MÉLUSINE

titre de la revue La Révolution Surréaliste
titre de la revue La Révolution Surréaliste

Minotaure n° 1, juin 1933

SOMMAIRE
Pierre Reverdy L'art du ruisseau
Paul Eluard Un visage dans l'herbe
Maurice Raynal Coups de feu chez moi
André Breton A propos de la réédition des Contes bizarres d'Achim d'Arnim
E. Tériade Peintures
René Crevel L'enfance de l'Art
Marcel Jean Chronogrammes
André Masson Les présages, ballet
Max Raphaël Fronton de Corfou
André Breton Picasso dans son élément
x Crucifixions
Pablo Picasso Une Anatomie
Pierre Reverdy Note éternelle du Présent
Maurice Raynal Variété du corps humain
E. Tériade Valeur plastique du mouvement
Max Raphaël Notes sur le Baroque
Maurice Heine Dramaturgie de Sade
D. A. F. de Sade Sujet de "Zélonide"
André Masson Massacres
Paul Eluard Le Miroir de Baudelaire
Salvador Dali Interprétation paranoïaque-critique de l'image obsédante "L'Angélus" de Millet
Dr. Lacan Le problème du style et les formes paranoïaques de l'expérience
Kurt Weill Les Sept Péchés capitaux
Henri Matisse Suite de dessins préparatoires pour "l'Après-midi d'un faune" de Stéphane Mallarmé
Michel Leiris Danses funéraires Dogon

P.2

L'Art du ruisseau

Je préfère avertir tout de suite que je ne sais pas du tout ce qui constituera le tissu organique de l’article qui va peut-être suivre. Je ne sais pas si les idées qui pourraient de point en point y surgir sous la seule responsabilité du hasard pourront servir ou desservir. Simplement, j’affirme qu’en inscrivant les premiers mots et dès le titre je prétendais prononcer le plus grand éloge du cinéma. Je relève, parmi les décombres informes et déjà presque froids de ma mémoire, quelques gravats particuliers à mon adolescence, le concernant. Après avoir succombé, comme tout le monde, à l’émotion des premières projections — crié de peur à l’entrée d’un rapide, miraculeusement inoffensif, dans la salle — j’ai nourri pour lui une détestation robuste. Pour sa part, il a contribué à me pousser dehors, je veux dire à me faire haïr davantage la ville où je l’ai vu naître et qu’il contribuait à rendre plus haïssable en été — à la quitter. Le cinéma, je l’ai vu naître et dans des circonstances qui m’aident à le comprendre, autrement peut-être qu’on ne s’y attendrait. Je suppose un instant que, quand on pose la question du cinéma considéré en tant qu’art, il s’agit de décider si sa raison d’être, sa nécessité correspondent à un appétit esthétique profond, formulé, nettement défini ou obscur, sinon exclusif du moins primordial. Et l’on sait bien que non. Quelle que soit la lèpre qu’il a gagnée en Europe, et particulièrement en France, au contact des arts périmés, séniles et caducs et qui peut, à certains esprits mal prévenus, le montrer sous un faux jour, il n’a rien qui puisse l’assimiler à un art et rien qu’à perdre à être considéré comme tel. Le cinéma, je l’ai vu naître dans le ruisseau — devant la foule débandée dans le soir torride, irrespirable, l’écran insinué entre les feuillages durs des platanes, comme un piège à papillons nocturnes — mais bientôt répugnant comme un papier à mouches qui captait sous le rayon lumineux fascinant les buveurs de demis et les mangeurs de glaces. Mais, entre le piège et les buveurs, il y avait, dans le ruisseau et débordant un peu sur le trottoir la populace — hurlante, dans le délire de la joie, de la chaleur et de sa propre odeur affolantes, dans les délices de la gratuité. Le cinéma a vécu de rien dans son enfance ; ce n’est pas un enfant gâté, mais un fils du peuple — il était fait pour lui qui l’a immédiatement adopté et en a fait, par sa faveur frénétique, le plus monstrueux des parvenus. C’est le peuple qui en avait besoin — que l’adhésion de toutes les classes, aujourd’hui et d’ailleurs très vite acquise, ne trompe pas sur la justesse de ce que j’avance. Aucun souci d’art ne fut à sa source ni aux lèvres qui aussitôt avidement s’y abreuvèrent. Il s’agissait d’un besoin tout autre — d’un moyen plus gros, moins subtil, plus direct, moins lent, plus sûr que l’art — il s’agissait d’atteindre, de remuer, de satisfaire, de soulever des masses énormes, avec rapidité et violence — des masses que la lumière diffuse de l’art, trop dissociée par l’intervention inéluctable de l’individualité trop nuancée, ne parviendra jamais à pénétrer ni à éclairer, par conséquent à toucher directement ni servir ni conquérir. Le cinéma a illuminé le cœur de la foule jusqu’à le brûler. C’est fini, notre époque sera celle du cinéma, notre civilisation celle du cinéma — malgré les révolutions, malgré les guerres et toutes les inventions non moins stupéfiantes que lui. Car une seule chose, parmi tant d’autres, mauvaises ou indifférentes, a apporté la joie, la distraction, l’émotion, la passion et l’oubli au cœur universel, le cinéma. Nous sommes bien loin de toutes les complications et finesses aristocratiques et diplomatiques dont l’art ne saurait, sans déchoir et périr, se passer ; il s’agit de tout autre chose -— des jeux. Le cinéma ce n’est, ni plus ni moins, — et là s’explique sa foudroyante et ahurissante réussite -— que les jeux du cirque de notre époque. Du pain et des jeux ! crie toujours le monde, et il le criera peut-être toujours. De plus en plus, sans doute, avec cette variante : un peu moins de pain que de viande et beaucoup plus de cinéma.

P. R.

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UN VISAGE DANS L'HERBE

ill. Un visage dans l'herbe. (Musée ethnographique de Bâle).

Après l’insecte-feuille, l’homme-feuille. Un visage éclôt dans un nid de verdure. Le végétal séduit la pluie. L’eau, dans un trou, se livre au premier venu.

P. E.

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COUPS DE FEU CHEZ MOI

En publiant quelques-uns de ses charmants souvenirs, Max Jacob note, dans les Nouvelles littéraires, ce goût du revolver sans quoi ne sauraient aller ni s’en aller les années de la première jeunesse. Et à ce propos il fait allusion à une amusante tuerie qui se perpétra chez moi vers 1905 et à laquelle prirent part Alfred Jarry, l’assassin, le sculpteur Manolo et Max Jacob lui-même à titre de victimes. Il y avait ce soir-là, dans mon petit pavillon de la rue de Rennes, quelques amis dont Apollinaire, Maurice Cremnitz, Picasso, André Salmon, Manolo, Max Jacob, Alfred Jarry, plus trois jeunes filles, enceintes, je crois, toutes les trois. Le dîner avait été assez mouvementé. Un ami chasseur m’avait envoyé de superbes canards sauvages qui constituaient les pièces de résistance du dîner. Quand ils furent posés sur la table, Jarry proposa ses services. « Je sais fort bien découper ces oiseaux », dit-il, puis il empoigna ces volailles à pleines mains et les déchira en morceaux. Max Jacob se souvient aimablement que l’on buvait abondamment chez moi. Le fait est que, cette fois, tout le monde devint assez rapidement ivre, tout le monde sauf Manolo qui buvait peu et qui ce soir-là, promenait une morgue cafardeuse qui fut certainement à l’origine du drame. Jarry, dès la fin du dîner et celle d’une feuillette d’excellent beaujolais que pour plus de commodité j’avais installée dans la salle à manger. Jarry, dis-je, manifesta une évidente animosité envers ce Manolo dont le calme l’énervait. « Je n’aime pas ce sculpteur Manolo, répétait-il à intervalles réguliers, pas plus que sa sculpture », qu’il n avait jamais vue, d’ailleurs. « Que Manolo s’en aille ! » répétait-il un instant plus tard. Puis soudain haussant le ton, il me prit à part et s’écria : « Si votre Manolo ne s’en va pas, je le tue ». — « Ce serait dommage, il est très gentil..., etc. » Je répondais cela pour le calmer, quand tout à coup le drame se précisa. Un revolver est toujours un objet net, scintillant et qui possède la propreté des objets dont on ne se sert guère qu’une fois. Jarry, suivant son habitude, devait bouleverser encore ici une opinion honnêtement admise. Tout à coup, en effet, il sortit de sa poche un affreux petit revolver bull-dog rouillé, sans éclat, sale comme un vieux porte-monnaie et qui, pensai-je, ne serait heureusement pas fichu de marcher, l’imbécile, quand, subitement, il le brandit en l’air et tira deux coups de feu sur Manolo. Je dois dire que personne ne prêta attention à l’incident. Même aucune dame ne s’évanouit, ou si l’une d’elles se livra à cette manifestation ce ne fut pas à cause du crime. Je crois même que je fus le seul à me précipiter vers Manolo qui s’était échappé dans l’escalier pour se réfu gier dans la cave, tandis que Jarry triomphant se levait en criant : «Je t’avais bien dit que je le tuerais » et considérait d’un air satis fait un homme étendu immobile à terre, et qui n’était autre, heureusement, que Max Jacob faisant un petit somme sur le tapis. Par un excellent hasard, Manolo n’avait pas été touché. Mais il avait eu peur. Il exhala contre Jarry la noble haine d’un pur classique, devant une manifestation romantique. Il prononça même à cette occasion une parole historique : « La folie est souvent l’excuse de la connerie » Et la soirée se termina je ne sais plus au juste comment. Cette histoire un peu bêtement bohème n’a d’autre excuse que la qualité des acteurs qui en tinrent les rôles et notre extrême jeunesse. Tout cela est loin et si près de nous. Les uns sont morts, d’autres n’en valent guère mieux. On passait son temps à le perdre, pour beaucoup ce fut la meilleure façon de le gagner. Mais nul n’y songeait, il n’y avait ni peinture, ni art, ni littérature. Ce soir-là, chez moi, il y avait surtout deux ou trois hommes de génie.

M. R.

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A PROPOS DE LA RÉÉDITION DES CONTES BIZARRES D'ACHIM D'ARNIM (1)

Tout me garde d’user de persuasion pour faire partager au lecteur l’enthousiasme qui s’empare de moi à la découverte des toujours plus originales et inégalables beautés que recèlent les trois nouvelles assez arbitrairement réunies par Gautier (1856) sous le titre superficiel de Contes bizarres. La production poétique, de Baudelaire à nos jours, est d’ailleurs de nature à avoir préparé un public, qui ne peut que grandir, à l’intelligence et à la réalisation affective de ces textes. Je ne commettrai pas l’imprudence, non plus, de me jeter à la poursuite de l’un quelconque des héros d’Amim, dans un dédale de pérégrinations dont un certain nombre de critiques littéraux, bien qu’ayant très vite abandonné la partie, me paraissent être revenus assez mal en point. L’homme, chez Arnim, en dépit de ses effacements signalés, si nous l’interrogeons dans sa vie, est qualifié pour nous donner plus d’éclaircissements sur sa pensée profonde que le conteur. La faculté de transposition, quelque exceptionnelles qu’en soient ici les limites, ne doit pas nous dérober ce qui a précisément donné matière à cette transposition même. C’est là, c’est à son origine même que doit porter l’essentiel de notre investigation. Considérant une œuvre d’une richesse d’invention et de signification extrême comme celle d’Amim, il importe de se demander de quoi cette œuvre est le reflet, de chercher à savoir si, à bien l’examiner, elle ne peut être tenue pour le produit d’un concours de circonstances, objectives et subjectives, éminemment favorable. A cette question je répondrai que ce qui confère à l’œuvre d’Arnim son intensité particulière, et aussi paraît susceptible de lui faire accorder d’un instant à l’autre une valeur d’échange toute nouvelle, est qu’elle constitue en quelque sorte, de par ses déterminations, le lieu géométrique de plusieurs conflits de l’espèce la plus grave et dont nous sommes obligés de constater l’envenimement jusqu’à nous. Il faut sans doute remonter jusqu’à cette œuvre pour voir s’affronter dans des conditions idéales certains des grands modes de penser et d’agir qui se disputent plus violemment que jamais le comportement des hommes. Cette œuvre est unique en ce sens qu’en elle à la fois se consume et s’avive, sous toutes les faces qu’elle puisse revêtir au cours d’une vie, la bataille spirituelle la plus exaltante qui se livre encore et qui se soit livrée.

A. B.

(1) Achim d’Arnim : Contes bizarres, illustrations par Valentine Hugo, introduction par André Breton (Ed. des Cahiers libres).

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PEINTURES

Les quatre reproductions de peintures qui animent la page ci-contre, réunies au hasard d’une exposition récente à laquelle devaient primitivement prendre part Miro et Dali, représentent des œuvres de Masson, de Borès, de Beaudin et de Roux. Dans l’ordre du mouvement plastique contemporain, ces peintres pourront être considérés comme les véritables héritiers d’une génération d’artistes qui fit de la peinture à Paris un art constamment créateur. En posant de nouveau le problème pictural sur des bases jeunes, ces quelques peintres, chacun selon son besoin et son mode d'expression particuliers, donnent à l’art de peindre qui n’est pas si vieux que l’on croit, une chance de durer en créant, et de se renouveler en retrouvant les mêmes sources.

E. T.

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L’ENFANCE DE L'ART

Fixer des traits, c’est jeter un filet d’images sur ce qu’on ne veut pas laisser fuir, c’est emprisonner un être, une chose dans un contour, donc les réduire en esclavage, les condamner à la décadence. Pour maîtriser il faut connaître, et connaître c’est d’abord décrire, éclairer, d’une lumière qui va les limiter, ces forces dont l’aveuglement multiple eût écartelé, étouffé le descripteur, s’il n’eût mis, entre lui et le décrit, la description avec ses grillages d’écriture, ses barreaux de couleur. Voilà qui protège mais isole de ce dont, justement, on avait cru s’approcher.

*   *   *

Le premier dessin de l’homme, ce fut, sur la paroi de sa caverne, une silhouette d’animal. Le silex autoritaire, dont il la grava, affirmait d’une pointe véritablement sismographique la volonté — issue de la nécessité — de métamorphoser un sujet d’angoisse en objet d’usage.

*   *   *

Que de farouches bêtes des bois aient dégénéré en grasses bêtes de maison, quartier ne sera cependant point fait aux espèces indomptées. Parce qu’ils étaient trop nus les flancs de ce giron de pierre, les murs de ces chambres où le désir du retour dans le sein maternel ramène les moins sédentaires pour les repas et le sommeil, tel lion a dû accepter de se laisser fondre dans un bronze dérisoire et du haut d’une cheminée’ bien française où le voici posé, il n’a d’autre ressource que de regarder une famille couper la poire en deux, en quatre, en six, en huit. Dans le vestibule un ours en bois sculpté est condamné à arrondir les bras pour servir de porte parapluie. Et c’est, à nouveau encore, le lion, cette fois devenu presse-papier, soit à domicile, soit sur telle place de la capitale, place Denfert-Rochereau, pour que ne s’envole point Montparnasse, quartier léger.

*   *   *

Que de représentations par trop familières, que de magies bonasses d’aspect, sournoises au fond, pour abâtardir les porteurs de belles grandes gueules ! La seule chose qui ne se ménage point dans les ménageries, cest la morphine. Dame ! il ne faut point que fantaisie prenne aux fauves de rugir qu’eux et les bourgeois — tout couenne et tout lard — venus les narguer n’ont point gardé les cochons ensemble. Si la nostalgie de quelque sauvagerie vous mène au Jardin d’Acclimatation, entrez au zoo des jeunes animaux et vous verrez de quelle sinistre manière vos complices en humanité traitent les enfants de quadrupèdes. Deux lionceaux ont pour nourrice une chienne de style sous-préfète. Des grappes d’oursons s’agitent vainement à la porte de la nursery qu’on leur a fermée au nez. Des cobayes mieux logés sortent d’un chalet montagnard. Des petits d’hommes tendent le biberon à des petits de porcs. La bonne plaisanterie, ma foi, que cette parodie ! On était venu pour admirer le libre jeu de l’instinct et on a le spectacle d’une pépinière de bureaucrates. ,

*   *   *

Utiliser un mouvement, c’est le capter. La violence est source d’énergie. Elle seule peut l’être. Le xx e siècle, cet électricien, a mis dans sa poche le torrent chanté par le xix e . Le poète ne s’en plaint aucunement, puisque des geysers jaillissent à chacun de ses pas. Une cascade de perdue, dix de retrouvées. A d’autres de les mettre en bouteilles. L’imagination est grande sourcière. Aussi, le mépris où elle est tenue accuse-t-il la mauvaise économie d’un monde, d’un temps.

*   *   *

L individu ne demande qu’à croire son fait particulier la possibilité générale (mais n’exagérons pas) d’action de l’espèce humaine sur l’univers, tandis que ladite espèce méconnaît, comme un seul homme, l’action de l’univers sur elle. D’où anthropocentrisme, égocentrisme et culte niais du subjectif. Chacun se juge seul sujet mouvant dans un milieu figé d’objets. Ainsi au monde extérieur est préféré le monde intérieur. Or le second est reflet du premier et, à chose morte, reflet mort. Écran des images trop habituelles. Tout devient opaque. L’éducation donnée aux sens leur interdit de collaborer. Il n’y a rien que cette division du travail perceptif ne parvienne à réduire en poussière. Cette obscurité, cet obscurantisme permettent de déifier le mur mitoyen et la cloison étanche, sa femelle. Des cadastres aussi traditionnels qu’extravagants s’opposent à toute marche. Pour jalonner sa route, l’homme n’a conçu d’autre mesure que la sienne. La Grèce, parcimonieuse jusque dans ses mythes, inventa Narcisse et le précipita dans une fontaine pétrifiante. Le moraliste à cœur de pierre, le Commandeur des temps modernes ne résiste pas non plus à la tentation de changer en minéral le très animal Juif errant de l’amour, Don Juan. Et cependant, la virginité, d’une lèpre de lichens et de mousses pourrit les plus fières statues. Ce serait à désespérer si l’Age d’or ne nous avait montré, entre autres choses, de quelles lèvres le désir peut ressusciter un pied de marbre.

*   *   *

En même temps que le film surréaliste, les objets surréalistes ont ranimé, concrètement, sans métaphore, les cadavres de choses. Objets à fonctionnement svmbolique. Après les miroirs pétrifiants et les miroirs déformants, ils sont les miroirs métamorphosants. Les éléments divers et assemblés pour des rapports vitaux qui les composent, sans souci plastique, par des traits libérés, par des lignes rendues" au mouvement, inscrivent dans l’espace l’écho de ce désir qui, seul, sait donner son épaisseur irradiée, irradiante au temps.

R. C.

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CHRONOGRAMMES

De mille manières, l’homme s’est depuis longtemps ingénié à rendre sensible, sur deux ou trois dimensions, cette autre mesure de l’espace, la durée. Par le dessin, par la couleur, par divers artifices picturaux, il a pu représenter sur une surface l’apparence d’un volume ; de même il a cherché à donner, à des sur faces ou à des volumes immobiles, l’apparence du mouvement. Au début du siècle, ces recherches prirent une nouvelle amplitude chez les peintres dits « orphistes » et surtout chez les futuristes italiens, la photographie instantanée n’ayant fait que poser plus nettement le problème, en ne fournissant le plus souvent qu’une simple reproduction fragmentaire, figée, des objets au cours de leur mouvement. Au delà des théories, et des simulacres construits pour les illustrer, au delà des interprétations tendancieuses de la mémoire, voici des images réalisées par la chronophotographie (série d’instantanés, pris sur la même plaque, d’un sujet en mouvement), procédé qu’imagina, il y a plus de trente ans, Marey, pour l’étude de la locomotion. Voici qu’apparaissent, hors des ouvrages spéciaux de physique qui se les étaient jusqu’ici réservés, les visages du Temps : images aussi peu préméditées que possible, mais parfaitement précises, concrètes, réelles, reproduisant minutieusement les moindres inflexions d’un corps animé, à la fois analyses et synthèses. Le puéril idéalisme futuriste ne connut jamais cette éclatante poésie. Un homme court, un monsieur passe dans la rue, une dame descend un escalier, — je pense à ces tableaux de Marcel Duchamp, qui vont bien au delà de cette même poésie, mais nous donnent cependant, de la durée, une image semblable, - tous ces gestes banaux, marcher, courir, sauter, voici leur portrait durable, leur projection dans le temps, en bas-reliefs de vapeurs ou en fleurs étincelantes.

