MÉLUSINE

titre de la revue La Révolution Surréaliste
titre de la revue La Révolution Surréaliste

Minotaure n° 3-4, décembre 1933

P.2

L’AGE DE LA LUMIÈRE

Dans cet âge semblable à tous les âges, où le problème de la perpétuation d’une race ou d’une classe et la destruction de ses ennemis absorbe totalement une société civilisée, il semble mal venu et futile de créer des œuvres inspirées seulement de l’émotion et du désir de l’individu. Il semble qu’on ne puisse retourner aux occupations idylliques qu’après avoir mérité ce retour par une solution des problèmes plus vitaux. D’un autre côté l’incapacité d’une race ou d’une classe à s’améliorer n’a d’égale que son incapacité à profiter des erreurs passées et des exemples de l’histoire ; car tout progrès naît d’un désir intense dans l’individu vers un meilleur présent immédiat, remédiant à une insuffisance matérielle. Dans cet état d’exaltation, l’action s’impose et prend la forme révolutionnaire. Race, classe, comme la mode, perdent alors leur place tandis que l’émotion individuelle prend le sens universel. Peut-on en effet imaginer un rapprochement des êtres plus impératif que la découverte d’un désir commun ? Où trouver une meilleure source d’action que dans la confiance éveillée par une expression lyrique de ce désir ? Du premier geste de l’enfant montrant du doigt un objet et lui donnant un nom, mais avec quelle intense signification, à l’esprit développé créant une image qui nous émeut au plus profond de notre inconscient par son étrangeté et sa réalité, l’éveil d’un désir est toujours le premier pas vers la participation et l’expérience.

C’est dans un esprit d’expérience et non pas d’expérimentation que sont présentées les images autobiographiques qui suivent.(1) Saisies aux moments d’un détachement visuel, pendant des périodes de contact émotionnel, ces images sont les oxydations de résidus, fixés par la lumière et la chimie, des organismes vivants. Toute expression plastique n’est que le résidu d’une expérience. La reconnaissance d’une image qui, tragiquement, a survécu à une expérience, rappelant l'événement plus ou moins clairement, comme les cendres intactes d'un objet consumé par les flammes, la reconnaissance de cet objet si peu visible et si fragile et sa simple identification de la part du spectateur avec une expérience personnelle similaire, exclut toute possibilité de classification psychanalytique ou d'assimilation à un système décoratif arbitraire. Quant à la question de mérite et d’exécution, c’est l’affaire de ceux qui se dispensent d’atteindre même les frontières de telles expériences. Car soit qu’un peintre, pour intensifier l’idée qu’il veut exprimer, introduit des morceaux de chromos dans son travail manuel, soit qu’un autre, se servant directement de la lumière et de la chimie arrive à déformer le sujet au point de lui ôter presque toute ressemblance avec l’original en créant une forme nouvelle, ce viol des matériaux employés est une garantie des convictions de l’auteur. Un certain mépris pour le moyen physique d’exprimer une idée est indispensable pour la réaliser au mieux.

Chacun de nous, par sa timidité, ne peut aller au delà d’une certaine limite sans être outragé. Celui qui, par une application sévère, a réussi, pour lui-même, à pousser plus loin cette limite, éveille nécessairement un sentiment d’antagonisme chez ceux qui, pour accepter des conventions admises par tout le monde, ne montrent aucune initiative. Et cet antagonisme prend généralement la forme d’un ricanement insignifiant, d’une critique ou même d’une persécution. En tout cas cette outrance apparente est préférable aux habitudes monstrueuses excusées par l’étiquette et l’esthétisme.

Tout effort mû par le désir doit aussi s’appuyer sur une énergie automatique ou subconsciente qui aide à sa réalisation. De cette énergie, nous possédons des réserves illimitées ; il suffit de vouloir puiser en nous-mêmes en éliminant tout sentiment de retenue ou de convenance. De même que le savant qui, comme un simple prestidigitateur, manipule les nombreux phénomènes de la nature et profite de tous les soi-disant hasards ou lois, le créateur s’occupant de valeurs humaines, laisse filtrer les forces inconscientes colorées par sa propre personnalité qui n’est autre chose que le désir universel de l’homme et met en lumière des motifs et des instincts long temps réprimés qui sont, après tout, une base de fraternité et de confiance. L’intensité du message n’inquiète qu’en raison du degré de liberté accordé à l’automatisme ou au subconscient. Tout changement aux modes de présentation obstinément ancrés, qui, sous une apparence d’artificiel et d’étrange, affirme le libre fonctionnement de cet automatisme doit être accueilli sans réserve.

Chaque jour, ouvertement, on nous fait des confidences ; notre œil peut s’entraîner à les comprendre sans préjugé ni contrainte.

Man RAY


  1. Ce texte constitue la préface à un Album de photographies, à paraître.

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DU MUR DES CAVERNES AU MUR D'USINE

Tout est une question d’optique. Des analogies vivantes établissent des rapprochements vertigineux à travers les âges par simple élimination du facteur temps. A la lumière de l’ethnographie, l’antiquité devient prime jeunesse, l’âge de la pierre un état d’esprit, et c’est la compréhension de l’enfance qui apporte aux éclats de silex, l’éclat de la vie.
Les graffiti suivants ont été recueillis à Paris même au hasard de quelques promenades. En 1933, et à deux pas de l’Opéra, des signes semblables à ceux des grottes de la Dordogne, de la Vallée du Nil ou de l’Euphrate, surgissent sur les murs. La même angoisse qui a labouré d’un monde chaotique de gravures les parois des cavernes, trace aujourd’hui des dessins autour du mot « Défense » le premier que l’enfant déchiffre sur les murs.
Le curieux qui explore cette flore précoce cherche en vain à y retrouver le baroque des dessins d’enfant. Du papier au mur, du surveillé à l’anonyme, le caractère de l’expression change. Le frétillement de la fantai sie cède le pas à l’envoûtement. C’est la réinvestiture du mot « charmant » dans son sens original.
Comme la pierre est dure ! Comme les instruments sont rudimentaires ! Qu’importe ! Il ne s’agit plus de jouer mais de maîtriser la frénésie de l’inconscient. Ces signes succincts ne sont rien moins que l’origine de l’écriture, ces animaux, ces monstres, ces démons, ces héros, ces dieux phalliques, rien moins que les éléments de la mythologie. S’élever à la poésie ou s’engouffrer dans la trivialité n’a plus de sens en cette région où les lois de la gravitation ne sont plus en vigueur. Etrange région des « mères », chère à Faust, où tout est en formation, transformation, déformation, tout en restant immobile, où les créatures existantes et possibles contiennent inertes, toute l’énergie subversive de l’atome. Et c’est parce qu’il est projeté à la surface par une violente lame de fond que le graffite devient en matière d’art un précieux outil d’investigation.
Aux chefs-d’œuvre, pesants et mûrs fruits de l’esprit qui recèlent en eux tant de sève que la branche qui les porte se dessèche et se brise, seule une imagination créatrice peut reconnaître dans la cicatrice le sceau du secret de leur naissance. Les graffiti nous font assister avec la joie sensuelle du voyeur, à l’épanouissement et à la fécondation de la fleur, le fruit jaillit, un fruit minuscule et sauvage qui porte encore l’or des pollens, au milieu des pétales.
Ce qu’on décèle sous la transparence cristalline de la spontanéité est ici une fonction vivante, aussi impérieuse, aussi irraisonnée que la respiration ou le sommeil. Or quelle que soit la dissemblance entre les œuvres d’art, seule la marque innée de cette fonction atteste leur authenticité. C’est elle qui classe.
L’art bâtard des rues mal famées, qui n’arrive même pas à effleurer notre curiosité, si éphémère qu’une intempérie, une couche de peinture efface sa trace, devient un critérium de valeur. Sa loi est formelle, elle renverse tous les canons laborieusement établis de l’esthétique.
La beauté n’est pas l’objet de la création, elle en est la récompense. Son apparition, souvent tardive, annonce seulement que l’équilibre, rompu entre l’homme et la nature, est une fois de plus reconquis par l’art. Que reste-t-il des œuvres conterporaines après cette confrontation ?
Que ce qui, sous des apparences trompeuses, ne contient pas autant de vérité, n’est pas autant une nécessité physiologique, ne se tient pas dans les limites d’une discipline aussi austère qu’un graffite, soit rejeté comme une non-valeur.

BRASSAÏ

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CRITÉRIUM DES AS

A bon Entendeur Salut !

Place au Bateleur impénitent, peintre orateur dont la bouche sera cousue de fort lacets de cuir, telle une chaussure, chaussure du Pendu “ douzième carte “.
Ici ni Bien ni Mal ni Temps ni Espace rien que l’Eternel Présent, privilège de l’Image

image qui anime celui dont c’est le désir.

Ames inquiètes soucieuses de l’Avenir, les As vous rassureront. Il n’y a pas d’Avenir, prédisons-le !! et défions-nous du Démon qui nous disperse les cartes.

Table du Bateleur
voici donc les quatre AS

BATON

Branche fleurie cueillie au printemps du Monde !
Baguette du Mage ou verge foudroyante du sorcier tu fais jaillir l'eau
du rocher que tu frappes.
Belle canne fleurie du compagnon dévorant dans laquelle il taillera sa Règle, Règle qui mènera son œuvre à la perfection. Oubliée un soir de fatigue son apprenti s’en empare il en frappe le Maître, grand Architecte du temple et le tue.
Branche d’acacia tu refleuriras sa tombe.
sceptre !
insigne du commandement tu fais jaillir les Larmes du larron que tu châties ainsi que pour le Rocher et bondir le coursier que tu cravaches, compagne du voyageur égaré, tu le protèges à la nuit
Enfin soutien du vieillard épuisé on te jette au Feu lorsqu’il meurt.
Tu ranimes ainsi la flamme de l’ardent foyer qui coulera le Métal précieux, substance du denier.

DENIER

Le feu de la Baguette fait couler le Métal devenu fleuve le Métal lumière fixée au creux des abîmes que le feu ressuscite rend souple agile et brillant tes gouttes égarées prennent en se refroidissant la forme des Astres et comme eux la Nuit ont le reflet du jour. Chef, puissant et fortuné dans l’artifice tu régis les sociétés humaines, tu en entretiens les passions. Tu es l’instabilité même l’indifférence et la dispersion Seul, dans l’univers, sans vice et sans vertu tu en confères à ta guise aux êtres et aux choses les plus disparates, faisant plus fort tu anéantis le faible
Grand Maître du Hasard, tu vas, tu viens, tu disparais ne laissant aucune trace.
Grâce à la Baguette fleurie le Feu toujours ardent d’un métal plus, va nous fondre

L’EPÉE

La Flamme fixée dans le Fer, la flamme qui brûle la chair de sa pointe acérée, donne sa forme à l’Epée qui s’enfonce provoquant Blessure et Douleur.
La flamme traverse la nuit.
Dans la splendeur du jour, le rayon solaire Epée du Monde transperce les nuées.
Instrument de colère et de Haine elle engendre le Meurtre et la souffrance.
Elle délivre le Héros apeuré et arme le bras du criminel avec la même ferveur.
Indistinctement elle est le soutien de l’honneur outragé ou bien le sombre outil du crime
Elle coupe les fleurs transperce les Arbres
Entaille la Terre fend les pierres coupe le Bois.
Elle perce enfin le Cœur dont le sang éploré se répandra sur terre.
Sang avide de rejoindre le Vase qui le contiendra, nouvelle Blessure qui le désire. c’est

LA COUPE

cœur nouveau désirant retenir et garder, avide du liquide éperdu pour lequel l’abandon est la mort.
Tu fus le vase d’Airain construit par les soins d'Hiram pour mesurer les choses contenues et Mesurables souci d’Equité hantise de Salomon. Coupe de Rosée tu es la Rose Rouge. Miroir du Soleil
Tu te répands sur le Feu que tu éteins
Tu étanches la soif de l’homme jusqu’à l’ivresse qui le rapproche de son Dieu.
Emblème du serment et des amitiés durables.
Enfin versée en Terre tu fais renaître la Branche fleurie Nouvel AS qui nous ouvrirait les portes du prochain Cycle si le peintre ne décidait de rester pendu entre les deux Arbres.
La tête basse s’endormant du sommeil de la chauve-souris agrippée au plafond des cavernes
L’image du FOU conseille la Prudence car le chien mord cruellement les jambes du demi-savant.

Reposons sur cette Nuée

André DERAIN

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Émancipation de la Peinture

« Entre le pouvoir merveilleux de la divination et l’esprit fragile de l’actualité, l’homme qui parle de l’art de son époque, de l’art en mouvement, trace péniblement sa ligne, une ligne obscure ou vraie.
«Ecrire sur la peinture est devenu si triste aujourd’hui ! Telles idées, vraies en elles-mêmes, pendent lamentablement aux maigres clous où nous les avions accrochées. Alors, nous croyions couvrir avec elles des œuvres vivantes et neuves. Nous avions tant espéré devancer la création et nous donner l illusion d'une constante découverte. Mais les vérités, en critique, ne valent que par leur adaptation, étant toujours sujettes aux réalités auxquelles nous souhaitons qu’elles correspondent.
"Nous voici aujourd’hui avec le même vocabulaire épuisé, avec des images ternies par un usage externe, avec des idées presque déchues pour avoir perdu leur place... »
Je m’excuse de me citer. Mais, après avoir écrit ces lignes, il y a plus de six ans, je pouvais parler tranquillement, avec la conscience libérée, de tel ou tel peintre.
Depuis ce temps, peu d’événements se sont déroulés sans doute. Mais, par contre, que de commentaires gratuits, quel fleuve délirant d’articles annuels, de monographies, de préfaces, d’explications, de provocations, et surtout de beaux dithyrambes, de dithyrambes sans réserves sur une peinture qui avait du mal à naître, du mal à vivre si toutefois elle était déjà née et qui avait surtout l’air de se cacher utilement sous ce cataclysme verbal.
Des avocats-conseil, les médecins-dentistes, les embaumeurs, les amateurs de toute sorte se mirent à une besogne qui fut de tous temps et surtout depuis Baudelaire celle des poètes. Ils déversèrent sur la peinture tout l’excès d’une littérature mal contenue et qui cherchait à s’échapper n’importe comment et pour n’importe quelle cause. Ils formèrent ainsi une tutelle bavarde autour d’un art qui n’en demandait pas tant. Ils parlaient en somme d’une chose sans en avoir le sentiment profond et sans jamais tenir compte de ce fait que la meilleure confirmation poétique qui puisse arriver à un critique parlant de choses naissantes et qui nécessairement doivent le devancer, c’est d’être démenti dans les souhaits qu’il forme pour un peintre. Tant il est vrai qu’un artiste n’est intéressant que dans la mesure où il nous surprend en rompant successivement l’image habituelle, fixe, que nous avons formée de lui. C’est en nous dépassant que l’art manifeste son existence.
Il est temps aujourd’hui de retrouver le silence, de profiter de ce long moment d’inattention pour refaire des comptes en désordre. Il est temps de laisser parler les peintres.
Le hasard, la spontanéité, l’absence de modèle ne sont-elles pas des questions fondamentales qui dominent entièrement la peinture moderne, et qui donnent un sens profond à son avènement ? La constatation et les profits du hasard (chaque peintre ne trouve-t-il pas le hasard qu’il mérite ?),la valorisation de la spontanéité, la libération de toute présence de modèle, constituent les règles nouvelles, indéfinissables mais solides qui permettent à la peinture de se débarrasser de tout ce qui ne vient pas d’elle, de trouver son propre élément, de s’émanciper.
J’ai eu la chance de converser souvent avec HENRI-MATISSE sur ces questions et je résume ici quelques-unes de ses pensées :

La photographie a beaucoup dérangé l’imagination, parce qu'on a vu les choses en dehors du sentiment. Quand j’ai voulu me débarrasser de toutes les influences qui empêchent de voir la nature d’une façon personnelle, j’ai copié des photographies.

Nous sommes encombrés des sentiments des artistes qui nous ont précédé. La photographie peut nous débarrasser des imaginations antérieures. La photographie a déterminé très nettement la peinture-traduction des sentiments et la peinture descriptive. Cettedernière est devenue inutile.

Les choses qu’on acquiert consciemment nous permettent de nous exprimer inconsciemment avec une certaine richesse.

D'autre part, l'enrichissement inconscient de l’artiste est fait de tout ce qu il voit et qu’il traduit picturalement sans y penser.

Un acacia de Vesubie, son mouvement, sa grâce svelte, m’a peut-être amené à concevoir le corps d’une femme qui danse.

Je ne pense jamais en voyant une de mes toiles aux sources d’émotion qui ont pu motiver telle figure, tel objet ou tel mouvement.

La rêverie d’un homme qui a voyagé est autrement plus riche que celle d’un homme qui n’a jamais voyagé.
La divagation d’un esprit cultivé et la divagation d'un esprit inculte n’ont de commun qu’un certain état de passivité.

On se met en état de création par un travail conscient. Préparer un tableau ce n’est pas travailler sur des compartiments plus ou moins arrêtés de ce tableau. Préparer son exécution c'est d’abord nourrir son sentiment par des études qui ont une certaine analogie avec le tableau et c’est alors que le choix des éléments peut se faire. Ce sont ces études qui permettent au peintre de laisser aller l’inconscient.

L’accord de tous les éléments du tableau qui participent à une unité de sentiment amenée par le travail impose à l’esprit une traduction spontanée. C’est ce qu’on peut appeler la traduction spontanée du sentiment, qui vient non pas d’une chose simple mais d'une chose complexe et qui s’est simplifiée par l’épuration du sujet et de l’esprit de celui qui l’a traduit.

On ne met pas d’ordre chez soi en se débarrassant de ce qu’on n’a pas, parce qu’on ne crée ainsi que le vide et le vide n'est ni l’ordre ni la pureté.

Voici les réflexions de Georges Braque cueillies au cours de longues conversations avec lui. Elles ne constituent pas une renonciation mais, au contraire, une évolution d’un art dont la constance réside dans la mobilité :

Dans l’art comme dans les idées il ne faut jamais conclure. Conclure c est enlever l’air aux idées, c’est les empêcher de se développer et de vivre.

Il importe seulement que les idées nous fassent réfléchir.

A celui qui est à sa place les circonstances sont toujours favorables.

C'est surtout un ensemble de réflexes manuels qui règle le rythme d une œuvre et qui révèle aussi un des côtés de la personnalité de l’artiste.

On ne peut aboutir à l’abstraction en partant de l'abstraction. L œuvre serait alors comme non-avenue. Pour arriver à l abstraction il faut partir de la nature, et partir de la nature c est trouver un sujet. Si l’ on perd le contact avec la nature l'on aboutit fatalement à la décoration.

Ceux qui, d‘ autre part, arrangent d’abord les natures mortes et qui essaient ensuite de les peindre ne font qu’imiter leurs propres arrangements. La peinture devient pour eux une chose d’après coup, l’imitation sans vie d’une sensation.

L’imprégnation c’est tout ce qui rentre en nous inconsciemment, qui se développe et se conserve par l’obsession et qui se délivre un jour par l’hallucination créatrice.

L’hallucination est la réalisation définitive d’une longue imprégnation dont les débuts auraient remonté à notre jeunesse.

L’âge de l’imprégnation c’est la première jeunesse. Te constate que je peins aujourd’hui les aspirations les plus anonymes de mes débuts, ce qui m'avait alors touché sans que je m’en aperçoive et qui m’avait poursuivi depuis mystérieusement jusqu’à sa réalisation définitive.

Il est bien connu que certaines matières possèdent un mystérieux pouvoir d’évocation et laissent deviner à travers leur épiderme des formes presque humaines. Ainsi les moisissures qui couvraient les murs de l'atelier que j’avais autrefois à Montmartre, étaient pour moi d’une singulière évocation.

Je découvre mon tableau sur la toile comme les voyantes voient l’avenir dans le marc de café.

J'ai publié autrefois des déclarations de PICASSO qui pourraient répondre magnifiquement a ce questionnaire. Je citerai simplement une anecdote que Picasso racontait récemment :

Nous étions réunis, des amis et moi, et nous décidâmes de dessiner dans le noir d’une façon tout automatique. La première fois, je m’écriai en dessinant . « Je sais ce que je fais : une tête de femme. » Quand nous allumâmes, nous constatâmes qu'en effet, c'était bien une tête de femme, que j’aurais pu dessiner en pleine lumière. On éteint de nouveau, on recommence, et cette fois, j’annonce que j’ignore absolument ce que je fais. On allume et je constate que c’est exactement la même tête de femme que précédemment, mais à l'envers.

Voici maintenant les réponses des peintres plus Jeunes à ces mêmes questions :

BORÈS : Un tableau m’intéresse davantage dans son devenir, dans ses possibilités que dans ce qu'il peut y avoir de concret en lui. Un tableau est un moment choisi dans une série de moments qui le précèdent et qui peuvent le suivre.

Une peinture doit résumer en un seul les différents moments visuels qui seraient nécessaires pour la parcourir. Comme en regardant les différents objets groupés nous ne les voyons que par rapport à celui que nous avons visé de préférence, de la même façon les différentes parties d’une peinture doivent se rapporter à un point déterminé, un point unique.

Il faut qu’un tableau donne l’impression de ne pouvoir être autrement et que l’instant choisi entre ceux qui le précèdent et ceux qui pourraient le suivre ne peut pas être un autre.

C’est cela qui constitue sa forme.

Un tableau est une confession faite dans un langage secret.

Ce n’est pas toujours le peintre qui domine son tableau. Au contraire, c’est celui-ci qui dans son développement naturel s’impose à son auteur.

Il faut donner sa chance à un tableau.

C’est dans la lutte avec lui que l’expression de la personnalité se manifestera le plus clairement.

La couleur construit par sa valeur en profondeur et le problème pictural commence au moment où il faut « réduire » cette profondeur à la surface de la toile. Lorsque ce problème n’existe pas on ne peut faire le plus souvent que du dessin coloré.

La construction par la couleur serait plus près d'une conception musicale que d’une conception architecturale ou sculpturale. L’évolution de la peinture, depuis les fresques jusqu’à nos jours, marque l’effort de la couleur pour trouver son expression propre et son entière indépendance. La couleur n est pas seulement un élément constructif. Par son expression elle est capable de nous suggérer toutes les sensations et de constituer par elle-même le principal élément affectif d’un tableau.

C’est son caractère d’apparition qui donne à une image sa force. Cela arrive lorsque les rapports plastiques qui la font naître équivalent aux rapports suivant lesquels nous voyons les images dans la réalité.

Les images dans les rêves se présentent d’une façon équivalente à la vie réelle mais dans une autre lumière.

L’Impressionnisme ayant épuisé presque toutes les possibilités de la lumière réelle c’est dans l’étude des lumières imaginaires que nous pouvons trouver de nouveaux sujets pour la peinture.

Le travail avec modèle ou le travail spontané peuvent bien déterminer la différence entre la lumière naturelle et la lumière créée.

Si, pour la création d’une lumière imaginaire, le modèle devient gênant cela n’empêche pas que c’est par la pratique de son étude que nous pouvons com prendre les rapports des tons dans une unité de lumière, ce dont nous nous servirons pour garder toujours intacte l’unité plastique dans le plan de la toile. Sans cela la peinture perd son caractère propre pour devenir de l’illustration.

Joan Miro :

Il m'est difficile de parler de ma peinture, car elle est toujours nee dans un état d'hallucination, provoqué par un choc quelconque, objectif ou subjectif, et duquel je suis entièrement irresponsable. Quant à mes moyens d’expression, je m’efforce d'atteindre de plus en plus le maximum de clarté, de puissance et d’agressivité plastique c'est à dire de provoquer d'abord une sensation physique pour arriver ensuite à l'âme.

André BEAUDIN :

Le premier hasard dans la peinture réside le plus souvent dans le point de départ du tableau - ce point de départ a lui-même pour base certains éléments plus ou moins inattendus que le peintre rencontre, modèle inattendu, nouveau modèle autour duquel gravite le tableau dans tout un déchaînement spontané ininterrompu, qui peut conduire à nouveau à toutes les aventures, à tous les hasards.

Salvador Dali :

Si je dois m’exprimer brièvement sur les questions du « modèle », de la « spontanéité » et du « hasard » dans l’œuvre peinte, je dirai que selon moi — et pour tenter de rendre ce peu de mots le plus substantiel possible — le « modèle » ne serait pour le peintre qu’un succulent et gélatineux « pied de porc gratiné » dans lequel, comme chacun sait, la viande molle et superline ne fait qu’envelopper de ses « délires de douceur nutritive » le véritable et authentique os pelé de l’objectivité. Mais le mieux gratiné et le plus savoureux de tous les pieds de porc, qui, pour peu qu’on fasse appel à la mémoire, est celui du « réalisme », se trouve avoir été flairé depuis des siècles par les nez fins des peintres hollandais et mangé en fin de compte par Vermeer de Delft, lequel ne laissa que l’os refroidi, pour permettre au grand Meissonnier de trouver en le léchant les dernières douceurs fines. S’il n’y a plus de nos jours de « modèle », il y a tout lieu de penser que c’est le peintre qui l’a mangé, et ceci est trop généralement et trop populairement admis pour que j’insiste sur l’inévitable nostalgie de tout peintre devant tout modèle. Comment le pied de porc en question existerait-il encore aujourd’hui, quand on sait que les surréalistes, dépassant le cannibalisme de la viande sont passes d celui des os, pour en venir à dévorer les objets et les êtres-objets ? C’est assez dire que le modèle ne saurait exister pour moi qu’en tant que métaphore intestinale. Non seulement le modèle, mais encore l'objectivité même a été mangée. Je ne puis donc peindre que d'après certains systèmes de délire de la digestion.

En ce qui concerne la spontanéité, je dirai qu'elle est aussi un pied de porc, mais un pied de porc à l’envers, c'est-à-dire une langouste, celle-ci, comme chacun sait, présentant, au contraire du pied de porc un squelette extérieur, alors que la viande superfine et délicate, c est-à-dire le délire, occupe l'intérieur, ce qui signifie — pour parler d’un seul jet et sans euphémismes — que, pour la spontanéité, la carapace de l’objectivité offre une résistance au délire mou de la viande ; que, pour parvenir à celle-ci, on perd souvent du temps et qu’on n’y parvient, d’ailleurs, que pour constater que la viande qu’on découvre n’a plus d’os. Toutes ces considérations m’entraînent à me méfier, en général, de la « spontanéité » à l’état pur, dans laquelle je retrouve toujours le goût conventionnel et stéréotypé de l’inva riable langouste de restaurant et à préférer personnellement à la spontanéité la « systématisation », qui, à l’exemple du délire-paranoïaque peut se produire et, de fait, se produit « spontanément » — la spontanéité » en question ayant cessé de prétendre à l’objectivité introuvable, d’autant plus que celle-ci a été préalablement détruite comme on a vu pour la langouste, mais impliquant au contraire cette douceur supplémentaire, la plus fine de toutes, qui réside dans le goût et même dans le contact de la viande qu’on peut encore trouver et qu’on trouve à l’intérieur des os quand, l’os rongé, arrive le moment de s’attaquer à celui-ci. C’est précisément au moment algide où l’on atteint la moelle même de l’imagination qu’on a le droit de supposer qu’on domine (et qu’effectivement on domine) la situation.
Si le « modèle » est un pied de porc gratiné, et la spontanéité une langouste, le hasard pourrait bien n’être qu’une sérieuse et importante côtelette grillée, pétillante de saveur et d’arrière-pensées biologiques, je te dis parce que le hasard figure et constitue exactement ce point moyen de douceur entre le « modèle » et la « spontanéité », c’est-à-dire entre le pied de porc et la langouste à l'américaine. On observera en effet, qne si dans le pied de porc les os sont à l'intérieur de la viande et dans la langouste la viande à l'intérieur du squelette, dans le cas de la côtelette les os sont moitié à l’intérieur, moitié à l'extérieur, c’est-à-dire coexistent, et que l'os et la viande, objectivité et délire, se montrant en même temps, ne font autre chose qu'énoncer cette vérité que je ne me lasserai jamais de répéter, à savoir que le hasard n’est autre chose que le résultat d’une activité irrationnelle systématique (paranoïaque) ; ce qui, pour revenir à ms obsessions comestibles et à notre vocabulaire emprunté a la nutrition, peut se résumer dans l'idée que le hasard, tel qu’il intervient dans le phénomène artistique — n’est que l’expression du conflit terriblement excitant pour la famine, qui résulte de notre mise en présence simultanée de l’os et de la viande, précisons une fois de plus : de l’objectivité et du délire, envenimé encore de cette ardeur de la grillade qui brûle les dents (toute côtelette grillée digne de ce nom devant être mangée à brûle-dents, mais ceci est une autre question) et quand je dis : qui brûle les dents, je veux dire : qui brûle l'imagination.

Les peintres savent mieux que personne mettre des lumières sur certaines choses que la critique a constamment ignorées et qui paraissent pourtant avec ce premier recul, essentielles.

E. TÉRIADE.

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LE SOMMEIL, RÉACTION DE DÉFENSE

Pourquoi dormons-nous ? Jusqu’au début de ce siècle, cette question était restée une énigme complètement indéchiffrée. A vrai dire, elle n’avait guère préoccupé les savants. Le philosophe Ernest Naville s’étonnait déjà, en 1878, que le sommeil n'occupât que deux pages sur 1096 dans la Physiologie de Béclard; qu'une, page et demie sur 1098 dans celle de Beaunis. Trente ans plus tard, il n'était guère plus favorisé : dans le grand Handbuch der Physiologie de Nagel (1905), une page et demie sur 3496!

Et cependant, le sommeil occupe le tiers de notre vie. Songe-t-on qu’un homme, de 45 ans par exemple, en a passé plus de quinze a dormir. Que de temps perdu, dans nos existences déjà si courtes ! Et l’on conçoit que certains psycho-physiologistes se soient demandé si le sommeil n’était pas qu’une « mauvaise habitude », et si l’on n’en pourrait pas raccourcir la durée.

Si peu qu’on se fût occupé du sommeil, on avait pourtant formulé, pour en rendre compte, un certain nombre de théories : ce phénomène serait dû à une anémie cérébrale, ou à une asphyxie périodique du cerveau, ou à une intoxication des centres nerveux par les déchets dus à l’activité de l’organisme pendant la période de veille. Au premier abord, cette sorte d’explication parait plausible. Ne savons-nous pas que la privation de sommeil entraîne bientôt la mort ? Ne savons-nous pas que le sommeil restaure l’homme épuisé ? L’endormissement n’est-il donc pas, de toute évidence, dû à une sorte de trouble de l’organe cérébral, qui se trouve, à un moment donné, pour une raison ou une autre, épuisé, usé, incapable de continuer son œuvre, comme l’est un accumulateur déchargé pour avoir fonctionné trop longtemps ?

