MÉLUSINE

titre de la revue La Révolution Surréaliste
titre de la revue La Révolution Surréaliste

Minotaure n° 5, mars 1934

P.2

Promenade à travers le roman noir

Il y a là-dedans le tragique intérieur le plus accablant, le
plus compact, le plus mercuriel, le plus vénéneux que je sache,
quelque chose qui me donne l’idée de l’envers psychologique
d’une de ces tragédies de l’irrespirable Cyril Tourneur.
(Maurice Maeterlinck. Lettre à Iwan Gilkin. )
(Gand, 24 janvier 1890.)

S'il est besoin de définir ce terme, toute fiction peut être qualifiée de roman noir lorsqu’y dominent les effets conjugués de la terreur et du surnaturel. L'expression anglaise, novel of terror and wonder, rend un compte exact du roman noir, c est-à-dire à la fois terrifiant et merveilleux.
Les origines anglaises de cette formule littéraire sont trop accréditées pour n’en pas masquer d’autres, qui se trouveraient en Allemagne aussi bien qu en France. Mais pareils échanges entre littératures voisines sont moins faits pour surprendre que cet engouement général du public européen pour le roman terrifiant tout au long d’un demi-siècle. Circonstance remarquable au premier chef en France, où de convulsifs changements de régime politique demeurèrent sans influence apparente sur le goût des lecteurs et surtout des lectrices. Des événements sanglants d’une époque agitée ou de l’intense refoulement de la réaction consécutive, on peut donc se demander ce qui contribua le mieux à entretenir de telles dispositions d’esprit. Qu’il suffise ici de dénoncer cette couleur noire qui revêt indifférement les actes, les œuvres et les âmes. Car celles-ci en sont à ce point imprégnées qu’il semble en résulter d’exceptionnels cas pathologiques : l’aventure du nécrophile sergent Bertrand, survenue en 1847-1848, révèle une réalité plus vertigineuse que toute horreur romanesque.
Voilà qui permettrait déjà de tenir pour négligeable, en l’occurrence, le mérite littéraire des romans noirs : leur intérêt profond est ailleurs. Ce point de vue se renforce encore, si, feuilletant éditions et réimpressions de tant d’ouvrages aujourd’hui négligés, on s’attache surtout à leur illustration. La mode était alors aux frontispices, souvent allégoriques ou synthétiques, et des artistes de talent pouvaient être appelés à illustrer ainsi certaines productions au-dessous du médiocre. En fait, tous les procédés de la gravure sur cuivre, eau-forte, burin, aquatinte, manière noire, sont mis au service d’une imagination que, selon le cas, les ressources d’une romancière telle qu’Anne Radcliffe ne parviennent point à éveiller ni les pauvres élucubrations d’un Cuisin à décourager. Le tempérament de l’artiste compte seul : le texte n’est qu’un prétexte.
Si maintenant on cherche à se diriger parmi les scènes étranges qu’évoque la fantaisie de ces illustrateurs, connus ou ignorés, qu’il serait tentant d’appeler surromantiques, on croit voir leurs tendances s’orienter selon quatre points cardinaux.

I. — Le gothique noir se rattache littérairement à l’œuvre des précurseurs anglais du xvin e siècle, tels que Horace Walpole ou Clara Reeve, et esthétiquement au renouveau médiéval, assez conventionnel, dont le romantisme « à la cathédrale » va porter l’empreinte.

II. — Dérivant en partie de cette première conception, le fantastique noir transpose dans un cadre contemporain les éléments merveilleux qui paraissaient naguère inséparables d’un moyen âge légendaire. A la Restauration, fantômes, monstres, apparitions se glissent familièrement dans le boudoir et jusque sous le lit-bateau des élégantes. Toutefois l’insolite invasion n’ira pas sans soulever quelques objections de l’esprit critique.

III. — Parallèlement à la conception fantastique et parfois à son encontre, le réalisme noir tente de provoquer le frisson de terreur, non plus par la mise en scène d’êtres surnaturels, mais par l’évocation de forces invisibles auxquelles obéissent des personnages égarés. Il en peut résulter des scènes fort drama tiques, encore qu’inégales dans l’exécution, et dont les intentions offrent en tout cas un matériel très riche à l’analyse.

IV. — L'objection critique à l’invraisemblance de certaines situations se traduit quelquefois par l’ironie, la satire, voire la caricature : on est conduit ainsi au burlesque noir qui, apparu en Angleterre à l’aube du xix e siècle, se retrouve encore vivant dans l’œuvre de James Ensor. Au reste, non plus que les excès du mélodrame n’ont compromis le théâtre élizabéthain, les flots du roman-feuilleton n’ont submergé le roman noir. Lorsqu’aujourd’hui même le conteur pénètre, selon l’heureuse expression de M. Edmond Jaloux, « dans une région d’épouvante et de grandeur où il va rejoindre la poésie », ne lui faut-il pas explorer ce climat de mystère et de violence d’où peuvent naître encore de nouvelles saisons ?

MAURICE HEINE.

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KING KONG

Nous sommes loin des eaux où j'ai navigué...
LE CAPITAINE.

J’avais si définitivement renoncé à l’idée de voir un film poétique, que je ne peux m’empêcher, en dehors de toute tentative critique, de signaler l’apparition de ce phénomène rare, salué, comme il se doit, par des aboiements de dérision et de mépris. Je m’empresse de dire que ce qui fait à mes yeux la valeur de ce film n’est en rien l’œuvre des producteurs et des réalisateurs (ils ne visaient qu’une attraction foraine de grand style) mais découle tout naturellement de la libération invo lontaire d’éléments en eux-mêmes lourds de puissance onirique, d’étrangeté et d’horrible.
Qu’on me permette tout d’abord de relever les éléments d’absurdité les plus flagrants de ce film admirable, et, cela, pas seulement pour la plus grande satisfaction de la foule qui les a remarqués avant moi, tout en rigolant (quelquefois très jaune, il est vrai) de ces images « grotesques et sérieuses ». (je rappelle brièvement que King-Kong, c’est l’histoire grandiloquente d’un singe d’une taille démesurée, qui s’empare d’une femme blanche; on la lui reprend, et, emmené à New-York, il s’évade du théâtre où on l’exhibe. Il fuit, emportant la femme jusqu’au sommet du plus haut building du monde, d’où l’abat une escadrille).

a) il est absurde que le metteur en scène fasse à bord du bateau un essai de l’artiste qui l’accompagne (pour tourner dans un documentaire, qui plus est! Et quoi donc?), puisque s’il l’emmène pour un si long voyage, c’est que cet essai a dû être déjà fait, et, qu’en outre, il lui sera impossible de développer, de tirer et de projeter cet essai à bord d’un cargo. b) Il est absurde de penser que dans une île du Pacifique aient pu se perpétuer des espèces disparues à forme pseudo-scientifique, parmi lesquelles un singe gigantesque venu on ne sait d’où; il est plus absurde encore de le faire remarquer, puisque c’est la base même du film.
c) Il est absurde que les Européens, à la poursuite de King-Kong, s’imaginent qu’il a pu se cacher dans un lac, et bâtissent (avec quelle facilité) un radeau pour continuer la chasse.
d) Il est absurde de faire pendre du promontoire de la caverne une liane qui permettra à la jeune fille et à son sauveur de s’enfuir par l’abîme; il est absurde de croire qu’ils retrouveront facilement leur route dans la jungle jusqu’à la porte derrière laquelle est le salut.
e) Il est absurde de nous montrer King-Kong enfonçant soudain cette porte qui le séparait jusqu’ici du reste de l’île. f) il est absurde de nous demander de croire que King-Kong, endormi à coup de grenades à gaz, a pu être facilement conduit à bord sur un radeau, et enchaîné pendant la traversée. g) Il est absurde que King-Kong, s’évadant du théâtre où on le présente, retrouve aussi facilement la femme qu’il poursuit. h) Enfin et surtout, il est absurde que King-Kong change perpétuellement de proportions; sa main est tantôt de taille à saisir un wagon de métro, tantôt, elle n’empoigne que le buste de la femme, dont nous voyons gigoter les bras et les jambes.

Je pense qu’on commence à voir où je veux en venir, et l’on ne sera pas surpris de me retrouver dans les sentiers battus du rêve, du rêve où, poursuivis par un danger trop pressant, nous créons les éléments de notre salut (d), sans pouvoir d’ailleurs échapper (e-g). J’ai, vers dix ou douze ans, été frappé plus que quiconque par le « Double assassinat dans la rue Morgue » et la terreur de voir apparaître un gorille à la fenêtre a longtemps hanté mes insomnies d’enfant (à trois ans, j’avais eu grand peur d’un petit ouistiti qui sauta brusquement à la vitre; c’est peut-être le seul souvenir très précis de mes premières années). Enfin, je ne fais pas appel à des réminiscences bien compliquées quand je demande qu’on se souvienne des innombrables rêves bâtis sur ce thème : vous êtes poursuivis par un animal ou un danger monstrueux, et d’abord, vous ne pouvez plus fuir; la chose s’approche de vous; vous êtes écrasés d’angoisse et il vous est impossible de crier ou de déraciner vos pieds.
Deux solutions quant à moi : ou bien je peux crier, et mon cri me réveille, ou bien j’arrive à m’enfuir, et dans la seconde partie du rêve, je me cache dans les endroits les moins accessibles où le monstre me retrouve toujours. Il s’est longtemps agi d’un bœuf furieux, qui, contre toute attente, ouvre les portes, monte les escaliers; souvent encore d’un fauve quelconque, qui, entre dix portes, enfonce toujours celle de la chambre où je me réfugie, écarte sans hésiter la tenture derrière laquelle je me cache, asphyxié de terreur. Je retrouve tous ces éléments dans King-Kong, et c’est une des raisons pour lesquelles ce film m’affecte si profondément. Dans l’épisode du théâtre, j’ai revu trait pour trait un détail frappant de mes cauchemars familiers, avec l’angoisse et le malaise atroce qui l’accompagnent. Un spectateur, pas très rassuré, voudrait partir, mais on lui fait honte de sa pusillanimité, et il se rassied. Ce spectateur, c’est moi; cent fois, dans mon rêve, au moment de la catastrophe, quand le crocodile invisible, l'homme de plâtre ou le taureau bondissent dans la salle, je me suis maudit de ne pas être sorti au moment où je réalisais le danger échappant aux autres assistants.
Il ne paraît pas nécessaire d’insister sur la grandeur apocalyptique de certains tableaux, particulièrement la bataille de King-Kong dans la grotte, avec le serpent monstrueux; la qualité des décors me paraît, en cet endroit, strictement maldororienne; les professeurs de paléontologie américains ont peut-être dessiné pour Hollywood les maquettes des monstres préhistoriques; leur père spirituel ne s’en appelle pas moins Max Ernst. Mais je voudrais insister sur le côté absurdement équivoque de l’histoire, car enfin, pourquoi King-Kong enlève-t-il cette blanche au lieu de la dévorer, pourquoi lui arrache-t-il ses vêtements dont il renifle le parfum, pourquoi la défend-il contre les autres monstres, pourquoi la poursuit-il lorsqu’elle lui est ravie, trouvant la force d’enfoncer une porte gigantesque qui jusque-là l’isolait du reste du monde, quelle puissance (et je ne parle plus ici d’absurdité) lui,fait retrouver le refuge de la femme entre les mille chambres d’un gratte-ciel, pourquoi se fait-il mitrailler par les avions pour la garder ? Comme disait un de mes voisins : « Il ne peut tout de même rien en faire ». Voire.
J’en arrive maintenant aux gens sérieux, qui ont prétendu n’envisager que le film de truquages, et il ne les satisfait pas du tout. Notons, en passant, que le doublage, qui, dans le meilleur des cas, est encore la pire des saloperies, a été cette fois magnifiquement raté; on saisit à peine un dialogue pâteux, qui ne retient jamais l’attention. On me plaindra peut-être d’avoir vu pour la première fois King-Kong dans une salle vide, en compagnie de quelques techniciens qui, d’un bout à l’autre du film, s’expliquèrent mutuellement comment c’était fait. Il paraît finalement que le plus haut des King-Kong, car il y en a plusieurs, on s’en doutait, n’a pas un mètre de haut. Eh bien, figurez-vous que nous le savions. Et c’est pourquoi je crois que les rires ineptes du public ne sont qu’un moyen de défense, tantôt pour se forcer à penser qu’il s’agit d’une mécanique, tantôt, y ayant réussi, pour échapper à ce sentiment d’« unheimliche », d’inquiétante étrangeté, que nous chérissons et cultivons, quant à nous, si soigneusement, et que rien ne fait tant naître, justement, que la fréquentation des automates. Je pense que le film ne serait pas moins émouvant, pas moins effrayant, s’il s’agissait non d’une bête supposée vivante, mais d’un automate de la même taille, accomplissant les mêmes gestes. En tous cas, que le monstre soit vrai ou faux, la terreur qu’il provoque n’en prend pas moins un caractère délirant et convulsif par l’impossibilité même de la chose. Supposez que vous, dans le métro, vous voyez soudain sa tête apparaître au-dessus des arbres du boulevard Barbès, vous demanderez-vous si c’est une mécanique avant d’avoir peur ?
En résumé, par l’absurdité de l’affabulation (scénario inepte, aux multiples détails incohérents), la violente puissance onirique (représen tation affreusement réaliste d’un rêve fréquent), l’érotisme monstrueux (amour démesuré du monstre pour la femme, cannibalisme, sacrifices humains), l’irréalité de certains décors, — ou, si l’on est incapable de se laisser prendre à rien de tout cela, par l’acuité du sentiment d’« unheimliche » dont la présence des automates et des truquages baigne toute la bande — ou mieux encore, par la combinaison de toutes ces valeurs, ce film me paraît répondre à ce que nous mettons dans l’adjectif « poétique » et dont nous avions eu la faiblesse d’espérer que le cinéma serait par excellence la terre d’élection. J. L. 34

Note A. — Il paraît que dans ce film, les Européens se montrent, comme à l’accoutumée, particulièrement répugnants à l’égard des indigènes. Ce ne doit être sensible qu’au dialogue, et ce détail m’a échappé. King-Kong, par ailleurs, rétablit l’équilibre, en dévorant également les uns et les autres. Les gens que ce film pourrait faire penser au « Monde Perdu » n’auront pu, je l’espère, se livrer qu’à des comparaisons de vraisemblance entre les’animaux préhistoriques figurant dans les deux réalisations.
Note B. — Il est de fait que la qualité des truquages est fort inégale. Les animaux manifestent souvent une raideur pénible, d’autant plus inexplicable que certains mouvements sont d’une vérité criante (je pense au geste de King-Kong fouillant le rocher et recevant un coup de poignard dans la main). Quant aux effets de back-projection, s’ils s’enchaînent dans le reste du film avec une virtuosité étonnante, l’œil le moins averti ne peut manquer d’être gêné par les confusions de perspective négligées par les opérateurs pendant la réalisation. Le premier monstre préhistorique abattu, par exemple, balaye de la queue les chasseurs et une bonne partie de la salle. Rien de tout ceci, par ailleurs, ne me dérange.

