOS.
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Ces saletés sont magnifiques a répondu mon soulier une odeur d'élastique en a brûlé son panier quand Prosper allégea son portique par un système du quartier une antenne de moustique a délivré le cordonnier il est vrai que les verres coniques sont plus propres à trier car l’Océan Pacifique se couvrira de papier mais comme je vois que Véronique fabrique une sauce au cordier mon cœur plus mou que la brique va commencer de crier.
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Un chien faisait les cent pas sur le trottoir de gauche de la rue de Seine. Le spectre de Chateaubriand, brillant du feu de ses entrailles, le suivait avec son parapluie entre les jambes. Ils allèrent ainsi pendant un grand moment. Dès qu’il arriva dans une plaine qui séparait l’église Saint-Martin de son clocher, le chien se retourna, renifla l’air plein de brouillard en faisant son signe de croix. Bientôt, apparurent un certain nombre de lépreux qui semblaient fiévreux. Mais comme tout le monde sait qu’à la fin de chaque mois on fait sa prière, les lépreux fatiguèrent leurs pieds à diminuer la rage de leur chef Ce chef qui semblait malade, dirigeait sa troupe sans trop de difficulté. Malgré cela, le spectre de Chateaubriand veillait, digne et sauvage, sur ces êtres facilement fous. Enfin, le chien se leva. Il parcourut nerveusement la troupe qu’il avait imprégné de sa force. Devant lui, les lépreux ne bougeaient pas. A son passage chacun d’eux clignait de l’œil et enroulait une bobine comme pour être digne de lui. Tous, l’un après l’autre, seulement pour parler, s’arrêtait de conduire son prédécesseur. Nul ne se moquait de lui, sachant son âme prompte à l’ennui. Après avoir passé dans les rangs, il courut vers le spectre qui, en souriant, lui souffla quelques mots très doucement. Puis, ils partirent ensemble, laissant derrière eux la belle armée des lépreux simples, et dignes de l’être. Ils suivirent le trottoir qui mène à la Bastille. Ils ne bronchèrent pas. Seul le chien se redressa pour dire un mot, un seul, car sa bouché placée entre ses deux narines se secoua comme pour dire « bonjour ». Ils marchaient toujours. A un moment donné, le speélre s’assit sur le parapet. Ils causèrent ensemble d’un certain cabaretier qui remplaçait le sucre par du papier mâché. A 10 heures, le chien sortit de son gilet un morceau de lamé argent qu’il secoua d’un geste presque vieux. Alors il le jeta dans le fleuve. Le morceau de chiffon s’enfonça, puis reparut traînant un crâne de buffle. Celui-ci était suivi d’un fil qui était retenu par un piquet qu’un mineur venait de planter. Sur la berge qui dormait et où le soleil n’avait pas encore pénétré, un corps de buffle broutait l’herbe chaude. Le chien regardait tout cela, à la fois blanc et endormi. Le speélre s’esquiva doucement, les pieds au cœur, et on ne le revit plus avant le jour de l’inspeélion des lépreux qui eut lieu le 22 novembre 999.
LA DIFFICULTÉ D’UNE ASCENSION
Un canadien. — Oh, diantre! sors cet infortuné. Laisse-le ronger sa cage et son infâme chasseur. Une barrette. — Que ne le laisses-tu faire? N’a-t-il donc pas assez de verres et de sangsues ? Ne prend-il jamais le souci de la boisson? Le canadien. — Oui, tout cela est vrai, mais ne crois-tu pas que la seule chose qu'on puisse imaginer c’est une tasse rose? Lui, c’est son affaire. Il n’aura jamais qu’un plaisir : sa douleur. La barrette. Ne t'emporte pas. Le ciel et ses serviteurs le poursuivront à jamais ainsi qu’un lutin difficile. Le canadien. — Va donc voir dans la buanderie si les hommes sont arrivés. La barrette. — L’infâme parole!
POEME AMOUREUX
A l’ombre du tapis chatoyant, ah! pourquoi, tendre inspirée avez-vous trié les fibres infimes de mon cœur? n’avez-vous donc jamais surpris le clignotement instinctif et forain de la corporation centrale de mon âme? croyez-vous que la moralité fidèle soit un secret que l’on souffre particulièrement? Est-ce que mes regards salubres ne crèveront plus sous l’influence aride de vos prunelles sombres ? Non, ce n’est pas, ce ne sera jamais, car je veille socialement à l’unanime capacité des organes originaux et je sais qu’en prenant la supériorité générale de l’organisation prophétique, votre cœur n’osera jamais réserver le mien. Donc, en vous fixant révérences et filatures, je vous dis fumistement ces paroles gémissantes ; « craignons les sens ».