Cette manière de voir, cependant, se heurte à de nombreux faits d’observation ou d’expérience. Elle réduit le sommeil à un trouble de notre économie, à un état passif, état de paralysie, état d’usure, bref, elle en fait un accident. Le sommeil ne serait plus qu’une sorte de syncope... Mais est-ce là ce que nous montrent les faits de la vie quotidienne ?
Regardez un enfant qui dort. Avez-vous l’impression d’avoir sous les yeux un petit malade, un petit asphyxié, ou même simplement, un être abandonné à un état de complète passivité ? Ne vous semble-t-il pas que cet enfant, au contraire, est comme absorbé dans une grave occupation, saisi par une tâche importante, et que, si son esprit a momentanément quitté notre monde, ses regards sont tournés vers un autre monde qui le captive énormément ?

Mais on ne peut fonder une théorie scientifique sur une « impression ». Passons donc à des arguments plus objectifs, qui nous montreront que la conception du sommeil-asphyxie, du sommeil-accident, n’est pas soutenable.

Tout d’abord, ce fait important : il n’y a pas de parallélisme entre le sommeil et l’épuisement. C’est ce que nous montre, entre autres, la durée du sommeil à travers les âges de la vie. Le petit bébé, qui sans doute se fatigue le moins, est celui qui dort le plus : jusqu’à dix-huit et vingt heures par jour dans les premiers mois qui suivent sa naissance. Dira-t-on que cela tient à la délicatesse extrême de son système nerveux, qui le rend particulièrement susceptible à l’intoxication et à l’asphyxie ? Mais comment admettre alors que ce tissu nerveux si délicat résiste à une intoxication quotidienne assez forte pour le mettre hors d’état pendant une quinzaine d’heures par jour ? Que l’on songe aux ravages produits chez l’enfant par des toxiques comme l’alcool, pris régulièrement, et même à trop faibles doses pour produire un collapsus immédiat !

Autre fait d’observation journalière : la volonté, l’intérêt, peuvent retarder le sommeil. Un coup de téléphone au moment où le médecin allait s’endormir. On l’appelle pour une opération urgente. Il se lève, sort, et accomplit sa tâche en pleine possession de ses facultés. Comment serait-ce possible si le sommeil auquel il allait s’adonner était dû à une intoxication assez forte pour mettre le cerveau hors d’usage pendant quelque sept ou huit heures ! — La volonté, l’intérêt, commandent donc le sommeil. Le sens commun l’avait bien remarqué, lui qui condamne la sentinelle qui s’est endormie à son poste, tout comme le collégien qui roupille pendant la leçon, lui qui a fait de s’endormir , un verbe pronominal.

Le sommeil peut donc êtie volontairement différé, non seulement de quelques heures, mais même de plusieurs jours. Bien intéressantes sont à ce sujet les expériences d' « insomnie expérimentale » auxquelles se sont soumises, ces dernières années, un certain nombre de personnes dévouées. Déjà en 1896, dans un laboratoire américain, trois jeunes gens avaient été privés de sommeil pendant quatre-vingt-dix heures consécutives. Les psychologues Patrick et Gilbert les soumettaient, au cours de cette veille prolongée, à une série d’épreuves, qu’ils répétaient toutes les six heures : pressions au dynamomètre, mesure du temps de réaction finesse de la sensibilité à la douleur, mémorisation de chiffres, additions. On comparait les résultats avec ceux obtenus dans des circonstances normales. D’autres expérimentateurs ont été jusqu’à veiller cent quinze heures de suite. Les résultats recueillis au cours de ces diverses investigations ont toujours été à peu près les mêmes ; ils sont bien différents de ceux auxquels on pourrait s’attendre. D’une façon générale, l’insomnie n’a pas eu d’influence marquée ; non seulement elle n’a entraîné, le plus souvent, aucune diminution dans le rendement des épreuves, mais parfois même ce rendement a été supérieur à ce qu’il est en temps normal. Le Dr Herz qui a opéré sur lui-même, déclare, après quatre-vingts heures de veille que « ni subjectivement, ni objectivement, sa capacité de travail mental n’a diminué ».

Citons encore l’expérience poursuivie par deux Américains, Weiskotter et Ferguson. On faisait accomplir aux sujets divers exercices comme lancer à distance des balles dans une corbeille, transcrire un code télégraphique, mémoriser des nombres, et on notait le nombre d’erreurs commises, dans les circonstances normales. On a répété ces mêmes exercices dix-huit jours de suite. Après quoi a commencé la période d’insomnie qui a duré trois jours (soixante-six heures de veille ininterrompue), où les mêmes exercices ont été continués. Ils l’ont été encore pendant les six jours qui ont suivi. Or, lorsqu’on examine le rendement obtenu au cours de ces vingt-sept jours d’épreuves, et qu’on en exprime la quantité par un diagramme, on n’observe presque aucun fléchissement de la courbe dans les jours d’insomnie.

Ces expériences sont extrêmement importantes. Elles confirment ce que la vie de tous les jours laissait déjà soupçonner : le sommeil précède l’épuisement. Et puisqu’il le précède, il ne saurait en être la conséquence immédiate.

D’autre part, on ne peut raisonnablement nier que le sommeil ait quelque rapport avec la fatigue et l’épuisement : le sommeil dissipe la fatigue, restaure l’organisme; on se couche, le soir, éreinté ; on se lève, le matin, frais et dispos. Comment alors résoudre cette sorte de paradoxe, que l’on peut énoncer ainsi : 1° le sommeil est en relation avec l’épuisement ; 2° dans les circonstances habituelles, le sommeil n’est pas commandé par lui ?

Tout s’éclaire, et, en somme, très aisément, si, au lieu de regarder le sommeil comme un phénomène passif et accidentel, rançon de l’activité mentale, on le considère au contraire comme une réaction positive, comme un acte, comme un acte de défense contre cet épuisement. En d’autres termes, nous ne dormirions pas parce que nous sommes intoxiqués ou épuisés, nous dormirions pour ne pas l’être.

Cette formule, qui paraît plus paradoxale encore que le paradoxe qu’elle veut résoudre, n’a rien, en réalité, pour nous étonner. Elle fait au contraire rentrer le sommeil dans cette loi d’anticipation, qui régit la plupart des manifestations du comportement des animaux. L’anticipation a pour rôle de parer à un danger avant que celui-ci ne soit imminent ; elle empêche ainsi l’animal, ou l’homme, d’être pris de court. Toutes les fonctions de défense sont anticipantes : la pupille se contracte avant que le rayon lumineux ait ébloui la rétine ; la toux se déchaîne avant que le corps étranger ait atteint les bronches... Et si nous considérons des besoins comme la faim et la soif, nous constatons qu’eux aussi anticipent sur situation à laquelle ils doivent parer : en effet, nous mangeons et nous buvons longtemps avant que nous soyons sur le point de périr d'inanition ou de déshydratation. Certains jeûneurs ont pu rester trois semaines sans manger, et l’on pourrait dire que nous mangeons deux ou trois semaines trop tôt. De même, nous dormons trois ou quatre jours trop tôt.

Il serait même tout à fait incompréhensible — étant donné ce que nous savons sur la façon dont notre organisme est armé pour se défendre contre tout ce qui menace son intégrité — que le sommeil ne soit pas un phénomène anticipateur. Songez donc au péril que représente pour l’organisme les toxines déversées dans le torrent sanguin par l'activité de la veille. Il faut que, de bonne heure, l’organisme travaille à s'en débarrasser. Il ne faut pas qu’il attende à la dernière minute, alor qu'il n'est plus qu’à deux doigts du dénouement fatal. Car alors, si quelque circonstance survenait — l’attaque d’un ennemi, par exemple individu !- qui rende impossible de s’abandonner au sommeil, c’en serait fait de l'individu ! On conçoit donc fort bien qu’une marge se soit établie entre le moment où survient naturellement le sommeil, et celui où l'organisme risque de succomber à l’empoisonnement.

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comme dans le sommeil, c’est l’inertie momentanée qui constitue l’arme défensive. Mais laissons là les animaux, pour en revenir à l’homme. Nous constatons que celui-ci aussi, lorsqu’il est en butte à un danger, ou lorsqu il a à faire face à de gros soucis, a une tendance, sinon a faire le mort du moins à s’endormir, ce qui est un moyen de se défendre de la réalité pénible de s’en défendre en la fuyant. Freud avait parle d une « fuite dans la'maladie ». Il y a aussi une « fuite dans le sommeil ». Ce phénomène bien intéressant a été constaté par divers auteurs.

« Tous ceux qui ont vécu la grande guerre se rappellent le besoin irrésistible de sommeil qui les prenait parfois lors des premiers bombardements intensifs lorsque leurs nerfs et leurs oreilles n’étaient pas encore habitués à pareille impression et à pareil vacarme », écrit le Dr H. Roger (de Marseille). Et le Dr Laudenheimer (de Munich) nous rapporte une série de cas du même genre :
Voici d’abord un négociant de trente-cinq ans ; il avait fait toute la guerre au front, comme chef de batterie. Une fois, au moment où l’on a commandé le feu, il s’est endormi profondément. Ses hommes lui racontèrent ensuite que, dans son sommeil, il avait continué à commander régulièrement le feu des pièces. Après la guerre, au moment de la dépression économique et de l’inflation, ses affaires ont commencé à devenir difficiles, et il présente une tendance continue au sommeil. « Il voudrait toujours dormir ». On a de la peine à l’éveiller le matin. Il n a pas le courage de se lever, et il se replonge dans son sommeil. Ce n’est que le dimanche qu’il se lève à l’heure, et sans difficulté aucune, n’ayant pas à s’occuper de ses affaires ce jour-là. Un jour, comme il était au téléphone, et qu’il appréhendait de mauvaises nouvelles il s’endormit subitement, le cornet à la main. — Après quelques semaines de traitement à la montagne, guérison complète, ce qui semble bien indiquer que cette nacrolepsie ne relevait d’aucun trouble organique.

Autre cas : un jeune homme, à la suite de conflits avec son père, présentait un impérieux besoin de dormir. Plusieurs fois, au moment où apparaissait le père, le fils tombait endormi. Plus tard, à la guerre, il s’est, lui aussi, endormi au milieu d’un violent feu d’artillerie. — Une jeune fille, demandée en mariage, et hésitante à se décider, dort les trois- quarts de la journée, jusqu’au jour où, s’étant enfin fiancée, elle est complètement guérie de cette impérieuse somnolence. — Un étudiant déprimé par des circonstances pécuniaires difficiles, dort toute la journée lorsqu’il manque d’argent. Cette « hypnomanie » augmente à la suite d’une affaire de duel, pour diminuer de nouveau lorsque celui-ci a pu s’arranger à l’amiable. — Une dame très intelligente et énergique, mais à tendances psychopathiques, tombe endormie lorsque quelque-chose ne marche pas à souhait, lorsque par exemple ses leçons de chant vont de travers.

Trois ans avant Laudenheimer, deux médecins américains, Willey et Rice, en 1924, avaient attiré l’attention sur des troubles analogues. Ils citaient le cas d’un garçon de onze ans, très sensible, extrêmement consciencieux, qui, lorsqu’il a commis une faute, tombe endormi, ou a envie d’aller dormir. Et celui d’un intellectuel de trente ans, qui avait épousé une femme qu’il n’aimait pas. Extérieurement, le ménage marchait bien, paraissait heureux. L’épouse ayant dû s’absenter assez longtemps, le mari s’aperçoit, non sans étonnement, qu’il a beaucoup moins besoin de sommeil que lorsqu’elle est à la maison ; il n’éprouve plus, vers dix heures du soir, l’envie habituelle d’aller se coucher. « Ce besoin de sommeil, affirment les auteurs, résulte de la monotonie d’une union sans intérêt ».

Voici encore une bien jolie observation relevée par le Dr Repond : « Une de nos malades qui dormait mal se plaignait souvent d’être réveillée à quatre heures par son mari oui se levait pour soigner le bétail. Cette insomnie résista à toutes les médications, jusqu’au jour où nous conseillâmes à la malade de faire de nécessité vertu, et de se lever en même temps oue son mari pour l’aider dans son travail. Comme par miracle, dès ce moment, la malade retrouva le sommeil le plus profond aux heures où, d’ordinaire, elle était incapable de dormir. Son sommeil se prolongea désormais fort tard dans la matinée. L’insomnie du début servait à la malade de prétexte pour ne pas s’acquitter, à cause de sa fatigue, des obligations de son ménage. Privée de cette échap patoire par l’ordre du médecin, elle tombe aussitôt dans l’autre extrême, l’hyper-somnie matinale, qui l’empêche tout aussi bien de travailler. Ajoutons eue ces divers troubles du sommeil disparurent quand ils eurent été analysés. On ne saurait montrer plus clairement cue cette malade eue le sommeil n’est ou’un phénomène partiel du psychisme, qui peut être utilisé et modifié par les tendances profondes de ce dernier. La malade dort ou elle ne dort pas suivant son intérêt inconscient qui est de ne pas s’acquitter des obligations de son ménage et de satisfaire ses rancunes contre sen mari. »

Le Dr Leynen a observé un cas de sommeil spontané pendant l’accouchement, chez une primipare de vingt-six ans. Premières douleurs à quatre heures du matin. A sept heures la patiente s’endort profondément avec ronflements. Elle se réveille brusquement à treize heures, après la sortie de l’enfant. Interrogée, cette femme fut très étonnée d’avoir dormi et déclara n’avoir ressenti aucun mal. Elle avait, parait-il une grande peur de l’enfantement. Sans doute s’est-elle pour cela réfugiée dans le sommeil.

J‘avais dit jadis que le sommeil est une sorte de « suicide psychologique ». Le Dr Laudenheimer s’est emparé de cette expression pour l’appliquer aux cas qu’il a observés. La crise brusque de sommeil est dit-il un suicide-ersatz » pour ceux qui ont envie de vivre. On voudrait bien s'évader de la vie et de ses tourments, mais on n’a tout de même pas le courage daller jusqu’au bout... Le sommeil offre alors un heureux compromis, moyen terme entre la vie et la mort.

Emile Zola avait déjà, en 1878, dans l’ Assommoir, décrit le désir de sommeil comme se substituant au désir de la mort lorsqu’on n'osait pas regarder celle-ci en face :
« Gervaise aurait voulu tâter la mort, voir comment c’était bâti... Oh ! dormir un mois, surtout en hiver, le mois du terme, quand les embêtements de la vie la crevaient. Mais ce n était pas possible, il fallait continuer de dormir topujours si l'on commençait à dormir une heure ; et cette pensée la glaçait, son béguin mort s'en allait, devant l‘éternelle et sévère amitié que demandait la terre.

Le sommeil, un substitut du suicide ? Ne serait ce là vue de l’esprit ? Voici justement, dans un récent numéro de l'Archiv für Kriminologie, une bien curieuse observation d’un médecin légiste, le Dr Weimann. Il s’agit d’un jeune homme qui, ayant tué son amie à la suite d’une dispute, essaie de se suicider. Il prend une hache, mais ne réussit qu’à s’entailler légèrement la peau du front ; puis il tombe endormi. C’est plongé dans un profond sommeil qu’on le retrouve quelques heures plus tard, étendu aux côtés de sa victime. Réveillé il persista dans une sorte de somnolence, qui dura cinq jours. — La suite des événements semble claire : frayeur devant le meurtre perpétré ; essai de suicide, mais appréhension de mourir, et sommeil intervenant comme ersatz.

Weimann compare cette brusque léthargie au Totstellreflex des animaux, à ce réflexe de simulation de la mort dont il a été question ci-dessus. En effet, l’assassin a fait le mort, espérant par là échapper au danger. Mais pas plus que chez l’animal, il ne s’est agi d’un acte intentionnel et conscient, d’une simulation voulue. Tout s’est déroulé dans l’inconscient, sur le plan des réflexes. C’est au réflexe du sommeil que l'organisme angoissé a demandé de « simuler la mort ». Tentative d’ailleurs maladroite de protection et de défense, puisque — comme c’est le cas souvent aussi pour l’animal immobilisé — cela ne l’a pas empêché d'être appréhendé par l’adversaire (dans le cas particulier, par la police). Mais du point de vue de l’organisme, réaction de défense tout de même.

Ces crises de sommeil seraient, en somme, assimilables à un suicide manqué. Le suicide manqué ! sujet bien intéressant pour le psychologue. Il nous montre les tendances profondes de conservation qui viennent faire échec à ce que la conscience claire croyait une décision irrévocable. Déjà il y a près d’un siècle le délicieux caricaturiste Rodolphe Topffer avait finement indiqué ce phénomène dans l’Histoire de M. Vieuxbois; celui-ci se croyant évincé par l’objet aimé, essaie plusieurs fois de se tuer : la première fois, avec une épée ; mais « heureusement l’épée passe sous son bras ». La seconde fois, M. Vieuxbois veut se pendre... « Heureusement la corde est trop longue ». Troisième suicide : M. Vieuxbois boit la ciguë. « Heureusement que c’est de la soupe aux herbes ». — « Automatisme téléologique antisuicide », suivant l’expression employée par Th. Flournoy dans son élude sur le suicide prémédité de Benvenuto Cellini, emprisonné par le pape au château Saint-Ange ; car, à cette tentative sinistre vint faire échec un automatisme moteur suivi d’une hallucination visuelle (voir Archives de Psychologie, vol. VII, 1907). Nous pouvons aussi regarder le « suicide-ersatz » que représente l’hypnomanie, comme une sorte d’automatisme antisuicide.

Le sommeil ne se borne pas à défendre l’animal et l’homme contre une intoxication menaçante, ou contre l’épuisement, par l’immobilité même qui le caractérise, il permet sans doute à de nombreuses espèces animales de se soustraire à leurs ennemis. Un auteur allemand, grand chasseur, grand connaisseur des animaux, Th. Zell, a supposé que c’est grâce au sommeil que l’homme primitif a pu vivre dans des territoires peuplés de bêtes féroces, et cependant leur échapper. En effet les grands fauves et, en général, les carnassiers, sont tous nocturnes, et le seul moyen pour l’homme de s’en garer était de se tenir coi, couché au fond d’un trou, ou perché sur un arbre. Mais comment cette immobilité protectrice eût-elle été réalisée sans le sommeil et l’inertie qu’il déclenche ? Ainsi le sommeil est, pour notre auteur, un « coup de maître de la nature » en invitant l’homme à cette précieuse immobilité.

Il resterait à montrer comment le sommeil protège l’organisme contre l’épuisement, comment il le restaure, comment, chaque nuit, il répare ses pertes, au fur et à mesure qu’elles surviennent. La physiologie n'a pas encore éclairci tous ces points. On a de bonnes raisons de penser que l’inertie mentale du sommeil est compensée par un accroissement l’activité cellulaire assimilatrice et trophique. En sorte que veille et sommeil représenteraient les deux périodes d’un balancement entre l’activité de relation et l’activité végétative. Cette alternance dans la répartition des énergies organiques avait été fort bien aperçue par Hippocrate : la veille, disait-il, période d’effort des systèmes sensible et moteur : le sommeil, temps d’effort du système nutritif : « somnus labor visceribus, motus in somno intro vergunt ». — Selon le Pr W. R. Hess, de Zurich, le balancement dont nous venons de parler, s’effectuerait entre le système cérébro-spinal (siège de la vie de relation) d’une part, et le système parasympathique (présidant à l’activité trophique) d’autre part. Ces deux systèmes sont antagonistes. Lorsque l’un parle, l’autre doit se taire. Lorsque prédomine l’activité parasympathique, le système nerveux central est inhibé, il se tait, il dort.

Voici bientôt trente ans que j’ai proposé la théorie biologique du sommeil esquissée dans ces pages. Celle-ci n’a guère rencontré, dans les premiers temps, que scepticisme ou contradiction. Cependant, au fur et à mesure que le sommeil a été davantage étudié, on a reconnu que les faits lui donnaient raison. Parmi ceux-ci, les cas d’hypnomanie, ces cas de fuite dans le sommeil », sont intéressants à retenir. Essayez d'interpréter ces cas avec la théorie toxique : vous n’y parviendrez pas. Au contraire, ils trouvent aisément leur place dans le cadre d’une théorie qui envisage le sommeil comme une réaction de défense.

Docteur Edouard CLAPAREDE

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MOTIFS DU CRIME PARANOÏAQUE

LE CRIME DES SŒURS PAPIN

Au docteur GEORGES DUMAS, en respectueuse amitié.

On se souvient des circonstances horribles du massacre du Mans et de l’émotion que provoqua dans la conscience du public le mystère des motifs des deux meurtrières, les sœurs Christine et Léa Papin. A cette inquiétude, à cet intérêt, une information très ample des faits répondit dans la presse, et par l’organe des esprits les plus avertis du journalisme (1). Nous ne ferons donc que résumer les faits du crime.

Les deux sœurs, 28 et 21 ans, sont depuis plusieurs années les servantes d’honorables bourgeois de la petite ville provinciale, un avoué, sa femme et sa fille. servantes modèles, a-t-on dit , enviées au ménage ; servantes-mystère aussi, car, si l’on a remarqué que les maîtres semblent avoir étrangement manqué de sympathie humaine, rien ne nous permet de dire que l’indifférence hautaine des domestiques n’ait fait que répondre à cette attitude ; d'un groupe à l’autre « on ne se parlait pas ». Ce silence pourtant ne pouvait être vide, même s’il était obscur aux yeux des acteurs.

Un soir, le 2 février, cette obscurité se matérialise par le fait d’une banale panne de l’éclairage électrique. C’est une maladresse des sœurs qui l’a provoquée, et les patronnes absentes ont déjà montré lors de moindres propos des humeurs vives. Qu’ont manifesté la mère et la fille, lorsqu’à leur retour elles ont découvert le mince désastre ? Les dires de Christine ont varié sur ce point. Quoiqu’il en soit, le drame se déclenche très vite, et sur la forme de l’attaque il est difficile d’admettre une autre version que celle qu’ont donnée les sœurs, à savoir qu’elle fut soudaine, simultanée, portée d’emblée au paroxysme de la fureur : chacune s’empare d’une adversaire, lui arrache vivante les yeux des orbites, fait inouï, a-t-on dit, dans les annales du crime, et l’assomme. Puis, à l’aide de ce qui se trouve à leur portée, marteau, pichet d’étain, couteau de cuisine, elles s’acharnent sur les corps de leurs victimes, leur écrasent la face, et, dévoilant leur sexe, tailladent profondément les cuisses et les fesses de l’une, pour souiller de ce sang celles de l’autre. Elles lavent ensuite les instruments de ces rites atroces, se purifient elles-mêmes et se couchent dans le même lit. « En voilà du propre ! » Telle est la formule qu’elles échangent et qui semble donner le ton du dégrisement, vidé de toute émotion, qui succède chez elles à l’orgie sanglante.

Au juge, elles ne donneront de leur acte aucun motif compréhensible, aucune haine, aucun grief contre leurs victimes ; leur seul souci paraîtra de partager entièrement la responsabilité du crime. A trois médecins experts, elles apparaîtront sans aucun signe de délire, ni de démence, sans aucun trouble actuel psychique ni physique, et force leur sera d’enregistrer ce fait.

Dans les antécédents du crime, des données trop imprécises, semble-t-il, pour qu’on puisse en tenir compte : une démarche embrouillée des sœurs auprès du maire pour obtenir l’émancipation de la plus jeune, un secrétaire général qui les a trouvées « piquées », un commissaire central qui témoigne les avoir tenues pour « persécutées ». Il y a aussi l'attachement singulier qui les unissait, leur immunité à tout autre intérêt, les jours de congé qu’elles passent ensemble et dans leur chambre. Mais s’est-on inquiété jusque-là de ces étrangetés ? On omet encore un père alcoolique, brutal, qui, dit-on, a violé une de ses filles et le précoce abandon de leur éducation.

Ce n'est qu'après cinq mois de prison que Christine, isolée de sa sœur, présente une crise d’agitation très violente avec hallucinations terrifiantes. Au cours d’une autre crise elle tente de s'arracher les yeux, certes en vain, mais non sans se léser. L'agitation furieuse nécessite cette fois l'application de la camisole de force ; elle se livre a des exhibitions érotiques, puis apparaissent des symptômes de mélancolie : dépression, refus d'aliments, auto-accusation, actes expiatoires d'un caractère répugnant ; dans la suite à plusieurs reprises, elle tient des propos à signification délirante. Disons que la déclaration de Christine d’avoir simulé tel de ces états ne peut aucunement être tenue pour la clef réelle de leur nature : le sentiment de jeu y est fréquemment éprouvé par le sujet, sans que son comportement en soit moins typiquement morbide.

Le 30 septembre les sœurs sont condamnées par le jury. Christine, entendant qu'elle aura la tête tranchée sur la place du Mans, reçoit cette nouvelle à genoux.

Cependant les caractères du crime, les troubles de Christine dans la prison, les étrangetés de la vie des sœurs avaient convaincu la majorité des psychiatres de l’irresponsabilité des meurtrières.

Devant le refus d'une contre-expertise, le Dr Logre, dont on connaît la personnalité hautement qualifiée, crut pouvoir témoigner à la barre pour leur défense. Fût-ce la règle de rigueur inhérente au clinicien magistral ou la prudence imposée par des circonstances qui le mettaient en posture d’avocat ? Le Dr Logre avança non pas une, mais plusieurs hypothèses sur l’anomalie mentale présumée des sœurs : idées de persécution, perversion sexuelle, épilepsie ou hystéro-épilepsie. Si nous croyons pouvoir formuler une solution plus univoque du problème, nous voulons d’abord en rendre hommage à son autorité, non seulement parce qu’elle nous couvre du reproche de porter un diagnostic sans avoir examiné nous-même les malades, mais parce qu’elle a sanctionné de formules particulièrement heureuses certains faits très délicats à isoler et pourtant, nous allons le voir, essentiels à la démonstration de notre thèse.

Il est une entité morbide, la paranoïa, (qui malgré les fortunes diverses quelle a subi avec l’évolution de la psychiatrie, répond en gros aux traits classiques suivants : a) un délire intellectuel qui varie ses thèmes des idées de grandeur aux idées de persécution , b) des réactions agressives très fréquemment meurtrières ; c) une évolution chronique.

Deux conceptions s'opposaient jusqu’ici sur la structure de cette psychose : l'une la tient pour le développement d’une « constitution » c'est-à-dire d’un vice congénital du caractère ; l'autre en désigne les phénomènes élémentaires dans des troubles momentanés de la perception, qu'on qualifie d’interprétatifs à cause de leur analogie apparente avec l’interprétation normale; le délire est ici considéré comme un effort rationnel du sujet pour expliquer ces expériences, et l'acte criminel comme une réaction passionnelle dont les motifs sont donnés par la conviction délirante.

Bien que les phénomènes dits élémentaires aient une existence beaucoup plus certaine que la constitution prétendue paranoïaque, on voit facilement l’insuffisance de ces deux conceptions, et nous avons tenté d’en fonder une nouvelle sur une observation plus conforme au comportement du malade (2).

Nous avons reconnu ainsi comme primordiale tant dans les éléments que dans l’ensemble du délire et dans ses réactions, l’influence des relations sociales incidentes à chacun de ces trois ordres de phénomènes et nous avons admis comme explicative des faits de la psychose la notion dynamique des tensions sociales dont l’état d’équilibre ou de rupture définit normalement dans l’individu la personnalité.

La pulsion agressive, qui se résout dans le meurtre, apparaît ainsi comme l’affection qui sert de base à la psychose. On peut la dire inconsciente, ce qui signifie que le contenu intentionnel qui la traduit dans la conscience ne peut se manifester sans un compromis avec les exigences sociales intégrées par le sujet, c’est-à-dire sans un camouflage de motifs qui est précisément tout le délire.

Mais cette pulsion est empreinte en elle-même de relativité sociale : elle a toujours l’intentionnalité d’un crime, presque constamment celle d’une vengeance, souvent le sens d’une punition, c’est-à-dire d'une sanction issue des idéaux sociaux, parfois enfin elle s’identifie à l’acte achevé de la moralité, elle a la portée d’une expiation (auto-punition). Les caractères objectifs du meurtre, son électivité quant à la victime, son efficacité meurtrière, ses modes de déclenchement et d’exécution varient de façon continue avec ces degrés de la signification humaine de la pulsion fondamentale. Ce sont ces mêmes degrés qui commandent la réaction de la société à l'égard du crime paranoïaque, réaction ambivalente, à double forme, qui fait la contagion émotionnelle de ce crime et les exigences punitives de l'opinion.

Tel est ce crime des sœurs Papin, par l'émotion qu’il soulève et qui dépasse son horreur, par sa valeur d’image atroce, mais symbolique jusqu'en ses plus hideux détails : les métaphores les plus usées de la haine : « Je lui arracherais les yeux » reçoivent leur exécution littérale. La conscience populaire révèle le sens qu’elle donne à cette haine en appliquant ici le maximum de la peine, comme la loi antique au crime des esclaves. Peut-être nous le verrons, se trompe-t-elle ainsi sur le sens réel de l'acte. Mais observons à l’usage de ceux qu’effraie la voie psychologique où nous engageons l’étude de la responsabilité, que l’adage « comprendre, c'est pardonner » est soumis aux limites de chaque communauté humaine et que, hors de ces limites, comprendre (ou croire comprendre), c’est condamner.

Le contenu intellectuel du délire nous apparaît, nous l’avons dit, comme une superstructure à la fois justificative et négatrice de la pulsion criminelle. Nous le concevons donc comme soumis aux variations de cette pulsion, à la chute qui résulte par exemple de son assouvissement : dans le cas princeps du type particulier de paranoïa que nous avons décrit (le cas Aimée), le délire s’évanouit avec la réalisation des buts de l’acte. Nous ne nous étonnerons pas qu’il en ait été de même pendant les premiers mois qui ont suivi le crime des sœurs. Les défauts corrélatifs des descriptions et des explications classiques ont longtemps fait méconnaître l’existence, pourtant capitale, de telles variations, en affirmant la stabilité des délires paranoïaques, alors qu’il n’y a que constance de structure : cette conception induit les experts à des conclusions erronées, et explique leur embarras en présence de nombreux crimes paranoïaques, où leur sentiment de la réalité se fait jour malgré leurs doctrines, mais n’engendre chez eux que l’incertitude.

Chez les sœurs Papin, nous devons tenir la seule trace d’une formulation d’idées délirantes antérieure au crime pour un complément du tableau clinique : or l’on sait qu’on la trouve, dans le témoignage du commissaire central de la ville principalement. Son imprécision ne saurait aucunement le faire rejeter : tout psychiatre connaît l’ambiance très spéciale qu’évoque très souvent on ne sait quelle stéréotypie des propos de ces malades, avant même qu’ils s’explicitent en formules délirantes. Que quelqu’un ait seulement une fois expérimenté cette impression, et l’on ne saurait tenir pour négligeable le fait qu’il la reconnaisse. Or les fonctions de triage des centres de la police donnent l’habitude de cette expérience.