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LES MYSTÈRES DE LA FORÊT

Qu’est-ce qu’une forêt ? Un insecte merveilleux. Une planche à dessin. Que font les forêts ? Elles ne se couchent jamais de bonne heure. Elles attendent le tailleur. Quelle est la belle saison des forêts ? C’est le futur; ce sera la saison où les masses d’ombres seront capables de se trans former en paroles et où des êtres doués de la parole auront l’orgueil de chercher minuit à x heures. Mais c’est du passé, il me semble. Peut-être. A cette époque passée, les rossignols croyaient-ils en Dieu ? A cette époque passée, les rossignols ne croyaient pas en Dieu : ils étaient liés d’amitié avec le mystère. Et l’homme, dans quelle position se trouvait-il ? L'homme et le rossignol se touvaient dans la position la plus favorable pour imaginer : ils avaient, dans la forêt, un parfait conducteur du rêve.' Qu’est-ce que le rêve ? Vous m’en demandez trop : c’est une femme qui abat un arbre. A quoi servent les forêts ? A faire des allumettes qu’on donne aux enfants comme jouets. Le feu est donc dans la forêt ? Le feu est dans la forêt. De quoi se nourrissent les plantes ? De mystère. Quel jour sommes-nous ? Merde. Quelle sera la fin des forêts ? Viendra le jour où une forêt, amie jusque-là de la dissipation, prendra la résolution de ne plus fréquenter que les endroits sages, les routes goudronnées et les promeneurs du dimanche. Elle se nourrira de journaux en conserve. Se laissant toucher par la vertu, elle se corrigera des mauvaises habitudes contractées dans sa jeunesse. Elle deviendra géométrique, consciencieuse, besogneuse, grammaticale, juridique, pastorale, ecclésiastique, constructiviste et républicaine. On s’y ennuiera. Ce sera le beau temps ? Tu parles ! On ira à la chasse présidentielle. Cette forêt s’appellera-t-elle Blastule ou Gastrula ? Elle s’appellera Mme de Rambouillet. La forêt sera-t-elle louée pour sa nouvelle conduite ? Pas par moi. Elle trouvera cela très injuste, et un jour ne pouvant plus y tenir, elle ira déposer ses ordures dans le cœur du rossignol. Qu'en dira le rossignol ? Le rossignol sera écorché. « Mon amie, répondra-t-il, vous valez encore moins que votre réputation. Allez faire un petit tour en Océanie, et vous verrez ». Y ira-t-elle ? Trop fière. Existe-t-il encore des forêts là-bas ? Elles sont, paraît-il, sauvages et impénétrables, noires et rousses, extravagantes, séculaires, fourmilières, diamétrales, négligentes, féroces, ferventes et aimables, sans hier ni lendemain. D’une île à l'autre, par dessus les volcans, elles jouent aux cartes avec des jeux dépareillés. Nues, elles ne se parent que de leur majesté et de leur mystère.

Max ERNST.

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LA BEAUTÉ SERA CONVULSIVE

Voir le texte dans Minotaure

Boys du sévère, interprètes anonymes, enchaînés et brillants de la revue à grand spectacle qui toute une vie, sans espoir de changement, possédera le théâtre mental, ont toujours évolué mystérieusement pour moi des êtres théoriques, que j'interprète comme des porteurs de clés : ils portent les clés des situations, j’entends par là qu’ils détiennent le secret des attitudes les plus significatives que j'aurai à prendre en présence de tels rares événements qui m’auront poursuivi de leur marque. Le propre de ces personnages est de m’apparaître vêtus de noir - sans doute sont-ils en habit ; leurs visages m’échappent; je les crois sept ou neuf — et, assis l’un près de l’autre sur un banc, de dialoguer entre eux la tête parfaitement droite. C’est toujours ainsi que j'aurais voulu les porter à la scène, au début d’une pièce, leur rôle étant de dévoiler cyniquement les mobiles de l’action. A la tombée du jour et souvent beaucoup plus tard (je ne me cache pas qu'ici la psychanalyse aurait son mot à dire), comme ils se soumettraient à un rite, je les retrouve errant sans mot dire au bord de la mer, à la file indienne, contournant légèrement les vagues. De leur part, ce silence ne me prive guère, leurs propos de banc m’ayant, à vrai dire, paru toujours singulièrement décousus. Si je leur cherchais dans la littérature un antécédent, je m’arrêterais à coup sûr à l'Haldernablou de Jarry, où coule de source un langage litigieux comme le leur, sans valeur d’échange immédiat, Haldernablou qui, en outre, se dénoue sur une évocation très semblable à la mienne : « dans la forêt triangulaire, après le crépuscule ».
Pourquoi faut-il qu’à ce fantasme succède irrésistiblement un autre, qui de toute évidence se situe aux antipodes du premier ? Il tend, en effet, dans la construction de la pièce idéale dont je parlais, à faire tomber le rideau du dernier acte sur un épisode qui se perd derrière la scène, tout au moins se joue sur cette scène à une profondeur inusitée. Un souci impérieux d’équilibre le détermine et, d’un jour à l’autre, s’oppose en ce qui le concerne à toute variation. Le reste de la pièce est affaire de caprice, c’est-à-dire, comme je me le donne aussitôt à entendre, que cela ne vaut presque pas la peine d’être conçu.
Je me plais à me figurer toutes les lumières dont a joui le spectateur convergeant en ce point d’ombre. Louable intelligence du problème, bonne volonté du rire et des larmes, goût humain de donner raison ou tort : climats tempérés ! Mais tout à coup, serait-ce encore le banc de tout à l’heure, n’importe, ou quelque banquette de café, la scène est à nouveau barrée. Elle est barrée, cette fois, d’un rang de femmes assises, en toilettes claires, les plus touchantes qu’elles aient portées jamais. La symétrie exige qu’elles soient sept ou neuf. Entre un homme... il les reconnaît : l’une après l’autre, toutes à la fois ? Ce sont les femmes qu’il a aimées, qui l’ont aimé, celles-ci des années, celles-là un jour. Comme il fait noir ! Si je ne sais rien de plus pathétique au monde, c’est qu’il m’est formellement interdit de supputer, en pareille occurrence, le comportement d'un homme quel qu’il soit — pourvu qu’il ne soit pas lâche de cet homme à la place duquel je me suis si souvent mis. Il est à peine, cet homme vivant qui tenterait, qui tente ce rétablissement au trapèze traître du temps. Il serait incapable de compter sans l'oubli, sans la bête féroce à tête de larve. Le merveilleux petit soulier à facettes s’en allait dans plusieurs directions. Reste à glisser sans trop de hâte entre les deux impossibles tribunaux qui se font face : celui des hommes que j’aurai été, par exemple en aimant, celui des femmes que toutes je revois en toilettes claires. La même rivière se dévoile et passe, charmée par les pierres douces, les ombres et les herbes. L’eau, folle de ses volutes comme une vraie chevelure de feu. Glisser comme l’eau dans l'étincellement pur, pour cela il faudrait avoir perdu la notion du temps. Mais quel abri contre lui; qui nous apprendra à décanter la joie du souvenir ? L’histoire ne dit pas que les poètes romantiques, qui semblent pourtant de l’amour s’être fait une conception moins dramatique que la nôtre, ont réussi à tenir tête à l’orage. Les exemples de Shelley, de Nerval, d'Arnim illustrent au contraire d’une manière saisissante le conflit qui va s’aggraver jusqu’à nous, l’esprit s’ingéniant à donner l’objet de l’amour pour un être unique alors ainsi tourbillonne, griffe, l’image, telle qu’elle se produit dans l’écriture automatique que dans bien des cas les conditions sociales de la vie font implacablement justice d’une telle illusion. De là, je crois, en grande partie, le sentiment de la malédiction qui pèse aujourd’hui sur l’homme et qui s’exprime avec une acuité extrême à travers les œuvres les plus caractéristiques de ces cent dernières années. Sans préjudice de l’emploi des moyens que néces site la transformation du monde et, par là, notamment, la suppression de ces obstacles sociaux, il n’est peut-être pas inutile de se convaincre que cette idée de l’amour unique procède d’une attitude mystique — ce qui n’exclut pas qu’elle soit entretenue par la société actuelle à des fins équivoques. Pourtant je crois entrevoir une synthèse possible de cette idée et de sa négation. Ce n’est pas, en effet, le seul parallélisme de ces deux rangées d’hommes et de femmes que tout à l'heure j’ai feint de rendre égales arbitrairement, qui m’incite à admettre que l’intéressé dans tous ces visages d’hommes appelé pour finir ; ne reconnaître que lui-même — ne découvrira pareillement dans tous ces visages de femmes qu’un visage, le dernier visage aimé. Que de fois, par ailleurs, j'ai pu constater que sous des apparences extrêmement dissemblables cherchait de l’un à l’autre de ces visages à se définir un trait commun des plus exceptionnels, à se préciser une attitude que j’eusse pu croire m’être soustraite à tout jamais! Si bouleversante que demeure pour moi une telle hypothèse il se pourrait que, dans ce domaine, le jeu de substitution d’une personne à une autre, voire à plusieurs autres, tende à une légitimation de plus en plus forte de l’aspect physique de l’être aimé, et cela en raison même de la subjectivation toujours croissante du désir. L’être aimé serait alors celui en qui viendraient se composer un certain nombre de qualités particulières tenues pour plus attachantes que les autres et appréciées séparément, successivement, chez les êtres à quelque degré antérieurement aimés. Il est à remarquer que cette proposition corrobore, sous une forme dogmatique, la notion populaire du « type » de femme ou d’homme de tel individu, homme ou femme, pris isolément. Je dis qu’ici comme ailleurs cette notion, fruit qu’elle est d’un jugement collectif éprouvé, vient heureusement en corriger une autre, issue d’une de ces innombrables prétentions idéalistes qui se sont avérées, à la longue, intolérables. C’est là, tout au fond du creuset humain, en cette région paradoxale où la fusion de deux êtres qui se sont réellement choisis restitue à toutes choses les couleurs perdues du temps des anciens soleils, où pourtant aussi la solitude fait rage par une de ces fantaisies de la nature qui, autour des cratères de l’Alaska, veut que la neige demeure sous la cendre, c’est là qu’il y a des années j'ai demandé qu’on allât chercher la beauté nouvelle, la beauté « envisagée exclusivement à des fins passionnelles». J'avoue sans la moindre confusion mon insensibilité profonde en présence des spectacles naturels et des œuvres d’art qui, d’emblée, ne me procurent pas un trouble physique caractérisé par la sensation d'une aigrette de vent aux tempes susceptible d entraîner un véritable frisson. Je n’ai jamais pu m'empêcher d’établir une relation entre cette sensation et celle du plaisir érotique et ne découvre entre elles que des différences de degré. Bien que je ne parvienne jamais à épuiser par l’analyse les éléments constitutifs de ce trouble — il doit en effet tirer parti de mes plus profonds refoulements — ce que j’en sais m’assure que la sexualité seule y préside. Il va sans dire que, dans ces conditions, l’émotion très spéciale dont il s’agit peut surgir pour moi au moment le plus imprévu et m’être causée par quelque chose, ou par quelqu’un, qui, dans l’ensemble, ne m’est pas particulièrement cher. Il ne s’en agit pas moins manifestement de cette sorte d’émotion et non d’une autre, j’insiste sur le fait qu’il est impossible de s’y tromper : c’est vraiment comme si je m’étais perdu et qu’on vînt tout à coup me donner de mes nouvelles. Au cours de la première visite que je lui fis lorsque j’avais dix-sept ans, je me souviens que Paul Valéry insistant pour connaître les raisons qui me portaient à me consacrer à la poésie obtint de moi une réponse déjà dirigée uniquement dans ce sens : je n’aspirais, lui dis-je, qu’à procurer (me procurer ?) des états équivalents à ceux que certains mouvements poétiques très à part avaient provoqué en moi. Il est frappant et admirable que de tels états de parfaite réceptivité ne connaissent aucune dégradation dans le temps, puisque, parmi les exemples que je suis tenté aujourd’hui de donner de ces courtes formules dont l’effet sur moi se montre magique reviennent plusieurs de ceux que je proposais à Valéry il y a plus de vingt ans. C’étaient, j’en suis si sûr, le « Mais que salubre est le vent ! » de « La Rivière de Cassis » de Rimbaud, un « Alors, comme la nuit vieillissait, de Mallarmé d’après Poë, par-dessus tout peut-être la fin de ce conseil d’une mère à sa fille, dans un conte de Loüys : se méfier, je crois, des jeunes gens qui passent sur les routes « avec le vent du soir et les poussières ailées ». Est-il besoin de dire que cette rareté extrême, avec la découverte quelque temps plus tard des Chants de Maldoror et de Poésies d’Isidore Ducasse, a fait place pour moi à une inespérée profusion ? Les « beau comme » de Lautréamont constituent le manifeste même de la poésie convulsive. Les grands yeux clairs, aube ou aubier, crosse de fougère, rhum ou colchique, les plus beaux yeux des musées et de la vie à leur approche comme les fleurs éclatent s’ouvrent pour ne plus voir, sur toutes les branches de l’air. Ces yeux, qui n’expriment plus que sans nuance l’extase, la fureur, l’effroi, ce sont les yeux d’Isis («Et l’ardeur d’autrefois... »), les yeux des femmes données aux lions, les yeux de Justine et de Juliette, ceux de la Matilde de Lewis, ceux de plusieurs visages de Moreau, de certaines des têtes de cire les plus modernes. Mais, si Lautréamont règne indiscutablement sur la contrée immense d’où m’arrivent aujourd’hui la plupart de ces appels irrésistibles, je n’en continue pas moins à homologuer tous ceux qui m’ont cloué sur place un jour, une fois pour toutes, qu’ils m’aient mis alors tout entier sous le pouvoir de Baudelaire («Et d’étranges fleurs... ») de Cros, de Nouveau, de Vaché, plus rarement d’Apollinaire, ou même d’un poète par ailleurs plus qu’oubliable, Michel Féline («Et les vierges postulantes... De l’accalmie pour leurs seins »). Le mot qui, dans le titre de ce court essai, me sert à qualifier la beauté qui seule de nos jours doive être servie perdrait à mes yeux tout sens s’il était conçu dans le mouvement et non à l’expiration exacte de ce mouvement même. Il ne peut, selon moi, y avoir beauté — beauté convulsive — qu’au prix de l’affirmation du rapport réciproque qui lie l'objet considéré dans son mouvement et dans son repos. Je regrette de n’avoir pu fournir, comme complément à l’illustration de ce texte, la photographie d’une locomotive de grande allure qui eût été abandonnée durant des années au délire de la forêt vierge. Outre que le désir de voir cela s’accompagne depuis longtemps pour moi d’une exaltation particulière, il me semble que l’aspect sûrement magique de ce monument à la victoire et au désastre, mieux que tout autre, eut été de nature à fixer les idées... Passant de la force à la fragilité, je me revois maintenant dans une grotte du Vaucluse en contemplation devant une petite construction calcaire reposant sur le sol très sombre et imitant à s’y méprendre la forme d’un œuf dans un coquetier. Des gouttes tombant du plafond de la grotte venaient régulièrement heurter sa partie supérieure très fine et d’une blancheur aveuglante. En cette lueur me parut résider l’apothéose des adorables larmes bataviques. Il était presque inquiétant d’assister à la formation continue d’une telle merveille. Toujours dans une grotte, la Grotte des Fées près de Montpellier où l’on circule entre des murs de quartz, le cœur retarde quelques secondes de battre au spectacle de ce manteau minéral gigantesque, dit «manteau impérial», dont le drapé défie à jamais la statuaire et que la lumière d’un projecteur couvre de roses, comme pour qu’il n’ait rien à envier, même sous ce rapport, au pourtant splendide et convulsif manteau fait de la répétition à l’infini de l’unique petite plume rouge d’un oiseau rare que portaient les anciens chefs hawaïens. Mais c’est tout à fait indépendamment de ces figurations accidentelles que je suis amené à faire ici l’éloge du cristal. Nul plus haut enseignement artistique ne me paraît pouvoir être reçu que du cristal. L’œuvre d’art, au même titre d’ailleurs que tel fragment de la vie humaine considérée dans sa signification la plus grave, me paraît dénuée de valeur si elle ne présente pas la dureté, la rigidité, la régularité, le lustre sur toutes ses faces extérieures, intérieures, du cristal. Qu’on entende bien que cette affirmation s’oppose pour moi, de la manière la plus catégorique, la plus constante, à tout ce qui tente, esthétiquement comme moralement, de fonder la beauté formelle sur un travail de perfectionnement volontaire auquel il appartiendrait à l’homme de se livrer. Je ne cesse pas, au contraire, d’être porté à l’apologie de la création, de l’action spontanée et cela dans la mesure même où le cristal, par définition non amélio rable, en est l’expression parfaite. La maison que j’habite, ma vie, ce que j’écris : je rêve que cela apparaisse de loin comme apparaissent de près ces cubes de sel gemme. Cette royauté sensible qui s’étend sur tous les domaines de mon esprit et qui tient ainsi dans une gerbe de rayons à portée de la main n’est, je crois, partagée pleinement de temps à autre que par les bouquets absolus offerts du fond des mers par les alcyonaires, les madrépores. L'inanimé touche ici de si près l’animé que l’imagination est libre de se jouer à l’infini sur ces formes d’apparence toute minérale, de reproduire à leur sujet la démarche qui consiste à reconnaître un nid, une grappe retirés d’une fontaine pétrifiante. Après les tours de châteaux aux trois-quarts effondrés, les tours de cristal de roche à la cime céleste et aux pieds de brouillard, d’une fenêtre desquelles, bleus et dorés, tombent les cheveux de Vénus, après ces tours, dis-je, tout le jardin : les résédas géants, les aubépines dont la tige, les feuilles, les épines sont de la substance même des fleurs, les éventails de givre. Si le lieu même où la « figure » — au sens hégélien de mécanisme matériel de l’individualité par delà le magnétisme atteint sa réalité est par excellence le cristal, le lieu où elle perd idéalement cette réalité toute puissante est à mes yeux les coraux, pour peu que je les réintègre comme il se doit à la vie, dans l’éclatant miroitement de la mer. La vie, dans la constance de son processus de formation et de destruction, ne me semble pour l'œil humain pouvoir être concrètement mieux enclose qu entre les haies de mésanges bleues de l’aragonite et le pont de trésors de la « grande barrière » australienne.

