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Jacques Baron, l’enfant retrouvé de La Nouvelle Revue nantaise

par Luc Vigier

 

Pour le néophyte, Jacques Baron fait partie de ces noms opaques qui apparaissent furtivement dans les listes des ouvrages généraux sur le surréalisme : une ombre, un souvenir peut-être, une stèle allusive, comme bien d’autres, trop éloignés du cœur nucléaire de Breton (rayonnement et dévastation) pour avoir vraiment fait leur place dans la mémoire collective. Écrasés par les figures et les œuvres tutélaires de Tzara, de Breton, d’Aragon, de Soupault, d’Éluard et d’Artaud, les poètes et écrivains comme Jacques Baron, vif argent des années Vingt, aliments et témoins des soubresauts politiques et littéraires du surréalisme, sont les victimes d’une mémoire littéraire plutôt sélective.

Il s’agit bien d’un acte de restauration, ou d’exhumation littéraire, qui ne vaut pas seulement pour l’histoire du mouvement surréaliste à Nantes, l’autre ville-phare du mouvement comme on sait, mais pour l’histoire du surréalisme tout court, et plus spécialement sans doute pour l’étude des entrecroisements du politique et du poétique, et enfin pour l’oeuvre même de Jacques Baron, aujourd’hui disparu des esprits. Cette livraison de La Nouvelle Revue Nantaise, de très belle facture, souligne à quel point cet oubli est injuste. S’appuyant à la fois sur les ressources du Fonds Jacques Baron de la bibliothèque municipale de Nantes (manuscrits et dessins, correspondance) et sur le Fonds Jacques Baron de la bibliothèque universitaire d’Ottawa où se trouve réunie la majeure partie des documents), les auteurs de ce numéro semblent tous animés d’une affection et d’un respect véritable pour leur sujet, constituant ainsi une somme essentielle de repères et d’analyses pour les lecteurs passionnés comme pour les universitaires.

Le volume s’ouvre sur une présentation très précise de la constitution des Fonds, sources vivantes de la recherche, par la directrice de la Bibliothèque municipale de Nantes (Agnès Marcetteau-Paul) qui inscrit cette série d’études dans la suite logique de l’exposition « Rêve d’une ville » sur Nantes surréaliste puis par Lucie Desjardins, archiviste de la Bibliothèque universitaire d’Ottawa, cette dernière soulignant que « Jacques Baron a laissé derrière lui un trésor encore peu connu de la communauté des chercheurs » (9). Un coup d’œil sur la liste du Fonds nantais et sur les catalogues en ligne au Canada (Fonds Catherine Ahearn, qui soutint à la fois la première thèse sur Baron et fut aussi sa première archiviste, Fonds des manuscrits français) suffit à comprendre l’ampleur du matériau intellectuel et biographique dont il est question: carnets de notes, manuscrits, lettres, articles, dessins, aquarelles, documents divers ont été classés et rendus accessibles.