LOTION CAPILLAIRE
Un homme, une femme, un vieillard. Ils sont dans une hutte. L’homme tient un journal devant lui et, avec ses doigts, sort de sa bouche des petites choses comme des macaronis. La femme est assise par terre. Elle est nue et sur son corps il y a des boutons à bouts jaunes terminés par un petit filament. Elle a sur ses genoux un sac de toile et elle essaye, avec une épingle à cheveux, de se couper les ongles des pieds. Dans un coin, un vieillard imberbe et chauve la regarde faire. Ses yeux roses n'ont pas de prunelles et ses paupières sont cousues aux sourcils comme pour faire de la marche. Sur son crâne pointu, des petits clous dorés enfoncés à moitié. Les oreilles sont décollées et, derrière, il y a de longs poils ondulés. Il tient dans sa main noire une sorte de poupée en fil de fer entourée de papier jaune. L’autre main est absente. A la place il y a une frange faite de lacets de chaussures.
La femme s’est levée. Elle a mis son extraordinaire ouvrage dans une bassine et maintenant elle veut le faire cuire. Mais comme elle n’a sans doute pas d’allumettes elle fait un signe au vieux. Celui-ci s’approche. Avec un crochet il se fait un trou dans la chair et en retire un sifflet. Puis il le met dans la bassine. Maintenant ils sont tous trois assis autour de la bassine et ils la regardent. Le vieillard se lève solennellement et dit de sa voix sciante ; « La soupe ne vaut pas un clou. » Alors l’homme le prend par la main et le mène dans une autre pièce où il le laisse. Il revient vers la femme et lui dit : « 0, Calice parfumé, je te serai fidèle. " Puis il sort. En passant, il attrape une bobine de fil jaune qu’il va porter dans la chambre où il a mis le vieillard. Quand il rentre, il sent une aiguille le frôler. Alors il prend la bobine, la met dans sa bouche et soupire. Le vieillard sourit puis court vers lui. Alors ils s’en vont bras dessus bras dessous dans la chambre voisine. Quand ils arrivèrent, la femme avait mis sur son pied un écheveau rouge de soie d’Alger.
BLOC
Une bonne femme alla chercher un fagot de bois chez l'épicier. Après avoir été prendre un pot de colle à la cave, elle alluma son jeu tout en décousant son tablier. Quand son mari rentra, elle lui dit qu’il aurait mieux fait de prendre un pernod Mais d’un ton bourru il lui répondit : « J’ai acheté des cartes postales pour essuyer la niche. » Bientôt un enfant avec des trous rentra, traînant derrière lui un yadès de poulet : « on a peur de ça », dit-il en soufflant sur ses cheveux gris. Cinq minutes après, la mère sortit du tiroir de la commode un chiffon où elle mit la casserolle à bouillir le lait. Puis ils se mirent à table. Une serviette avait un morceau de pomme cuite collé. L'enfant l'arracha avec ses dents et le porta à son père qui le fourra dans le fourneau de sa pipe. Quand la soupe fut avalée, la mère sortit à la porte avec une pelote de laine qu'elle mit entre les barreaux de la fenêtre après l’avoir savonnée : « c'est à cause des oiseaux » Puis elle rentra se coucher. L’enfant dormait avec son yadès dans les narines.
Gisèle PRASSINOS
GRADIVA
Le chemin de rocs est semé de cris sombres Archanges gardant le poids des défilés Les pierres nues sont sous les flots au crépuscule Vert émeraude avec des mousses et du sang, C'est beau! la paroi triste illustration Chante la mort mais non le sexe chaud du soir Cela tressaille en s'éloignant infiniment jusqu'au lieu grave où j'ai toujours désiré vivre. Là, muraille et frontière amère, odeur de bois De larmes et fumier Et le fils émouvant tremble encore une fois De revoir dur ce qu'il a vu doux dans le ventre.
SUR LA PENTE
Fumez en pierre et durcissez en larme Tout est-il si bas dans le ciel pur Que tu es beau charnel sarcophage Bouche déchirante de la pierre! Boire l'homme à l'état liquide Est un ancien désir de femme Et le murmure de l'eau La pyramide des nuées.