M. J.

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LES PRÉSAGES

IL était dans la destinée du peintre André Masson de tenter un jour cette difficile expérience : obtenir dans le ballet l’unité expressive du mouvement entre le décor et les costumes d’une part, et, d’une autre, les éléments essentiellement dynamiques de la danse et de la musique.
Pour l’artiste c’était réaliser la transposition scénique de ses propres préoccupations picturales.
André Masson vient d’atteindre magnifiquement cet objectif. Son ballet, Les Présages, avec la chorégraphie de Massine et sur la musique de Tchaïkowsky (Cinquième Symphonie), constitue une date. Nous reproduisons ici l’esquisse de Masson pour le costume du principal personnage : le Sort, ainsi que son projet pour l’unique décor de ce ballet.
Voici, d’autre part, ce que le peintre a bien voulu nous confier sur son travail.

E. T.

Ce ballet est la réalisation d’une vision au moyen de la Musique, de la Danse et de la Peinture.
L’intérêt qu’il peut présenter : la fusion, l’absence de frontières entre des arts que l'on prétend différents (par exemple le décor participe à l’action par sa présence même, il n’est pas comme autrefois « un fond » devant lequel s'agitent des danseurs).
Cependant les moyens employés pour la réalisation de cette œuvre ont été les plus simples : ni machinerie, ni accessoires, ni matières surprenantes, mais on a beau coup pensé au mouvement et à la couleur.
Le thème : la lutte de l'Homme et du Destin; le conflit entre les passions humaines et les forces invisibles. Mais que les matérialistes se rassurent; les circonstances qui ont déterminé la création de ce ballet ont voulu qu’il soit avant tout une fête pour les yeux.
Je dois ajouter que ma collaboration avec Léonide Massine fut parfaite en tous points, et que fe ne voyais aucun chorégraphe avec qui cette réalisation fût possible.

A. M.

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À PROPOS DU FRONTON DE CORFOU

Pendant quelques décades situées autour du commencernent du xix e siècle, l’art grec avait perdu presque toute influence sur la production artistique et la vie culturelle de l’Européen. Lorsque cet art fut découvert à nouveau par ceux dont les yeux avaient appris à regarder les œuvres des peuples primitifs, ce fut une nouvelle époque de cet art qui sut retenir l’attention de tous : ces débuts décriés comme barbares nous furent conservés dans les sculptures trouvées dans les couches d'éboulements consécutives à l’invasion des Perses, dans les métopes de Sélinonte, dans le fronton de Corfou. Le monde d’Eschyle dont la résurrection fut annoncée avec clairvoyance par Nietzsche fut assimilé par l’Européen cultivé et créateur. L’archéologie fut de ce fait forcée d’abandonner de vieilles thèses. Contre la supposition primitive d’un art grec parfaitement original ou légèrement influencé par l’Egypte, s’impose de plus en plus l’idée que ses sources doivent être recherchées dans le proche Orient. L’archéologue Valentin Müller pour la sculpture (1) et l’archéologue Karl Weickert pour l’architecture (2) donnèrent des indications plus amples. Le fait que le chemin n’a pas seulement directement conduit en Grèce, mais aussi en Sicile, et le rôle joué dans ce dernier cas par l’île de Corfou, je l’examinerai de plus près dans un prochain numéro de Minotaure à l’aide des métopes de Sélinonte. C’est probablement pour la première fois dans la longue chaîne des Renaissances de l'Antiquité que cette plus ancienne époque de l'art grec exerce une influence effective. Son rôle est évidemment le même que d'autres époques ont joué : concrétiser sensiblement des époques spirituelles, aider à les représenter plastiquement. Comme jadis, cette renaissance sera une bequille, un signe de taiblesse pour celui qui s'en sert. Elle se révèle aujourd'hui en ceci qu'on néglige le trait essentiel de l'esprit grec : la méthode dialectique que Héraclite, Platon et Aristote ont si magnifiquement développée. Elle se révèle aussi en cela que presque tous ceux qui ont pris l'initiative de cette plus récente renaissance de l'antiquité se sont dirigés en la dépassant vers la tradition chrétienne du moyen âge et par conséquent vers une réaction parfaitement évidente. C'est une ironie de l'histoire qui n'a pas besoin de surenchères que précisément en ce moment de débâcle le bolchevisme russe semble se lancer dans la même aventure, agissant dans la méconnaissance totale du fait que les renaissances de l'antiquité au cours de l'histoire chrétienne étaient rattachées au développement de la bourgeoisie: à son origine dans le féodalisme et à sa rechute dans la réaction.

M. R.

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PICASSO DANS SON ÉLÉMENT

Dans les illustrations qui accompagnent cette étude, l'on peut voir la palette de Picasso, les divers aspects de son atelier à Paris, son atelier de sculpteur à Boisgeloup et ses sculptures récentes

Le papillon commun pour toujours immobilisé près d'une feuille sèche au dos de cette page, je me suis demandé tout un après-midi d’où venait qu'il conférât à la si petite toile que le matin même j’avais eue sous les yeux cette importance spéciale — les objets vers lesquels je m’étais tourné ensuite, objets que pourtant j’aime entre tous, m’en étaient apparus tout nouvellement illuminés — je me suis demandé ce qui faisait que de sa parfaite incorporation au tableau dépendît tout à coup cette émotion unique, qui, lorsqu’elle s’empare de nous, témoigne sans erreur possible que nous venons d’être l’objet d’une révélation. L’œuvre de Picasso a beau être par excellence, à notre époque, pour ceux qui savent voir, un des lieux où une telle révélation court une chance ininterrompue de se produire, il sied, pour ne rien perdre devant cette œuvre du sentiment de sa nécessité, de son harmonie et de sa force, de se plaire un instant à la contemplation de telles taches miroitantes et chantantes, par lesquelles la radieuse rivière nous signifie qu’elle s’est proposé un obstacle et qu’elle vient de le franchir.

Le merveilleux, l’irrésitible courant ! A tous ceux qui ne veulent prêter à Picasso que le désir d’étonner, qui persistent, les uns pour lui en savoir gré, les autres pour lui en tenir rigueur, à ne considérer de l’extérieur que ses audaces, je ne manquerai pas d’opposer cet argument susceptible de faire valoir comme aucun autre la mesure admirable d’une pensée qui n’a jamais obéi qu’à sa propre,qu’à son extrême tension : c’est en 1933 pour la première fois qu’un papillon naturel a pu s’inscrire dans le champ d’un tableau, et qu'aussi il a pu le faire sans qu’aussitôt tout ce qui l’environne tombât en poussière, sans que les représentations bouleversantes que sa présence à cet endroit peut entraîner fissent en rien échec au système de représentations humaines dans lequel il est compris. C’est par là qu’une fois de plus ce système, qui n’est que le système de Picasso, se découvre génial. L’assimilation totale d’un organisme animal réel par un mode de figuration dont ce sera la gloire d’avoir brisé avec tous les modes conventionnels pourrait être, me semble-t-il, à elle seule, de nature à imposer silence à ses détracteurs, à confondre tous ceux qui continuent, ingénument ou non, à le mettre en demeure de faire ses preuves. La preuve, encore une fois, est faite. Les limites assignées à l’expression se trouvent, encore une fois, dépassées. Un sang fin, magnétique, se dépense généreusement d’un bord à l’autre de la ravissante cuve blanche, à peine plus grande qu’une main. Tout ce qu’il y a de subtil au monde, tout ce que à quoi la connaissance n’accède que lourdement par degrés : le passage de l’inanimé à l’animé, de la vie objective à la vie subjective, les trois semblants de règnes, trouve ici sa plus surprenante résolution, parvient à sa plus mystérieuse, à sa plus sensible unité. De ce point jusqu’alors jamais atteint, qu’il soit permis de considérer avec quelque hauteur les tardifs enfantillages du prétendu « réalisme » artistique, dupe aveuglément des aspects, et pour qui la chimie universelle s’arrête, sans qu’il ait rien à y voir, au moment où l’on procède pour l’usage des peintres au remplissage des pots de couleurs. Pèle - mêle s’écoulant et manifestement traités sans plus d’égards que les autres ustensiles de travail avec lesquels ils voisinent sur une autre image, sans plus d’égards non plus que le parquet on ne peut moins soumis à l’obligation d’être net et de briller, ces pots sont là d’une manière toute pratique à la discrétion d’un homme pour qui le problème a cessé d’être la reproduction inconditionnelle de l’image colorée — le peintre à l’école du perroquet — mais est devenu la reconstitution du monde à partir de l’idée que la forme demande à être posée comme neutre et indéterminée, comme libre par le trait et qu’intervient seulement au delà la possibilité de l’individualiser à l’extrême par l’introduction d’une substance indifférente en elle-même qui est la couleur. Cette couleur, même si une telle vue d’un coin de son intérieur n’était pour le donner objectivement à penser, il est bien évident que Picasso n’en a pas le préjugé, lui qui confiait naguère à E. Tériade : « Combien de fois au moment de mettre du bleu j’ai constaté que j’en manquais ! Alors j’ai pris du rouge et je l’ai mis à la place du bleu » (*). C’est qu’en effet le bleu et le rouge, aux yeux de qui se préoccupe essentiellement de


(*) E. Tériade. — En causant avec Picasso. Quelques pensées et réflexions du peintre et de l’homme. (L’Intransigeant, 15 juin 1932);

pénétrer pour l’explorer dans la sphère de la matière concrète, ne peuvent être conçus l’un et l’autre que comme états particuliers, presque négligeables dans leur particularité, de ce principe individualisant, concrétisant qu’est la couleur, unité de la lumière et de l’obscurité obtenue par l’intermédiaire de la transparence. La couleur, prise en général, c’est-à-dire abstraction faite de sa gamme de différenciation, par la limitation réciproque de la lumière et de l’obscurité qu’elle traduit, dispose avant tout du pouvoir de combler de réalité le vide laissé par la forme, de faire heurter visuellement l’objet physique, de garantir en tous points son existence. Et que cet objet soit d’abord, voilà qui est autrement important que de savoir s’il impressionnera plutôt à la façon du ciel ou à la façon du sang. On se souvient du verre à vin de Bohême dont Goethe avait recouvert intérieurement le bord, à moitié avec du papier blanc, à moitié avec du papier noir, de sorte que le verre paraissait ainsi bleu et jaune. Il ne me semble pas y avoir de domaine où un plus grand relativisme soit de mise, d’autant que toute analyse d’une substance colorante conduit indistinctement au métal et que la répartition des couleurs ne fait, d’un métal à l’autre, que le jeu de certaines différences de densité. C’est pourquoi l’on ne peut que plaindre ceux qui, prétendant aimer ou comprendre la peinture de Picasso, trouvent aride l’époque beige et grise qui s’étend, dans son œuvre, de 1909 à 1913. Pour cerner véritablement cette existence concrète, extérieure des choses, il est en effet passionnant de penser qu’un homme, durant plusieurs années, s’est privé du concours des puissances enchanteresses et dangereuses qui dorment dans le métal, alors que ces puissances, les dix années précédentes, s’étaient montrées idéalement empressées à le servir. C’est ainsi pourtant qu’un jour Picasso a condamné en lui les grandes orgues et, dans le dessein de capter à la source la plus secrète son murmure, s’est porté à la rencontre de toute la forêt. Chères grisailles où tout finit et recommence, pareilles à ces toits que le peintre voit de sa fenêtre, inclinés sous la grande voile du ciel de Paris aux nuages changeants. La même fumée légère, selon l’heure à peine un peu plus claire, un peu plus sombre que ce ciel, évoque seule la vie humaine par étages et par cases, les femmes secouant leurs cheveux devant la glace, les murs fleuris de papier, — la vie âpre et charmante. L’instinct plastique, porté ici individuellement au terme suprême de son développement, puise dans le refus, dans la négation de tout ce qui pourrait le distraire de son sens propre, le moyen de se réfléchir sur lui-même. Line volonté de conscience totale qui, pour la première fois peut-être, s’est mise de la partie, oriente l’effort, éclaire la laborieuse démarche qui, du plus bas au plus haut échelon de l’espèce animale, tend à assurer à l’être vivant la jouissance d’un gîte, d’une arme, d'un piège ou d’un miroir. C’est, avec Picasso, la somme de tous ces besoins, de toutes ces expériences de désintégration qui va être faite avec une lucidité implacable ; c est, en un seul et même être doué et épris de compréhension pour tous, c'est par impossible l’araignée qui va, plus qu’au moucheron, être attentive au dessin et à la substance du polygone de sa toile, l’oiseau migrateur qui en plein vol va tourner la tête vers ce qu’il quitte, l’oiseau encore qui va tenter de se retrouver dans le labyrinthe de son propre chant. En ce point où la création artistique, dont le but est d’affirmer l’hostilité qui peut animer le désir de l’être à l’égard du monde externe, aboutit en fait à rendre adéquat à ce désir l’objet extérieur et, par là, à concilier à l’être, dans une certaine mesure, ce monde même, il était par-dessus tout souhaitable qu’un appareil de précision fût installé, qui se bornât à enregistrer, hors de toute considération objective d’agrément ou de désagrément final, le mouvement dialectique de l’esprit. L’œuvre ainsi réalisée doit, en tout état de cause, ne l'oublions pas, être considérée comme produit d’une faculté excrétion particulière et ce n’est que secondairement qu’il peut s’agir de savoir si cette œuvre est apte à contribuer, par son aspect immédiat, au bonheur des hommes. Le critérium du goût se montrerait, d’ailleurs, d’un secours dérisoire s’il fallait l’appliquer à la production de Picasso, dont les tableaux ont merveilleusement plu et déplu. Autre ment appréciable, parce que seule vraiment suggestive du pouvoir accordé à l’homme d’agir sur le monde pour le conformer à soi-même (et par là pleinement révolutionnaire) m’apparaît, dans cette production, la tentation ininterrompue de confronter tout ce qui existe à tout ce qui peut exister, de faire surgir du jamais vu tout ce qui peut exhorter le déjà vu à se faire moins étourdiment voir. Les rapports spatiaux les plus élémentaires sont saisis, par quiconque est familier de l’appartement de Picasso et l’accompagne à nouveau de pièce en pièce, avec une acuité, une avidité dont je ne connais pas d'autre exemple. Que sur une cheminée l’empilement de boîtes de cigarettes désaffectées présentant dans un tournoiement irrégulier leurs étiquettes rouges et blanches fortuitement vienne par sa hauteur à faire pendant — un pendant qui 'désolerait à tout jamais l’esprit d’arrangement et de luxe bourgeois — à une figure de plâtre flanquée de je ne sais quel absurde vase bariolé, et c’est tout à coup tout le mystère de la construction humaine et à travers elle de la construction animale qui est en jeu. L’empilement de boîtes pour monter prend l’importance d’un problème résolu on ne sait où dans la nuit des âges : la statue n’est plus que la solution d’un problème actuel, à son tour plus ou moins complexe. Que ces figures, ces objets de fer tout en armature épaulent ailleurs des bouteilles de vernis ou d’essence, et c’est leur volume impalpable qui s’accuse auprès du leur, auprès du palpable, et c’est la vie même qui devient, qui est de leur totale transparence, c’est le philtre de vie même qui, d’une tige de métal à l’autre, les distend. Il est clair, toutefois, qu’ils doivent avant tout nous parvenir comme signaux, que ce serait de leur part nous abuser qu’isolément nous retenir et par là nous faire perdre de vue tout ce qui importe, à savoir l’interminable gestation qui, à travers eux, se poursuit. Cette gestation ne trouve, en effet, dans la personne et dans la vie de Picasso, qu’une suite de moments optima pour se rendre sensible et l’on ne peut oublier qu’elle a commencé, qu’elle est appelée à continuer en dehors d’elles. Il en ira ainsi tant que la connaissance n’aura pas réussi à embrasser dans son ensemble la nécessité naturelle, telle qu’elle échappe encore aux lois humaines tout en faisant ressortir les caractéristiques d’étroitesse, de hâte et de faillibilité qui leur sont propres. Et s’il est avéré que la grande énigme, la cause permanente de conflit de l’homme avec le monde réside dans l’impossibilité de tout justifier par le logique, comment pourra-t-on demander compte à l’artiste, au savant, des voies que choisit pour se satisfaire l’impérieux besoin humain de former contre les choses extérieures d’autres choses extérieures, dans lesquelles toute la résistance de l’être intérieur soit à la fois abdiquée et incluse ? Picasso n’est, à mes yeux, si grand que parce qu’il s’est trouvé ainsi constamment en état de défense à l’égard de ces choses extérieures, y compris de celles qu’il avait tirées de lui-même, qu’il ne les a jamais tenues, entre lui-même et le monde, que pour des moments de l’intercession. Le périssable et l’éphémère, à rebours de tout ce qui fait généralement l’objet de la délectation et de la vanité artistiques, par lui ont même été recherchées pour eux-mêmes. Les vingt années qui ont passé sur eux ont déjà fait jaunir ces bouts de journaux dont l’encre toute fraîche ne contribuait pas peu à l’insolence des magnifiques « papiers collés » de 1913. La lumière a fané, l’humidité, par places, très sournoisement soulevé les grandes découpures bleues et roses. C’est bien, ainsi. Les guitares stupéfiantes faites de mauvaises planches, véritables ponts de fortune jetés au jour le jour sur le chant, n’ont pas résisté à la course éperdue du chanteur. Mais tout se passe comme si Picasso avait compté avec cet appauvrissement, cet affaiblissement, ce démembrement mêmes. Comme si dans cette lutte inégale, dans cette lutte dont l’issue n’est pas douteuse que soutiennent quand même contre les éléments les créations de la main de l’homme, il avait voulu par avance se plier, se concilier ce qu’il y a de précieux parce que d’ultra-réel, dans le processus de leur dépérissement. Ainsi le lucane cerf-volant qui par les soirées orageuses de juin vole face au soleil couchant dans les forêts de chênes, en dépit de sa merveilleuse armure de prince noir, après une période d’éclosion qui dure quatre ou cinq ans n’est fait pour jouir que durant un mois de l’existence à l’air libre, à ce même air libre que le corbeau piteux de son cri déchirera cent ans. S’il y a place dans la nature pour deux êtres qui présentent cette analogie de couleur, cette opposition de structure et cette différence paradoxale de longévité, il me semble que la création artistique doit s’en ressentir, que l’artiste, dont le premier souci doit être de réaliser une œuvre vivante, ne peut faire moins, avant de l’entreprendre, que soupeser alternativement une plume de l’oiseau et un élytre de l’insecte. C’est pourquoi j’aime tant qu’alors que certains tableaux de Picasso prennent place avec solennité dans tous les musées du monde, la part soit faite par lui on ne peut plus généreusement de tout ce qui ne doit jamais devenir objet d’admiration de commande, ou de spéculation autre qu’intellectuelle. En cela encore, la conception qu’il s’est faite de son œuvre peut passer pour absolument dialectique. Le moment est venu de le souligner, à l’occasion de la réunion et de la présentation dans le premier numéro de cette revue d’une importante partie de sa production récente extra-picturale. La plante naturelle bien en vue, un figuier par exemple, sert ici, non seulement de support mais encore de justification à une sculpture en fer dont l’esprit de l’observateur ne la sépare plus. Cette sculpture est assujettie au devenir de ce figuier. Et cela est si vrai qu’on peut constater devant une autre image qu’elle a déserté le voisinage du figuier mort, dont les racines saillent de la terre, s’arc-boutent et se mêlent inextricablement dans une convulsion suprême, qui n’est plus que la grimace de l’étreinte. La lignification totale de la tige, gainée à son extrémité d’une corne de bœuf, la disparition des feuilles compensée, par contraste, par l’imperceptible frémissement d’un petit plumeau rouge, sont exploitées on ne peut plus contradictoirement avec tout ce qu’a pu faire naître le sentiment de la vie réelle de l’arbuste. Mais cette idée même de support, de soutien, avec toute la valeur encore une fois justificative qui s’y attache, cette idée en se réfléchissant sur elle-même exige encore sa réciprocité : si la sculpture prend appui sur la plante, il n’est pas interdit non plus que des objets aussi hétéroclites qu’on voudra reposent sur elle (aussi bien est-il d’un intérêt douteux de se demander si le lierre a été fait pour le mur ou le mur pour le lierre) et ces objets, en eux-mêmes, ne seront jamais trop humbles, jamais trop futiles — toque de vizir de pacotille, petits « Micky » ou ouistitis des fêtes foraines, joujoux de clinquant — pour attenter à la dignité de ce personnage en fonte, qui ne sait apparemment trop quoi faire de son pied, — au demeurant simple forme métallique de cordonnier. A qui se croirait encore autorisé à mettre en doute la démarche toujours dialectique de cette pensée, je pense qu’il me suffira de rappeler comment, lors de son exposition de juin dernier aux galeries Georges Petit, Picasso avait fait en sorte d’opposer, d’un mur à l’autre d’une longue salle, les deux gran des ferronneries dont on peut voir ici d’autre part la reproduction photographique — ferronneries dont l’une apparaissait couverte de rouille et l’autre fraîchement ripolinée de blanc, — manifestant assez clairement que sous ces toilettes extrêmement dissemblables il désirait qu’au passage des visiteurs elles se répondissent. Entre ces deux statues, indiscutablement jumelles, s’échangeaient toutes les considérations, d’une philosophie légèrement ironique, qui sont de mise dès qu’on se laisse aller à agiter le problème de la destinée. Si, comme on l’a vu, Picasso peintre n’a pas le préjugé de la couleur, il faut bien s’attendre à ce que Picasso sculpteur n’ait pas le préjugé de la matière. C’est avec une complaisance à cet égard très significative et charmante qu’il attire l’attention sur les menues imperfections que tirent de leur substance originelle — désobéissances du ciseau, accidents du bois — les grêles petits personnages, reproduits d’autre part, qui reviennent tout dorés de chez le fondeur. Ces imperfections, on ne peut nier, d’ailleurs, qu’avec lui elles deviennent autant de perfections sensibles. Le bois, le fil de fer, le plâtre sont ici employés tour à tour, concurremment, par un homme dont le besoin de concrétisation renaît instantanément de sa satisfaction même ; qui est, comme tous les grands inventeurs, l’objet d’une sollicitation continue ; à qui il est totalement inutile et, sans doute aussi, totalement impossible de se prévoir. Une aimantation élective, qui exclut toute élaboration préalable, décide seule, par le truchement de la substance qui se trouve littéralement sous la main, de la venue d’un corps ou d’une tête. Cette matière est cependant aimée pour elle-même, mais seulement comme matière en général, tout à fait en dehors de la considération de ses états particuliers, elle est aimée comme dans ces Fêtes de la Faim de Rimbaud :