Dans la prison, plusieurs thèmes délirants s’expriment chez Christine. Nous qualifions ainsi non seulement des symptômes typiques du délire, tel que celui de la méconnaissance systématique de la réalité (Christine demande comment se portent ses deux victimes et déclare qu’elle les croit revenues dans un autre corps), mais aussi les croyances plus ambiguës. qui se traduisent dans des propos comme celui-ci : « Je crois bien que dans une autre vie je devais être le mari de ma sœur ». On peut en effet reconnaître en ces propos des contenus très typiques de délires classés. Il est en outre constant de rencontrer une certaine ambivalence dans toute croyance délirante, depuis les formes les plus tranquillement affirmatives des délires fantastiques (où le sujet reconnaît pourtant une « double réalité ») jusqu’aux formes interrogatives des délires dits de supposition (Toute affirmation de la réalité lui est suspecte).

L'analyse, dans notre cas, de ces contenus et de ces formes nous permettrait de préciser la place des deux sœurs dans la classification naturelle des délires. Elles ne se rangeraient pas dans cette forme très limitée de paranoïa que, par la voie de telles corrélations formelles, nous avons isolée dans notre travail. Probablement même sortiraient-elles des cadres génériques de la paranoïa pour entrer dans celui des paraphrénies, que le génie de Kraepelin isola comme des formes immédiatement contiguës. Cette précision du diagnostic, dans l’état chaotique de notre information, serait pourtant très précaire. Au reste elle serait peu utile à notre étude des motifs du crime, puisque, nous l’avons indiqué dans notre travail, les formes de paranoïa et les formes délirantes voisines restent unies par une communauté de structure qui justifie l’application des mêmes méthodes d’analyse.

Ce qui est certain, c’est que les formes de la psychose sont chez les deux sœurs sinon identiques, du moins étroitement corrélatives. On a entendu au cours des débats l’affirmation étonnante qu’il était impossible que deux êtres fussent frappés ensemble de la même folie, ou plutôt la révélassent simultanément. C’est une affirmation complètement fausse. Les délires à deux sont parmi les formes les plus anciennement reconnues des psychoses. Les observations montrent qu’ils se produisent électivement entre proches parents, père et fils, mère et fille, frères ou sœurs.

Disons que leur mécanisme relève dans certains cas de la suggestion contingente exercée par un sujet délirant actif sur un sujet débile passif. Nous allons voir que notre conception de la paranoïa en donne une notion toute différente et explique de façon plus satisfaisante le parallélisme criminel des deux sœurs.

La pulsion meurtrière que nous concevons comme la base de la paranoïa ne serait en effet qu’une abstraction peu satisfaisante, si elle ne se trouvait contrôlée par une série d’anomalies corrélatives des instincts socialisés, et si l’état actuel de nos connaissances sur l’évolution de la personnalité ne nous permettait de considérer ces anomalies pulsionnelles comme contemporaines dans leur genèse. Homosexualité, perversion sado-masochiste, telles sont les troubles instinctifs dont seuls les psychanalystes avaient su dans ces cas déceler l’existence et dont nous avons tenté de montrer dans notre travail la signification génétique. Il faut avouer que les sœurs paraissent apporter à ces corrélations une confirmation qu’on pourrait dire grossière : le sadisme est évident dans les manœuvres exécutées sur les victimes, et quelle signification ne prennent pas, à la lumière de ces données, l’affection exclusive des deux sœurs, le mystère de leur vie, les étrangetés de leur cohabitation, leur rapprochement peureux dans un même lit après le crime ?

Notre expérience précise de ces malades nous fait hésiter pourtant devant l’affirmation, que d’aucuns franchissent, de la réalité de relations sexuelles entre les sœurs. C’est pourquoi nous sommes reconnaissants au Dr Logre de la subtilité du terme de « couple psychologique », où l’on mesure sa réserve en ce problème. Les psychanalystes eux-mêmes, quand ils font dériver la paranoïa de l'homosexualité, qualifient cette homosexualité d'inconsciente, de « larvée ». Cette tendance homosexuelle ne s’exprimerait que par une négation éperdue d’elle-même, qui fonderait la conviction d’être persécuté et désignerait l'être aimé dans le persécuteur. Mais qu’est cette tendance singulière, qui, si proche ainsi de sa révélation la plus évidente, en resterait toujours séparée par un obstacle singulièrement transparent ?

Freud dans un article admirable (3), sans nous donner la clef de ce paradoxe, nous fournit tous les éléments pour la trouver. Il nous montre en effet que, lorsqu’aux premiers stades maintenant reconnus de la sexualité infantile s’opère la réduction forcée de l’hostilité primitive entre les frères, une anormale inversion peut se produire de cette hostilité en désir, et que ce mécanisme engendre un type spécial d’homosexuels chez qui prédominent les instincts et activités sociales. En fait ce mécanisme est constant : cette fixation amoureuse est la condition primordiale de la première intégration aux tendances instinctives de ce que nous appelons les tensions sociales. Intégration douloureuse, où déjà se marquent les premières exigences sacrificielles que la société ne cessera plus jamais d’exercer sur ses membres : tel est son lien avec cette intentionnalité personnelle de la souffrance infligée, qui constitue le sadisme. Cette intégration se fait cependant selon la loi de moindre résistance par une fixation affective très proche encore du moi solipsiste, fixation qui mérite d’être dite narcissique et où l’objet choisi est le plus semblable au sujet : telle est la raison de son caractère homosexuel. Mais cette fixation devra être dépassée pour aboutir à une moralité socialement efficace. Ces belles études de Piaget nous ont montré le progrès qui s’effectue depuis l'égocentrisme naïf des premières participations aux règles du jeu moral jusqu’à l’objectivité coopératrice d’une conscience idéalement achevée.

Chez nos malades cette évolution ne dépasse pas son premier stade, et les causes d’un tel arrêt peuvent être d’origines très différentes, les unes organiques (tares héréditaires), les autres psychologiques : la psychanalyse a révélé parmi celles-ci l’importance de l’inceste infantile. On sait que son acte semble n’avoir pas été absent de la vie des sœurs.

A vrai dire, bien avant que nous ayons fait ces rapprochements théoriques, l’observation prolongée de cas multiples de paranoïa, avec le complément de minutieuses enquêtes sociales, nous avait conduit à considérer la structure des paranoïa et des délires voisins comme entièrement dominée par le sort de ce complexe fraternel. L’instance majeure en est éclatante dans les observations que nous avons publiées. L’ambivalence affective envers la sœur aînée dirige tout le comportement auto-punitif de notre « cas Aimée ». Si au cours de son délire Aimée transfère sur plusieurs têtes successives les accusations de sa haine amoureuse, c’est par un effort de se libérer de sa fixation première, mais cet effort est avorté : chacune des persécutrices n’est vraiment rien d'autre qu’une nouvelle image, toujours toute prisonnière du narcissisme, de cette sœur dont notre malade a fait son idéal. Nous comprenons maintenant quel est l’obstacle de verre qui fait qu’elle ne peut jamais savoir, encore quelle le crie, que toutes ces persécutrices, elle les aime : elles ne sont que des images.

Le « mal d’être deux » dont souffrent ces malades ne les libère qu’à peine du mal de Narcisse. Passion mortelle et qui finit par se donner la mort. Aimée frappe l’être brillant quelle hait justement parce qu'elle représente l’idéal qu’elle a de soi. Ce besoin d’auto-punition, cet énorme sentiment de culpabilité se lit aussi dans les actes des Papin, ne serait-ce que dans l’agenouillement de Christine au dénouement. Mais il semble qu’entre elles les sœurs ne pouvaient même prendre la distance qu’il faut pour se meurtrir. Vraies âmes siamoises, elle forment un monde à jamais clos ; à lire leurs dépositions après le crime dit le Dr Logre, « on croit lire double ». Avec les seuls moyens de leur îlot, elles doivent résoudre leur énigme, l’énigme humaine du sexe.

Il faut avoir prêté une oreille attentive aux étranges déclarations de tels malades pour savoir les folies que leur conscience enchaînée peut échafauder sur l’énigme du phallus et de la castration féminine. On sait alors reconnaître dans les aveux timides du sujet dit normal les croyances qu’il tait, et qu’il croit taire parce qu’il les juge puériles, alors qu’il les tait parce que sans le savoir il y adhère encore.

Le propos de Christine : « Je crois bien que dans une autre vie je devais être le mari de ma sœur», est reproduit chez nos malades par maints thèmes fantastiques qu’il suffit d’écouter, pour obtenir. Quel long chemin de torture elle a dû parcourir avant que l’expérience désespérée du crime la déchire de son autre soi-même, et qu’elle puisse, après sa première crise de délire hallucinatoire, ou elle croit voir sa sœur morte, morte sans doute de ce coup, crier, devant le juge qui les confronte, les mots de la passion dessillée : « Oui, dis oui ».

Au soir fatidique, dans l’anxiété d'une punition imminente, les sœurs mêlent à l’image de leurs maîtresses le mirage de leur mal. C’est leur détresse qu’elles détestent dans le couple qu'elles entraînent dans un atroce quadrille. Elle arrachent les yeux comme châtraient les Bacchantes. La curiosité sacrilège qui fait l’angoisse de l’homme depuis le fonds des âges, c’est elle qui les anime quant elles déchirent leurs victimes, quand elles traquent dans leurs blessures béantes ce que Christine plus tard devant le juge devait appeler dans son innocence « le mystère de la vie ».

Dr Jacques LACAN


  1. cf. les reportages de Jérôme et de Jean Tharaud dans Paris-Soir des 28, 29 et 30 septembre et du 8 Octobre 1933.
  2. Jacques Lacan. — De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité. Lefrançois édit., 1932.
  3. S. Freud. — De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité. — Trad. Jacques Lacan. — Revue de psychanalyse 1932 N°3, pages 391-401.

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AU PARADIS DES FANTÔMES

Un souterrain du Château des Papes, à Avignon. Décorées de faveurs blettes et roses, des ceintures de chasteté, qui s'ouvrent et se ferment avec un grand bruit de mâchoires de crocodiles sont pendues aux murs. Des centaines d’automates au repos encombrent le sol. Entre eux, on distingue des ombres qui circulent avec précaution.

Albert-le-Grand, couché sur un tas de clochettes qui tintent doucement suivant le rythme de sa respiration. Il s’éveille et s’étire bruyamment. — Joseph ! Joseph ! (A part) A quoi bon avoir travaillé pendant trente ans à construire un concierge d’airain, un parfait portier s’il se détraque aussitôt que je m’endors ?...

Héron d’Alexandrie, éternuant. —- Quelle humidité ! Mon théâtre hydraulique ne fonctionne cependant pas... (A Albert-le-Grand) Joseph est le ver-luisant de vos journées. Il dort pour vous. Il réalise vos rêves nocturnes. Il est juste que le jour il rêve vos actes futurs.

Albert-le-Grand. - Oui ! Ses yeux ne sont pas les nôtres. Ce sont des yeux idéaux, les yeux que j’ai rêvés pour lui qu’il fixe sur nous comme s’il voulait nous plonger dans le grand sommeil des lichens polaires.

Héron d’Alexandrie. — C’est pour cela qu’il passe devant moi — lui comme les autres — en m’adressant les signes stéréotypés qui sont la raison d’être et la limite de son existence.

Bruit de ferraille qui vient du plafond. Héron d’Alexandrie et Albert-le-Grand lèvent la tête. Virgile, évêque de Naples et Regiomontanus surgissent précipitamment de derrière une pile d’armures d’où s’échappent des grognements.

Héron d’Alexandrie. — Que se passe-t-il ? Qu’ont-ils à courir comme des ânes enragés ?

Virgile de Naples. — J’avais construit une mouche d’airain que j’avais placée sur l’une des portes de la ville et cette mouche mécanique, dressée comme un chien de berger, empêchait qu‘ aucune mouche n’entrât dans Naples, si bien que pendant huit ans, grâce à l’activité de cette ingénieuse machine, les viandes entreposées dans les boucheries ne se corrompirent pas. Hélas ! Les mouches, à force de voir la Vierge Marie (c’est le nom que j'avais donné à ma mouche), finirent par ne plus la craindre et rentrèrent dans Naples au moment où l’on s’y attendait le moins...

Albert-lE-Grand. — Vierge Marie ! Vierge Marie! Je crois comprendre. Vous avez donné ce saint nom à votre mouche parce qu’elle chassait les autres mouches, tandis que le célèbre saint-esprit rendit surnaturellement mère l’autre Vierge Marie pour la préserver de toute tentation terrestre.

Regiomontanus. — Ainsi, aujourd’hui, l’on préserve du choléra en simulant un empoisonnement à l’aide de microbes domestiqués. La mouche de mon invention ne sut que se poser sur le bras de l’empereur Maximilien, quand il entra à Nuremberg précédé de mon aigle d’airain. Enfin, nous avons eu plus de chance que Roger Bacon et Thomas de Bungey qui, après avoir rendu leur corps égal et tempéré par la chimie, utilisèrent le miroir Amuchesi pour construire une tête d’airain qui devait leur dire s’il serait un jour possible d’enfermer toute l’Angleterre dans un gros mur. Il la forgèrent pendant sept ans sans relâche, mais le malheur voulut que lorsque la tête parla, les deux moines, occupés à tout autre chose ne l’entendirent pas. Tenez, regardez-les.

Roger Bacon et Thomas de Bungey sont à plat-ventre sur le sol. L’un fait des araignées de papier de soie sur lesquelles l’autre pleure pour les animer.

Virgile de Naples. - C’est lamentable !

Un serpent de bois peint déroule lentement ses anneaux et s'enroule autour de la jambe de Thomas de Bungey qui, de saisissement, avale l'araignée sur laquelle il versait des larmes.

Roger Bacon. - Ciel ! Satan !

Thomas de BUNGEY, pâlissant et devenant squelettique. — Que dis-tu ? (Apercevant le serpent) Suis-je au paradis terrestre ? Alors, je veux voir Eve.

REGIOMONTANUS. — Non ! Nous sommes au paradis des automates, c’est-à-dire au paradis des fantômes.

Virgile de Naples. — Ce serpent qui reproduit indéfiniment les gestes suggérés par les lointains ! sorciers qui voulaient faire éclater aux yeux de tous le pouvoir magique des fondateurs spirituels de la tribu est à l’image de mon ancêtre. Les statues de bois et de terre cuite auront beau agiter leurs bras sémaphoriques, elles ne lui feront rien changer à l’ordre de ses mouvements.

Trois heures : un serpent, de sa queue, frappe trois coups sur un timbre, cependant qu’Eve offre la pomme à Adam qui la refuse en tournant dédaigneusement la tête.

Albert-le- Grand. — La nuit magique n’est pas près de se dissiper et ce n’est pas une pomme qui, en tombant sur la tête d’un homme, fera, d’une lune raisonnable, un soleil fou, un soleil automatique. Les hommes actuels à leurs ancêtres totémiques, la filiation ne s'établit qu’à travers les pommes qui ne tombent pas, qui refusent de tomber, d’être cueillies et qui ne seront jamais mangées, mais, par contre, s’ouvrent comme une huître au soleil pour laisser apparaître le totem réel des automates.

Héron d’Alexandrie. — Par mon pouvoir, des portes se sont ouvertes de leur propre mouvement ; j'ai fait siffler des oiseaux de pierre et boire des statues de métal ; j’ai donc exécuté mécaniquement des opérations dont la réalisation apparemment surnaturelle était jusque-là réservée aux sorciers. Il est vrai que, par une juste compensation, ce qui était la réalisation des ambitions magiques de ces derniers devait servir à la glorification des sorciers légendaires : les dieux de tous les Olympes.

ALBERT-LE-GRAND. — Mais le bois dont ils sont faits prépare une volée de coups de trique pour le jour où ces Olympes prennent figure de paradis. En fin de compte, lescoups de trique s’enflamment dans les bûchers de l’Inquisition. Si Joseph n'était éternel, Thomas d’Aquin l’eût assassiné pour se chauffer et mériter sa sanctification. D’autres Joseph viendront qui seront des démons de métal et broieront sous leur pas les paradis de bulles de savon rampant sur un sol de pâtée de chien. Et nul Thomas d’Aquin n’échappera à cette destruction.

Une voix lointaine. — Papa, maman, Marianna, maladie, santé, astronomie, opéra, pantomime, Constantinopolis, Monomotapa. Astrakan, Anastasius.

Von KEMPELEN, tenant à bout de bras une tête d’homme toute rouilliée, apparaît entre un « Rohraffe » qui ricane, blasphème et un Jacquemart qui, muni d'un bâton, fesse une femme à tour de bras. - Je l'ai toujours dit à l’abbé Mical : le spasme du diaphragme le saisit au moment où il s’y attend le moins et il laisse flotter négligemment l’épiglotte ! On aura beau prétendre que ma tête prononce les r en grasseyant et en ronflant péniblement, je n’en suis pas moins dieu puisque, le premier, j’ai fait parler le fer.

Virgile de Naples. - - Moi aussi, alors ! N’ai-je pas été le premier à empêcher la viande de se corrompre et n'est-il pas plus agréable de voir une mouche de fer voler autour d’un beefsteack que de le voir sortir de la glacière ?

Leonard de Vinci. — Et moi, n’ai-je pas créé un lion de bronze qui s’avança au devant du roi de France Louis XII et s’ouvrit la poitrine pour montrer les lis qui fleurissaient en son sein ?

L'ABBÉ Mical. — Des mots ! Mes deux têtes de métal sont colossales et leur voix est surhumaine. Elles discutent entre elles, comme des déesses. Ecoutez :

Première tête.— Le roi donne la paix à l'Europe.
Deuxième tête. — La paix couronne le roi de gloire.
Première tête. — Et la paix fait le bonheur des peuples.

Virgile. - Vos deux têtes ne peuvent être que des déesses car elles ne disent que des sottises. Celui qui parle sans penser ne peut être un homme mais un pauvre dieu, à l’image de son créateur.

Léonard de Vinci. — Virgile et moi nous vous sommes supérieurs ; j’ai transformé la nature et Virgile, en chassant les mouches, n’a pas eu d’autre but. Vous n’avez jamais vu de lion s’ouvrir la poitrine parce qu’il se trouvait en face d’un roi. Le crapaud qui fume une pipe pour imiter l’homme qui la lui a mise dans la gueule, voilà ce qui vous inspire.

L’Abbé Mical. — La voix blanche de mes têtes vous empêche de dormir. La parole a été donnée à l’homme pour qu’elle reste.

Von KEMPELEN.— Pour qu’elle reste. Il y a long temps que Giovanni Battista Porta avait eu l’idée d’enfermer les paroles dans un tuyau de plomb placé dans une boîte qu’il eût suffi d’ouvrir pour que le tuyau parlât. Et Grundler qui pensait pouvoir retenir quelques mots dans une bouteille grâce à une ligne spirale !

Léonard de Vinci. — Le phonographe se cons tituait lentement. De celui-ci et de la balance qui écrit votre poids jusqu’aux bombes à retardement et aux mines flottantes qui contribuent à peupler le paradis et l’enfer au moment où l’on ne songe qu’aux bienfaits d’un confit d’oie accompagné d’un verre de vin des Hospices de Beaune bien chambré, les automates allaient être légion.

Jaquet-Droz, sortant d'une haute caisse. — Merveilleux ! Il a écrit le mot « Merveilleux » ! L’enfant qui parle pour la première fois dit « Papa » ou « Maman », mais mon automate écrit « Merveilleux » parce qu’il se sait d’essence merveilleuse.

Virgile de Naples. — Que dites-vous, vous avez créé un automate qui écrit seul ?

Tous entourent Jaquet-Droz qui vient de sortir d’une caisse son automate écrivain. Les uns paraissent incrédules, d’autres donnent les signes d’une vive inquiétude.

JAQUET-DROZ. — Il sait toutes les langues et m’apprend tout ce que j’ignore. Il pense et écrit pour moi ce que je n’ose penser. Il me dicte mes idées.

Le visage figé, un homme s’avance avec des mouvements saccadés de machine. Grincement métallique. Il s’im mobilise devant eux. Tous le regardent étonnés, ne sachant s'il s'agit d'un homme ou d'un automate.

KEMPELEN. — Un fantôme ! Le fantôme des automates !

ALBERT-LE-GRAND. — Joseph !

Virgile de Naples. — Ma mouche de fer chassait les mouches vivantes, mais celui-ci doit les avaler.

Léonard de Vinci. - Un faux automate ! Cet homme est jaloux de la machine! Jadis les hommes construisaient des automates pour se dispenser de descendance. La famille se muait en métal et le père, créateur, ne manquait cependant pas au rôle qui lui était dévolu. Que le fils fût une mouche, un lion ou un concierge, les desseins de la nature étaient sauvegardés. Un automate vivant ?

Von KEMPELEN. - Si c’est un automate vivant, ce dont je doute car il ne parle pas, il ne peut être destiné qu’à préserver les hommes de la tentation d’enfanter des automates. Ce ne peut être qu’un contre-automate.

JAQUET-DROZ. — Esclave de son créateur, le fils de métal s’est fait père, esclave de la machine et le contre-automate n’est que l’image vivante de cet esclavage.

Dans un coin, une pendule sonne cinq heures.
L'automate qui la domine est assis. Il tient sur ses genoux une assiette pleine de pommes de terre. De sa fourchette, il en prend successivement cinq et les avale.

ROGER Bacon. — Etre condamné à manger constamment des pommes de terre, alors qu’on préférerait peut-être un perdreau et cela par la vengeance d’un homme qui détestait les pommes de terre, quelle tristesse, quelle sujétion !

L'Homme Automate. reprenant son expression naturelle. — Messieurs, je vois que je suis en bonne compagnie au milieu des inventeurs d’automates et de leurs créations. Mais où est donc Vaucanson ?

VAUCANSON, sortant de l’ombre. - Ne craignez rien, je parlerai à mon heure. Je voulais une cane qui pondît des œufs frais mais, comme je n’ai pas réussi, j’ai fabriqué un canard.

JAQUET- DROZ. — Merveilleux ! Ce mot automatique est sur toutes les lèvres de métal et rayonne sur tous les fronts qu'effleurent seules des pensées dominant la nécessité. En l’écrivant, mon automate n’a fait que traduire la pensée de tous ceux qui l’ont précédé, hommes, mouches ou carrosses. Je ne comprends pas pour quelle raison Vaucanson voulait faire pondre des œufs par une cane de fer. Que n’a-t-il plutôt cherché à obtenir des œufs de métal qui donnassent naissance à toute une génération de canards automatiques ?

L’Homme Automate. — Je pourrais enseigner aux canards à se tenir et à vivre comme des automates...

VAUCANSON. Mon canard allonge le cou pour aller prendre le grain dans la main, l’avale, le digère et le rend, par les voies ordinaires, tout digéré, par dissolution comme le font les vrais animaux et non par trituration. Je ne prétends pas donner cette opération pour une digestion parfaite capable de produire du sang et des parties nourricières pour l’entretien de l'animal, mais on aurait mauvaise grâce à me le reprocher.

Pendant ce temps l’homme automate ne cesse de parler avec une extrême volubilité.

L’ABBÉ MICAL. — Il est plus bavard que mes têtes. Il est doublement automate. Il veut imiter ceux qui marchent et s’en repose en imitant sans s’endouter ceux qui parlent.

Von KEMPELEN. — Son père lui a transmis la parole, ainsi qu’au perroquet, pour en faire un usage délirant.

Vaucanson. - J’oubliais de vous dire que mon canard boit, barbote dans l’eau, croasse comme le canard naturel.

Léonard de Vinci. — Que ne l’introduisez-vous dans la société des canards naturels ! Les erreurs de ceux-ci aussi bien que leur méfiance éventuelle vous seraient de précieux enseignements.

L’Homme Automate. — N’est pas automate qui veut ! J’étais allé voir un charlatan qui opérait sur la scène d’un petit théâtre de province, demandant à des spectateurs de bien vouloir se laisser endormir. Je me présentai. C’est alors qu’il me glissa dans l’oreille avec sarbacane : « Il y a cinq cents francs pour vous et un éventail en peau de grand’mère si vous faites tout ce que je vous dirai ». Sans me faire prier je gardai longtemps l'immobilité d’une planche de salut reposant sur deux dossiers de chaise. Ainsi naquit ma vocation.

Un robot, avec un grand bruit de moteur, passe, en les bousculant, entre ces rêveurs, ces génies, ces fantômes en proie à leur seule imagination, aux seuls exploits de leurs créatures.

JAQUET-DROZ, — Jadis les automates dansaient, écrivaient, parlaient et dessinaient. Aujourd’hui le robot nous méconnaît, nous qui sommes les dieux des automates, leurs muscles et leur cerveau. Mais le premier mot que traça mon « Ecrivain » reste malgré eux leur cri de ralliement. Le monde perdu où vivent les automates se peuplera sans fin de leurs ombres. Ces sphinx mobiles n’ont pas fini de proposer aux hommes les énigmes dont la solution même appelle une énigme nouvelle... (Le robot revient en les bousculant tous. Jaquet-Droz est jeté à terre.) Merveilleux ! Merveilleux ! Merveilleux !...

Benjamin PERET.

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NOTE SUR UN CLASSEMENT PSYCHO-BIOLOGIQUE DES PARESTHÉSIES sexuelles

Un examen, même sommaire, des divers classements proposés en matière de psychopathie sexuelle montrerait nombre de lacunes dans la conception psycho-biologique des problèmes qui s’y rattachent. Toutefois un tel examen déborderait le cadre de cette note dont le caractère succinct légitime l'emploi d’un schème. Approximatif comme toute comparaison, celui-ci servira du moins à clarifier l’exposé de notions réduites, faute d’exemples et de développements, à leur essence abstraite.

A l’encontre des arbres généalogiques dont elle évoque le souvenir, cette figure ne comporte pas d’éléments en ordre chronologique ou hiérarchique, et ce principe commande ses apparentes omissions. Ainsi l’absence qu'on y relève des états désignés par Krafft-Ebing, dans sa classifiction purement clinique, sous les termes de paradoxie (instinct sexuel à contretemps), d’anesthésie (défaut de l’instinct) et d’hyperesthésie (exagération de l’instinct) signifie que ne sont point admis dans les « perversions » ces troubles essentiellement fonctionnels. Il en va de même des tendances à l’inceste ou au sacrilège, dont ne sauraient être méconnus ni l’intérêt ni la fréquence, mais qui paraissent constituer, au lieu de syndromes autonomes, des formules d’expression éventuellement communes à diverses « perversions» classées. Enfin, s’il n’est pas distingué entre perversion et perversité, entre pervers et pervertis, c’est à dessein de se placer à un point de vue strictement amoral, en adoptant une fois pour toutes le terme de paresthésie qui libère avantageusement le psycho-biologiste de tout préjugé éthico-religieux.

Revenant au schème, on constate qu’il se subdivise aisément en trois régions principales : un bulbe ou base, que l’on envisagera bientôt et que surmontent deux demi-plans, droit et gauche. Le premier d’entre eux, celui des paresthésies physiologiques, correspond au groupe de Krafft-Ebing et Moll où est qualifié de pervers le but de l’action ; le second, celui des paresthésies psychologiques, ne correspond que partiellement au groupe où c’est l'objet de l’action que ces auteirs qualifient de pervers. Ici la différence capitale réside en ce que l’homosexualité, dans son ensemble, se trouve disjointe des paresthésies, avec lesquelles elle est sans commune mesure, et recouvre l’indépendance que lui reconnaissent, sous des modalités différentes, Havelock Ellis, Magnus Hirschfeld, etc.

C'est l'instant de se reporter à la base du schème. Les deux éléments, rigoureusement égaux, de la sphère intérieure évoquent la primitive indétermination sexuelle de l'embryon et précisent ses conséquences possibles sur l’orientation de la puberté. Cette crise, en effet, ne pourra se résoudre que par l’une des trois solutions : deux sélectives, l'hétérosexualisme (sexualité dite normale) ou l'homosexualisme (sexualité dite invertie) ; l’autre collective, le bisexualisme (hermaphrodisme psychosexuel). Ce dernier, bien loin de se ramener, comme le veulent Krafft-Ebing et Moll, à une inversion incomplète, réaliserait plutôt le type sexuel justifié par l’ontogénèse. D’ailleurs la psychanalyse en révélant la fréquence des tendances homosexuelles refoulées chez les hétérosexuels les plus qualifiés, vient appuyer une telle interprétation.

En ce qui concerne les paresthésies proprement dites il reste à dégager l’espèce d’harmonie que le schème traduit par l'alternance de ses rameaux. La première bifurcation qui se rencontre en remontant le tronc commun des paresthésies, offre un intérêt essentiel en ce que, dans l’une et l’autre moitié du plan, elle conduit aux formes les plus riches de conséquences sociales : mais c’est là un point de vue étranger à la présente note. En limitant à la branche commune de droite, considérée avant sa trifurcation, le domaine de l'algolagnie, on assigne d’autre part à ce terme créé par Schrenck-Notzing, une valeur plus théorique que clinique. Or, l’évidente parenté des éléments du groupe ternaire droit (sadisme, sado-masochisme, masochisme) avec ceux du groupe gauche (pédophilie, nécrophilie, gérontophilie) rendait nécessaire de dénommer la tendance symbolisée par la branche commune de gauche. Et puisque algolagnie définissait déjà la physiologie d’une volupté paradoxale dans son but, on a dû forger le terme de parachronie pour déterminer la psychologie d’une volupté intempestive dans son objet.

A peine est-il besoin d’ajouter que l’autonomie de la nécrophilie, comme entité psychologique, devait être dégagée d’un nécrosadisme, où les traités la confondent trop souvent avec un mécanisme , physiologique qui peut lui demeurer étranger. Et parmi les divers apparentements que suggère ce schème, il suffit sans doute de signaler, dans le demi-plan droit, les rapports de voisinage entre masochisme, fétichisme et exhibitionnisme, comme, d'une moitié à l'autre du plan, les rapports d’origine entre le fétichisme et la zoophilie ou entre l’exhibitionnisme et le narcissisme (auto-monosexualisme).

Mais on ne saurait trop répudier à l’avance l’usage limitatif toute terminologie. C’est précisément l’étude des cas intermédiaires difficiles à classer, qui se montre la plus instructive et les cas typiques et purs, si peu communs qu’ils se révèlent, se feraient plus rares encore si l’observateur pouvait régulièrement, suivre les sujets pendant tout le cours de leur vie sexuelle. C'est là une vérité que, dès 1785, dans son œuvre, le marquis de Sade illustra de pertinents exemples et qui doit rendre très circonspect à l'égard de tout système préconçu. Peut-être ce schème aidera-t-il l'esprit à pénétrer l’unité fondamentale de paresthésies en apparence contraires, mais qui peuvent, chez un même sujet, se développer moins en manifestations ambiguës, successives ou alternées et néanmoins réductibles à une souche commune, ainsi que des fruits labiles.