Des « Repères biographiques », proposés à la suite par Patrice Allain et Gabriel Parnet, présentent l’avantage immédiat, même si l’on eût rêvé avoir davantage de précisions sur les voyages au long cours de Baron, de clarifier très précisément les points de contact entre ce feu-follet nantais et le groupe surréaliste, tout d’abord avec Aragon, qui le recueillit et l’aida alors qu’il était encore une jeune lycéen de seize années en rupture de ban, ensuite avec Breton qui le perçut, comme il percevait à l’époque tout ceux qu’il aimait immédiatement comme éclat tombé du souvenir de Jacques Vaché, puis sa relation à Jacques Doucet. On suit pas à pas l’émancipation qui fut la sienne, l’échec au bachot, la légende naissante d’un nouveau Rimbaud, le lien pourtant maintenu avec la famille nantaise, les premières œuvres marquées par l’influence d’Apollinaire (L’Allure poétique, 1924, soit la même année qu’Une vague de rêves d’Aragon et que le premier Manifeste du surréalisme de Breton), ses textes donnés à La Révolution surréaliste, les débuts d’un engagement politique et esthétique, dont les motivations restent obscures mais où l’on devine l’influence d’Aragon, l’amitié pour Crevel et pour Drieu, puis la rupture, violente, avec Breton, après quelques gifles, son passage à l’ennemi (Les Cahiers du Sud) et sa collaboration au pamphlet anti-Breton Un Cadavre, en 1930. À partir de ce point de rupture dont on a gardé souvenir, la biographie, très détaillée, rappelle l’importance de l’œuvre critique ultérieure, le nombre conséquent d’articles reprenant la vulgate marxiste (il ne fut pas le dernier à le faire dans les années trente) dans La Critique sociale auprès de Boris Souvarine par exemple, mais aussi les collaborations prestigieuses (avec Georges Ribemont-Dessaignes pour Le Phare de Neuilly), le premier roman, Charbon de mer, en 1935, l’amitié d’ André Masson, la guerre, ses contacts après la démobilisation avec le cinéma (il fut assistant réalisateur), son évolution (ou son involution) vers des thèses plus anarchistes que marxistes, ses voyages, ses passions, les années de rétrospection, en poème en 1952 avec Je suis né, et bien plus tard sous la forme de l’essai en 1969 avec L’An I du surréalisme. Les dernières années sont quant à elles marquées par attention particulière portée à l’histoire du surréalisme à Nantes, que la NRN, prolonge à sa manière.

Et cela se fait tout d’abord de façon concrète par une enquête très serrée sur les lieux nantais de Jacques Baron, à travers lequel Jean-Louis Liters atteint aussi l’autre Jacques (Vaché) et croise les parcours de deux adolescences révoltées. Mais c’est surtout Baron que Liters suit avec minutie entre les lignes de son carnet et de son journal, détectant à la fois un mépris certain pour la bourgeoisie nantaise, le catholicisme institué de certains quartiers et un attachement complexe à sa famille. C’est davantage comme l’une des racines du surréalisme et donc comme l’une de ses premières naissances de poète, que Nantes intéressera Baron et c’est à elle qu’il consacrera, en 1972, rendant hommage à l’esprit de Vaché une « Semaine » qui fut très agitée. La trajectoire de Baron, ligne brisée, erratique et créatrice, semble ainsi trouver une forme de cohérence, ou d’aveu, dans ce retour au Passage Pommeraye, écho de tous ces passages parisiens célébrés autrefois par les Paysans de Paris, dans le fantasme de l’autre Jacques, jumeau dont l’héritage fut peut-être lourd à porter, et à qui il donne la parole, face à Breton, dans un « arrangement scénique » de 1972.

À ce stade de la lecture, nous sommes assez sensibilisés par les repères initiaux, les photographies et les très utiles reproductions de la correspondance (une belle lettre d’Aragon, mais aussi d’autres missives d’ André Masson, Michel Leiris, René Crevel, Max Jacob... jalons d’amitiés fragiles qui donnent l’envie d’une édition spécifique de la correspondance) pertinemment disséminées entre les articles, pour entrer dans les analyses d’ Yves Thomas qui se consacre à l’œuvre poétique de Jacques Baron dans les années 1920, marquée par la recherche arborescente et la charge des héritiers poétiques, le « Forêt vierge » de Baron rejoignant le « Forêt noire » de Breton, de même que Baron rejoint ses aînés dans la thématique de l’errance, le mélange de l’action et du décor, les synesthésies structurelles et magiques de la ville-forêt, l’érotisme lourd imité des Onze mille verges d’Apollinaire, autant de motifs qui ne lui appartienne pas en propre et qui le place en 1924 dans une situation de « porte-à-faux » vis-à-vis du mouvement naissant que l’auteur de cette étude qualifie plus loin de « mouvement double » d’attachement-détachement à l’égard du surréalisme. Ainsi Yves Thomas peut-il écrire que Baron reste toujours « porteur des signes de sa dispersion ». La transcription des « premiers écrits 1921-1927 », poèmes inédits de jeunesse conservés dans les Fonds que nous évoquions plus haut, atteste les recherches du jeune rebelle en pleine période dadaïste, l’influence des fulgurances d’Apollinaire, de Breton, de Soupault, de Reverdy et peut-être avant Aragon des tentatives de « poèmes révolutionnaires » qui n’auraient pas sonné faux dans les années de Front rouge. Ce qui frappe dans ces poèmes et texte inédits, c’est la recherche justement d’une vibration du vers compté ou libre, à la limite du chant, toujours menacé de coupure, d’interruption, de renoncement (« Je songe qu’elle ne pensera plus à moi / Et que somme toute/ Elle n’en mourra pas. Mais ceci est le sujet d’un autre poème / que je ferai plus tard », 144), qui ne sont pas de même sans évoquer parfois des rythmes que l’on entendra plus tard chez Aragon (« Des blasphèmes ont saigné bien longtemps sous mes ongles / et ceux qui débraillés couraient dans la lumière / des jeunes gens pâles parce qu’ils mentaient / et des places dans le cœur ouvertes pour la nuit / à l’amour lentement lentement à l’amour », « Byrrh », 141; ou encore: « Les marins sur le port tramaient des cordages et des filets / lourds comme des années comme des pensers comme des tempêtes/ ou bien/ Comme des filles des bastringues », « Trois poèmes marins », 150). Le numéro 5 de La Nouvelle Revue Nantaise propose aussi des proses, des nouvelles inédites, où l’on retrouve un symbolisme haché, retenu, et parfois refroidi, au prix d’un lyrisme onirisme gelé, d’où émergent parfois de scintillants cristaux: « des cris déchirants poussés dans les naufrages par des écervelés splendides », 156).

