MÉLUSINE

Keith Holz & Wolfgang Schopf : Allemands en exil, Paris 1933-1941

Keith HOLZ & Wolfgang SCHOPF : Allemands en exil, Paris 1933-1941 ; Écrivains, hommes de théâtre, compositeurs, peintres photographiés par Josef BREITENBACH

En version bilingue, allemand et français. Traduction de l’allemand par Nathalie RAOUX, Éditions Autrement, 2003, 255 p. Avec le soutien de l’Office franco-allemand pour la Jeunesse.

Édition originale en version bilingue, allemand et anglais : Im Auge des Exils. Josef Breitenbach und die Freie Deutsche Kultur in Paris (1933-1941), Aufbau-Verlag GmbH, Berlin, 2001.

Cet ouvrage, consacré à l’œuvre photographique de Josef Breitenbach, représente une vaste documentation des destins de nombreux intellectuels et artistes Allemands durant leur exil à Paris dans les années 30. Dans son « Envoi », Peter C. Jones, président de la Josef Breitenbach Foundation and Trust, souligne l’importance des documents rassemblés qui témoignent de cette « œuvre toujours neuve, vitale et visionnaire » de Breitenbach provenant de l’appartement new-yorkais de l’artiste. Inspirés par ces documents, rassemblés aux Archives Josef Breitenbach à Tucson/Arizona, les auteurs — Keith Holz, historien d’art à l’université de Tulsa/Oklahoma (et l’un des concepteurs de l’exposition « Exilés + Émigrés » à Los Angeles), et Wolfgang Schopf, historien de la littérature à l’université Goethe de Francfort et spécialiste de la littérature allemande exilée – exposent, à travers sept chapitres, un choix de grands événements artistiques organisés par les exilés allemands et immortalisés par la caméra de Josef Breitenbach. L’œuvre de Breitenbach, ayant miraculeusement survécu à la Seconde Guerre mondiale et à d’autres vicissitudes, révèle un artiste encore « plus éclectique et important qu’il ne l’avait prédit lui-même ». Grâce aux travaux richement documentés des deux auteurs et aux nombreuses illustrations qui accompagnent leurs textes, cette œuvre se révèle précieuse pour sa grande valeur artistique mais aussi pour son caractère de documentation de la vraie culture allemande condamnée à l’exil pendant le règne de la peste brune.

Un premier chapitre relate les débuts artistiques de Breitenbach, sa carrière de photographe devenu célèbre grâce à ses portraits de nombreuses personnalités de la scène théâtrale et politique allemande (Karl Valentin, Franz von Papen, Albert Einstein, etc.). Puis, avec l’arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes, les poursuites par les SS, son départ d’Allemagne durant l’été 1933 et ses années passées en exil à Paris où il braqua son objectif sur les plus importantes manifestations culturelles des exilés allemands. Breitenbach, n’étant évidemment pas un cas isolé face à ce véritable exode de la culture allemande libre, s’installa à Paris qui devint la capitale de cette « autre Allemagne » en exil : artistes, intellectuels, scientifiques. Il en devint le chroniqueur photographique, ce dont témoignent les nombreuses photographies de Brecht, James Joyce, Max Ernst, Vassili Kandinsky et tant d’autres. C’est à Paris qu’il fit la connaissance de Max Ernst dont il créa une série de portraits. Cette collaboration aboutit à une amitié que les deux hommes renouèrent quelques années plus tard à New York. Par la suite, Breitenbach s’essaya au photo-journalisme et créa des chroniques illustrées dont beaucoup restèrent inédites.

L’ouvrage révèle un artiste, portraitiste, reporter et enseignant dans son activité frénétique – caméra au poing, il tira le portrait précis et précieux de cette culture allemande libre partout où elle se déployait – en littérature, dans les arts, au théâtre ou en politique. À travers les chapitres II à V, les auteurs présentent un important matériau photographique issu de la caméra de Breitenbach sur différents événements artistiques et expositions organisés par des artistes exilés.

