Didier Ottinger, Surréalisme et mythologie moderne
par Guy Delacour
Didier Ottinger, Surréalisme et mythologie moderne, les voies du labyrinthe d’Ariane à Fantômas, Gallimard, collection Art et artistes, février 2002.
Le livre de Didier Ottinger est le plus important sur le surréalisme de ceux écrits par les historiens d'art de ces quinze dernières années. Dans sa masse, la production livresque générée par les grandes expositions de Paris et de Londres est malheureusement décevante. Il ne s’agit en rien d’un cortège d’Orphée, mais bien plutôt du retour des vieux dinosaures. Toujours des rééditions, et, de surcroît, les mêmes antiennes hostiles au surréalisme. Les ouvrages savants de la dernière génération sont les parents pauvres exclus de la fête qui, telles les publications du Centre de Recherche sur le Surréalisme, s’y glissent parfois comme par effraction.
Dans ce désastre, l’ouvrage d'Ottinger parvient à surnager. Sur France Culture, son auteur lui-même le présentait comme d’un format léger. Cet ouvrage est en effet sans prétention et ne veut en aucun cas faire autre chose que de l’histoire de l’art : l’interdisciplinarité en est donc absente. Ottinger paraît peu informé de la production des études littéraires consacrées à la vieille thématique des rapports entre surréalisme et mythes[1]. Il ignore la poésie, la politique, les études littéraires et appartient à une autre génération que celle des W. Spies, Nadeau ou Marguerite Bonnet etc. Il a étudié l’histoire de l’art chez Bataille, en disposant de l’appareil critique de La Pléiade pour Breton, et surtout des travaux de Rosalind Krauss, à qui il rend un hommage appuyé.
Ottinger sait présenter les enjeux souvent sordides de l’histoire de l’art et du monde muséal, dont il fait partie. En quelques phrases d'une simplicité perverse, il se livre à une démolition en règle de la fable répandue par Clément Greenberg et ses émules, grand ordonnateur dans ces dernières décennies de la modernité artistique, qui a réduit le surréalisme aux besoins de sa présentation, contournant soigneusement[2] "les relations pourtant étroites, des artistes de New York avec le surréalisme".
Tout cela n'est pas nouveau. Quand on a entendu Ottinger commentant la nouvelle disposition des salles des collections permanentes du Centre Pompidou - Rothko, Matta, Masson, Gorky et Pollock étant présentés sur les mêmes cimaises -, le bien-fondé de sa critique s’impose. En fait, le mérite essentiel de ce livre est d'annoncer les orientations de la nouvelle génération des directeurs de musées, opposés à "la vulgate moderniste, cette fable d’outre-Atlantique". Mais on regrettera qu'Ottinger, un des plus prometteurs commissaires d’expositions, n'ait pas eu le courage, pas plus que quiconque à ce jour, de s'atteler vraiment à une révision nécessaire et urgente[3].
L'occasion a été ratée de présenter autrement le surréalisme au grand public, d'autant plus qu'il faudra attendre dix à vingt ans pour disposer de nouveau des moyens matériels mobilisés par les expositions de cette année. Un vrai livre au moins aura tracé les contours des "affinités profondes du surréalisme et de la pensée mythique":
Plutôt qu’un mouvement inséré entre un « isme » et un autre, il conviendrait de rattacher le surréalisme à cette vague récurrente qui, à intervalles réguliers, ranime les forces de la phusis, fait proliférer les chimères, les associations libres de l’imaginaire.
Par déformation professionnelle sans doute, Ottinger a écrit ce livre comme un audio-guide, aidant le visiteur à parcourir les salles d'une exposition virtuelle. Chaque chapitre a pour titre le panneau d’entrée d’une salle, 14 en tout. On y parle de surréalisme, de mythologie, de Bataille, de Breton, de Péret, de Duchamp, de Malcom de Chazal, de Leiris, de Walter Benjamin, de Mabille, de Jung (importun à notre goût), de Charles Estienne, de Carl Einstein, de Baudrillard, de Detienne, de Victor Hugo (un truisme, en ces temps), d'Eliot, de Kafka, d'Ovide, de Graham (J. bien entendu), de Suquet, de Marcel Mauss, de Frazer, de Béguin, de Maurice Heine, d'Everling (hélas, il nous faut bien une mondaine, épouse d’un mécène), de Caillois, d'Ashton, de Rosalind Krauss, d'Hollier, de Bazin, de J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet… et j’en oublie. Nous sommes là en bonne compagnie, digne de tout honnête homme contemporain. Cela fait beaucoup pour un format léger. Il n'a voulu omettre aucun des nœuds du fil d’Ariane.