LA BOUCHE D'OMBRE
Encore un effort de la lumière d'ombre Encore un degré dans l'ouverture de la bouche Renversement des forêts de poils dans les anges Creusement céleste et chute dans l'odeur Encor plus! le sang sous les lumières Les membres au vent! les cris outrepassés L'impudique position des membres frais Multipliés par les miroirs chauds de la mère Guéris la lèvre nue que je meurs d'embrasser Restaure le temps des roses cavernes Epuise le château de haine dans les glaciers.
Pierre-Jean JOUVE.
MINUTE
En arrivant au baromètre tordu comme un vieux jeton l'homme en or de barre fixe réclame l'ascenseur qui fuit comme un haricot pour éteindre le feu de sa végétation tropicale qui s'use comme un édredon dans une salière qui rêve d'incendier le fauteuil Voltaire où le chasse-neige rencontrera le perce-neige quand le titre au porteur le plant de rhubarbe le basset le crochet X et le pont de chemin de fer ruminant une vengeance se seront rencontrés dans un cerveau de nouveau-né qui sera rose comme l'électricité évaporée rébarbative et si sournoise qu'on dirait une marguerite exfoliée par un hanneton sorti du gousset d'un pape Ailleurs l'encre de chine met son chapeau de beurre salé et s'en va Elle fera le trottoir comme un ticket d'autobus qui enterre son frère quoiqu'il ne soit pas tout à fait mort mais suffisamment malade pour ressembler à un balai usé à force de briser des pipes rongées par les crabes qui chantent dans les couloirs sur l'air de Viens Poupoule des chansons de canapés grinçant sous le poids des vipères qui les habitent J'aimerais être ivre comme une charpente dont le toit s'est envolé pour imiter les mouches à la recherche d'un bifteck de général prêt à mourir dans son lit rongé par les rats qui chantent des messes de bouche d'égout et des vêpres de melon crasseux roulant dans des escaliers dont on ne sait s'ils aboutissent aux sources de glaces biseautées ou commencent au mont de piété qui brandit son poignard dans le dos du sourcier affolé parce que sa baguette s'obstine à lui gratter le nez et son nez poilu comme un cimetière regimbe hennit et se fâche comme une tasse de thé Ainsi le robinet mal fermé réfléchit aux moyens de se faire trappeur sur une place Vendôme déserte c'est un long voyage se dit-il un voyage si long qu'on dirait un petit pain jeté négligemment dans une armoire à linge par ma grand'mère qui mange des peaux de chat roulées dans la farine et faites comme une giboulée dans un torrent jaloux du savon à barbe qui brûle sa chandelle par les deux bouts comme un grand singe gelé dont se cachent les orangers en fleurs en regrettant d'être associés à de ridicules histoires de mariage où le kilo de sucre de la fiancée est environné de mouches à viande qui se sont trompées de porte et font songer les passants à un patriote bouilli qui voudrait avaler son drapeau Mais que vienne le temps de se raser avec une sole qui pourrait être une sardine ou une poignée de blé noir et les sourires furtifs du charbon qui cache son grisou dans sa poche ne serviront plus à rien autre qu'à décorer les corps de garde où sourdront les rivières de pollenta baignant des champs de bougies qui ne demanderaient pas mieux d'éclairer la forêt comme les cuisses d'une jolie femme dont les seins regardent le lent vol des timbres-poste
Benjamin PÉRET
ELLE SE FIT ÉLEVER UN PALAIS QUI RESSEMBLAIT A UN ETANG DANS UNE FORÊT, CAR TOUTES LES APPARENCES RÉGLÉES DE LA LUMIERE ÉTAIENT ENFOUIES DANS DES MIROIRS. ET LE TRÉSOR DIAPHANE DE SA VERTU REPOSAIT AU FIN FOND DES ORS ET DES ÉMERAUDES, COMME UN SCARABÉE.
