Elza Adamowicz, Surrealism. Crossing/Frontiers
Compte-rendu par Henri Béhar
Elza Adamowicz (ed.) Surrealism. Crossing/Frontiers.
Peter Lang, Oxford, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Wien. 2006, 238 p ., 16 ill .
« European Connections », vol. 18, Edited by Peter Collier
Les éditeurs nous en avertissent : ce recueil d’articles, dont le titre est inspiré de celui de la conférence donnée par André Breton à l’exposition de Londres en 1936 « Limites non-frontières du surréalisme », met l’accent sur les traversées, les intersections et les marges du mouvement surréaliste plus que sur les zones d’exclusion ou de division. La majorité des contributions provient des interventions au colloque « Surrealism : Crossing/Frontiers » qui s’est tenu à Londres en novembre 2001.
D’une façon toute britannique, je veux dire très pragmatique, le surréalisme est ici considéré dans ses trajectoires, en interrogeant radicalement la notion de frontière, plutôt que comme un corps de doctrines figées. D’où l’accent mis sur la traversée, concept central pour une lecture de la dynamique des forces à l’œuvre dans le mouvement. La variété des démarches et des itinéraires rend difficile, sinon impossible, leur regroupement en un bel ensemble bien ordonné. À la lecture, on pense davantage aux mouvements non-euclidiens d’une mouche dépeints par Max Ernst. C’est pourquoi Elza Adamowicz, l’ordonnatrice de ce recueil, a pris le parti de présenter ces explorations comme autant de chapitres ou de voyages personnels à l’intérieur des œuvres, non sans avoir analysé, en introduction, la conférence londonienne de Breton, justifiée par la nécessité d’internationalisation du mouvement.
Marcheur impénitent, Roger Cardinal s’efforce de suivre les différents voyages d’André Breton et d’en qualifier la productivité. Non sans habileté, il part de la complexion paradoxale du poète, à la fois casanier, n’aimant rien autre que les rendez-vous quotidiens au café, à quoi s’opposent ses déambulations, son nomadisme aléatoire, ses voyages « d’affaires », dans l’intérêt du mouvement, à Prague, à Londres, à Tenerife, etc. et ceux que la passion animait. Il note ses curiosités de voyageur, son exaltation devant le réel, tout en s’étonnant que l’amateur d’art collectionne les objets d’Océanie sans jamais avoir cherché à se rendre dans la région de leur production. Considérant ses importantes collections, il conclut à bon droit que Breton, en état d’alerte permanent, était un adepte du nomadisme mental.
Pour sa part, partant des rencontres urbaines, David Pinder analyse les dérives à partir du surréalisme, dans l’Internationale Situationniste notamment. En dépit des dénégations et des critiques formulées par Guy Debord, il montre la parenté, sinon la dette de celui-ci envers le surréalisme, en un véritable mouvement d’attraction-répulsion, l’obligeant à « tuer le père » pour exister. Ce qui lui permet de tracer de nouveaux itinéraires, et de provoquer de nouvelles « situations ».
S’intéressant à Joyce Mansour, Marie-Claire Barnet traite du désir et de l’amour flou qui l’animent. Le jeu de mots est brillant et semble justifié si l’on considère la biographie de la poétesse et surtout les déchirures, les conflits mis en évidence dans son œuvre. Reste que l’écriture pose un problème définitivement insoluble : qu’est-ce qui autorise le lecteur à identifier le « je » ou le « toi » à un homme ou à une femme ? Trait par lequel l’humour noir pointe une oreille diabolique.
Mêlant des considérations psychologiques à l’analyse de l’œuvre picturale en un tourbillonnant parcours, David Lomas examine le labyrinthe et le vertige chez André Masson. Il met en évidence un traumatisme de guerre, ayant donné lieu à une abondante littérature médicale à l’époque, qui prend un relief particulier à différents moments et dans certaines circonstances de la vie du peintre, notamment lors d’une visite au monastère de Montserrat, ce qui donne lieu, simultanément, à un poème et un tableau, commentés par Georges Bataille. Tour à tour sont convoquées les lectures favorites du peintre, d’Héraclite à Nietzche, pour nous conduire à l’image de l’acéphale dont l’estomac, il convient de le noter, est en forme de labyrinthe.
