MÉLUSINE

Christophe Graulle, André Breton et l’humour noir

Christophe Graulle, André Breton et l’humour noir, une révolte supérieure de l’esprit, L’Harmattan, 2001.

Selon Annie Le Brun, la récente exposition sur la Révolution surréaliste se rendait coupable de « la double falsification consistant dans l’écrasement de toute perspective historique et dans le bannissement du noir » ( La Quinzaine Littéraire , 1-15 avril 2002). En ce cas, on ne saurait trop être reconnaissant à Christophe Graulle d’avoir consacré une monographie à l’Anthologie de l’humour noir, parmi les œuvres d’André Breton l’une de celles qui s’inscrivent le plus délibérément dans leur temps, et l’une des plus aptes aussi à nous permettre d’affronter la noirceur du nôtre. L’un des mérites de l’étude de Christophe Graulle est l’insertion de l’Anthologie dans l’histoire des idées, mais loin de la réduire à un objet culturel, il en révèle le magnétisme poétique, cela par le plus rigoureux examen d’une notion qui dépasse le clivage des genres littéraires, transcende celui de la pensée et des arts. Elle reste de nos jours d’un si efficace recours que l’allusion à Breton et à Rimbaud (au signataire de l’Anthologie et à l’un de ses auteurs) s’imposait naguère à un chroniqueur du premier tour de l’élection présidentielle française. Ainsi Pierre Georges écrivait-il : « Si l’on avait encore quelque sens de l’humour, noir et républicain évidemment, on n’aurait qu’un mot pour qualifier ce qui est arrivé en ce dimanche : « abracadabrantesque » ! » (Le Monde, 23 avril 2002). Ce n’est certes pas le qualificatif qu’attirerait l’entreprise de Christophe Graulle, mais elle seule est peut-être à même d’en restituer la saveur, la pertinence et l’impertinence – dualité inscrite dès les premières lignes de cet essai, qui se livrent à une réécriture malicieuse du paragraphe d’ouverture des Chants de Maldoror.

Christophe Graulle s’est fait historien pour l’Anthologie de l’humour noir, mieux, historien d’une histoire de la littérature selon André Breton, dans la double ambition d’en déployer la richesse et la densité de texture – pour cela, « une approche transversale » s’imposait effectivement, qui combinât l’analyse littéraire, philosophique, psychanalytique –, et d’en dégager aussi les axes conducteurs, les points de fuite, en écho distancé à l’écriture critique de Breton, d’autant plus maîtrisée qu’elle court « à flanc d’abîme », d’autant plus objective qu’elle sonde des vertiges.

Ce qui est en effet énoncé d’emblée, dès le premier chapitre, « Préhistoire et histoire de l’humour noir », c’est l’étroit enlacement de ces enjeux pour André Breton : certes, écrire une histoire littéraire à l’aune du surréalisme et, ce faisant, légitimer celui-ci, en « réactive[r] une filiation mythique », mais, en même temps, esquisser moins une autobiographie intellectuelle que – pour emprunter un néologisme à Claude Louis-Combet – une « automythobiographie » indirecte. Mais si le rôle de Christophe Graulle est de montrer à quel point cette histoire est incarnée, c’est que les œuvres dont les rencontres la jalonnent n’ont d’autre critère que leur « puissance de soulèvement », la qualité de vibration qu’elles émettent dans la conscience poétique en éveil, proportionnelle à l’emprise qu’elle permettent sur l’événement. Aussi la proximité de la notion d’« humour noir » avec ces autres épicentres de l’œuvre bretonnienne que sont « l’isolant », la volonté de « dépayser la sensation », ou les « réactions affectives paradoxales », cette mise en réseau interne, n’est si immédiate que parce que c’est du sentiment de la « catastrophe » (pour emprunter le vocabulaire d’un autre grand-maître de la facétie funèbre, Christian Dotremont) historique – la guerre de 14-18, le second conflit mondial – que les textes de l’humour noir reçoivent leur retentissement : c’est l’événement qui propose la grille de lecture des figures modèles de Lautréamont, Jarry, Vaché – qui en réactive la nécessité : l’humour noir, d’après Breton, « peut seul jouer le rôle de soupape » au malheur des temps. Ainsi se justifie la perspective chronologique adoptée (elle souligne, par ailleurs, les effets d’anticipation et de rétrospection : la découverte de Lautréamont préludant à celle de Jean-Pierre Duprey, l’an Quarante vu à travers Alfred Jarry) : avant d’aborder l’Anthologie elle-même, Christophe Graulle poursuit son enquête sur l’humour noir avant l’humour noir par Dada et les recherches langagières dans son sillage, non sans avoir consacré tout un chapitre à l’examen de la mythification de l’inventeur de la notion, selon Breton : Jacques Vaché.

