MÉLUSINE

Arnauld Pierre, Francis Picabia, la peinture sans aura

Arnauld Pierre, Francis Picabia, la peinture sans aura, Gallimard, coll. « Art et artistes », octobre 2002.

Plutôt qu’une monographie classique, fondée sur la biographie, Arnauld Pierre propose avec son ouvrage sur Picabia un « essai monographique » tentant de saisir, par-delà la diversité des styles et des manières la cohérence d’ensemble de l’œuvre, et de l’inscrire dans le contexte plus large de la propagation des images et de la reproductibilité technique, analysé en termes benjaminiens de perte d’« aura ». Il commence ainsi par reprendre les deux « récits de fondation » de l’entrée en peinture de Picabia. Selon le premier de ses récits, le jeune Picabia aurait copié les toiles de maître de son père, qu’il aurait revendues à son insu pour s’acheter des timbres. Le second le confronte à son grand-père Alphonse Davanne dont l’art consommé de la photographie menaçait de reléguer définitivement la valeur de la peinture : face à cette menace, le jeune peintre rejette l’imitation servile de la nature pour la promotion d’un art véritablement abstrait. Arnauld Pierre montre bien comment ces deux récits témoignent d’une double position face au « défi lancé par les reproductions mécaniques » et à la perte d’aura qu’ils entraînent : « d’une part le faux, l’apologie ironiquement joyeuse d’une forme d’art entièrement dévaluée, perdue par ses fins inavouables, et d’autre part, au contraire, la défense et illustration d’une pratique excessivement valorisée, d’une peinture ambitieuse qui n’aurait rien abandonné de ses prérogatives ». « Deux postures ambivalentes et contradictoires » viendront donc caractériser tout le parcours du peintre : « celle d’un assassin de la peinture, d’un destructeur d’aura, et celle d’un farouche défenseur de positions conservatoires perdues d’avance », les deux positions témoignant finalement « d’un même complexe du peintre au XXe siècle ».

L’analyse de la période « impressionniste », largement développée par notre auteur, est révélatrice de cette ambiguïté et révèle, sinon le « faussaire » de la période Dada, au moins un « faiseur ». Alors qu’il reprend à son compte la morale impressionniste de fidélité à la nature, le peintre en effet démarque sans vergogne les toiles de ses maîtres, jouant « avec beaucoup d’ambiguïté sur la confusion toujours possible entre la citation, l’hommage et le détournement de procédé » (40). Suivant avec éclectisme les manières des peintres dont il emprunte les points de vue, reprenant à plusieurs années de différence les motifs et atmosphères de ses propres tableaux, déclinant mécaniquement les variations de couleurs et d’heure, Picabia semble bien mettre au point un ensemble de conventions et procédés qui le rapprochent des suiveurs intéressés de l’impressionnisme, mais le mettent aussi aux prises avec la « reproduction, finalement, de sa propre œuvre comme de celles des autres » (49). Il n’hésite d’ailleurs pas à transgresser un tabou majeur, puisqu’il s’inspire à de nombreuses reprises de vues photographiques. Arnauld Pierre ne manque pas de situer ces multiples « fautes originelles » du peintre dans le contexte plus large du développement de la photographie, et tout particulièrement de la carte postale – qui vient dédoubler les points de vue des peintres jusqu’à s’y substituer, sans oublier la reproduction réifiante de l’œuvre d’art par la photographie. Ce faisant, il fait du parcours de Picabia l’expérience propre de cette « hypertrophie du monde de la représentation », induite par le succès de la photographie, et du « complexe du peintre » face au nouveau médium.

Le passage à la peinture abstraite, après une grave dépression, apparaît de ce point de vue comme la tentative de « sauver la peinture » en lui donnant une fonction radicalement différente de la reproduction objective du réel. Passant d’une stylisation du paysage de type fauviste aux influences cubistes, Picabia, se rapprochant de Duchamp et du groupe de Puteaux, témoigne bientôt du « cubisme orphique » cher à Apollinaire. Outre l’éloignement du monde objectif, le jeu sur la synesthésie, la référence musicale qui viennent décrire la recherche de la nouvelle harmonie picturale s’opposent frontalement à la reproduction mécanique, purement visuelle, de la photographie – comme d’ailleurs la nécessité, affirmée à New York, de traduire les « impressions » d’une ville en mouvement perpétuel. A propos du thème de la danse, qui caractérise quelques-uns des plus beaux tableaux de la période, Arnauld Pierre rappelle de manière intéressante les théories synesthésiques de Jean d’Udine – dont il voit l’anagramme dans la fameuse Udnie. Sur le thème de la mémoire, lié à la synesthésie, il fait également de subtiles comparaisons avec les textes de Benjamin sur les rapports entre correspondances et aura. Aux multiples renvois à la musique, il oppose enfin l’utilisation comme repoussoir de la photographie – confirmant ainsi le sauvetage opéré par Picabia face au pôle menaçant de la reproduction mécanique.