Si j’ai du goût, ce n est guère Que pour la terre et les pierres. Dinn ! dinn ! dinn ! dinn ! Mangeons l’air, Le roc, les charbons, le fer.

Mais pourquoi, dira-t-on, aussi le plâtre ? Pourquoi continuerions-nous à manger la bouillie classique du plâtre ? Une sorte de chœur s’organise autour de moi, dans lequel je reconnais les voix séduites et irritées des jeunes générations : assez de plâtre, le grand affamé qu’est Picasso pourrait se dispenser de gâcher le plâtre. La vérité est pourtant, je crains bien, que ce soit là leur sens dialectique et non le sien qui soit pris en défaut. L’objet extérieur, tel que j’ai tenté de le définir visuellement comme produit de la manifestation dans la toute-lumière du principe de l’obscurité, manifestation qui trouve en surface à se mesurer par la couleur, demande à ce que, privé du secours de cette couleur si l’on passe au volume, on puisse y suppléer par l’affirmation de rapports d’ombre et de lumière satisfaisants, de rapports pour cela non conditionnés par la supposition arbitraire — qui exigerait absurdement que pour s’assurer de son existence on tournât autour de lui — de cet objet au repos. Picasso s’est d’ailleurs très explicitement exprimé à ce sujet dès 1906 lorsqu’il peignit les femmes au célèbre « nez en quart de brie », personnages vus à la fois de face et de profil dans la réalisation desquels on s’est plu à reconnaître que l’emportaient des préoccupations de sculpteur. C’est bien, idéalement, par la médiation de la substance immaculable et docile entre toutes qu’est le plâtre que ces rapports d’ombre et de lumière, entraînant avec eux tous les déplacements quantitatifs de volume — rien de commun avec les « déformations » expressionnistes — peuvent être perçus dans la possibilité infinie de leur variation. Un objet réel : une tête, un corps dont les lumières prendraient la place des ombres, et inversement... peut-être est-ce la limite, mais tout de même on aimerait voir cela. Se réfléchir dans l’œuvre d’art sur soi-même, non seulement en s’y sachant autre que soi-même, mais en se voulant, en se tolérant le contraire de soi-même... Picasso, en se jouant, dresse aujourd’hui des bonshommes de neige mentaux. Si ces formes humaines plus denses, plus blanches et, pour tout dire, extérieurement plus immédiates, certains yeux devaient garder je ne sais quel caractère transitoire plus froid, je serais en mesure de m’assurer que c’est là, de la part de ces yeux manque d’accommodation pur, ou retour à cette inquiétude absurde et dans bien des cas, non exempte de malveillance que l’on entend si souvent s’exprimer à propos de Picasso : et s’il allait tout à coup revenir à l’expression directe, imitative ; s’il allait dénoncer lui-même toute la partie insolite, aventureuse, révolutionnaire de son entreprise ; s’il allait rentrer dans l’ « ordre », consentir à ne plus être que ce qu’il a été avec éclat chaque fois qu’il l’a voulu, un artiste naturaliste ! Je crois inutile d’insister sur ce qui peut se dissimuler de contestation louche dans ces paroles, et de manque de foi dans la solidité des principes qui, à la pointe de l’exploration du monde sensible, font agir en pleine conscience un homme vivant. Je feuilletais il y a quelques jours, chez Picasso, la longue série des admirables eaux-fortes, d’exécution récente, qui paraissent avoir correspondu pour lui à la nécessité de rendre compte, comme heure par heure, de ce qui constitue à proprement parler le sens et l’allure de sa dernière démarche. Cette démarche, strictement intellectuelle, est là commentée délibérément dans la vie. Les derniers, les très légers voiles qui, pour l’observateur, gardent toujours d’une parfaite nudité toute création artistique particulière, tombent à plaisir, un à un, devant cette parabole du sculpteur. On y voit circuler l’artiste donné sous son masque antique, jupitérien ; son long regard aller et venir du modèle féminin éternel, qu'il prend aussi le temps de caresser, au bloc dans lequel s’inscrivent les possibilités infinies de la représentation, ou se perdre au dehors sur une courbe tendre de vallons, dans l’étincellement d’un ciel très pur. L’œil, tout en suivant avec ravissement, d’une gravure à l’autre — d’un état, devrais-je dire, de la gravure à l’autre — le spectacle prodigieusement varié qui se déroule sur cette selle, est ainsi mis en mesure de réaliser parallèlement les conditions de la métamorphose. Telles têtes qui se succèdent, ici, au long des pages qu’on tourne, telles têtes et bien d’autres encore — il en est qui ressemblent à ces systèmes complexes de lentilles tournantes utilisées pour les phares — livrent de la sorte, par delà la surprise que procure leur diversité apparente, le secret de leur unité. Le lien organique, vital, qui est le leur se mesure à la normalité de ce qui continue à se passer à côté d’elles et ce n’est, en effet, rien que de très simple, de très humain : tout à l’heure la main de la femme montait vers la barbe chantante, maintenant c’est l’homme qui fait scintiller très haut entre ses doigts un petit bocal où tourne un poisson. Toute préméditation doit être écartée de ces aimables gestes comme de tous ceux qui font le charme de la vie. C’est la pointe, en courant sur le cuivre, qui s’est tout à coup surprise à rêver un nouveau rapport de ces deux êtres, à faire intervenir pour le plaisir de quelques secondes ce poisson. Un esprit aussi constamment, aussi exclusivement inspiré est capable de tout poétiser, de tout ennoblir. Il est fait pour contrarier au suprême degré, pour faire échouer misérablement les sombres desseins de tous ceux qui, à des fins inavouables, tentent d’opposer l’homme à lui-même et, pour cela, veillent à ce que, par un côté faible, il n’échappe pas au trouble écœurant que provoque et entretient la pensée dualiste. Entre quantité de tableaux et d’objets que Picasso me montrait l’autre jour, tous plus éclatants les uns que les autres de fraîcheur, d’intelligence et de vie, vint à passer une petite toile inachevée, du format de celle au papillon, et dont seul un large empâtement occupait le centre. Tout en s’assurant de sa sécheresse, il m’expliqua que le sujet de cette toile devait être un excrément, comme cela apparaîtrait du reste lorsqu’il aurait disposé les mouches. Il déplorait seulement d’avoir dû suppléer par la couleur au manque d’un véritable excrément séché et très précisément d’un de ceux, inimitable, qu’il arrive de remarquer dans la campagne à l’époque où les enfants croquent les cerises sans prendre la peine de rejeter les noyaux. Le goût électif pour ces noyaux à cette place me parut, je dois dire, témoigner le plus objectivement du monde de l’intérêt très spécial qui mérite d’être porté à ce rapport de l’inassimilé et de l’assimilé, dont la varia tion dans le sens du profit de l’homme peut passer pour le mobile essentiel de la création artistique. Toute légère répugnance qu’eut pu faire naître au passage la considération de cette seule tache autour de laquelle la magie du peintre allait seulement commencer à s’exercer se trouvait par là conjurée, et au delà. Je me surpris à imaginer ces mouches brillantes, toutes neuves, comme Picasso saurait les faire. Tout s’égayait ; non seulement mon regard ne se souvenait de s’être porté sur rien de désagréable, mais encore j’étais ailleurs où il faisait beau, où il faisait bon vivre, parmi les fleurs sauvages, la rosée : je m’enfonçais librement dans les bois.

A. B.

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NOTE ETERNELLE DU PRESENT

Entre la pénombre toujours équivoque du passé et la nuit trop éblouissante du futur, il nous restera encore et sans cesse à déchiffrer, pour apaiser le furieux appétit d’une curiosité insatiable, cette portion de durée que seule nous aurons chacun, quelque infirmes qu’aient été nos moyens d’investigation, à la fin réellement explorée : notre présent. L’esprit est une arme de défense, de conquête et de chasse que l’homme peu à peu s’est forgée contre tous risques dans ses explorations en tous sens sur le domaine particulièrement épineux de la réalité. Merveilleux instrument, remarquablement impar fait, arme de précision avec laquelle il est généralement bon de viser beaucoup plus haut et beaucoup plus loin que le but que l’on se propose d’atteindre. Pour ne parler que de l’art, bien que ce ne soit que de très loin la chose qui nous passionne le plus au monde, l’écart entre le point de mire et le point d’impact est incroyablement démesuré. Entre le temps qui passe et le temps qu’il fait, il y a toute l’étendue qui sépare la vie immédiate des sens et la spéculation subtile et hasardeuse de l’esprit. Il ne s’agit pas, d’ailleurs, d’esprit au sens unique, mais des esprits dont la paradoxale tendance à l’unité n’exclut pas une singulière puissance de contradiction. Sur la ligne d’intense trafic dont l’amour et la haine, ces deux forces de conservation instinctive de la vie, forment les rails, il y a un aiguillage ou la voie bifurque : d’un côté, l’action et la réalité ; de l’autre, l’art et la contemplation. L’art c’est l’ensemble des travaux de l’esprit appliqué à la connaissance de la réalité sensible. L’artiste explore cette réalité dans ses apparences et il expérimente sa réussite ou son échec dans les œuvres qu’il produit. Ce que l’œil et l’esprit lui ont donné il letransforme en ce que l’esprit et la main vont lui permettre de donner. L’art qui parle trop au cœur le séduit, le trompe, le dupe, lui ravissant des forces et des vertus dont il n’aurait pas de reste pour faire face aux événements que lui impose la vie. On veut un art qui parle bas au cœur et plus haut à l’esprit. Mais en vain essaie-t-on de dissiper l’ambiguïté et le mensonge par lesquels il semble que l’art ait pu uniquement organiser et conserver son prestige et sa suprématie. Nous entrons tout à coup, il faut en convenir, par une porte étrange qui ne donne ni sur la cour ni dans la rue ; c’est, au fond de la scène, une issue, pratiquée sur la toile du décor. Il est bon de savoir d’avance où l’on va, sinon je redoute, au cas où vous ne compteriez, pour respirer, que sur l’air qui circule entre les objets disposés, avec tant de somptuosité au creux de ces vieilles toiles, un peu d'oppression pour vos poumons de chair. Nous sommes dans un monde assez anormal, en révolution permanente, sous le régime de la convention. Il vaut mieux être prévenu d’avance et, si l’on juge préférable de ne pas se risquer on peut tourner le dos et regarder la mer. La révolte permanente, ici, est surtout contre la volonté de ceux qui, de tout temps, ont été attachés à cette œuvre, aussi peu louable qu’elle est vaine, du plus parfait embaumement de la nature. Toutes les lois qui constituent et font vivre cette convention une fois admises, il faut reconnaître que l’art est pour l’homme un des moyens les plus glorieux de satisfaire son inextinguible besoin de domination, il tire à lui avec une énergie farouche, pour l’amener sur ce plan conventionnel, tout ce qu’il peut dérober à la splendide santé de la nature, dans sa réalité. Il est la fourmi laborieuse, persévérante et tenace qui engrange au profit de sa race, dans les bibliothèques et les musées. Son amour de la nature est tel qu’il en extrait tout le suc possible pour former ce qu’il peut concevoir de plus antinaturel. On ne saurait demander à l’art que de nous faire gravir un échelon dans l’art, et non pas d’en descendre un vers nous dans l’humain, car l’art est aux plus hauts échelons dans l’humain. Tout passe, la suprême ambition de l’art serait de ne jamais passer. Mais surtout, revenons à cette question, de beau coup la plus importante, de la raison d’être de l’art et de son but immédiat. L’amour de la nature au cœur nous retient d’en jouir et de nous livrer sans examen à son emprise un peu trop superficielle... On veut connaître mieux ce que l’on aime bien. Nous avons été tout de suite pris par les sens, cet amour nous a gonflé le cœur, mais quand il a été question de tirer parti de cet amour, il a fallu — parfois non sans un énorme effort — faire, autant que possible, appel à l’aide de l’Esprit. C’est lui qui organise l’émotion première, naturelle, c’est lui seul qui permet de passer, en bon ordre et sans trop de mal, du plan réel de l’espace où circule l’air pur sur le plan conventionnel où on ne respire plus, où l’esprit seul se meut avec agilité entre les lignes. L’excès de sensibilité, la généreuse surabondance des sensations et des émotions étouffantes, le besoin de communiquer à autrui, pour se décharger, le trop plein de jouissances ou de souffrances que procure une sensibilité exagérément perceptive et réceptive à celui qui en est doué ou affligé, voilà la plus profonde et la plus légitime raison d’être de l’art, la justification de l’existence de l’artiste, la nécessité de son affirmation. C’est pourquoi on demande qu’une œuvre nous voile et nous révèle à la fois la présence, derrière elle, de celui qui l’a créée. Car ce qui gagne le plus à rester hautement humain dans l’art, ne l’oublions pas, c’est l’artiste. La nature n’a plus que de très loin à voir avec ce qui va advenir. Le précipité qui résulte de la réaction n’a que des rapports secrets avec l’état des corps avant le choc. Tout l’intérêt est précisément dans la révélation. De là une émotion rayonnante que dispense une chose nouvelle proposée à des sensibilités qui lui sont absolument étrangères et par définition de prime abord presque fatalement hostiles. Une œuvre d’art étant, si elle est vigoureuse, la plus haute affirmation d’une personnalité définie, il est normal qu’elle heurte toutes les autres personnalités, en vertu de cet état de fait que chaque égoïsme tend à se préserver de la domination d’un égoïsme supérieur.
La recherche du nouveau n est pas une simple question de volonté. La volonté ne fait que servir l’instinct de conservation. Il y a le commandement de la fatalité. On ne peut recommencer les chefs-d’œuvre. Ils ont le don de tout stériliser autour d’eux. De même l’épanouissement d’une forte personnalité. Tous ceux qui s’aventurent sur sa zone sont perdus, absorbés. Ils ne vivent quelque temps plus aisément que pour être ensuite complètement annulés. Chaque personnalité que le besoin de s’exprimer étouffe doit trouver un air à elle, un champ libre pour respirer.
Quoi qu’il en soit, si l’émotion l’emporte, elle n’est plus issue de la contemplation de la nature mais d’un objet formé par l’homme. Ici l’auteur se porte en avant. Ce n’est plus ni la beauté pure, ni la beauté naturelle qu’il prétend faire admirer mais lui-même, sa beauté intérieure, sa force spirituelle, la puissance de ses plus nobles facultés. De la nature nous passons à l’œuvre — par l’intermédiaire de l’auteur de qui cette œuvre devient une partie, une face, un reflet — le prolongement et le sommet dans son ensemble — dès lors, regardant le public, la partie essentielle.
Aussi bien est-ce là qu’il a mis le meilleur de lui-même, chargeant cette œuvre de tous ses dons, de toutes ses possibilités afin qu’elle aille, en son nom, à sa fin la plus haute qui n’est autre que de provoquer l'émotion esthétique par laquelle lui, l’auteur, obtient de satisfaire son très impérieux besoin de dominer.
Cette émotion, spécifiquement esthétique, très peu d'hommes, entre ceux qui paraissent s’occuper avant tout d’art, ne vouloir rien considérer, dans le temps, de supérieur à l’art, d’aussi digne de captiver nos énergies, très peu, dis-je, semblent l’avoir ressentie ou en avoir seulement soupçonné l’existence. Elle est rare, il est vrai, parcimonieusement distribuée, et il faut avoir, pour l’attendre, un organisme capable de jeûner beaucoup, pour risquer, une fois le temps, quand elle passe, de pouvoir contenter à plein son appétit.
Émotion plus loin que de tout de cet attendrissement dégradé dont se satisfont à très bon compte ceux qui ne demanderaient à l’art qu’un dédommagement rapide à notre peu d’aptitude à jouir des données inépuisables, encore que trop accessibles, du réel et qui ne saurait passer à nos yeux pour autre chose qu’un insipide et négligeable compromis.
De l’œuvre à nous, le débordement ne doit avoir lieu que par le plus haut.
Un art tendre et facile touche très vite le commun puis se flétrit. Un art dur qui dissimule une authentique sensibilité artistique ne livre son secret que bien plus tard — et vit.
Les œuvres vivent à travers toutes les époques qui trouvent à tirer quelque chose d’elles. Il ne faut pas qu’elles donnent tout d’un seul coup sous peine de se vider, d’épuiser toutes leurs réserves de vie.
Toutes les œuvres des grandes époques sont statiques, simples, mystérieuses, d’un rayonnement profond, incalculable, même quand l’aspect extérieur apparaît comme extrêmement limité.
La statique est l’équilibre des forces — la puissance d’émotion qui se dégage de cet équilibre des valeurs est la dynamique de tout art. On oppose les deux termes alors que l’art le plus dynamique est celui où les lois de la statique sont respectées et utilisées dans le meilleur sens esthétique.
La loi opprime et l’art n’est fait que de lois, il n’est donc que deux attitudes possibles : ou subir ces lois, ou se libérer en tournant délibérément le dos à l’art. C’est le moyen d’atteindre la cible en visant à l’envers.
Une œuvre est enfermée en elle-même, il faut la considérer telle qu’en ses limites l’art l’a enfermée, sans la rattacher à rien, comme un prisonnier que son sort isole des hommes et qui se tient immobile, tout d’un coup plus énigmatique entre les hommes, impuissant, émouvant et plus digne à cause de ses liens.
L’émouvant secret qui réside dans une œuvre statique dont toute la force, fermement contenue, éclate dans ses propres limites !
Un art vrai, c’est-à-dire qui se donne pour ce qu’il est, sans tricherie, florissant non pas en faux-semblants mais dans des œuvres qui ne sont ni plus ni moins que le résultat des investigations des sens et de l’esprit dans le domaine sensible et des apparences, l’organisation dans l’espace des éléments conquis, et le moins arbitrairement choisis au cours de ces investigations, sur un autre plan, celui où l’art prétend à être autre chose et plus qu’un simple miroir déformant de la vie.
La vérité en art est incluse dans l’œuvre elle-même comme la vie dans l’animal. La seule vérité dont on puisse parler à ce propos est la vie même telle quelle s’impose à nous, sans son secret, telle qu’elle nous échappe. Ce que nous appelons, de ce point de vue, mensonge, c’est ce qui nous gêne, nous choque, nous inquiète ou nous dépasse.
Pour pouvoir se libérer de la convention, reconnaître d’abord qu’on opère dans le domaine même de la convention.
La nouveauté en art est dans l’aspect des œuvres. A la base et au fond, il y a toujours la soumission aux lois. C’est à la surface que le plongeur vient parfois respirer.
La liberté que la sensualité réclame est obscure, imprécise autant qu’impérieux le besoin qui s’en fait toujours sentir, c’est pourquoi elle paraît être illimitée ; au fond, de bien moins grande envergure que celle qu’exige l’esprit, elle reconnaît vite ses bornes à l’épuisement des forces matérielles qui la lui faisaient revendiquer.
C’est après une période de trop grande sévérité, de trop grande sobriété, d’élévation et d’épuration que l’art aspire à élargir ses limites, à rompre les digues, à se libérer.
La liberté d’exécution est révélatrice du tempérament — elle peut trahir l’auteur, mais c’est aussi d’elle que dépend tout le fond — quand il n’y a pas beaucoup de fond.
Dans la nature rien n’est pur ; l’esprit seul aspire à cette pureté en même temps qu’il la repousse comme s’il craignait, en la rencontrant jamais, d’en mourir. Il est à son égard comme l’homme aux prises avec cette impossibilité de se soulever lui-même.
Si rien n’est pur, par contre tout est naturel dans la nature et les œuvres les plus arbitraires de l’esprit sont aussi naturelles que les feuilles de l’arbre. Une œuvre est aussi nécessaire par rapport à celui qui l’a créée que la feuille par rapport à l’arbre, dans ce sens qu’elle ne pouvait point ne pas être telle qu’elle est.
Dans les vingt-cinq dernières années, tous les efforts en art ont tenu à hiérarchiser les valeurs, l’asservisse ment par l’esprit et, par lui rétablie à sa juste place, la glorification et la remise en honneur de la matière.
Il fallait faire comprendre et prouver que ce n’est pas la nature du sujet qui peut rendre un art spirituel ou matériel, mais la nature des moyens et les principes d’esthétique qu’ils servent.
Il y avait une sorte d’hypnose du sujet qu’il fallait rompre — le dépouiller de toute littérature.
Opposer au sentimental mouvant l’émouvant éclat du sol, dur, clair et sec, dans l’air salubre des falaises.
Il a fallu dépouiller l’objet de sa valeur sentimentale, de son enveloppe sentimentale, pour lui conférer toute sa valeur matérielle et plastique. Ne laisser à l’évocation qu’une valeur de contrôle, c’est la main sur la rampe au lieu d’une cause d’ivresse vague de l’âme qui chavire, qui se heurte à tous les petits souvenirs tout à coup accourus dans le couloir obscur de notre passé particulier.
Au sommet, on atteignit la noblesse de ces œuvres magistrales d’une impressionnante simplicité — dont le mystère d’art qu’elles recèlent nous émeut sans aucun appel équivoque à notre sentimentalité.
L’émotion esthétique qui éclate là, dans le jeu entre l’esprit et les sens, est un mouvement de l’être dans ses facultés supérieures où le cœur n’a nul besoin d’être engagé. C’est une émotion plus haute et, cependant que plus désintéressée, parfaitement complète.
Les œuvres qui traversent le temps avec le moins de dégradations sont celles où la conception domine l’imitation. Tous les arts extrême-orientaux sont conceptualistes. C’est ce qui leur permet de supporter cette monstrueuse matérialité à quoi ils ont su conférer une si imposante grandeur.
Après toute période de pureté où les œuvres gardent trop jalousement leur secret, a lieu un appel d’air, de liberté. On ne supporte pas longtemps cette atmosphère où l’esprit ne s’est occupé, presque, que de lui-même, glorifié et surpassé, transmutant tout ce qu’il touchait, ne jouissant plus guère que de la conscience et de la mise en œuvre de ses propres possibilités, il arrive un moment où, comme sur les sommets trop élevés, on étouffe dans un art trop pur, un art raréfié. On voudrait jouer moins serré.
Un art ne se tient jamais longtemps à l’apogée. Quand il a gravi la côte et qu’il a atteint son plus haut degré de pureté, il n’a plus, pour continuer à vivre, d’autre ressource que de descendre. Il y a toujours des artistes pour l’aider dans son ascension et dans sa décadence.
Il y a une zone, entre le point culminant qui est le noyau dur et celui où commence la véritable décadence qui est peut-être le plus précieux et le plus émouvant moment de l’art. La minute d’attendrissement unique dans une nature dont on n’a jamais connu que la fermeté. Plus bas c’est la bassesse de la sensiblerie ou l’affaissement de la sensualité — la débâcle.
On ne saurait dire si ce sont les artistes qui sont ascendants ou décadents ou si c’est l’art lui-même qui, pris à la période où ces artistes le trouvent, les entraîne dans la montée ou dans la chute.
Mais il semble qu’il ne descende sans mal si près terre que pour y ravir toujours plus de substance et remonter encore plus haut vers le soleil.