Mais négligeant le registre anecdotique, Christophe Graulle s’emploie surtout à démontrer l’alliance du théorique et du vécu. Il en est ainsi de l’idée de « réaction affective paradoxale » (apparue chez le poète en 1917), contemporaine de la définition de l’(h)umour selon Vaché : « un SENS – aussi – de l’inutilité théâtrale (et sans joie) de tout » : elle stipule un regard froid posé tant sur la douleur d’autrui que sur la sienne propre, convertie en objet plaisant, soit un double mouvement de déprise de soi et de jouissance de celle-ci. Capitale de l’humour, cette attitude disqualifie le réel, délivre pour tout message le refus du message. Si irrécupérable se vit le dandysme supérieur d’un Jacques Vaché qu’il relève de la mystification, ce qui suppose une victime, et un complice, pour que soient réunies les conditions de ce que Breton appelle le « mystérieux échange du plaisir humoristique ». Pour autant, sa véritable stature, le soldat Vaché la recevra de la confrontation à Hegel (au début des années 1930) et Freud (entre 1930 et 1940), en une consécration ultérieure à double détente, qui réserve à ces hommes de système, au dernier du moins, un traitement peu orthodoxe. Et c’est selon la même double direction, progressive et régressive, qu’il est traité de Dada, dont en effet la prise en compte des valeurs d’humour noir n’aurait pu, selon Christophe Graulle, avoir lieu tant que les circonstances n’auraient amené Breton à la théorisation déjà entamée par Freud et Hegel : c’est à ce dernier qu’il emprunte (en mars 1935) l’appellation « humour objectif » pour désigner conjointement Vaché et Dada, assimilation que justifie leur volonté désacralisante commune, mais que la déclinaison en « humour noir » (dès 1936) rendra plus adéquate à Vaché, à cette « jouissance du tragique » (selon les termes de Christophe Graulle) étrangère à Dada. La référence au philosophe et au psychanalyste n’occulte pas la reconnaissance du pouvoir d’énonciation dont l’humour noir est la marque supérieure, et qu’illustrera, à la suite de Dada, l’« ironisme d’affirmation » de Marcel Duchamp.

Le chapitre IV en vient donc au volume de l’Anthologie, à cette ligne de fracture qui n’est si souveraine que par l’extension imposée par Breton à la notion hégélienne, pour lui deux fois réductrice : elle cantonne l’« humour objectif » à une époque, et à un champ artistique. Le poète la transforme en un « mouvement de pensée » tel que, selon Christophe Graulle, il devient « une pratique à haut risque qui engage l’individu à réagir face à un ordre de choses perçu comme inacceptable ». De la complexité de la notion nouvelle témoignent les critères, cumulables, du choix des individualités et des œuvres, ici ramenés à trois : les écritures de l’humour noir, les manières d’être, l’invention d’une généalogie surréaliste (elle répondrait à la nécessité, dans les années 1945-1950 – la première publication intervient en 1945 – d’un recentrement du mouvement sur lui-même et ses sources). Ainsi la pertinence de la figure du dandy se déduit-elle de sa capacité d’évolution, de sa perfectibilité, de Baudelaire à Corbière, de Lafcadio à Duchamp, en un entrecroisement des attitudes et des œuvres qui fait du geste humoristique tout autant un effet d’écriture qu’une conduite. Cette ligne de crête inversée ne va pourtant pas sans accident : Rimbaud marque un fléchissement, une chute de tension. De la sorte le dynamisme de l’ensemble du recueil résulte d’un relatif équilibre entre forces centrifuges (le risque anthologique, la disparate des textes malgré l’exigence du choix, la difficulté pour l’auteur de s’immiscer dans la polyphonie) et centripètes (la métaphore de l’électricité, qui unifie les notices, comme le font aussi les références à Hegel et Freud qui esquissent ce « cadre théorique de référence » que renforcent les renvois de notice à notice, de texte à notice, de texte à texte). Mais si l’Anthologie est, pour Christophe Graulle, « un livre authentiquement surréaliste », c’est par sa technique du collage, de l’excès de sens non interprétable que celle-ci provoque, par l’effet de déstabilisation en chaîne que crée, de proche en proche, l’assemblage de ces textes corrosifs, unis par une stratégie délibérée de délitement du discours et de dénonciation du réel.

