MÉLUSINE

Roger Caillois, The Edge of Surrealism : A Roger Caillois Reader

Roger Caillois, The Edge of Surrealism : A Roger Caillois Reader.
Édition établie par Claudine Frank, traductions de Claudine Frank et Camille Naish. Durham, Duke University Press, 2003, 423 pages

On ne peut que saluer la publication de ce recueil qui rend accessible au public anglophone un ensemble de textes témoignant à la fois de la contribution de Caillois aux débats majeurs de son temps et de l’évolution de sa pensée. Le recueil s’organise chronologiquement en trois grandes parties. La première, « Théorie et les années trente », trace l’intérêt de Caillois pour un sacré virulent et une science de l’homme qui se veut totalisante. La deuxième, « Écrits de Patagonie », marque le changement radical que subit la pensée de Caillois qui évolue vers une défense de la civilisation et de l’humanisme. La dernière, « Prises de positions d’après guerre », se focalise sur la mise en place d’une poétique et d’une esthétique généralisées en complément aux « sciences diagonales ».

Pour Frank, c’est surtout à travers le Collège de Sociologie que le public américain connaît Caillois. Si l’importance des multiples prises de position de Caillois à l’intérieur et à l’extérieur du surréalisme pendant l’entre-deux-guerres justifie que cette période couvre la moitié du recueil, ce choix reflète aussi un parti pris de la compilatrice, auteur d’une thèse sur Caillois dans les années 30. Bien que les travaux de Denis Hollier et de la revue October aient aidé à souligner l’importance de Caillois pour l’époque, l’étude des citations scientifiques de Caillois démontre que dans le contexte américain c’est plutôt l’auteur du Jeux et des hommes qui a trouvé jusqu’ici un écho au-delà des spécialistes de littérature française. Ce recueil aidera à élargir le public anglophone pour les aspects jusqu’ici négligés de son œuvre.

En fait, le très riche essai d’introduction que Claudine Frank nous propose aurait pu s’intituler « De la difficulté de lire Roger Caillois ». Difficulté matérielle, d’abord, car seuls les quelques textes majeurs traduits dans les années 60 sont encore disponibles en anglais : Le Jeux et les hommes, L’homme et le sacré, Ponce Pilate. D’autres le furent encore récemment — La Nécessité d’esprit, L’Écriture des pierres, Le Roman policier — mais chez de petits éditeurs et avec de faibles tirages. Si l’on interroge les bases de données (Social Science Citation Index et Arts and Humanities Citation Index), les citations des œuvres de Caillois dans des recherches de langue anglaise ne changent guère entre 1975 et 2004. 217 articles en moyenne chaque décennie citent Caillois et les citations concernent surtout Les Jeux et les hommes et L’Homme et le sacré. Non seulement la diffusion de la pensée de Caillois semble donc fortement déterminée par la disponibilité de ses textes, mais aussi ces textes servent surtout de références sociologiques sur les questions du jeu ou du sacré. Il est intéressant de noter que selon les mêmes critères, les citations de textes de Bataille passent de 195 articles pour la période 1975-1984 à 593 pour la période 1995-2004. De plus, les textes de Bataille constituent le plus souvent l’objet même des articles. Là, nous abordons une autre difficulté qui est d’ordre politique.

Claudine Frank note que l’image proprement politique de Caillois avait été marquée dans l’immédiat après-guerre par un article de Meyer Shapiro dans l’influent Kenyon Review, « French Réaction in Exile ». L’image d’un Caillois obnubilé par des conceptions autoritaires posait problème dans un contexte postfasciste. Plus subtilement, Frank note que tout autant que ses préoccupations élitaires et son ambiguïté politique, sa défense de l’occident et de la civilisation et même son style d’écriture, ont provoqué un rejet relatif de Caillois en France par une partie de la gauche intellectuelle. Par ricochet, comme « double en négatif » de Bataille aux yeux de certains, Caillois n’a pas bénéficié comme celui-ci de l’émergence dans les pays anglo-saxons des théoriciens structuralistes et poststructuralistes français tels Lévi-Strauss, Foucault, ou Derrida.