Dans une tout autre trajectoire, Johanna Malt se préoccupe de recyclage, contamination et compulsion dans la pratique surréaliste de l’objet, dont on sait qu’elle est une autre manière de résoudre les antinomies.
Du contenu au contenant, on en vient à la chambre close et sanglante examinée par Jonathan Eburne. À la suite de ce mystérieux titre se développe une fine critique du passage du Manifeste du surréalisme où Breton cite Dostoïevski en gommant de la description tout ce qui a trait au crime. Il s’ensuit toute une réflexion sur le goût des surréalistes pour Le Mystère de la chambre jaune et son énigme œdipienne. Comme le dit fort justement l’auteur, un tel développement ne pouvait être mené que par association d’idées et non par déduction logique.
L’étude de Jacqueline Rattray, « traversant la frontière franco-espagnole avec José-Maria Hinojosa » nous ramène à un cas de figure plus familier. Il s’agit de montrer que ce poète, fusillé par les Républicains espagnols deux jours après l’assassinat de Lorca, fut bien l’introducteur du surréalisme en Espagne, avec ses six recueils publiés entre 1925 et 1931. À preuve un extrait de La Flor de California, qui lui-même se caractérise par la traversée des frontières du réel et de l’imaginaire.
Que les limites sont faites pour être franchies, et que le surréalisme anglais ne s’en est pas privé, c’est bien ce que démontre Michel Remy dans son analyse des genres appliquée aux écrits, aux peintures et aux sculptures de Sykes Davies, Humphrey Jennings, Conroy Maddox McWilliams.
Quel est l’espace de l’autre aux yeux du surréalisme ? s’interroge David Bate, à l’instar de Michel de Certeau. Il prend l’exemple de deux photos reproduites par Le Surréalisme au service de la révolution, n° 2, celle qui montre trois enfants au Congrès soviétique des enfants à Berlin (1930) et la publicité du journal Détective, méchamment légendée par les surréalistes : « Une évolution singulière. M. Parain, ancien gérant de Détective, est actuellement chargé de la rubrique des livres à l’Humanité ». Il en conclut (mais on s’en serait douté sans avoir recours au lourd appareil freudien ni même aux concepts du Jésuite de service) que l’espace textuel constitue un réseau dans lequel messages et significations demeurent sans clôture.
Pour finir, et c’est l’objet du 10 e chapitre, Elza Adamowicz se plait à considérer ce qui est hors de la carte surréaliste (Le monde en 1929), les espaces convoqués par les expositions internationales qui se moquent des frontières, et aussi les fréquents glissements d’un territoire à l’autre chez Breton ou chez Paalen, indice de leur homologie, enfin tout ce qui constitue l’espace de l’inconscient, l’impression du déjà vu, autrement nommée fausse reconnaissance. Mais il y a plus : ce qui s’annonce, par exemple, à travers L’Europe après la pluie (1933) de Max Ernst. Et de conclure sur cette mise en garde de Breton dans Nadja : « Il se peut que […] je sois condamné à revenir sur mes pas tout en croyant que j’explore, à essayer de connaitre ce que je devrais fort bien reconnaitre. »
Notre lecteur n’aura pas oublié le troisième volume de la revue Mélusine, lui-même sous-titré « Marges non-frontières », portant en exergue cette citation du même Breton : « Une route comme celle que propose le surréalisme serait imparfaitement définie si l’on se bornait à ce qu’elle croise et où elle va. Reste encore à faire connaitre la sorte de mobile qui la parcourt ». Je présentais ainsi les articles composant ce dossier : « Refusant les exclusives, cernant la configuration de groupes surréalistes à l’étranger (Égypte, Japon, Grèce, Islande, Suède, Espagne, Pérou), loin de toute annexion, précisant la facture de voisins, marginaux ou dissidents (Roussel, Fondane, Ribemont-Dessaignes, Bousquet, Le Grand Jeu, Iman), hors de tout souci d’exhaustivité, de tout palmarès, de toute polémique, les études rassemblées dans ce numéro entendent contribuer à la détermination des invariants du surréalisme ». On mesurera l’écart entre ces propos déjà anciens (ils datent d’un quart de siècle) et les travaux rassemblés ici. Généralement mieux connue, la topographie laisse désormais place à une autre forme de géographie, plus dynamique, une psycho-géographie, si je puis dire, collant au plus près à la démarche des surréalistes eux-mêmes et de leurs œuvres.