Le Surréaliste et la mort
par Catherine Dufour
Le Surréaliste et la mort, Paris, L’Age d’homme, Bibliothèque Mélusine, 2001, 320 p., index des noms cités.
A la lumière des conceptions contemporaines de la mort (Ariès, Morin, Freud) et de quelques unes de ses représentations littéraires (Madame Bovary, Le Côté de Guermantes, La Peste), Thierry Aubert est parti du constat que les surréalistes, dans leur souci d’inventer " une mythologie moderne ", avaient voulu éclairer l’individu sur lui-même en s’appropriant l’expérience de la mort. Délaissant les discours conceptuels des auteurs, ressentis comme des contre-discours défensifs, il a choisi de lire la mort dans leurs œuvres vives. Au fil d’un corpus défini en avant-propos (Breton, Péret, Desnos, Vitrac, Eluard, Aragon, Crevel, Tzara, Duprey, Mansour, Le Brun), il a étudié les divers traitements de la tension, inhérente au phénomène léthal, entre la mort-anéantissement - la disparition irrémédiable du Sujet - et la mort surréelle - l’élaboration de cet événement par le Sujet vivant -.
Une première partie est consacrée au réseau des signes mortifères qui désignent la mort comme mise à l’épreuve, le suicide notamment, qui est aussi paradoxalement une mise à vie. La pendaison peut ainsi révéler un accès à soi, un dépassement de la condition humaine, une puissance sexuelle retrouvée, une érotisation de l’univers, tandis que l’arme à feu, le saut dans le vide, la noyade ou l’empoisonnement en proposent d’infinies variations. D’autres voies d’accès à l’univers mythique de la mort sont fournies par l’extase érotique, la déréliction amoureuse, les approches sensitives ou encore les figures du Double, dont l’androgyne, qui outrepasse chez Breton la dualité freudienne Éros/Thanatos par la brèche poétique ouverte dans l’univocité apparente du réel.
Cette quête du Sujet à l’extrême de lui-même a produit les créatures mortifères fondatrices de l’imaginaire surréaliste, Diable, vampire, Méduse, sirènes ou sphinx, ces trois dernières bousculant la représentation de la mort héritée de l’Antiquité. Certaines de ces créatures n’entretiennent pas un rapport fructueux avec la mort - le vampire par exemple - parce que trop liées à l’angoisse de la mort-anéantissement. Les créatures humaines chues en après-vie - morts, revenants, dépouilles ou noyés - suscitent de même des réactions ambivalentes en fonction de leur capacité au dépassement surréel. Grâce à ces représentations, le Sujet vit la mort sans être anéanti, au rythme de la triade Poésie Amour Liberté.
Appartenant à une autre catégorie de signes mortifères, l’espace et le temps surréels rompent avec la rationalité du naître pour mourir. Une nouvelle temporalité est suggérée par l’osmose entre instant et éternité ou la saisie simultanée de la fugacité et de l’intemporel, qui désorganisent les catégories figées - souvenir/mémoire, date/durée, passé/présent/avenir -. Dans l’espace surréel de la mort, le cimetière, lieu du simulacre social, est connoté négativement, mais le tombeau et la tombe sont ambivalents selon qu’ils désignent la mort bourgeoise ou la présence d’une béance fascinante. La faux, l’épitaphe, le cercueil, ainsi que les espaces oniriques de la mer, de l’océan, des ruines ou du désert, tantôt menacent le Sujet, tantôt pactisent avec la mort merveilleuse. Finalement, les signes mortifères répondent à l’idéal énoncé dans le premier Manifeste, qui se dit à la fois " contre la mort ", selon l’acception commune, et au plus près de celle-ci. Par cette double postulation les surréalistes renouent avec le mythe d’Orphée.
