MÉLUSINE

Colloque Tzara 1999

Colloque Tzara 1999

Tristan Tzara, le surréalisme et l'internationale poétique(1) , tel était le titre du "printemps poétique de Villetaneuse" organisé en mai 1999 à l'Université Paris 13 par Jacques Girault et Bernard Lecherbonnier. Le colloque eut lieu sous les bons auspices de Madame la conseillère culturelle à l'Ambassade de Roumanie et de Monsieur l"Ambassadeur lui-même, jugeant sa présence en ces lieux… très "dada". On l'aura compris, la Roumanie était à l'honneur, avec quelques mondanités, puisqu'il s'agissait de remettre le prix Tristan Tzara à son lauréat de l'année, le jeune poète Olivier Barbarant. Les débats furent en partie consacrés aux origines roumaines de Tzara, et à des questions que lui-même, voué à un destin cosmopolite, ne s'était guère posées. Tzara était-il écrivain roumain, français, ou écrivain roumain d'expression française? Méritait-il l'étiquette de francophone? Bernard Lecherbonnier (2)a essayé de répondre à ces questions, rappelant que la langue française et la culture roumaine sont historiquement si étroitement imbriquées qu'elles finissent par se confondre, rendant difficiles les classifications. Faut-il chercher chez Tzara une influence spécifiquement roumaine? Oui, si l'on en croit Petre Raileanu(3) , décrivant les deux versants de la littérature roumaine, l'un qui résonne encore des lamentations du chœur de la tragédie grecque (Cioran), et l'autre imprégné d'absurde, de dérision de déconstruction et tragi-comique. Cet Absurde roumain, qui remonte aux cosmogonies folkloriques, parcourt les grandes épopées burlesques du XVIIIè siècle, habite les personnages décalés de Caragiale, la férocité inouïe (Ionesco) d'Eminescu et les fantasmagories ubuesques du pré-surréaliste Urmuz, serait à l'origine de l'ennui existentiel de Tzara.

Au chapitre du jeu et de la passion allitérante, Bernard Lehembre(4) nous entraîne vers le fantasque Isidore Isou qui, en 1945, trente ans après Tzara, juif et plurilingue comme lui, quittait la Roumanie pour une Europe une deuxième fois ravagée par la guerre, dans laquelle il allait, sur les traces de Dada, semer la terreur de sa poésie à lettres. Isou l'imprécateur accusa le dadaïsme d'être une révolution blanche, et Tzara un tiède, qui en était resté à la poésie à mots, refusant l'assassinat intégral du sens. Mais Isou sut gré à Tzara d'avoir démontré l'inutilité des mots, et d'avoir sabordé son mouvement avant d'aborder les contrées sèches du dogmatisme.