La première salle, Ariane, est en pleine lumière: De Chirico et Nietzsche nous dépaysent dans les joies et les énigmes d’une heure étrange. Il y a Picasso, le peintre et son modèle, Picabia le sphinx, Duchamp et ses pelotes de ficelles, jusqu’au dégoût de les avoir tant vues, enfin Masson, un labyrinthe à lui tout seul.
La deuxième est marquée par l’ombre de Fantômas. C’est le royaume de la nuit. Le cerveau de l’enfant ne cessera d’y jouer des jeux intrigants. Magritte y fait preuve de son sens de la nuit. Si nous voulons en sortir, nous ne le pouvons encore, car les escaliers de Brassaï nous mènent encore à Fantômas, sur les toits de Paris.
Dans la troisième, la Pythie a pris les habits de Masson, de Brauner à l’œil énucléé, du portrait prémonitoire d'Apollinaire. Pour Ottinger, c’est sous la pression de Bataille et de sa revue Documents que le surréalisme, après s'être éloigné du communisme, a laissé la Pythie exercer son emprise. La charnière essentielle repérée dans l’efficacité de la maïeutique de Bataille, véritablement intériorisée par Breton lors de son exil new-yorkais, est une réécriture. Le mérite de cette mise en perspective est de balayer le préjugé d’une avant-garde entassée dans un recoin des années vingt/trente et le cliché du perpétuel chassé-croisé Bataille/Breton présenté comme la lutte du bas et du haut, du scarabée fouillant l’excrément et de la libellule volant dans l’idéalité. Ces fantaisies, remplacées par l'idée d'une perméabilité entre ces deux hérauts du dernier siècle, apportent plus de visibilité aux messages de la Pythie déjà présents dans le romantisme.
Dans la quatrième salle, nous rencontrons Minotaure, le monstre et la revue. C’est Goethe qui ouvre la porte. Cette salle est celle de l’initiation des surréalistes au phénomène "religieux" par Bataille, le grand passage, auquel s'ajoute l'épisode de Contre-Attaque, qui "ouvre aussi les esprits surréalistes à des alternatives politiques qui auront une postérité féconde":
La première est la pensée utopique de Charles Fourier, qui figure au nombre des maîtres à penser de l’éphémère mouvement révolutionnaire. La seconde est l’anarchie, que Benjamin Péret[4] découvre avec enthousiasme pendant la guerre civile espagnole.
Évoluant du communisme à l’utopie et à l’anarchie, l’analyse sociale glisse subrepticement de la dialectique marxiste à la polarité du sacré.
Oui, là, il s’agit bien d’une réécriture, au mauvais sens du terme.
La cinquième salle est celle de "l'esthétique sadienne" de Pasiphaé. On y rencontre Pasiphaé de Masson, La Femme égorgée de Giacometti, Les jeux de la poupée de Bellmer, les photos de Seabrook, Masque de cuir et de collier, Le Viol de Magritte, Animal sauvage attaquant une femme nue, Le Baiser, et la couverture de Minotaure, ces trois dernières œuvres étant de Picasso.
La sixième salle est Acéphale, du nom de la revue de Bataille. Passons rapidement, tant cela est connu. De même que pour la septième, L’Age d’or.
Arrêtons nous un instant sur la huitième, Les grands transparents, "à la croisée des chemins de la conception bretonienne du mythe". Là, l’historien d’art touche juste sur la question, si ductile et si hystériquement taboue pour les historiens de l’art, des rapports de Duchamp avec le surréalisme:
Loin d’une historiographie, qui, par phobie du surréalisme, a produit un Duchamp cent pour cent dadaïste, il convient de rappeler à quel point son chemin n’a cessé de croiser celui du surréalisme.
La neuvième salle est celle de Quetzalcóatl. Très décevante. A lire seulement pour ceux qui ignorent encore le rôle joué par la découverte de la culture mexicaine par Rothko (avant l’arrivée des surréalistes dans les Amériques). C’est un chapitre particulièrement raté, et qui par ailleurs retombe dans la vision du surréalisme envisagé seulement sous l'angle de son apport à la formation de l’école américaine.