P. R.

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VARIÉTÉ DU CORPS HUMAIN

Les variations du corps humain, spécialement du nu féminin, à travers le temps et telles que l'art les a réalisées semblent dues à des facteurs assez divers pour qu'il soit facile de décider si l'art imite ici la nature ou si la nature copie l'art.
Au fond, l'abondance ou le dénuement et toutes autres circonstances de lieu, de temps, de climat ou d'événements ont été les vrais inspirateurs réalistes des qualités plastiques du corps humain.
Beaucoup plus que les lois de la Divine Proportion, le bonheur ou la vicissitude sont à l'origine des variations de la forme humaine. Pour une fois, et à son tour, l'art est venu après coup dans l'établissement de ces variations, à la façon des théories esthétiques ou scientifiques formulées après la création des mouvements artistiques ou celle des inventions scientifiques des ignorants. En attendant les transformations possibles dues à la chirurgie esthétique ou à l'élevage, l'art semble n'avoir contribué à l'évolution du corps humain que d'une manière seulement quantitative.
Il faudra donc une fois de plus faire bon marché du croquemitaine de l'éternelle Beauté. Les plus belles conceptions du nu artistique féminin n'ont jamais été le produit pur de la spéculation esthétique. De tout temps, les canons artistiques, ces plus inhumains des codes, servirent seulement à l'enseignement ou à l'Académisme, son couronnement immédiat. Et sans qu'il soit possible de voir dans le Cubisme certaines contradictions puisqu'il constituait avant tout le déclanchement définitif du lyrisme plastique le plus pur, l'on peut dire qu'en matière de variations du corps humain, la liberté poétique de la nature a toujours magnifiquement débordé la prosodie des hommes. Éternelles ou non, les règles ne sont belles que lorsqu'elles sont outrepassées.

*

Toute l'histoire du nu féminin oscille entre trois aspects, le plantureux, le mince et la moyenne mesure instaurée par les canons sous le signe d'une perfection académique.

Au temps des cavernes, le nu féminin se portait assez redondant. Les belles brutes plastiques de la préhistoire aurignacienne, celles de Willendort ou de Lespugue ont créé leurs formes à la faveur des régimes carnés offerts par des chasseurs heureux et qui n'avaient plus rien à faire qu'à sculpter des beautés bien nourries à la gloire de leurs estomacs satisfaits.
Il serait puéril de parler d'esthétique ou de naturalisme à propos de ces ancêtres pourtant flagrants de l'art flamand ou de l'École du torchon gras.
Citons encore la civilisation du nu égyptien créant une nouvelle humanité, toute d'élégance et de style, et portée au goût de l'abstraction. Ces vertus ont peut-être contribué en quelque sorte à la création du corps mince d'Isis. Mais il est certain que les rigueurs du climat égyptien, inondation et sécheresse alternées, en attendant les fameuses dix plaies d'Egypte, sont pour quelque chose dans la création de ces corps graciles et de ces visages émaciés.
La Renaissance alternera la vénusté des Vénitiennes bien nourries et casanières avec la grâce délicatement entrelardée mais plus vivante des Florentines. Nous laisserons en passant à l'art, en l'occurrence celui des Primitifs, la responsabilité d'avoir imposé aux pauvres martyrs romains cette maigreur classique qui n'a pas réussi à faire croire que ces gens-là n'avaient tout de même pas à donner aux fauves de l'arène autre chose que des os à sucer. En revenant aux Vénitiennes et aux Florentines, nous remarquons que le charme de ces fausses grasses, de ces fausses maigres, se rattache bien plus à l'ethnographie qu'à l'art. Venise triomphante, lumineuse et riche ne pouvait admettre qu'un nu capitonné, luxuriant et doré. A Florence, ville bourgeoise, hypocrite, tourmentée, riche et ladre, convenait mieux un nu plus ardent, plus inquiet, plus avare, aux proportions plus discrètes, plus raffinées certainement. Assez parallèlement, le nu standardisé de notre temps ressortit dans son élégante minceur à l'activité fébrile d'une période agitée et peu heureuse, à l'usage de nourritures symbolisées par le bar automatique, pratiquée soit par nécessité pécuniaire ou par goût de la ligne, à tant d'autres raisons, sauf à l'influence d'un art qui ne l'a pas encore découvert, et qui semble ne pas vouloir s'y intéresser.
Le nu chez. Corot, Courbet, Seurat ou Renoir est nettement tributaire de périodes exemptes de vicissitudes. L'amertume dogmatique d'un Degas, cet homme canon, n'a pas réussi à imposer la conception rigoriste d'une académie mince et sèche au détriment de la « belle personne » rebondie des alentours de 1880. Et Puvis de Chavannes est resté, avec l'éphémère maigreur préraphaélite, le représentant malheureux du plus inhumain des académismes.
C'est que le parfait naît du premier coup, le perfectionnement suit et achève le tout en désespoir de cause. Le corps humain a connu son apogée plastique lors de la préhistoire. La suite des temps a vu ses variations, ses développements, ses amendements, ses déformations plus ou moins professionnelles s'effectuer suivant un transformisme qui n'a d'éternel que son perpétuel changement.
Il y aurait lieu en effet d'insister sur ce que l'esthétique a traité de « déformation », suivant l'un de ces termes assez équivoques dont elle a le secret.
Car, en somme, le corps humain fait de la « déformation » lorsqu'il se livre sans contrainte ou autre corset à la puissante expansion de ses forces vitales. Les vertus du corps plastique sont fonction de la qualité de sève qui les modèle fatalement dans l'espace et la lumière. Il y a « déformation» lorsque le corps se développe dans la toute-puissance instinctive de ses germes sans souci d'un ordre architectural préétabli. C'est dans ce sens que le corps humain se crée comme se crée quelque grand arbre magnifiquement poussé dans toute la splendeur de cette liberté échevelée qui n'a de lois que celle de sa puissance, de sa pesanteur et de la mort.
Et l'art, qui a senti obscurément cette loi spécifique, s'est inspiré instinctivement de cette force mystérieuse pour laisser au dessin la liberté de se développer à son tour dans toute la puissance de sa sève lyrique. La représentation du corps humain n'est donc plus une sorte de restitution artificielle, mais certaine objectivation plastique et visuelle qui se manifeste sous forme de ce que l'on nomme Art mais qui n'est qu'une émanation nouvelle de certaines forces vivifiantes, d'ordre purement physique. De sorte que la critique qui a fini par accepter en son sens péjoratif ce terme de « déformation » pour en accabler la peinture moderne, s'oppose décidément et sans le discerner à la donnée primordiale essentielle d'un art qui veut être vivant et humain.
Mais comment parvenir, et à quoi bon peut-être, à convaincre sans retour les adversaires de l'art d'aujourd'hui que leur opposition au souffle le plus libre de l'instinct est la manifestation la plus décevante d'un goût contre nature dont la puissance est à l'origine de la sénilité ?
La gloire de quelques peintres, Corot, Courbet, Seurat, Renoir, a été de laisser au nu féminin toute sa liberté plastique. L'artiste refait le corps humain en associant par synthèse certains éléments humains dissociés par l'analyse. Mais la grande affaire reste de donner du style. Il faudrait sans doute distinguer ici humanité de sentimentalité, mais le style naîtra d'un art purement actuel humain, non pas humaniste, suivant ce terme innocent qui fait songer aux « nous autres gens du moyen âge! » du roman de cape et d'épée contemporain.
Nous avons réuni ici quelques nus vivants photographiés: vous reconnaîtrez aisément qu'ils sont morts, plus morts qu'eux- mêmes peut-être.

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VALEUR PLASTIQUE DU MOUVEMENT

Les artistes, même s’ils doivent retenir avant tout leurs effusions et concentrer leurs élans en vue d’aller au plus profond d’eux-mêmes et puiser à la source de leurs possibilités expressives, tendent à intervalles réguliers les bras dans l’espace environnant et perçoivent à la faveur de leur instinct le mouvement essentiel du monde extérieur, de ce monde qui se forme constamment autour d’eux. Ils attirent et ils retiennent ce qui est nécessaire à leur respiration pour qu'elle se renouvelle, pour que son rythme reste égal. Ces moments lyriques, parfois lyriques jusqu’ à une éblouissante frénésie, rétablissent le contact de l’homme avec le monde. Ils ramènent l’art au Présent, pivot de tout sentiment de durée, source faillie de la vie elle-même, mourant et désordonné comme elle mais d’autant plus apte à cristalliser l’émotion éparse par le dynamisme de la création.
Nous avons vécu depuis quelques années, mais secrètement, dans la peinture, nous vivons encore aujourd’hui un tel moment.
Exprimer plastiquement le mouvement aussi bien dans l’espace que dans le temps, évoquer les gestes essentiels de la nature dans la lumière pour former l’espace, rendre toute sa mobilité à la vision pour suggérer le temps, situer, enfin, de nouveau l’homme dans ce chaos universel qui est son grand domaine lyrique, tel est l’objectif orgueilleux mais naturel que s’est proposé une nouvelle génération de peintres. Et il faut entendre par cette nouvelle génération, une poignée d’artistes, quatre ou cinq, pas plus probablement, qui depuis la guerre surent se placer sur la grande ligne de la peinture, et cela tout naturellement, par le fait même de cette rare qualité qu’ils possèdent d’être des peintres.
S ils bénéficièrent des multiples expériences plastiques et des possibilités d’expression qui enrichirent le domaine pictural pendant ce dernier demi-siècle, ils cherchèrent d’autant plus violemment à se dégager de leur oppression silencieuse et statique, à rompre les disciplines qui n’étaient pour eux que lettre morte, et à se libérer.
C’est dans la violence même du drame de leur libération quils puisèrent le souffle nécessaire, l'élan générateur, l’envol qui leur permirent de retrouver les grands rythmes dynamiques de la peinture, les ondoiements profonds, déchirants de ses lignes et de ses couleurs, ces pulsations exaspérées, délirantes même, qui basées sur des données richement plastiques, confèrent à leurs compositions la valeur authentique du mouvement.
Ce qui fut la règle au temps du Cubisme, « l’humilité de la nature morte remplaçant le sujet », revêt aujourd’ hui, pour ces peintres, l’attitude emphatique et morne d’un sujet de concours.
Comme si les natures mortes du Cubisme s’ouvraient enfin sous la pression tumultueuse de sèves nouvelles pour laisser s’épanouir librement dans l’espace toute la vie secrète qu’elles pouvaient contenir.
Les reproductions qui accompagnent ces lignes sont choisies, pour leurs qualités dynamiques, dans l’œuvre de quelques grands artistes baroques. Tintoret, Greco, Rubens et Poussin, peintres frénétiques par essence, y sont représentés.
Nous avons pensé qu’il était utile de revoir aujourd’hui les grandes périodes lyriques de la peinture européenne. Depuis le Baroque, à travers le Romantisme et l’Impressionnisme, il existe une chaîne brillante qui semble vouloir se perpétuer dans l'œuvre de quelques jeunes peintres d’aujourd’hui.

E. T.

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REMARQUE SUR LE BAROQUE

A Madame Ilse Leembruggen-Van Lieber.

I

Parler d'un style, c’est renoncer à parler de l’art, car le style n’est guère la physionomie de l’art. C’est également renoncer à caractériser l’époque tant que l’on soutient qu’une époque n’a fourni qu’un seul style. Ce préjugé fait perdre de vue l’évolution dialectique le long de l’histoire, la totalité des rapports qui représentent la richesse dans sa coupe transversale et l’abondance des tensions qui dominent son élévation depuis la base matérielle jusqu’au sommet des idéologies. Brouter les prés de l’art avec d’infimes notions fondamentales ou faire de l’histoire de l’art un chapitre de l’histoire de l’esprit, cela signifie ravir aux faits leur efficacité et les noyer dans un idéalisme stérile. Il convient de remplacer l’enveloppe vaine de ces idées vagues par les faits historiques et par leurs lois réelles que nous ne pouvons découvrir que dans les rapports entre la production matérielle et la production spirituelle.

II

L’art chrétien commença par le ciel ou sur les sentiers menant du ciel à la terre. Les communautés chrétiennes avaient entrepris de découvrir le chemin menant de la terre au ciel avant que les artistes n’aient pensé à représenter les actes de grâce et le salut. L’opposition entre les dogmes principaux de la religion chrétienne et les conditions élémentaires de chaque art était énorme : l’idéalité inconcevable et l’évidence concrète, l’infini et le fini, l’esprit et le corps, etc. Faire une plastique d’un Christ pendu à la croix !
Avec le baroque commence l’époque où le christianisme fut contraint par les nouvelles conditions économiques et sociales de se matérialiser, d’embrasser le physique et même le physiologique. C’est une erreur d’attribuer aux époques antérieures du catholicisme un dualisme absolu entre le terrestre et le surnaturel; car Thomas d’Aquin avait déjà formulé la simultanéité de l’immanence et de la transcendance dans la analogia entis. Le baroque mena le spiritualisme chrétien, qui avait toujours présenté un caractère érotique à côté de son ascétisme et même dans celui-ci, jus qu’aux plus extrêmes subtilités de la vie sexuelle. Que l’on pense à la Sainte Thérèse de Bernini, à la Léda de Correggio, etc. Le baroque c’est la matérialisation du Sacré, l’union du spirituel et du sexuel.