Un taillis de nuages sur un rond-point solaire Un navire chargé de paille sur un torrent de quartz Une petite ombre qui me dépasse Une femme plus petite que moi Pesant autant dans la balance des pygmées Qu’un cerveau d’hirondelle sur le vent contraire Que la source à l’œil vague sur la marée montante Un jour plus loin l’horizon ressuscite Et montre au jour levant le jour qui n’en finissait plus Le toit s’effondre pour laisser entrer le paysage Haillons des murs pareils à des danses désuètes La fin maussade d’un duel à mort où naissent des retraites des bougies Le mise au tombeau comme on tue la vermine Rire aux éclats une palette qui se constitue La couleur brûle les étapes Court d’éblouissements en aveuglements Montre aux glaciers d’azur les pistes du sang Le vent crie en passant roule sur ses oreilles Le ciel éclatant palpite dans le cirque vert Dans un lac sonore d’insebles Le verre de la vallée est plein d’un feu limpide et doux Comme un duvet Cherchez la terre Cherchez les routes et les puits les longues veines souterraines Les os de ceux qui ne sont pas mes semblables Et que personne n’aime plus je ne peux pas deviner les racines La lumière me soutient
Cherchez la nuit II fait beau comme dans un lit Ardente la plus belle des filles adorantes Se prosterne devant les statues endormies de son amant Elle ne pense pas qu’elle dort La vie joue l’ombre la terre entière Il fait de plus en plus beau nuit et jour La plus belle des amantes Offre ses mains tendues Par lesquelles elle vient de loin Du bout du monde de ses rêves Par des escaliers de frissons et de lune au galop A travers des asphyxies de jungle Des orages immobiles Des frontières de ciguë Des nuits amères Des eaux livides et désertes A travers des rouilles mentales Et des murailles d’insomnie Tremblante petite fille aux tempes d’amoureuse Où les doigts des baisers s’appuient contre le cœur d’en haut Contre une souche de tendresse Contre la barque des oiseaux La fidélité infinie C’est autour de la tête que tournent les heures sures du lendemain Sur son front les caresses tirent au clair tous les mystères C’est de sa chevelure De la robe bouclée de son sommeil Que les souvenirs vont s’envoler Vers l’avenir cette fenêtre nue Une petite ombre qui me dépasse Une ombre au matin.
JE NE CESSE POUR AINSI DIRE PAS DE PARLER DE TOI ET POURTANT J’EN AI TOUJOURS VITE FINI AVEC L’ESSENTIEL.
Quand l’aube a montré ses griffes Et qu’au premier versant boisé Qui ne reflète que frissons S’ouvre l’abîme des hauteurs Quand ta robe s’ouvre à pic Donnant le jour à ton corps tendre Offrant tes seins lustrés soumis Tes seins qui n’ont jamais lutté
Renoncules tigrées de plomb Eclipses fatales aux forts Degrés d’hermine sacrifiée Ou quand ton visage se trouble Ce que j’aime dans ton visage c’est l’arrivée D’une lampe ardente en plein jour.
Paul Eluard.
L'AIR DE L'EAU
J'ai devant moi la fée du sel Dont la robe brodée d'agneaux Descend jusqu'à la mer Et dont le voile de chute en chute irise toute la montagne Elle brille au soleil comme un lustre d'eau vive Et les petits potiers de la nuit se sont servi de ses ongles sans lune Pour compléter le service à café de la belladone Le temps se brouille miraculeusement derrière ses souliers d'étoiles de neige Tout le long d'une trace qui se perd dans les caresses de deux hermines Les dangers rétrospectifs ont beau être richement répartis Des charbons mal éteints au prunellier des haies par le serpent corail qui peut passer pour un très mince filet de sang coagulé Le fond de l'âtre Est toujours aussi splendidement noir Le fond de l'âtre où j'ai appris à voir Et sur lequel danse sans interruption la crêpe à dos de primevères La crêpe qu'il faut lancer si haut pour la dorer Celle dont je retrouve le goût perdu Dans ses cheveux La crêpe magique le sceau aérien De notre amour
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Yeux zinzolins de la petite Babylonienne trop blanche Au nombril sertissant une pierre de même couleur Quand s'ouvre comme une croisée sur un jardin nocturne La main de Jacqueline X Que vous êtes pernicieux au fond de cette main Yeux d'outre-temps à jamais humides Fleur qui pourriez vous appeler la réticence du prophète C'en est fait du présent du passé de l'avenir Je chante la lumière unique de la coïncidence La joie de m'être penché sur la grande rosace du glacier supérieur Les infiltrations merveilleuses dont on s'aperçoit un beau jour qu'elles ont fait un cornet du plancher La portée des incidents étranges mais insignifiants à première vue Et leur don d'appropriation finale vertigineuse à moi-même Je chante votre horizon fatal Vous qui clignez imperceptiblement dans la main de mon amour Entre le rideau de vie Et le rideau de cœur Yeux zinzolins YZ De l'alphabet de la toute-nécessité