A ces deux premières conditions auxquelles doit répondre la beauté convulsive au sens profond du terme, je juge nécessaire et suffisant d’en adjoindre une troisième qui supprime toute lacune. Une telle beauté ne pourra se dégager que du sentiment poignant de la chose révélée, que de la certitude intégrale procurée par l'irruption d’une solution qui, en raison de sa nature même, ne pouvait nous parvenir par les voies logiques ordinaires. Il s’agit en pareil cas, en effet, d’une solution toujours excédente, d’une solution certes rigoureusement adaptée et pourtant très supérieure au besoin. L'image, telle qu’elle se produit dans l’écriture automatique, en a toujours constitué pour moi un exemple parfait. De même, j’ai pu désirer voir construire un objet très spécial, répondant à une fantaisie poétique quelconque. Cet objet, dans sa matière, dans sa forme, je le prévoyais plus ou moins. Or, il m’est arrivé de le découvrir, unique sans doute parmi d’autres objets fabriqués. C’était lui de toute évidence, bien qu’il différât en tout de mes prévisions. On eut dit que, dans son extrême simplicité, que n’avait pas exclue le souci de répondre aux exigences les plus spécieuses du problème, il me faisait honte du tour élémentaire de ces prévisions. J’y reviendrai. Toujours est-il que le plaisir est ici fonction de la dissemblance même qui existe entre l’objet souhaité et la trouvaille. Cette trouvaille, qu’elle soit artistique, scientifique, philosophique ou d’aussi médiocre utilité qu’on voudra, enlève à mes yeux toute beauté à ce qui n’est pas elle. C’est en elle seule qu’il nous est donné de reconnaître le merveilleux précipité du désir. Elle seule a le pou voir d’agrandir l’univers, de le faire revenir partiellement sur son opacité, de nous découvrir en lui des capacités de recel extraordinaire, proportionnées aux besoins innombrables de l’esprit. La vie quotidienne abonde, du reste, en menues découvertes de cette sorte, où prédomine fréquemment un élément d’apparente gratuité, fonction très probablement de notre incompréhension provisoire, et qui ne me paraissent par suite nullement dédaignables. Je suis intimement persuadé que toute perception enregistrée de la manière la plus involontaire comme, par exemple, celle de paroles prononcées à la cantonade, porte en elle la solution, symbolique ou autre, d’une difficulté où l’on est avec soi-même. Il n’est encore que de savoir s’orienter dans le dédale.
Le délire d’interprétation ne commence qu’où l’homme mal préparé prend peur dans cette forêt d’indices. Mais je soutiens que l’attention se ferait plutôt briser les poignets que de se prêter une seconde, pour un être, a ce à quoi le désir de cet être reste extérieur. Ce qui me séduit dans une telle manière de voir, c'est qu'à perte de vue elle est recréatrice de désir. Comment ne pas espérer faire surgir à volonté la bête aux yeux de prodiges, comment supporter l'idee que, parfois pour longtemps, elle ne peut être forcée dans sa retraite ? C’est toute la question des appâts. Ainsi, pour faire apparaître une femme, me suis-je vu ouvrir une porte, la fermer, la rouvrir, - quand j’avais constaté que c’était insuffisant glisser une lame dans un livre choisi au hasard, après avoir postulé que telle ligne de la page de gauche ou de droite devait me renseigner d’une manière plus ou moins indirecte sur ses dispositions, me confirmer sa venue imminente ou sa non-venue, - puis recommencer à déplacer les objets, chercher les uns par rapport aux autres à leur faire occuper des positions insolites, etc. Cette femme ne venait pas toujours mais alors il me semble que cela m’aidait à comprendre pourquoi elle ne viendrait pas, il me semble que j’acceptais mieux quelle ne vînt pas. D’autres jours, où la ques tion de l’absence, du manque invincible était tranchée, c’était des cartes, interrogées tout à fait hors des règles, quoique selon un code personnel invariable et assez précis, que j’essayais d’obtenir pour le présent, pour l’avenir, une vue claire de ma grâce et de ma disgrâce. Des années durant je me suis servi pour cela toujours du même jeu, qui porte au dos le pavillon de la « Hamburg-America Linie» et sa magnifique devise : « Mein Feld ist die Welt », sans doute aussi parce que dans ce jeu la dame de pique est plus belle que la dame de cœur. De mode de consultation auquel allait et va encore ma prédilection supposa presque d’emblée la disposition des cartes en croix (au centre ce que j'interroge : moi, elle, l’amour, le danger, la mort, le mystère, au-dessus ce qui plane, à gauche ce qui effraye ou nuit, à droite ce qui est certain, au-dessous ce qui est surmonté). L’impatience voulut que, devant trop de réponses évasives, j’eusse recours très vite à l’interposition, dans cette figure, d'un objet central très personnalisé tel que lettre ou photographie, qui me parut amener des résultats meilleurs puis, électivement, tour à tour, de deux petits personnages fort inquiétants que j’ai appelés à résider chez moi : une racine de mandragore vague ment dégrossie à l’image, pour moi, d'Enée portant son père et la statuette, en caoutchouc brut, d’un jeune être bizarre, écoutant, à la moindre éraflure saignant comme j’ai pu le constater d’un sang intarissable de sève sombre, être qui me touche particulièrement dans la mesure même où je n’en connais ni l’origine ni les fins et qu’à tort ou à raison j’ai pris le parti de tenir pour un objet d’envoûtement. Tout compte fait du calcul des probabilités, et quelque hésitation que j’aie à avancer un témoignage semblable, rien ne me retient de déclarer que ce dernier objet, par l’intermédiaire des cartes, ne m’a jamais entretenu de rien d’autre que de moi, qu’il m’a toujours ramené au point vif de ma vie. Le 10 avril dernier, en pleine «occultation» de Vénus par la lune (ce phénomène n’étant appelé à se produire qu’une fois cette année), je déjeunais dans un petit restaurant situé assez désagréablement près de l’entrée d’un cimetière. Il faut, pour s’y rendre, passer sans enthousiasme devant plusieurs étalages de fleurs. Ce jour-là le spectacle, au mur, d’une horloge vide de son cadran ne me paraissait pas non plus de très bon goût. Mais j’observais, n’ayant rien de mieux à faire, la vie charmante de ce lieu. Le soir le patron, « qui fait la cuisine », regagne son domicile à motocyclette. Des ouvriers semblent faire honneur à la nourriture. Le plongeur, vraiment très beau, d’aspect très intelligent, quitte quelque fois l’office pour discuter, le coude au comptoir, de choses apparemment sérieuses avec les clients. La servante est assez jolie : poétique plutôt. Le 10 avril au matin elle portait, sur un col blanc à pois espacés rouges fort en harmonie avec sa robe noire, une très fine chaîne retenant trois gouttes claires comme de pierre de lune, gouttes rondes sur lesquelles se détachait à la base un croissant de même substance, pareillement serti. J’appréciai une fois de plus, infiniment, la coïncidence de ce bijou et de cette éclipse. Comme je cherchais à situer cette jeune femme, en la circonstance si bien inspirée, la voix du plongeur, soudain : «Ici, l’Ondine! » et la réponse exquise, enfantine, à peine soupirée, parfaite : «Ah oui, on le fait ici, l’On dîne! » Est-il plus touchante scène? Je me le demandais le soir encore, en écoutant les artistes du théâtre de l’Atelier massacrer une pièce de John Ford.

La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas.

André BRETON.

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PAR UN APRÈS-MIDI TRÈS FROID DES PREMIERS JOURS DE 1713, ou le Monde tel qu'il est

« Les enfants du peuple appellent encore saints ou feuilles de saints {feu de saints) toutes ces images indistinctement, sujets pieux, contes, soldats, animaux. Cette anecdote le prouve ; il y a quelque trente ans, deux petits Spinaliens entraient chez un libraire de la ville. Ils lui dirent : Nous voudrions des saints. Le libraire comprit, mais pour préciser : — Lesquels? Et les enfants de répondre, l'accent traînard : — Des bêtes! » (René Perrout : Les images d’Epinal)

Au revoir. Plus vite, suivez le mouvement, prenez la peine de courir, si vous voulez barrer la route à ceux qui tombent de fatigue, lever le rideau de leurs défaillances. Il ne reste du triomphateur que son étoile, une petite nuit d’amour pour la légende.
L’œil parle de tout un rien, en finit vite de disperser ses secrets puérils aux quatre murs qui lui ouvrent leurs tapisseries bien amarrées sur des forêts d'automne. Les meubles tapent sur leurs clous comme sur des perles. Les miroirs ont fait volte-face et bayent aux horloges de poussière. Un vrai paradis. Une dentelle de profil cette fêlure dans la vitre, cette légère fumée qu’un doigt de vin, fils d’une main ivre, s’apprête à labourer. Un sac de cuir complètement usé répand sur les dalles ses pistoles parasites. Pour apprendre que le désordre vestimentaire est l’indice d’une conscience mal peignée, il faut aller au vestiaire. Là, mes pauvres habits couchent sur un banc, dans l’intime nuit du faux dedans, comme des moules. Dans la cour transformée en un missel grossièrement imprimé, l'ordure patiente religieusement.
J’ai tout ce que je voulais excepté ce que je voulais. J'ai dit non aux prudents, aux sages, aux jaloux, non aux croyants, aux sceptiques, aux forts, aux faibles, aux naïfs, aux menteurs, non aux bougies qui séparent le lecteur et les oiseaux nocturnes de la nuit, le silex du feu, oui aux femmes et à moi-même. J’ai alors rencontré des résistances incroyables, j’ai été obligé de me séparer de ce que j’aime. L’acharnement des piqueurs, des louvetiers, des ratiers, des pourfendeurs de dragons à poser leur soulier sur la bête découronnée n’est rien comparé à la rage. Je ne me possédais plus. Les femmes atteignaient en un clin d’œil l’âge de raison et m’échappaient. Elles fructifiaient comme une addition, elles se déplumaient de leur nudité, elles renversaient leur verre pour être chastes. Au galop sonore des courageuses plaques de cuivre qui protègent les portes des mains sales, le rêve continuel de la belle amie,une jeune blonde aux yeux forfaitaires, s’ingéniait à broder d’alphabets intégraux le linge de la révélation. C’en était fait, j’avais oublié ce que je voulais. J’avais les morts en poche.
Seules restaient en présence ma fureur et la faculté d’en rire, d’un rire tristement semblable à une garniture de cheminée.

Paul ELUARD.

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LA GRANDE MANNEQUIN CHERCHE ET TROUVE SA PEAU

Regards en forme de boutique, regards destinés non point à voir mais à être vus, que de fragilités, que d’aveux jusque dans les plus somptueuses de vos outrecuidances.