Il y eut d’abord l’exposition « Le Livre allemand libre », contre-manifestation, en 1936, à « La Semaine du livre allemand » de la chambre de la littérature du Reich. Il s’agissait d’une rétrospective consacrée à la littérature allemande en exil, organisée par la Bibliothèque allemande de la liberté (avec Heinrich Mann comme président), avec le concours de la Société allemande des gens de lettres. Breitenbach fixa l’image de l’exposition qu’il visita en vrai passionné de littérature pour se persuader que la littérature est « tout sauf un prudent retrait au-dessus de la mêlée ». Cette exposition prit le caractère d’une « fête » où « la famille littéraire exilée célébra son unité ». À côté de la littérature allemande libre (Roth, Toller, Heinrich et Klaus Mann), les livres par lesquels les exilés défièrent la « vérité » nationale-socialiste, section destinée à révéler la réalité allemande : publications de propagande nazie, antisémite et de préparation de la guerre, Mein Kampf, la Bible du 3e Reich comme l’appelèrent les exilés.

Un troisième chapitre présente la documentation de Breitenbach de la création des pièces de Bertolt Brecht à Paris et New York : Les Fusils de la mère Carrar, Grand’Peur et misère du IIIe Reich et La Vie privée de la race supérieure. Le photographe fit de ces travaux un véritable reportage avec de nombreuses photos de scène, portraits des acteurs dont Hélène Weigel, et surtout il contribua à propager le message de ces pièces : la création artistique peut et doit aller de pair avec une prise de position claire et l’action face à une réalité inquiétante.

En février 1938, Breitenbach visita l’exposition « Cinq ans de dictature hitlérienne ». L’exposition, organisée à l’initiative des artistes exilés dans un style agit-prop et si provocatrice que l’ambassadeur d’Allemagne protesta auprès du Quai d’Orsay, présentait en douze panneaux l’histoire contemporaine de l’Allemagne et les atrocités nazies à travers des événements tels que l’incendie du Reichstag, le procès de Leipzig, les restrictions en matière de liberté religieuse, de la presse et bien d’autres réalités de ce régime autoritaire et répressif : racisme, autodafé, camps de concentration. L’exposition était destinée à alerter le public sur les injustices et les crimes perpétrés par l’Allemagne nazie.

En janvier 1938, Breitenbach immortalisa, en duo avec Robert Valançay, l’Exposition internationale du surréalisme (l’« exposition internationale surréaliste » selon la traductrice) qui se tenait à la galerie des Beaux-Arts. Il noua des contacts avec les plus grands noms de la scène culturelle internationale : Kandinsky, Ernst, Lady Norton, Picasso, Peggy Guggenheim qui se trouvaient à Paris pour étudier le projet d’une exposition d’art moderne pour riposter à l’exposition nazie « L’art dégénéré » de Munich. Le projet devint réalité : l’exposition « L’art allemand libre » eut lieu en 1938 dans la célèbre Maison de la culture de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, présentant des œuvres d’artistes allemands et autrichiens exilés et ayant bénéficié du soutien d’Aragon, président de A.E.A.R. Elle fut inaugurée un mois après la signature des accords de Munich, dans un contexte de politique française d’« appeasement » à l’égard de l’Allemagne mais aussi d’exaspération du chauvinisme et d’un sentiment violemment « antiboche » dans l’opinion publique. Il s’agissait aussi bien de riposter à la diffamation de l’art moderne par les nazis que de faire la nique à la manifestation londonienne « L’art allemand au XXe siècle » dont elle s’était employée à prendre le contre-pied puisque toute œuvre d’art un tant soit peu « antifasciste » en avait été fermement bannie. « L’Art allemand libre » présenta, aux côtés de Kirchner, Kokoschka, Hofer, Lohmar, également Max Ernst dont le soutien aux artistes allemands exilés engagés ne se démentit jamais et qui prêta quelques-unes de ses œuvres.

Les auteurs évoquent ici une « influence considérable » des travaux surréalistes sur l’œuvre artistique et documentaire de Breitenbach, son reportage, en janvier 1938, consacré à l’Exposition internationale du surréalisme, sa rencontre, en compagnie de Lohmar, avec Breton. Ils affirment que jusque dans ses photographies artistiques, Breitenbach cultiva à partir de 1937 les pratiques et effets surréalistes (photographier des parfums à travers ses photos de fleurs). Son unique contribution à l’exposition fut néanmoins un portrait récent de Max Ernst.