Les travaux de Patrice Allain et Gabriel Parnet sur « l’itinéraire en revue d’un poète dans l’entre-deux guerres » soulignent justement, par l’exploration du tissu remarquablement dense des revues d’avant-garde de la période, les influences vécues pendant sa « conversion poétique » où l’image d’un poète sans doute un peu trop vite rimbaldisé ou associé à Vaché tarde à retrouver son âme, au profit d’un poète-image, subissant le surréalisme comme objet, et non comme sujet ou acteur. Sans doute cette capture, ce rapt intellectuel et affectif expliquent-t-ils en partie que Baron se soit jeté dans les outrances, les provocations, les revirements. On imagine aisément à quel point il devait être difficile d’exister, simplement d’exister face à Tzara, Breton ou Aragon, on devine qu’il fut utilisé comme enseigne lumineuse du mouvement mais l’étude met également en valeur sa résistance et sa montée en puissance grâce aux revues, notamment dans le domaine politique. À la conversion totale succède l’état du surréaliste « défroqué », toujours en contact pourtant avec d’anciens membres du groupe, dans le prolongement certes de la ligne matérialiste dialectique défendue par Aragon à la fin des anneés Vingt (collaboration à La Revue marxiste), mais plongeant aussi à pleines mains dans les utopies des premiers socialismes (Fourier). Le début des années Trente est pour Baron une période fortement mondaine, marquée par la rencontre de Florence Gililiam qui l’introduit dans le milieu des écrivains américains de Montparnasse, au moment où par ailleurs il collabore activement à La Critique sociale qui sera le medium de sa passion pour la littérature du Nouveau Monde (Dos Passos et Hemingway notamment). Cet ensemble d’une grande densité s’achève sur un hommage tendre, mêlant par le titre, « Jacquot de Nantes », et par diverses allusions la figure de Jacques Baron à celle de Jacques Demy puis à celle de Jacques Vaché, comme si malgré l’éclat de cette humanité incarnée qu’était Jacques Baron, on ne pouvait le penser qu’avec toutes ses ombres portées.

Ce numéro 5 de La Nouvelle Revue nantaise, où l’on appréciera encore la qualité de réalisation, la précision des repères historiques et biographiques, l’importance des bibliographies, se lit donc comme une double invitation à la lecture de Jacques Baron mais aussi au déploiement de la recherche universitaire autour d’une œuvre qu’il faudrait peut-être désormais penser telle qu’en elle-même, dans ses élans, involutions et vagues de rêves.

 

Jacques Baron, l’enfant perdu du Surréalisme
Editions Dilecta
ISBN 978-2-916275-58-1
240 p., octobre 2009.

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