Ils ont beau faire leur Jupiter ces fronts dont les six, huit, dix, vingt, trente, quarante, cinquante, soixante étages couronnent les œillades du rez-de-chaussée, nulle invulnérable Minerve n’est prête à naître des ambitions du marbre ou des névralgies de la brique. Bien au contraire. Les architectures les plus minérales, dès la première incision, avouent des architectures à mi-chemin entre le végétal et l’animal, à mi-chemin entre ce qui se fane et ce qui saigne. Dans les plus minuscules détails d’une naïveté aussi bien que dans les plus tonitruantes apothéoses d’un exhibitionnisme racoleur — laines qui se drapent, soies qui se pavanent, toiles tarabiscotées en coquetteries à volutes — les manigances des étoffes ne sont pas longues à se faire plus transparentes que les glaces qui les protègent. Par mille tours et détours, l’invertébré s’applique à fasciner ce qui va lui permettre de prendre forme. Les grands magasins, surtout lors des expositions de blanc, sont des halles de la peau, des kilomètres de peau s’offrent aux désirs de la Grande Mannequin.
...La Grande Mannequin ?
— Mais oui, vous savez bien, la Grande Mannequin, cet iris à sève violette, violente, trop violette, trop violente pour accepter les hypocrisies boutiquières étirées en étalages à coups de mensonges cramoisis, finasseries déteintes, perfidies veloutées. Il lui faut d’autres jardins que ces plates-bandes dont les hypocrisies prétendent endiguer la montée des avenues les plus, les mieux décidées à l’espace. Elle est trop sauvage pour se résigner aux rôles de pure parade, aux attitudes sans écho. Les exploiteurs ont voulu la condamner à la réclusion. Le gel d’une vitre, les simagrées rageuses d’une façade, en vain, ont tenté d’arrêter son élan.
L’a-t-on casquée, cuirassée d’insensible ? Une vieille fourrure n’en devient pas moins une forêt de papilles qui s’émeuvent dès la première caresse de ses doigts. Sur sa poitrine, une soie éraillée murmure tendrement. A son approche les vieux chiffons retrouvent jeunesse et vie. Ils se mettent à chanter de toutes les couleurs.
Aux coins des rues sordides, aux carrefours de la misère européenne elle promène une majesté d’Afrique dont nulle jupe ne saurait entraver les longues foulées. De tout son éclat, elle appelle ses amants, ses frères, les hommes aux peaux sombres que les grandes chiennes de capitales rongent jusqu’aux os. Elle saute par-dessus les pièges et féro cités de l’ironie. Comme pour un carnaval sinistre on l’a fagotée, emprisonnée dans une vieille défroque. Et ce pendant la voici libre, à la fois témoin et avare d’un temps, miroir dont les reflets illumineront demain, faisceau de lueurs épanouies déjà en pensées tragiques, décisives, exigeantes. Ainsi, toujours, des plus quotidiennes opacités, elle jaillit, bouquet de précisions, geyser de colère, flammes d’avenir, soleil dont le poing de soufre déchire, étrangle les lèpres des aubes sentimenteuses. Mais violente elle est douce aussi la Grande Mannequin, cette femme doublement femme puisque fille du vêtement féminin et de la nudité féminine, la Grande Mannequin, cette Antigone qui sait, pour sa parure, disposer en sourires très charnels les complexités œdipiennes.
La Grande Mannequin, mais c’est grâce à elle que son tissu de père peut vivre une vie aussi pleine que son propre corps, son corps à elle la belle cylindrique, la faite au tour, la parfaite, si parfaite qu’elle ne prend pas toujours la peine d’emporter avec elle, dans ses pérégrinations, une tête, des bras, des jambes. Les jambes, ces ciseaux à couper l'espace, voilà d’ailleurs ce dont elle s’embarrasse le plus rarement.
Aussi incarne-t-elle le rêve de tous les Prométhées enfantins dont la fringale recrée, pour s’en mieux assouvir, le corps maternel, l’unifie des épaules aux chevilles, en fait un terrain de jeux et de bonheur, l’embellit de douces et accueillantes incurvations, trop douces, trop accueillantes pour jamais se creuser jusqu’au précipice. Mais surtout, qu’on n’aille point désexuer la Grande Mannequin. L’insuffisance, l’équivoque, voilà qui n’est guère son fait. Elle peut se travestir. Hermaphrodite, elle n’est la caricature ni d’Hermès, ni d’Aphrodite. Elle est l’un et l’autre quand, sous une forme essentiellement masculine, elle s’unit à son contraire, la soie, dans une étreinte si doucement enveloppante que, de l’ensemble rigide et de l’étoffe floche, du mannequin et de son étoffe, de l’étoffe et de son mannequin, naîtra une nouvelle, double et totale réalité.
Ce sera la synthèse, le couple, le ruissellement d’un chant d’amour.

Parce qu’ils attendent beaucoup d’elle, les hommes sont gauches et timides avec la Grande Mannequin. Ils ne savent comment lui présenter le choix des épidermes dont elle change plus souvent que de chemises. Pour la séduire, on essaie du pompeux. Or, du pompeux c’est toujours du macabre. Sur la boutique dont elle sera le plus bel ornement, sur l’œil dont elle sera la prunelle, se gonfle une paupière de draperies bien mortuaires, bien funèbres avec, en guise de cils, des lourdes larmes de soie. Mais qu’elle apparaisse et c’est le prin temps. Une boule de fleurs va lui servir de tête. Son cerveau est à la fois la ruche et le bouquet. Elle a un sein pour tout corsage. Des rubans de miel lui servent à la fois de nerfs et de cheveux, dansent sur ses méninges de petites feuilles bavardes puis descendent en flots jusqu’à la taille qu’ils ceinturent. Les colonnes grecques n’ont plus que faire des filles du Parthénon. Les plus altiers vestiges de l’antiquité sont trop heureux de s’attacher à ses moindres caprices. Ils entrent dans la danse. Un théâtre à même la rue s’ouvre pour de très singuliers ballets où l’ombre n’ose écoute la chanson du silence.
Grande Mannequin en peau de romance. La romance ne deviendra point rengaine. Elle sait sortir d’elle-même, tout comme ces phoques - ces phoques dignes d’être les animaux familiers de celle qui a leur pléni tude — dont, pour les dépecer, il suffisait, selon l’auteur d’un vieux bestiaire, d'inciser largement au bas du dos, puis de torturer, affoler jusqu’à ce que dans leur fuite précipitée, ils sortissent les muscles nus et sanglants de leur vêture huileuse.

Orphée des peaux neuves de squelette, la Grande Mannequin entraîne dans son sillage toutes les draperies que, tour à tour, elle habita. Bouquets de promenades juvéniles. Ce qui l’aime la suit. Le reste meurt. Les étalages deviennent des cimetières, s’encombrent de pierres tombales. Du vase des lamentations tombent des flaques d’inutilité.

La Grande Mannequin dans son charmant petit intérieur. Elle n’est pas faite pour la tour d’ivoire. Le narcissisme, l’orchestration des subtilités égo centriques ne mettront pas long - temps à la faire sortir d’elle. Mais avec semblable créature sait-on jamais où l’on en est. Déjà, elle a tourné le dos à son double et, au seuil de la nuit, s’en va, s’envole.

En vain, au crépuscule, un rideau de fer tomba entre elle et le promeneur pour la faire prisonnière, la contraindre à la solitude. Une paupière qui s’abaisse n’abolit pas l’univers, mais au contraire mûrit de sa sombre chaleur tout le phosphore épars dans l’iris de l’amour. Sur le globe de l’œil, la grande mannequin glisse en robe de voie lactée. Ses antennes, ses rêves vont la conduire jusqu’au secret de l’homme.

René CREVEL.

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LES NOUVELLES COULEURS DU SEX-APPEAL SPECTRAL

Le poids des fantômes. — Depuis quelque temps, et à mesure que les années passent, la notion de fantôme devient suave, s’alourdit et s’arrondit de ce poids persuasif, de cette stéréotypie potelée et de ce contour analytique et nutritif qui est propre aux sacs de pommes de terre vus à contre-jour, lesquels comme tout le monde le sait, sont précisément ceux que François Millet, peintre involontaire des fantômes les plus importants, eut la complaisance insistante de nous transmettre, en les figeant dans ses toiles immor telles, réalisées magistralement, avec toute la bassesse émotionnelle dont un peintre peut être capable et avec tout ce louche, concret et unique, grâce auquel nous avons tous, depuis quelque temps, le luxe de nous horrifier.
Les raisons de l’alarmante augmentation de poids, de l’alourdissement compact, de l’affaissement réaliste et extra-mou des fantômes actuels ne sont que les conséquences découlant de la notion toute première et originaire de la matérialisation même de l’idée de fantôme et qui, comme nous allons le voir rapidement, réside dans le sentiment de « volume virtuel ».

Le pourquoi de l’obésité des fantômes. — Le fantôme se matérialise par le « simulacre du volume». Le simulacre du volume est l’enveloppe. — L’enveloppe cache, protège, transfigure, incite, tente, donne une notion trompeuse du volume. — Elle rend ambivalent à l’égard du volume et le fait tenir en suspicion.
Elle favorise l’éclosion des théories délirantes du volume. — Elle provoque des vertiges de connaissance idéale du volume, de connaissance inconsistante du volume. — L’enveloppe dématérialise le contenu, le volume, débilite l’objectivité du volume, rend le volume virtuel, angoissant.
La graisse est l’élément angoissant du volume concret de la viande, et nous savons que la libido humaine rend l’angoisse anthropomorphe, qu’elle personnifie le volume angoissant, qu’elle transforme le volume angoissant en chair concrète, qu’elle transforme l’angoisse métaphysique en graisse concrète.
Car qu’est cette graisse effrayante de la chair? N’est-elle pas précisément ce qui enveloppe, cache, protège, transfigure, incite, tente, donne une notion trompeuse du volume? Bile fait tenir le volume en suspicion, elle favorise les théories délirantes du volume, elle provoque des vertiges de connaissance nutritive, idéale du volume, elle provoque des représentations gélatineuses du volume, des représentations extra-fines, «virtuelles», angoissantes du volume.

Le pire se produit donc quand, derrière le linge des fantômes qui encore « conservaient la ligne », les volumes « virtuels » commencent à prendre cette allure de plus en plus grave et qui est celle qui marque le poids impossible à confondre de la réalité et de la graisse substantielle; mais pire que cela est encore le moment où ce même linge en tombant, laisse à découvert et à sa place les volumes suspects par leur analytique, lourde, massive et mignonne apparence, (caractéristiques du lamentable état d’obésité des fantômes actuels), laisse à découvert, je le répète, la minuscule quoique monumentale nourrice récemment apparue dans mes tableaux, laquelle reste immobile, malgré une pluie torrentielle de printemps, assise dans l’attitude d’une personne qui tricote, dans une mare d’eau, les jupes désagréablement et intégralement trempées, le dos tendu, dodu, hitlérien, ramolli et tendre. Ce petit, grand et authentique fantôme de nourrice reste là, immobile, pendant que dans le paysage où il se mouille, surgit, entre le cyprès bœcklinien et le nuage d’orage bœcklinien, le « spectre irisé » plus beau et terrifiant que la truffe blanche de la mort : l’arc-en-ciel. C’est ici que la misère des prétendus synonymes se heurte aux antagonismes les plus irréductiblement spécifiques; car comment ne pas considérer comme spécifiquement différents, d’une part l’important volume de la nourrice, assise dans l’eau et, d’autre part la virtualité illusionniste et éphémère des rayons de soleil décomposés par l’eau.

PARALLÉLISME DES ANTAGONISMES ENTRE LE FANTOME ET LE SPECTRE. Fantôme. — Simulacre du volume. — Stabilité obèse. —- Immobilité ou mobilité suspecte. — Contours affectifs. — Périmètre métaphysique. —- Etincelles comestibles. — Affaissement exhibitionniste. Tactilisme narcissique. — Silhouette phénoménale. — Angoisse architectonique. Spectre. — Décomposition, destruction du volume illusoire. — Instabilité extra-plate, extra-mince. Rapidité lumineuse. — Contours viscéraux. — Périmètre physique. — Etincelles minérales ou métalliques. - Erection exhibitionniste. — Silhouette chimique. - Dissection explosive. — Instantanéité raide, hystérique de voyeur. — Terreur fine biologique.

Comment reconnaître un fantôme d’un spectre ?

Analyse Spectrale du Fantôme et du Spectre

Fantôme : contours accusant le volume — plâtre, coton. Spectre : « rayons » déchiquetant les contours — amiante, soie. Fantôme : l’auteur, immobilité, «insinuation enveloppée». Spectre : rapidité, instantanéité, « manifestation éclatante ». Fantôme : verticales, ascenseurs, rondeurs, Spinoza. Spectre : diagonales, rampes d’escaliers, arêtes, Ucello. Fantôme : récepteur de lumière, d’ambiance. Spectre : projecteur de lumière, d’ambiance. Fantôme : éponge. Spectre : brosse. Fantôme : silhouette opaque, volumineuse, spongieuse d’angoisse. Spectre : angoisse lumineuse, hérissée, irisée.

Exemples de représentations fantomatiques : personnage «consistant» enveloppé dans un drap, un soulier sur la tête ; la nourrice en question sur la plage, assise dans l’eau; une pomme de terre bouillie ; le « Napoléon » à la tête de sa cavalcade de Meissonier; la Joconde, etc...
Exemples de représentations spectrales : «la beauté féminine» d’Alberto Martini, modèle admirable de « spectre aigu », déchiré, les yeux ouverts, couronné ; un très grand crâne anamorphique, aveuglant de blancheur, sodomisant, enragé, avec ses mâchoires limpides un piano à queue en ruines, tout cela dans un soleil vif de printemps et derrière un vieux bateau noir goudronné, abandonné sur une plage déserte et déqualifiée, où sautillent quelques moineaux, une omelette fines herbes glissant vertigineusement sur une rampe de marbre poli, etc...

Tachez de discerner parmi VOS CONNAISSANCES LES SPECTRES DES FANTOMES

Exemples de fantômes :
Freud, Chirico, Greta Garbo, la Joconde, etc...
Exemples de spectres : Picasso, Gala, Harpo Marx, Marcel Duchamp, etc...

LE « SEX-APPEAL » SERA « SPECTRAL ».

Je suis très fier d’avoir en 1928, en pleine apogée de l’anatomie fonctionnaliste et pratique, prédit au milieu du plus moqueur des scepticismes, l’imminence des muscles ronds et salivaires, terriblement gluants d’arrière-pensées biologiques, de Mae West. Aujourd’hui j’annonce que toute la nouvelle attirance sexuelle des femmes viendra de la possible utilisation de leurs capacités et ressources spectrales, c’est-à-dire de leur possible dissociation, décomposition charnelles, lumineuses. Le spectre irisé s’oppose au fantôme (représenté encore par ce pharmacien nostalgique de ville de province auquel ressemble tellement, désespérément cet autre fantôme prosaïque et diabétique qui s’appelle Greta Garbo). La femme spectrale sera la femme démontable.