Une deuxième partie analyse le mourir en lui-même. Un parcours serré nous conduit dans le labyrinthe des motifs de la maladie et de l’accident chez Mansour ou Vitrac, mais aussi de la peine capitale - pendaison, bûcher et guillotine - et analyse la force érotique et sacrificielle de la Passion et du meurtre. Sont passées au crible les méthodes des criminels - le poignard, l’étranglement ou le cannibalisme sexuel - et leur appartenance à trois groupes distincts: les partisans du crime bourgeois et les meurtriers d’enfants ou de femmes. Ces derniers donnent-ils raison à Xavière Gauthier qui les rattache à l’ordre machiste ou à Annie Le Brun qui valorise la soumission libre des femmes à leur assassin ? Le meurtre est en tout cas investi d’une valeur positive et renvoie au stade infantile du dépècement imagé par le mythe d’Osiris, indispensable selon Breton à l’avènement de ce nouveau " dieu " qu’est le Sujet intégré au monde surréel et rebelle à l’ordre social.
Au chapitre des interprétations de la mort, Péret et Breton incarnent deux conceptions antagonistes. Breton y voit une force nécessaire au maintien de la surréalité et en a tiré les motifs récurrents du chasseur et des " Grands Transparents ", ainsi que les thèmes d’une éternité surréelle évolutive et d’une femme-enfant impérissable. Péret au contraire envisage la mort comme une perversion de la vie, où l’amour désublimé, conscient de sa mortalité, produit une désorganisation du Sujet propice au surréel, mais aussi une angoisse des limites qui conduit à la fois au " carpe diem " et à un hédonisme du trépas.
Face au vertige surréel suscité chez Breton et Péret par la présence léthale, Desnos et Eluard tentent de prendre du recul et mettent l’accent sur l’individu à vivre, tandis qu’Aragon et Vitrac cèdent à une fascination du vide mortifère qui les oriente vers l’individu à mourir. Desnos a la certitude d’une solitude fondamentale du Sujet exposé à la mort, tandis qu’Eluard tente de la supplanter par la passion amoureuse et de l’éloigner de la sphère poétique. Chez Aragon, la fascination de la mort est telle que l’individualité s’épanouit dans un macabre généralisé. L’attention permanente à la mort, forme privilégiée de l’activité subjective, envahit l’existence par nécessité poétique. Le corps à mourir expérimente la plénitude dans les déambulations urbaines et l’amour vénal. Chez Vitrac la mort n’est plus un artifice, mais une dimension fondamentale du vivant. Les pulsions suicidaires qui habitent l’œuvre relèvent du sacré. Toutes les expériences qui conjuguent la dégradation du corps et la volupté - la maladie, le sadisme des amants - peuvent suppléer à l’amour. Le Sujet vit pour sa mort tout en sachant sa fin irrémédiable, ce qui suppose une foi entière en l’existence.
Après le retour prophétique de Breton en 1946, Duprey et Mansour font une synthèse entre le premier surréalisme, qui situe la mort dans un au-delà de soi, et les conceptions de Tzara et Crevel qui, à la fin des années 1920, s’en emparent pour donner à la mort sa dimension humaine, lui conférant une portée surréaliste au sein de l’existence (Tzara) ou cherchant à briser la discordance entre mort et vie (Crevel). Descendu aux envers de la vie, le Sujet de Duprey perd son identité dans un surpassement complet dont témoignent les distorsions stylistiques. Mansour exprime sa vision morbide de l’existence par la prééminence d’un espace aquatique et léthal et d’un Sujet qui se réalise dans la voie de l’agonie amoureuse, vampirique ou morbide. Annie Le Brun enfin, sensible dans les années 1960 aux expériences limites d’une vie libre de la mort, postule avec plus ou moins de succès l’oubli comme idéal du mourir.
On notera que, tout en considérant le mourir comme un mode de participation à l’existence, les surréalistes ne proposent aucune interprétation sur la raison du mourir et rejettent toute idée d’au-delà, ainsi que tout en deçà prénatal au service d’un mythe des origines qui permettrait d’éclairer les raisons de cette malédiction qu’est la finitude humaine.
Une troisième partie tente de cerner le travail de la mort surréelle dans le corps même de l’écriture. Chez Breton, Aragon, Vitrac, Tzara, l’humour noir, allié à l’amour et au hasard objectif, place l’écriture au cœur du phénomène léthal. Sa puissance subversive tient la mort-anéantissement en échec grâce aux modalités de l’énonciation, calquées sur les principes freudiens de la condensation - dont participe la paronomase - et du déplacement. Chez Aragon, l’insolite qui résulte d’un humour inspiré de Vaché, Jarry ou Lautréamont, suggère le règne de la mort. En résonance avec la finitude du Sujet, Le Paysan de Paris révèle l’artifice du texte par les ruptures narratives et typographiques et la parodie du réel. Chez Vitrac, l’humour et la poésie, au nombre des stupéfiants qui donnent à voir, développent une cruauté qui accompagne l’équilibre instable entre la vie et la mort, tandis que le rire de Tzara exprime le malaise du Sujet.