III

Le baroque est la synthèse du roman et du gothique. Le roman était une spiritualité objective, le gothique une spiritualité subjective ; le roman accentuait la gravitation terrestre, le gothique l’élan de l’âme vers le divin. Le roman développe la masse et le mur. Le gothique équilibre les mouvements sur les piliers, ne laissant aux murs que le rôle de limites. Enfin le roman c’est la donnée close, tandis que le gothique c’est l’aspiration ouverte. En réalisant, par un nouvel art, l’incarnation de ces deux tendances réunies, le baroque resta non seulement dans l’idéologie catholique — en opposition à la Renaissance dans laquelle on chercherait vainement ses racines — mais encore il lui fit faire un grand pas vers son achèvement. On ne saurait mieux s’en rendre compte que dans les cathédrales qui réunissent sous la direction de l’architecture la sculpture et la peinture dans le même principe et pour un but identique (sans parler de la musique et de la danse). Dans le style roman le mur, qui est le principe de toute architecture, a été rompu selon des intervalles rythmiques, percé de l’extérieur, pour ainsi dire, par une puissance transcendante afin d’accroître l’évidence de l’existence objective du mur intérieur en révélant partiellement le jeu des forces qui l’habitent. La peinture murale avait la tâche d’accentuer et de hausser jusqu’à la polyphonie cette action transcendante tandis que la sculpture l’accentuait à l’extérieur. Dans le style " gothique tous les murs, intérieurs et extérieurs, ont été comme éventrés par une poussée transcendante manifestant de plus des forces obliques d’écartement. Les murs ayant été ainsi ouverts, concentrés dans les piliers, presque supprimés, il s’agissait alors de leur rendre leur pouvoir de limitation aussi subtilement que possible. C’est ainsi que naquit la peinture sur verre qui réagit doublement sur l’architecture et la formation de l’espace : d’abord en donnant à l’espace une lumière mystique, puis en permettant de représenter l’esprit des forces architecturales comme la vie du Christ et les légendes sacrées. C’est la même action réciproque qu’on peut remarquer dans la plastique des portails gothiques. Dans le baroque le principe transcendant énergétique se transforma plus fortement encore en un principe dynamique ; on eut recours en même temps à une multitude infinie de matériaux. L’architecte travailla avec les extrêmes : le lourd et le léger, la masse pesante et l’illusion de l’infini. Il se servit ici de deux moyens complètement contraires. Tantôt il souligna l’incompatibilité, la discontinuité de ces contraires, en faisant par exemple avancer les profils d’une manière violente et large au-dessus des piliers, de sorte que la cohésion entre le mur et le plafond est entravée. Tantôt il les fondait l’un dans l’autre, de sorte qu’une impression d’immatérialisation infinie se produisait entre le sol et le plafond, de l'architecture à la sculpture, de la sculpture à la peinture ; de la pierre au stuc, du stuc à la couleur. Cette immatérialisation donnait à chacun des matériaux la valeur d un signe relatif à l'absolu.

IV

Toutes les transformations de la religion chrétienne sous la pression des forces de production et de leurs rapports sociaux créèrent une iconographie nouvelle en ajou tant un certain nombre de saints et de cultes (jésuites !) et en donnant un visage de plus en plus matériel aux dogmes existants. A ce point de vue également le baroque et en particulier Tintoretto représenta l’apogée et la perfection de l’art catholique.
Qu’était la Cène avant lui ? Un symbole pour les adeptes, une réunion de salut, le moment mélancolique de l’adieu, la tragédie du génie. Seul Tintoretto représenta son vrai contenu : la « transsubstantiation ». Prenons la Cène de l’église San Giorgio Maggiore, à Venise. Comme Tintoretto passe là dans un raccourcissement rapide des corps plastiques et de la richesse de la nature morte du premier plan à l’immatérialité de la lumière ; comme la masse se transforme en vibration, le fini de la figure humaine en infini, comme le corps isolé devient l’univers, comme la matière devient esprit, cela réalise le sujet évangélique bien autrement que la miniature de l’école de Reichenau, que Giotto, que Ghirlandajo et que Vinci, sans quitter les limites de l’art et de la peinture.

Jamais jusqu’alors ni plus tard d’ailleurs les deux puissances contraires que sont la religion surnaturelle et l'art n’avaient trouvé dans le christianisme une semblable coïncidence. Sur presque tous les tableaux religieux, peints par Tintoretto dans sa maturité, la chair devient Esprit et l’Esprit devient chair. Il ne donne pas seulement le mouvement en profondeur qui permet l'immatérialisation du terrestre à l’aide du raccourcissement et de la perspective colorée, il donne en outre le mouvement autour d’un axe fictif dans la surface du tableau qui fait tourner tous les éléments de l’image selon le processus de la création entre le néant et l’abondance. Jacobo Robusti — non pas Tintoretto mais Tintorone.

V

L’esprit du baroque renfermait un facteur d'opposition et même du ressentiment. Le jésuitisme fut la restauration du catholicisme en opposition aux différentes réformes, de même l’absolutisme royal fit une hypertrophie de la féodalité du moyen âge en opposition au capitalisme des villes qui croissait depuis le début de la Renaissance. Cet antagonisme entre les gros paysans et les capitalistes créa une double couche de prolétaires, une chez les paysans et une chez les travailleurs de ville, ce qui explique la grande peinture de Le Nain. L’art de cette époque pleine de discorde ne pouvait pas présenter un visage uniforme. Le baroque et le classicisme progressèrent long temps en ligne parallèle et se croisèrent souvent dans leurs fonctions sociales, par exemple le catholicisme (baroque) fit construire des églises du style classique.
L’histoire n’est pas un relief que l'on peut déchiffrer de gauche à droite ; elle est une sculpture autour de laquelle il faut tourner et qui montre à chaque pas un aspect entièrement nouveau. Je ne voudrais relever qu’un seul contraste parmi tant d’autres : Rubens-Rembrandt. Chez Rubens certains éléments de race ont contribué à donner à la transformation en chair de l’esprit catholique les traits d’une bacchanale quasi païenne. Rembrandt, par contre, a essayé de surmonter le dualisme protestant entre Dieu et le monde à la façon panenthéiste de Spinoza, c’est-à-dire qu'il a comme base de son art une unité non protestante, anti-protestante, mystique al sens cosmique. Il est intéressant du point de vue sociologique de constater que le mouvement catholique qui ne quitte pas la tradition va plus loin dans la réalisation matérielle que le courant mystique-panenthéiste né du protestantisme même. Rubens est plus concret que Rembrandt. D’autre part celui-ci a formé une conception nouvelle de l’infini voisine de celle de Newton et de Leibniz : le mouvement de différences infiniment petites à l’intérieur d’une constante finie ; dans ses tableaux toutes les oppositions sont progressives, continues ; le mouvement est comme une oscillation infinie contenue dans un espace limité. Ceci est le contraire d’un mouvement vers un but transcendant par des lignes droites qui s’approchent de deux côtés opposés, du côté terrestre et du côté surnaturel, et qui ne peuvent s’unir que par la grâce et dans l’éternité (Greco). Nous ne pouvons pas encore pénétrer le rapport compliqué qui existe entre l’évolution et la réaction au sein de la tradition catholique comme de la réforme protestante et de l’une à l’autre.

VI

Ce n’est pas en France que le baroque est né, ce n’est pas en France qu’il faut chercher ses manifestations extrêmes. Cependant ce fut un Français, Nicolas Poussin, qui a réuni en un tout fort et cohérent la plupart des germes fertiles de l’époque, quelque opposés qu’ils aient été : l’héritage grec et l’héritage chrétien, le mouvement dynamique et le calme statique, l’abondance méridionale et la rigueur nordique, la sensualité et la spiritualité, la profondeur tragique et la bacchanale panenthéiste. C’est la méthode dialectique de Poussin, qui fut la source de sa vigueur: grâce à ce moyen il pouvait donner à l’irrationnel une forme rationnelle et assurer le secret de l’abîme et des « Mères » à la clarté rationnelle. Ainsi il est monté degré par degré jusqu’à créer, avec un pied dans le ciel et un pied chez les dieux de l’enfer, ce dernier tableau sans égal dans toute l’histoire de la peinture du baroque : Apollon et Daphné. Il est le héros le plus tranquille de cette époque larmoyante. Il l’a transmise jusqu’aux temps modernes. Le fait que cette tâche incomba à la peinture et à un homme qui avait renoncé à sa patrie pour « la ville éternelle », est une ironie de l’histoire présageant l’avenir.
Le baroque se termine par le rococo. L’Embarquement pour Cythère et le Gilles de Watteau sont la fin des idées chrétiennes, l’une comme comédie l’autre comme tragédie. Ces œuvres représentent l’apogée de la matérialisation de la spiritualité chrétienne. Dieu et les anges célestes sont devenus de jardins, des érotiques, de la soie et du satin. Watteau porte en lui-même déjà son contraire ; il est même en face de lui : Chardin, le premier (depuis Le Nain), pressent un art prolétarien ; il est un Marat de peinture. D’après lui, l’art chrétien n’est plus que du romantisme, un atavisme stérile. L’art sans l'intermédiaire de la mythologie est devenu un fait. L'esprit humain se développe en athéisme, c’est-à-dire au matérialisme dialectique.

M. R.

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DRAMATURGIE DE SADE

Choses et gens de théâtre ont exercé une influence majeure sur le marquis de Sade, pendant cinquante années au moins de sa vie. Du théâtre des Condé, à Chantilly, au théâtre des fous, à Charenton, il se mêla toujours à ce monde passionnant. Il eut sa scène et sa compagnie privées au château de La Coste où, dès 1771, fut représentée une pièce de sa façon ; en continuant d’en écrire, pendant treize ans, dans les prisons d’État, il sauvegarda sa santé intellectuelle ; en les faisant recevoir et jouer dans les salles tumultueuses des premières années révolutionnaires, il prit conscience de son génie, fierté de sa profession, goût de revivre ; en s’interprétant lui-même, au déclin de l’ère républicaine, il dut au théâtre de ne pas mourir de faim, comme, en organisant les représentations fameuses de l’hospice où l’Empire le détenait arbitrairement, de ne pas périr d’ennui. C’est au théâtre enfin qu’il forma ses amitiés les plus solides, ses amours les plus durables, ses rêves de gloire les plus fervents.

Ses amitiés : qu’il suffise de rappeler le nom de l’acteur Jacques-Marie Boutet, dit Monvel, dont les convictions révolutionnaires, non moins que l’admirable talent, devaient servir de trait d’union entre les deux hommes.

Ses amours : dans sa jeunesse, avec la danseuse Beauvoisin, une aventureuse passion ; dans son âge mûr et jusqu’à sa mort, avec la sensible actrice Marie-Constance Ouesnet, née Renelle, une indéfectible union.

Ses rêves de gloire : maintes notes de lui nous sont parvenues, témoignant l’importance qu’il attribuait à ses travaux dramatiques. Les deux volumes de son Théâtre manuscrit — trente-cinq actes à cette date, tant en vers qu’en prose — prennent place en tête du Catalogue raisonné des œuvres de l’auteur à l’époque du Ier octobre 1788. Nous y voyons encore que le second volume du Portefeuille d’un homme de lettres « contient une lettre sur l’art d’écrire la comédie, le plan d’une jolie comédie à exécuter en vers, cinquante préceptes dramatiques dans lesquels on trouve tout ce qui peut être le plus utile aux personnes qui suivent cette carrière ». Mais du Portefeuille, comme de tant d’autres manuscrits, nous ne connaissons qu’une analyse sommaire, dont on ne saurait déduire rien de précis quant aux conceptions de l’auteur.

Nul doute pourtant qu’elles ne fussent, en ce domaine, singulièrement originales. N’en cherchons la preuve que dans l’étonnante entreprise à laquelle il voua ses dernières années : le traitement de la démence par le théâtre. Une fois de plus, Sade se révèle ici comme un précurseur, devançant d’un siècle les tentatives des médecins modernes. Avec l’appui d’un directeur bienveillant et intelligent, l’ex-abbé de Coulmier, et malgré la haineuse opposition du médecin en chef, Antoine-Athanase Royer-Collard, il veut donner aux aliénés de Charenton le réconfort de spectacles composés ou choisis à leur intention. Il va même plus loin, dans ces heureuses expériences, que ne l’osent encore nos psychiatres : recherchant, dans la population de l'asile, les sujets à la fois assez calmes et doués pour tenir un rôle, il le leur apprend patiemment, ranimant en eux l’attention, la mémoire, l’affectivité. Peut-être espère-t-il, éveillant l’artiste en ces déshérités, y ressusciter l'homme. Les représentations de Charenton connaissent une véritable vogue et la meilleure société sollicite les invitations de leur régisseur. Mais Royer-Collard, jalousement, multiplie ses démarches, relance les ministres et obtient enfin, en 1813, la suppression de tout spectacle. Il gagne doublement la partie, puisque le vieillard qu'il voudrait faire transférer -—- à près de 75 ans — dans une forteresse, se décide, l'année suivante, à quitter la vie.

Un mois plus tard, en janvier 1815, un notaire dresse l’inventaire du modeste héritage. Il y énumère et désigne les manuscrits de deux romans inédits et de vingt pièces de théâtre, « tous les quels ouvrages ont été prisés par ledit Monsieur Decalonne, à ce présent, la somme de vingt-quatre francs ». Que ne donnerait-on pas aujourd’hui de ces textes inestimables, mais évalués alors au poids du vieux papier ?

Une seule de ces pièces avait été imprimée : Oxtiern, ou les Malheurs du libertinage, drame en trois actes et en prose. On peut lire, dans le Moniteur du 6 novembre 1791, un compte rendu des représentations au Théâtre Molière, avec cette exacte analyse du sujet :
« Oxtiern, grand seigneur suédois, libertin déterminé, a violé et enlevé Ernestine, fille du comte de Falkenheim ; il a fait jeter son amant en prison sur une fausse accusation ; il amène sa malheureuse victime à une lieue de Stockholm, dans une auberge dont le maître, nommé Fabrice, est un honnête homme. Le père d'Ernestine court sur ses traces, et la retrouve. La jeune personne au désespoir imagine un moyen de se venger du monstre qui l'a déshonorée : elle lui donne rendez-vous à onze heures du soir, dans le jardin, pour se battre à l'épée. Sa lettre est écrite de manière à faire croire qu’elle est du frère d’Ernestine. Son père envoie de son côté un cartel à Oxtiern ; et celui-ci, instruit du projet d’Ernestine, conçoit l’horrible dessein de mettre la fille aux mains avec le père. Effectivement, tous deux arrivent au rendez-vous ; ils s’attaquent et se battent avec vigueur, quand un jeune homme accourt les séparer ; c’est l'amant d’Ernestine que l’honnête Fabrice a tiré de prison : le premier usage qu’il a fait de sa liberté a été de se battre avec Oxtiern qu’il a tué. Il épouse sa maîtresse après l’avoir vengée. »

Lors de la reprise qui eut lieu en 1799 sur le Théâtre de la Société dramatique à Versailles, ce fut Sade lui-même qui parut en scène dans le rôle de Fabrice. Mais, publiant l'année suivante Ernestine, nouvelle suédoise, il ne recula pas devant un dénouement à la fois plus sombre et plus riche de sens. L’amant d’Ernestine, non plus seulement emprisonné, mais condamné à mort, quoique innocent, est exécuté sur un échafaud dressé devant les fenêtres d’Oxtiern, au moment même que celui-ci outrage Ernestine. Le duel entre la fille et le père se passe ensuite, chacun d’eux croyant avoir affaire à Oxtiern : Ernestine y est blessée mortellement. Son père obtient enfin justice et Oxtiern n’est gracié de la peine capitale que pour aller dans les mines subir les travaux forcés.

Telle était jusqu’ici la seule œuvre dramatique de Sade dont on pût faire état, le sujet même des autres demeurant inconnu ou à peine indiqué. Le manuscrit inédit, dont nous tirons les pages qui suivent, contribuera du moins à réduire l’étendue d’une lacune aussi regrettable. Zélonide, premier état de Sophie et Desfrancs, drame en cinq actes et en vers libres, unanimement reçu au Théâtre Français (Théâtre de la Nation) à la fin de 1790, occupe les sept premières d’un cahier écrit en entier de la main de l’auteur et « fini le 12 juillet 1782 » au donjon de Vincennes.

En offrir ici le texte intégral, respecté jusque dans sa graphie, doit nous dispenser, croyons-nous, de vains commentaires. Ce n’est plus de nos jours, en effet, que le double « complexe d’Œdipe », qui fait le fond de cette comédie-drame, risque de passer inaperçu, faute d’être mis davantage en évidence. Semblables préoccupations psychologiques, en excluant la futilité comme la pudibonderie, suffisent à éloigner Sade de son siècle et plus encore du suivant, pour le mieux rapprocher du nôtre.

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SUJET DE ZÉLONIDE

COMÉDIE EN CINQ ACTES ET EN VERS LIBRES

Isabelle de St. Elme et Julie de Nelmours liées dÈs leur plus tendre enfance le furent bientôt davantage par la conformité de leurs malheurs, elles écoutèrent inconsidérément toutes deux, les tendres séductions, l’une du jeune Serigni, l’autre du jeune Melville, et livrées toutes deux bien plus aux penchans de leur cœur, qu’à l’organe de leur devoir, elles ne s’aperçurent de leurs fautes que quand il ne fut plus temps de les réparer, leurs amants leur proposèrent la fuite, elles acceptèrent, mais le moment pressoit, et l’intérêt de leur santé, et du fruit qu’elles portoient dans leur sein les obligèrent de s’arretter a Bayonne, route qu’avoient prise ces quatre malheureux amans pour se rendre en Espagne ou ils esperoient vivre ignorés et a couvert de la recherche et de la persécution de leurs parens. Cependant, le pere et un jeune cousin d’Isabelle se mirent a leur poursuite, et les atteignirent dans ce moment cruel, ou les deux amies presque a la fois venoien‘t d’acoucher, Isabelle d’une fille, et Julie d’un garçon.
La fille fut nommée Zelonide, et le garçon Candeuil.Mais ces deux tendres meres n’eurent ni le bonheur d'elever leurs enfans, ni meme celui de les voir au sortir de leur sein, c’est au moment qu’ils en sortaient, que sans aucun respect pour leur situation et sans aucune pitié filiale, Mr. de St. Elme et son neveu étoient entrés dans la chambre d’Isabelle, et ne lui donnant que le temps de recevoir les premiers soins, dus a son état, ils l’avoient enlevée sur le champ pour la ramenerna Paris. Serigni dehors, pour quelqu’affaires, ne s’etoit point trouvé a cette fatale catastrophe, le jeune neveu de Mr. de St. Elme n'avoit exhalé son dépit qu’aux yeux de Melville, qui piqué de quelque propos [un] peu hazardé, egalement contre lui que contre son ami fait sur le champ mettre l’épée a la main au barbare cousin d'Isabelle, il le tue, ne songe plus qu’a se mettre a couvert des poursuites de la justice, laisse une lettre pour son ami Serigni, ambrasse sa femme plus morte que vive et passe en Espagne. Serigni rentre, toute cette catastrophe horrible avait été l’ouvrage de peu d'heures il trouve en arrivant sa maitresse et la femme de son ami acouchées, la première enlevée, la seconde a la mort, et son compagnon d’infortune évadé. Ses premiers soins se tournent vers la femme de son ami, et vers les enfans, on lui trouve une nourrice sure, femme d’un homme déjà âgé qu’il se décide meme a prendre auprès de lui pour le servir ; mais tous les secours possibles ne peuvent sauver la tendre Nelmours des effets d’une révolution aussi funeste, elle meurt. Voila donc Serigni resté seul avec les deux enfants. Au bout de quelques jours de calme lorsque son esprit est un peu remis, loin d’abandonner l’espoir d’epouser un jour Isabelle de St. Elme, il s’y livre avec plus de force que jamais, et sachant qu’elle a été enlevée sans avoir ni vu ni su de quel sexe etoit son enfant, soit par des motifs d’interest, soit dans l’idée de se rendre plus cher a sa maitresse, en lui présentant un garçon pour fruit de leur amour, il projette d’adopter pour lui plutôt l’un que l’autre.
Il fait venir la nourrice, et de concert avec son mari qui se nomme Despontis, et dont il a fait son homme de confiance, il dit a cette femme : « Que vous importe de faire changer ces enfants la de pere, laissés moi le garçon, et dites a Melville quand il reviendra, que l’enfant dont sa femme acoucha peu avant sa mort etoit une fille, je le certifierai de meme, il n’y a ici de témoins que votre mari et moi, vous etes bien sure de n’etre trahie ni par l’un ni par l’autre, ainsi consentés. » La nourrice gagnée par une somme, et par les séductions de son mari, consent, Serigni écrit a son ami Melville tout ce qui s’est passé pendant son absence, il lui apprend qu’il lui est né une fille, et que sa femme est morte. Et lui Serigni, apres s’etre éloigné, avec son enfant c’est à dire avec le jeune garçon nommé Candeuil et son valet de chambre Despontis, et avoir passé plusieurs années absent, tente enfin de revenir a Paris, lors qu’il sçait qu’Isabelle doit avoir atteint l’aage ou la loi l'emancipe et la rend maitresse de ses actions, il l’instruit de son retour, lui apprend qu’il lui amène un fils, dont les qualités charmantes doivent reserrer leurs liens, il la retrouve fidele, l’aimant plus que jamais, et décidée a tout faire pour s’unir a lui, cependant comme elle voudrait ménager ses parens pour l’interest de cet enfant dont lui parle Serigni, ils conviennent que leur mariage sera secret, que surtout ils cacheront a l’enfant sa naissance, et ne lui dévoileront qu’il tient l’etre d’Isabelle que quand elle, Isabelle pourra epouser son amant sans crainte, que jusque la ils ne passeront que pour amis et parents. Ces arrangements pris, Isabelle fait a ses parents les sommations respectueuses exigées par la loi, leur promet cependant de ne profiter de cette indépendance que pour vivre en son particulier sans jamais prendre aucune chaine de leur vivant, et ces dispositions faites, elle se rend a la terre de Serigni dans le Poitou. Serigni s’unit secrètement a elle, mais ne la voit pourtant qu’avec ménagement sans jamais passer pour son mari, ni faire connaître l’enfant pour le leur, ni que l’enfant lui meme çache quelle est sa mere, cependant Mr. de Serigni meurt, l'enfant se trouve naturellement placé sous la tutelle d’Isabelle, il ne voit en elle que sa tutrice, et voilà donc dans cette première partie, les choses au point ou il les faut pour l’intrigue de cette pièce, c est a dire, Md. de Serigni veuve, tutrice déclarée d’un enfant qui ne voit en elle que ce titre, et se croyant pourtant mere de cet enfant qui n’est pas le sien. De ce moment rien ne s’oppose a l’amour que je vais faire naitre chés le jeune Candeuil pour Mr. de Serigni, il ne voit en elle que sa tutrice, elle n’ose se déclarer, si elle le fait, elle risque tout du coté de sa fortune et de sa réputation. La disproportion d’âge est on ne sçauroit plus legere, Md. de Serigni etoit presque dans l’enfance, lors de son avanture, elle 34 est acouchée a quatorze ans, elle revoit Candeuil, elle, ayant 25 ans, le jeune homme en ayant 11, ils ont vécu cinq ans reunis avec Mr. de Serigni, de façon que lors que cette passion se déclaré, Candeuil a 16 ou 17 ans, et Md. de Serigni trente ou 31, ainssi rien de ridicule, ni de disproportioné dans cette intrigue, (que l’alliance), mais Candeuil ne la sçait pas, il ignore tout, et Md. de Serigni ne peut rien dire avant la mort de ses parents, tout va donc a merveille de ce coté la. Voyons l’autre.