La difficulté de lire Caillois est aussi d’ordre intellectuel. L’essai d’introduction de Frank dégage deux axes de lecture nécessaires à la compréhension de l’œuvre de Caillois. D’abord, ce qu’elle appelle l’axe dialogique par lequel Caillois entretient des rapports souvent antagoniques avec les divers courants de pensée de son temps. Ensuite, l’axe autoréflexif par lequel Caillois dialogue avec lui-même, développe ou reformule ses idées antérieures. Pour Frank, la difficulté essentielle est que chez cet auteur épris de secret et de paradoxes, ce dialogue avec les autres et avec lui-même demeure le plus souvent à demi caché. La difficulté devient encore plus grande pour des lecteurs anglophones moins au fait des mouvements intellectuels auxquels il fait discrètement ou même directement référence. D’où l’importance de l’appareil critique : chaque texte de Caillois est précédé d’un bref essai qui le situe tant par rapport aux débats scientifiques, philosophiques, littéraires ou politiques du moment, que par rapport à l’évolution propre de la pensée de Caillois.

Comme je l’ai noté, le choix des textes et les commentaires privilégient la période de l’entre-deux-guerres. Avec la « Lettre à André Breton », des extraits du Mythe et l’homme et « Pour une orthodoxie militante », extrait d’Inquisitions, Frank éclaire le différend entre Caillois et Breton sur la dimension scientifique du surréalisme et souligne l’émergence des thèmes qui aboutiront au Collège de Sociologie. Frank souligne aussi le dialogue entre Caillois et Bataille — leurs influences mutuelles et surtout les réticences du premier par rapport aux effusions mystiques du dernier. Elle tente de lever l’ambiguïté par rapport à la position politique de Caillois avec plusieurs textes liés au Collège et aussi l’important « Préambule à l’esprit de sectes ». À cet égard, comme d’autres l’ont noté, elle tente de domestiquer sa pensée élitaire et antidémocratique pour un public universitaire américain réticent aux aspérités idéologiques.

Plus intéressant peut-être est le choix des textes pour la deuxième et troisième partie du livre. La magnifique médiation « Patagonie » qui marque le retour de Caillois vers l’éloge de la civilisation en constitue le pivot. Frank souligne chez Caillois une conception de la civilisation comme trésor résultant d’un travail (et non comme dépense improductive). Dans la dernière partie, sous la rubrique « Caillois moraliste », elle inclut son « Loyola au secours de Marx » et note, suivant Michel Winock, la participation de Caillois aux revues anti-communistes telles que La Liberté de l’esprit et Preuves, mais sans développer les liens entre cette position politique et les travaux sur le jeu. Il aurait été intéressant aussi de donner le texte de son attaque contre Lévi-Strauss, « L’illusion à rebours », car comme dans ses attaques contre la psychanalyse et le marxisme, il s’agit en partie d’une critique de la « fausse science ». Ici, on peut lire l’effet d’une prise en compte du public universitaire américain auquel le recueil est destiné — public avec une conception souvent très œcuménique de la « French theory ». Frank note cependant que la condamnation des faux semblants structuralistes n’est pas simplement réactionnaire et passe aussi par un retour vers le surréalisme à travers sa reconceptualisation dans des « science diagonales » et une « esthétique généralisée ». Avec des textes comme « L’Image », « Le Surréalisme comme univers de signes », ou « Le Fantastique naturel », elle nous montre Caillois à la recherche de cette « imagination juste » qui constitue un enrichissement rigoureux du surréalisme.

En France le rythme des publications sur Caillois avait pris une allure soutenue dans les années 90 mais semble s’être ralenti depuis. Malgré l’excellente documentation réunie par Jean-Clarence Lambert pour Les Cahiers de Chronos (La Différence 1991), les études pointues rassemblées par Laurent Jenny dans Roger Caillois, la pensée aventurée (Belin 1992), et la biographie d’Odile Felgine (Stock 1994), un recueil tel que celui bâti par Claudine Frank manque encore en français. Espérons que quelque chercheur proposera une telle anthologie en langue française de l’ensemble de l’œuvre cailloisienne dotée d’un appareil critique aussi utile.