MAURICE HEINE

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HOROSCOPE D'ARTHUR RIMBAUD

La répartition des planètes sur le zodiaque (signes positifs et négatifs) montre un homme agissant et réagissant. Il est changeant, inconstant, indépendant, instable, inquiet, porté à l’adaptation et à la diffusion. Il sent très vivement, sans être pourtant très enthousiaste. Prédominance du pouvoir de critique et de jugement. Le thème présente trois planètes rétrogrades, indice de difficultés dans les choses dépendant de ces planètes - obstructions, retards.
Les planètes se trouvent en majorité au-dessus de l'horizon et à l'orient : magnétisme positif, attractif. La destinée a du feu. Le sujet considéré donne l'exemple d'un rayonnement, d'une activité féroce. Aucune stabilité.
L'Ascendant (point qui passe à l'horizon au moment de la naissance) est à 21° de la Balance ; le Soleil se trouve à 26°30 du même signe. Il est à noter que le signe du Scorpion influence fortement la Maison I. Or, ce dernier signe donne un physique résistant intellectuellement et mentalement : il tend, pour sa part, à définir un homme au caractère concentré, tenace, prompt a la riposte avec un fond d’orgueil, oubliant difficilement l’injure reçue. Nature courageuse, endurante, passionnée et sans frein.
Dans la mesure même où la Maison I participe de la Balance, cette force concentrée tend à se manifester vers le dehors, le sujet éprouvant le besoin de se retrouver dans ses propres créations. La Balance, régie par la planète Vénus, est, en effet, le signe artistique par excellence. D’autre part, le troisième décan de la Balance, sur l’Ascendant, correspondant aux Gémeaux, signe des écrivains, les créations de l’intéressé prennent nécessairement une forme littéraire et artistique. Le Soleil dans l’Ascendant donne la force de caractère, le désir de s’exprimer, de s’imposer par son propre travail. Grand rayonnement, activité constante (*).
Mars, maître du Scorpion, dans le Sagittaire fait du sujet un militant, entier dans ses opinions philosophiques, lui donne l’ardeur. Il aime la discussion, il est généreux mais porté à la contradiction. Mercure, non loin de l’Ascendant, indique souplesse, intelligence, pouvoir d’expression, subtilité, argumentation. Du fait de sa position en maison II, le sujet se consacrera à une occupation intellectuelle. Mars, second maître de l’Ascendant, indique aussi l'activité, le travail. Egoïsme et tendance à la colère. Cette planète pousse à la défense physique ; elle prédispose aux fièvres, aux opérations chirurgicales. Le sextile avec la Lune augmente l’énergie, l’activité. Le sujet réussit par ses propres efforts. Il est entreprenant et appelé à réaliser des gains dans des associations. Le sextile de Mercure à Jupiter est l’indice d’un puissant esprit.
Jupiter se trouvant placé dans le Capricorne, signe peu favorable, le natif devra lutter constamment contre les choses et contre lui-même pour atteindre son but.
Cette lutte, ici,prend surtout une forme mentale. Esprit tourmenté parles sentiments, les désirs, les passions.
Le mariage est défavorisé par cette position et des pertes d’argent sont inévitables. Certaines amitiés ou fréquentations sont de nature à avilir l’intéressé.
Revenons à Mercure. On sait qu’il gouverne les facultés mentales, que c’est la planète du savoir. Tout ce qui a trait aux écrits et aux voyages est placé sous son influence. De sujet est actif, vif, affairé, argumentateur, plein de ressources ; d’esprit fertile, pénétrant, intuitif à l’excès. Cette intuition, cependant, se traduit surtout dans son travail, ses études, ses méditations. Il n’en est pas moins incapable de juger les gens à première vue, et peut être trompé par des amis peu scrupuleux (Mercure trine Neptune).
L’opposition de Mercure avec Uranus le rend vindicatif et très dépravé. Le mental est réceptif, intuitif et doué de facultés de voyance.
Mars, premier maître de la Maison II, indique que les gains d’argent seront uniquement le fruit du propre travail, des propres efforts de l'intéressé. Mais aussi les pertes d’argent auront pour cause les particularités de son caractère. L'opposition de Saturne dans les Gémeaux indique que ses entreprises littéraires ne lui vaudront que peu de profit matériel.
Jupiter, second maître de la Maison II : possibilité d’acquérir la fortune dans les voyages et par une opiniâtreté de tous les instants. Cette fortune est instable et ne procure aucune satisfaction (quadrature de Saturne et de Neptune).
Maison III. Jupiter, premier maître de cette maison, rend le sujet ingénieux, observateur, mais très peu pratique et peu apte à assurer sa vie matérielle. Des voyages - que Jupiter favorise — présenteront de grosses difficultés (Jupiter en chute).
Maison IV . Saturne, premier maître, annonce en fin de vie une situation pécuniaire acceptable grâce aux voyages. Fin d’existence loin du pays natal.
Uranus, second maître de la Maison IV : désaccords familiaux.
Maison V . Neptune, rétrograde dans un signe d’eau et bien aspecté par Mercure, confère de brillantes facultés psychiques et une intuition profonde voyance intérieure. Mais Neptune en sesquiquadrature avec le soleil diminue la force morale et accentue l'indulgence pour soi. Le natif devra faire un choix parmi ses fréquentations. Esprit de contradiction, entêtement. Quiconce de Neptune et Vénus : menace de scandales ; affaires d'amour malheureuses et chaotiques. Les sens ont besoin d'être contrôlés. Amitiés indésirables qui causeront à l'intéressé de grands torts.
Idées très particulières sur l'amour, conceptions élevées, poétiques mais beaucoup de déceptions, que la quadrature avec Mars et Saturne tend à rendre trop fortes pour sa sensibilité. Le sujet est ainsi prédisposé à des chutes terribles. Liaisons basses.
Mars, maître de la Maison VI : maladies dues à l’imprudence ou entraînées par certains excès de travail. Vénus, maîtresse en second de VI, domiciliée en Maison XII et dans la Balance, présage des aides féminines quand la santé sera compromise.
Vénus, maîtresse en second de la Maison VII : associations favorables bien que Cauda en Maison VII fasse craindre des désaccords dans l’entourage familial. Le trine de Vénus à Saturne indique fidélité féminine, ce qui renforce la position de Vénus en XII. Cette configuration est de nature à modifier la moralité à un moment donné. Le premier maître de VII est Mars, qui se trouve en II et apporte ici ses qualités et ses défauts.
Uranus en VII, dans le signe du Taureau, donne l’obstination dans les idées. Cette même planète, en opposition à Mercure en II, produit de l’excitation mentale. Le natif est plus ou moins excentrique, impulsif, violent, et professe des idées étranges sur le mariage. Au point de vue pathologique Uranus, affligé dans le Taureau, présage des troubles spasmodiques dans la région du cou et des épaules.
Maison VIII : Vénus, maîtresse de cette maison, se trouve en XII, maison de la fatalité ; elle est néfaste et indique une vie de courte durée par sa quadrature avec Jupiter. Mort dûe en partie aux discordances mentales. En Maison VIII, Saturne, planète maléfique, met la réputation en danger en même temps qu’il présage des gains acquis laborieusement. Dans cette maison il provoque aussi l’envie et annonce une mort pénible.Vénus, dans la Balance, rend le natif ami des arts et des lettres.
Maison IX : Mercure, premier maître de cette maison, situé dans le Scorpion, rend le natif très changeant et aspirant toujours à être où il n’est pas. Mercure, en II indique que les voyages influenceront beaucoup son travail. Le succès lui viendra hors de son pays natal, alors qu'il sera séparé de ses parents.
Maison X : La pointe de la Maison X tombe à 27° du Cancer, annonçant d'une part élévation et d’autre part revers très marqué (M. C. quadrature Soleil et opposition Jupiter).
La Lune, maîtresse du M. C., se trouvant en Maison XI, promet une certaine popularité, annonce le contact avec le public, de nombreuses connaissances mais qui entraîneront pour l'intéressé toutes sortes de péripéties regrettables.
Maison XI : Mercure, maître de cette maison, se trouve, en II, dans le signe secret du Scorpion. Amis peu sûrs, prêts à exploiter le sujet et a l'abandonner. Amis intellectuels et de basses classes.
Vénus, maîtresse de la Maison XII : ennuis d'ordre passionnel imputables au sujet. Vénus domiciliée en XII constitue ici un correctif heureux et permet de compter sur une précieuse assistance dans des moments difficiles.
Les travaux les plus récents en astrologie médicale permettent de diagnostiquer certaines maladies graves en Maison XII. De cas se présente ici. Le Soleil et Vénus sont en quadrature avec Jupiter, ce dernier mal placé dans le Capricorne ; ceci fait craindre un relâchement des tissus dans la région du genou. Cette affection peut s’étendre à la partie supérieure du corps (Saturne dans les Gémeaux en VIII).

En résumé : Tendances intellectuelles raffinées, esprit très indépendant, valeur littéraire incontestable, tempérament sensuel, esprit dispersé et caustique, impulsif. L’existence sera chaotique et difficile, semée de difficultés. Son destin lui fera rencontrer des amis amoraux. Par contre il s’appuiera sur des affections dévouées mais qui auront malgré tout une mauvaise influence sur lui. La configuration Vénus en quinconce avec Neptune accorde le talent poétique. Le même aspect indique que le natif sera favorablement affecté par des influences psychiques supérieures qui l’aideront à la fin de la vie.
Terminus vitae :
X sera un révolté de la vie. Sa pensée s'élèvera jusqu'au mysticisme pour tomber dans les plus bas fonds de l’intempérance. Il ne se pliera à aucune discipline et échappera à toute contrainte. Méprisera toute croyance, toute convention.

PAUL_CHARDON


(*) D étoile fixe Epi à 21 degrés 42 minutes, tombant exactement sur l’Ascendant annonce succès et réputation.

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DIEU - TABLE - CUVETTE

Lorsque le sculpteur entreprend l’ébauche de la statue, il n’aspire d’abord qu’à concrétiser immédiatement la conception de l’œuvre que ses yeux fermés ont lumineusement entrevue, l’espace d’un éclair, dans l’ombre de la sensibilité. Il la pourchasse avec acharnement et avec fièvre parmi tous les replis de son esprit et de ses sens avec une fougue d’athlète, de héros ou d’enfant. Comme il redoute quelle ne s’échappe il cherche à l’étreindre en toute hâte, dans le vide ; il s’accroche furieusement à cette image qui se montre toujours fugace et capricieuse. Et lorsqu’il brasse passionnément la glaise, il se trouve si soudainement pris de vertige, que parfois ses mains fiévreuses se ferment en se crispant désespérément sur la terre comme celles des agonisants sur le drap suprême ou encore s’ouvrent, radieuses, comme celles des nouveaux-nés vers une lumière nouvelle.
De là sans doute l’aspect bouleversé de l’ébauche de glaise où les aspérités, les nodosités, les bavures et les rugosités indiquent bien moins un travail préliminaire et expéditif que les sublimes efforts, comme volcaniques, que l’œuvre a pu produire pour jaillir toute chaude hors du moule de l'imagination créatrice.
C'est à ce moment en effet que l’artiste perd absolument conscience de sa fonction et de l’art. Il ne s'agit plus que d’une sorte de lutte pour la vie. La réalisation de l’idée devient une chasse toute primitive organisée pour la satisfaction d’un instinct. Le sculpteur n’est pas encore le sculpteur, il ne cherche pas à savoir ce que sera l’œuvre, ni même si ce qu'il créera sera une œuvre ; il ne sait même plus, enfin, s'il veut faire une œuvre. Le seul but : arracher son secret à l'idée qui l’a illuminé. Et tous les moyens pour y parvenir sont bons. Le vrai, le faux, le juste et l'injuste, l’invention personnelle ou le vol, l'intelligence et la naïveté, l’ignorance et le savoir, le bon, le pire offrent pêle-mêle des services qui seront acceptés dès l'instant que la fin les justifiera.
Puisqu’il ne sait pas ce qu'il va faire le sculpteur emprunte surtout à ce qui n’est pas l’art. Obscurément, surtout, il se place orgueilleusement sous la protection de puissances inconnues comme le hasard. En ébauchant, il entre en transes et ce qu’il fera contiendra toute la violence obscure et frénétique d’une prophétie pythique.
Ce ne sera que plus tard, lorsqu’il aura été exorcisé, qu'il s’attachera à dénuder le sens de ce qui lui a été dicté, qu’il le soumettra au contrôle de cette sorte de système C. G. S. qu’est le goût et que cette fois il se soumettra à d’autres puissances plus commodes, eût dit Henri Poincaré, mais en un monde où rien ne dure, désespérément sempiternelles, celle du talent par exemple, de la tradition et particulièrement celle de l’art.
Parachever l’œuvre sculpturale, c’est-à-dire la dénaturer, le terme n’est pas trop fort, au point de faire d’une création spontanée une œuvre d’art, c’est pour le statuaire traduire en écriture conventionnelle ou chiffrée, morse ou sténographie, un langage spécifiquement sensible. Or n’oublions pas le dicton : traduttore-traditore. Et c’est pour le sculpteur reculer un peu, se dégonfler, dirait le populaire, que retrancher une inspiration personnelle derrière les conventions les mieux policées, derrière les responsabilités de la tradition. L’artiste sera sans doute sincère lorsqu’il avouera, lui aussi qu’il n’avait pas voulu cela. — « Ce n’est pas moi, c'est l’autre », dira le marmot.
Mais s’il est nécessairement contraint à se réfugier derrière la fameuse défaite admise et qui soutient qu’une œuvre ne se montre jamais telle que son auteur l’a conçue, il doit savoir d’où vient le mal et comprendre que l’imperfection de la perfection provient de la soumission de tout ce qui faisait la vie d’une inspiration aux exigences de cette chose morte, et ce qui est pire, éternelle qu’est le chef-d’œuvre, ce chef hiérarchique et universellement reconnu de toutes les œuvres.
Si le sculpteur se montre presque toujours satisfait d'ude ébauche dont le « perfectionnement » le déçoit presque toujours également et dont il n’arrive jamais à se dépêtrer c’est que dans la première il a réalisé seul lui-même son intention spontanée. L’enfant naît pur, c’est la société qui le corrompt, disait en substance J.-J. Rousseau. Il en va de même de l’œuvre sculptée. Le secret de la qualité de tant d’œuvres admirables et qu’on qualifie de populaires ou de primitives, c’est qu’elles sont restées des ébauches, qu’elles n’ont pas été corrompues par une soumission à cette loi de la tribu artistique qui l’émascule en vue du conformisme le plus commode. C’est la lutte entre la pauvre petite perfection humaine et l’éclat de l’étincelle vitale. La foi de l’ébauche se plie à la discipline de la règle commune et du chiffre universel.
Si les dessins de Rodin constituent peut-être ses meilleures ébauches sculptées, c’est que fatalement l’inspiration spontanée tourne à l’exemple grammatical lorsque la machine à perfectionner intervient. Il n’est pas question, nécessairement du moins, de mettre en avant certaines réussites de l’art populaire. L’ébauche la plus admirable, en effet est toujours l’œuvre d’un sculpteur, qui pour ne point songer au moment de sa création, à toutes les règles du jeu les possède néanmoins pour les avoir parfaitement digérées au point qu'il peut les laisser seules surveiller la réalisation de l’objet conçu comme s’il s’agissait d’un réflexe. Le plus remarquable du travail de l’ébauche c’est qu’il permet au sculpteur de ne plus penser du tout et qu’il peut laisser vagabonder son esprit autour de maints sujets n’offrant aucun rapport avec l’objet de son travail comme il arrive à l’ouvrier.
Le sculpteur devient le manœuvre de sa pure sensibilité. Et c’est pourquoi l’ébauche sincèrement réalisée offre toujours une souplesse et une unité que les ressorts du métier ne font jamais grincer. La sensibilité plastique, enfin libérée, joue dans l’ébauche une sorte de va-tout qui permet au lyrisme les débordements dangereux et nécessaires. De sorte que l’ébauche forme l’expression la plus adéquate au principe de création qui régit cet état supérieur de l’art que le xxe siècle a magnifiquement mis en œuvre et qui suscitera un jour ou l’autre la révision définitive de toutes les valeurs conformistes qui trop confortablement installées dans le fromage de l’histoire servent de prétexte à toutes les réactions coinmodes vers quoi la pusillanimité se réfugie après les grands élans grégaires fatalement éphémères.
Et quel admirable Précis d'Art n’écrirait-on pas si l'on voulait seulement s’attacher à valoriser l’évolution des ébauches créatrices à travers le temps à condition d'abandonner le reste à quelque éternelle chronidue de la Mode.