Les genres littéraires se trouvent inévitablement subvertis par le travail surréaliste de la mort. Pour se libérer du cadre romanesque, les surréalistes ont recours à divers procédés dont l’inachèvement narratif, traduction stylistique du conflit entre la mort surréelle, présente dans l’énonciation, et la mort-anéantissement, métaphoriquement inscrite dans l’achèvement du livre. La poésie s’inscrit dans l’alternance de la plénitude et de la finitude grâce aux collages poétiques ou à l’automatisme, reflet de la fugacité du Sujet, tandis que le débat politique des années 1930 remet en question sa vocation, jusqu’alors exclusive, d’exploration de la mort surréelle. La double nature du théâtre enfin - linéarité textuelle d’une part et dérèglement induit par le jeu d’autre part - lui facilite le travail surréel, par le renvoi simultané à la mort-anéantissement et à la mort surréelle, en une tension dynamique qui avive les forces qui tiraillent les dramaturges et tient le spectateur en éveil.
On comprend que la clausule ait été utilisée comme moment essentiel du travail des surréalistes sur la mort, soit qu’elle amorce un mouvement par-delà le texte inscrit ou qu’elle borne au contraire l’espace textuel. Elle peut exprimer une rupture texte/existence ou au contraire une continuité texte/surréalité sur le modèle de la relation amoureuse. Quand elle limite le texte, elle signe l’abandon de l’expérience surréaliste face au néant, tout en conférant à l’œuvre le statut de production active et non d’objet statique. L’achèvement du texte coïncide rarement avec la mort du Sujet, mais la disparition de l’Aimée le voue parfois au souvenir qui, dans Capitale de la douleur, le rend " vivant à n’en plus finir ". La suspension prend alors valeur en soi et le texte n’a plus besoin d’au-delà. On remarque que chez Breton le deuil ne se limite pas comme chez Eluard à l’antithèse disparition/réapparition, mais rend l’énoncé intemporel, du fait de la plénitude amoureuse, corollaire de la plénitude textuelle.
Dans cette tension qui nie le néant, l’écriture fait se retourner le texte sur lui-même. Grâce à la liberté qu’il exerce dans l’acte d’écrire, le Sujet peut consentir à sa mort sur le plan individuel, tandis que la diversité des discours de la mort le rattache à la collectivité. Malgré l’hésitation des surréalistes entre deux conceptions, l’une libertaire et individualiste, l’autre mythique et collective, le phénomène léthal est toujours compris comme un espace de mutation dans lequel une parole libre crée une mythologie moderne volatile, à l’image de l’indéfini de la liberté individuelle. Les surréalistes ont finalement refusé une mythologie garante de la stabilité de l’univers pour en inventer une qui recèle non plus quelque divinité immortelle, mais l’individualité mortelle.
A la fin de son étude, Thierry Aubert suggère quelques pistes de l’interprétation de la mort dans les arts plastiques, chez Marcel Jean, Dali ou Masson, et rappelle la place accordée au corps mortel dans Le Minotaure.
Dans un chapitre placé en annexe, il explique par ailleurs les raisons pour lesquelles la guerre a été l’occasion d’une dénonciation par les auteurs plus que d’une inscription du thème de la mort dans leurs œuvres. On rencontre cependant chez Breton, Péret ou Crevel les figures antithétiques du soldat, associé à une mort honteuse qui trahit la liberté ou l’amour, et de l’assassin, gratifié, comme sa victime, d’une charge importante de mort surréelle.
N’oublions pas que Péret en 1945 dans Le Déshonneur des poètes, a reconnu à la poésie surréaliste, en dehors de tout engagement explicite, une dimension révolutionnaire et mythique, qui sans cesse ravive le contact de la finitude humaine avec la liberté.