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Christophe Graulle, André Breton et l’humour noir, une révolte supérieure de l’esprit, L’Harmattan, 2001.

par Emmanuel RUBIO

Succédant à l’étude de Mireille Rosello sur le même sujet (L’Humour noir selon André Breton,« après avoir assassiné mon pauvre père », Corti, 1987), André Breton et l’humour noir suit une approche moins méfiante, moins centrée sur les jeux de pouvoir, et substitue la révolte supérieure de l’esprit au système autoritaire antérieurement décrit par la critique. On peut a priori se réjouir de cette sympathie critique qui, quittant le monde de la fascination-répulsion propre à l’analyse de Mireille Rosello, permet de prendre en compte d’autres aspects de l’œuvre bretonienne. Question de distances ? L’on se sent moins dépaysé dans cette dernière étude, plus en terrain familier. Mais c’en est peut-être aussi le piège. À suivre histoire, composition et théorie, l’analyse peine parfois à se dégager de son objet, comme si la bonne distance restait à prendre. Comme si, dans l’adhésion comme dans la résistance, la séduction de l’Anthologie gardait tout son pouvoir.

Prenant en compte l’organisation chronologique de l’Anthologie, Christophe Graulle commence par explorer l’histoire littéraire que dessinent implicitement les figures mises en avant par Breton. Parmi les pré-romantiques, il s’arrête ainsi sur Swift et Sade, avant d’interroger le rapport entre humour noir et roman noir anglais. L’humour romantique comme pré-romantique apparaît ainsi comme une arme contre les conventions sociales, et « reste indissociable d’une mise en acte réelle qui dessine, avant le renouvellement baudelairien, les linéaments d’un dandysme naissant » ; jouant avec la mort, il perturbe l’opposition traditionnelle entre comique et tragique pour une « échappée du sens » qui n’est pas sans rappeler la dialectique héraclitéenne. L’humour moderne, de la fin de siècle (Allais et consorts), perturbe quant à lui toutes les catégories du champ littéraire, travestit tous les genres et relève finalement de la crise du verbe pour mettre en évidence la faillite moderne du sens. Au peu de réalité répond le culte du moi, dont héritera aussi le premier surréalisme. Vaché, prophète de l’humour noir », se voit consacrer une approche plus longue. En lui trouvent leur point d’aboutissement le dandysme comme la déréalisation des menaces extérieures. À son Umour, l’auteur oppose l’humour dadaïste, moins intellectualisé ; à ce même humour dadaïste il oppose l’humour noir, dont le fond tragique manque au premier (encore est-ce peut-être oublier un peu la date de naissance de Dada ; à tout prendre, il ne manque pas d’« arrière-fond » dramatique). Avec « l’ironisme d’affirmation » de Marcel Duchamp se dessinent enfin les abords du surréalisme et de la notion réalisée.

Le défaut majeur de cette première partie tient à l’empathie parfaite qui motive la récriture de l’histoire de l’humour noir. Les portraits des humoristes donnés par Graulle s’inspirent ouvertement des modèles bretoniens, textuellement même, et prennent ainsi le risque d’être simplement redondants. Les seuls auteurs convoqués sont ceux de l’Anthologie, figeant ainsi, naturalisant le découpage bretonien au lieu de saisir sa particularité dans un contexte plus large. Les divers projets de l’Anthologie, et avec eux les figures pressenties, avant d’être finalement reléguées, auraient évidemment mérité d’être étudiés en détail. On sait par exemple ce que la notion d’humour noir doit à l’humour objectif de Hegel. Mais la classification hégélienne n’est pas elle-même sans être influencée par l’« ironie » du romantisme allemand. La présence initiale de Jean-Paul ou de Ritter dans le projet bretonien, leur disparition postérieure eussent mérité quelque commentaire, comme la mise à l’écart finale de Maturin pour ce qui touche au roman noir. Le relais byronien (influençant notablement le romantisme français), s’il n’a pas attiré l’attention de Breton, avait retenu Desnos. Il aurait pu retenir aussi notre commentateur, sans autre exclusive. Seul un tel travail permettrait en effet d’ôter toute évidence à la construction bretonienne, pour la saisir comme construction, comme réinvention d’une histoire. On comprendra qu’il ne s’agit pas ici de définir l’humour noir par la reprise des choix bretoniens ou le tracé d’une autre histoire. Mireille Rosello a bien montré combien ces deux gestes, apparemment contradictoires, renvoyaient en fait à un même principe d’autorité. Il s’agirait au contraire, une fois admis le principe du choix, d’en saisir les modalités comme le référentiel.