Maurice RAYNAL

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LE MESSAGE AUTOMATIQUE

Oh, non non j‘ parie Bordeaux Saint-Augustin... C’est un cahier ça. » Le 27 septembre 1933, une fois de plus sans que rien de conscient en moi ne la provoque, alors que, plus tôt que de coutume, vers onze heures du soir je cherche à m’endormir, j’enregistre une de ces suites de mots comme prononcés à la cantonade, mais parfaitement nets, et constitués, à ce qu’il est convenu d’appeler l’oreille intérieure, en un groupement remarquablement autonome. A plusieurs reprises je me suis efforcé d’attirer l’attention sur ces formations verbales particulières qui, selon les cas, peuvent paraître très riches ou très pauvres de sens mais, du moins par la soudaineté de leur passage et le manque total, frappant, d’hésitation que révèle la manière dont elle s’ordonnent, apportent à l’esprit une certitude trop exceptionnelle pour qu’on n’en vienne pas à les considérer de très près. L’homme, pris le jour dans l'éboulement des idées reçues, est amené à concevoir toutes choses et à se concevoir lui-même à travers une série vertigineuse de glissades aussitôt dérobées, de faux pas rectifiés tant bien que mal. Le déséquilibre foncier du civilisé moderne tend vainement à s'absorber dans le souci tout artificiel d’équilibres minimes, transitoires : la rature odieuse afflige de plus en plus la page écrite, comme elle barre d’un trait de rouille la vie. Tous ces « sonnets » qui s'écrivent encore, toute cette horreur sénile de la spontanéité, tout ce raffinement rationaliste, toute cette morgue de moniteurs, toute cette impuissance d’aimer tendent à nous convaincre de l’impossibilité de fuir la vieille maison de correction... Corriger, se corriger, polir, reprendre, trouver à redire et non puiser aveuglément dans le trésor subjectif pour la seule tentation de jeter de-ci de-là sur le sable une poignée d’algues écumeuses et d’émeraudes, tel est l’ordre auquel une rigueur mal comprise et une prudence esclave, dans l’art comme ailleurs, nous engagent à obtempérer depuis des siècles. Tel est aussi l’ordre qui, historiquement, s’est trouvé enfreint dans des circonstances exceptionnelles, fondamentales. Le surréalisme part de là.
Herschel, en 1816, parvient en lui-même à la « production involontaire d’images visuelles dont la régularité constituait le caractère principal, et ceci dans des conditions qui rendaient absolument inutile toute explication tirée de la régularité possible dans la structure de la rétine et des nerfs optiques. S’il estvrai, dit-il, que la conception d’une figure géométrique régulière implique l’exercice de la pensée et de l’intelligence, il paraîtrait presque qu’on se trouve en présence d’une pensée, d’une intelligence fonctionnant en nous, mais distincte de notre personnalité. » De tous ses yeux, dans une chambre obscure, Watt contemple la future, la prochaine machine à vapeur. Ce qui n’est pas encore sera. A l’intérieur d’une simple boule de cristal, comme celle qu’utilisent les voyantes, un homme ou une femme sur vingt, dit-on, — mais les dix-neuf autres ont-ils compris de quoi il s’agissait, peuvent-ils être tenus quittes inconsciemment de toute mauvaise volonté ? — parvient, à condition de se maintenir dans un état de passivité mentale, au bout de quelques minutes d’attente, à voir se peindre un objet plus ou moins troublant, se dérouler une scène dont les acteurs lui sont plus ou moins connus, etc. Il faut, je pense, n’avoir jamais été seul, n’avoir jamais eu le temps de céder à cette merveille d’espoir qui est de faire surgir de la totale absence la présence réelle de l’être aimé, pour ne pas, au moins théoriquement, caresser de l’œil cet objet entre tous anonyme et déraisonnable, cette boule, vide en plein soleil, qui, dans l’ombre, recèle tout. La larme, ce chef-d’œuvre de la cristalloscopie... L’expression : « Tout est écrit » doit, me semble-t-il, être entendue au pied de la lettre. Tout est écrit sur la page blanche, et ce sont de bien inutiles manières que font les écrivains pour quelque chose comme une révélation et un développement photographiques. J’oubliais, il est vrai, qu’ils y mettent du leur, et du plus mauvais, car le « leur » n’est jamais que celui des autres, je suis plutôt tenté de dire qu’il y retirent du leur pour y mettre du nul. On répète volontiers que Léonard de Vinci recommandait à ses élèves, en quête d’un sujet original et qui leur convînt, de regarder longtemps un vieux mur décrépi : « Vous ne tarderez pas, leur disait-il, à remarquer peu à peu des formes, des scènes qui se préciseront de plus en plus... Dès lors vous n’aurez plus qu’à copier ce que vous voyez, et à compléter au besoin ».
Quelques allusions qu’on ait continué d’y faire, on peut dire que cette leçon a été perdue. Le beau mur interprète, craquant de lézards, ne penche plus que comme un piquet sur la course des voitures, au devant desquelles un paysage qui n’a jamais le temps de se former reconstitue d’ailleurs le miroir magique, dans lequel on peut lire la vie et la mort. Ne regrettons rien. Mais jetons, je suis loin de m’y opposer, jetons un regard de reconnaissance émue sur ces surfaces élémentaires dans lesquelles électivement a tenté si longtemps de se composer le monde à venir. Marc de café, plomb fondu, miroir sous l'haleine, c’est encore devons que sont faites ces impénétrablement claires voilettes des jeunes femmes. Ce monsieur du restaurant n’attend personne : il prend grand intérêt à sa sauce de perdreau figée. Tel autre, en train d’allumer son cigare, ignore qu’il est un fumeur de visions. Pour en revenir à la citation poétiquement décevante que j’ai faite en tête de ces pages, ce qui dut essentiellement fixer mon attention sur les mots qui la composent est que je fus surpris tout d’abord par une intonation enfantine. Le « Oh », à voyelle très ouverte et le zézaiement marqué de la seconde phrase, en cette absence de son proprement dit qui caractérise la « parole intérieure » ne per mettait point, comme je m appliquai tout de suite à le remarquer, d’attribuer les propos dont il s'agit à un enfant plutôt qu'à un autre, à ceci près qu’il s’agissait d'un petit garçon. Aucune représentation visuelle ou autre ne lui était d’ailleurs associée.
Cette observation d’un fait insignifiant en soi ne me paraît digne d’être rapportée que dans la mesure où elle se distingue et, jusqu'à un certain point, s'oppose à mes constatations antérieures. Que ce soit, en effet, dans le premier ou dans le second des Manifestes du Surréalisme, je n’ai pris exemple que phrases, si j’ose dire, de silence que je pusse citer sans guillemets, tant la personnalité qui s’y exprimait m’avait jusqu’ici paru peu distincte de ma personnalité du moment —- de phrases qui, sans que j'eusse à leur faire prendre aucun déguisement, m'avaient toujours paru immédiatement adaptables à ma voix. La question dite de l'impulsion verbale » (tout comme de l’« impulsion graphique ») est, de l’aveu des psychologues, si complexe, elle paraît se poser si différemment selon les individus, enfin elle peut passer à tous égards pour si importante qu’il convient que chacun des intéressés témoigne autant que possible, au jour le jour, de ce qu’il croit de nature à étendre, même imperceptiblement, la connaissance dans ce domaine. On sait, en effet, que cet énigme, dite encore de la « locution intellectuelle » et de la « vision intellectuelle » commande, en clinique médicale, tout le problème des hallucinations, de même que philosophiquement elle met en cause la réalité du monde extérieur et que, sur le plan artistique, elle accrédite jusqu’à plus ample informé l’idée du « génie ».
A ce dernier point de vue qui peut intéresser plus spécialement le lecteur de la présente publication, il est indéniable que l’activité poétique et plastique des dix dernières années a été pour exaspérer le sentiment d’une telle équivoque. Si l’effort du surréalisme, avant tout, a tendu à remettre en faveur l’inspiration et, pour cela, si nous avons prôné de la manière la plus exclusive l’usage des formes automatiques de l’expression; si, d’autre part, la psychanalyse, au delà de toute attente, est parvenue à charger de sens pénétrable ces sortes d’improvisations que jusqu’à elle on s’accommodait trop bien de tenir pour gratuites, et leur a conféré, en dehors de toute considération esthétique, une valeur de document humain très suffisante, il faut avouer que la pleine lumière est loin d’avoir été faite sur les conditions dans lesquelles, pour être pleinement valable, un texte ou un dessin « automatique » devrait être obtenu. Je tiens, avant d’y venir, à faire observer que la curiosité croissante qui s’attache de nos jours aux diverses manifestations de la pensée automatique ne peut manquer d’être interprétée comme un signe des temps, je veux dire témoigne, au moins pour la première partie du vingtième siècle, d'un besoin général de la sensibilité. Bien souvent, les jeunes écrivains et artistes d’aujourd’hui se sont plu a affirmer la filiation étroite qui les unit à Lautréamont et à Rimbaud et, en effet, on peut parler, dans le sens de l’automatisme, d’un véritable mot d’ordre que ces deux poètes, qui se sont montrés l’un et l’autre d’implacables théoriciens, nous ont transmis. Dans une direction toute différente on sait également que certains d’entre nous prétendent faire remonter à Charcot, à l’origine de ce magnifique débat sur l’hystérie qui dure encore et que son enseignement, pourtant des plus dogmatiques, a institué, la responsabilité d’une grande partie des recherches qui les sollicitent (Au Dr v. Schrenck-Notzing revient l’honneur d’avoir, au premier Congrès International de Psychologie (Paris 1889) insisté sur « la valeur artistique des mouvements d’expression de l’hystérie et de l’hypnose. ») Chronologiquement avant Freud, j’estime d’autre part qu’en dépit de la regrettable ignorance où beaucoup sont encore de ses travaux nous sommes bien plus largement tributaires que nous ne le croyons généralement de ce que William James, à très juste titre, a appelé la psychologie gothique de F.W.H. Myers qui, dans un monde entièrement nouveau, des plus passionnants, nous a valu par la suite les admirables explorations de Th. Flournoy. Il est à peine utile d’insister sur le fait qu’au moins autant qu’à la résolution du problème de la valeur d’échange (artistique) qui peut être accordée à telle forme d’expression non dirigée ou de celui du rôle de compensation (moral) rempli par l’automatisme, nous sommes directement intéressés à la résolution de ce que le même W. James a pu appeler le problème de Myers (strictement psychologique) : il s’agissait, il s’agit encore de déterminer la constitution précise du subliminal.
Je répète que nous nous trouvons en présence d’un véritable faisceau d’exigences qui, intellectuellement, doit passer pour expressif des nécessités typiques de notre époque. C’en est fait, qu’on le veuille ou non, de l’intérêt que nous pouvons porter à la « belle » et « claire » ordonnance de tant d’œuvres qui se contentent de tabler sur la couche superficielle, consciente de l’être. Il se peut que les violentes contradictions économiques, sociales de ce temps aient été pour tout dans la dépréciation de ce brillant dérisoire.
L’histoire de l’écriture automatique dans le surréalisme serait, je ne crains pas de le dire, celle d’une infortune continue. Ce ne sont pas, en effet, les protestations sournoises de la critique, particulièrement attentive et agressive sur ce point, qui m’empêcheront de reconnaître que, durant des années, j’ai compté sur le débit torrentiel de l'écriture automatique pour le nettoyage définitif de l’écurie littéraire. A cet égard la volonté d'ouvrir toutes grandes les écluses restera sans nul doute l’idée génératrice du surréalisme. C'est dire qu'à mes yeux, partisans et adversaires de ce mouvement continueront à se dénombrer très aisément selon qu’ils montreront le souci unique de l’authenticité du produit qui nous occupe ou qu’au contraire ils souhaiteront le voir entrer en composition avec autre chose que lui-même. La qualité, ici comme ailleurs, n’eut pu manquer de devenir fonction de la quantité. Si la quantité n’a pas manqué, des causes fort imaginables l’ont mise dans l’impossibilité d’intervenir publiquement comme force de submersion (des milliers de cahiers, qui se valaient tous, sont demeurés dans des tiroirs). L’important est, du reste, qu’il s’en remplit encore, d’innombrables, — qui mieux est, que leurs auteurs cèdent très souvent au besoin de confronter leur manière de procéder avec la nôtre et de s’ouvrir à nous de certains scrupules techniques. Sans qu’il ait jamais été question pour moi de codifier les moyens d’obtention de la dictée toute personnelle et indéfiniment variable dont il s’agit, je n’ai pu éviter, en effet, en proposant d’adopter tel comportement en cette matière, de simplifier à l’extrême les conditions de l'écoute non plus que de généraliser des systèmes de reprise tout individuels en cas d’interruption du courant. J’ai omis également, même dans une série de publications ultérieures au premier Manifeste, de préciser la nature des obstacles qui concourent, dans la majorité des cas, à détourner la coulée verbale de sa direction primitive. D’où les questions très légitimes, dénuées d’ailleurs de tout caractère d'objection, qui m'ont été quelquefois adressées : comment s’assurer de l’homogénéité ou remédier à l’hétérogénéité des parties constitutives de ce discours dans lequel il est si fréquent de croire retrouver les bribes de plusieurs discours ; comment envisager les interférences, les lacunes ; comment s’empêcher de se représenter jusqu'à un certain point ce qui se dit ; comment tolérer le passage si égarant de l’auditif au visuel, etc. ? Il est malheureusement exact qu’à ce jour une telle inquiétude, entre tous ceux qui se sont mêlés « poétiquement » d’écriture automatique, a été très inégalement partagée. Beaucoup, en effet n’ont voulu y voir qu’une nouvelle science littéraire des effets, qu’ils n’ont eu rien de plus pressé que d’adapter aux besoins de leur petite industrie. Je crois pouvoir dire que l’afflux automatique, avec lequel ils s’étaient flattés d'en prendre à leur aise, n’a pas tardé à les abandonner complètement. D’autres se sont satisfaits spontanément d’une demi-mesure qui consiste à favoriser l’irruption du langage automatique au sein de développements plus ou moins conscients. Enfin, il faut constater que d’assez nombreux pastiches de textes automatiques ont été mis récemment en circulation, textes qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer à première vue des textes authentiques, en raison de l’absence objective de tout critérium d’origine. Ces quelques obscurités, ces défaillances, ces piétinements, ces efforts de simulation me paraissent nécessiter plus impérieusement que jamais, dans l’intérêt de l’action que nous voulons mener, un complet retour aux principes.
Il y a lieu d’établir une distinction précise entre l’écriture et le dessin « automatiques », au sens où ce mot est entendu dans le surréalisme, et l’écriture et le dessin automatiques, tels qu'ils sont pratiqués couramment par les médiums. Ceux-ci, au moins lorsqu’ils jouissent de dons particulièrement remarquables, se comportent en posant les lettres et le trait d’une manière toute mécanique : ils ignorent absolument ce qu’ils écrivent ou, dessinent et leur main, anesthésiée, est comme conduite par une autre main. En dehors de ceux qui se bornent à se laisser ainsi guider, qui assistent d’une manière toute passive à l’exécution du tracé dont le sens ne parviendra que plus tard, il en est d'autres qui reproduisent comme en calquant des inscriptions ou autres figures qui leur apparaissent sur un objet quelconque. Il paraît assez vain de vouloir accorder la prééminence à l’une de ces deux facultés, qui peuvent d’ailleurs exister concurremment chez le même individu. M. Marcel Til, professeur de comptabilité communique en 1909 à Th. Flournoy plusieurs spécimens de l'écriture ornée qu’il a obtenue par la seconde méthode et dans laquelle lui sont faites des communications sur son fils, communications qui s’avèrent fausses, tel autre médium, d’un mouvement machinal, tout en continuant à prendre part activement à la conversation, couvre rapidement plusieurs pages de papier sans qu’à aucun moment les mouvements de sa main subissent le contrôle de la conscience. La prodigieuse Elise Muller, célèbre sous le pseudonyme d’Hélène Smith, présente successivement des phénomènes d’automatismes verbo-auditif (elle note de son mieux des fragments de conversation fictive qui lui parviennent), vocal (en état de trance elle prononce des paroles en langue inconnue), verbo-visuel (elle copie des caractères exotiques qui lui apparaissent) et graphique (complètement intrancée elle écrit en se substituant par exemple un de ses personnages « martiens »).
Il est à remarquer, dans ce cas de beaucoup le plus riche de tous, que les automatismes verbo-auditif et verbo-visuel laissent seuls au sujet une certaine liberté critique, alors que les automatismes verbo-moteurs lui aliènent toute notion de la réalité. La Revue Spirite, qui présente en 1858 la première eau-forte médianimique de Victorien Sardou : « La Maison de Mozart dans la planète Jupiter » insiste sur l’absence à l’origine de cette œuvre, exécutée en quelques heures, de toute idée préconçue et de toute orientation volontaire : la main de Sardou, « entraînée par une force occulte, fait suivre au burin la marche la plus irrégulière et la plus contraire aux préceptes élémentaires de l'art, allant sans cesse et avec une rapidité inouïe d'un bout à l'autre de la planche sans la quitter, pour revenir cent fois au même point.
Toutes les parties sont ainsi commencées et continuées à la fois, sans qu’aucune soit achevée avant d’en entreprendre une autre. Il en résulte au premier abord un ensemble incohérent, dont on ne comprend le but que lorsque tout est terminé. » La main du peintre Fernand Desmoulin, à certaines heures également inconsciente, opère, nous dit Jules Bois, « dans l’obscurité, à l’envers, de biais, sur tous les points à la fois, sans ordre, impérieuse, clairvoyante et savante pourtant — même si, par une précaution que lui imposa un savant allemand, son visage à lui est enfermé dans un sac, ne pouvant ainsi rien diriger ni voir. C’est seulement l’œuvre achevée qu’il comprend ce qu’il a fait. » Le comte de Tromelin, occultiste, dont les dessins sont présentés par le Dr Ch. Guilbert dans un numéro d’Æsculape de 1913, commence, nous dit l’auteur de la communication, par « noircir régulièrement une feuille de papier avec un crayon sauce coupé carrément, il esquisse le personnage principal de son tableau pour provoquer l’idée directrice et, après quelques instants, il distingue sur le fond noir les détails multiples avec une netteté telle qu’il n’a qu’à en suivre les contours avec un crayon dur. Il efface ensuite à la mie de pain l’excès de fusain ». Il est de toute importance de signaler que bon nombre de dessins médianimiques, et des plus remarquables, sont l’œuvre de gens « ne sachant pas dessiner » : MmeFibur,Machner, Petitjean, Lesage, et que leurs occupations sociales, a priori, ne semblent pas particulièrement disposer aux recherches d'expression graphique. Toutefois il n'est pas sans intérêt d’observer que Machner est tanneur, ce qui ne va pas sans rappeler l’attention sur les remarques de Salvador Dali concernant l’aspect ethnographique délirant de certaines peaux séchant au soleil ; que Lesage est mineur, ce qui crée la possibilité que son œil ait été impressionné par la structure de certaines galeries souterraines ; tout comme il y a lieu d’admettre que le facteur Cheval, qui demeure le maître incontesté de l’architecture et de la sculpture médianimiques, a été hanté par les aspects de plancher de grotte, de vestiges de fontaines pétrifiantes de cette région de la Drôme où, durant trente-six ans, il effectua à pied sa tournée.
Comme le fait très judicieusement observer « Scrutator » dans Occult Review d’avril 1910, «tous ceux qui se souviennent d’avoir appris à dessiner une ligne droite ou une courbe régulière se sont bien rendu compte que cet acte appartient à l’ordre des actions volontaires. L’artiste ou le dessinateur expérimenté savent, par contre, que le fait de tracer une ligne ou une courbe tombe très souvent dans le domaine des actions automatiques involontaires. Chaque action tend à devenir habituelle, involontaire et automatique depuis le temps qu’elle a été exécutée pour ia première fois — qu’il s’agisse de se tortiller la moustache, de rejeter en arrière les cheveux, de satisfaire un appétit ou de se souvenir d'un nom. Même une attitude mentale ou une manière d’envisager les choses deviennent habituelles et, partant, hors du contrôle de celui qui pense ». Il m’a paru intéressant, dans un numéro de revue où se trouvent présentés par ailleurs quelques admirables spécimens de l’art modem’ style, de réunir un certain nombre de dessins médianimiques, - à l’encontre des dessins de malades mentaux et d’enfants ceux-ci n’ayant fait à ma surprise, l’objet d’aucune publication d'ensemble et ne se laissant découvrir qu’un à un dans des ouvrages épuisés et des revues qui ont pour la plupart cessé de paraître. On ne peut manquer en effet, d’être frappé par les affinités de tendances qu’offrent ces deux modes d’expression : qu’est-ce, suis-je tente de demander, que le Modem’Style sinon une tentative de généralisation et d’adaptation à l’art immobilier et mobilier du dessin, de la peinture et de la sculpture médianimiques ? On y retrouve la même dissemblance dans les détails, la même impossibilité de se répéter qui précisément entraîne la véritable, la captivante stéréotypie ; la même délectation placée dans la courbe qui n’en finit plus comme celle de la fougère naissante, de l’ammonite ou de l’enroulement embryonnaire ; la même minutie dont la constatation, d’ailleurs excitante, détourne de la jouissance de l’ensemble, comme on a dit qu’une partie du temps pouvait être plus grande que le tout. On peut donc soutenir que les deux entreprises sont conçues sous le même signe, qui pourrait bien être celui du poulpe, «du poulpe, a dit Lautréamont, au regard de soie ». De part et d’autre c’est plastiquement, jusque dans le trait, le triomphe de l’équivoque, c’est interprétativement, jusque dans l’insignifiant, le triomphe du complexe. Il n’est pas jusqu’à l’emprunt, continu jusqu’à l’écœurement, de sujets accessoires ou non au monde végétal qui ne soit commun à ces deux modes d’expression répondant en principe à des besoins d’extériorisation si distincts, il n’est pas jusqu à une certaine propriété qu'ils ont de faire évoquer superficiellement, mais à coup sûr, certaines productions de l’ancien art asiatique ou américain qu’ils ne partagent également.
Si les divers échantillons d'écriture automatique médianimique qui, de-ci de-là, ont été offerts à notre curiosité sont loin de présenter l'intérêt des dessins qui se réclament de la même origine, la faute est, il faut bien le dire, à la navrante littérature spirite qui pour la plupart, sont contaminés à la naissance. On sait en effet que tout l'effort de cette littérature a tendu à faire accepter et proclamer l’exogénéité du principe dictant, autrement dit l’existence d’ «esprits», puisque la clarté nous oblige à en passer par cette terminologie nauséabonde. Une croyance aussi déraisonnable n’a d’ailleurs pas épargné les médiums dessinateurs : Victorien Sardou qui croit dessiner et graver sous la direction de Bernard Palissy, Hélène Smith n’agissant même dans la vie que sur les conseils de « Léopold », Léon Petitjean exécutant ses portraits d’ « esprits revêtus de leurs costumes fluidiques » sous l’influence de l’esprit de sa mère. Mais c’est incontestablement surtout dans l’écriture que cette lamentable plaisanterie a suivi son cours dégradant, forte d’ailleurs de l’appui inconsidéré que lui a prêté la famille Hugo par l’histoire des « tables tournantes de Guernesey ». Mieux vaut, me semble-t-il, passer silence sur des productions généralement entachées d’irrégularité par hypothèse, je veux dire auxquelles préexiste l’espoir d’obtenir une communication de l’ « au-delà », de se procurer l’assistance d’un grand homme disparu dont la voix se fait reconnaître à un certain ton scolaire, productions qui n’ont d’ailleurs d’autres traits communs que d’emprunter cette emphase et de répondre à cette atterrante naïveté.
Mlle X, directrice d’école, médium écrivain et auteur, en 1895, d’une brochure intitulée “Les perplexités d’un médium consciencieux », bien qu’elle n'échappe pas à la règle qui vient d’être énoncée (ses communications sont reçues de "penseurs » tels que Calvin, Amiel, Hugo, Quinet, etc., mais surtout de son frère défunt) s’est montrée particulièrement capable d’ analyser les sensations qu’elle éprouvait en se prêtant à la dictée automatique et nous a laissé des renseignements précieux sur l’évolution graduelle de sa faculté. « Ma médiumnité, dit-elle, s’est passablement modifiée pendant ces huit années de pratique. Au début, j’ignorais absolument ce que ma main allait écrire, elle marchait comme conduite par une autre main. Peu à peu, l’impulsion dans le membre diminua, et j’acquis la faculté de percevoir la pensée que je devais écrire. Actuellement il m'est très difficile d'écrire quand je ne perçois pas la pensée dictée et je ne me sens plus guère d'impulsion mécanique qu’au moment où je commence, et quand ma main trace le trait final pour m’avertir que la dictée est terminée : c’est son « J’ai dit ». Je regrette beaucoup mon automatisme primitif, mais la transformation s’est faite sans moi et malgré moi, et elle s’est accompagnée d’autres pertes que je déplore également. » Ces renseignements, touchant une possible déperdition de la faculté médianimique dans le temps et la transformation progressive de l’automatisme verbo-moteur en automatisme verbo-auditif, sont corroborés, du reste, par les réponses de M. Marcel Til et de M. le Pr Cuendet à Th. Flournoy, publiées par celui-ci dans Esprits et Médiums. Chose frappante, dans les trois cas il est fait état du même regret, exprimé la même nostalgie.
Le terme d’ « écriture automatique », tel qu'il est d'usage dans le surréalisme, est d’usage dans le surréalisme, prête, on le voit, à contestation, et si je puis être tenu pour partiellement responsable de cette impropriété, c’est que l’écriture «automatique» ou mieux « mécanique », comme eut voulu Flournoy, ou « inconsciente » comme voudrait M. René Sudre, m’a toujours paru la limite à laquelle le poète surréaliste doit tendre sans toutefois perdre de vue que, contrairement à ce que se propose le spiritisme : dissocier la personnalité psychologique du médium, le surréalisme ne se propose rien moins que d’unifier cette personnalité. C’est dire que pour nous, de toute évidence, la question de l’extériorité de — disons encore pour simplifier — la « voix » ne pouvait pas même se poser. D’autre part, il nous a paru d’emblée fort difficile et, à considérer ce qu’il pouvait y avoir d’extra-psychologique dans le but que nous poursuivions, presque superflu de nous embarrasser d’une division de l'écriture dite couramment « inspirée », que nous voulions "opposer à la littérature de calcul, en écriture « mécanique », « semi-mécanique » ou « intuitive », ces trois qualificatifs ne visant à rendre compte que de différences de degrés. Il ne s’agissait, encore une fois, que d’aller le plus loin possible dans une voie qu’avaient ouverte Lautréamont et Rimbaud (n’en prendrais-je pour preuve manifeste chez celui-ci que la première phrase du poème « Promontoire ») et qu’avaient rendue particulièrement attrayante la mise en application de certains procédés d'investigation psychanalytique, voie qui, au vingtième siècle, dans les années qui ont suivi la guerre, devait nécessairement passer par le petit groupe de poètes que nous formions et qui, lorsque nous avons commence à la suivre, nous est apparue bruissante à l'infini derrière et devant nous. On sait qu’à la démarche tendant à obtenir tout d’abord le message automatique écrit s’en est, chemin faisant, adjointe une autre qui tendait à obtenir ce message sous la forme parlée, mais l’expérience est venue pleinement vérifier sur ce point l’affirmation de Myers selon laquelle la parole automatique ne constitue pas en soi une forme plus développée de message moteur que l’écriture automatique et qu’elle est d’autre part à redouter, en raison des modifications profondes de la mémoire et de la personnalité qu’elle entraîne.
Le propre du surréalisme est d’avoir proclamé l’égalité totale de tous les êtres humains normaux devant le message subliminal, d’avoir constamment soutenu que ce message constitue un patrimoine commun dont il ne tient qu’à chacun de revendiquer sa part et qui doit à tout prix cesser très prochainement d’être tenu pour l’apanage de quelques-uns. Tous les hommes, dis-je, toutes les femmes méritent de se convaincre de l’absolue possibilité pour eux-mêmes de recourir à volonté à ce langage qui n’a rien de surnaturel et qui est le véhicule même, pour tous et pour chacun, de la révélation. Il est indispensable pour cela qu’ils reviennent sur la conception étroite, erronée de telles vocations particulières, qu’elles soient artistiques ou médianimiques.
A bien chercher on découvrirait en effet que toutes ces vocations ont eu pour point de départ un accident fortuit dont l’effet a été, pour l’individu, de fléchir certaines résistances. Pour quiconque se préoccupe d'autre chose que de son intérêt prosaïque, immédiat, l'essentiel est que ces résistances puissent être fléchies. Comme le fait observer le Pr Lipps dans son étude sur les danses automatiques du médium Magdeleine, vers 1908, l'hypnose n'est jamais que la raison négative des talents qui se manifestent sous son influence ; leur source réelle se trouve dans des tendances, facultés ou dispositions préexistantes mais qui étaient entravées dans leur exercice naturel par des facteurs contraires, et le rôle de l'hypnose se borne a les libérer en paralysant ces derniers.
L’écriture automatique, facile, tentante et qu’encore une fois nous nous sommes proposé de mettre à la portée de tous en la débarrassant de l’appareil impressionnant et encombrant de l’hypnose, nous paraît réaliser, à l’abri de tous ses inconvénients ce que v. Schrenck-Notzing voulait voir en cette dernière, à savoir « un moyen assuré de favoriser l’essor des facultés psychiques ; et particulièrement du talent artistique, en concentrant la conscience sur la tâche à accomplir et en affranchissant l’individu de facteurs inhibitoires qui le retiennent et le troublent au point parfois d’empêcher absolument l’exercice de ses dons latents ».
Ce point de vue du talent artistique, avec l’incroyable vanité qui s’y attache, n’est naturellement pas étranger aux causes intérieures, extérieures de défiance qui, dans le surréalisme, ont empêché l’écriture automatique de tenir toutes ses promesses. Bien qu’il ne se fût agi, originellement, que de saisir dans sa continuité et de fixer par écrit la représentation verbale involontaire, en s’abstenant de faire porter sur elle toute espèce de jugement qualitatif, des comparaisons critiques n’ont pu manquer de porter sur les plus ou moins grandes richesse et élégance, chez tel ou tel, du langage intérieur. A ce jeu, l’exécrable rivalité poétique devait rapidement retrouver son compte. D’autre part, une inévitable délectation après coup dans les termes mêmes des textes obtenus et, très spécialement, dans les images et figurations symboliques dont ils abondent, a contribué secondairement à détourner la plupart de leurs auteurs de l’indifférence et de la distraction, où, tout au moins en les produisant, ils doivent se maintenir par rapport à eux. Cette attitude, instinctive de la part d’hommes exercés à l appréciation de la valeur poétique, a eu pour conséquence fâcheuse de donner au sujet enregistreur prise immédiate sur chacune des parties du message enregistré. Ainsi s’est trouvé rompu le cycle de ce que le Dr Georges Petit, dans un très remarquable ouvrage, a appelé les « auto-représentations aperceptives », sur lesquelles, par définition, nous nous proposions cependant, d’opérer tout en les rapportant, sans ambiguïté possible au Moi. Il en a résulté pour nous, durant l'écoute même, une succession a peine intermittente d’images visuelles, désorganisantes du murmure et qu’au plus grand détriment de celui-ci nous n’avons pas toujours échappé à la tentation de fixer. Je m’explique. Non seulement je pense qu’il y a presque toujours complexité dans les sons imaginaires — la question de l’unité et de la vitesse de la dictée reste à l’ordre du jour — mais encore il me paraît certain que des images visuelles ou tactiles (primitives, non précédées ou accompagnées de mots, comme la représentation de la blancheur ou de l’élasticité sans intervention préalable, ni concomitante ou même subséquente des mots qui les expriment ou qui en dérivent) se donnent libre cours dans la région, de superficie inévaluable, qui s’étend entre la conscience et l’inconscience.
Mais, si la dictée automatique peut être obtenue avec une certaine continuité, le processus de déroulement et d’enchaînement de ces dernières images est très difficile à saisir. Elles présentent, jusqu’à nouvel ordre, un caractère éruptif. C’est ainsi que le soir même (27 septembre) où je notais les deux phrases liminaires de cet article et où, quelque effort que je fisse pour en provoquer par la suite un équivalent verbal, celui-ci ne trouva pas le moyen de se produire, j’eus, au moment où je finissais par y renoncer complètement, une représentation de moi-même (de ma main ? ) ourlant — comme on doit faire pour apprêter un filtre de papier — les bords, amenuisant les côtes d’une sorte de coquille Saint-Jacques. Il s’agissait indiscutablement là pour moi d'une autre sorte d’automatisme — obtenu par compensation de l’autre, trop surveillé ? je ne sais. Toujours est-il que je tiens, et c’est là l’essentiel, les inspirations verbales pour infiniment plus riches de sens visuel, pour infiniment plus résistantes à l’œil, que les images visuelles proprement dites. De là la protestation que je n’ai jamais cessé d’élever contre le prétendu pouvoir « visionnaire » du poète. Non, Lautréamont, Rimbaud n’ont pas vu, n’ont pas joui a priori de ce qu’ils décrivaient, ce qui équivaut à dire qu’ils ne le décrivaient pas, ils se bornaient dans les coulisses sombres de l’être à entendre parler distinctement et, durant qu’ils écrivaient, sans mieux comprendre que nous la première fois que nous les lisons, de certains travaux accomplis et accomplissables.L' « illumination » vient ensuite.
Toujours en poésie l’automatisme verbo-auditif m’a paru créateur a la lecture des images visuelles les plus exaltantes, jamais l automatisme verbo-visuel ne m'a paru créateur a la lecture d’images visuelles qui puissent, de loin, leur être comparées. C’est assez dire qu'aujourd hui comme il y a dix ans, je suis entièrement acquis, je continue à croire aveuglément (aveugle... d’une cécité qui couve à la fois toutes les choses visibles) au triomphe, par l’auditif, du visuel invérifiable.
Il va sans dire que ces déclarations posées, contradictoirement ou non la parole devrait être aux peintres.
Je ne puis, à mon grand regret, faire ici qu'amorcer l'histoire de la crise que, dans ces conditions, l’attitude surréaliste, en ce qui concerne le degré de réalité à accorder à l'objet, ne peut manquer de faire subir à la pensée purement spéculative.
Poètes et artistes, théologiens, psychologues, malades mentaux et psychiatres sont d’ailleurs depuis toujours à la recherche d’une ligne de démarcation valable qui permette d’isoler l’objet imaginaire de l’objet réel, étant toutefois admis que, jusqu’à nouvel ordre, le second peut aisément disparaître du champ de la conscience et le second y apparaître, que subjectivement leurs propriétés se montrent interchangeables. L’écriture automatique, pratiquée avec quelque ferveur, mène tout droit à l'hallucination visuelle, j’en ai fait personnellement l’expérience et il suffit de se reporter à « Alchimie du verbe » pour constater que Rimbaud l’avait faite bien avant moi. Mais je m’explique mal les raisons de « terreur » de son renoncement. Je connais peu de textes psychologiques aussi désabusés et, par là même, aussi pathétiques que la phrase sur laquelle s’achèvent les deux volumes de l’ouvrage capital publié récemment par M. Pierre Quercy : L’Hallucination et qui met provisoirement fin, par une constatation de fait des plus pessimistes, à d’interminables disputes entre les mystiques et les non-mystiques, les malades et les médecins, les partisans (fanatiques) de la « perception sans objet » et ceux de « l’image baptisée perception » : « On peut affirmer la présence ou la perception d’un objet quand il est présent et perçu, quand il est absent et perçu, quand il n’est ni présent ni perçu. » Le degré de spontanéité dont les individus, pris isolément, sont capables décide seul pour eux de la chute ou de l’ascension de tel plateau de la balance... Le « dérèglement » des sens, de tous les sens reste à obtenir ou, ce qui revient au même, l’éducation (pratiquement la déséducation) de tous les sens reste à faire.
On ne peut, à cet égard, man quer d’accorder une attention particulière aux récents travaux de l’école de Marburg, bien qu’ils continuent à donner lieu aux plus âpres controverses. Selon les maîtres de cette école (Kiesow, Jaensch) pourraient être cultivées chez l’enfant de remarquables dispositions qui consistent à pouvoir changer, en le fixant, un objet quelconque en n'importe quoi. Au dire des expérimentateurs le retrait d’un objet qu’on l’a invité à examiner pendant une quinzaine de secondes peut entraîner chez l’enfant non la formation d’une post-image nébuleuse, faiblissante et de couleur complémentaire à celle de l’objet considéré, mais une image dite eidétique (esthésique) très nette, présentant une grande minutie dans les détails et affectée de la couleur même de l’objet. Cette image serait changeante à l’infini ; elle présenterait d’emblée, par rapport au modèle, certaines infidélités caractéristiques : « Présentons à l’enfant la silhouette d’un cheval, tête haute, cavalier en selle. En image eidétique il peut fort bien arriver que le cheval broute et que le cavalier soit retourné sur sa selle face à la queue de la bête. Présentons au sujet un F, il revoit un [F tourné vers la gauche], un L [F renversé] ou même un A [F renversé et retourné] et le cheval perçu tout à l’heure peut reparaître les quatre pattes en l’air. « (On ne peut se défendre de penser aux premières toiles de Chagall.) Toute l’expérimentation en cours serait de montrer que la perception et la représentation — qui semblent à l’adulte ordinaire s’opposer d’une manière si radicale — ne sont à tenir que pour les produits de dissociation d’une faculté unique, originelle, dont l’image eidétique rend compte et dont on retrouve trace chez le primitif et chez l’enfant. Cet état de grâce, tous ceux qui ont souci de définir la véritable condition humaine, plus ou moins confusément aspirent à le retrouver. Je dis que c’est l’automatisme seul qui y mène. On peut systématiquement, à l’abri de tout délire, travailler à ce que la distinction du subjectif et de l'objectif perde de sa nécessité et de sa valeur. « Il y a, disait Myers, une forme d’audition interne [si étrange]... Il existe des ensembles complexes et puissants de conceptions formées au dehors (certains disent au delà) du langage articulé et de la pensée raisonnée. Il y a une marche, une ascension à travers les espaces idéaux que certains regardent comme la seule véritable ascension ; il y a une architecture que certains regardent comme le seul séjour... »
Par le seul fait qu’elle voit sa croix de bois se transformer en crucifix de pierres précieuses, et qu’elle tient tout à la fois cette vision pour imaginative et sensorielle, Thérèse d’Avila peut passer pour commander cette ligne sur laquelle se situent les médiums et les poètes. Malheureusement ce n’est encore qu’une sainte.

André BRETON.

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L'ÂGE DE LA PEUR

C'est un équilibre automatique dans le mécanisme de l’âme : l’esprit militaire s’empare des peuples, parce que le besoin de l’uniforme devient de plus en plus irrésistible chez l’individu. Dans l’uniforme, celui-ci se cache avec ses déceptions, ses dégoûts, ses désespoirs ; il s’y enfonce et disparaît dans la masse ; il se dérobe devant lui-même, dont il ne veut plus rien savoir, ayant appris à connaître la peur de soi.
Qu’est-ce donc que la peur ?
En apparence, la peur est une réaction devant l’apparition d’un danger. En réalité, le danger se révèle comme une cause secondaire, venue en dernier lieu, et la peur n’est toujours qu’une peur de soi. Le danger peut inspirer de la crainte. Un danger apparu soudain peut causer de l’effroi ; mais jamais un danger ne peut ni obséder ni saper votre courage, comme cette peur qui s’est installée en vous et qui court quand vous fuyez. Au contraire. Le plus souvent, le danger vous ramène à la raison, vous oblige à des mesures, à des résolutions. Il vous débarrasse même de la peur, parce que vous avez à prendre vos positions. Vous voyez l’ennemi. Mais la peur dont s’agit ne voit pas l’ennemi. Elle ne voit toujours que la mort.
Les créatures labiles, ces êtres dont la pensée, en l’essentiel, n’est occupée que d’eux-mêmes, les lycéens, les femmes, vivent dans l’attente constante, craintive, « d’une chose » qui, de ce fait, est déjà là, — encore qu’elle n’arrive jamais. De cette peur de soi, il semble qu’on ne puisse se sauver autrement que par la destruction de soi-même. Suicide veut dire : en finir avec la peur. Nous qui restons, nous le savons très bien, mais nous nous le taisons, par peur encore. Et c’est ainsi que nous découvrons, pour nous étourdir, d’autres causes qui, en réalité, sont ces causes secondaires, venues en dernier lieu. Devant le cercueil d’un lycéen, nous imputons les responsabilités à ses professeurs. Devant le cercueil d’une femme, nous les imputons à « ses nerfs ». Mais les responsables, ce sont eux. Et comme on ne peut jamais être responsable soi-même, la responsable c’est la vie telle qu’ils l’ont vue, ce milieu psychique d’une époque où la peur est devenue une maladie populaire.
Qu'est donc le professeur pour un être jeune, stable, qui ne craint pas la vie ? — Un adversaire irritant, avec lequel se mesure sa jeune vigueur. Que sont « les nerfs » pour la créature humaine qui a pu donner un sens à sa vie ? — Une excuse de la Médecine. Mais la peur de la vie rend cette vie-même dénuée de sens. Les « ennemis » prennent la forme de fantômes persécuteurs et « les nerfs » qui, en réalité, n’ont jamais une aussi grande portée, ne se révèlent que pour marquer leur « défaillance ».
L’apparition épidémique de la peur est une conséquence de la perte de nos illusions, de notre supériorité spirituelle, de notre déroute sexuelle, de notre incapacité de vivre solitaires, du manque d’un contenu commun, d’une éducation en vue du Pouvoir, de cette conviction que la vie, comme on le sait, ne vaut pas cher, et enfin de ce besoin de fanfaronnade que 1 on cultive en nous dès le berceau. En dernier lieu, seulement, viennent s’ajouter les soucis matériels, qui jamais ne suscitent en nous une peur mortelle, mais que nous mettons en avant pour nous donner le change à nous-mêmes. En apparence, cette misère économique « n'est pas notre faute », et nous pouvons donc la rendre responsable de tout. Tandis que les autres causes étant, en apparence, « de notre faute », rien n’est plus naturel que cette gêne de l'homme à s'avouer ses défaillances. Prenez-les toutes ensemble, ces causes de la peur de vivre énumérées ci-dessus et vous trouverez cette autre, — elle est la racine de toutes — : le non contentement de la créature spirituelle et corporelle.
Un être que la vie satisfait ne connaît pas la peur. Ni devant le danger ni devant lui même. Ses préoccupations n’ont pas lui-même pour objet. Il a en tête les hommes et les choses qui lui procurent sa satisfaction. Ceux-ci le fatiguent suffisamment et il dort bien. Pense-t-il à soi ? — Il devient soucieux et découvre une nouvelle peur, particulière et qui est aussi une peur de soi : il jette alors une bague à la mer. Les êtres mécontents ne dorment pas bien. Le lycéen passe la nuit à faire des projets qu’il arrange de façon qu’ils soient irréalisables, car ils doivent lui prouver qu’il est déjà un homme. La femme passe la nuit à méditer sur elle-même et sur son sort, et constate qu’elle a des maux de tête, qu’elle a encore pris de l’embonpoint, qu’elle devrait faire un voyage et, qu’après tout, elle a le meilleur mari qui fût. Elle ne s’endort que vers le matin. Il lui faudra l’entraînement de nombreuses nuits blanches pour en arriver à se demander d’où peuvent bien lui venir ces maux de tête, pour qui elle cherche à devenir mince, ce qu’elle irait bien chercher en voyage, et si ce n’est pas le sommeil tranquille de l’être content qui dort à ses côtés qui fait, qu’à la fin, elle étouffe. Si elle ne se suicide pas, c’est pur hasard.
Mais aussi, de quoi pourrait s’occuper le mécontent, si ce n’est de lui-même, de la stérilité de son existence ? Car le secret des lois naturelles de toute vie est dans sa fécondité. Il n’est pas question ici de cette fécondité qui consiste à mettre au monde des enfants, mais de la fécondité de son « moi », son renouvellement, la satisfaction d’un cœur créateur, sa capacité de production en passion, en droit d’exister, en enthousiasme et en extase pour un objet qu’il a su choisir : cette fécondité prend sa substance aussi bien dans la douleur que dans la joie, et, ni dans l’une ni dans l’autre, on n’est stérile ni isolé. Mais dans la peur, on n’a besoin que de soi.
Nous nous sommes fourvoyés aujourd’hui dans cette idée : autant que possible, avoir besoin de soi. Notre supériorité spirituelle a fait de l’existence une chose dont on peut déjà s’approcher le scalpel en main : ce furent les grandes découvertes de la littérature (— qui agit par intuition, donc plus rapidement que la science pratique — et, avant tout, le Naturalisme Français de la fin du dix-neuvième siècle,) qui procédèrent aux premières opérations chirurgicales. C’est le naturalisme qui a trouvé cette définition : « le cœur est un muscle », rien d’autre. Aujourd’hui nous savons mieux ce qu’est le cœur : en tout cas, ce n’est plus le cœur. Non pas que nous déplorions sa rationalisation, mais uniquement la mise en tutelle de ses émanations : nous avons réussi à nous faire croire à nous-mêmes que nous n’en avions plus besoin. Ce même travail de fouille fait dans l’âme, nous a menés à la perte de l’illusion. Pendant des siècles, l’illusion a su nous rendre la vie — en tant qu’étape préparatoire — digne d’être vécue, même quand elle n’était que tourment —, et alors surtout. Car à chaque tourment, nous savons qu’au fond de la coupe, nous trouverons la joie. Et cette attente, quoique rien ne la justifie, supprime en nous la peur devant le tourment. Mais il y a longtemps que nous ne sommes plus accrochés à l’idée d’un au-delà futur : notre supériorité spirituelle nous a mis en état de nous accrocher à nous-mêmes. Qu’importe si notre sang se débat contre cela, — ce sang en qui passe encore la horde primitive de Darwin ? Notre esprit en viendra bien à bout. Mais le sang peut déborder tout d'un coup et abattre l’esprit avec la massue du premier homme, devant le tonnerre. Toute peur n’est, au fond, que peur de la mort. Et si elle est tellement répandue de nos jours, c’est que jamais la mort n’a été aussi proche.
Les êtres non satisfaits, surtout ceux qui possèdent une supériorité spirituelle, en sont encore, en leur âme, à l’état de puberté, une tête gonflée de savoir et de perspicacité ne remplace pas la moindre quantité de substance d’âme qui peut créer en nous la plus petite impulsion « du cœur ». Celui qui ne peut pas la créer, parce qu'il ne saurait qu'en faire, trouve superflu le mécanisme éreintant de la vie. Il est mûr alors pour se laisser envahir par des idées de mort, dont l’intensité reste entière alors même qu’elle se cache sous des formes de vantardise et de fanfaronnade, -— comme par exemple l’affirmation que « la vie ne vaut pas la peine d'être vécue ». Au fond, ce sont précisément ces êtres-là qu’on pourrait convaincre du contraire, par un quelconque encouragement. Mais qui penserait à les encourager, eux qui prétendent avoir triomphé de la vie, qui se présentent comme de grands cyniques auxquels rien ne peut en imposer ? On les craint et on les évite. Les grands cyniques ce sont ces lycéens qui courent trop tôt après le « secret » et le déprécient d’autant plus qu’ils n’ont pu l’atteindre. Et ce sont encore ces femmes toujours agitées qui croient aussi à l’existence d’un « secret », pour elles impénétrable, alors qu’il se révèle à d’autres. Ces grands cyniques se démasquent toujours trop tard et ce sont alors des malheureux à demi-crevés, pour qui la mort est la seule issue par où ils puissent se sauver de leur peur et de leur fanfaronnade. Il n’en cherchent même pas une autre : chercher suppose l’idée du dehors, et eux sont enfermés dans une capsule faite de présomption, de dédain, de déception, ce qui leur fait mépriser et craindre tout ce qui est en dehors d’eux. Ils n’ont qu’eux-mêmes.
L’atmosphère psychique qui les entoure fortifie leur idée de fuite. On nous élève tous en nous imposant le devoir de « subjuguer » la vie. Cette volonté nietzschéenne de puissance que tout être a en lui quand il est encore au maillot, est cultivée en nous et élevée à la hauteur d'un principe de vie. L’entraînement à la satisfaire doit remplir l’existence. Mais comme tant de désirs d’arriver ne peuvent pas tous se réaliser, il se forme en nous ce « sentiment d’infériorité » dont la révélation est le mérite immortel de la Psychologie Individuelle. Ce « sentiment d’infériorité » écarte immédiatement l’idée de communauté. L’individu se recroqueville sur lui-même, il n’ose plus lutter pour la vie : la peur de n’être « rien » s’installe en lui. Ou bien, il édifie, par fanfaronnade, un château de cartes, et alors il est « tout », mais les autres l’envient et l’ignorent. En réalité, il n’est « rien » que parce qu’il n’a le courage de rien. Et, au-dehors, aucun appui. Ne pouvant compter que sur soi, l’homme court après lui-même, avec la peur constante de se manquer et c’est cette peur qui l’empêchera de s’atteindre. C’est encore et toujours la peur de soi.
Toute peur peut être surmontée. Rien que de parler d’elle tout haut devant soi-même, soulage le cœur, — du moins pour un moment. En parler à quelqu’un d’autre pourrait suffire parfois à la dissiper peu à peu, complètement. Voir qu’il y a quelqu’un qui vous écoute, cela vous donne déjà un peu de satisfaction. Seul le premier mot est difficile : un plongeon. Après, on n’arrête plus. Réussir à faire sortir ce premier mot d’un être dont l'âme est encore à l’état de puberté, c’est, dans de nombreux cas, réussir à lui sauver la vie. La Nature mettra fin un jour à cette épidémie ; elle finira par trouver le moyen de forcer l’homme à ce premier mot. Elle éclairera les professeurs, les pères, « les nerfs » des femmes, elle leur révélera qu’un être ne devient muet que lors qu’il renonce à la vie. Il est de toute évidence que l'homme n'a reçu le don de parler que pour pouvoir venir à bout de soi-même. La langue, dans sa merveilleuse clarté, l’exprime nettement lorsqu’elle dit de quelqu’un qui parle : « il fait part ». Oui, il fait part, il partage. En effet pour devenir un tout, il faut qu il se partage lui-même avec un autre.
Quand il s’enfonce dans l’uniforme, l’homme renonce à l’individu qu’il est. Quand il « se partage avec un autre », il se confirme et se fortifie. Dans le premier cas, il disparaît dans la masse, — dans le second, il est le membre indépendant d’une communauté. Un long chemin, à travers l’épais taillis de la peur, le mènera de l’un à l’autre.