Comment devenir SPECTRALE ? Anticipations utopiques. — La femme deviendra spectrale par la désarticulation et la déformation de son anatomie. Le « corps démontable» est l’aspiration et la vérification algide de l’exhibi tionnisme féminin, lequel deviendra furieusement analytique, permettant de montrer chaque pièce séparément, d’isoler pour les donner à manger a part, des anatomies montées sur griffes, atmosphériques et spectrales comme celle montée sur griffes et spectrale de la mante religieuse. Cela se réalisera grâce aux perfectionnements pervers des prochains costumes aérodynamiques et de la gymnastique irrationnelle. Des corsets de toutes sortes seront justement réactualisés à des fins extra-fines, de nouvelles et incommodes pièces anatomiques artificielles seront employées pour accentuer le sentiment atmosphérique d’un sein, d’une fesse ou d’un talon (de faux seins extrêmement doux et bien moulés quoique légèrement tombants et naissant dans le dos, seront indispensables pour la tenue de ville). Le sourire spectral sera provoqué artificiellement par les fibres métalliques vibratoires des chapeaux. Mais le modèle incontestable, l'antécédent sensationnel des costumes spectraux sera toujours, jusqu’à nouvel ordre, celui de Napoléon; je tiens surtout à attirer l’attention sur les pantalons bons (bons à manger) de Napoléon, qui rendent évidents et suaves les volumes super fins, tendres et confondus que vous connaissez aussi bien que moi, et cela grâce aux facteurs : abdomen et cuisses, «démontables», qui sont à part, isolés, atmosphériques et spectraux, superfinement blancs, encadrés dans le noir et l’attitude fantomatique de la silhouette du reste du costume (chapeau compris) aussi de tous bien connue.

«LES GRANDES AUTOMOBILES DEVIENDRONT SEREINES ».

A travers la luminosité fulgurante et extra-rapide du sex-appeal spectral des écorchees vivantes, le prosaïsme monumental des grandes automobiles, des planches à repasser et des nourrices tendres deviendra fantomatique et serein.

Salvador DALI.

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LA MANTE RELIGIEUSE

Certains objets et certaines images bénéficient, par suite d’une forme ou d’un contenu particulièrement significatifs, d’un plus grand pouvoir lyrique que d’autres, pouvoir valable pour de très nombreux individus sinon pour tous, de sorte qu’il semble faire essentiellement partie de l’élément considéré, et pouvoir, par conséquent, autant que lui prétendre à l’objectivité. La mante religieuse m’apparut présenter par son nom, sa forme et ses mœurs, à un rare degré cette capacité objective d’action immédiate sur l’affectivité, si utile pour résoudre le problème de la communication lyrique des synthèses de l’imagination. Je fis donc quelques recherches pour vérifier à son sujet cette hypothèse et pour comprendre sur un cas concret comment une représentation pouvait agir sur chaque individu séparément, et pour ainsi dire secrètement, en l’absence de tout caractère symbolique qui tirerait l’essentiel de sa signification de son emploi social et la majeure partie de son efficacité émotionnelle de son rôle dans la collectivité. Je consignerai ci-dessous sans commentaires les résultats de ces recherches afin de ne pas donner prise à quelque suspicion en voulant trop démontrer. Aussi bien d’ailleurs se suffisent-ils à eux-mêmes. Les mantidés sont probablement les premiers insectes qui soient apparus sur le globe, étant donné que la mantis protogea dont on a trouvé l’empreinte fossile dans le myocène d'Oeningen rentre dans le groupe des Paloedictyoptera définis par Scudder, et dont les traces sont patentes dès l’époque carbonifère. Otto Keller, dans son ouvrage Die Antike Tierwelt (Leipzig, 1909-1913) reproduit une monnaie proserpinienne de Métaponte où est figurée une mante à côté de l’épi sacré qui jouait le rôle que l’on sait dans les mystères d’Eleusis. Dans la courte notice qu’il consacre (t. II, p. 460) à cet insecte, le même auteur renvoie aux lexicographes et compilateurs Aristarque et Suidas, lesquels se bornent à signaler que la mante vit dans les roseaux, et Pseudo-Dioskurides {Mat. Médic. I, 158) qui ajoute que la mante indienne est, selon la traduction de Keller, « ähnlich und als Heilmittel wirksam ». A. E. Brehm, dans son ouvrage que j’ai feuilleté dans l’édition française qu’en a donné J. Künckel d’Herculaïs chez Baillère, signale que Thomas Mouffet, naturaliste anglais du xvie siècle, a proposé trois explications différentes de l’attribution de ce nom de « mante » à l’insecte considéré. Elles sont toutes trois également in soutenables, et sans intérêt propre, même en tant qu’erreurs. Il s’agit probablement de ce même Thomas Mouffet qui, dans un passage cité par J. H. Fabre {Souvenirs Entomologiques, t. V , ch. XX) rapporte que la mante, interrogée par les enfants égarés leur montre la bonne route en étendant le doigt (sic), ne les trompant que rarement, sinon jamais : « Tam divina censetur bestiola ut puero interroganti de via, extento digito rectam monstret, atque raro vel nunquam fallat », passage vraisemblablement extrait de son livre intitulé Insectorum vel minimorum animalium theatrum que signalent d autres auteurs (2). La même croyance est d’ailleurs attestée dans le Languedoc (cf. références dans Sébillot, Le Folklore de la France, Guilmoto 1906, t. III, p. 323, note 1). Ce n'est ,pas seulement sur ce point que le merveilleux est attaché à l’insecte. Ainsi A. de Chesnel se référant à Nieremberg raconte que saint François Xavier aurait fait chanter un cantique à une mante, et rapporte le cas d’un homme que cet animal aurait fort opportunément averti de retourner d’où il venait. J. H. Fabre {ibid.) dit avoir souvent constaté que le nid de la mante est considéré en Provence comme un remède souverain contre les engelures et les maux de dents, à condition qu’il ait été recueilli au cours de la bonne lune. De son côté, Sébillot {op. cit. t. III, p. 330) signale que, dans le Mentonnais, il passe pour guérir les dartres. Sur les mêmes sujets, Eug. Rolland {Faune populaire de la France, Paris 1911, t. XIII, p. 117) renvoie à Réguis, Mat. Médic. p. 32, mais la nomenclature populaire qu’il a lui-même réunie est particulièrement intéressante : quelquefois la mante est appelée italienne ou spectre, et, ce qui semble moins explicable, fraise ou madeleine. Plus généralement, une attitude ambivalente se fait jour : d’une part, l’insecte est regardé comme sacré, d’où son nom de prégo-Diéou (avec ses variantes, et ses correspondances à Parme, en Portugal, en Tyrol, en Allemagne et en Grèce) ; d’autre part, il est en même temps considéré comme diabolique, comme en fait foi le nom symétrique de prégo-Diablé qu’on trouve par exemple dans la locution brassiéja coumo un prégo-diablé (cf. Revue des langues romanes, 1883, p. 295) et à quoi il faut rattacher ses appellations de menteuse et de bigote signalées à Villeneuve-sur-Fère (Aisne). A considérer maintenant les formulettes dont les enfants usent à l’égard de la mante, on constate deux thèmes principaux : d’abord elle est tenue pour une devineresse (3) qui sait tout et particulièrement où est le loup, ensuite on suppose qu’elle prie parce que sa mère est morte ou noyée. Sur ce dernier point, les témoignages sont unanimes (4). D’une façon générale, il semble qu’il faille se ranger à l’opinion de De Bomare qui écrit que, dans toute la Provence, la mante est regardée comme sacrée, et qu’on évite de lui causer le moindre dommage. Ce comportement n’est pas une exception : dans le Nord de la Mélanésie, les faits signalés sont encore plus accentués. En effet, les indigènes de l’île du Duc d’York sont séparés en deux clans, dont l’un reconnaît comme totem Ko gila le, un insecte ressemblant à s’y méprendre à la feuille d’un marronnier d’Inde, et l’autre, celui des Pikalabas, Kam, « which is doubtless the mantis religiosus ». (J. G. Frazer, Totemism and Exogamy, London 1910, t. II, p. 120 sq.). Pour le Nouveau-Monde, Paul Eluard m’affirma d’après un ouvrage d’ethnographie dont il n’a malheureusement pas pu se rappeler le titre, que certaines populations indigènes du Mexique considèrent de la même manière un autre mantidé. Cependant, les faits africains sont les plus significatifs : ainsi la mante heureuse du Cap de Bonne-Espérance est adorée par les Hottentots (Khoi-Khoi) comme une divinité bienfaisante (5); A ce propos, M. G. Dumézil, professeur de mythographie comparée à l’Ecole des Hautes Etudes, m’indiqua obligeamment un passage de A. Lang, Mythes, Cultes et Religion (trad. Marillier, Alcan, 1896, p. 328-340 et notes) où cet auteur analyse les croyances des Hottentots et des Boschimans (6). Selon ces derniers, la divinité suprême, créatrice du monde, serait précisément la mante (Cagn) dont les amours sont, paraît-il, « plaisantes » et à qui la lune appartient spécialement, car elle l’a faite de son vieux soulier. Il est particulièrement important de noter qu’elle semble avoir pour fonction principale de procurer de la nourriture à ceux qui l’implorent, et que, d’autre part, elle a été dévorée et vomie toute vivante, par Kwaï-Hemm, le dieu dévorateur (Bleek, p. 68). Ainsi l'accent paraît bien mis sur le côté digestif, ce qui n’est pas pour étonner quand on connaît l’incroyable voracité de l’insecte prototype du dieu. Parmi les autres avatars de celui-ci, il convient de signaler le fait que tué par les épines qui, autrefois, étaient des hommes, et mangé par les fourmis, il ressuscita, ses os ayant été rassemblés, aventure où la digestion joue encore un certain rôle et qui le rattache au très riche cycle mythique du dieu dispersé et ressuscité du type Osiris. La Mante adorée par les Boschimans doit en outre être mise en rapport, comme le remarque Lang (op. cit. p. 331, note 1) avec un autre thème mythique, celui de la « force séparable » (cf. la mèche de Minos, la chevelure de Samson, etc.) En effet, elle possède une dent en qui réside toute sa puissance, et qu’elle prête à ceux qu’il lui convient. Il me semble significatif que, tant en Provence qu’en Afrique Australe, la mante soit associée aux dents de façon toute particulière. Cette relation n’est pas seulement explicable, à mon sens, à partir de celle qui existe chez l’insecte entre la sexualité et la nutrition, et qui peut pourtant paraître décisive. En effet, c’est un fait aujourd’hui reconnu que les dents jouent un rôle énorme dans les représentations sexuelles. Un rêve de dents arrachées renvoie soit à l’onanisme, soit à la castration, soit à l’accouchement, selon la psychanalyse (7), soit à la mort selon les CRfs des Songes populaires. D’autre part, chez les peuplades sauvages précisément, là où les rites d’initiation de la puberté ne comportent pas la circoncision, l’extraction d’une dent en tient souvent la place. Tous ces faits présentent donc entre eux, et, comme on le verra plus loin, avec les mœurs de la mante, une remarquable cohérence. Ainsi il semble bien que les hommes aient été généralement impressionnés par cet insecte(8).Sans doute est-ce là le fait d’une obscure identification facilitée par son aspect remarquablement anthropomorphe (9). Il convient maintenant d’examiner les raisons qui sont susceptibles de l’avoir provoquée et ont pu lui fournir un contenu émouvant et lyrique. La famille des Mantidés, si l’on s’en tient à la classification publiée en 1839 par Audinet-Serville (10) suit celle des Blattaires précède celle des Phasmides ou Spectres. Elle comprend quato 6t genres dont le onzième est celui des mantes proprement dites • — y distingue les mantes desséchée, superstitieuse, herbacée, la mal feuille-brune, la mante large-appendice (mantis latistylus) 1es mantes sublobée, flavipenne, et mouchetée, la mante lune, la mante simulacre, les mantes patellifère, pustulée, voisine et variée la mante à deux mamelons (mantis bipapilla), la mante col-étendu, les mantes cuticulaire, éclaboussée, salie (inquinata) et gazée, la mante pieds-velus, les mantes ornée, pieuse, religieuse, prasine, prêcheuse et vitrée, la mante à ceinture, la phryganoïde, l’annulipède, 1a multistriée, la décolorée, la mante sœur, l’agréable, la mante bleu d’acier (mantis chalybea), la mante hanches-rouges (mantis rubro- coxata), la mante nébuleuse, et enfin, la mante claire et la mante de Madagascar.