L’approche théorique de la notion, liée aux développements historiques, parcourt tout l’ouvrage, et nous ne saurions ici en rendre compte extensivement. Le rapport à Hegel et à l’humour objectif, mis en avant par Breton, est bien sûr au cœur de la réflexion. Faute d’une lecture précise des premières apparitions du thème, dans Misère de la poésie ou Situation surréaliste de l’objet, la dette comme le jeu de récriture ne sont pourtant pas systématiquement élucidés. Le rapport à Nietzsche et à l’athéisme est souligné (notons tout de même que cet athéisme peut tout aussi bien passer par la lignée Feuerbach-Marx), peut-être même sur-valorisé (l’assimilation du projet bretonien à son antécédent nietzschéen reste très contestable). La notice consacrée au philosophe reste malgré tout peu étudiée. Le manque patent de références sur l’Anthologie de l’humour noir, dû entre autres aux nécessités de l’édition Pléiade (qui n’a annoté que la préface), laissait ouvertes de larges plages d’investigation, dont on regrettera, ici comme ailleurs, qu’elles n’aient pas été parcourues. Notons, pour aller dans le même sens, la trop large absence de références aux textes théoriques de la tradition humoristique. Schlegel ou même Bergson auraient pu être convoqués. La généalogie surréaliste du discours sur l’humour est elle-même plutôt négligée. Les contributions de Vitrac, Crevel, Soupault ou Desnos sont mentionnées en une page, et n’appellent pas d’autres analyses. L’enquête yougoslave de 1930 sur l’humour apparaît dans la courte chronologie finale, mais est passée sous silence dans le texte. Le fait est d’autant plus regrettable que la réponse de Marco Ristich, publiée dans le SASDLR, soulignait les risques idéologiques de l’Umour, chahutait quelque peu la figure tutélaire de Vaché, et témoignait de la difficulté à intégrer la notion dans le contexte marxiste des années trente. La prise en compte d’un tel point de vue aurait permis là aussi de problématiser un peu plus l’effort théorique de Breton.

Une seconde partie interroge le dispositif anthologique du livre. S’opposant à la lecture de Mireille Rosello, et à la « tyrannie » que supposerait l’organisation de l’ouvrage, l’auteur souligne la multiplicité de parcours offerts, de résonances, de recontextualisations, qui font de l’anthologie un livre ouvert à la liberté du lecteur. Les jeux de renvois d’une notice à l’autre, d’intra- ou intertextualité sont explorés en ce sens ; les approches modernes du phénomène, par Deleuze ou Roland Barthes, viennent appuyer la thèse proposée. On regrettera cependant que cette poétique de l’anthologie reste assez générale, et ne se nourrisse pas d’éléments pourtant attendus. Il eût été profitable à coup sûr de confronter l’ouvrage considéré aux autres anthologies surréalistes : Le Miroir du merveilleux, de Pierre Mabille, l’Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d’Amérique ou l’Anthologie de l’Amour Sublime de Benjamin Péret, par exemple. Par-delà la possible définition d’une période anthologique du surréalisme, on aurait pu de la sorte approcher une pratique surréaliste de l’anthologie, ou par défaut cerner la singularité de l’exercice bretonien. Il est pour le moins regrettable enfin que l’évolution de l’Anthologie de l’Humour noir au cours de ses rééditions ne soit nullement abordée. Les entrées de 1950, les variations dans les extraits, à être interrogées, rendraient au livre toute la marge flottante, la part d’affectivité, d’histoire personnelle qui en font aussi le prix.

Une dernière partie étudie enfin les rapports de Breton à la psychanalyse, dont l’Anthologie de l’humour noir marque selon l’auteur la réappropriation la plus juste comme la plus féconde. Le panorama qui sert de contexte est assez bref et peu original, mais l’attention à l’anthologie offre plus d’intérêt. Après que soit situé l’apport freudien sont en effet repris les cas (Vaché, Jarry, etc., déjà mentionnés par l’édition Pléiade) où les distorsions par rapport au modèle sont les plus criantes. Soulignant la fidélité au principe du transfert d’accent psychique, l’auteur explore ainsi la combinatoire mise en place par Breton, en dépit de la systématique freudienne, pour rendre compte des individualités en cause. La distinction entre surmoi et idéal du moi (mise en place par Freud postérieurement aux textes sur l’humour qui devaient influencer le poète) vient habilement rendre compte de certaines analyses bretoniennes. La constellation établie autour de Dali, la paranoïa-critique et l’Immaculée Conception est enfin rapprochée avec bonheur des fondements de l’humour noir, et le sommaire du deuxième numéro du SASDLR, convoqué à cet effet, est pour le moins probant.

Signalons pour conclure les annexes offertes par cet ouvrage. Une courte chronologie, commençant en 1930, donne les « repères historiques concernant l’élaboration de l’humour noir ». Une bibliographie regroupe indifféremment les ouvrages mis à contribution par Breton pour ses extraits ou ses propres bibliographies. Deux tableaux comparent enfin les trois éditions de 1945, 1950 et 1966 ; fondés sur les notices bibliographiques, ils ne rendent pourtant pas compte des variations du corpus véritablement cité, de la disparition entre 1945 et 1950 de tels extraits de Huysmans, Allais, Apollinaire ou Prassinos, comme de l’apparition en 1966 des textes de Roussel jusque là interdits de reproduction.

 

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