Dès 1913 pourtant, soit au sommet de la période orphique, les titres des œuvres, marqués par l’ironie, les effets de collage, introduisent une distance. Rapidement, l’intrusion d’éléments mécaniques vient briser le mouvement tout organique des toiles dansantes. L’appropriation du manifeste pour l’amorphisme – qu’Arnauld Pierre rend à Victor Méric – vient enfin jeter le doute sur toutes les théories synésthésiques, que la période Dada dévaluera définitivement. Cette perte de confiance dans l’art sera accrue encore par l’irruption de la Guerre Mondiale. Persuadé de la mort de l’art et de l’aura, Picabia, à partir de 1915, livre ainsi des « images qui se mettent à recycler, dans des proportions jusqu’alors inconnues, celles de la reproductibilité technique, intégrées à une forme d’art dirigée contre elle-même, dépouillée de tous les prestiges, de toutes les inventions de la peinture, ayant renoncé à toute démiurgie pour la remplacer par la sécheresse et la neutralité du calque ou de la copie » (125). Au style personnel, le peintre oppose l’emprunt systématique aux revues techniques, alliant aux diverses mécaniques des commentaires fortement sexualisés – qui viennent désacraliser tous les clichés sentimentaux. Arnauld Pierre rapporte de manière convaincante les collages verbaux des tableaux aux proses désenchantées de Laforgue ou Remy de Gourmont, et note bien comment la désacralisation de l’amour s’accompagne d’une remise en cause par le mécanisme de toutes les valeurs morales et sociales – que traduit par exemple la prose de Jésus Christ Rastaquouère. L’auteur montre bien aussi comment les « Espagnoles » dans ce contexte, présentées en 1920 et offrant des figures d’Ingres mêlées de folklore kitsch, font figure de faux évidents, et reprennent finalement en toute conscience l’expérience « impressionniste » du peintre pour en faire la dénonciation ouverte des pouvoirs de l’art. Dans l’atmosphère du « retour à l’ordre » que connaît l’après-guerre en France – et à laquelle on les assimile trop souvent –, elles ont aussi l’avantage de ridiculiser toutes les nouvelles valeurs nationalistes et ingresques. Arnauld Pierre, de ce point de vue, décrit bien l’opposition radicale entre le dadaïsme de Picabia et la Section d’Or rénovée par les « cubistes légiférant » – l’expression est de Ribemont-Dessaignes – en rendant aux Espagnoles comme aux « Deux Mondes » le contexte qui fait toute leur force.

L’iconoclasme de Picabia, au milieu des années vingt, ne perd d’ailleurs pas de sa force. Attaquant la peinture dans ses formes – usage du Ripolin ou collage de rebuts – comme dans ses images pieuses, Picabia prend plaisir à caricaturer les chefs d’œuvre classiques – série des « monstres » – comme les cartes postales les plus sentimentales – série des baisers. Les Transparences sont pourtant plus ambiguës. Appréciées par les amateurs classiques des Espagnoles, rapprochées de l’imaginaire surréaliste (Marcel jean y voit l’équivalent du « salon au fond d’un lac »), ou du monde astral (avec l’aval de Picabia), elles semblent en effet devoir réenchanter la peinture. Arnauld Pierre montre bien pourtant comment l’éclectisme des citations picturales qui les compose ne peut former une véritable lecture de l’histoire de l’art, et propose plutôt une sorte de réemploi indifférent – à la manière dont le jeu de la transparence superpose sans souci d’échelle ou d’imbrication les diverses figures. Jouant d’une mémoire trop encombrée, d’un recyclage indifférent du passé, les Transparences n’ouvrent aucun avenir, et l’arbitraire de leurs titres – empruntés à un Atlas de poche des paillons de France – révèle l’emploi désabusé d’une peinture toujours au second degré.