Cette nomenclature est loin d’être inutile. Le moins qu’on en puisse dire est qu’on y rencontre relativement peu d’épithètes rappelant en termes techniques la caractéristique de la variété et qu’on en chercherait en vain un seul (à part le dernier) spécifiant l’endroit où l’insecte est abondant, ou le nom de l’entomologiste qui le découvrit, comme il est d’usage fréquent dans les sciences naturelles. Il faut le constater : en majeure partie, ces qualificatifs sont purement et simplement lyriques. Les noms des genres sont généralement encore plus précis ainsi le douzième est celui des « épaphrodites », littéralement : qui invitent à l’amour. Quant au nom du premier, « empuse », il me paraît le plus révélateur. Ce mot désigne actuellement à la fois cette variété de mantidés et une sorte de champignons qui vivent en parasite sur certains insectes dont ils se nourrissent de tous les organes, à l’exception du tube digestif. Selon Littré, au xvi e siècle, il désignait en outre dans la langue des philosophes, une imagination fantastique. Dans l’antiquité, c’était l’appellation d’un spectre envoyé par Hécate (II) et qui, selon Hésychios d’Alexandrie, serait capable de prendre plusieurs formes, mais n’aurait qu’un seul pied (d’où son nom). L‘ Etymologicum Magnum signale qu’il en est trois fois question dans Aristophane (Grenouilles, v. 293, Assemblée des femmes, v. 1056, et fragment 426) et cite en outre un lexicographe d’après lequel l’empuse serait une créature infernale ayant un pied d’airain, et l’autre formé d’excréments d’âne (12). Lisant sur ces entrefaites la Vie d’Apollonius de Tyane par Philostrate de Samos, ce livre dont on put croire qu’il mettrait en danger la réputation que les Evangiles avaient faite à Jésus-Christ, j’y trouvais à ma grande surprise un récit se rapportant à l’aventure d’une empuse et d’un jeune philosophe, récit qui rapprochait singulièrement les mœurs de ces spectres de celles des insectes qu’on devait désigner par le même nom. Il s’agit d’un jeune homme que séduit une femme d’une beauté merveilleuse et qu’il va épouser quand Apollonius la démasque en faisant cesser ses enchantements. Voici les deux passages décisifs : « La charmante épousée était une de ces emprises que le peuple appelle lamies ou mormolyces. Elles aiment beaucoup l’amour, mais plus encore la chair humaine. Elles allèchent par la volupté ceux qu’elles veulent dévorer. » Et, quelques lignes plus loin, « Le fantôme finit par reconnaître qu’il était une emprise, qu’il avait voulu gorger Ménippe de plaisirs pour le dévorer ensuite, et qu’il avait coutume de se nourrir de beaux jeunes gens parce qu’ils ont le sang très frais. » (Vie d’Apollonius de Tyane, IV, 25). A. Chassang, traducteur de Philostrate (13), signale que cette histoire a eu un certain retentissement, et qu’en particulier elle a été développée par Alexandre Dumas père dans les chapitres 22-24 de son Isaac Laquedem. Mais, plutôt que de la rapprocher des conceptions médiévales concernant les incubes et les succubes, intéressantes en soi, mais qui dérivent d’une tout autre tradition et qui surtout — les citations qu'il fait ne le prouvent que trop (14) — n’ont qu’un rapport formel, et par surcroît assez lâche, avec l’aventure de l’empuse et du philosophe (15), qui ferait bien davantage penser au vampirisme, il s’imposait de la confronter avec une double réalité qui n’a rien à lui envier : les mœurs des mantidés, et l’angoisse humaine devant l’amour, qui, à leur lumière, paraît moins dénuée de sens qu’on se plairait à le penser.
Ce sentiment me paraît correspondre à une certaine phase du développement affectif. Il est, me semble-t-il, particulièrement apte à devenir un thème passionnel exclusif. Ainsi Bychowski (Ein Fall von oralem Verfolgungswahn) analyse le cas d’un persécuté qui est convaincu qu’il sera dévoré par une prostituée avant même de s’être approché d’elle. Quant au dessin bien connu de Baudelaire représentant une femme avec la légende décisive « Quaerens quem devoret », (reproduit dans Les Fleurs du Mal, édit. Payot, 1928, p. 51), sa signification est assez évidente pour pouvoir se passer de tout commentaire. Plus généralement, je rapprocherais volontiers de ces fantasmes le développement de la plupart des complexes de castration qui, comme on le sait, ont communément pour origine la terreur du vagin denté; étant donné que l’assimilation du corps tout entier au membre viril, et celle de la bouche au vagin (16) sont en psychanalyse pour ainsi dire classiques. En sorte qu’il ne serait pas impossible que la peur de la castration fut une spécification de la crainte du mâle d’être dévoré par la femelle pendant ou après l’accouplement : représentation fournie objectivement par les mœurs nuptiales des mantidés (17) avec une parfaite exactitude, tant va loin la symétrie ou, pour mieux dire, la continuité de la nature et de la conscience, particularité qui suffit à rendre compte à la fois de la possibilité et de l’efficacité des idéogrammes objectifs, et qui n’est pas sans corroborer l’hypothèse déjà formulée de la surdétermination systématique de l’univers.
Aussi bien, ne se fait-on pas faute dans le cas présent d’éprouver à l’égard de la mante religieuse un attrait non équivoque : je parlerai plus tard de mes aventures personnelles, mais autour de moi il ne manque pas d’exemples pour illustrer cette collusion lyrique : ainsi André Breton élève deux années de suite à Castellane des mantes religieuses (18) et Paul Eluard, que j’interroge sur la présence chez lui d’une magnifique collection de mantidés, avoue voir dans leurs mœurs l’idéal des relations sexuelles : l’acte d’amour, dit-il, diminue le mâle et grandit la femelle; aussi est-il naturel qu’usant de son éphémère supériorité, celle-ci le dévore, ou au moins le tue. De cas de Dali est encore plus utilisable à cause de l’impressionnant et complet document que constitue sur les rapports de l’amour et de l’homophagie son étude paranoïaque critique de l’Angelus de Millet : il a été également forcé de faire intervenir le redoutable insecte qui identifie en fait ces deux sauvages désirs.
Des naturalistes distinguent chez la mante religieuse la forme extrême de l’étroite connexion qui semble assez souvent unir la volupté sexuelle et la volupté nutritive, connexion dont Dali a fait état d’une manière tout immédiate et intuitive. Il faut au moins à ce sujet citer, après Déon Binet, les études de Bristowe et Docket (19) sur le Pisaura Mirabilis Cl., dont la femelle mange pendant le coït une mouche offerte par le mâle; celles de Hancock et von Engelhardt (20) sur Vecantus Niveus qui possède sur le métathorax une glande dont le contenu est absorbé par la femelle immédiatement avant l’accouplement, particularité partagée par une blatte, la Phyllodromia germanica : celles de Stitz (21) sur la mouche-scorpion qui mange pendant le coït des globules de salive que lui a préparés le mâle, alors que la femelle du cardiacephala myrmex se nourrit dans les mêmes circonstances d’aliments régurgités par le sien, qui souvent les lui offre de bouche à bouche, et que celle du dectique à front blanc, ouvrant le ventre de son compagnon, en extrait la poche spermatique et la dévore (22). On sait depuis longtemps que la mante ne se contente pas de ces demi-mesures. En 1784 en effet, J. D. M. Poiret, dans le Journal de Physique, communique l’observation qu’il a faite d’une mante décapitant son mâle avant de s’accoupler avec lui, et le dévorant entièrement après le copula. Ce récit a été corroboré avec force détails aggravants par un récent et très beau compte rendu de Raphaël Dubois. On avait d’abord pensé avec Paul Portier (cf. Comptes rendus de la Société de Biologie, t. DXXXII, 1919, avec observations critiques par Rabaud) que ce cannibalisme s’expliquait par le fait que la mante, ayant besoin de matières albuminoïdes et protéiques pour la fabrication de ses œufs, ne pouvait les trouver nulle part en plus grande quantité que dans sa propre espèce. Cette hypothèse s’est vu opposer les objections d’Et. Rabaud qui remarque surtout que la mante ne mange pas le mâle au moment où elle a besoin de cette nourriture. Aussi se rallie-t-on de préférence à la théorie de Raphaël Dubois (23) qui d’ailleurs, me semble-t-il, n’exclut pas la précédente : ce naturaliste remarque que le criquet décapité (24) exécute mieux et plus longtemps les mouvements réflexes et spasmodiques qu’on provoque chez lui, et, se référant aux travaux de Goltz et H. Busquet suivant lesquels il suffit d’enlever les centres supérieurs aux grenouilles pour qu’elles se mettent aussitôt dans l’attitude du coït qu’elles ne prennent normalement qu’au printemps, se demande si la mante, en décapitant le mâle avant l’accouplement, n’aurait pas pour but d’obtenir par l’ablation des centres inhibiteurs du cerveau une meilleure et plus longue exécution des mouvements spasmodiques du coït. Si bien qu’en dernière analyse, ce serait le principe du plaisir qui lui commanderait le meurtre de son amant, dont, par surcroît, elle commence d’absorber le corps pendantl’acte même de l’amour (25). Ces mœurs sont tellement bien faites pour troubler l’homme qu’il semble que les savants se soient pour une fois, en leur faveur, départis de leur sécheresse professionnelle. Ainsi M. Léon Binet, professeur de physiologie à la Faculté de Médecine de Paris, dans sa monographie récente intitulée La Vie de la Mante religieuse (26) en est manifestement ému. Il est assez surprenant en tout cas de le voir un instant abandonner son détachement scientifique pour la traiter (p. 54) à.’amoureuse meurtrière et se permettre à son sujet une citation littéraire des plus inquiétantes (27). Pour ma part, c’est à partir de cette significative défaillance que j’interpréterai la conclusion de cet auteur : « L’insecte nous apparaît bien comme une machine aux rouages perfectionnés, capable de fonctionner automatiquement. » En effet, l’assimilation de la mante à un automate, c’est-à-dire, vu l’anthropomorphisme de cette dernière, à un androïde féminin, me paraît relever du même thème affectif, pour peu que, comme j’ai par ailleurs toutes raisons de le penser, la conception de la femme-machine, artificielle, mécanique, inanimée et inconsciente, sans commune mesure avec l’homme et les créatures vivantes, dérive d’une façon particulière d'envisager les rapports de la mort et de l’amour, et plus précisément d’un pressentiment ambivalent de trouver l’une dans l’autre (28).
Je ne nie pas pour cela l’existence de faits propres à justifier surabondamment à eux seuls la conclusion incriminée. Au contraire un tel recoupement accroîtrait considérablement la valeur lyrique objective de la mante religieuse. Or, ici encore, la réalité dépasse les espérances les plus aventureuses.
En effet, outre la rigidité articulée de la mante, qui n’est pas sans faire penser à celle d’une armure ou d’un automate, il est de fait qu’il n’est guère de réactions qu’elle ne soit aussi bien capable d’exécuter décapitée, c’est-à-dire en l’absence de tout centre de représentation et d’activité volontaire : elle peut ainsi, dans ces conditions, marcher, retrouver son équilibre, pratiquer l autotomie d’un de ses membres menacé, prendre l'attitude spectrale, s'accoupler, pondre, construire l’oothèque, et, ce qui est proprement affolant, tomber, en face d’un danger ou à la suite d'une excitation périphérique, dans une fausse immobilité cadavérique (29) : je m’exprime exprès de cette façon indirecte tant le langage, me semble-t-il, a peine à signifier, et la raison à comprendre, que morte, la mante puisse simuler la mort.
Il convient enfin de ne pas passer sous silence le mimétisme des mantidés, qui illustre de façon quelquefois hallucinante le désir humain de réintégration à l’insensibilité originelle, qu’il faut rapprocher de la conception panthéistique de la fusion dans la nature, fréquente traduction philosophique et littéraire du retour à l’inconscience prénatale. Il n’est qu’à choisir entre l'érémiaphile de Louxor couleur de désert, la Blephqris mendica tachetée de blanc sur fond vert comme les feuilles de Thymelia microphylla où elle vit; Theopompa heterochroala du Cameroun, indiscernable de l’écorce, l'Empusa egena d’Algérie qui, non contente de ressembler à une anémone verdâtre, s’agite doucement de façon à simuler l’action du vent sur une fleur, l'Idolum diabolicum de Mozambique, dont les pattes ravisseuses en forme de pétale sont précisément teintées de carmin, de blanc et de vert-bleu, le Gongylus trachelophyllus de l’Inde d’un violet pâle bordé de rose qui réalise « le tableau d’une fleur éclatante qui se balance à certains moments, et qui tourne ses plus belles couleurs vers la partie la plus vive du ciel », l’Hymenopus bicornis enfin, que l’on aurait peine à distinguer d’une simple et merveilleuse orchidée (30).
Ces métamorphoses florales à la faveur desquelles l’insecte se désindividualise et retourne au règne végétal complètent à la fois ses étonnantes capacités d’automatisme et l’attitude désinvolte dont il semble user vis-à-vis de la mort, propriétés qui, elles-mêmes, complètent ce qui, dans son nom de mante ou d’empuse, c’est-à-dire de prophétesse ou de spectre-vampire, dans sa forme où, entre toutes, l’homme peut reconnaître la sienne, dans son attitude de prière absente ou d’amour en acte (31), dans ses coutumes nuptiales enfin, peut compromettre la sensibilité immédiate de tout individu.
Il est maintenant possible de rendre compte en connaissance de cause de l'objectivité lyrique de certaines représentations concrètes, et de comprendre pourquoi elles ont le privilège de troubler l’affectivité des hommes les plus différents et, à tout le moins, de solliciter de leur part une commune et irrationnelle curiosité.
Certes il n’est pas étonnant que la grande similitude de structure organique et de développement biologique de tous les hommes, jointe à l’identité des conditions extérieures de leur vie physique, aient des répercussions considérables dans leur monde psychique, tendant à y établir un minimum de réactions semblables, et engendrant par conséquent chez tous les mêmes tendances affectives et conflits passionnels primordiaux comme aussi bien l’identité des mécanismes de la sensation entraîne dans une mesure très sensiblement équivalente celle des formes a priori de la perception et de la représentation. Il n’y a rien d’ailleurs dans ces constatations qui nécessite la moindre hypothèse explicative. Au contraire l’existence d’éléments en qui d’autres puissent reconnaître tout ou partie d’eux-mêmes, n’apparaît pas immédiatement inéluctable. C’est-à-dire qu’au premier abord la possibilité d’un univers sans idéogrammes objectifs semble concevable; mais à la réflexion on ne tarde pas à s’apercevoir qu’elle soulève les mêmes insurmontables difficultés que la conception d’un monde déterminé sans doute mais discontinu et sans surdéterminations. Encore une fois le parfait isolement des séries causales est proprement impensable. Il est en même temps contraire à l’expérience, qui ne cesse de manifester leurs multiples recoupements, et qui fournit çà et là de bouleversants, d’écrasants témoignages de leur insondable solidarité : témoignages à signification dissimulée et multivoque mais qui atteignent infailliblement leur but; idéogrammes objectifs en un mot qui réalisent matériellement dans le monde extérieur les virtualités lyriques et passionnelles de la conscience.

CONCLUSION

Entreprise dans le but précis de montrer l’existence d’une certaine objectivité lyrique, cette étude n’avait pas besoin d’être complète : il suffisait de grouper quelques faits, loin qu’il fût nécessaire d’épuiser le sujet. Aussi quelquefois me suis-je contenté d’utiliser les citations des grands répertoires sans re courir aux sources mêmes (par exemple pour la mythologie des populations dites primitives). Une importante conséquence en dérive : c’est que souvent mon exposé est soutenu par un choix de données non seulement qui n’a pas été fait par moi, mais encore qui a été déterminé par de tout autres préoccupa tions que les miennes. En sorte qu’en dernière analyse leur confrontation gagne en valeur : probante peut-être plus qu'elle ne perd en richesse et en éten due. En somme, c’est une garantie d’exactitude pour ma démonstration qu’elle ait pu être menée à bien dans des conditions qui n’étaient pas faites pour elle. Ceci dit, il convient d’analyser les indications théoriques qu'il paraît possible d’en tirer quant aux disciplines particulières à quoi se réfère cette étude. D’abord, par rapport à la mythographie, il semble que des recherches comme celle-ci tendent à établir que les déterminations venues de la structure sociale, pour importantes qu’elles soient, ne sont pas les seules à agir sur le contenu des mythes et que, concurremment à elles, il faut tenir compte de facteurs mi-physiologiques, mi-psychologiques, tels que la tendance de l’homme à prêter attention ou même à s’identifier à tout ce dont la configuration externe rappelle celle de son propre corps, par exemple à la mante religieuse ou à la chauve-souris, et plus encore tels que certaines réactions et constellations affectives primordiales qu’on ne retrouve quelquefois chez l’homme qu’à l’état de virtualités, mais qui correspondent à des faits explicitement et couramment observables dans le reste de la nature. On rejoint ici la seconde des disciplines qui intéressent et qu intéresse la présente étude : la psychologie et plus spécialement la psychanalyse, qui a mis en lumière l’existence de ces constellations affectives primordiales que sont les grands complexes (d’Oedipe, de castration, etc.). Peut-être y aurait-il avantage à demander leur origine à la biologie comparée plutôt qu’à la seule conscience humaine. De ce point de vue, il semble qu’on puisse atteindre à une meilleure approximation de la perspective de ces complexes ainsi, — pour utiliser les faits signalés dans cette monographie, la peur d’être dévoré par la femme n’apparaîtrait plus comme une transformation de la crainte de la castration, mais bien au contraire celle-ci comme une spécification de celle-là, laquelle, pouvant etre considérée comme le résidu dans une espèce de comportements attestés chez un grand nombre d’autres, possède les titres les plus valables à se présenter comme le fait primitif. C’est dire que, selon moi, c’est à la biologie qu’il appartient sur ces questions de juger en dernier ressort.