Peu enclin à la nostalgie, Tzara a pratiqué la langue française avec jubilation, sans connaître le déracinement linguistique. Ce ne fut pas le cas de Ghérasim Luca, évoqué par Jean-Louis Joubert(5) , animateur du groupe surréaliste roumain à la fin de la guerre, producteur de livres-objets, de poèmes-dessins, et autres objets bizarres, esprit nomade à qui Gilles Deleuze accorda le vrai mérite du style, celui de bégayer dans sa propre langue, à la manière de Beckett ou Kafka. Incapable d'habiter une langue intimement étrangère, qu'il tenta d'exorciser à coup de lapsus, jeux de mots, étagements, épaisseurs, réseaux ou rhizomes, Luca se jeta dans la Seine. Son compatriote Cioran, le Diogène des Carpates, dont Jacques Lecarme(6) nous décrit l'entreprise obstinée de déterritorialisation (Deleuze), fut plus habile. Résigné à vivre dans l'inconfort universel, ressassant l'exil, il aura assuré une bien longue carrière sur une interminable méditation du suicide. Hanté par le complexe du provincial issu d'une petite nation, obsédé par une langue épurée jusqu'à l'académisme, il trouva quelques remèdes à l'inconvénient d'être roumain, devenant au gré des circonstances le moins anticommuniste des fascistes roumains, mais pas le moins antisémite à la fin des années 1930. Tzara, pendant ce temps, fut étranger sans regret, malgré la xénophobie ambiante. Henri Béhar(7) rappelle que sa célèbre épopée dada fait oublier trop souvent qu'elle ne représente qu'un sixième de son œuvre, et que Tzara apporta une contribution majeure au surréalisme français, avec qui il entretint des relations complexes. Norbert Bandier(8), à la lumière de Pierre Bourdieu, en analyse une étape cruciale, la sombre année 1924, date de publication des Sept Manifestes, mais aussi de l'ostracisme de Tzara, à un moment où le capital symbolique et éditorial qui se tissait autour des surréalistes et la visibilité croissante de leurs pratiques et productions envahissaient le champ littéraire, et contribuaient à l'isoler dans son exigence individualiste radicale. Accusé de s'être vendu à une aristocratie mondaine fréquentée par Cocteau, exclu de la jeune garde surréaliste malgré sa notoriété dans l'avant-garde internationale et ses publications dans des revues de l'Europe entière, Tzara n'eut d'autre sortie, encore une fois, que cosmopolite, tournant ses regards vers la Belgique et le dadaïste Mesens. L'histoire devait lui fournir un second souffle: sa soif de révolte, confrontée brutalement au triomphe du fascisme en Europe, le transforma en révolutionnaire marxiste. Alain Cuenot(9) retrace les aléas de son militantisme, depuis son engagement aux côtés des anti-franquistes et de la Résistance française. Théoricien des rapports entre Poésie et Révolution, chantre des poètes assassinés, allié des opprimés contre l'impérialisme américain, Tzara devint hélas un intellectuel communiste au service du Parti, guerroyant contre les surréalistes, bardé de certitude, victime d'un révolutionnarisme spontané, d'un idéalisme prolétarien instinctif et généreux, dépourvu de bases doctrinales réelles. La rupture de 1956, au moment de l'invasion de la Hongrie, fut à l'origine d'une crise morale qui le rallia aux intellectuels progressistes contre les communistes, et l'incita à renouer avec les surréalistes, lors du "manifeste des 121" notamment, puis à se retirer définitivement de la scène publique. Un énigmatique silence accompagna les dix dernières années de sa vie, consacrées au déchiffrement méticuleux des anagrammes de Villon, dont Jacques Verger(10) a exploré les richesses, mais aussi les incontestables faiblesses.

Entre-temps Tzara avait consacré une grande partie de son oeuvre à commenter les artistes de son temps. Fut-il pour autant un critique d'art? Prenant le féroce contre-pied de l'essai de René Lacôte sur Tzara en 1952 et d'un article de Daniel Leuwers dans la revue Europe en 1975, Gérard Durosoi(11) considère que Tzara se contenta de commenter des œuvres susceptibles de confirmer le statut qu'il accordait, de manière générale, à l'œuvre d'art. Ce statut, défini dès le Manifeste Dada 1918, n'aurait produit que des équivalents poétiques des œuvres évoquées, de Arp, Man Ray, Schwitters ou Ernst. Tzara devait affiner ses critères esthétiques dans deux articles de 1928 et 1929 consacrés à l'art précolombien et Océanie, où il reconnaissait à l'art primitif les qualités essentielles d'une œuvre. Ces critères prirent en 1933 une coloration marxiste, jusqu'aux dérives réductrices et aux dérapages conceptuels dans lesquels Tzara s'enlisa souvent, prisonnier d'une idéologie rigide. Roumanité, primitivisme, cosmopolitisme dada, communisme international, il manquait peut-être à ce panorama une évocation plus précise de ce que fut vraiment l'Internationale poétique - le titre ne l'annonçait-il pas ? -, cette activité insensée de Tzara entre 1915 et 1925, correspondant et collaborant avec les plus grands écrivains et artistes de toute l'Europe, futuristes italiens, expressionnistes allemands, cubistes français, dans la folle tentative de constituer un anti-art, par-delà les guerres et les frontières, territoriales et esthétiques ?


(1)Les actes viennent d'être publiés aux éditions de l'Harmattan , avec le concours du centre d'études littéraires francophones comparées de l'université Paris-13, dans la collection "Itinéraires et contactes de cultures " 108p.

(2)"Identité de la littérature franco-roumaine ", pp. 65-68

(3)"L'absurde dans la littérature roumaine ou le Salut pas le style ", pp. 93-98

(4)"Tzara et Isou" pp. 69-73

(5)"Situation de Ghesarim Luca", pp. 73-83

(6)"La fortune de Ciaran", pp. 13-19

(7)"Tzara, Dada et surréalisme" pp. 13-19

(8)"Tristan Tzara et le groupe surréaliste de 1924 à 1929", pp. 21-27

(9)"L'engagement politique de Tristan Tzara 1944 à 1966", pp. 39-54

(10)"Tristan Tzara, lecteur de Villon " pp. 55-61

(11)"Tristan Tzara et les arts visuels ", pp. 31-38