Ferdinand BRÜCKNER

Traduit par Renée CAVE.

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DE LA BEAUTÉ TERRIFIANTE ET COMESTIBLE, DE L'ARCHITECTURE MODERN' STYLE

INCOMPRÉHENSION COLOSSALE, RAVISSANTE DU PHÉNOMÈNE. — L’utilisation facilement littéraire du « 1900 » tend à devenir affreusement continue. On se sert pour la justifier d’une formule aimable, à succès légèrement nostalgique, légèrement comique, susceptible de provoquer une « espèce de sourire » particulièrement répugnant : il s’agit d’un discret et spirituel « Ris donc, Paillasse » basé sur les mécanismes les plus lamentables de la « perspective sentimentale » grâce auxquels il est possible de juger par contraste, avec un recul très exagéré, d’une époque relativement proche. De cette manière l'anachronisme, c’est-à-dire le " concret délirant » (unique constante vitale) nous est présenté (en considération de l'esthétisme intellectualiste qu’on nous prête) comme l'essence de l’« éphémère dépaysé » (ridicule - mélancolique). Il s’agit, comme on voit, d une « attitude » basée Sur le plus petit, sur le moins orgueilleux « complexe de supériorité » auquel vient s’ajouter un coefficient d’humour « sordide-critique » qui rend tout le monde content et permet, à quiconque veut montrer le souci des confites actualités artistiques-rétrospectives, d’apprécier le phé nomène inouï avec les contractions faciales réglementaires et décentes. Ces contractions faciales, réflexes, traîtresses, de « refoule-défense » auront pour effet de faire alterner les sourires bénévoles et compréhensifs — teints, il est vrai, de l’indispensable larme bien connue (correspondant aux «souvenirs conventionnels», simulés) — et les rires francs, explosifs, irrésistibles quoique non révélateurs de vulgarité, chaque fois qu’apparaît un de ces « anachronismes » violents, hallucinants, qu’il s’agisse d’un de ces tragiques et grandioses costumes sado-masochistes-comestibles ou, plus paradoxalement encore, d’une de ces terrifiantes et sublimes architectures ornementales du Modem’ Style.

Je crois avoir été le premier en 1929 et au début de La Femme visible, à considérer, sans l’ombre d’humour, l’architecture délirante du Modern’Style comme le phénomène le plus original et le plus extraordinaire de l’histoire de l’art.

J’insiste ici sur le caractère essentiellement extra-plastique du Modern Style. Toute utilisation de celui-ci à des fins proprement « plastiques » ou picturales ne manquerait pas d’impliquer pour moi la trahison la plus flagrante des aspirations irrationalistes et essentiellement « littéraires » de ce mouvement. Le « remplacement » (question de fatigue) de la formule « angle droit » et «section d’or » par la formule convulsive-ondulante ne peut à la longue que donner naissance à un esthétisme aussi triste que le précédent — moins ennuyeux momentanément à cause du changement, c’est tout. Les meilleurs se réclament de cette formule : la ligne courbe paraît redevenir aujourd’hui le plus court chemin d’un point à un autre, le plus vertigineux, — mais tout cela n’est que la « misère dernière du plasticisme ». Décorativisme antidécoratif, contraire au décorativisme psychique du Modern’Style.

Apparition de l’impérialisme cannibale du Modern’ Style. — Les causes « manifestes » de production du Modem’ Style nous apparaissent encore trop confuses, trop contradictoires et trop vastes pour qu’il soit question d’en trancher dans l’actualité. On pourrait en dire autant de ses causes « latentes » bien que le lecteur intelligent puisse être amené à déduire de ce qui va être dit que le mouvement qui nous occupe a eu sur tout pour but d’é veiller une sorte de grande « faim originale ».

De même que la détermination de ses causes « phénoménologiques», toute entreprise de mise au point historique en ce qui le concerne se heurterait aux plus grandes difficultés, et ceci surtout en raison de ce contradictoire et rare sentiment collectif d’individualisme féroce qui caractérise sa genèse. Bornons-nous donc à constater uniquement, aujourd’hui, le « fait » de l'apparition brusque, de l’irruption violente du Modern’ Style, témoignant d’une révolution sans précédent du« sentiment d’originalité ». Le Modern’ Style se présente en effet comme un bond, avec tout ce que celui-ci peut entraîner de plus cruels trau matismes pour l’art.

C’est dans l’architecture que nous allons pouvoir admirer l’ébranlement profond, dans son essence la plus consubstantiellement fonctionnaliste, de tout «élément », fût-il le plus congénital, le plus héréditaire du passé. Avec le Modem’ Style les éléments architecturaux du passé, outre qu’ils vont être soumis à la fréquente, à la totale trituration convulsive-formelle qui va donner naissance à une nouvelle stylisation, seront appelés à revivre, à subsister couramment sous leur véritable aspect originaire, de sorte qu’en se combinant les uns avec les autres, en se fondant les uns dans les autres (en dépit de leurs antagonismes intellectuellement les plus irréconciliables, les plus irréductibles) ils vont atteindre au plus haut degré de dépréciation esthétique, manifester dans leurs rapports cette affreuse impureté qui n’a d’équivalente et d’égale que la pureté immaculée des entrelacement oniriques.

Dans un bâtiment modem’ style, le gothique se métamorphose en hellénique, en extrême-oriental, et, pour peu que cela passe par la tête — par une certaine fantaisie involontaire — en Renaissance qui peut à son tour devenir modem’ style pur, dynamique-asymétrique (!) tout cela dans le temps et dans l’espace « débile » d’une seule fenêtre, c’est-à-dire dans ce temps et cet espace peu connus et vraisemblablement vertigineux qui, comme nous venons de l’insinuer, ne seraient autres que ceux du rêve. Tout ce qui a été le plus naturellement utilitaire et fonctionnaliste dans les architectures connues du passé, dans le Modem’ Style ne sert subitement plus à rien du tout, ou, ce qui ne saurait lui concilier l’intellectualisme pragmatiste ne sert plus qu’au « fonctionnement des désirs », d’ailleurs les plus troubles, disqualifiés et inavouables. De grandioses colonnes et des colonnes moyennes, inclinées, incapables de se soutenir par elles-mêmes, telles le cou fatigué des lourdes têtes hydrocéphales, émergent pour la première fois dans le monde des ondulations dures de l’eau sculptée avec le souci photographique de l’instantanéité, jusqu’alors inconnu. Elles montent par vagues des reliefs polychromes, dont l’ornementation immatérielle fige les transitions convulsives des faibles matérialisations des métamorphoses les plus fugitives de la fumée, ainsi que les végétaux aquatiques et la chevelure de ces femmes nouvelles, plus « appétissantes » encore que la petite soif causée par la température imaginative de la vie des extases florales où elles s’anéantissent. Ces colonnes de chair fiévreuse, légèrement fiévreuse (37,5 dixièmes) ne sont destinées à soutenir rien d’autre que la fameuse libellule à l’abdomen mou et lourd comme le bloc de plomb massif où elle a été sculptée de façon subtile et éthérée, bloc de plomb de nature (par son ridicule excès de pesanteur qui introduit pourtant l’idée nécessaire de gravité) à accentuer, aggraver et compliquer perversement le sentiment sublime d’infinie et glaciale stérilité, à rendre plus compréhensible et plus lamentable le dynamisme irrationnel de la colonne, laquelle, par suite de toutes ces circonstances de fine ambivalence, ne peut manquer de nous apparaître comme la véritable « colonne masochiste » destinée uniquement à « se laisser dévorer par le désir », comme la véritable première colonne molle construite et découpée dans cette réelle viande désirée vers laquelle Napoléon, comme nous savons, se dirige toujours à la tête de tous les réels et véritables impérialismes, qui, comme nous avons coutume de le répéter, ne sont autre chose que 1es immenses « cannibalismes de l’histoire » souvent figurés par cette côtelette concrète, grillée et savoureuse que le merveilleux matérialisme dialectique a placé, comme l’authentique Guillaume Tell, sur la tête même de la politique.

C’est donc, à mon sens, précisément (je n’insisterai jamais assez sur ce point de vue) l’architecture tout idéale du Modern’ Style qui incarnerait la plus tangible et délirante aspiration d’hyper-matérialisme. On trouvera une illustration de ce paradoxe apparent dans une comparaison courante, employée il est vrai en mauvaise part, mais pourtant si lucide, qui consiste à assimiler une maison modern’ style à un gâteau, à une tarte exhibitionniste et ornementale de « confiseur ». Je répète qu’il s’agit ici d’une comparaison lucide et intelligente, non seulement parce qu’elle dénonce le violent prosaïsme-matérialiste des besoins immédiats, urgents, sur quoi reposent les désirs idéaux, mais encore parce que, par cela même et en réalité, est fait ainsi allusion sans euphémisme au caractère nutritif, comestible de cette espèce de maisons, lesquelles ne sont autre chose que les premières maisons comestibles, que les premiers et seuls bâtiments érotisables, dont l’existence vérifie cette « fonction » urgente et si nécessaire pour l’imagination amoureuse : pouvoir le plus réellement manger l’objet du désir.

LE MODERN' STYLE, ARCHITECTURE PHÉNOMÉNALE CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DU PHÉNOMÈNE. Dépréciation profonde des systèmes intellectuels. Dépression très accentuée de l’activité raisonnante, allant jusqu’aux confins de la débilité mentale. — Imbécillité lyrique positive. — Inconscience esthétique totale. — Aucune coaction lyrique-religieuse ; par contre : échappement, liberté, développement des mécanismes inconscients. — Automatisme ornemental. - Stéréotypie. — Néologismes. — Grande névrose d’enfance, refuge dans un monde idéal, haine de la réalité, etc. — Folie des grandeurs, mégalomanie perverse, « mégalomanie objective ». - Besoin et sentiment du merveilleux et de l’originalité hyperesthétique — Impudeur absolue de l'orgueil, exhibitionnisme frénétique du « caprice » et de la « fantaisie » impérialiste. — Aucune notion de mesure. — Réalisation de désirs solidifiés. Eclosion majestueuse aux tendances érotiques-irrationnelles inconscientes.

PARALLÈLE PSYCHO-PATHOLOGIQUE. — Invention de la « sculpture hystérique ». — Extase érotique continue. — Contractions et attitudes sans antécédents dans l’histoire de la statuaire (il s'agit des femmes découvertes et connues après Charcot et l'école de la Salpêtrière). — Confusion et exacerbation ornementale en rapport avec les communications pathologiques ; démence précoce. — Rapports étroits avec le rêve ; rêveries, fantaisies diurnes. Présence des éléments oniriques caractéristiques : condensation, déplacement, etc. — Eclosion du complexe sadique anal. — Coprophagie ornementale flagrante. — Onanisme très lent, épuisant, accompagné d’un énorme sentiment de culpabilité.

ASPIRATIONS-CONCRÈTES EXTRA-PLASTIQUES. - Sculpture de tout l’extra-sculptural : l’eau, la fumée, les irisations de la pré-tuberculose et de la pollution nocturne, la femme - fleur - peau - peyotl - bijoux - nuage - flamme-papillon - miroir. Gaudi a bâti une maison selon les formes de la mer, « représentant » les vagues un jour de tempête. Une autre est faite des eaux tranquilles d’un lac. Il ne s’agit pas de décevantes métaphores, de contes de fées, etc... ces maisons existent (Paseo de Gracia, à Barcelone). Il s’agit de bâtiments réels, véritable sculpture des reflets des nuages crépusculaires dans l’eau, rendue possible par le recours à une immense et insensée mosaïque multicolore et rutilante, des irisations pointillistes de laquelle émergent des formes d'eau répandue, formes d'eau se répandant formes d'eau stagnante, formes d’eau miroitante, formes d'eau frisée par le vent, toutes ces formes d’eau construites en une succession asymétrique et dynamique-instantanée de reliefs brisés syncopés, enlacés, fondus par les nénu phars et nymphéas «naturalistes-stylisés» se concrétisant dans d’excentriques convergences impures et annihilatrices par d’épaisses protubérances de peur, jaillis sant de la façade incroyable, contorsionnés à la fois par toute la souffrance démentielle et par tout le calme latent et infiniment doux qui n’a d’égal que celui des horrifiants floroncules apothéosiques et mûrs prêts à être mangés à la cuiller, — à la saignante, grasse et molle cuiller de viande faisandée qui approche. Il s’est donc agi de construire un bâtiment habitable (et de plus, selon moi, comestible) avec les reflets des nuages crépusculaires sur les eaux d’un lac, l’œuvre devant en outre comporter le maximum de rigueur natura liste et de trompe-l’œil. Je crie que c’est là un progrès gigantesque sur la simple submersion rimbaldienne du salon au fond d’un lac.

DIALECTIVE OBJECTIVE DES MOYENS. — Figurations aseptiques - convulsives. — Copie analytique, littérale, alternant avec les stylisations hybrides et néologistiques, effacées et vivantes par l’orgueilleuse amnésie décorative surgissant à peine de l’immense viande de rêve général et éperdu. — Maison pour les « fous vivants », maison pour érotomanes.

RETOUR À LA BEAUTÉ. - Le désir érotique est la ruine des esthétiques intellectualistes. Là où la Vénus de la logique s’éteint, la Vénus du « mauvais goût », la « Vénus aux fourrures » s’annonce sous le signe de l’unique beauté, celle des réelles agitations vitales et matérialistes. — La beauté n’est que la somme de conscience de nos perversions. — Breton a dit : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas». Le nouvel âge surréaliste du « cannibalisme des objets » justifie également cette conclusion : La beauté sera comestible ou ne sera pas.

Salvador Dali.

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LE PHENOMENE DE L’EXTASE

L ’extase constitue l’ « état vital » le plus phénoménalement bouleversant des fantômes et représentations psychiques. — Durant l’extase, aux approches du désir, du plaisir, de l’angoisse, toute opinion, tout jugement (moral, esthétique, etc.) change sensationnellement. — Toute image, de même, change sensationnellement. — On croirait que par l’extase nous avons accès à un monde aussi éloigné de la réalité que celui du rêve. — Le répugnant peut se transformer en désirable, l’affection en cruauté, le laid en beau, les défauts en qualités, les qualités en misères noires. — L’extase est la conséquence culminante des rêves, elle est la conséquence et la vérification mortelle des images de notre perversion.
Certaines images provoquent l’extase, qui provoque à son tour certaines images. : — Il s’agit toujours d’images authentiquement et essentiellement surréalistes. — L’extase constitue l’ « état pur » d’exigeante et hyperesthésique lucidité vitale,lucidité aveugle du désir.—

Le monde des images provoquées par l’extase est infini et inconnu. — Il s’agit d’images néologistiques, d'images extra-rapides comparativement aux images hypnagogiques. — Toute méthodologie à ce sujet nous échappe encore. — Parfois les images provoquées par l’extase répètent des images transfigurées d’extase, qu'il s’agisse de l’ « apparente » stéréotypie des oreilles (celles-ci toujours en extase), ou de l’extase d’une certaine « chose atmosphérique », ou encore de l’extase fine d’une aiguille modern' style. — Je demande au critique d’art : que penseriez-vous de telle ou telle œuvre au moment de votre extase ? Et d’abord : mettez-vous en état d’extase pour me répondre. — L’extase est par excellence l’état mental critique que l’invraisemblable pensée actuelle, hystérique, moderne, surréaliste et phénoménale aspire à rendre « continue ». — A la recherche d’images susceptibles de nous extasier.

S. D.

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LA MUSIQUE EST L'ART DE RECRÉER LE MONDE DANS LE DOMAINE DES SONS

La musique est un art en général si mal compris et si mal servi qu’il faudrait s’entendre sur son essence même avant que d’en parler. On apprend à l’école que «la musique est l’art d’assembler des sons »; or,cette définition me paraît bien primaire car elle ne spécifie pas à quelles fins. C’est de là qu’est né un état de choses dont il sera bien difficile de sortir, car la majorité des compositeurs en sont restés à cette conception-là. Ils ont agencé les sons suivant des données plus ou moins arbitraires ; sous prétexte de renouvellement chacun s’est appliqué à les modifier à sa façon ; quant à ces données elles-mêmes, elles se sont codifiées pour former une théorie qui est devenue absolument académique, car on ne se soucie plus de remonter à ses sources, qui, à l’origine, correspondaient à de fraîches vérités. Depuis des siècles cha que génération de musiciens a enrichi et transformé le langage de la génération précédente, en se souciant trop peu de la portée que pouvait avoir ce langage. Imaginez que les écrivains se soient contentés jusqu’à ce jour d’aligner des onomatopées, et que de s’aviser d’en former des mots exprimant une pensée, puisse être un acte révolutionnaire, et vous aurez une idée de l’état de la musique. Or je dis que la musique est l’art de recréer le monde dans le domaine des sons, et que c’est un langage au moyen duquel on peut donner le sentiment de toute chose. Je ne veux pas dire par là qu’elle doive styliser les bruits et l’on ne saurait s’élever assez violemment contre les compositeurs — frères des faux peintres — qui ont fait de la musique une servile imitatrice de la nature.

Je ne veux pas dire non plus qu’elle doive s’appliquer à créer une atmosphère plus ou moins vague, dans laquelle chacun pourra faire voyager ses propres émotions. D’autre part, je m’élève contre la mode de la musique dite pure : cette prétendue pureté est soit une manière d’expliquer après coup le vide d’une œuvre, soit la façon d’en louer une autre prétendue belle et dont le contenu vous est resté étranger. Non, je veux dire simplement ceci : que l’on doit considérer que par quel sens que ce soit c'est le même esprit que l’on atteint, que cet esprit étant capable d’avoir la sensation des choses, et même de trouver à l’infini les sens contenus par les dites choses, la musique au même titre que n’importe quel autre art peut les lui révéler sous un aspect plus ou moins élevé. Je vais préciser davantage en ajoutant ceci : nous ne constatons des choses qu’un aspect ; or elles en ont d’autres qui ne peuvent être perçus que par les yeux de l’esprit, et ces aspects-là sont ceux qui me paraissent le plus propre à être recréés par la musique. Pour tendre aux mêmes fins elle procède donc à l’inverse de la peinture : je suppose que l’on peigne un oiseau ; si l’artiste est poussé dans sa recherche par l’amour de la vérité, nous devrons avoir à la vue de cet oiseau l’émotion de la vie qui l’anime, le sentiment de sa chaleur, l’impression que ses ailes le peuvent porter. Au contraire, en musique, on pourra créer l’impression du vol, de la palpitation chaude et si particulière au petit corps des oiseaux, et donner par ce moyen le sentiment de leur vie. Si l’on considère donc que la musique peut recréer les choses par l’intérieur au même titre que tout autre art et enrichir ainsi l’esprit en lui donnant le sentiment de la vie dans ce qu’elle a de plus pur — et c’est là qu’intervient la pureté — on lui donne alors la place qu’elle mérite. Malheureuse ment elle est restée jusqu’à présent sur le plan du divertissement, divertissement plus ou moins sérieux, divertissement pouvant accompagner une action dramatique voire religieuse (et c’est là qu’elle a atteint ses formes les plus hautes) mais divertissement quand même. Bile a pu parfois, dans cet ordre d’idée, donner des manifestations éclatantes du génie humain et s’élever au-dessus d’elle-même, mais il est indéniable que si elle n est pas parvenue à autant de clarté que d’autres arts, c’est parce que ses fonctions n’ont pas été établies avec une suffisante évidence. De moins que je puisse dire de mon œuvre est que j’ai mis moi-même assez longtemps avant de voir les possibilités les plus importantes de l’art que je sers. J’ai tenté pour la première fois d’utiliser ces aperçus dans «l'Envol d’Icare». Il est vrai que dans ce cas-la, le travail me fut facilité par la beauté du myt ie dont la vérité peut toucher chacun. Néanmoins, je crois avoir découvert avec cette œuvre de nom eaux horizons, et je souhaite qu’elle contribue à élargii e la musique les possibilités d’expression.

Igor MARKEVITCH.

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L'ART MODERNE ET LE PRINCIPE DU PLAISIR

La psychanalyse a depuis longtemps déjà permis de comprendre la nature du phénomène artistique, qui avait tant intrigué les esthéticiens de toutes les époques. La découverte par Freud des lois du psychisme humain l’a en effet conduit à admettre une différence fondamentale de nature entre les modes de pensée du Conscient et de l’Inconscient. Au système conscient (intimement lié au « Moi ») régi par le principe de Réalité, appartient la pensée logique ou réaliste, et le processus secondaire : raisonnement, concepts de causalité et d’identité (une chose est ce qu’elle est et n’est pas ce qu’elle n’est pas). C’est la pensée de la vie éveillée, de la science. Au système inconscient (intimement lié aux grands besoins organiques) régi par le Principe du Plaisir, appartient la pensée pré-logique ou magique et le processus primaire : association par contiguïté, condensation, déplacement, etc., etc. C’est la pensée du rêve, de l’art. L‘« imagination » de l’artiste a donc un rapport étroit avec la pensée du rêveur, du primitif, de l’enfant. Le fait dynamique essentiel est le manque de satisfaction de la libido dans le monde extérieur et son introversion subséquente (régression à des objets imaginaires). L’artiste vit dans ses phantasmes, sublime sa libido dans la création et ainsi se socialise et se débarrasse de son sens de culpabilité. Retenons bien ces trois caractéristiques qui ressortent des travaux de Freud, Rank, Sachs, etc... D’autre part, on peut se demander, puisque l’introversion est un fait très général, ce qui différencie l'artiste de l’enfant, du rêveur, du mystique ou du schizophrène. Il est évident que la différence doit porter sur le degré d’épreuve de la réalité et de socialisation. Le rêveur et le schizophrène sont complètement libérés du monde extérieur ; le mystique projette ses phantasmes, réalité purement subjective mais acceptée par une partie de l’humanité, donc socialisée ; l’artiste et l’enfant qui joue ne confondent pas leurs matériaux fictionnels avec la réalité ; mais l’artiste donne de plus à son jeu un but social : intéresser les autres hommes. Dans ces conditions pourquoi fait-on querelle à l’artiste moderne, lui qui n’a fait qu’appliquer intégralement les mêmes conclusions que le psychanalyste ? C’est parce que le vieux problème de la communicabilité n’est pas résolu pour certains de ses critiques, et qu’il se pose de nouveau aujourd’hui sur le terrain de l’Inconscient. Ce problème, comme tous les problèmes sérieux, repose sur une question morale : il s’agit ici de savoir jusqu’à quel point on peut permettre à l’artiste l’expression de ses phantasmes, justement parce qu’ils relèvent du Principe du Plaisir. Si en effet les critiques et le public ont à peu près totalement ignoré la grande dichotomie maintenant classique que j’ai rappelée au début de cet article, le savant et l’artiste (c’est-à-dire les intéressés eux-mêmes) l’avaient bien intuitivement pressentie, comme le montre leur différenciation de plus en plus grande depuis l'origine commune de l’art et de la science dans la magie ; ils se sont opposés l’un à l’autre par une marche aussi fatale que celle du prolétariat dans sa lente libération de l’agressivité du possédant : ainsi la science est devenue de plus en plus objective, l’art de plus en plus subjectif, et ceci pour satisfaire le même besoin d'autonomie dans leur domaine propre et de n’obéir qu’aux seules nécessités du sujet de leurs recherches.