  1. Ces pages, qui forment le chapitre 5 d’un ouvrage à paraître, sur les mécanismes de surdétermination dans la pensée automatique et lyrique, et le développement des thèmes affectifs dans la conscience individuelle, et intitulé La Nécessité d’Esprit, ne prennent leur véritable sens que dans la perspective des idées qui y sont exprimées. Aussi me faut-il ici préciser que je ne prétends pas que les hommes ayant soigneusement observé les mantes ont été impressionnés par leurs mœurs; je me contente d’affirmer que ces insectes et les hommes faisant partie de la même nature, je ne m’interdis pas de faire appel au comportement des premiers pour rendre compte, si besoin est, de celui des seconds en telle circonstance. Car enfin l’homme n’est un cas particulier que pour lui, et cette étude ne comporte au fond que de la biologie comparée. J’ai d’ailleurs cru devoir exprimer en peu de phrases, à part de l’exposé laissé tel quel, les quelques indications théoriques que cette étude prise en elle-même m’a paru comporter.
  2. De fait, Eug. Rolland le cite comme tel avec référence à la page 134 de l’édition de 1634. Sa citation porte altero pede pour digito, ce qui semble la bonne leçon.
  3. Ne peut-on pas penser que dans ces conditions le fait que la sauterelle est considérée par les paysans italiens comme la devineresse par excellence, ainsi que le rapporte A. de Gubernatis (Zoological Mythology, Londres, 1872, 1 VII), résulte d’une très explicable confusion de celle-ci avec la mante .
  4. Je citerai, d’après Rolland, les plus explicites : Prégo-Diéou, Bernado, — Bestieto segnado — veni près de iéou — qué ta mayré es morto — sus un ped de porto — qué toun payre est viéou — sus un ped d'ouliéou ( Arles j , Prégo Diéou, marioto, ta may qu’es morto, débat un peu dé porto ; te 1 an réboundudo débat un ped de brugo ( Gascogne) ; Prégo Diéou, bernado, qué ta mayré s’es négado (Aude)', Prégo, Bernado, que Bernat es mort sus la porto del ort (Tarn).
  5. Ces Hottentots s’adonnent à un certain moment de l’année à desdanses extrêmement lascives, et les enfants engendrés à cette époque sontmis à mort dès leur naissance (Cf. E. S. Hartland, Primitive Paternity,Londres, 1910, t. II, p. 213). D’une façon générale, dans une étude plusapprofondie que cette esquisse, il faudrait tenir compte des mœurs sexuellesdes peuplades qui adorent la mante, et des liens qui peuvent les unir à l’utilisation mythologique qu’elles font de cet insecte, et à ses mœurs propres.
  6. Les sources principales de Lang sont pour les Hottentots les rédactions de Peter Kolb en 1719 et de Thurnberg en 1792 et l’étude de Hahn, Tsuni Goam, the suprême Being of the Khoi-Khoi, et, pour les Boschimans, celle de Bleek, A brief account of the Bushman folklore (Londres, 1875) et celle de Orpen, A glimpse into the Mythology of the Maluti Bushman (Cape Monthly Magazin, juillet 1874).
  7. Cf. S. Freud, La Science des Rêves, trad. Meyerson, Alcan 1926, p. 319 et 346-350, surtout la longue communication d’Otto Rank citée en note, et les faits de langage et dictons qui y sont mis à contribution. Parallèle ment d’ailleurs les données de la mythographie montrent que les dents sont assimilées à l’ensemble ou à l’essentiel de la personnalité (Cf. J. G. Frazer, Le Rameau d’Or, trad. Stiebel et Toutain, Paris, 1903, t. 1, pp. 50-55). On constate donc entre les deux ordres de recherches la convergence qu’on pouvait attendre.
  8. II n est pas jusqu’aux Chinois qui n’y aient été sensibles : ils élèvent en effet des mantes dans des cages de bambou et observent avec passion leurs combats (Cf. Darwin, la Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, trad. Barbier, Paris, 1881, p. 318, référence à Westwood, Modem Classif. of Insects, t. I, p. 427). Quant aux Turcs, ils sont persuadés que les mantes sont toujours tournées dans la direction de La Mecque. Cf. Musée Entomologique illustré, Les Insectes, Paris, 1878
  9. L’aspect anthropomorphique d’un élément me paraît une source infail lible de son emprise sur l’affectivité humaine. Ainsi en va-t-il par exemple des vampires et des mandragores, et des légendes qui y sont relatives. Ce n’est nullement par hasard à mon avis, que les croyances aux spectres suceurs de sang utilisent comme support naturel une sorte de chauve-souris. De fait, l’anthropomorphisme de cette dernière est particulièrement pro fond et dépasse de beaucoup le stade de l’identité générale de structure (présence de véritables mains avec pouce opposable aux autres doigts, mamelles pectorales, flux menstruel périodique, pénis libre et pendant). Quant à la mandragore (Atropa Mandragora), Théophraste l’appelle déjà anthropomorphon et Columelle semi-homo. Ses remarquables qualités véné neuses, soporifiques, etc., sa propriété d’être un antidote efficace contre le venin des serpents ont fait le reste. Voir d’intéressantes citations dans Gustave Le Rouge, La Mandragore Magique (téraphin, golem, androïdes, homoncules), H. Daragon, éditeur, 1912.
  10. Histoire naturelle des insectes : Orthoptères, par Audinet-Serville (De Roret, 1839), p. 133-214
  11. Or Hécate apparaît pour la première fois dans l’hymne homérique a Déméter composé pour les mystères d’Eleusis, ce qui rejoint le fait que sur la monnaie de Métaponte reproduite dans Die antike Tierwelt la mante es associée à l’épi de blé. Il n’est pas inutile de rappeler à ce propos qu I leca e est devenue rapidement la déesse des sorciers et des nécromants, et qu e s’est maintenue comme telle pendant tout le Moyen Age, malgré les e 0 de l’Eglise. Cf. A. Maury, La Magie et l’Astrologie dans l'Antiquité e " Moyen Age, Didier, 1884, p. 176. Références dans les notes.
  12. Pour de plus amples renseignements,se reporter à l’article Em2° (" dans le Lexicon de Roscher, et dans la Realencyclop. de Pauly- y 1S - -A ainsi qu’à l’ouvrage de J. C. Lawson, Modem Greek Folklore ana a Greek Folklore, Cambridge, 1910, pp. 174-175.
  13. Didier et Cie, éditeurs, 1862. — Introduction, p. XIV, note 2.
  14. Ibidem, Eclaircissements historiques et critiques, pp. 447-450.
  15. Le récit en est également repris par G. Flaubert dans la Tentation de Saint-Antoine, chap. IV, et dès la Renaissance par Jean Bodin, De la Démo nomanie des Sorciers, Paris, 1580, liv. II, ch. V et autres démonographes de l'époque.
  16. Il en est un saisissant exemple dans le sonnet de Mallarmé, l ne négresse par le démon secouée {Poésies, N. R. F., 1926, p. 22).
  17. Ces insectes offrent d’ailleurs une autre particularité très susceptible de servir directement de représentation à la castration : la capacité de résection volontaire d’un membre (autotomie). Voir les communications d’Edmond Bordage (Comptes rendus de l’Académie des sciences, t. CXXVIII, 1899, et Bulletin Scientifique de France et de Belgique, t. XXXIX, 1905).
  18. Le même, André Breton, qui écrit dans Ralentir Travaux (éditions surréalistes, 1930) : « Celles qui dans l’amour entendent le vent passer dans les peupliers Celles qui dans la haine sont plus élancées que les mantes religieuses ».
  19. W. S. Bristowe et G. H. Locket, The courtship of BritishLycosidSpiders, and its probable significance. Proc. Zool. Soc., Londres, 1926. A mon avis d’ailleurs, cet exemple n’est probant qu’à moitié : on doit sans doute retenir que cet insecte se nourrit pendant l’acte même du coït. Mais le fait le plus important, à savoir que la femelle tire cette nourriture du corps meme du mâle, soit en le dévorant, soit en absorbant le contenu d une glande spéciale, ne se laisse pas ici constater.
  20. Cf. B. B. Fulton, The Tree-Crickets of New York : Life, history, and Bionomies, 1915.
  21. Cf. O. W. Richards, Sexual Sélection and other problems'of the insects, Biol. Review, 2, 1927.
  22. Ce rapport de la sexualité et de la nutrition n’est pas absent sinon du comportement, du moins du psychisme humain comme en font foi certaines perversions. Et il faudrait mentionner la différenciation embryogénique des fonctions de conservation et de reproduction et de leurs organes, si l’inter prétation n’en était pas si sujette à caution. D’autre part, il me semble que le traitement psychanalytique des anorexies mentales (cas où le sujet refuse de se nourrir sous divers prétextes éthiques ou sentimentaux), s’il était tenté — et peut-être l'a-t-il été — risquerait fort d'apporter à cet égard d’importants résultats. Enfin, c’est un fait souvent signalé que la femme après le coït manifeste, et quelquefois assouvit, une grande envie de mordre son amant.
  23. R. Dubois, Sur les réflexes associés chez la mante religieuse, C. R. de la Soc. de Biol., 1929.
  24. Voir les expériences de Daniel Auger et Alfred Fessard.
  25. On peut voir un document photographique représentant ce coït-repas dans J. H. Fabre, op. cit.
  26. Vigot frères, 1931.
  27. Cette citation est la suivante : « Elle épuise, elle tue, et n’en est que plus belle » A. De Musset, La Coupe et les lèvres, IV, 1.
  28. On ne compte pas les espèces animales où le mâle meurt aussitôt après avoir fécondé la femelle.
  29. On tend d’ailleurs à considérer dans tous les cas ce comportement comme purement automatique : « phénomène de sensibilité différentielle, limité à la tétanose cataleptique et caractérisé par elle », comme s’exprime E. L. Bouvier, La vie psychique des insectes, Flammarion, 1918.
  30. Ces exemples sont tirés de : A. Lefebvre, Ann. de la Soc. entomologique de France, t. IV; Léon Binet, op. cit.; Paul Vignon, introduction à la biologie expérimentale, Paris, 1930.
  31. En effet l’attitude ordinaire de la mante n’est pas celle de la prière comme la censure le fait dire (on ne prie pas couché sur le ventre) mais celle de l’homme dans l’amour. Cf. Théocrite, Idylles, X, 18. L'identification est aussi nette que possible.

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DANSES-HORIZONS

Le Merveilleux, le Fantastique sont moins qu’on peut attendre. Le véritable merveilleux réside dans une norme, la raison par exemple, ou le bon sens. Ce n’est pas la maladie qui est faite pour surprendre, mais bien la santé.
Jacques RIGAUT.

Présentation des modèles intégraux par séries de quatre—huit modèles en tout, chacun dérivant d’un organisme végétal non-farineux parfaitement assimilable à la viande, sauf le dernier contenant environ 40 % de farine, ce qui le rend inutilisable pour toute assimilation à des aliments strictement azotés comme la viande, le poisson, les œufs, le fromage, le lait, etc.
Comme dans le cas des avions, le rapport du mouvement vertical dans la danse avec le déplacement horizontal est d’environ 1 %, donc négligeable. De la Tour Eiffel aux gratte-ciel de New York la ligne verticale est une illusion spasmodique dérivant de l’esprit d’aspiration gothique complètement impuissant et désespérant. Du Parthénon aux avions d’aujourd’hui, la ligne horizontale, accentuée par des petites poussées verticales, justifie tous les instincts incomplètement détruits ; ou suffisamment remplacés par des connaissances absolues, — ce qui n’est pas encore le cas dans le stade actuel de la civilisation.
Il suffit de regarder les animaux les plus sages pour voir qu’ils prennent toujours, pour se déplacer, la position horizontale et confortablement aérodynamique. La bicyclette fut la première invention de l’homme destinée à compenser le redressement vertical de la race humaine. C’est donc, après tout, sur le mouvement et non pas sur la matière qu’il faut compter pour indiquer la ligne de construction et de déplacement.
L’application de cette vérité à toutes les questions ne manquerait pas de les éclaircir, ou tout au moins, de les rendre plus supportables.
Exemple : la danse, regardée et pratiquée d’une façon impartiale, se résoud dans un caractère confortablement horizontal, et d’un aspect végétal.

Exemples : (pages suivantes).

1, 2, 3, 4 : choux 9, 10, 11, 12 : POIREAU 17, 18, 19, 20 ; LAITUE 25, 26, 27, 28 : BETTERAVE

5, 6, 7, 8 : PIMENT 13, 14, 15, 16 : OIGNON 21, 22, 23, 24 : RADIS 29, 30, 31, 32 : ARTICHAUT

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PETITE REVERIE DU GRAND VENEUR

De la main au gant, de la main-mesure à l’ombre, de la main de mer à la main de poulie, de la main donnée à la main qu’on prête, il y a plus d’un pouce, plus d’une main, car il y a toute la main du destin, la main hiéromancienne, cette main de gloire qui sous la flamme de sa bougie tient toutes les mains mortes, la main qui est une racine convulsée comme le cri de son arrachement.

Avant d’arriver à ce sourd château qui apparaissait et disparaissait en un tournemain, la belle chiromancienne, — c’était une main masquée haut et court dans une mitaine d’araignée, — dut franchir un sous-bois où passait de main en main un éventail. Là, tout un peuple avait la main légère : mains minérales qui mûrissent sous les yeux des alchimistes, mains fossiles, mains de racines, mains de madrépores dépaysés, de champignons à la chair d’ombre, mains de poissons, et d’autres en bois ou en marbre, en plâtre, polies à la main.

D’une grande salle où on accédait par un hall à éclairage marin rempli de gants accrochés à des mains d’ivoire, partaient des couloirs dans les cinq directions des doigts. Une main harmonique avait présidé à cette disposition que précisait une main courante. Tout au long des couloirs, des socles en peluche supportaient des mains de verre tenant des vases ou des étoiles, des mains typographiques, des mains votives, des mains tranchées, des mains heureuses, des mains malheureuses, des mains de cire, des mains phénomènes.

On y déjeunait d’une main d'oublies.

I. Dans le pouce était aménagé un théâtre d’ombres pour que les mains pussent devenir des_ biches, desnoiseaux, des paysages.

