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Bruno Pompili, Strabismi 3. Dino Campana
(Crav – B.A. Graphis, Bari 2008, pp. 148)

Compte rendu par Lucrezia MAZZEI

Strabismi 3. Dino Campana (Crav – B.A. Graphis, Bari 2008, pp. 148) de Bruno Pompili, professeur à l’Université de Bari, a fait son apparition dans les librairies en novembre 2008. Dans cet ouvrage, l’auteur recueille six essais en italien, consacrés à Dino Campana, dont la biographie séduisante, l’écriture et les rapports internes aux textes, les accords et les différences avec les occasions culturelles de son temps composent aujourd’hui un tableau encore vif et reconnaissable de l’homme et de son œuvre. Bruno Pompili a le mérite (l’illusion, à son dire) d’avoir apporté une contribution à la bibliographie du poète ; mais l’intérêt majeur de cet ouvrage réside dans le regard strabique que son auteur exerce à plusieurs reprises et à plusieurs niveaux sur les textes et que cette analyse vise à détecter.

Exception faite pour le premier et le dernier essai, expressément écrits pour compléter le cadre de ce recueil, tous les autres ont été rédigés entre 1966 et 1970, tout en restant inédits jusqu’à présent. Dans le premier, écrit en guise d’introduction en 2008, l ’auteur s’explique sur les raisons qui l’ont décidé à publier des recherches en partie bien datées, en partie revisitées ou rédigées tardivement, ce qui pose, bien sûr, un problème d’inactualité. En cohérence avec cette inactualité consciente, le regard strabique de Bruno Pompili s’exerce sur le temps et non seulement sur l’espace, sur la réalité et sur les passions. Ce regard divergent a pour lui un sens profond, car il jette de la lumière sur une phase de sa vie qui a impliqué un travail et enfin des amitiés.

Si une forme de strabisme a déterminé la décision de cette publication « tardive », une autre avait présidé, à la fin des années soixante, au choix du sujet à traiter et à celui des procédés critiques à utiliser. Bruno Pompili faisait partie d’une génération de jeunes chercheurs curieux et sensibles qui, tout en portant de l’admiration sincère et profonde aux travaux de leurs maîtres, pressentaient que leur façon d’interroger les textes était désormais inadéquate. Attentifs aux échos internationaux, liés à des perspectives de recherche nouvelles, ils avaient pu cueillir l’offre qui venait d’un pari éditorial inhabituel et surtout de centres de recherche en train de s’affirmer, qui sollicitaient, de façon inattendue, l’intérêt pour la linguistique, pour les systèmes des signes, considérés comme les structures de soutien de chaque communication, pour le versant formel de chaque organisation littéraire ou plus généralement verbale.

Soudain, la scène critique et interprétative s’était vivifiée, une orientation nouvelle dans la compréhension, dérivant de l’intersection de compétences difficiles à acquérir, semblait capable de diriger totalement l’attention vers la lecture. Le versant formel des écritures complexes, la fascination d’un système linguistique jusqu’alors ignorés, avaient donné une significative impulsion à se dégager des procédés consolidés par une tradition. L’offre globale du structuralisme avait enfin assumé, pour ceux qui se posaient des questions concernant la méthode critique, un caractère de nécessité.

S’interroger sur Dino Campana représentait un passage significatif pour ceux qui voulaient étudier une manifestation particulière de la poésie italienne du XX e  siècle : il était à juste titre considéré comme un exemple anomal et marginal de poésie, en rupture avec le passé. Quelques critiques étudient encore aujourd’hui ce poète comme collatéral au Futurisme, car il en a souvent adopté les formes rhétoriques et les révoltes, sans pourtant faire jamais partie, de façon officielle et intégrée, de ce mouvement.

Son œuvre offrait de surcroît des garanties non négligeables d’intérêt expérimental, car bien des critiques avaient porté au dossier Campana un point de vue où le goût pour l’affirmation était plus évident que celui de la recherche par la lecture.

Bruno Pompili a soumis dans ces essais certains textes qui composent les Canti Orfici, en particulier La Notte et La Verna , à quelques réactions, avec un esprit de laboratoire. à travers une approche scientifique, il visait à représenter avec rigueur ce qui trouvait jusqu’alors une justification seulement au niveau de l’intuition et de la sensibilité.

Tout d’abord, l’auteur a concentré son attention sur la fonction de la mémoire dans les Canti orfici, qui permet de détecter et souligner le poids de l’intervention consciente du poète dans la transcription de son animus.