Comment l'art moderne, basé sur la traduction plus ou moins directe de phantasmes inconscients, peut-il se communiquer ? Ceci revient à se demander si l’inconscient est communicable dans le domaine esthétique (nous savons que dans la vie journalière, comme le montrent des rêves, des paroles, des actions qui se répondent, les Inconscients de deux personnes peuvent se comprendre parfaitement). L'art traditionnel utilisait toujours, entre l’artiste et le public, un intermédiaire : l’imitation du monde extérieur ou des symboles conventionnels compris de tous. L’art moderne, qui supprime tous les intermédiaires, prétend tout de même toucher le spectateur. Il n’est pas inutile de rappeler que l'imitation de la réalité n'est pas comprise dans la définition de l’artiste que je donnais plus haut d’après les psychanalystes les plus autorisés. Au contraire : j’ai déjà prouvé dans un autre article (paru dans la Revue Française de Psychanalyse, 1929, n° 2) que l’artiste moderne, avec son mépris de l’objet ou de la représentation du monde extérieur, est plus près de cette définition que l’artiste traditionnel. En effet, on ne peut soutenir que l’imitation ou l’information (théorie de Tolstoï) soient des buts de la peinture, par exemple, qui ne peut lutter de précision avec la photographie, le cinéma, etc... Historiquement et ethniquement d’ailleurs, c’est loin d’être le cas. On sait aujourd’hui que l’expression est la caractéristique primordiale de l’art, ce qui ne signifie d’ailleurs pas que cette expression ne doive pas se socialiser (théorie de Croce), sans quoi elle ne serait plus de l’art ; or la socialisation entraîne la communication. Disons pourtant une fois pour toutes qu’il n’y a aucune raison pour que la communication de son expression par l’artiste suppose de la part du public une compréhension, une correspondance entre ses rêveries ou idées et celles de l’artiste, soit consciente, soit inconsciente. Le spectateur doit accepter cette perte d’une partie de son « avant-plaisir ». Que lui restera-t-il alors ? Ses propres phantasmes, auxquels l’œuvre d’art servira de tremplin, et qui lui procureront une ample quantité de « plaisir final». L’œuvre agit en effet sur le public moins comme l’aimant communique au fer ses propriétés que comme la mèche allumée provoque l’explosion de la poudre. Les critiques de l’art moderne contestent cette possibilité parce que, d’une part, ils ne conçoivent pas l’absence de correspondance, et, d’autre part, ils n’admettent pas que le spectateur puisse réagir à l’expression des « complexes individuels » de l’artiste. Prenons un exemple au hasard : « La communication entre l’Inconscient de l’auteur et celui du contemplateur ne peut guère s’établir que dans la région des complexes primitifs et grâce aux symboles collectifs qui les expriment. Une communication s’établit d’autre part dans la région consciente et intellectuelle. Mais, dans la région de l’Inconscient personnel, des complexes propres à l’individu et procédant de certains « traumas » définis, on ne voit guère de communication possible. L’erreur du « Surréalisme » (qui prétend être cependant une application de la psychanalyse) est de s’être précisément basé sur la proposition contraire » (Ch. Baudoin, Archives de Psychologie XXI, n° 81). Et la triple erreur de Beaudoin est celle-ci : le surréalisme n’a jamais prétendu être une explication de la psychanalyse, même s’il est la seule doctrine artistique qui ait incorporé certaines de ses données dans son esthétique. — Il n’a jamais été prouvé que l’art nécessitât une communication entre l’intention de l’artiste et la compréhension du spectateur. — Baudoin paraît en être resté en psychanalyse à sa période héroïque, où l’on attachait une grande importance aux traumas individuels. Mais ils sont aujourd’hui de plus en plus sous-estimés, tandis qu’on s’attache à analyser les tendances qui ont permis à ces traumas de se produire, qui ont transformé des rencontres « fortuites » en rencontres « nécessaires » (pour me référer à l’enquête qui paraît dans ce même numéro). Et ces tendances, plus ou moins exagérées chez certains individus, sont les mêmes chez tous les hommes. Et même ces constellations spéciales qu’on appelle des complexes sont bien moins personnelles qu’on ne pourrait croire. Il en est tout à fait ainsi lorsqu’un homme s’imagine qu’il est le seul à être impuissant, un enfant, à se masturber, une femme, quelle est la seule à être frigide. Or nous savons qu’ils sont bien loin d’avoir raison, nous qui connaissons les pourcentages. De même, on sait maintenant que la névrose et le caractère ne sont que des variations quantitatives de pulsions et de complexes identiques chez les normaux et les anormaux : pulsions orales, anales, génitales, complexes d'Cdipe, de castration, etc... C’est là un point sur lequel il est extrêmement important de s’entendre, car son acceptation démolit complètement les reproches des critiques moralisants comme Baudoin et Pfister, et de bien d’autres. Non, l’expressionniste n’expose pas que ses « mesquines souffrances » (Pfister), ses «traumas individuels», ses « sentiments purement subjectifs ». Il exprime avec des symboles bien plus collectifs qu’on ne croit, des représentations inconscientes qui, retrouvées ou non par les associations du spectateur, sont analogues à celles de tout le monde, du raffiné au moujik cher à Tolstoï.

Il est aisé de voir que le véritable motif derrière ces reproches est que leurs auteurs n’admettent pas que les artistes expriment l’Inconscient trop directement dans leurs œuvres. Ils préfèrent l’art traditionnel où son expression est plus cachée par l’imitation de la nature et autres conventions esthétiques, ou par la soumission à la morale de l’époque. Ce n’est donc pas de ne pas s’exprimer clairement qu’on reproche aux modernes, mais au contraire d’exprimer trop clairement l’inconscient. Or ceci ne prouve pas du tout qu’ils soient plus névrosés que les artistes traditionnels, chez lesquels, nous le savons, les névroses ont été fréquentes, ni que leur art soit plus morbide que le leur, puisque, nous venons de le voir, il répond strictement à la définition de la création artistique. Il ressort en effet de cette définition que, si l’artiste est soumis à la nécessité d’être assez adapté à la réalité pour pouvoir au moins travailler, sa production est libre de toute contingence : ce fait constitue justement l’une de ses différences avec le savant et l’homme d’action, chez lesquels le développement de la pensée ne peut s’écarter sans danger du contrôle de la réalité. A mon avis, il ne s’agit pas comme critérium delà valeur d’une œuvre de grands ou de petits complexes (ils ont tous à peu près la même généralité), ni de communication de l’invention de l’artiste, mais de la richesse et de la profondeur des associations que celui-ci sait éveiller chez le spectateur tout en lui donnant le plaisir de la forme dans laquelle il s’exprime. Les œuvres de Shakespeare, Léonard, Michel-Ange, Rimbaud, Lautréamont sont des types de perfection selon le critérium esthétique que je propose. Un certain degré de vague, d’obscurité, si l’on veut, n’est pas sans utilité : c’est ce qui a fait le succès des Symbolistes et des Cubistes, mais les uns et les autres, pour des raisons différentes, n’allaient pas assez loin dans leur inconscient pour éveiller bien intensément celui du public. Le reproche que je ferais à S. Dali, comme à Breughel et à Bosch n’est pas d’exposer leurs « mesquines » préoccupations, mais de préciser tellement leurs phantasmes qu’il ne reste guère plus de place chez le spectateur pour d’autres associations que celles-là. Ce sont des Meissonniers de l’Inconscient. Max Ernst au contraire sait rester plus vague. Quand je disais tout à l’heure que l’art moderne exprime l’Inconscient, cette proposition est vraie des genres les plus divers ; pour nous limiter à la peinture, elle est vraie de la peinture «fauve » d’un Matisse et de l’expressionnisme ou surréalisme de Picasso, Chagall, Campendonck, Klee, Ernst, Dali, qu’il s’agisse des couleurs boueuses, de la surestimation des zones érotiques (seins, fesses), de la simple joie des déformations, de l’étalage des complexes ; vraie du cubisme et de la peinture abstraite qui sont, comme le mot d’esprit, un déni de la logique, de la compréhension intellectuelle, du primat de la soumission à l’objet et aux informations du sens de la vue. Il reste maintenant à nous demander si l’expression de toutes ces pulsions, génitales, anales, sadiques, etc... et l’interprétation du monde par l’Inconscient, système limité au principe du Plaisir, est légitime. A cela je répondrai sans hésitation : Oui. Je crois l’Inconscient, les pulsions et les affekts trop importants chez l homme pour être laissés au seul rêve. Le jeune organisme a d'abord consisté uniquement en un « Ça » (*) soumis au seul Principe du Plaisir ; puis le « Moi » s’est différencié par l'action du monde extérieur et du Principe de Réalité. Mais ceci ne veut pas dire que les deux instances ne puissent (ni ne doivent) collaborer car d’une part le « Moi » n’est pas suffisant pour opérer seul chez des organismes pourvus de pulsions et d’émotions qui ne relèvent pas de lui, mais du «Ça» et, d’autre part, si l’on peut par l’éducation réduire l’Inconscient et la réalité subjective qui se forme en lui par l’action du « Ça » infantile sur la réalité objective on ne peut pas les éliminer complètement. Cette vue inconsciente de la réalité ne doit donc pas être négligée, même chez l'adulte civilisé sous peine d'assèchement et d'appauvrissement. Il faut plutôt viser, comme le fait le traitement psychanalytique dans des cas individuels, à résoudre dialectiqueme la contradiction entre les deux systèmes pour une facile communication de l’un à l’autre, une facile prise de conscience de l'Inconscient. Il y a divers niveaux d’adaptation à la réalité, différents de nature quoique se rapportant à la même réalité, chacun valable dans ses propres limites et qu’on préférera suivant les circonstances, l'individu, le sujet traité, etc. Je crois qu’une saine adaptation sera facilitée si l’on admet l’application du principe du plaisir partout où l’application du principe de réalité n’est pas indispensable. L’art est un de ces cas, lui qui, définition proche du rêve et de la vie subjective, ne peut vivre que par delà le principe de réalité. Ce n’est pas à dire que l’art ne puisse servir la réalité (par exemple en se mettant au service d’une thèse ou d’une cause scientifique ou sociale) : mais il est alors quelque chose de plus que de l’art. Ceci, légitime dans des conditions données n’est pas obligatoire intrinsèquement.

Nous venons de voir qu’au point de vue intellectuel, les arguments contre l’art moderne ne sont pas justifiés, puisque ce dernier, avec son application évidente du Principe du Plaisir, est loin d’avoir outrepassé ses droits. La résistance de ses critiques est donc sur le terrain affectif ; et comme l’art moderne demande du public des efforts analogues à ceux que la psychanalyse lui a demandés, on peut croire que les résistances sont analogues et viennent de ses refoulements. En effet, le spectateur est en général un bourgeois et l’artiste offre à son admiration l’expression de pulsions et de représentations que cet homme bien élevé est justement fort occupé à refouler en lui-même. Il lui demande aussi de ne pas « chercher à comprendre », de tolérer une autre forme de pensée que sa pensée logique, et ceci non seulement l’affole en dérangeant l’ordre de son esprit, mais crée de plus une blessure narcissique, car, à cause de l’angoisse attachée aux pulsions, il préfère compulsivement cet intellect bafoué, auquel il s’est identifié tout entier. Enfin l’artiste, qui a libéré ses phantasmes dans son œuvre, lui demande surtout de se laisser aller à ses associations et de libérer les siens en la contemplant (forme peu dirigée, intermédiaire, de la catharsis : plus libre que dans l’œuvre classique, moins libre que dans le traitement psychanalytique). L'art moderne nécessite donc un profond changement d’attitude chez le spectateur, de qui l’artiste attend qu’il se rapproche de lui au point de se conduire en artiste. C’est, dira-t-on, presque contraire à son essence. Non, si l’on peut rendre la vie à son moi et la mobilité à sa libido en diminuant ses refoulements.
Nous pouvons obtenir cette diminution par la psychanalyse dans les cas individuels. Mais la société peut-elle en faire autant pour la masse ? Je le crois. En effet, ce n’est pas le « Moi », par définition neutre et pratique, uniquement tourné vers la réalité, qui est l’ennemi du « Ça » : c’est le « Surmoi » ou conscience morale, troisième instance de Freud, découverte aussi importante que celle de l’Inconscient. Or ce « Surmoi », qui n’a pas plus de rapports avec la réalité que le « Ça » (ce dont on ne veut pas assez se rendre compte), représente la morale, le plus souvent collective, installée par l’éducateur chez l’enfant en profitant du processus d'identification. Un changement dans la morale sociale peut donc influencer le caractère de l’individu. C’est ce que, par exemple, l'U.R.S.S. s’est efforcée de faire en remplaçant la morale sadique-anale, formation réactionnelle toute inconsciente, par ses racines, de la classe possédante, par une technique et des buts de vie plus conscients, inspirés par l’étude scientifique des rapports de l'individu et de la réalité, et n’aspirant plus à étouffer la libido. Malgré les malentendus actuels, je crois qu il y a entre le mouvement prolétarien, l’art moderne et la psychanalyse une vraie affinité, qui vient de ce qu’ils tentent tous trois de comprendre et de libérer l’individu authentique paralysé par la civilisation capitaliste.

J. FROIS-WITTMANN


(*) Freud, suivant Groddeck qui s’est inspiré de Nietzsche, appelle « das Es » (en français : le Ça) «ce qu’il y a d’impersonnel, de soumis aux nécessités naturelles « dans l individu. Ce qui est refoulé (l’Inconscient proprement dit) Vient plus tard se confondre avec le « Ça » dont il n’est alors qu’une partie.

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D'UN CERTAIN AUTOMATISME DU GOÛT

(à suivre)

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LES PLUS BELLES CARTES-POSTALES

" C'est tout de même pour ces gens qu'il y a des fraises dans les bois ! "
(André Breton : Les Vases Communicants)

Trésors de rien du tout, dont le goût était donné aux enfants par les chromos, les timbres, les images de chicorée, de catéchisme, de chocolat ou par celles, en séries, que l’on distribuait dans les Grands Magasins, les cartes postales plurent rapidement aux grandes personnes par leur naïveté et plus encore, hélas ! par l’espèce d'égalité par en bas qu’elles établissaient entre l’envoyeur et le destinataire. Parmi les milliards de cartes postales (l’Allemagne seule en fabriqua jusqu’à neuf millions par mois) qui circulèrent en Europe de 1891 à 1914, il en est peu qui soient belles, touchantes ou curieuses. Nous les avons recherchées avec acharnement. en essayant de réduire autant que possible la part énorme que le découragement pouvait faire à l’excès d’imbécillité, au plus bas comique, à l’horreur, en sublimisant les raisons d’un pessimisme profond, inévitable.

Les cartes-vue sont toutes pareilles. Elles tendent à unifier tous les souvenirs, à immortaliser toutes les villes, tous les villages, à composer une Patrie de toutes les petites patries, une Eglise de toutes les églises obscures qui attristent la moindre agglomération (la seule «vue» sympathique est celle, reproduite plus loin, de la patrie « à la semelle d’un soulier »).

Les cartes de 1er Avril sont grossières, laides, agressives, anonymes.

Les cartes de Joyeuses Pâques sont généralement pornographiques.

Il y a des cartes assez convenables, quoique d’un symbolisme facile, de Bonne Année. L’usage conventionnel des chiffres n’est pas toujours absolument mauvais. Dans un arbre, l’année écoulée, sous la forme d’une femme d’une élégance assez défraîchie, juchée sur une branche, regarde d’un œil tendre un nid où les quatre œufs qu’elle a pondus, numérotés 1.9.0.5., viennent d’éclore. Quatre ravissantes fillettes en sortent. Ou bien une nef s’engloutit dans la tempête pendant qu’une autre avance sur la mer calmée, etc... Mais enfin, la Bonne année reste une bonne plaisanterie. A quand les cartes de Mauvaise année, qui mêleront les siècles aux mois, les années aux semaines et les jours aux nuits au grand détriment du temps et au bénéfice des sensations ?

Commandées par les exploiteurs pour distraire les exploités, les cartes postales ne constituent pas un art populaire. Tout au plus la petite monnaie de l’art tout court et de la poésie. Mais cette petite monnaie donne parfois idée de l’or.

Les Fleurs.

Une avalanche de roses, de myosotis et de violettes, en soie, en velours, en peluche, en celluloïd, en dentelle, en métal, gaufrées, glacées, pailletées, dorées, nacrées, en relief, des poissons de myosotis, des tanks de violettes, des cœurs de roses. Quelquefois aussi des marguerites, des coquelicots, du muguet, des pensées. La fleur plaît. Mais une tradition détestable impose presque exclusivement la reine des fleurs, le cliché sentimental et la modestie. La fantaisie ne s’exerce pas sur les autres fleurs qui sont toujours reproduites photographiquement ou d’après de misérables aquarelles. Il semble redoutable aux conservateurs jaloux de la médiocrité populaire d’ouvrir ce jardin floribond, féerique où poussent l’anémone pulsatille, la campanule miroir de Vénus, la gueule-de-loup, la marguerite bleue, l’œillet-de-poète géant, la capucine coccinée, la capucine caméléon. les pieds-d’alouette, l’adonide goutte-de-sang, le perce-neige, la belle-de-jour bleue à la gorge blanche et rose, la belle-de-nuit, belle de rêve au parfum de fleur d’oranger, la calcéolaire tigrée, l’œuf-de-vanneau, le pas-du-fantôme, le zinnia double nain aux couleurs dégénérées, la centaurée candidissima, la giroflée quarantaine mammouth nuit-d’été, le désespoir-du-peintre, l’amarante queue-de-renard, le chèvrefeuille, le cinéraire maritime diamant, le pavot d’Islande, toutes les fleurs rares et, pour cacher les murs, l’aristoloche siphon — d’ouvrir ce jardin féerique où poussent toutes les fleurs qui baptisent des visions.

Les Femmes.

Femmes-enfants, femmes-fleurs, femmes- étoiles, femmes-flammes, flots de la mer, grandes vagues de l’amour et du rêve, chair des poètes, statues solaires, masques nocturnes, rosiers blancs dans la neige, servantes, dominatrices. chimères, vierges illuminées, courtisanes par faites, princesses de légende, passantes, elles construisent la force, les visages et la raison d’être de l'homme, béatifient sa faiblesse, font faillir la joie et croupir le chagrin.

Une fille altière coiffée d’un paon, un chat à tête de femme, une beauté noiraude à la porte d’un cimetière, une jeunesse nue renversée sur un rocking-chair, une autre au fond de la mer, assise sur une table dans une pose indécente, fume une cigarette et se verse un verre de vin, une autre vole sur les fleurs, une autre flirte avec un papillon, une autre parle comme dans un rêve, une autre enfile ses bas, celle-ci, toute verte, faisant, à coups de fouet, tourner un coeur comme une toupie, c’est l’Hiver, celle-ci, dans une pensée, symboise la Libellule, celle-ci s’épouvante d’un crabe qui monte vers son ventre, celle-ci compare ses seins à ceux d’une Vénus de marbre, celle-ci surgit de la fumée d’une cigarette, celle-ci, l’indomptable, est pourtant enchaînée, celle-ci balaie la rue, celle-ci lutte avec un singe.
Et plus idéalisées encore, toutes les femmes de Raphaël Kirchner, les sylphides nacrées, à la lèvre supérieure gonflée, aux yeux comme des arc-en-ciel, à la chevelure de liserons, à la taille de guêpe aux charmes naïfs et pervers.

Tout est prétexte à nous montrer la nudité féminine. L'Institut général Psychologique édite des cartes où la Science, très habillée, dévoile la Nature, où la Nature, délivrée de ses voiles, se dresse radieuse, véritable incarnation de la Beauté. Eve est dans la pomme. D'innombrables femmes nues, dans des postures invraisemblables, composent des visages et des animaux.

Pluss qu’aucune autre dans les temps modernes, cette époque fut favorable à la femme. Elle exalte la toilette, dans ses détails, dans ses grandes lignes : Ce que Femme veut — Huit jours plus tard, elle se présentait aux yeux de son mari, parée de la robe ravissante, lui faisant remarquer qu'un chapeau Louis XVI, orné de croisillons de velours noir et de roses compléterait à ravir sa toilette. Une autre, la Muse de Mucha : Profil pur de vierge. Regard profond et extatique. Chevelure abondante et décorative, originalement tourmentée. Corps souple aux lignes impeccables, moulé dans des étoffes soyeuses savamment drapées.

Elle habite le cerveau du poète du crayon.

La Ligue pour la protection des Oiseaux,choquée de voir la femme prendre des ailes, tenta de réagir et lança des chapeaux ornés d’oignons, de navets, de carottes, de crosnes auxquels personne ne crût et dont on se moqua dans la rue.

C’est le temps du tulle illusion, des dentelles noires et des plumes d'autruche, du jais, des cerises et des aigrettes.

Femmes de l’ancien monde, que de jolis noms pour vous : Stella, Palma, Obole, Œilleuse, Lily, Tsemad, Béryl, Nymphée, Daga, Epeire-Diadème, Somnia, Dianelle, Epave, Vénusia, Digitale, Lutécite, Hybrida, Virida, Pandore, Cosmopolita, Liane, Pistillarine.

L'Amour.

Forme abstraite du cœur, langage des cartes à jouer, des graffiti. De deux cœurs, la main d’une femme et la main d’un homme sortent et s’étreignent.
Elle ne pensait pas au lendemain, alors que Lui gravait sur le tronc d’un vieux chêne un cœur renfermant leurs initiales entrelacées.
Un cœur qui se marie à une pensée. Sous deux cœurs qui brûlaient, de l’inscription : Unis pour la vie, l’envoyeur avait rayé pour la vie, privant ainsi l’Autre de l’idée de la mort, de la dernière goutte de sang vif.

Je t’aime au printemps s’écrit avec la main, en été avec des baisers, en automne avec des feuilles mortes, en hiver en marchant dans la neige. Ma plume fait l'enchantement De l'amoureuse et de l'amant.

Le baiser mystérieux, le plus beau, le plus troublant des baisers.

Nous regrettons de ne pas avoir reproduit ici en fac-similé cette carte dépliante, obligation de deux cent cinquante baisers au porteur de la Société sentimentale des Amours, la première, la plus ancienne des Sociétés de l’Univers. Emprunt de 5.250.000.000 de Baisers, contracté avec la haute garantie du gouvernement de l'Empire de l'Amour, le plus ancien, le plus vaste pays du Monde, possédant des ressources intarissables. Vu et approuvé : le Secrétaire : Hembrasévoux, le Directeur : Comte de Sbienaimer, le Caissier : Parmilbécau. Chaque coupon étant d’un baiser à payer à la première rencontre. Chef-d'œuvre de puérilité et de gentillesse archaïque. Ou bien ce colis-postal de mille douceurs qui va droit au but, à travers l'espace.

Tous les langages sont bons à l’amour : langage des cartes à jouer, des bagues, des pierres précieuses, des couleurs, des rubans, Si vous voulez qu'au loin notre idylle se sauve Je le saurai par le ruban mauve des fleurs, des pantalons, des araignées, des timbres, des oiseaux, des cannes, des nœuds, des cachets, des chapeaux, Chacun dit : Le chapeau, c’est l’homme. Rien de plus véritable en somme Car il servira toujours De Thermomètre de l’Amour.

Maison de l'Orchidée. Langage nouveau pour faire comprendre à celui ou à celle que vous aimez les sentiments de votre cœur. Passage des fleurs.

Amour et travail. L'Amour au travail. Comment pouvez-vous parler ainsi, ô vous qui êtes mes frères parce que nous avons connu les mêmes femmes.

Et deux cartes dos-à-dos, antagonistes. L’une représente une femme sur un divan, alanguie : Elle veut la joie de tous les jeunes hommes qu’elle rencontre. L’autre, divisée en quatre, nous montre une femme qui s’asseoit sur son lit et qui s’ennuie : Je pense à toi — Et je ne puis dormir — Il me semble entendre tes pas dans l'escalier —• A quand cet heureux jour ?

Scories.

Peu d’oiseaux. Des colombes amoureuses, quelques moineaux ridicules, quelques cigognes grotesques. Mais un véritable orage d’hirondelles. Messagères de bonheur, elles apportent les lettres et des fers à cheval, des trèfles à quatre feuilles, du muguet, des champignons. Tout le monde sait dessiner une hirondelle, ancre bénéfique, arbalète, flèche.

Cartes mobiles et à combinaisons. Un enfant naît pendant un voyage en barque, des volets s’ouvrent et un couple qui s'embrasse apparaît, une femme pêche à la ligne un mari, une odalisque couchée surgit d’une blague à tabac, les vieilles qui entrent dans le Moulin de la Jeunesse en sortent jeunes et galamment déshabillées, une huître qui baîlle montre une jolie baigneuse, un enfant se réjouit de faire une pièce de vingt francs.

Les cartes gravées de Frédillo méritent une mention spéciale. Leur réalisme érotique est du meilleur goût (voir le Baiser nu et habillé, l’Amateur de statuettes, la Conversation).

Les cris du jour, clichés de la plus détestable éloquence, toujours figurés aussi littéralement que possible : As-tu vu Lambert? — Et ta sœur ? - Tiens ! voilà Mathieu. - En voulez-vous des z'homards ? - On dirait du veau. - As-tu vu la ferme ? - Eh ! allez donc, c'est pas mon père ! - Viens, poupoule. - T'en as un œil ! - Ta bouche, bébé. - Oh !! la Tiare. - T'en as un grain. - Merci por la langouste. - Ah ! la barbe. - L'a)é-ou-u ? - Non ! mais alors, c'est du flan ?

Les cartes postales répugnantes des Archives de Parasitologie.

Il pleut des vérités premières : sobre comme un chameau, malin comme un singe, gourmande comme une chatte, etc...

Il n'y a encore rien dans ce cœur qu'une paire de majestueuses moustaches.

Les cartes de luxe où le pli du pantalon est marqué par un trait d'or.

La carte postale a beaucoup utilisé, et le plus souvent de façon très heureuse, le collage, né d’ailleurs bien avant elle. Voir: la famille de centaures, la tête de petite fille dans une boîte à sardines, la Joconde, les fils télégraphiques, le baiser dans le monocle, Napoléon III, la course cycliste avec perspective renversée.

On ne doute plus de rien. Les cartes supportent des objets, de vrais objets: une boucle de ceinture, un mouchoir, une chaîne, un cigare, un éventail.

Cartes transparentes, délicieux revers de la médaille.

Les énigmes insolubles : l'Innocence persécutée, des deux n'est pas celui qu’on pense, Poissons prêts à manger toujours la sauterelle solitaire..., les Brodequins servent à faire du pied sous la table. Quant aux lacets... Chut ! Le calembour : Violoncelle qui résiste, réalisé coûte que coûte, s'élève à la dignité d’une grande image poétique.

L’analogie est recherchée avec fureur aussi bien dans la délimitation des îles que dans les frontières, dans les taches de murs, la forme et la couleur des fleurs que dans les objets familiers, les paysages ou les animaux.

La stéréotypie, qui flatte la loi d’arrêt de développement de la pensée, a toutes les chances de séduire, malgré l’ennui invincible qu’elle dégage. Voir: l’Ascension de la Grande Pyramide, l’Ecole des Infirmières, les Croque-Morts, la même femme à l’infini, des plantes en timbres, toutes leurs feuilles portant la tête d’un roi ou la Semeuse.

Hallucinations lilliputiennes de la femme : l’homme est un insecte, un oiseau qu’elle dresse, qu’elle blesse, qu’elle écrase.

Un paysage dans un poisson, un poisson dans une automobile, des violettes dans un soulier, une femme dans une bouteille, deux femmes dans un cheval...

et les «séries» innombrables, d’autant plus intéressantes qu’elles sont incomplètes.

*   *   *

Nous sommes souvent cet homme dans la rue, qui se baisse pour mieux voir les enfants, les insectes, les fleurs et les femmes, cet homme domestique du monde, cet homme qui se baisse pour mieux se redresser ensuite, en portant plus haut que lui tout ce qu’il dominait.

Paul ELUARD.

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ENQUÊTE

«... Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! »
(Comte de Lautréamont : Les Chants de Maldoror).

Pouvez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie?
Jusqu’à quel point cette rencontre vous a-t-elle donné, vous donne-t-elle l’impression du fortuit? du nécessaire?
André Breton, Paul Eluard.

Si l’accueil fait à cette enquête (cent quarante réponses pour environ trois cents questionnaires distribués) peut passer quantitativement pour très satisfaisant, il serait abusif de prétendre que tous ses objectifs ont été atteints et qu’en particulier le concept de rencontre en sort brillamment élucidé. Toutefois, la nature même des appréciations qui nous sont parvenues, l'insuffisance manifeste du plus grand nombre d’entre elles et le caractère plus ou moins réticent ou oscillatoire d’une bonne partie de celles qui ne sont pas purement et simplement « à côté » nous confirment dans le sentiment qu’il pouvait y avoir, en un tel point, prétexte à un sondage intéressant de la pensée contemporaine. Il n’est pas jusqu’au malaise résultant d’une lecture continue et quelque peu attentive des pages qui vont suivre— d’où se détachent pourtant plusieurs témoignages très valables et que parcourent de brefs traits de lumière — que nous ne tenions pour révélateur d’une inquiétude dont le sens est beaucoup plus large qu’il n’a été donné de l’admettre à la moyenne de nos correspondants. Cette inquiétude traduit, en effet, selon toutes probabilités, le trouble actuel, paroxystique, de la pensée logique amenée à s’expliquer sur le fait que l’ordre, la fin, etc., dans la nature ne se confondant pas objectivement avec ce qu’ils sont dans l’esprit de l’homme, il arrive cependant que la nécessité naturelle tombe d’accord avec la nécessité humaine d’une manière assez extraordinaire et agitante pour que les deux déterminations s'avèrent indiscernables. Le hasard ayant été défini comme « la rencontre d’une causalité externe et d’une finalité interne», il s’agit de savoir si une certaine espèce de « rencontre » — ici la rencontre capitale, c’est-à-dire par définition la rencontre subjectivée à l’extrême — peut être envisagée sous l’angle du hasard sans que cela entraîne immédiatement de pétition de principe. Tel était le plus captivant des pièges tendus à l’intérieur de notre questionnaire. Le moins qu’on puisse dire est qu’il a été rarement évité. Mais il y avait à peine malice de notre part à compter obtenir de chacun de ceux que nous sollicitions une réponse extrêmement complaisante par l'appel brusque, immotivé au souvenir qui lui tient le plus à cœur. Nous savions flatter par là un besoin éperdu de confidences et de réserves, dont la satisfaction ne pouvait manquer de l'entraîner, par bonne ou mauvaise humeur, à un bout de discussion philosophique. Notre première question tendait essentiellement à mobiliser sur le plan affectif un certain nombre d’esprits que notre seconde question devait être de nature à faire retomber sur le plan de l’objectivité totale et du plus grand désintéressement, d’où le laconisme très marqué des deux phrases. Si l’on veut, nous nous sommes proposé, par ce genre de formulation, d’étendre au mental le procédé de la douche écossaise. La réaction que nous en attendions est loin de nous avoir déçus : l’une des questions s’est en effet montrée capable, dans un certain nombre de cas, d’exclure l’autre, la sensibilité prenant le pas sur la rigueur ou le lui cédant, telle ou telle abstention présentant déjà une valeur caractéristique. Toujours est-il que le problème que nous soulevions, l’éveillant de sa vie abstraite au fond des livres, se trouvait ainsi passionné.

Sans préjudice d’un des écueils présents de toute enquête, à savoir que presque exclusivement y prennent part des écrivains professionnels et quelques artistes, ce qui est de nature à lui enlever tout intérêt statistique, dès qu’est en cause un sujet comme celui qui nous occupe, il faut reconnaître que le principe méthodologique de notre intervention impliquait certains risques. Très spécialement, la crainte où nous étions de paralyser bon nombre de nos interlocuteurs en cherchant à convenir avec eux de telle acception précise des mots «nécessaires et « fortuit » qui fut la nôtre (ce qui nous eût contraints de justifier et, par là même, de soutenir notre conception) ne pouvait manquer d’entretenir une certaine équivoque. Cette équivoque, peut-être l’avons-nous sous-estimée néanmoins puisque certains des signataires des réponses qu’on va lire ont cru pouvoir déduire la « nécessité » de la rencontre du caractère « capital » qui lui est prêté par hypothèse, alors que nous n’avions aucunement en vue cette nécessité toute pragmatique, dont la constatation repose d’ailleurs sur une Lapalissade de haut goût.