Sous le titre de « L’Allemagne d’hier, l’Allemagne de demain », le chapitre VI retrace les tentatives des artistes exilés de mener une action en commun afin de défendre une culture allemande libre à l’étranger – après Paris, New York. Le Cartel culturel allemand, composé d’artistes, de journalistes, d’historiens et regroupant l’Union des artistes libres, la Société allemande des gens de lettres et l’Université allemande libre, soutint le projet de s’adresser au public américain à l’occasion de l’Exposition internationale qui devait avoir lieu à New York en 1939. À cette occasion, les artistes prévoyaient la création d’une trentaine de panneaux réunis sous le titre « L’Allemagne d’hier – l’Allemagne de demain », racontant les traditions d’une culture allemande libre et les injustices et atrocités de l’Allemagne nazie. Il s’agissait d’une histoire de l’Allemagne de la Réforme au 3 e Reich et de l’affligeante réalité de ce dernier. Les artistes s’y exclamèrent : « seules deux races existent : celle des civilisés et celle des barbares », appel lancé aux Américains épris de liberté, aux exilés et aux Juifs de serrer les rangs contre les nazis. Les clichés de Breitenbach pris d’une trentaine de panneaux témoignent de ce projet d’exposition qui n’a jamais eu lieu puisqu’à New York, on en encouragea l’organisation aussi longtemps que l’initiative restait de nature privée et n’entendait pas représenter une nation étrangère. Début 1939, un « pavillon de la liberté » à l’Exposition universelle devait accueillir les panneaux venus de Paris, tout était préparé, y compris catalogues et brochures, mais le projet échoua – la majorité des membres du comité d’organisation voulaient à tout prix éviter toute provocation à l’égard du régime nazi… Aussi, l’on peut regarder les photographies de Breitenbach comme l’évidente tentative pour donner à voir ce que les autorités, uniquement occupées, en 1939, à éviter une confrontation militaire, s’échinèrent à rendre invisible.

Le septième et dernier chapitre retrace les vicissitudes du départ de Breitenbach pour les États-Unis comme seule solution pour survivre. Pour les exilés allemands, Paris fut, de 1933 jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, le refuge et la coulisse de la mise en scène de la culture allemande libre. Mais en 1939, le gouvernement français ordonna par décret l’internement des réfugiés dont Breitenbach partageait le sort en tant que « ressortissant d’une puissance ennemie ». Face à une collaboration de plus en plus étroite des Allemands et des Français dans la poursuite des Juifs, il fallait partir. Comme tant d’autres, Breitenbach s’embarqua pour les États-Unis… À travers son destin, les auteurs exposent le destin de ces artistes et intellectuels fuyant l’Allemagne nazie, ces « globe-trotters » à la recherche d’une terre d’accueil et exportant la vraie culture de leur patrie. Les faits qui y sont exposés et les nombreuses illustrations en disent long…

Note

Notons, enfin, un petit problème de traduction survenu au second chapitre (p. 53-55) dans lequel sont évoquées les publications antihitlériennes de l’exposition « Le Livre allemand libre » :

Das Braunbuch über Reichstagsbrand und Hitlerterror est traduit ici par Le Livre noir sur l’incendie du Reichstag et la terreur hitlérienne, alors que « Braun » signifie « Brun » (référence à la couleur du nazisme allemand) et que même la Bibliographie indique p. 248 : « Édition française sous le titre de Livre brun sur l’incendie du Reichstag et la terreur hitlérienne, publié par le Comité international d’aide aux victimes du fascisme, Paris, Éditions du Carrefour, 1934 ».

Le Weissbuch über die Erschiessungen des 30. Juni est bien traduit par Le Livre blanc sur les exécutions du 30 juin (weiss = blanc) et le Schwarzbuch. Tatsachen und Dokumente par Le Livre noir. Faits et documents (schwarz = noir). On peut donc se demander pourquoi la traductrice a opté pour noir et non pas brun alors qu’ici, il s’agit bien d’un attribut politique concret, mais elle nous éclaircira peut-être sur ce sujet.