Il a remplacé ensuite ce filtre par celui de la narration, pour analyser le tissu morphologique qui contient le schéma complexe du récit : la duplication d’un personnage, la présence de figures de médiation ou résolutoires des difficultés, les réitérations des mots ou des actions, avec une fonction de retardement, le récit « en broche », l’emploi de la lettre-confession, utile à organiser le souvenir et une différente reconstruction du passé.

Il a appliqué à La Notte , un procédé rhétorique inspiré de la sémantique structurale, en particulier le modèle actantiel mythique que Greimas tire de la comparaison des catégories syntaxiques, des inventaires des fonctions de Propp et des catalogages des fonctions dramatiques de Souriau.

Partant de l’affirmation que le voyage constitue le cadre constant du discours poétique de Campana, il a analysé dans La Verna l’alternance du visuel et des réponses internes aux différentes sollicitations, jusqu’à ce que la mémoire déferle dans un contrepoint secret, par rapport à des phases de temps et de lieux différents qui s’imposent sur le présent.

Le dernier essai, écrit en 2008, analyse la distance entre le poète, sa voix et les objets observés : celui qui se dispose à enregistrer des images ou des événements, à fixer une expérience par les mots, choisit une position spatiale qui fait de point d’observation. Ce lieu spécifique ne perd pas sa centralité en Campana, même quand le monde enregistré dérive de la mémoire. Les signes ordonnés en distances spatiales et temporelles sauvent et protègent de la vérité, même si elle presse toujours pour émerger, quelle que soit la distance où elle a été reléguée.

Bruno Pompili utilise donc des grilles analytiques : ce qui s’y prend devient matériau significatif et indiscutable de son étude, mais la sensibilité strabique qui toujours le caractérise le conduit déjà à jeter un regard sur tout ce qui par contre résiste, reste au dehors de ces grilles et qu’il juge interprétable au cours d’une recherche nouvelle.

Ce genre de critique, où la subjectivité de l’examinateur ne doit pas intervenir, pourrait, à tort, sembler peu fascinante : l’auteur réussit à démontrer, par contre, qu’elle peut aider le lecteur à comprendre les constantes sur lesquelles se fonde la poésie de Campana. Cette compréhension plus large lui permettra ensuite d’être le détenteur de la seconde moitié de la clé, capable de maintenir intactes les possibilités de la suggestion et de l’action profonde et personnelle du message poétique. Il obtiendra ainsi une interprétation subjective valable et non arbitraire, découvrira le Campana que son temps exige, tout en laissant intact le mystère de sa poésie.

L’inactualité de cet ouvrage est seulement apparente, elle est en réalité une valeur ajoutée et un défi que Bruno Pompili lance aux jeunes chercheurs. Si le choix du structuralisme a répondu pour lui à des exigences historiques et à des sollicitations culturelles précises, s’il a représenté une forme de strabisme positif contre le système figé et rassurant de la critique traditionnelle, car il visait à combattre soit chaque forme d’impressionnisme générique et soit la prévalence des raisons du lecteur sur celles de l’auteur, à réduire le réseau des mots adjoints en soulignant ceux qui sont stables dans le texte, l’auteur observe avec préoccupation une forme différente de strabisme, qui est dangereuse et affecte les nouvelles générations.

Elles semblent s’accrocher à de vieux stylèmes : elles parlent moderne et écrivent ancien, poursuivent leurs recherches à l’aide des technologies les plus avancées mais « composent encore à la plume d’oie ». L’auteur souhaite un retour de la passion, de plus en plus rare, qui redonne le courage de rechercher les rapports multiples et imbriqués entre dire et vivre dans l’écriture ou du moins à ses alentours, de savoir détecter ce qui se cache dans le texte, sans l’altérer à son avantage, mais aussi sans craindre de chercher de nouvelles clés d’interprétation, de transformer l’attention critique en écriture compétitive avec un métier qui semble perdre jour après jour sa couleur.

En paraphrasant Octavio Paz on pourrait conclure que :

« Écrire sur [la poésie] en un langage qui ne soit pas celui de la passion est impossible. Et ce serait indigne*  ».

Nous conseillons enfin de manipuler l’ouvrage de Bruno Pompili avec précaution : sa lecture pourrait provoquer quelques strabismes.

 

 

*Cf. Octavio Paz, « André Breton ou la recherche du commencement », La Nouvelle Revue Française, n° 172, 1967, p. 306.

 

 

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