Ainsi les lignes en pointillé qui ouvrent ou concluent certains fragments apparaissent autant comme un effet d’uniformisation (comme le suggère l’auteur) qu’à l’opposé une marque de discontinuité, qui accuse l’aspect brut de coffrage, non le poli d’académiques « morceaux choisis ». Et ces infracassables noyaux poétiques ne révèleront que davantage leur intensité, leur densité dans les deux derniers chapitres, qui mènent successivement du côté de l’Esthétique de Hegel et du côté de chez Freud : Christophe Graulle a pris au sérieux la double garantie théorique affichée par Breton. S’il s’agit des références au système philosophique, le poète se garde de s’enfermer dans une pensée spéculative, et la démarche de Christophe Graulle est ici particulièrement probante, qui alterne l’analyse des lectures de Breton et des exemples vécus que celui-ci invoque, soit dans l’Anthologie, soit dans ses Entretiens : le critique fait s’entrecroiser le rappel de la dette de Breton envers l’idéalisme de Fichte et le souvenir de ce soldat qui sur le front des combats en niait la réalité, Hegel, Cravan et les conséquences extrêmes de l’Esthétique : la négation de soi, le dédoublement, voire le surgissement d’un « je » marqué par l’inadaptation au monde. À ce titre, les notices de l’Anthologie, qu’unit leur dissonance fondamentale, pourraient figurer comme autant d’alter ego de leur auteur.

C’est à nouveau dans l’atelier de l’Anthologie de l’humour noir que nous conduit l’incursion du côté de chez Freud, situation plus complexe encore, tant apparaît plus dense et plus libre le commentaire inspiré que Breton livre des propositions de la psychanalyse. Atelier à deux mains, d’abord : toujours soucieux de nouer l’Anthologie à l’œuvre du poète, l’auteur montre en quoi L’Immaculée Conception (novembre 1930) et ses « essais de simulation » relaie la réflexion sur Freud de Breton et Eluard – dont Étienne-Alain Hubert a rappelé la part qu’il prit à l’élaboration de l’Anthologie. Mais c’est par une comparaison serrée des textes de Freud et des notices de Breton que Christophe Graulle élucide l’inventivité conceptuelle du poète, l’habileté avec laquelle il se joue de l’interprétation freudienne. L’exemple du traitement de Rimbaud est significatif : Breton dissocie de la théorie du déplacement les assimilations socio-linguistiques que propose Freud ; l’intervention de la seule situation d’énonciation lui semble suffisante pour analyser l’incapacité de Rimbaud à être un humoriste au long cours, à l’égal de Jacques Vaché. Dans ce cas encore, tout en jugeant digne d’intérêt la notion contestable d’un « surmoi en dentelles », Christophe Graulle l’évalue comme une hérésie destinée à assurer la mythification de Vaché. Surréaliste, l’Anthologie l’est donc aussi dans la manipulation hardie des outils freudiens, et dans l’appropriation avertie des auteurs qu’elle permet.

Au terme de cet essai rigoureux, chaleureux, lucide, se précise la fonction de l’Anthologie de l’humour noir dans l’œuvre contemporaine d’André Breton, et ses chances actuelles. Mais avant d’y venir, notons l’éclairage nouveau qu’elle apporte sur la notion d’auteur. Si le « plaisir humoristique » réside en un échange si « mystérieux », c’est par la dissociation, non l’empathie immédiate, qu’il implique entre lecteur et auteur. L’« échange » est plutôt de l’ordre de la désidentification, le lecteur ayant seul la prime de plaisir. L’exemple extrême est celui de Jean-Pierre Brisset, de cet « humour tout de réception » (Breton) auquel sa lecture invite, étranger à l’œuvre mais forcément entraîné par la prise au sérieux de celle-ci. De cet état second de l’humour, l’on pourrait trouver, en venant alors aux chances de l’œuvre, un exemple dans l’utilisation faite par Breton des régimes totalitaires, réduits à appuyer la théorisation de l’humour, étayée par la dénonciation de cet « aspect stéréotypé (du surmoi) dont vont participer au même degré le fasciste et le stalinien ». Et l’on comprend dès lors, dans cette attention à la circonstance, qui fait de l’humour une réponse au Mal planifié, qu’il n’est rien moins qu’anodin ou dépassé, comme le prétendait (faussement naïf ?) Raymond Queneau en 1945. L’on saisit aussi qu’il réinvestisse ainsi un sacré, sans succomber à la tentation hermétique que ferait craindre Arcane 17. Sa « violence de transgression, écrit Christophe Graulle, (en fait) une pensée hérétique ». Elle rapproche André Breton de Georges Bataille, dont, dans l’article cité plus haut, Annie Le Brun rappelait l’opinion selon laquelle « en matière d’arrachement de l’homme à lui-même, il y a le surréalisme ou rien ». Ainsi cette quête d’une ascendance littéraire et existentielle paraît-elle un des titres les plus sûrs d’André Breton à la postérité.