Nous nous étions propose de situer le débat sensiblement plus haut et, pour tout dire, au cœur même de cette hésitation qui s'empare de l’esprit lorsqu'il cherche à définir le « hasard ». Nous avions, au préalable, considéré l'évolution assez lente de ce concept jusqu’à nous, pour partir de l’idée antique qui voyait en lui une « cause accidentelle d’effets exceptionnels ou accessoires revêtant l’apparence de la finalité » (Aristote), passer par celle d'un « événement amené par la combinaison ou la rencontre de phénomènes qui appartiennent à des séries indépendantes dans l'ordre de la causalité » (Cournot), par celle d’un « événement rigoureusement déterminé, mais tel qu’une différence extrêmement petite dans ses causes aurait produit une différence considérable dans les faits » (Poincaré) et aboutir à celle des matérialistes modernes selon laquelle le hasard serait la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain (pour tenter hardiment d’interpréter et de concilier sur ce point Engels et Freud). C'est assez dire que notre question n’avait de sens qu’autant qu’on pouvait nous prêter l’intention de mettre l’accent sur le côté ultra-objectif (répondant seul à l’admission de la réalité du monde extérieur) que tend, historiquement, à prendre la définition du hasard.

Il s’agissait pour nous de savoir si une rencontre, choisie dans le souvenir entre toutes et dont, par suite, les circonstances prennent, à la lumière affective, un relief particulier, avait été, pour qui voudrait bien la relater, placée originellement sous le signe du spontané, de l’indéterminé, de l’imprévu, de l’imprévisible ou même de l’invraisemblable, et, si c’était le cas, de quelle manière s’était opérée par la suite la réduction de ces données. Nous comptions sur toutes observations, même distraites, même apparemment irrationnelles, qui eussent pu être faites sur le concours de circonstances qui a présidé à une telle rencontre pour faire ressortir que ce concours n’est nullement inextricable et mettre en évidence les liens de dépendance qui unissent les deux séries causales (naturelle et humaine), lien subtil, fugitif, inquiétant dans l’état actuel de la connaissance, mais qui, sur les pas les plus incertains de l’homme, font parfois surgir de vives lueurs.

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Ferdinand ALQUIÉ, Professeur de philosophie au Lycée de Carcassonne. (1) — Celle d’une femme, que j’aime.
(2) — Cette rencontre m’a donné et me donne l’impression du nécessaire (autrement dit, je ne puis me résoudre à la considérer comme une rencontre). Mais une telle impression est sujette à critique. Elle provient d’abord de ce que l’esprit tend à considérer toute chose comme nécessaire. En outre, la femme aimée régnant sur ma mémoire et ma conscience, mes souvenirs n’étant rappelés que dans la mesure où elle les appelle, les événements de ma vie n’étant par moi retenus que si elle s’y trouve mêlée, mon passé ne peut m’apparaître que comme annonçant la venue de cette femme, la vie présente me semble n’avoir d’autre sens que celui qu’elle lui donne. Mais je ne vois, en tout cela, qu’une exigence rationnelle a priori et un mécanisme passionnel. N’ayant aucune raison valable de croire à la nécessité de la rencontre de la femme aimée, je tiens cette rencontre pour une véritable rencontre, je la considère comme fortuite.

Dr Alfred APFEL
Lors d’un voyage d’étude en Russie, je m’intéressais surtout au problème de l’application des peines (condamnations), étant défenseur moi-même.
Je décidais d’aller voir une de ces colonies de criminels dont on parlait tant. Je choisis Bolschewo parce que là il n’y a que des prisonniers criminels. Mon auto avait perdu le chemin. Dans un grand village je m’informai du chemin de Bolschewo. En riant on m’expliqua que je me trouvais déjà dans la colonie. Je demandai à être conduit aux maisons des prisonniers.
A mon très grand ébahissement on me dit que tous les prisonniers y habitaient absolument libres et qu’aussi mes interlocuteurs étaient des prisonniers. Je constatai que deux mille hommes condamnés pour infraction contre les lois criminelles s’y gouvernaient eux-mêmes, que dans leur usine on fabriquait les meilleurs articles de sport de toute la Russie, qu’ils avaient des écoles, des cinémas à eux et que leur club de patineurs venait de remporter le premier prix de la Grande Russie, que le travail fourni par leur fabrique de textiles tenait le premier rang au plan quinquennal.
Un de mes guides était un assassin, l’autre un cambrioleur. La plupart des colonisés étaient mariés. Leurs femmes et leurs enfants vivaient avec eux. Une fois seulement un prisonnier s’était enfui, mais il était vite revenu de plein gré.
Je pensais aux prisons européennes, à la façon de la société européenne de repousser et de déclasser celui qui a fait un faux-pas. La première impression à Bolschewo a eu plus d’influence que beaucoup d’autres sur mon travail futur, car je m’y promettais de m’occuper encore plus qu’auparavant, de ceux qui, dans ce monde, étaient tombés sous la roue.

ARP Je ne suis pas fondu dans de l’airain mais par contre je suis composé de mille bourgeons, cloches, lèvres, cœurs, tubes, etc. Je n’ai pas eu une rencontre capitale mais de nombreuses rencontres capitales.
Ici, ces trois fronts détestent les corps et les considèrent comme une tare de la nature. Elles souhaitent qu’ils disparaissent au plus vite du plateau. Avec la plus grande joie, elles virent lors de l’incendie d’un quartier de la ville comme ce corps disparut rapidement. Leur rencontre capitale fut avec ce qui s’efface. Ici, ce calice rose est encore entièrement rempli de sentiments humains. Il aime les hymnes et eut sa rencontre capitale avec les hymnes de Scardanelli. Ici, ce membre sur lequel s’appuie pensivement cet autre membre, fit sa rencontre capitale dans un train lors d’un voyage nocturne, solitaire avec une formation humaine qui monta dans son compartiment totalement obscur et en descendit après un trajet de quelques heures sans avoir donné d’autre témoignage de lui-même que sa respiration régulière. Ce membre sur lequel s'appuie pensivement cet autre membre ne connaît de cette formation humaine ni sa couleur, ni son âme, ni son poids, ni son âge, ni son sexe, etc., mais justement à cause de cela elle semble belle et parfaite comme le néant. La formation humaine ne chercha, pas à convaincre ce membre sur lequel s'appuie pensivement cet autre membre qu'elle pouvait sauter sur un de ses pieds plus haut que la Tour Eiffel sur ses quatre pieds, qu'elle pratique victorieusement les trente-deux positions de l’amour, qu’elle mange chaque jour cent livres de diamants, qu'elle est mieux payée pour une ligne qu’Homère pour ses œuvres complètes, qu’elle peut pénétrer dans le trou de derrière en bas pour ressortir par le trou de devant en haut, etc. Ici, pour cette rosace d’une douzaine d’yeux aux regards clairs, la rencontre capitale fut la découverte des sites célèbres du monde, comme l'Himalaya, le Sahara, le Vésuve, le Niagara, qu'elle ne connut d’ailleurs qu’en photographie.
Ici, pour ce qui est suspendu entre ces bras et ces jambes avec des boucles blondes, la rencontre capitale se fit avec des pierres musicales.
Ces rencontres ne pouvaient pas ne pas avoir lieu ; elles dépendent de « la loi du hasard » comme des exemples extra-humains en vue de ma déshumanisation.

Jean AUDARD Ce n’est pas à la première question (qui, certes, m’engagerait bien davantage si je pensais — mais ce n'est pas le cas — que ma vie eût quelque intérêt aux yeux des hommes) que je veux répondre, mais seulement à la deuxième. Certes aucune de nos rencontres n'est absolument fortuite. Nous savons très bien que, si telle femme se trouve sur notre passage à six heures du soir dans un quartier éloigné de notre demeure comme de la sienne, c’est que nos affaires et les siennes nous y appelaient respectivement. Aussi bien, n’est-ce pas à ce déterminisme extérieur que vous faites allusion mais à une nécessité intérieure. Les rencontres capitales de notre vie (et, à mon sens, il ne s’agit pas seulement des rencontres capitales, du moins de celles qui sont «capitales » par leurs conséquences) sont-elles prédestinées par une volonté mystérieuse, une providence invisible dont il nous appartient de savoir si elle est située hors de nous ou en nous, mais en tous cas extérieure à notre volonté consciente ? Ou sont-elles simplement le résultat d’une particulièrement étrange adaptation des causes, donnant l'impression de la finalité ? Je pense — et ceci ne me paraît pas de nature à diminuer le dégoût que m’inspirent les notions de providence et de finalité — que le déterminisme de l’inconscient est l’artisan de plusieurs de nos rencontres, et notamment de celles qui, pour lui, sont les plus importantes. C’est un fait que la psychanalyse a mis en lumière, que nous sommes le plus souvent l’auteur inconscient de nos «hasards ». L’explication par la fatalité, à laquelle nous attribuons la plupart des situations que nous avons, au fond de nous-mêmes, désirées sans l’avouer, est une de ces explications conceptuelles par lesquelles le sur-moi propose à la pensée consciente l’illusion confortable de l’irresponsabilité. Il en est sans doute ainsi de beaucoup de nos rencontres, de celles que nous appelons «coïncidences », parce que nous les avons provoquées à notre insu. Mais il ne s’ensuit pas de là que Dieu existe, même borgne ; ici comme dans les romans policiers, le « mystère » n’est que l’expression de notre ignorance.

AUDIBERTI
I. — Je ne crois pas qu’il y ait de rencontres capitales. Je crois que tous les événements ont la même importance. II. — Dans quelle mesure ces événements, y, compris, s’il existe, l’événement prépondérant, donnent-ils l’impression du fortuit ou du nécessaire, voilà qui, comme question, m'enchante. Si nous considérons que le temps de notre vie s’écoule de notre naissance vers notre mort, tous les événements de cette vie paraissent, sinon absolument fortuits, du moins entachés de quelque hasard. A chaque instant, en effet, il y a des chances pour qu’un événement s’accomplisse. Il y en a aussi, il semble vraiment y en avoir aussi pour qu'il ne s’accomplisse point. Mais, si nous prenons la durée par l’autre bout, c’est-à-dire du point de vue que vous proposez, celui d’un homme qui regarde en arrière, tous les événements, rigoureusement engendrés par ce qui, allant de la mort vers la naissance, les précède, sont nécessaires, sont indispensables. Quand une vie est achevée, elle fait figure d’homogène bloc. Mais elle se déroula, de A jusqu'aux au-delà de Z, sous le signe du fortuit et, dans autre sens, sous celui de l’obligatoire. Je crois bien que la théologie juive est du même avis, qui laisse à l’homme son libre arbitre dans les liens étroits d’une implacable et préalable somme.
Les pères et les mères jouissent de la faculté de ne pas faire l’enfant. Mais, une fois fait, l'enfant enfante, sans appel, papa et maman.

Marcel AYMÉ
Je n’ai pas fait de rencontre capitale, et je crois que c est plutôt humiliant pour moi. En tout cas, cela me gêne pour répondre à la deuxième partie du questionnaire. Il me semble que les rencontres capitales ne sont jamais tout à fait fortuites : ce sont toujours les mêmes qui les font, probablement parce qu’ils ont les aptitudes particulières. A propos de ces rencontres, l’on pourrait me parler de nécessité organique ou spirituelle.

Henri BARANGER J’ai fait mille rencontres, insolites, odieuses, charmantes, bouleversantes... Il me faut avouer que je n’ai fait de rencontre capitale. Mais, cette conjonction, je ne vis guère que dans son attente. Quelque étoile fragile viendra, une nuit d’école buissonnière, éclabousser les barreaux de ma prison, coller ses lèvres au judas de la porte. Qui sera-t-elle ? Une femme, sans doute, dont la beauté troublante ne sera perceptible qu’à moi seul, un être qui me complétera si parfaitement qu’il ne sera pas trop vain (un peu tout de même) d’invoquer à son sujet l’âme sœur de la tradition kabbalistique et le mythe platonicien de l’androgyne. Des yeux plus noirs que la neige et la boucle d’un soulier d’aubépine se balancent, déjà, entre les maisons. Les « hasards » de la vie m’acheminent nécessairement vers une telle rencontre, par un processus dialectique dans lequel j’ai placé, dès longtemps, tous mes espoirs.

Jean BASTIA J’ai rencontré, un jour, un homme et une femme. J’étais très, très jeune. Cela remonte à quelque neuf mois avant ma naissance. Je ne les avais jamais tant vus. Ce fut la rencontre capitale de ma vie. Je n’en ai jamais plus fait d’aussi importante.

Louis BAUGUION C’est ma rencontre avec Pierre Reverdy qui a décidé de ma vocation poétique — qui en a décidé d’une manière si indiscutable que je n’hésite pas à dire, et ce sera toujours avec la même émotion que je récrirai, que c’est à Reverdy que je dois d’être poète. Et quand je dis Reverdy, il s’agit à la fois de l’œuvre, de l’écrivain et de l’homme.

A quel point cette rencontre devait être pour moi décisive, je ne saurais trop l’affirmer. A trente ans, je tombe malade. Dans le même moment, je fais connaissance avec cette souffrance particulièrement térébrante de l’amour blessé. A quelque temps de là, le besoin d’écrire se met à me tourmenter avec quelque violence. J’écris alors des poèmes qui ne me libèrent pas et me laissent plus qu’insatisfait. C’est alors que, brusquement, je rencontre Reverdy, qui se prend d’amitié pour moi. La lecture de l’œuvre poétique, des essais esthétiques et surtout la conversation de cet homme étonnant et singulièrement lucide sont pour moi un apport essentiel. Tout s’éclaire. Et, du coup, j’invente, je recrée pour mon usage la poésie. Je me découvre. Ainsi, il a fallu ce concours extraordinaire de circonstances, dont la dernière prend une importance capitale : 1° la maladie ; 2° la souffrance ; 3° et surtout l’amitié de Reverdy, pour faire de moi un poète. Qu’à ce moment-là cette rencontre me soit apparue autrement que sous les traits d un merveilleux hasard, le nier serait manquer à la vérité. Il me semble bien avoir parlé dans une lettre à Reverdy, de « l’aventure merveilleuse qui m’arrivait ». Mais, à y réfléchir, comme ce Hasard prend, avec une netteté grandissante, le visage solide de la Nécessité. Et, plus j’y songe, combien il m'apparait que rien, dans les événements importants de ma vie, n’a été le fait du pur hasard ; que, s’il ne me paraissait prétentieux de le dire, j’étais marqué pour la maladie, pour la souffrance, pour la poésie ; que j’étais né pour cette rencontre. Je ne puis plus imaginer une autre route. Il m’est impossible de me figurer passant à côté de cette chance miraculeuse, miraculeuse si l’on veut, mais précisément « déterminée » par son côté miracle, nécessaire parce qu’unique.
Rien n’est fortuit, du fait qu’il est. Rien n’est gratuit, du fait qu’il est « agi » ou « pensé ». Le merveilleux est aussi « nécessaire » que le rationnel, que l’habituel.

Jules BERRY Je suis un fataliste. Aussi n’existe-t-il pas de rencontre capitale dans ma vie. Pourtant si. L’an passé, j’ai rencontré la maladie. Je n’avais jamais été malade auparavant, et j’ai failli mourir. Je puis dire que cette maladie est la véritable rencontre capitale de ma vie.

Professeur Marc-Levi BIANCHINI, Directeur de l’ “ Archivio Generale di Neurologia Psichiatria e Psichoanalisi ”. Il s’agit d’une rencontre intellectuelle, celle de la Psychoanalyse. Je lus les premières notices sur la Psychoanalyse en 1909, dans les « Annales des recherches psychoanalytiques et psychologiques » fondées alors par Freud et Bl mler, je l’étudiai à propos de l’hystérie, lorsque je fis ma thèse d'agrégation en 1913 à l’Université Royale de Naples (L’hystérie depuis les anciennes jus qu’aux nouvelles doctrines, Drucker, Padoue, 1913), je traduisis, le premier, certaines monographies de Freud et de Rank sur la psychoanalyse, le rêve, le mythe de la naissance des héros, et je m’attirai les critiques les plus acharnées des Dieux de l’Olympe scientifique psychiatrique et neurologique d’Italie, dès lors, jusqu’aujourd’hui. Ma carrière professionnelle en fut affreusement dédommagée, mais je continuai ma route. Aujourd’hui, la Psychoanalyse domine la pensée psychologique mondiale et la médecine des, neuroses humaines. Elle m’a ouvert les mystères de la conduite humaine, et m’a donné le moyen de sauver des malades que n’importe quelle autre médecine n'aurait jamais pu ni connaitre, ni traiter, ni moins encore guérir. Elle m’a donné une nouvelle sûreté de moi-même : elle m’a permis de m’analyser sans pitié, par moi-même, de me connaître au fond de moi-m'm ; mais, en même temps, de maîtriser les hommes, les psychoneurotiques, les psychopathes même, d’une façon que je n’aurais jamais soupçonnée auparavant. Je dois à la psychoanalyse le peu de force sociale, scientifique, mais surtout morale et de conduite (behavioristique) que je possède ; et j’ai le légitime orgueil de pouvoir affirmer, que j’ai guéri au moyen de la psychoanalyse maintes psychoneuroses d’une gravité extrême, et qui jamais, sans la psychoanalyse, n’auraient pu être connues, traitées et guéries. J’ai beaucoup vécu : dans le centre de l’Afrique inconnue, au commencement de ce siècle, parmi les tribus des Balubas et Batétélas, au Congo-Belge, j’ai connu les luttes les plus acharnées, et les haines les plus inouïes des hommes contre les hommes ; j’ai fait ma bonne guerre pour ma grande Patrie, comme volontaire de guerre sur le Carso ensanglanté, et vécu maints mois dans la tranchée avec mes poilus, tout en étant médecin : j’ai eu encore des expériences personnelles affreuses, dans ma vie : mais nulle rencontre n’a été si foncièrement décisive pour ma vie intellectuelle et pour ma force morale, que la psychoanalyse. Voilà ce que je puis dire.

Princesse BIBESCO Mon père.

André BILLY Il n’y a pas eu pour moi de rencontre plus importante, dans ma vie, que celle de mon père et de ma mère avant ma naissance. Auprès d’elle, toutes les autres rencontres dont j’ai été favorisé personnellement sont d’un intérêt presque nul. Ainsi que ma propre existence, cette rencontre ne peut évidemment que me donner l’impression du nécessaire.

BINET-VALMER 1° - Ma rencontre avec François de Curel, il y a trente-quatre ans. Le premier de mes livres devait paraître au « Mercure de France ». J’écrivais le Gamin tendre que publia la Revue de Paris. J'allais à l’aventure, j’ai trouvé mon maître. Pendant cinq années, il jeta mes manuscrits au feu. Il me disait : « Si vous n’écrivez pas pour que votre œuvre vous survive, choisissez un autre métier. A cette époque, il avait horreur des gloires officielles. Il était dur, sévère, hautain dans sa pensée. Je crois être, tout au moins par mes désirs et mes mépris, l’héritier de sa jeunesse, de la grande époque de sa vie. Je dois tout à cet homme-là et à son caractère.
2° — Si je n’avais pas été à cette école, je ne serais pas devenu celui que je suis, et comme il était écrit que je serais moi, il était écrit que je trouverais sur ma route celui que je nomme encore le Patron.

Jean-Richard BLOCH Il n’y a qu’une rencontre capitale, dans la vie, c’est la rencontre avec nous-même. Événement plus rare qu’on ne suppose. La plupart des gens meurent sans qu’il leur soit arrivé. Mais l’homme est extraverti, de nature. Il a besoin d’un passage à travers autrui pour arriver à soi-même. Autrui n’a d’importance réelle et fondamentale pour nous que dans la mesure où il sait nous mettre sur la route de nous-même. L’amitié, l’amour. Cette rencontre incroyable m’est échue à diverses reprises. J’avais dix ans, la première fois. Elle a décidé de tout. Je ne comprends pas très bien la façon dont vous posez votre seconde question. Tout est sous la loi du hasard. Mais il y a les natures qui savent se saisir du hasard et celles qui ne le savent pas. L’impression dominante que la vie donne à tout esprit qui ne se repaît pas de fades complaisances pour soi-même est celle d’une chasse où l’individu est le chasseur, et le hasard, le gibier.

GUS BOFA
J’ai rencontré un tas de choses dans ma vie, dont une balle en Woèvre, qui était probablement nécessaire dans le plan des échanges internationaux, mais fortuite pour moi. Je n’ai rien rencontré de capital. La seule rencontre de ce genre que j’attende — patiemment d’ailleurs — est celle de la Grande Machine Finale, qui ne me paraît pas nécessaire du tout, mais qui est une tradition, donc respectable, sympathique.

Sylvain BONMARIAGE J’ai connu à peu près tous ceux qui ont fait l’honneur de l’époque 1910-1930 par le rayonnement de leur esprit, la grâce souple de leur corps, l’expressive beauté de leur visage. Ces relations d’amour, d’affection, de respect et de haine sont nées et se sont perpétuées par le souvenir, la correspondance, des visites, dans tous les pays qu’il me fut possible de parcourir d’Europe, d’Afrique et d’Asie. J’ai consacré à faire les portraits des êtres de dilection qui furent l’objet de mes sentiments amicaux ou passionnés trois années de travail et quatre volumes de « Mémoires ». Ce travail fini... j’ai prescrit les attestations des ministres et des hommes politiques que j’ai servis, brûlé les reçus des écrivains qui m’ont tapé et les épistoles des critiques auxquels j’ai refusé de l’argent. J’ai porté chez le bouquiniste tous les exemplaires qui m'étaient personnels de mes livres. J’ai laissé ranger dans un meuble puant le camphre à souhait mes habits et mes smockings. Après quoi je m’en fus chez M. Anatole de Monzie pour lui demander de me faire obtenir un peu de pain — et le reste — en vendant à l’Etat huit heures par jour de ma liberté puisque, non contents de m’avoir infligé une vie que je n’avais demandée à personne, l’homme, la civilisation, etc., m’obligent encore à la gagner. M. de Monzie m’a promis tout ce que je désirais et n’a rien tenu, nécessairement. Alors, nu comme l’Apollon Sau- rochtone, je me suis trouvé fortuitement les pieds dans l’onde d’un tub, debout devant une armoire à glace. Je me suis découvert, je me suis intéressé à moi-même, je me suis estimé supérieur à toutes celles et à tous ceux que je fréquentai naguères, et je persiste dans cette opinion. La rencontre capitale de ma vie a donc été celle de M. Anatole de Monzie dont la carence à mon égard m’offrit le loisir de faire ma propre connaissance. Fortuite ou nécessaire ? Nécessaire, fatale même, car, en somme, il est dans le destin de tout homme de se rencontrer soi-même, de s’admirer, soit en s’offrant à des caresses anonymes et fardées devant les glaces d’un lupanar, soit, s’il ne va pas au b***, ce que je lui souhaite, le matin, dans la salle de bains lorsqu’il se fait la barbe.

SAINT-GEORGES de BOUHÉLIER Le jour où j’ai rencontré celle qui allait devenir la compagne de ma vie (fortunée ou malchanceuse, selon les temps !) j’ai évidemment rempli, en cet ordre d’idée, mon destin. Je vous dis les choses, sans chercher à les peindre avec art, la vérité, dans une matière si divine, se suffisant à elle-même. Quant à ce qu’il pouvait y avoir de fortuit ou de nécessaire dans cet événement, je ne puis que le sentir sans le préciser. L’homme vit aux confins du surnaturel et, dans l’existence de chacun de nous, la part de vrai est plus grande qu’on le croit. Notre destinée siège au fond de notre constitution, soit que celle-ci en abrite les jouis sances soit qu’elle les gouverne ou même les fabrique. Il ne me semble pas qu’il y ait sur cette terre aucune chose qui ne soit nécessaire. Mais la raison qui commande cette loi, je l’ignore.

Jacques BOULENGER Quel intérêt peut bien avoir « l’impression » qu’on a sur la nécessité ou le fortuit des choses ? En pareille matière, ce ne sont pas les « impressions », mais les opinions qui comptent ; et celles qu’on fonde uniquement sur sa sensibilité n’ont aucune valeur. Quant à la « rencontre » que j’ai faite et qui a été capitale pour moi, comment la connaîtrais-je ? Dans cet ordre de choses, ce qui est capital est inconscient. Si vous voulez bien me payer une belle petite psychanalyse (cela m’amuserait beaucoup), je pourrai sans doute vous dire, lorsqu’elle sera achevée, quelle a été la « rencontre capitale de ma vie ».

Joe BOUSQUET
Celle d’un homme dont j’ai causé la mort. Au printemps 1917, j’occupais avec des soldats du 156 e R. I. une partie du «Chemin des-Dames » avoisinant la ferme Froidmont ; un méli-mélo d’ornières et de bouleversements que nulle défense accessoire, fils de fer ou chevaux de frise, ne séparait plus des Allemands, aussi mal lotis que nous-mêmes. Une angoisse égale faisait éviter aux guetteurs des deux camps toute manifestation hostile, la moindre prise de contact devant dégénérer en boucherie entre ces hommes sans appui et perdus sur un terrain vague que l’œil même ne réussissait pas à partager. Le 2 juin 1917, à la tombée de la nuit, malgré les protestations indignées de mes camarades, j’ai saisi un fusil et j’ai tiré à deux reprises sur des Allemands dont on voyait la tête, à une dizaine de mètres à distance, se hausser curieusement au-dessus du sol. j’avais dû tuer le second ; car le bruit de sa chute fut suivi aussitôt d’une bruit de signifiée par un poing brandi de l'autre côté de la levée de terre. Démonstration qui ne me dissuada pas de me rendre l'instant d’après, à une convocation de mon capitaine qui m’attendait dans sa sape.
A peine avais-je mis le pied sur la marche de cet abri qu’un fort ébranlement de l'air accompagne d’innombrables éclatements et de cris d’épouvante me précipita de nouveau vers ma section qui se battait, les Allemands ayant sauté dans mes positions comme je venais de les quitter. Je tombai dans une bagarre qui se termina par un désastre pour les miens.
Honteux de ce que j’avais occasionné, je m’occupai aussitôt de panser mon ami, le sergent Canet, qui avait été blessé d’une balle à la colonne vertébrale. La nuit tombait comme il gémissait sans discontinuer, je le lui fis remarquer en ajoutant que j’allais donner des ordres sitôt que l’obscurité serait complète pour qu’on le porte à l’arrière. Il s’est soulevé sur ses mains pour regarder le soir qui n’en finissait pas de se couvrir et comme je me penchais sur lui, m’a crié dans la figure : « En terre, tu me porteras ; en terre. » Il devait mourir le lendemain à l’ambulance.
Un an après, le 27 mai 1918, à deux portées de fusil de cet endroit-là et à l’heure même où Canet avait été frappé, j’ai eu à exécuter un ordre stupide équivalant à un arrêt de mort. Comme je venais de regarder, moi aussi, dans le ciel rouge, si la nuit n’allait pas m’apporter vite un faible espoir de salut, j’ai été atteint d’une blessure identique à la sienne, — ces deux fractures constituant les seuls exemples de traumatismes pareils que me représente mon expérience assez riche de mobilisé.
J’ai vécu avec une paraplégie compliquée de phénomène nerveux, dits pittiatiques, qui m’ont suggéré parfois que ma blessure impliquait celle du disparu, que mon mal avait des racines accessoires dans l’image horrible du sien. Dans mes songes, d’ailleurs, ma blessure n’est plus qu’un poids pour mon esprit, la tare d’un homme physiquement intact retranché de la communauté par son horreur de se connaître tel qu’il est. Or, un homme que j’allais connaître, qui allait devenir mon meilleur ami et le témoin de la transformation fatale qui devait se produire en moi, Claude Estève, est né dans un village de l’Aude qui s’appelle Canet.
Je n’ai pas à m’appesantir sur les conséquences morales de cette coïncidence qui a retourné ma vie. Ce n’est pas une rencontre au sens strict du mot, mais la phase apparente et extérieure à elle-même d’une rencontre qui s’était produite dans l’ombre et dont l’idée n’apparaît que dérobée derrière ses conséquences, une dette de reconnaissance du souvenir. Je veux dire que ce n’est pas en un point exact qu’elle est l’unité du fortuit et du nécessaire et l’occasion pour un esprit de prendre une conscience déterminante de soi-même ; mais que, connue seulement en dehors de son idée, dans les lotissements du fait, elle se donne comme une forme erratique de cette idée à la recherche d’un esprit pour la penser, — un aérolithe de la vie morale. Rapportée à celui que je suis, elle me caractérise comme n’ayant pas ma vérité en moi-même : un homme qui n’est pas toute sa nécessité, qui n’en est que le théâtre. Autrement dit, elle qualifie un esprit qui élaborer ce qui lui est le plus essentiel ; Précisément, à la faveur de nouvelles rencontres où il relèvera son firmament intellectuel selon les mêmes lois qui, de l’aventure ci-dessus n’ont tiré qu’à la longue les affirmations suivantes : Tuer, c’est se tuer. Posséder une femme, c’est s’engendrer en elle, la sodomiser c’est se prostituer en elle à celui que l'on est...
Quand l'unité du fortuit et du nécessaire se maintient en dehors de l’opération instantanée d’un esprit il s'engendre une espèce monstrueuse de l’idée, une sorte d'idée "veuve" dont il faut qu’un homme soit la proie. Entretenue au sein du temps qui en porte en lui la dislocation, cette unité nie provisoirement la pensée qui crée ce temps. Cependant, elle suppose un esprit qui, conçu comme totalité consciente de son contenu expérimental, aurait le sentiment de sa propre existence dans l’idée d’une matière une et parfaitement inanalysable avec les seules ressources d’une pensée rationnelle ; l'union de l’être et du connaître prolongeant jusqu’aux limites du donné psychique l'indivisibilité et — paradoxalement — la transcendance de l'idée. Ainsi peut-on entrevoir entre la dialectique et la tradition ésotérique un contact furtif et qui s’exprimerait, en attendant mieux, par la parole suivante : « l’Homme est le maître de l’Idée qui l’enveloppe dans son sein. » NOTE. — Au moment où cette page allait paraître, l'ami que j’y désigne est mort en quelques minutes, d’une crise cardiaque. Il n’avait jamais éprouvé de troubles de cette nature. Mais ma dernière lettre, reçue peu de jours avant sa mort, les lui avait décrits. Car j’avais été alarmé pour mon propre compte par ces symptômes qui me faisaient appréhender pour moi la mort même qui allait être la sienne. Et sa dernière lettre à lui ? Elle m’indiquait le sens que nous devions donner à cette publication : elle finissait sur la phrase suivante, la dernière qui me soit venue de lui : Est-ce que ta réponse a paru dans Minotaure ? » Cet ami , c’était Claude Estève. Il avait changé tous les signes du mauvais sort et donné un sens à mon activité d’homme. Son souvenir m’interdit de rien ajouter.

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