Mr. de Serigni a toujours conservé une correspondance suivie avec son ami Melville. Citot qu’il se trouve, en sûreté, dans son château de Poitou et reuni avec sa chere Isabelle, il lui a écrit de le venir joindre, et lui a offert un azile inviolable chés lui, et pour lui et pour sa fille ou du moins pour celle que Melville doit croire telle.
Melville accepte, mais la crainte des parents de Julie sa defunte femme et son duel l’engage aux memes précautions que son ami, elles lui ont meme été recommandées par Serigni, il l’a exhorté de suivre son exemple, et Melville, en retirant sa fille de chés la nourrice de Bayonne n’a pas meme voulu dévoiler a cet enfant sa naissance, il lui a toujours persuadé qu’elle etoit une orpheline dont on lui avait confié la tutelle, cependant cette jeune fille n’a pu vivre si intimement et si journellement avec Melville encor très jeune et très fait pour plaire sans prendre de l’amour pour lui, elle s’y est livrée avec d’autant plus de securité qu’elle ne l’a jamais pris pour autre, que pour ce qu’il lui dit qu’il est, c’est a dire pour son tuteur, et c’est en cet état que sont les choses, quand Melville se reunit a ses amis, dans le chateau de Serigni en Poitou. Aucune disproportion encor dans cette intrigue, Melville avoit 17 ans lors de l’avanture de Bayonne epoque de la naissance de Zelonide, la reunion au chateau de Serigni se fait, un an avant la mort de Serigni qui meurt dans la 29 e année de l’aage de sa femme c’est a dire 15 ans apres l'avanture de Bayonne, de façon qu’a la reunion au chateau de Serigni, Melville a 32 ans, et Zelonide 15. Ainssi cette passion éclaté, lors que Zelonide a 16 ans, et Melville 33. Ce qui n’est nullement disproportioné. Conséquemment lors que la toile se leve, voila l’état ou sont les choses.
Elles se passent dans le chateau de Serigni en Poitou, les personnages mis en action, sont

  1. Md. de Serigni jeune veuve de 31 ans qui se croit mere de Candeuil et qui ne l’est pas ;
  2. Candeuil jeune homme de 17 ou 18 ans amoureux de Md. de Serigni qu’il n’a aucune raison

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LE MIROIR DE BAUDELAIRE

La franchise absolue, moyen d‘ originalité Charles Baudelaire : Fusées.

« C’était un bon garçon, qui affectait un rictus atroce... » (Leconte de Lisle.)

«...sans cravate, le col nu, la tête rasée..., une tête de maniaque..., vraie toilette de guillotiné. » (Les Concourt.)

« Cette gravure {le portrait de Baudelaire par Nargeot) nous montre un visage hagard, sinistre, ravagé, méchant; le visage d’un héros de cour d’assises, ou d’un pensionnaire de Bicêtre... Les Fleurs du Mal se sont épanouies sur sa figure... » (Pontmartin.)

« Baudelaire est une des idoles de ce temps ; une espèce d’idole orientale, monstrueuse et difforme... » (Ferdinand Brunetière.)

etc... etc...

On voit que son physique a beaucoup servi Baudelaire.
Comment un tel homme, fait comme pas un autre pour réfléchir le doute, la haine, le mépris, le dégoût, la tristesse, pouvait-il manifester si hautement ses passions et vider le monde de son contenu pour en accuser les beautés défaites, les vérités souillées, mais si soumises, si commodes ? Pourquoi s’était-il donné pour tâche de lutter, avec une rigueur inflexible, contre la saine réalité, contre cette morale d’esclaves qui assure le bonheur et la tranquillité des prétendus hommes libres ? Pourquoi opposait-il le mal à faire au bien tout fait, le diable à Dieu, l’intelligence à la bêtise, les nuages au ciel immobile et pur ? Ecoutez-le dire, et avec quelle violence désespérée, qu’il mentirait en n’avouant pas que tout lui-même est dans son livre. Malgré la solitude, malgré la pauvreté, malgré la maladie, malgré les lois, il avoue, il combat. Toutes les puissances du malheur se sont rangées de son côté. Peut-être y a-t-il quelque chance de gagner ? Le noir, le blanc triompheront-ils du gris, de la saleté ? La main vengeresse achèvera-t-elle d’écrire, sur les murs de l’immense prison, la phrase maudite qui les fera crouler ? Mais la lumière faiblit. La phrase était interminable. Baudelaire ne voit plus les mots, les mots précieux, mortels. Ses armes le blessent. Une fois de plus, il découvre sa propre fin. Où des juges avaient été impuissants, la maladie réussit. Baudelaire est muet. De l’autre côté des murs, la nuit recommence à gémir.

Vivant, mais quand il se regarda dans la glace, il ne se reconnut pas et salua. Tout est donc perdu. Baudelaire, en se saluant, se pense un autre. Définitivement.
« Le poète, avait-il écrit, jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut être à la fois lui-même et autrui... Pour lui seul, tout est vacant ; et si de certaines places paraissent lui être fermées, c'est qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées. » Plus aucune place n’est visitable. A force d’avoir froid, faim, à force d’être seul, à force de vains efforts pour être entendu, à force d’être l’Ennemi, la fatigue et la mort l’emportent. Baudelaire s’abandonne. Seules subsistent encore de grandes colères contre les Sœurs Hospitalières qui le soignent, qui veulent avec rudesse (c’est le mot de sa mère pourtant très pieuse) l’obliger à se soumettre à leurs pratiques — et des jurons. Quand il quitte l’Institut Saint-Jean-et Sainte-Elizabeth, les Sœurs font procéder à des cérémonies purificatives.

« Je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n'y ait du Malheur » Ce goût du Malheur fait de Baudelaire un poète éminemment moderne, au même titre que Lautréamont ou Rimbaud. A une époque où le sens du mot bonheur se dégrade de jour en jour, jusqu’à devenir synonyme d’inconscience, ce goût fatal est la vertu surnaturelle de Baudelaire. Ce miroir ensorcelé ne s'embue pas. Sa pureté préfère les ténèbres tissées de larmes et de peurs, de rêves et d’étoiles aux lamentables cortèges des nains du jour, des satisfaits noyés dans leur sourire béat. Tout ce qui s’y réflète profite de l’étrange lumière que toutes les ombres d’une vie infiniment soucieuse d’elle-même créent et fortifient, avec amour.

Ce guillotiné avait sa tête bien à lui. Nul homme n’est plus lucide. Nul homme n’est plus beau. Le portrait que Matisse nous en donne confirme ce que nous en avaient appris Deroy, Courbet, Manet, Duchamp-Villon et toutes ces merveilleuses photographies où Baudelaire ne se voit pas poser, où, hors du lieu et de l’espace, il dure, lui, l’apologiste du dandysme, c’est-à-dire « de ce qui participe du caractère d’opposition et de révolte... de ce qu'il y a de meilleur dans l'orgueil humain... » Et nul homme non plus n’a été aussi possédé de lui-même.
Henri-Matisse nous montre une image actuelle de Baudelaire. Voici le visage sans grimace, aigu, attentif et fixe, considérant toute chose dans sa masse, sa consistance, sa forme, sa couleur, son détail, et la situant dans l’univers pathétique où elle sera l’objet de l’homme, sa proie et le moteur même de son inquiétude, surtout si cet objet donne, dans un miroir, l’illusion du sujet, l’homme lui-même.

« Les méprises relatives aux visages, écrit Baudelaire, sont le résultat de l'éclipse de l'image réelle par l’hallucination qui en tire sa naissance. » Il faut aussi admettre que lorsqu’il y a confusion totale entre l’image réelle et l’hallucination qu’elle a provoquée, aucune méprise n’est possible. La ressemblance entre deux objets est faite autant de l’élément subjectif qui contribue à l'établir que des rapports objectifs qui existent entre eux. Le poète, halluciné par excellence, établira des ressemblances à son gréentre les objets les plus dissemblables (littéralement il déteint sur eux) sans que la surprise qui en résultera permette immédiatement autre chose que la surenchère. Par contagion.
Mais les moyens que l’homme a de constater objectivement, rationnellement la ressemblance sont parfaitement différents de ceux qu’il a d’identifier. Il serait possible, en déformant patiemment et progressivement la photographie d'eux-mêmes qu’on leur montre, d’obtenir de certains primitifs qu’ils sachent ce qu’elle représente. Des lunettes spéciales guériront peut-être un jour, aussi bien de l'illusion de fausse reconnaissance que de cette cécité très particulière, amnésie ou misanthropie, qui ne laisse jamais rencontrer un homme ou une femme que pour la première fois.

« Un tableau, écrit Baudelaire par ailleurs, n'est que ce qu'il veut ; il n'y a pas moyen de le regarder autrement que dans son jour. » La ressemblance implique la comparaison, le goût et le pouvoir de comparer. Or, nous sommes plus tentés de regarder le portrait ci-contre dans le jour de l’œuvre de Matisse que de le comparer à d’autres portraits dont un au moins, le premier qui nous apparut, celui d’Emile Deroy, n’a pas eu, dans le moment, de terme de comparaison. Pourtant nous avons cru et nous croyons encore en lui, malgré la faiblesse de son exécution, plus évidente pour nous que lorsque nous avions seize ans.

Raison de plus pour que, venant d’un peintre dont Baudelaire, le plus grand, peut-être le seul critique d’art du xix e siècle, aurait passionnément aimé l’irrationnel échiquier de couleurs et la bouleversante simplicité des lignes, cette image nous paraisse naturelle et nouvelle. Dans la Glace sans tain du temps, nous reconnaissons toujours Baudelaire, physiquement et moralement, sans l’avoir jamais vu.

P. E.

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  1. Voir les lettres de Madame Aupick à Poulet-Malassis, publiées dans la Nouvelle Revue Française (n° du Ier novembre 1932).
  2. « Je me suis inventé en considérant d’abord mes Premières œuvres. Elles trompent rarement. J’y ai trouve une chose toujours semblable que je crus à première vue une répétition mettant de la monotonie dans mes tableaux.C’était la manifestation de ma personnalité apparue la même quels que fussent les états d’esprit par lesquels j'ai passé. » (Déclaration d’Henri-Matisse à Guillaume Apolinaire.)
  3. Tant de tableaux pour l’enchanter : les Poissons rouges, La Danse, la Figure au tabouret, La Glace sans tain, Les Citrons, Le Rideau jaune, L'Atelier de l'artiste, les peintures d'Etretat, La Leçon de piano, tant... et surtout toutes les Odalisques, tous les nus exotiques
  4. « Le dessin arabesque est le plus idéal de tous"(Charles Baudelaire : Fusées)

INTERPRÉTATION PARANOÏAQUE-CRITIQUE DE L'IMAGE OBSÉDANTE "L'ANGÉLUS" DE MILLET

PROLOGUE

NOUVELLES CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR LE MÉCANISME DU PHÉNOMÈNE PARANOÏAQUE DU POINT DE VUE SURRÉALISTE

Antagonisme entre les états passifs (rêve, automatisme psychique) et des états actifs systématisés. — Actualité expérimentale de l’automatisme. — De l’irrationalité, aspiration générale née de l’expérience critique de l’automatisme, à l’irrationalité concrète pré-paranoïaque. -— Affirmation, contre l’attitude contemplative de l’évasion poétique, du principe productif d’action-intervention des rêves dans la vie réelle. — Rappel du principe de « vérification » formulé par Breton lors de l’invention capitale des « objets oniriques ». — Le mécanisme paranoïaque confirme la valeur dialectique de l’activité surréaliste dans les domaines de l’automatisme et du rêve. — Il illustre et réalise d’une manière tangible, matérielle, le principe de « vérification » des contenus délirants (loin des régressions coercitives que la présence « systématique » pourrait déceler en accord avec la notion de « folie raisonnante »). — Le phénomène paranoïaque, contrairement aux idées générales des théories constitutionnalistes, serait en lui-même un délire déjà systématisé. — Le phénomène paranoïaque, de par sa valeur de force, de pouvoir et ses caractéristiques de productivité, de permanence et d’accroissement inhérents au fait systématique, objectiverait avec évidence l’intégration de toutes les notions dynamiques fondamentales de « processus » au « délire dialectique » du surréalisme.

Dès 1929 et les débuts encore incertains de La Femme visible (*), j’annonce comme « proche le moment où, par un processus de caractère paranoïaque et actif de la pensée, il sera possible (simultanément à l’automatisme et autres états passifs) de systématiser la confusion et de contribuer au discrédit total du monde de la réalité ».
Le « drame poétique » du surréalisme résidait à ce moment pour moi dans l’antagonisme (appelant la conciliation dialectique) des deux types de confusions qui implicitement étaient prévus dans cette déclaration : d’une part la confusion passive de l’automatisme, d’autre part la confusion active et systématique illustrée par le phénomène paranoïaque.

On ne saurait trop insister sur l’extrême valeur révolutionnaire de l’automatisme et l’importance capitale des textes automatiques et surréalistes. L’heure de telles expériences, loin d’être passée, peut sembler plus actuelle que jamais au moment où s’offrent à nous des possibilités parallèles, résultant de la conscience que nous pouvons prendre des manifestations les plus évoluées des états passifs et de la nécessité d’une communication vitale entre les deux principes expérimentaux qui nous sont apparus plus haut comme contradictoires.
Après les coactions intellectuelles que, sous une grande charge d'émotion sthénique, Dada avait revendiquées sous la forme mécaniste d’un programme d’attitude réactionnelle (comportant, il est vrai, l’intuition de presque toutes les principales imminences), l'assimilation de l’automatisme par les surréalistes liquide toute possibilité d’ « attitude » à adopter, qui serait nécessairement incompatible avec leur passivité, avec leur capitulation sans réserves devant le fait même du fonctionnement réel et involon-


  • Éditions surréalistes, Taris, 1930.

-taire de la pensée, cette capitulation à l’automatisme, cette soumission totale à la pensée en dehors de tout contrôle coercitif ne pouvant manquer d’apparaître, chaque jour davantage, comme la tentative la plus sensationnelle de tous les temps en vue d’atteindre à la liberté de l’esprit.
D’une manière plus cohérente, par suite plus grave que par la simple intuition des imminences dont il vient d’être question, l’automatisme dépasse et libère, dans les strictes limites du phénomène psychique, les aspirations latentes auxquelles Dada imposait pour contrainte les réactions mécaniques des dernières situations et attitudes «intellectuelles». C’est dans le cours même, dans le cours le plus involontaire de la pensée, et en dehors de toute « obligation » poétique que cette foi en la démoralisation va s’incorporer de fait aux hiérarchies neutres, voraces et autoritaires des documents scientifiques. L’autorité ne pourra laisser d’être officiellement reconnue à la trépanation pisseuse du petit principe de contradiction, à l'érosion fine, en forme de sonnette, d’une diminuante vieille cul-de-jatte, enrhumée, bretonne et électrique, merdoyant les nostalgies finies des localisations spatiales et temporelles, à la nouille-non-nade générale, à la légère morve de toupie de merde de la « causalité » molle et lamentable, pareille à une misérable montre de cendre mélangée à la nourriture et projetée avec elle par une des narines du bureaucrate moyen, confit et méditatif, à la suite d’une toux saccadée et asphyxiante et des convulsions bruyantes d’un étouffement accidentel et mécanique, provoquées par une mauvaise déglutition, survenue à la fin médiocre d’un repas solitaire achevé sans conviction sous la lumière très avancée du soir d’été filtrant irisée à travers les timides et convalescents vitrages en couleurs au motif de cigognes habillées en nourrices dans la salle vide d’un restaurant grandiose, modeste et perpendiculaire.
Considérant l’état lamentable où nous trouvons les notions fondamentales de la pensée logique, nous devons nous attendre à ce que les restes des bases mécaniques de défense des catégories décrépites du raisonnement souffrent également de cette haute et souveraine dépréciation involontaire et généreuse qui inonde fécondement, d’un regard irréparable, les terrains rassurants et confortables de l’esthétique et de la morale. Après cette submersion totale de l’abstrait-censure par l’inactivité même de la libération, comment peut-on prendre encore en considération l’évidente mauvaise foi des générations mécanistes arguant des nécessités de limitation de la productivité ainsi que de la cohérence interne non évolutive des résultats automatiques ? Comment peut-on accepter de voir mettre en balance ce prétendu manque de processus automatique et ses inconvénients épisodiques avec la déroute réelle qu’il entraîne dans la pensée — phénomène de toutes les hiérarchies coercitives du monde pratique — rationnel, de toutes les sales « combinaisons » clandestines et transférées du désir dans le domaine crapuleux de l’esthétique, de tous ces agents pro vocateurs, en somme, de la pensée réaliste ? Comment hésiter, je le demande, à choisir entre toute cette complicité de chantage intellectuel, toute cette police de l’esprit annulée en fait et, du point de vue matérialiste, par l’expérience de l’écriture surréaliste, et l’inconvénient (qui nous paraît d’ordre plutôt artistique !) d’une part, de la présence dans la constitution de ce phénomène d’une dose d’émotion sthénique à laquelle l’automatisme fera appel dans le fonctionnement pathologique de la pensée pour couvrir la pauvreté ou le déficit de celle-ci, d autre part, des germes misérables (mais encore toujours saisissants sous l angle de la déception) de la stéréotypie ? Ce sont pourtant, comme nous l’avons déjà insinué, ces sortes d’objections qui tendent encore à faire entrer le surréalisme dans l’orbe d’obscurantisme et de mort du phénomène artistique. Elles sont à elles seules une preuve évidente de cette myopie analytique, qui porte à considérer l’automatisme comme un but en soi, immobile, tenu pour entité abstraite, se nourrissant de ses propres cendres, sans communication avec le réel, au lieu de lui conférer sa véritable signification exigeant l’intégration à sa propre vie d’un ensemble de phénomènes en rapport et en communication avec leur devenir relatif et conditionné, qui constitue l’essence dialectique concrète de leurs puissances de possession cognitives.
L’irrationalité générale qui se dégage de l’aspect délirant des rêves et des résultats automatiques, jointe à la cohérence croissante que présentent ceux-ci au fur et à mesure que leur interprétation symbolique tend à devenir plus parfaitement synchronique à l’activité critique, nous poussent, par besoin lyrique, à la réduction exacerbée au concret de ce qui nous a été suffisamment éclairé pour que, de ces soi-disant délires d’exactitude obsédante, nous dégagions la notion d’ irrationalité concrète.
Sur le plan spécifiquement poétique, l’irrationalité concrète, plus encore que comme une prédisposition grave, et même vertigineuse, de l’esprit humain, se présente à nous comme une de ces « contagions lyriques sans remède » qui, dans leur propagation catastrophique, permettent de déceler tous les saisissants stigmates d’un véritable vice de l’intelligence. Une fois rendu virulent par la complaisance nocive qu’il trouve dans cet « aspect général » délirant et irrationnel des résultats automatiques et des rêves, dont la vitesse de réduction ne peut que nous décevoir et provoquer instantanément des aggravations et complications spontanées (dans lesquelles nous ne pouvons manquer de reconnaître la présence larvaire du fait systématique), l’ « irrationnel concret » surgira dans l’imagination et cela, comme on peut s’y attendre, avec la même fréquence que les phantasmes différents s’organisant de toutes parts dès qu’il a été pris conscience d’un nouveau désir érotique.
Encore à ce propos ferai-je remarquer, pour prévenir la vaine alarme d’une supposée revendication des notions alpestres de « pensée dirigée », que la présence reconnue plus haut du fait systématique n’implique nullement de coercition de la pensée par un système ou raisonnement intervenant a posteriori, mais qu’au contraire, comme cela se passe pour le phénomène paranoïaque consubstantiel au fait, il faut voir dans le système une conséquence du développement même des idées délirantes, ces idées, délirantes au moment où elles se produisent, se présentant comme déjà systématisées.
A l’opposé des nouvelles interventions raisonnantes coercitives de nature à faire supposer toute autre intervention de l’idée de systématisation sur les contenus délirants, la considération du mécanisme paranoïaque comme force et pouvoir agissant à la base même du phénomène de la personnalité, de son caractère « homogène », « total », « subit », de ses caractéristiques de « permanence », d’ « accroissement », de « productivité » inhérents au fait systématique ne fait que se confirmer d’une manière rigoureuse à la lecture de l’admirable thèse de Jacques Lacan : De la Psychose paranoïaque dans ses rapports avec la Personnalité (*). C’est à elle que nous devons de nous faire, pour la première fois, une idée homogène et totale du phénomène, hors des misères mécanistes où s’embourbe la psychiatrie courante. Son auteur s’élève spécialement contre les idées générales des théories constitutionnalistes rasant l’abstrait, suivant lesquelles la systématisation s'élaborerait après coup par suite du développement de très vagues facteurs constitutionnels, ce qui contribue à créer les équivoques