Le même péché (chassez le naturel, il revient au galop) opère dans la onzième salle, La femme-lune. Admirable pour qui s'intéresse à la formation de l'école de New York, indispensable sur Rothko, Motherwell, Stieglitz, Graham, Pollock, Newman, Gottlieb. Quant au petit paragraphe concernant véritablement les surréalistes, il ne nous apprendra rien en rappelant que Breton fréquentait les brocanteurs et les antiquaires à la recherche de figurines Pueblo. Avec justesse, il signale pourtant le rôle d’un texte essentiel à cette époque du surréalisme, la Préface à l’Anthologie des Mythes, légendes et contes populaires d’Amérique, de Benjamin Péret. Mais c’est pour reproduire, en pire, une erreur de l’appareil critique du tome III des Œuvres de Breton[5], prétendant que celui-ci aurait engagé Péret à entreprendre une vaste étude sur les mythes. Est-il utile de préciser, que bien loin d'avoir orienté quelque écrit que ce soit de Péret, c’est au contraire avec stupéfaction que Breton découvrit le texte de Péret?[6]
Non content de traiter cavalièrement la complexité de l'intertextualité qui relie Breton et Péret, Ottinger, si féru des rapports entre Duchamp et le surréalisme, fait l’impasse sur le fait significatif suivant (et à expliquer!): cette œuvre de Péret est la seule du surréalisme cosignée par Duchamp.
Duchamp et le fantôme de son Soigneur de gravité[7] est le sujet de la douzième salle. Excellent chapitre.
Inutile de détailler la treizième salle : Les Mères, une des plus fascinantes.
La quatorzième salle, Dionysos II (le retour), est à notre goût trop encombrée par Barthes, idole ici ridiculisée par l'auteur avec son efficacité coutumière, et par Jung. Ottinger oscille entre le goût pour les peintres américains et le retour aux surréalistes. Pourtant, il est superbe et a du panache. Il déborde de toutes parts la périodisation liée à la vulgate dénoncée. Il évoque, sans malheureusement l'analyser réellement, le rôle de Charles Estienne dans l'évolution du surréalisme, et de bien d'autres. Difficile de casser avec plus de puissance l’idéologie sous-jacente des grandes expositions de cette année 2002, en rappelant la reconnaissance par Breton, dénuée de tout préjugé formaliste ou idéologique, de Duvillier, de Degottex en 1955 et de ses influences extrême-orientales ou encore de Hantaï, Molinier ou Mimi Parent. Et si, dans les années 60, se référant aux mythologies de Breton, "Victor Brauner peint un cycle de tableaux consacré aux Mythologies et aux Fêtes des Mères (1965)", Ottinger conclut avec pessimisme:
Mais qui, en 1965, croit encore à la nécessité des mythes ?
Son livre, en tout cas, permet de ne pas désespérer complètement (peut-être ?) de l’histoire de l’art. Au-delà de ses imperfections, et faute de proposer une alternative véritable à Greenberg et à ses émules d'aujourd'hui, il est en fait une sorte de bible pour les histoires de l’art d’aujourd’hui, mais qu’il faudra bien dépasser.
Pour tous ceux qui ne se soucient que peu des questions d’historiographie, il restera, parmi tous les ouvrages sur le surréalisme écrits par les commissaires d’expositions, un livre ami du surréalisme, ce qui est par trop rare.
[1] Pour corriger cette insuffisance, on peut par exemple lire, dans Mélusine n° XIX, 1999, l’article critique de T. Aubert, «A portée de Mythe», pp. 349-355, qui analyse l’étude d’A. Tamuly, celle de C. Maillard-Chary et les travaux de J.-C. Blachère.
[2] Dans Peinture à l'américaine en particulier, ouvrage essentiel de Greenberg, à lire absolument.
[3] Didier Ottinger est actuellement conservateur en chef au musée national George Pompidou où il a été commissaire des expositions «Les péchés capitaux», David Hockney, Philip Guston. Il y prépare l’exposition Max Beckmann, très attendue.
[4] Pauvre Péret, toujours aussi maltraité par l’historiographie, même dans sa version la plus récente. Rappelons cependant ici que Péret n’a jamais manifesté de sympathie particulière pour l’anarchisme. Tout au contraire, il ne cessa de se moquer de ces anarchistes devenus ministres à la faveur de la guerre civile espagnole. Il ne se retrouva combattant dans les milices Durruti que parce que le POUM ne voulait pas de lui et de ses amis. Voir à ce sujet les Œuvres Complètes de Benjamin Péret, aux éditions Losfeld, puis Corti.
[5] Breton, Oeuvres Complètes, tome III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, octobre 1999, p. 1210.
[6] Voir la lettre d’André Breton à Péret, 26 mai 1943, BRT C 262, archives Doucet.
[7] Superbe passage du livre d’Ottinger, à savourer lentement et avec délectation. Si Didier Ottinger avait maintenu tout son livre à ce niveau, digne d’un Robert Lebel, il aurait alors réalisé le programme qu’il réclame de tous ses vœux.