L’éclectisme qui caractérise la production de Picabia juste avant-guerre ne fait de ce point de vue que reproduire l’éclectisme indifférent des Transparences. Avec la Seconde guerre Mondiale, deux nouvelles périodes apparaissent pourtant. La première, sous couvert d’académisme, recycle des images relatives au naturisme, puis plus ouvertement érotiques. Calquant les images de magasines licencieux, « cette peinture simulacre se nourrit elle-même d’images simulacres : simulacres de l’amour et de l’érotisme que l’industrie du sexe est en train d’inventer, et qui ne présente plus qu’une image dévaluée de ses sujets […] – une image prostituée plutôt qu’une image de prostituées » (260). Comme du temps des « Baisers » ou des mécaniques dadaïstes, le peintre défait une nouvelle fois les mythes sentimentaux comme le mythe pictural lui-même. Avec la fin de la guerre se produit pourtant un dernier revirement qui le rapproche de la jeune génération – Goetz, Boumeester, Atlan – cherchant une synthèse entre surréalisme et abstraction. Comme si se testait ici, non sans distances – traduite par les titres notamment – une dernière tentative de réenchantement, par le recours au primitivisme, et une certaine expérience de la matière.

On ne saurait, une fois ce parcours terminé, dire assez de bien de l’ouvrage de Pierre Arnauld. Elégant, remarquablement écrit, subtil sans obscurité, il allie parfaitement la force de sa ligne directrice avec la richesse de l’analyse. Il propose enfin un trajet convaincant, passionnant, qui réussit – véritable tour de force – à pallier la pauvreté d’illustrations impliquée par la collection. On se permettra seulement de faire quelques remarques, qui traduisent plus que tout l’envie de dialoguer avec l’auteur du livre. Il eût peut-être été souhaitable en effet d’aborder frontalement la question, que traite en passant Arnauld Pierre, de la contradiction patente entre la mort perpétuellement annoncée de la peinture et sa perpétuelle continuation. Le problème du « dernier tableau », qui caractérise évidemment Marcel Duchamp mais aussi l’avant-garde russe, aurait gagné à être mis en scène explicitement. Car comme le rappelle bien Gérard Conio dans son récent ouvrage L’Art contre les masses (L’Age d’Homme, 2003), le « dernier tableau » est indissociable de l’élargissement de l’art à l’ensemble de la vie. En ce point aurait ainsi pu apparaître la légende de Picabia, que l’auteur met rapidement de côté dans son introduction alors qu’elle peut passer pour être le revers exact de la mort de la peinture – Dada opposant perpétuellement la vie à l’art. On ne saurait négliger de ce point de vue, comme autre contradiction apparente, qu’au désenchantement de l’art dénoncé par les mécanismes récurrents réponde, pour l’amateur d’automobiles qu’était Picabia, une véritable jouissance de la technique – comme la désacralisation du sexe par les mêmes mécanismes pourrait être mise en rapport avec la vie galante du peintre. Si la « légende » a certainement proposé un portrait par trop enjoué du peintre, il n’est pas certain que la peinture faite par notre auteur – appuyée sur une véritable connaissance de la correspondance – ne vire pas trop au noir, et ce au détriment de l’interprétation. Pour rester au plus proche des œuvres, il est ainsi possible qu’Arnauld Pierre, préoccupé par la « faiblesse du peintre » face à la reproductibilité technique, n’ait pas toujours pris la mesure effective d’un contexte de réception qu’il restitue pourtant le plus souvent admirablement. Rien n’apparaît sur le plaisir de la mystification – les clients des Espagnoles pourtant ne disposaient pas des explications savantes de notre auteur – et celui de la provocation, plus souvent abordé – mais non pas comme « plaisir » justement – reste trop souvent compris comme conséquence du désenchantement alors qu’il est aussi au fondement de la création. Les figures mécaniques de 391 reçoivent de ce goût de la provocation une lumière – entre l’ironie romantique et un goût sauvage de la destruction – qui eût pu être accolé au travail de sape de l’artiste. Plus généralement, c’est l’humour noir et la jouissance provocatrice qui disparaissent presque totalement de cette étude. S’en tenant à une formule de Pierre de Massot sur « la philosophie amère et découragée » (158) du mouvement Dada, Arnauld Pierre néglige complètement la jubilation extrême qui se dégage des revues de Picabia comme d’une large part du dadaïsme. Or c’est là le Picabia nietzschéen (la référence au philosophe n’apparaît que pour la dernière période) qui tend à disparaître. Le plaisir de la destruction des fausses valeurs, mais aussi la jouissance que libère cette destruction peuvent pourtant passer pour être au cœur du parcours du peintre. Une telle orientation eût aussi permis de relire le thème de la danse – figure même pour Nietzsche du mouvement de l’homme libre – et d’inscrire ainsi un autre lien intime entre ce qui semble répondre à un mouvement désordonné d’allers et retours vers la peinture – la danse merveilleuse d’Udnie s’associant finalement à la jouissance du destructeur d’aura. Ces remarques bien sûr n’entamant en rien la qualité de l’ouvrage de Pierre Arnauld, qui reste une remarquable synthèse, et dont on ne saurait trop recommander la lecture.