(*) Le François, éd., 1932.

grossières de « folie raisonnante ». Cette dernière notion en annulant l’essence concrète et réellement phénoménologique du problême, fait encore ressortir, par son statisme unilatéral toute l’éblouissante signification dialectique du processus paranoïaque qui ne peut à cette occasion manquer de nous apparaître comme éminemment exemplaire. L’ouvrage de Lacan rend parfaitement compte de l’hyperacuité objective et « communicable " du phénomène, grâce à laquelle le délire prend ce caractère tangible et impossible à contredire qui le place aux antipodes mêmes de la stéréotypie de l’automatisme et du rêve. Loin de constituer un élément passif propice à l’interprétation et apte à l'intervention comme ceux-ci, le délire paranoïaque constitue déjà en lui-même une forme d’interprétation. C’est précisément cet élément actif né de la « présence systématique » qui, au delà des considérations générales qui précèdent, intervient comme principe de cette contradiction en laquelle réside pour moi le drame poétique du surréalisme. Cette contradiction ne peut mieux trouver sa conciliation dialectique que dans les idées nouvelles qui se font jour sur la paranoïa, et selon lesquelles le délire surgirait tout systématisé.
Aucun exemple immédiat ne me paraît aussi persuasif, aussi capable d’illustrer le caractère « brusque » et « réactionnel » du phénomène, le « changement profond de l’objet », la présence simultanée du fait systématique, associatif, l’interprétation implicite la communicabilité objective, etc., que l’image délirante du «visage paranoïaque » reproduite dans le numéro 4 du Surréalisme au service de la Révolution : la « persistance réelle de l’image délirante paranoïaque », sa a cohésion interventionniste et interprétatives sont encore un exemplaire frappant de leur opposition flagrante avec l’ « effacement dans la veille de l’image onirique », sa « condensation dissociative », sa « passivité symbolique se prêtant précisément à l’intervention interprétative ». Mais l’activité critique surréaliste avait lucidement surpassé le traumatisme de cet antagonisme par l’aspiration volontaire à des principes catégoriques et intuitifs, ressentis comme nécessité et présentant un caractère d’urgence évolutive. Malgré les difficultés mécaniques d’apparente inconséquence ou contradiction, résultant de l’inertie même des déséquilibres compensatifs, toute la préoccupation critique des surréalistes est précisément active à faire valoir, hors de tout facile paradoxe, le rêve ainsi que tous les états passifs et automatiques sur le plan même de l’ « action », à les faire intervenir, en particulier, « interprétativement » dans la réalité, dans la vie. Cette préoccupation critique n’a jamais tendu à s’appliquer qu’efficacement : d’une manière matérielle, reconnaissable, le plus physiquement tangible, faute de quoi le rêve et l’automatisme ne prendraient sens que de confites évasions idéalistes, ressource récréative et inoffensive pour le confortable soin de la gaîté sceptique des poètes selects.
Le surréalisme qui, dès ses débuts, avait vaincu le matérialisme mécaniste et s’en tenait à un idéalisme relativiste tout provisoire, n’a jamais méconnu l’urgence de ces principes systématiques d’action, procédant plus ou moins de ce «principe de vérification formulé par Breton dans le moment le plus lucide et le plus prophétique du surréalisme. C’est, coïncidant, on se le rappelle, avec l’invention capitale des objets oniriques, la proposition de réalisation, à des fins de vérification fidèle, la plus « approximative possible, d’objets délirants destinés à être mis en circulation, c'est à-dire à intervenir, à entrer couramment, quotidiennement en collision avec les autres dans la vie, à la pleine lumière de la réalité

Le mécanisme paranoïaque ne peut nous apparaître, du point de vue spécifiquement surréaliste auquel nous nous plaçons, que comme la preuve de la valeur dialectique de ce principe de vérification, par lequel passe pratiquement dans le domaine tangible de l’action l’élément même du délire, que comme le garant de la victoire sensationnelle de l’activité surréaliste dans le domaine de l’automatisme et du rêve.
Les pierres précieuses qui disparaissent au réveil et que dans le rêve on avait « gardées » et « disposées » avec ruse comme témoignage d’existence de la « désirée terre de trésors » à laquelle on avait accès conservent dans le délire paranoïaque, et après son extinction sous le regard stupide de tous, le poids exact correspondant à leur volume et le concret délirant de leurs plus physiques contours lumineux. Elles sont « dans la réalité ».

S. D.

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LE PROBLÈME DU STYLE

ET LA CONCEPTION PSYCHIATRIQUE DES FORMES PARANOÏAQUES DE L'EXPÉRIENCE

Entre tous les problèmes de la création artistique, celui du style requiert le plus impérieusement, et pour l’artiste lui-même, croyons-nous, une solution théorique. L’idée n’est pas sans importance en effet qu’il se forme du conflit, révélé par le fait du style, entre la création réaliste fondée sur la connaissance objective d’une part, et d’autre part la puissance supérieure de signification, la haute communicabilité émotionnelle de la création dite stylisée. Selon la nature de cette idée, en effet, l’artiste concevra le style comme le fruit d’un choix rationnel, d’un choix éthique, d’un choix arbitraire, ou bien encore d’une nécessité éprouvée dont la spontanéité s’impose contre tout contrôle ou même qu’il convient d’en dégager par une ascèse négative. Inutile d’insister sur l’importance de ces conceptions pour le théoricien.
Or, il nous paraît que le sens pris de nos jours par la recherche psychiatrique offre à ces problèmes desdonnées nouvelles. Nous avons montré le caractère très concret de ces données dans des analyses de détail portant sur des écrits de fous. Nous voudrions ici indiquer en termes forcément plus abstraits quelle révolution théorique elles apportent dans l’anthropologie.
La psychologie d’école, pour être la dernière venue des sciences positives et être ainsi apparue à l’apogée de la civilisation bourgeoise qui soutient le corps de ces sciences, ne pouvait que vouer une confiance naïve à la pensée mécaniste qui avait fait ses preuves brillantes dans les sciences de la physique. Ceci, du moins, aussi longtemps que l’illusion d’une infaillible investigation de la nature continua de recouvrir la réalité de la fabrication d’une seconde nature, plus conforme aux lois d’équivalence fondamentales de l’esprit, à savoir celle de la machine. Aussi bien le progrès historique d’une telle psychologie, s’il part de la critique expérimentale des hypostases du rationalisme religieux, aboutit dans les plus récentes psycho-physiques à des abstractions fonctionnelles, dont la réalité se réduit de plus en plus rigoureusement à la seule mesure du rendement physique du travail humain. Rien, en effet, dans les conditions artificielles du laboratoire, ne pouvait contredire à une méconnaissance si systématique de la réalité de l’homme.
Ce devait être le rôle des psychiatres, que cette réalité sollicite de façon autrement impérieuse, de rencontrer et les effets de l’ordre éthique dans les transferts créateurs du désir ou de la libido, et les déterminations structurales de l’ordre nouménal dans les formes primaires de l’expérience vécue : c’est-à-dire de reconnaître la primordialité dynamique et l’originalité de cette expérience (Erlebnis) par rapport à toute objectivation d'événement (Geshehnis).
Nous serions pourtant en présence de la plus surprenante exception aux lois propres au développement de toute superstructure idéologique,. si ces faits avaient été aussitôt reconnus que rencontrés, aussitôt affirmés que reconnus. L’anthropologie qu’ils impliquent rend trop relatifs les postulats de la physique et de la morale rationalisantes. Or ces postulats sont suffisamment intégrés au langage courant pour que le médecin qui entre tous les types d’intellectuels est le plus constamment marqué d’une légère arriération dialectique, n’ait pas cru naïvement les retrouver dans les faits eux-mêmes. En outre il ne faut pas méconnaître que l’intérêt pour les malades mentaux est né historiquement de besoins d’origine juridique. Ces besoins sont apparus lors de l’instauration formulée, à la base du droit, de la conception philosophique bourgeoise de l’homme comme doué d’une liberté morale absolue et de la responsabilité comme propre à l’individu (lien des Droits de l’homme et des recherches initiatrices de Pinel et d’Esquirol). Dès lors la question majeure qui s’est posée pratiquement à la science des psychiatres, a été celle, artificielle, d’un tout-ou-rien de la déchéance mentale (art. 64 du Code pénal).
Il était donc naturel que les psychiatres empruntassent d’abord l’explication des troubles mentaux aux analyses de l’école et au schéma commode d’un déficit quantitatif (insuffisance ou déséquilibre) d’une fonction de relation avec le monde, fonction et monde procédant d’une même abstraction et rationalisation. Tout un ordre de faits, celui qui répond au cadre clinique des démences, s’y laissait d’ailleurs assez bien résoudre.
C’est le triomphe du génie intuitif propre à l'observation, qu’un Kraepelin, bien que tout engagé dans ces préjugés théoriques, ait pu classer, avec une rigueur à laquelle on n’a guère ajouté, les espèces cliniques dont l’énigme devait, à travers des approximations souvent bâtardes (dont le public ne retient que des mots de ralliement : schizophrénie, etc...), engendrer le relativisme nouménal inégalé des points de vue dits phénoménologiques de la psychiatrie contemporaine.
Ces espèces cliniques ne sont autres que les psychoses proprement dites (les vraies « folies » du vulgaire). Or les travaux d’inspiration phénoménologique sur ces états mentaux (celui tout récent par exemple d’un Ludwig Binswanger sur l’état dit de « fuite des idées » qu’on observe dans la psychose maniaque-dépressive, ou mon propre travail sur « la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité ») ne détachent pas la réaction locale, et le plus souvent remarquable seulement par quelque discordance pragmatique, qu’on peut y individualiser comme trouble mental, de la totalité de l’expérience vécue du malade qu’ils tentent de définir dans son originalité. Cette expérience ne peut être comprise qu’à la limite d’un effort d’assentiment ; elle peut être décrite valablement comme une structure cohérente d’une appréhension nouménale immédiate de soi-même et du monde. Seule une méthode analytique d’une très grande rigueur peut permettre une telle description ; toute objectivation est en effet éminemment précaire dans un ordre phénoménal qui se manifeste comme antérieur à l’objectivation rationalisante. Les formes explorées de ces structures permettent de les concevoir comme différenciées entre elles par certains hiatus qui permettent de les typifier.
Or, certaines de ces formes de l’expérience vécue, dite morbide, se présentent comme particulièrement fécondes en modes d’expression symboliques, qui, pour être irrationnels dans leur fondement, n’en sont pas moins pourvus d’une signification intentionnelle éminente et d’une communicabilité tensionnelle très élevée. Elles se rencontrent dans des psychoses que nous avons étudiées particulièrement, en leur conservant leur étiquette ancienne et étymologiquement satisfaisante de « paranoïa ».
Ces psychoses se manifestent cliniquement par un délire de persécution, une évolution chronique spécifique et des réactions criminelles particulières. Faute d’y pouvoir déceler aucun trouble dans le maniement de l’appareil logique et des symboles spatio-temporo-causaux, les auteurs de la lignée classique n’ont pas craint de rapporter paradoxalement tous ces troubles à une hypertrophie de la fonction raisonnante.
Pour nous, nous avons pu montrer non seulement que le monde propre à ces sujets est transformé bien plus dans sa perception que dans son interprétation, mais que cette perception même n’est pas comparable avec l’intuition des objets, propre au civilisé de la moyenne normale. D’une part, en effet, le champ de la perception est empreint chez ces sujets d’un caractère immanent et imminent de « signification personnelle » (symptôme dit interprétation), et ce caractère est exclusif de cette neutralité affective de l’objet qu’exige au moins virtuellement la connaissance rationnelle. D’autre part l’altération, notable chez eux des intuitions spatio-temporelles modifie la portée de la conviction de réalité (illusions du souvenir, croyances délirantes).
Ces traits fondamentaux de l’expérience vécue paranoïaque l’excluent de la délibération éthico-rationnelle et de toute liberté phénoménologiquement définissable dans la création imaginative.
Or, nous avons étudié méthodiquement les expressions symboliques de leur expérience que donnent ces sujets : ce sont d’une part les thèmes idéiques et les actes significatifs de leur délire, d’autre part les productions plastiques et poétiques dont ils sont très féconds.

Nous avons pu montrer : 1° La signification éminemment humaine de ces symboles, qui n’a d’analogue, quant aux thèmes délirants, que dans les créations mythiques du folklore, et, quant aux sentiments animateurs des fantaisies, n’est souvent pas inégale à l’inspiration des artistes les plus grands (sentiments de la nature, sentiment idyllique et utopique de l’humanité, sentiment de revendication antisociale).
2° Nous avons caractérisé dans les symboles une tendance fondamentale que nous avons désignée du terme d’ « identification itérative de l’objet » : le délire se révèle en effet très fécond en fantasmes de répétition cyclique, de multiplication ubiquiste, de retours périodiques sans fin des mêmes événements, en doublets et triplets des mêmes personnages, parfois en hallucinations de dédoublement de la personne du sujet. Ces intuitions sont manifestement parentes de processus très constants de la création poétique et paraissent l’une des conditions de la typification, créatrice du style.
3° Mais le point le plus remarquable que nous ayons dégagé des symboles engendrés par la psychose, c’est que leur valeur de réalité n’est en rien diminuée par la genèse qui les exclut de la communauté mentale de la raison. Les délires en effet n’ont besoin d’aucune interprétation pour exprimer par leurs seuls thèmes, et à merveille, ces complexes instinctifs et sociaux que la psychanalyse a la plus grande peine à mettre au jour chez les névrosés. Il est non moins remarquable que les réactions meurtrières de ces malades se produisent très fréquemment en un point névralgique des tensions sociales de l’actualité historique.

Tous ces traits propres à l’expérience vécue paranoïaque lui laisse une marge de communicabilité humaine, où elle a montré, sous d’autres civilisations, toute sa puissance. Encore ne l’a-t-elle pas perdu sous notre civilisation rationalisante elle-même : on peut affirmer que Rousseau, chez qui le diagnostic de paranoïa typique peut être porté avec la plus grande certitude, doit à son expérience proprement morbide la fascination qu’il exerça sur son siècle par sa personne et par son style. Sachons aussi voir que le geste criminel des paranoïaques émeut parfois si loin la sympathie tragique, que le siècle, pour se défendre, ne sait plus s’il doit le dépouiller de sa valeur humaine ou bien accabler le coupable sous sa responsabilité.
On peut concevoir l’expérience vécue paranoïaque et la conception du monde qu’elle engendre, comme une syntaxe originale, qui contribue à affirmer, par les liens de compréhension qui lui sont propres, la communauté humaine. La connaissance de cette syntaxe nous semble une introduction indispensable à la compréhension des valeurs symboliques de l’art, et tout spécialement aux problèmes du style, — à savoir des vertus de conviction et de communion humaine qui lui sont propres, non moins qu’aux paradoxes de sa genèse, — problèmes toujours insolubles à toute anthropologie qui ne sera pas libérée du réalisme naïf de l’objet.

J. L.

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DANSES FUNÉRAIRES DOGON

(Extrait d'un carnet de route) par MICHEL LEIRIS Photos Mission Dakar-Djibouti

29 septembre 1931

Nuit fraîche à Bandiagara. Départ. Embourbement de près d’une heure. Arrivée à Sanga (1). Le chef Douneyron Dolo nous fait un cordial accueil. D’autres gens viennent, ainsi qu’une quantité d’enfants. Nous sommes bien loin ici de la servilité de la plupart des hommes rencontrés jusqu’à présent. Tout ce que nous connaissons en fait de nègres ou de blancs prend figure de voyous, goujats, plaisantins lugubres à côté de ces gens. Formidable religiosité. Le sacré nage dans tous les coins. Tout semble sage et grave. Image classique de l’Asie. Au pied d’un baobab tout proche du campement vient d’avoir lieu, sans que nous nous en doutions, un sacrifice de poulets et de rats. Ce soir des trompes sonnent, on entend des chants lointains. Des aboiements aussi, car ce bruit agace les chiens, et le claquement sec d’une batterie sur bois, touque ou calebasse. Rien ne rit plus ici, ni la nature ni les hommes. Les serpents sont très nombreux ; certains entrent dans les maisons. Par ailleurs, quand je repense aux visages de mes interlocuteurs de tout à l’heure, j’ai honte à l’idée que parmi les enfants et les jeunes gens beaucoup feront des tirailleurs.