II. Dans l’index la main de Cléopâtre tournait, d’une blancheur de craie, à la confusion de l’histoire.

III. Le médius abritait des mains qui halaient main sur main le câble du destin.

IV. Pour l’annulaire, il contenait une main hiéroglyphique dont les symboles miroitaient comme des bagues de fatalité.

V. Restait l’auriculaire la main chaude attrapait des mains et des mains, à pleine main, des mains fines qui s’appelaient fascinations.

A la place de la paume se trouvait donc la grande salle. Des mains s’y distrayaient, nonchalantes, ou y jouaient à des poursuites. Mains droites et mains gauches en venaient aux mains. Ici, des mainsimitaient des monstres dans les velours. Là, des mains dans un cône de lumière jouaient au billard. Une harpe marchait toute seule, un peigne dans une chevelure, et bien d’autres objets encore, entourés de mains volantes. Un peu partout dormaient des mains. Mains longues, couchées comme des peaux de Suède, mains de sirènes dans des eaux de fuchsine, mains aux ongles bleus de nuit, mains de jour, mains foudroyées par leurs lignes, mains d’agate, mains modèles, mains battues et mains à fouet, mains abandonnées comme une algue jetée sur le sable, mains, plutôt des caresses en forme de mains, endormies sur des conques de Vénus, mains dédaigneuses de gel et de fougère, mains aimées, mains de rêve et de pluie relâchées de fraîcheur, mains brûlées de la fièvre, mains comme des corps de femmes couchées, aux hanches saillantes, mains hantées semblables aux mains de diable des mers chaudes, mains sur la bouche, mains, mains... Et à l’écart, comme mue par le silence d’une tour dans le passé, une main hautaine, oublieuse de ses dentelles, caressait, on eût dit sans savoir, une statue attiédie par un long, précis, savant envoûtement, de la façon dont elle aurait flatté la tête d’un lévrier.

C’est alors que, mystérieuse des mystérieuses parmi ces mains sans nom, la belle chiromancienne quitta sa robe de filoselle et fit glisser une tenture qui semblait ne devoir cacher qu’une fenêtre. Or, à travers un rideau de fumée que dissipaient des mains de bois tourné, apparut la Main, la Main qui en met sa main au feu, la Main maléfique, la merveilleuse, la Main de sang, la main nue de Vengeance, la main nouée sur l’amour et la révolte, la main lourde, la Main Noire, la main qui étreint et relâche des mondes en loques, la Mandragore :

tout ce qui ne tient pas dans la main.

Georges HUGNET.

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SUR LE SILENCE

Avant que l’homme parût sur la terre le dieu Silence régnait partout, invisible et présent. Des choses noires et flasques, espèce de poissons-rochers, émergeaient lentement, comme des sous-marins en manœuvre, puis se traînaient péniblement sur la grève comme de grands mutilés privés de leurs voiturettes mécaniques. Vastes époques de silence sur la terre, tout fumait ! Des colonnes de vapeur montaient des étangs bouillonnants, d’entre les rochers tragiques et du milieu des forêts. La Nature, la Nature sans bruit ! Grèves désertes et silencieuses; au loin sur les mers laiteuses et d’une tranquillité inquiétante, un soleil rouge, disque de drame, disque solitaire s’enfonçait avec lenteur dans les vapeurs de l’horizon. De temps à autre un animal monstrueux, sorte d’îlot à cou de cygne et à tête de perroquet, sortait de l’eau pour entrer à l’intérieur des terres, dans les forêts mystérieuses et au fond des vallées humides. Des grèves étaient jonchées d’étranges coquillages : étoiles, vrilles, et spirales brisées ; quelques-uns bougeaient un peu, se déplaçaient par soubresauts, puis s’écroulaient comme épuisés par l’effort, et restaient de nouveau immobiles. Soirs de bataille au bord de l’Océan ! Ô soir de Quiberon ! En des poses sublimes de lassitude et de sommeil les guerriers maintenant gisent dans le repos final tandis que là-bas derrière les noires falaises, aux profils d’apôtres gothiques, une lune d’une pâleur boréale se lève dans le grand silence; doucement ses rayons éclairent les visages des morts et réveillent un reflet voilé dans le métal de leurs armes.

Le silence règne aussi avant les batailles; pendant les veilles des chefs, des généraux à l’autorité inappelable, qui, dans leurs tentes dressées à l’abri des coups ennemis, méditent jusqu’à l’aube sur leurs plans stratégiques et cherchent à se souvenir de ce que firent leurs prédécesseurs dans le même cas. Le silence est nécessaire, voire même indispensable à leur méditation car de ce silence dépend la qualité de leurs pensées stratégiques et par conséquent le destin de ces guerriers qui dorment à présent, leurs armes à portée de la main, et qui, demain, quand le clairon aura jeté le signal des alarmes, quand, dans la plaine les escadrons épars fonceront soudain plus prompts que l’aiglon, pourraient bien connaître l’ivresse de la victoire ou la douleur de la défaite; ils pourraient connaître le triomphe, la joie sublime d’entrer en vainqueurs dans les villes conquises, de traverser les rues désertes entre la double haie des maisons aux balcons solennels et aux volets hermétiquement clos, dont les locataires ne sachant comment montrer leur dépit d’entendre résonner sous leurs fenêtres le pas rythmé des phalanges ennemies et victorieuses ne trouvent rien de mieux à faire que de s'enfermer leurs chambres, leurs salons et leurs salles à manger, rideaux baissés et portes closes ; de bouder, quoi ! Mais ces mêmes guerriers pourraient, hélas, connaître aussi la défaite, la honte d’être traînés prisonniers en pays ennemi, de passer entre une foule hurlante et conspuante sous une pluie d’œufs pourris et de boules de papier sale, lancés par des gamins féroces et grimaçants. C’est pourquoi devant la tente des chefs et des généraux, à la veille des batailles il faut qu‘auprès de l’indispensable sentinelle se tienne aussi le frère cadet du sommeil : le Silence.

Dieu a créé le monde en silence; après, quand il eut lâché sur les sphères qui tournent (ou ne tournent pas) dans l’espace, les éléments et les animaux, alors commença le bruit. Toute création se fait dans le silence; après, ses forces occultes font naître le bruit, ou plutôt, les bruits de par le vaste monde. D’abord, dans leurs chambres situées sur des portiques, les philosophes méditent. Leurs doubles fenêtres, tout en leur permettant de jouir de la vue des collines, des ports, des vastes et belles places ornées de statues bien sculptées et posées sur des socles bas, empêchent les bruits du dehors de venir troubler leur travail de penseurs métaphysicisants. Dans la pièce aucun bruit ne trouble leur méditation; c’est à peine si de temps en temps quelques soupirs et de légers vagissements se font entendre; c’est leur chien qui dort et rêve et parfois se plaint dans son rêve. D’autres petits bruits se font entendre mais ce ne sont pas à proprement parler des bruits : grattement d’une souris qui, en couragée par le silence et l’immobilité du chien endormi, part en de longues randonnées à travers la bibliothèque comme à travers un paysage fantastique de falaises abruptes et de rochers escarpés ou bien pareille à un pèlerin, à un voyageur aux pieds du Sphinx, s’arrête sous les calques en plâtre, sous les Belisaire, les Socrate, les Hippocrate, les Minerve et les Alexandre le Grand qui, casqués ou tête nue, chauves ou chevelus, regardent dans le vide, tranquilles, indifférents. Parfois aussi arrivent à l’oreille du philosophe, mais à peine perceptibles et comme s’il entendait en rêve les chants de la servante qui lave la vaisselle ou prépare le repas du soir (les heures les plus propices à la méditation sont surtout celles de l’après-midi) ; il y a de ces chants qui sont d’une tristesse poignante, car ils disent l’angoisse dont parfois est traversée la vie des êtres faibles et obscurs :

La permission, mon capitaine (1), La permission il faut me la donner, Quand je l’ai quittée elle était malade.

Porteur qui porte le cercueil, Arrête-toi un moment. Moi qui dans la vie ne l’ai jamais embrassée Maintenant qu’elle est morte, Je veux poser mes lèvres Sur son front. —

Et le tic-tac de la pendule sur la cheminée; globe de verre sur lequel s’appuie un Temps, grand vieillard desséché à la barbe huante, pensif et triste entre sa faulx et sa clepsydre. — Mais tout cela n’est pas du bruit à proprement parler, et à l’oreille du philosophe absorbé dans ses pensées profondes et dans ses hautes spéculations métaphysiques cela arrive comme un bruissement et, toutes proportions gardées, comme cette harmonieuse vibration que, d’après Pythagore, font les planètes et les soleils en évoluant dans l’espace. — Dans cette atmosphère dont tout bruit vrai et propre est soigneusement écarté les pensées des philosophes mûrissent; elles passent sur le papier et puis forment les volumes d’écriture imprimée. Et ainsi elles s’en vont par le monde, elles traversent les Océans pénètrent dans toutes les races, deviennent le livre de chevet du riche qui souffre et de l’indigent qui hait et alors naissent les révoltes et les révolutions comme naît l’orage dans le ciel embrasé d’un après-midi d’été. Des escouades d’hommes résolus et farouches conduits par une espèce de Colosse à barbe de dieu antique, arrachent aux chantiers des poutres et les poussent comme des catapultes contre les portes des grands hôtels, de palaces, des demeures somptueuses où les millionnaires ont entassé les richesses et les œuvres d’art les plus précieuses, car ils n’ont jamais voulu croire à la menace et ont toujours écouté les discours rassurants, lu les articles calmants qui commençaient par l’éternelle rengaine : Notre peuple a trop de bon sens, etc., etc...

Les gentilhommes poètes enfermés dans leurs chambres, où ils restent des journées entières assis à leur table de travail à fumer la pipe et à couvrir de sonnets platoniques les pages blanches de leur papier-ministre lèvent la tête pour contempler ce spectacle, car ils aiment cela; ils aiment ces colères de la nature, ils aiment voir les arbres du jardin plier sous la tempête et se tordre comme des âmes de damnés sous les coups des châtiments éternels, ils aiment entendre le vent mugir dans les grandes cheminées éteintes où entre les cendriers massifs se trouvent encore les restes calcinés des bûches de l’hiver passé, ils aiment entendre le tonnerre, salves d’artillerie qui réveillent tous les échos aux quatre coins de l’horizon; mais souvent tandis qu’ils assistent au cataclysme commodément assis dans leur fauteuil, au milieu de leur chambre où la pipe a formé un doux brouillard agréable au fumeur mais épais à couper au couteau, tandis qu’ils assistent aux ravages de la tempête bien à l’abri de la pluie et du vent et sentent naître en eux cette joie perverse et malsaine du spectateur qui regarde les périlleux exercices de trapèze d’une troupe d’acrobates tandis que lui est tranquillement assis sur un siège solide et ne craint aucun vertige et aucune chute, ou du sportif qui, d’un fauteuil de premier rang, à l’abri de tous les coups, regarde deux poids lourds qui, sur le ring, se flanquent de toute la force de leurs bras musclés des grands uppercuts à la pointe du menton ou des directs au creux de l’estomac. Un coup de vent violent ouvre la fenêtre et une trombe d’air irrésistible fait voler partout les feuilles de papier jetant ainsi le désordre et la confusion au milieu de leur travail; alors ils oublient tout et se mettent à courir après les feuilles blanches et à les attraper au vol avec des gestes et des mouvements charmants de danseuses rythmiques et de chastes jeunes filles poursuivant des papillons folâtres dans une belle prairie que le printemps a couverte de fleurs.
Méfiez-vous, amis, du silence qui précède de tels événements.

G. DE CHIRICO.


(1) Capitaine de l’armée.

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ASPECTS ACTUELS DE L’EXPRESSION PLASTIQUE

Je ne prétends pas définir ici les phases les plus récentes de la sculpture et de la peinture contemporaines. Je cherche au contraire, selon la règle facile de nos bons metteurs en page à sertir avec la grisaille de quelques lignes de texte la présentation de ces images-documents qui, du moins je l'espère, parlent suffisamment pour se faire comprendre par elles-mêmes, et possèdent surtout, dans leur alternance, le mérite nouveau de la signification.
Il faut, je crois, insister sur ce nouveau mérite. Car nous sommes las, bien las de tout ce qui ne signifie rien dans l’art plastique et qui ne justifie sa naissance que par les vagues prétextes de l’esthétique. Le Cubisme comme l’Impressionnisme comme, sans doute, l’art des cavernes créèrent des malentendus chez ceux qui voulurent se servir de leur idée initiale. Il n’y a qu’un remède connu et pratiqué depuis fort longtemps par des générations successives d’artistes : c’est d’en prendre la contre-partie. Mais ceci ne peut être que l’œuvre d’artistes créateurs, la manifestation profonde et spontanée d’un besoin de conservation.
Or, nous devons laisser la parole aux peintres et aux sculpteurs. Les pages qui suivent nous livrent des propositions diverses, contrastées, contradictoires même, mais qui, considérées dans leur seul aspect, présentent pour la plupart deux traits communs : d’abord la recherche poétique d’une réalité inexprimée, d’une réalité sinon impossible, du moins constamment dépassée par les effets inopportuns de la peinture ou par le manque de justesse de l’imagination. La nouvelle génération ne pouvait pas fuir son destin, c’est-à-dire de réagir contre la gratuité plastique, de retrouver la puissance d’évocation perdue dans le respect du motif qu’imposa le naturalisme, de rendre enfin le langage pictural capable d’exprimer les visions subtiles et intenses de Rimbaud ou de Lautréamont. De la description littérale et objective à la suggestion musicale; de l’exécution mécanique, photographique ou « façon machine à coudre » à la mise en valeur plastique ou à « la couleur faite à la main », la peinture semble évoluer vers un seul et unique destin.
Autre trait commun : la recherche passionnée du mouvement dans l’expression plastique. De l’expression pathétique à l’expression dionysiaque, tout est mouvement, ondoiement, giration, délire des rythmes enchevêtrés dans l’espace pour évoquer le temps; jusqu’à la sculpture qui, nerveuse, tordue, s’ouvre, explose, brise sa masse primitive et se disperse en gestes transparents ; jusqu’à cette peinture issue des antiques paysages de Chirico, dont l’immobilité tendue, dynamique, n’a rien de comparable à l’immuable fixité d’un art irrévocablement statique.

Mais ces constatations ne sont peut-être après tout que des aspects de l’art contemporain — et que le fond ne couvre pas la forme !
Il faudra y revenir un jour, quand on pourra de nouveau parler honnêtement de ces choses-là. En attendant, contentons-nous de ces lignes d’encadrement qui s’arrêtent sagement ici, contentons-nous en pensant que ce qui importe avant tout c’est de créer une nouvelle ambiance poétique, dans le mystère favorable de laquelle la peinture prendra de nouveau un sens, et son essor, cette peinture qui faillit en croissant méthodiquement, se dessécher sous les explications stériles et vaines des pré-historiens de l’art moderne.

E. TÉRIADE.

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