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Ils vont tes membres déployant autour de toi des draps verts Et le monde extérieur En pointillé Ne joue plus les prairies ont déteint les jours des clochers se rejoignent Et le puzzle social A livré sa dernière combinaison Ce matin encore ces draps se sont levés ont fait voile avec toi d'un lit prismatique Dans le château brouillé du saule aux yeux de lama Pour lequel la tête en bas Je suis parti jadis Draps amande de ma vie Quand tu marches le cuivre de Vénus Innerve la feuille glissante et sans bords Ta grande aile liquide Bat dans le chant des vitriers
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A ta place je me méfierais du chevalier de paille Cette espèce de Roger délivrant Angélique Leitmotiv ici des bouches de métro Disposées en enfilade dans tes cheveux C'est une charmante hallucination lilliputienne Mais le chevalier de paille le chevalier de paille Te prend en croupe et vous vous jetez dans la haute allée de peupliers Dont les premières feuilles perdues beurrent les roses morceaux de pain de l'air J'adore ces feuilles à l'égal De ce qu'il y a de suprêmement indépendant en toi Leur pâle balance A compter de violettes Juste ce qu'il faut pour que transparaisse aux plus tendres plis de ton corps Le message indéchiffrable capital D'une bouteille qui a longtemps tenu la mer Et je les adore quand elles se rassemblent comme un coq blanc Furieux sur le perron du château de la violence Dans la lumière devenue déchirante où il ne s'agit plus de vivre Dans le taillis enchanté Où le chasseur épaule un fusil à crosse de faisan Ces feuilles qui sont la monnaie de Danaé Lorsqu'il m'est donné de t'approcher à ne plus te voir D'étreindre en toi ce lieu jaune ravagé Le plus éclatant de ton œil Où les arbres volent Où les bâtiments commencent à être saisis d'une gaîté de mauvais aloi Où les jeux du cirque se poursuivent avec un luxe effréné dans la rue Survivre Du plus loin deux ou trois silhouettes se détachent Sur le groupe étroit bat le drapeau parlementaire
- Extrait d’un volume à paraître sous ce titre en décembre 1934.
André Breton.
QUELQUES POÈMES TROP PEU CONNUS
Rêve
On a faim dans la chambrée —- C’est vrai Emanations, explosions, Un génie : Je suis le gruère ! Lefebvre : Keller! Le génie : Je suis le Brie ! Les soldats coupent sur leur pain : U est la Vie!
Le génie : Je suis le Roquefort ! — Çà s'ra not' mort... — Je suis le gruère Et le brie etc
VALSE On nous a joints, Lefebvre et moi... etc!
Arthur Rimbaud. ( Octobre 1875.)
Liberté
Vient d’Ouest, d'Est, du Sud, du Nord. On ne s'assied plus aux tables Des heureux, puisqu'on est mort. Les princesses aux beaux râbles Offrent leurs plus doux trésors. Mais on s'en va dans les sables Oublié, méprisé, fort. On peut regarder la lune Tranquille dans le ciel noir Et quelle morale?... aucune. Je me console à vous voir, A vous étreindre ce soir Amie éclatante et brune.
Charles Cros. ( Le Collier de griffes. )
Barcarolle fluviale
La Seine verte bleue De volubilis couverte, La Seine ondoyante et bleue — Non la Marne verte, verte — Sur les gondoles, le soir De blanches blanches épaules Se penchent sur les gondoles Si frêles d'effroi du soir Vers Suresnes « l'hirondelle » Svelte fend le fleuve lent Et le fleuve au flot charmant S'abandonne au baiser frêle. La Seine ondoyante et bleue De volubilis couverte, — Non la Marne verte, verte — Épand sa musique bleue.
Michel Féline. (L'Adolescent confidentiel, 1892.)
MADRIGAL
Ma fille — ma, car vous êtes à tous, Donc aucun d'eux ne fut valable maître Dormez enfin, et fermons la fenêtre : La vie est close, et nous sommes chez nous. C'est un peu haut, le monde s'y termine Et l'absolu ne se peut plus nier; il est si grand de venir le dernier Puisque ce jour a lassé Messaline.
Vous voici seule et d'oreilles et d'yeux, Tomber souvent désapprend de descendre. Le bruit terrestre est loin, comme la cendre Gît inconnue à l'encens bleu des dieux. Tel le clapotis des carpes nourries A Fontainebleau A des voix meurtries De baisers dans l'eau.
Comment s'unit la double destinée! Tant que je n'eus point pris voire trottov Vous étiez vierge et vous n'étiez point née. Comme un passé se noie en un miroir. La boue à peine a baisé la chaussure De votre pied infinitésimal Et c'est d'avoir mordu dans tout le mal Qui vous a fait une bouche si pure.
Alfred JARRY
(A suivre)