30 septembre

La nuit a été agitée : après les sons de trompe du soir il y a eu beaucoup de mouvement dès avant l’aube. Cris d’oiseaux. Braiements d’ânes.
Cet après-midi, grande fête d’après funérailles, pour la mort d’une des femmes les plus vieilles d'un des villages qui constituent Sanga. Affluence d'environ cinq cents personnes, de familles entières venues de plusieurs villages, faisant des entrées comme au Châtelet : les hommes les plus âgés brandissant leurs armes devant l’exposition des richesses de la morte, faisant solennellement le tour d’un bloc de pierre entouré de pierres plus petites et nommé « pierre du brave » (2) ; les plus jeunes de la famille exécutant, chaque famille à son tour, une sorte de ballet, et les cauris pleuvant à pleines poignées et circulant partout, de famille à danseurs, de danseurs à musiciens. Avec ces cauris, on achètera du dolo (3) car il faut qu’on s’amuse bien. Une personne jeune serait morte, on eût pleuré...
Hors de lui, le petit-fils, un homme barbu d’environ quarante ans, danse tout seul dans un coin et les femmes, qui le reconnaissent, lui barbouillent le visage avec de la farine de mil (4). Il revient ainsi danser et chanter, ivre de dolo, sur le rocher où les hommes se déshabillent en partie avant de danser leur ballet de famille.
Les parents riches qui ont travaillé en Gold Coast font les snobs ; ils exhibent de longues simarres de soie, parapluies, écharpes à carreaux, chapeaux gris londoniens, parfois bas à pompons et souliers à semelles débordantes.
Des hommes dansent le torse nu, enturbannés comme des rajahs. Demain, au coucher du soleil, les masques sortiront, masques primitivement découverts par une femme, après que les oiseaux de proie, les ayant pris pour de la viande à cause de leur couleur rouge, les eussent laissés tomber du haut d’un arbre sitôt reconnue leur erreur (5)... Un homme est mort il y a quelque temps et — commémorativement — les masques sortiront. Cette nuit, paraît-il, la « mère du masque » a pleuré, la mère du masque, petit ins trument de fer qu'on conserve dans un trou. C'était un signe de mort.
Ce soir, on entend encore des trompes. Les joueurs, qu'on ne voit pas, rentrent en cortège dans un quartier un peu séparé du principal village. Les boys ont un peu peur, disent que c'est le koma (6). Il est presque certain que nous ne saurons jamais ce que sont ces trompes et qui en joue.

1er octobre

Nous allons d'explication en explication. La « mère du masque» est un « bull roarer» - une pale fixée au bout d'une corde, et qui vrombit quand on anime cette corde d'un mouvement de rotation (7). Les trompes entendues hier soir étaient jouées par des jeunes gens qui revenaient de battre le fonio (8). Mon informateur s'appelle Ambara Dolo, fils de Dinkoroman et de Yatimmé. C'est un ancien élève de l'école, qui s'est enfui du pays pendant deux ans, le précédent administrateur ayant voulu le forcer à aller à l'École régionale de Bamako, alors que ses parents étaient vieux et avaient, déclare-t-il, besoin de lui pour les nourrir. Dans une langue souvent pas très claire, mais que je bois littéralement, Ambara me révèle un tas de choses. Il porte une petite barbiche noire sans moustache, des anneaux d'oreilles et, depuis hier soir, une redingote à épaules très aiguës, selon la mode des statures carrées.
Vers midi, il s'excuse, devant assister à des réunion de dolo (fruit des cauris recueillis la veille à l'occasion de l'enterrement et notamment des richesses que Griaule a distribuées).
Il revient à deux heures et demie, visiblement touché par le dolo et ayant ajouté à sa redingote un pantalon blanc. Il s'en va faire un tour au marché et promet qu'il reviendra plus tard me chercher. Vous devons en effet aller du coté de la caverne des masques, d'où doivent sortir ce soir, en attendant de danser publiquement demain (9).
Lorsque Ambara reparait, il est presque saoul perdu. Tenant mal sur ses jambes, il m'explique pateusement qu'il est encore un peu trop tôt pour aller voir les masques et que, d'ailleurs, il lui faut aller demander au chef de la société l'autorisation d'assister à la réunion, car il a laissé son masque à Bamako (?) et craint d'être obligé de payer une amende.
Peu de minutes après, arrive le neveu d'Ambara, petit garçon avec qui j'ai déjà travaillé. Il m'annonce que son oncle m'attend. Je pars avec l'enfant, mais Ambara reste introuvable. Nous rencontrons heureusement le frère du chef de canton qui se fait mon guide, après avoir renvoyé l'enfant, car celui-ci n'a pas le droit de voir les masques.
Il fait tout à fait nuit. Mon guide et moi sortons du village. Nous rejoignons dans les rochers avoisinants la troupe des hommes, habillés tous comme d'habitude, sauf deux masques, jeunes gens vêtus de costumes de fibre que je distingue très mal à cause de l'obscurité. Il y a un grand nombre de tambours et la plupart des hommes portent des lances ou des houes. Je me mêle à la procession, qui serpente à travers l'herbe et les rochers, s'arrêtant à certains endroits pour chanter et danser. Les armes sont brandies et l'on pousse des cris aigus, en fausset, comme pour imiter les bêtes fauves. Je suis le seul spectateur. Ambara, qui a fini par me rejoindre, gambade devant moi, les basques de sa redingote s'agitant comme les ailes d'un sylphe. Lors d'un temps d'arrêt, il confie sa redingote à quelqu'un de sa parenté et vient danser au milieu du cercle, brandissant une sandale au bout de chacun de ses bras. Beaucoup d'autres hommes sont saouls, sinon la plupart, et certains s'égaillent dans les champs de mil, poussant en fausset des sortes de ricanements. Comme fond à tout cela, une batterie de tambour et des chœurs extraordinairement nobles.
Ambara, encore plus saoulé par la danse, me plaque : il doit, dit-il, aller chez son beau-père. En partant, il me confie à un gros type dont il me dit qu'il est pour lui comme un frère...
Grand discours du chef des masques, en langage secret. Tout le monde s'assied. J'en fais autant. Le discours, très long, est ponctué par diverses clochettes (10). On chante, on crie encore, puis on rentre au village et la danse reprend sur une place publique, autour d'une « pierre du brave », en langue d'ici anakasé doumman. Finalement on apporte un énorme canari de dolo. Par petits groupes, les hommes s'asseyent et se mettent à causer.
Je m'en vais ; tout est fini pour le moment, mais c'est maintenant que va commencer, je suppose, la réunion vraiment intime, En partant, je tombe sur notre domestique Mamadou Vad escorté des deux boys du pasteur américain, eux aussi pas mal saouls. Le copain auquel on m’a confié me reconduit jusqu’au campement. J'y trouve Griaule en train d’enquêter avec le chef du village, un notable, le chef d’un village voisin, ces trois derniers saouls également, à tel point que l’un d’eux, qui a répondu à toutes les questions le front appuyé sur la table, ne trouve plus la porte quand il faut s’en aller.

2 octobre

Journée écrasante. C’est la sortie publique des masques, pour l’homme qui est mort. Vers trois heures, deux vieux jouent du tambour à la lisière du village et des champs de mil (à proximité de l’endroit où se trouvent les cases spéciales aux femmes en règles) pour avertir les masques qu’on les attend. L’un des vieux appelle en langue secrète, au moment où le premier masque va se cacher dans les tiges de mil : «La nuit est venue,ils n’ont qu’à venir ».
Tambour par de jeunes hommes et ricanements des masques qui descendent de leur caverne, dont l’entrée est barrée par une clôture de pierres. Ils gagnent le village, à travers les tiges de mil.
Les masques montent sur la maison du mort et dansent sur la terrasse. Celui d’entre eux qui porte sur la tête une lame flexible et à claire-voie faite de tiges rassemblées, lame qui fait environ quatre mètres de haut, danse au pied de la terrasse. La mère du mort, elle aussi, danse en bas, levant les bras vers les masques (11).
Danse autour de la « pierre du brave ». Sur la place dont cette pierre marque approximativement le centre, il y a l’abri pour les hommes, auprès duquel sont disposés plusieurs grands cauris pleins de dolo. C’est du côté de cet abri que se tiennent les tambours. A leur droite, un rocher ; à leur gauche, en continuant le cercle, les adultes et les vieux. Encore à gauche, le chef de canton et nous, à l’orée d’une ruelle, près d’une roche en auvent sous laquelle ont été jetés des fragments de canaris cassés et des os d’animaux (restes d’un festin d’hommes) et à l’ombre de laquelle sont assis les plus âgés. C’est à gauche de cette roche, fermant presque le cercle, que se reposent les danseurs et les masques, excepté celui à gigantesque cimier qui, tout le temps qu’il ne danse pas, reste assis derrière le groupe des adultes et des gens âgés.
Tout autour de la place, mais éloignés du lieu même de la crise, se tiennent les spectateurs femmes et enfants : les enfants perchés sur les rochers de la place, les femmes sur les terrasses avec les plus petits enfants. Aucune femme ni aucun enfant ne se trouve sur le sol, de plain-pied avec les masques. Lorsque des société masquées d’autres quartiers feront leur entrée, on apercevra dans les rues adjacentes des fuites précipitées d’enfants.
Au moment de son entrée, avant que les places ne se fixent, la société du quartier en deuil (où la fête se passe) a parcouru la place en serpentant, tambours en tête, masques en queue ; marche sans frein de corybantes décrivant les lacets par lesquels un certain ordre dut commencer à s’introduire dans le chaos (12).
Les adeptes non masqués (adultes initiés depuis déjà longtemps) dansent d’abord seuls, en file indienne, sautant très haut et, des talons, frappant la terre violemment.
Devant le chœur des hommes âgés qui chantent, de vieux initiés s'agitent, exhortant ceux qui crient, dansent ou chantent. Aux moments de paroxysme, de longues tirades en langue secrète sont lancées, les chefs des initiés secouent fort leurs sonnailles et des paroles s’échangent.
Les masques sont portés par les jeunes gens. En dehors de celui qui est si haut et qu’on nomme la « maison à étages », il y en a un à longs cheveux noirs simulés, coupés par une raie médiane et re tombant de chaque côté du visage que dissimule un masque de cauris ; il représente un marabout (13). D’autres, dont le déguisement comporte des seins postiches couverts de terre noircie, représentent des jeunes filles ; ils sont portés par les garçons les plus jeunes. D’autres encore, portés par de plus âgés, sont des sortes de heaumes surmontés de croix de Lorraine à ressemblance d’iguanes ; le déguisement comprend une arme telle qu’un sabre ou une hache (14). D’autres enfin, portés par de jeunes et récents initiés, sont faits seulement de corde noire tressée. Les costumes se composent d’une série de jupes, de bracelets de mains et de pieds, collerette, pièce de vannerie tombant sur la nuque et cachant le derrière de la tête laissé libre par le masque. Jupes, bracelets, collerettes sont faits de fibres rouges, jaunes, noires. Les danseurs qui représentent des personnages non féminins portent des soutiens-gorge garnis de cauris. Le marabout porte un boubou. Tous ces hommes ont des allures louches d’hermaphrodites. Quand ils quittent la place après avoir dansé, ils courent lourdement, ou plutôt marchent à grands pas, penchés en avant et les jambes écartées, comme des hommes qui voudraient faire tourner la terre sous leurs pieds. La danse des masques filles consiste en mouvements lascifs, torsions du buste et du bas-ventre. Celle des masques à grande croix consiste principalement en un brusque mouvement de tête qui fait décrire par l’extrémité de la croix qui surmonte le casque un cercle presque vertical, tangent au sol en son point le plus bas, de sorte que le bout de la croix gratte la terre violemment, avec un bruit de raclement qui fait penser à un cheval piaffant, — brutal tournoiement d’Antée voulant reprendre vite contact avec le sol, — suivi d’un temps d’arrêt au cours duquel la tête se trouve rejetée légèrement de côté et en arrière.
Mais la danse du masque à étages est la plus admirable. Le danseur marche d’abord en faisant onduler sa coiffure, ainsi qu’un long serpent dressé. Les vieillards interpellent le danseur en langue secrète. Durant quelques instants, un vieillard enthousiaste danse en même temps que lui. D’un mouvement lent, le grand masque incline sa construction, de manière que sa cime vienne toucher le sol, puis il recule, traînant ce mât doucement. De nouveau on dirait un serpent. Ce salut qu’il avait effectué face aux tambours, il l’effectue maintenant face aux masques, puis se met à genoux. Les bras croisés au dos, il touche le sol de sa cime en avant et en arrière alternativement. tout cela majestueusement. Chaque fois qu’il se redresse, c’est une verge qui rebande après avoir molli. Il tourne enfin sur lui-même, la tête inclinée — de manière que l’extrémité de son long casque décrive un cercle sur un plan horizontal, à la vitesse d’une fronde — au milieu des hurlements. Il se redresse enfin et se sauve, suivi de quelques danseurs (15). Le spectacle continue, mais le point culminant est dépassé. Quand les masques dansent bien, les vieux frappent devant eux la terre à coups de bâton, en guise d’applaudissement. D’autres masques viennent, avec d’autres tambours, arrivés d’autres quartiers, et, après la même marche serpentine, exécutent la même danse. Les jeunes danseurs reçoivent des cauris. Certains masques spéciaux — celui qui représente un marabout, un autre muni d’une lance et figurant un étranger ennemi (16) — exécutent leur danse et prient ensuite un vieux, autrefois spécialiste de cette danse, de l’exécuter devant eux, afin de la leur mieux enseigner. D’autres jeunes danseurs font de même.
Mon ami Ambara, partagé entre divers devoirs de politesse, son rôle de guide et sa piété kado, nous quitte de temps à autre pour s’en aller bondir avec ses compagnons — sans redingote, cette fois : en chemise kaki et culotte courte rouge brique. Avant-hier il m’avait donné des noms de génies, inscrits pour se les rappeler sur un petit livret des « Actes des Apôtres » (qu’il aura dû trouver je ne sais où, ou recevoir des mains de je ne sais quel missionnaire catholique). Ce matin, il racontait à Griaule que, lorsque lui et ses camarades de l’école avaient dit, après une leçon de cosmographie aux vieux que la terre était ronde, ils avaient été battus. Ce soir je lui donne un cachet d’aspirine pour faire passer le mal de tête qu’il doit au dolo bu hier.

M. L.


NOTES

(1) Groupe de villages du Soudan français, au bord de la falaise de Bandiagara, dans la boucle du Niger. Les habitants de toute cette région, ou dogon, sont connus surtout sous le nom de habé (sing. : kado). C’est par ce terme qui, en peul, veut dire « païen » que les désignent les musulmans.
(2) J’ai su depuis que le corps d’un homme tué (ou sacrifié ?) lors de la fondation du village était enterré dessous.
(3) Nom sous lequel les Européens désignent habituellement la bière de mil, en Afrique occidentale française.
(4) Ce personnage, je l’ai appris plus tard, n’était pas le petit-fils de la morte, mais un de ses mangou (sorte d’allié par le sang).
(5) Selon un autre mythe, le premier masque (ou plus exactement le premier costume et la première cagoule de fibre, car les masques de bois sont regardés par les dogon comme d’invention humaine) furent donnés par la divinité à la fourmi. Un jour qu’il avait plu, celle-ci les mit sécher au soleil, sur la fourmilière. C’est là que les trouva le yourougou (espèce de chacal), qui les emporta dans sa caverne. Une femme aperçut le costume dans cette caverne. Sa couleur rouge la frappa. Elle se le fit donner par le yourougou et le revêtit — comme avait fait ce dernier — pour danser sur la terrasse de son père qui venait de mourir. Puis, descendue de la terrasse, elle cacha le costume, voulant le garder pour elle. Mais un jeune homme, sur le conseil d’un vieillard qui l’avait vue, profita de son absence pour s’introduire chez elle, revêtir le costume et l’effrayer à son retour. Voyant le jeune homme ainsi costumé, la femme, prise de peur, s’enfuit. Elle se réfugia dans la maison d’un vieil homme. Le jeune homme l’y poursuivit. Elle se réfugia dans la maison d’un dyinou (génie). Le jeune homme l’y poursuivit. Elle se réfugia dans la case des femmes en règles. Le jeune homme ne l’y suivit pas (à cause du tabou des femmes en règles). Mais il garda le costume, les autres hommes en firent de pareils et, depuis, les masques sont réservés aux hommes et tabou pour les femmes et les enfants.
(6) Fétiche très redouté chez les Bambara et les populations mandingues en général.
(7) On fait tourner la « mère du masque » (dogon : imina na ; — langue secrète de la société : awa douno) lorsqu’un homme de la société des masques (qui englobe tous les adultes et se confond pratiquement avec la société des hommes) est mort.
(8) Chez les dogon, cette céréale fait l’objet d’un grand nombre de tabous. Notamment, on ne la bat que la nuit.
(9) En principe, les masques ne sortent qu’à l’occasion des funérailles — et des funérailles d'hommes. Ils sortent une première fois le jour de l’enterrement, c’est-à-dire le jour qui suit la mort ; le rite essentiel qu’ils accomplissent lors de cette première sortie est un rite de salutation au mort. Plus importante est la deuxième sortie qui a lieu plusieurs semaines au moins après la mort et dure environ vingt-quatre heures (du coucher du soleil au coucher du soleil). Deux phases de cette deuxième sortie sont racontées dans le présent article.
Sorties et danses de masques dogon ont été filmées par la Mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti, dirigée par Marcel Griaule. Au cours de la même expédition, les batteries de danses de masques dogo ont fait l’objet d’enregistrements sonores. Une importante série de masques rassemblée par la mission, figure parmi les collections du Musée d'Ethnographie.
(10) Ce lieu est dit en langue secrète awa tan g na ou « brousse du masque. Je me propose, dans un article ultérieur, de revenir sur la langue sacrée des dogon et de donner quelques échantillons de ces poèmes, si simples et d’une humanité, à mon sens, si profondément émouvante.
(11) Tandis que les masques dansent sur la terrasse, les hommes masqués qui sont restés en bas chantent en langue dogon. Parmi les exemples de ce genre de chants qui ont été recueillis, un surtout me paraît intéressant parce que les danseurs masqués y sont identifiés à des fourmis (cf. note 5)
« La troupe de fourmis est montée sur la terrasse,
A démoli la maison de mon père,
La troupe de fourmis est montée sur la terrasse.
Ce sont des fourmis qui sont montées sur la terrasse,
Ont démoli la maison de mon père,
Ce sont des fourmis qui sont montées sur la terrasse. »
(12) Cette marche est dite en dogon odiou tonolon, « route en zig-zag »
(13) Ce masque, dit masque mourhinê, figure un marabout ou prêtre musulman. Il a de longs cheveux « parce qu’un marabout ne se rase jamais ». Tenant à la main un papier, le danseur feint d’écrire et de vendre des amulettes.
(14) D’après un des informateurs (vieil initié à la société des masques), les masques — dits kanaga — représentent des « femmes de dyinou ».
(15) D’après le même informateur, « le siriguê (masque maison à étages) est le petit frère de la mère du masque, celui qui, en âge, vient immédiatement après elle, celui qu’on montre alors qu’on ne la montre pas. Siriguê et mère du masque sont la même chose, mais la mère du masque ne se voit pas, alors que le siriguê se voit. Ils sont identiques parce qu’ils tournent tous les deux ».
Quand le siriguê est à genoux et touche le sol de l’extrémité de son masque renversé en arrière, des hommes de la famille du danseur se mettent devant lui afin d’empêcher qu’on le reconnaisse en le regardant par-dessous son masque (placé alors de telle sorte qu’il ne dissimule plus complètement le visage). Ceux qui le reconnaîtraient à ce moment pourraient l’envoûter,par vengeance ou par jalousie.
(16) Masque dit samana. Les samana habitent la région de Kani Gogouna. Ils portent trois balafres le long des joues. Ils sont maintenant musulman et ne boivent pas de dolo. Avant l’occupation française, ils faisaient des razzias en pays dogon et vendaient les prisonniers comme esclaves. Le danseur qui personnifie le samana menace les spectateurs, chasse les danseurs déguisés en filles, etc... Il feint tantôt de rudoyer les masques filles, tantôtt leur donner des cauris et de les caresser pour les séduire.
Le masque samana, de même que le masque mourhinê, est d’inventon récente. Le masque composé simplement de jupes de fibre et d’une cagoule (masque dit bêzê) est réputé le plus ancien puisque, selon le mythe, il est le seul à avoir été révélé.

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